Tous les articles par paalabres-adm

Musique à faire

English


Pour un
itinéraire-chant
vers…

 

« Il y a deux musiques (du moins je l’ai toujours pensé) : celle que l’on écoute, celle que l’on joue. Ces deux musiques sont deux arts entièrement différents, dont chacun possède en propre son histoire, sa sociologie, son esthétique, son érotique : un même auteur peut être mineur si on l’écoute, immense si on le joue (même mal).» (Barthes, 1992, p.231)

La dichotomie présentée par Barthes est intéressante pour PaaLabRes parce qu’elle place la musique dans une activité à faire là où elle n’est souvent présentée que comme un produit à écouter. Nous allons essayer de comprendre en quoi cette distinction est importante pour la diversité des pratiques de la musique.

La musique à écouter n’est pas très difficile à définir: c’est ce qu’on appelle en général « La Musique ». Il s’agit de la définition implicite qu’on retrouve dans les (nombreux) aphorismes sur la musique :

« La musique chasse la haine chez ceux qui sont sans amour. » Pablo Casals

« Sans la musique, la vie serait une erreur. » Friedrich Nietzche

La musique n’est ici plus qu’un pur produit sonore avec lequel nous sommes mis en présence, qui n’existerait que pour l’oreille. En tant que produit, elle est parée de vertus extra-ordinaires, voire de pouvoirs magiques qui peuvent aller jusqu’à sauver les hommes (ça marche d’autant mieux avec les « pauvres » considérés en général comme des pêcheurs culturels). Même dans la tentative de distinction que propose Duke Ellington – « Il n’existe que deux sortes de musique : la bonne et la mauvaise » – , la musique se conjugue au singulier parce qu’elle est réduite à une fonction: être écoutée.

Mais la conséquence de cela, c’est que pour être écoutée, la musique doit être bien jouée. La musique à écouter – et je ne parle pas ici uniquement de la musique classique – doit donc être fabriquée par des spécialistes, jouée par des spécialistes qui l’ont apprise grâce à des spécialistes, excluant de fait, sans s’en rendre compte, une pratique commune de la musique. Même en imaginant la multiplicité de la musique en autant de musiques différentes qu’il y a de styles (rock, jazz, classique, variété, expérimental, etc.), ces musiques ont toujours en commun le fait d’être bien jouées.

Pourtant, dans la citation de Barthes, le plus important c’est la parenthèse « (même mal) » ! La différence entre la musique à jouer et la musique à écouter tient toute entière dans cette parenthèse. Barthes la définit ainsi « c’est la musique que vous ou moi pouvons jouer, seuls ou entre amis, sans autre auditoire que ses participants (c’est-à-dire tout risque de théâtre, toute tentation hystérique éloignés) ».

Pour notre part, à l’expression « musique à jouer » nous préférons le terme de « musique à faire », qui reste néanmoins dans le sens que Barthes lui donne dans la dernière phrase de son article : « A quoi sert de composer, si c’est pour confiner le produit dans l’enceinte du concert ou la solitude de la réception radiophonique ? Composer, c’est, du moins tendanciellement, donner à faire, non pas donner à entendre, mais donner à écrire. » Le verbe « faire » nous semble moins chargé symboliquement que le verbe « jouer » (évidemment que la musique est jouée tout le temps !) et que le verbe « écrire ». S’il insiste sur l’idée d’une fabrication, le verbe « faire » implique surtout l’idée d’un acte ordinaire, banal, commun.

Pour exister, la musique à écouter doit en revanche être produite dans des conditions extra-ordinaires, spectaculaires : le concert. C’est la systématisation et la sacralisation de la pratique du concert au XIXe qui nous a fait concevoir toute musique comme une musique à écouter en inscrivant le rapport de communication entre un producteur et un récepteur au centre du dispositif, la salle et le moment du concert étant exclusivement tournés vers l’activité de l’écoute. L’avènement de l’enregistrement a par la suite encore amplifié – aux deux sens du mot – ce rapport à la musique. Si la seule différence entre le concert et l’enregistrement réside dans la séparation temporelle et spatiale des lieux de production (salle de concert, studio d’enregistrement, etc.) et de réception (salon, voiture, etc.), l’enregistrement, pensé comme fixation du moment de jeu et donnant une possibilité de ré-écoute infinie, a rendu l’oreille encore plus en demande d’un produit bien joué, voire « parfait » qui chasse les imperfections possibles du moment de jeu (remarquons simplement le temps passé et les efforts fournis en re-recording, montage et mixage d’un enregistrement pour soigner le produit sonore). Mais ce qu’on gagne en « pureté » ou « qualité » musicale, on pourrait bien le perdre en différences de pratiques…

Dans les médias, la musique est actuellement souvent présentée comme une musique écoutée enregistrée. Par exemple cet article grand public, Les Français prêts à sacrifier leur télé plutôt que la musique, reprenant une enquête récente présente la musique comme un produit dont la consommation, c’est-à-dire l’écoute, est indispensable au bon fonctionnement d’un foyer. Pourtant, il n’est pas uniquement question de « musique à écouter » dans cet article. La dernière phrase cite en effet avec étonnement des pratiques qui peuvent entrer dans notre catégorie de « musique à faire » :

« Plus amusant, 10 % des sondés confessent avoir été surpris par leurs proches en train de danser nus, 23 % s’adonnant à « l’air guitar », ou encore 30 % s’entraînant devant un miroir. »

Mais la manière de présenter ces pratiques les marque directement d’un stigmate d’inavouabilité certain…

Si la musique à écouter est donc avant tout un produit, dont la focalisation sur la qualité à atteindre masque les conditions sociales, écologiques et politiques de sa production, la musique à faire est avant tout une activité sociale dont la fin ne saurait justifier les moyens. Rabattre l’une sur l’autre signifie la mort musicale de cette dernière.

Chanter sous la douche, jouer dans sa chambre, chanter à tue-tête par dessus une radio, gratouiller une guitare au coin d’un feu avec des amis, jouer mal un morceau de Bach, jouer un quatuor à trois instruments seulement, etc. sont autant de pratiques invisibles car « innommables » – on ne peut pas les nommer « musique »- en particulier là où on fabrique les musiciens qui produisent la musique à écouter: le conservatoire. On devrait donc pouvoir a minima préciser les circonstances de la production de « musique », a fortiori dans les lieux de son enseignement afin d’éviter tout « malentendus »[1], pour ne pas faire prendre une pratique pour une autre. C’est en effet certainement de là que vient le malentendu sur ce que « faire de la musique » veut dire : l’emploi du substantif « musique » sans y attacher explicitement les circonstances de sa production.

Pour donner une illustration de l’explicitation des circonstances de production de l’objet « musique », tentons pour finir de préciser ce qui est généralement sous-entendu dans l’expression « apprendre la musique » en conservatoire :

Apprendre la musique,
c’est apprendre la musique classique,

c’est-à-dire apprendre la musique classique de manière classique,
c’est-à-dire apprendre à plusieurs à lire une partition écrite dans le langage occidental stabilisé au XIXe siècle avec un professeur de solfège et apprendre seul à jouer d’un instrument de musique moderne de tempérament égal avec un professeur du même instrument de musique moderne de tempérament égal pour pouvoir ensuite répéter avec d’autres musiciens qui ont reçu la même formation, mais sur un autre instrument de musique moderne de tempérament égal avec un professeur de cet instrument moderne de tempérament égal, pour former l’ensemble qui correspond à la nomenclature de la pièce de musique occidentale savante composée par un génie entre 1685 et 1937 dans le but de l’interpréter sous la direction d’un chef le plus correctement possible sur la scène surélevée d’une salle de concert adaptée à recevoir un public adapté lui aussi.

Si elle a au moins le mérite d’être claire, permettant peut-être d’éviter quelques malentendus, cette définition pourrait néanmoins à terme empêcher toute pratique de musique classique en affichant trop crûment ses conditions de production aujourd’hui implicites mais pourtant bien réelles, ainsi que le signale les propos d’un directeur de conservatoire : « un musicien qui vient ici pour simplement jouer dans sa chambre, à la limite il n’a pas sa place ici. » On a donc peut-être intérêt à maintenir ce malentendu et à ne pas trop expliciter les attendus pour ne pas décourager ceux qui jouent dans leur chambre… et qui ne souhaitent pas spécialement en sortir. Toutefois, et sans aller jusqu’à une description intenable des conditions spécifiques de chaque pratique, on pourrait néanmoins s’interroger un peu plus sur les différents modèles de pratique existants et par là ne pas s’arrêter à l’utilisation des seules catégories portées par les institutions et leurs acteurs. En développant des pratiques centrées autant sur la musique « à faire » que sur le produit musical « à écouter », ou pour le dire autrement sur la musique comme activité sociale autant que comme pratique artistique séparée du quotidien, on pourrait donner la possibilité d’une existence légitime à d’autres pratiques que celles qui visent une perfection sans fin induite par la pratique sur scène, même si ces pratiques restent dans leur chambre.

Samuel Chagnard – 2016

Pour aller plus loin

Barthes, R., « Musica practica », L’obvie et l’obtus, Essais critiques, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p. 231-235.

Bourdieu, P. & Passeron, J.-C. (1965). Langage et rapport au langage dans la situation pédagogique in Rapport pédagogique et communication, Bourdieu, P., Passeron, J.-C., & Saint Martin, M. de., Paris La Haye Mouton.

Bozon, M., Vie quotidienne et rapports sociaux dans une petite ville de province : la mise en scène des différences, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1984.

Chagnard, S., (2012) Modèle de pratique et pratique du modèle en conservatoire – Un musicien, c’est fait pour jouer. Mémoire de Master à finalité recherche sous la direction de G. Combaz – Institut des Sciences et des Pratiques de l’Education et de la Formation – Université Lumière Lyon 2.

Lahire, B., « Logiques pratiques : le “faire” et le “dire sur le faire” », in L’esprit sociologique, Textes à l’appui, Paris, Éditions La Découverte, 2005, p.141-160.

Levine, L. W. (2010). Culture d’en haut, culture d’en bas : l’émergence des hiérarchies culturelles aux États-Unis. Paris : Éditions la Découverte.

 


[1]. « Ce qui fait la gravité du malentendu linguistique dans le rapport pédagogique, c’est qu’il porte sur le code. […] Apprendre, c’est indissociablement, acquérir des savoirs et acquérir le savoir du code dans lequel ces savoirs sont susceptibles d’être acquis. Autrement dit, le code ne peut ici s’apprendre que dans le déchiffrement de moins en moins malhabile des messages. Sans doute est-ce la logique de tout apprentissage réel, qu’il s’agisse de socialisation diffuse ou d’acculturation, mais la communication pédagogique n’est-elle pas confiée précisément à des techniciens de l’apprentissage qui ont pour fonction spécifique de travailler continûment et méthodiquement à réduire au minimum le malentendu sur le code ? » [Bourdieu & Passeron, 1965, p. 15]

 


 Pour un itinéraire-chant vers…


 

Discipline

English


Pour un
itinéraire-chant
vers…

 
La notion de discipline semble à première vue étrangère aux concepts mobilisés par PaaLabRes. Dans notre collectif, l’accent est plutôt mis sur les concepts de nomadisme et de transversalité. En quoi la notion de discipline est-elle pertinente à notre démarche ?

Dans le texte fondateur de PaaLabRes, le terme « discipline » est employé dans les deux acceptions les plus courantes, la première comme domaine ou champ de connaissance et de pratique, séparé des autres domaines, la seconde comme maîtrise de soi ou obéissance :

  1. « notre société est caractérisée dans tous les domaines par l’instabilité, la précarité, et l’effacement des limites entre les disciplines. » « Les technologies sont au centre des approches transversales mettant en relation des disciplines jusqu’alors éloignées. » « Ceci n’exclut pas, bien au contraire, la présence de regards extérieurs et la collaboration avec des champs disciplinaires non artistiques (notamment les sciences humaines). »
  2. « Ce livre est “une interrogation sur les opérations des usagers, supposés voués à la passivité et à la discipline” » [citation de Michel de Certeau L’invention du quotidien, I. Arts de faire, Paris, Union Générale d’Éditions, Coll. 10/18, 1980]

Ces deux usages de « discipline » sont la plupart du temps distincts l’un de l’autre dans le langage commun (une « discipline artistique » vs une « discipline de fer ») même quand ce double usage apparait dans un même domaine : un enseignant aurait besoin de faire régner la discipline dans sa classe — règles de conduite et d’obéissance — pour enseigner une discipline — ensemble de savoirs d’une matière spécifique. Si l’usage de l’un ne convoque donc pas spontanément l’usage de l’autre, on peut néanmoins penser que les deux sens dans ce dernier cas ne sont peut-être pas si éloignés que cela.

L’origine du mot discipline provient en effet de discipulus, qui signifie « élève » en latin, rattachant ainsi la discipline à l’idée d’apprendre. L’histoire du mot révèle également une parenté entre les deux acceptions et la proximité d’un lien au corps :

« L’ancien sens de “massacre, carnage, ravage, calamité”, propre à l’ancien français, est à comprendre comme une extension de l’idée de “châtiment”, sens attesté au XIIe siècle (v. 1170), spécialement appliqué à la mortification corporelle d’un clerc (1174) et donnant lieu, par métonymie, au sens concret d’“instrument servant à la flagellation” (av. 1549), d’usage religieux. Cependant, dès la moitié du XIIe s., le mot est également employé avec les acceptions modernes de “règle de vie, de conduite” (v. 1120) et “éducation, enseignement”. Par métonymie, une discipline désigne une matière enseignée, une branche de la connaissance. » [« Discipline » Le Robert — Dictionnaire historique de la langue française Alain Rey (dir.) p. 1095]

La discipline comme travail du corps a été longuement décrite par Michel Foucault dans « Surveiller et punir ». Il montre le développement au XVIIIe siècle de la discipline dans différentes institutions à travers un ensemble de techniques minutieuses de savoirs et de pratiques dont l’inscription corporelle vise la fabrication de corps dociles combinant utilité et obéissance. La discipline comme travail du corps par des pratiques spécifiques constitue à l’évidence la technique et la visée explicites d’une institution comme l’armée, mais des « techniques du corps », ainsi que Marcel Mauss les nomme, sont également à l’œuvre dans toute pratique d’enseignement, y compris les enseignements qui se définissent comme les plus « théoriques ». Une discipline, par son enseignement, constitue un ensemble de savoirs, de techniques et de pratiques régulées qui s’inscrivent sans distinction dans le corps et l’esprit. On pourrait donc dire que la discipline est, dans le même mouvement, matière et manière. Il n’y a pas de « matière » (savoir, connaissance, etc.) sans « manière » (règles, procédures, etc.).

Une discipline, considérée comme « branche de la connaissance », n’est, comme son nom l’indique, qu’une partie de l’arbre entier que représenterait la connaissance du monde. En suivant cette définition, élément d’une connaissance totale dont on pourrait douter de l’existence en soi et qui ne serait certainement qu’une connaissance située, historiquement, culturellement, etc., une discipline est donc nécessairement partielle et excluante. Elle délimite un périmètre de validité d’une culture, c’est-à-dire des manières de penser et d’agir, au-delà duquel ce qu’elle définit n’a plus lieu d’être et n’est pas ou plus valable. Une discipline est obligée de se clore sur elle-même pour exister vis-à-vis des autres disciplines et porte ainsi en elle une logique exclusive. Pourtant c’est parce qu’une discipline se dote de ses propres instruments de regard et de mesure du monde, parcellaires mais spécifiques, qu’elle peut produire des savoirs uniques à même d’éclairer de manière nouvelle le monde. Néanmoins, le savoir ne pouvant pas être délié du pouvoir, la tentation est grande de ne garder de l’enseignement d’une discipline qu’un ensemble de techniques sans rapport avec le savoir visé, et donc le pouvoir que ce savoir procure. Michel Foucault a montré que le rôle fonctionnel auquel un corps est soumis était inversement proportionnel au rôle politique qu’il pouvait jouer.

Ainsi définie, la discipline est donc au final ce qui permet et ce qui empêche une pratique.

Réfléchir sur la notion de discipline n’a pas pour nous l’objectif de supprimer la discipline ou de multiplier des logiques inter, multi et trans disciplinaires, ni de la durcir en la repositionnant sur des « fondamentaux » exclusifs. L’enjeu est plutôt d’essayer de ne pas dissocier, à l’intérieur d’une même discipline, les logiques emmêlées souvent présentées sous forme d’éléments disjoints, comme par exemple des niveaux « théoriques » et « pratiques ». Cela revient à imaginer une dimension « entière » de la discipline qui contienne ses conditions de construction, épistémologiques, historiques, culturelles, sociales, etc. Cette position va pourtant à l’encontre du modèle économique de la division du travail construit au XIXe, que la musique savante occidentale représente à travers l’hyper spécialisation des points de vue sur la musique : du compositeur, du musicologue, du public, de l’interprète, de l’enseignant, etc. sans parler de la disciplinarisation instrumentale de ces deux derniers.

Entre un appel à une mixité obligatoire des disciplines, rendant leurs concepts spécifiques mous où tout serait dans tout, et la parcellisation extrême d’une même discipline la faisant exploser en autant de spécialités étanches que de praticiens/chercheurs, nous plaidons pour l’importation d’éléments étrangers qui bousculent et obligent à d’autres regards en permettant une recomposition provisoire de l’espace et des pratiques disciplinaires.

Samuel Chagnard — 2016

Pour aller plus loin :

Astolfi, J.-P. (2010). La saveur des savoirs disciplines et plaisir d’apprendre. Issy-les-Moulineaux : ESF.

Chervel, A. (1998). « L’histoire des disciplines scolaires », in La culture scolaire une approche historique. Paris : Belin.

Forquin, J. C., (2005) « Disciplines scolaires », in Dictionnaire encyclopédique de l’éducation et de la formation (sous la direction de Philippe Champy et Christiane Étévé), 3e édition, Paris, Retz, p. 275-279.

Foucault, M. (1993). Surveiller et punir : naissance de la prison. Paris : Gallimard.

Lahire, B. (2012) « Des effets délétères de la division scientifique du travail sur l’évolution de la sociologie », SociologieS [En ligne], Débats, La situation actuelle de la sociologie, mis en ligne le 27 janvier 2012, consulté le 10 février 2016.

URL : http://sociologies.revues.org.bibliotheque-nomade2.univ-lyon2.fr/3799

Mauss, M. (1934) Les techniques du corps, http://classiques.uqac.ca/classiques/mauss_marcel/socio_et_anthropo/6_Techniques_corps/Techniques_corps.html, consulté le 11 février 2016.

 


 Pour un itinéraire-chant vers…


 

George Lewis « Afterwords »

English reference


Postface à « La musique improvisée après 1950 »1
Le pareil qui change

George Lewis

Traduction de l’anglais par Jean-Charles François

Sommaire :

1. La question de la race examinée sérieusement : est-ce pour bientôt ?
2. « Au delà des catégories » : alors quoi de nouveau ?
3. Postdater l’indétermination
4. Jusqu’où peuvent nous mener les termes d’« Afrologique » et de « Eurologique » ?
5. L’afro-futurisme et la corporéité
6. « Hey Man, I Just Play » : répondre aux conditions

Les éditeurs du présent ouvrage m’ont demandé de revisiter un certain nombre de questions suscitées par l’essai original « Improvised Music after 1950 » (La musique improvisée après 1950) (chapitre 6). Cet article adopte un ton un peu plus personnel en réponse à ces questions, tout en proposant de nouvelles perspectives dont pourraient s’emparer d’autres personnes.

Pour continuer là où nous en étions restés lorsque l’article à été écrit pour la première fois en 1995, l’identité politique pan-européenne continue de jouer un rôle majeur dans les récits des journalistes et des historiens sur les musiques improvisées et expérimentales. Des textes plus récents qui traitent de la musique expérimentale persévèrent dans leur tendance à considérer avec dédain les formes expérimentales africaines-américaines que j’avais identifiées dans le texte original (voir Cameron 1996 et Duckworth 1999), et des critiques comme David Toop (2001) continuent d’insister que la vraie liberté en musique consiste à se libérer de l’influence envahissante du jazz. Les méthodes utilisées dans ces textes récents et dans bien d’autres pour effacer les africains-américains de l’histoire de la musique expérimentale ne sont pas du tout différentes de celles que j’ai décrites dans le texte original de l’essai, il n’est donc pas utile d’en recenser ici encore d’autres cas.

Même lorsque les musiques de l’uptown et du downtown newyorkais des années 19802 ont cherché à remettre en question les opinions les plus courantes dans beaucoup de domaines, la réaction dominante de l’expérimentalisme américain blanc à la notion d’hybridité des formes expérimentales a continué de témoigner avec constance sa désapprobation vis-à-vis de la production culturelle des africains-américains, tout en s ‘appropriant dans le même temps ses sonorités et ses méthodes. En exprimant peut-être une vaine espérance, un critique associé au downtown, avec un clin d’œil en direction d’Adorno et de sa conception du jazz comme mode éternelle, a confirmé sur un ton quasi-historique qu’avec l’avènement de Wynton Marsalis, « le modernisme fragile de l’AACM3 est passé de mode » (Gann, 311).

Si des critiques tout aussi directes de la musique expérimentale post-cagienne existent, elles semblent ensevelies sous l’avalanche de panégyriques hagiographiques produits dans le champ des études sur Cage, dans lesquelles les remises en question de l’hégémonie culturelle, ou l’examen des notions de race ou de classe, occupent le minimum d’espace possible. Peut-être est-ce en partie parce que la musique nouvelle apparaît en général à beaucoup de ses partisans comme étant tellement en voie de disparition et de marginalisation que les critiques semblent, en suivant le titre d’un célèbre essai de Cage, « to make matters worse », aggraver les choses. Ce qui frappe dans cette dynamique c’est sa similarité avec la demande constante d’images « positives » concernant les Noirs : l’Essence Awards4 et cetera, et l’interdiction associée de « laver son linge sale en public ». Il y a deux exceptions notables à cette règle : l’analyse de Frances Dyson (1992) de la notion de « laisser les sons être eux-mêmes » et les théories de Jonathan Katz sur le « silence » comme résistance « queer » aux conditions sociales des années 1950 (Katz).

La préface de la seconde édition du livre de Michael Nyman Experimental Music (Nyman 1999) admet timidement qu’il était nécessaire de faire un effort pour compléter la chronique de la nouvelle musique – qu’il a surnommée « Son of experimental music » [Fils de la musique expérimentale (fille ?)] : elle devrait, dit-il « être moins ethnocentrique », c’est-à-dire, se situant moins dans « l’axe US/UK ». Néanmoins, la seconde édition semble être fermement basée sur ce même axe. En fin de compte, s’il écrivait l’ouvrage aujourd’hui, Nyman affirme le paradoxe qu’il « ne le ferait pas autrement, bien qu’il ne soit pas possible de ne pas le faire différemment » (Nyman, xvii), réduisant par là, sans s’en rendre compte, l’ouvrage (si ce n’est la « tradition expérimentale » elle-même) à une sorte de meuble d’époque à caractère ethnique.

La question de la race examinée sérieusement : est-ce pour bientôt ?

Le développement de la notion historique de « musique expérimentale » qui exclurait les mouvements dits du be-bop et du free jazz, qui sont sans doute les musiques expérimentales ayant exercé le plus d’influence au cours de la dernière partie du vingtième siècle, peut être expliqué par l’absence générale de discours au sein de l’expérimentalisme américain traitant des questions de race et d’ethnicité, un aspect de l’environnement intellectuel de cette musique qui le distingue à la fois du jazz post-années 1960 et des travaux contemporains dans les arts plastiques, la littérature et la danse. Bien que la musique expérimentale semble ouvrir la voie à un vaste champ inexploré et ouvert à l’initiative dans le domaine des études culturelles – étant donné l’accent mis sur la résistance, et sur la mise en évidence d’histoires subalternes et marginalisées dans ce domaine – on peut dire raisonnablement que, au moment de la première parution de l’essai de 1995, peu d’ouvrages historiques se sont confrontés substantiellement ou sérieusement aux rapports entre la musique expérimentale et les questions d’ethnicité et de race. Les débats sur la race dans le monde de la musique contemporaine tend à se rabattre sur des notions d’indifférence à la couleur de peau, de transcendance et d’universalité, très similaires à celles articulées par non seulement le modernisme dans sa forme élitiste [high modernism], mais aussi par l’aile droite politique américaine (voir, par exemple, Johnson 1979).

Parmi les textes peu nombreux qui se confrontent aux questions de race au sein de la musique expérimentale, ceux qui ont été écrits ou édités par des improvisateurs sortent du lot, comme les premiers écrits de Leo Smith (Smith 1973, Smith 1974) et l’ouvrage majeur en trois volumes d’Anthony Braxton Tri-Axium Writings (1985), qui éclipsent pratiquement tous les autres textes produits par des compositeurs, quelque soit leur genre5 présumé, non seulement en terme de pur volume, mais d’amplitude d’investigation et d’acuité d’analyse. De ces textes ressortent deux hypothèses particulièrement captivantes qu’ils ont en commun : (1) qu’un nouvel ordre musical impliquera nécessairement un certain degré d’échange de codes à travers les traditions et les genres, et (2), c’est le plus important, que l’improvisation en tant que telle offre la clé de ce type de mobilité. Cette opinion a été partagée par Karl Berger et Ingrid Sertso, les fondateurs du Creative Music Studio (CMS) à Woodstock, New York (Sweet, 1996). Les pratiques du CMS ont étendu le concept de passage d’un code à un autre en incluant des échanges musicaux à travers les frontières du langage et de la culture musicale. Miya Masaoka (2000) et John Corbett (2000) ont aussi produit des travaux passionnants dans ce domaine, ainsi que Georgina Born et David Hesmondhalgh (2000).

« Au delà des catégories » : alors quoi de nouveau ?

Le phénomène de passage d’un code à un autre m’a obligé à me concentrer sur l’histoire récente (c’est-à-dire depuis 1970) des propos tenus sur la transcendance des genres dans la musique expérimentale, avec un accent particulier mis sur les réactions de la presse et de la critique. Entre 1975 et 1980, le terme « éclectique » cesse d’être un terme de désapprobation ; de fait, la diversité des genres est perçue depuis lors comme dénotant une attitude de transgression culturelle et d’engagement politique.

Pour Jacques Attali, c’est le free jazz qui à l’origine « vient signifier la liquidation de la coupure musique populaire/musique savante et ainsi briser la hiérarchie répétitive. » (Attali, 279). Plus tard, les premières activités des artistes de l’AACM à New York City, qui se sont globalement déroulées entre 1970 et 1983, ont joué un rôle capital largement reconnu dans l’émergence pendant cette période de discours musicaux et critiques, aujourd’hui normalisés, sur la mobilité des genres et la possibilité d’hybridation musicale. Comme l’a affirmé le trompettiste de l’AACM Lester Bowie, peu après l’apparition du postmodernisme, « Nous sommes libres de nous exprimer dans n’importe quel idiome, de puiser dans n’importe quelle source, de ne refuser aucune limitation. Nous ne nous sommes pas limités au be-bop, au free jazz, au Dixieland, au théâtre ou à la poésie. Nous avons été capables de tout rassembler. Nous avons été capables de les combiner à notre bon plaisir. Nous en avons porté l’entière responsabilité » (Beauchamp, 46).

Dans les années qui ont suivi, « Downtown II », une école principalement représentée par John Zorn et ses associés et descendants spirituels, s’est séparée progressivement, en termes de méthode, d’esthétique et de référence culturelle, des musiciens post-cagiens du « Downtown I » de la période d’avant les années 1980, dont les exploits ont été abondamment chroniqués par Nyman et Tom Johnson, le critique musical du Village Voice dans les années 1970. Les commentaires sur les artistes de Downtown II ont célébré de manière routinière la diversité des références sonores et culturelles de leurs productions. En 1988, John Rockwell a déclaré que Zorn n’a pas seulement « transcendé les catégories ; mieux, il a développé une carrière remarquable en les fracassant les unes contre les autres et en les broyant en poussière » (Rockwell 1988). A cet égard, les artistes du Downtown II sont devenus les héritiers de l’image de catholicité dévolue à Cage.

Pourtant, Zorn lui-même lie cette notion de diversité avec l’AACM qui a eu une influence importante sur sa production. En découvrant Braxton et le Art Ensemble, Zorn a noté que « le type [Braxton] est une super tête, il est à l’écoute de toutes ces différentes musiques. Tout cela tient très bien ensemble » (Gagne, 511). Faisant écho à des idées soutenues depuis longtemps par l’AACM, Zorn a déclaré : « je veux briser toutes ces hiérarchies : l’idée que la musique classique est mieux que le jazz, que le jazz est mieux que le rock. Telle n’est pas ma façon de penser » (Watrous 1989).

Incidemment ou non, Downtown I et Downtown II sont généralement codés comme blancs, et les articles de presse les plus récents ont identifié Downtown II comme s’inscrivant en quelque sorte dans la continuité de la culture savante pan-européenne si prisée par le Downtown I. Cette codification n’est pas seulement incompatible avec l’image de diversité soigneusement entretenue par le Downtown II ; elle a bien peu de chose, semble-t-il, à voir avec la géographie de New York City, ni avec la circulation des affinités musicales dans cet endroit. Les observations acerbes du saxophoniste africain-américain basé à New York, Greg Osby font précisément le tour de la question : « je joue avec tous les gars [cats] du downtown, mais personne ne me donne l’étiquette de gars du downtown » (Nai, 16).

Les revendications concernant la transcendance des genres souvent renvoient en effet à une image complémentaire de l’Autre, à celui qu’on déclare « lié à un genre », en utilisant des critères d’identification de la diversité du genre qui changent non seulement (ou même principalement) selon l’orientation que prend la musique, mais aussi selon la race, l’ethnicité, la position de classe et, assez souvent, le sexe de l’artiste en question. C’est ainsi que, en 1982, un critique aussi progressiste que Rockwell6 a pu insister au sujet d’Anthony Braxton, que « s’il a beau résister aux catégorisations, l’horizon culturel de Monsieur Braxton se situe dans le jazz, ce qui implique une tradition d’improvisation » (Rockwell 1982), évocation en une seule phrase de l’eugénisme actif de la règle d’une seule goutte de sang7 qui efface au lieu de la valoriser la versatilité musicale de Braxton.

Cette évocation du niveau élevé d’investissement généralement manifesté par la culture dominante pour situer la posture blanche sur la diversité, avec son désinvestissement concomitant pour situer les postures noires sur le même sujet, se rencontre bien trop souvent aujourd’hui. Comme l’a noté George Lipsitz, « la blancheur se trouve partout dans la culture US, mais elle est très difficile à percevoir » (Lipsitz, I). La tendance à étiqueter les artistes du Downtown II comme s’étant émancipés des questions de race et de genre apparaît avoir pour but de rendre « difficile à percevoir » le déploiement du pouvoir blanc dans sa capacité à donner des définitions, tandis que la couleur des artistes africains-américains continue d’être constamment indiquée, ce qui effectivement réaffirme un « investissement possessif dans la blancheur » par le biais d’une rhétorique de la diversité. Dans cette optique, les efforts de la commissaire d’exposition Thelma Golden en vue d’affirmer une esthétique « post-black » (Cotter 2001) ne sont pas tant un phénomène nouveau, que la réaffirmation d’un trope qui remonte à son homologue historique, le théoricien du « New Negro » en 1920, Alain Locke, l’architecte de la Harlem Renaissance. On espère avec ferveur que l’histoire ne rendra pas les efforts de Thelma Golden tout autant chimériques.

Postdater l’indétermination

Dans l’essai de 1995, s’exprime une certaine déception concernant le fossé entre le discours rhétorique et la réalité vis-à-vis du multiculturalisme dans la musique expérimentale américaine d’après-guerre. En même temps, la recherche récente dans ce domaine, facilitée par l’ouverture des archives David Tudor au Musée J. Paul Getty à Los Angeles, laisse entendre que ce fossé pourrait bien être étendu à ce qui s’est réellement passé pendant les concerts où la musique était présentée. Les travaux du compositeur et théoricien Sean Griffin sur les archives Tudor se sont concentrés sur une série de partitions secondaires détaillées, complètement notées de manière relativement conventionnelle, écrites par le pianiste Tudor lui-même, comme réalisations des premières œuvres indéterminées de Cage, Morton Feldman, Christian Wolff et Earl Brown. D’après Griffin, la performance d’au moins une de ces partitions secondaires a été publiée comme la version enregistrée par Tudor de l’ « Intersection 3 » de Feldman, une œuvre écrite en 1953 supposée être indéterminée.

Alors que dans une analyse plus récente, John Holzaepfel considère que c’était « l’acte de jouer du piano » et « l’avantage tactile » qui ont joué des rôles décisifs dans la réalisation par Tudor de l’« Intersection 3 » (Holzaepfel 2002, 171), d’après les analyses musicales et théoriques de Griffin, les partitions révèlent de fortes affinités avec le style du sérialisme d’après-guerre, elles sont le reflet des cours de composition que Tudor a suivi auprès de Stefan Wolpe. Les partitions secondaires constituent une affirmation retentissante du lien entre ces jeunes compositeurs et la tradition européenne, renforçant l’opinion d’Anthony Braxton qu’ « il n’y avait pas besoin pour l’Europe de considérer le mouvement autour de Cage comme une menace, mais plutôt une branche en expansion de la continuité européenne… En fait, le mouvement post-cagien en Amérique a fait tout ce qu’il a pu pour être considéré comme européen – ou « de l’Europe » – ou « exclusivement associé aux blancs et à l’Europe » (Braxton, 325).

Bien que Wolff et Brown aient eu comme objectif de provoquer l’indétermination durant la performance, et ont exprimé des critiques envers l’utilisation de partitions secondaires, Tudor a en fait résisté à cette prise de décision sur-le-moment, en déclarant qu’il « ne pourrait accepter une prestation se déroulant de façon hasardeuse, causée par le seul fait de se trouver dans la situation de lire quelque chose spontanément dans le moment présent » (Holzaepfel, 196 ; cité dans Griffin 2001). Alors que des récits contemporains, par des personnes qui n’étaient alors apparemment pas au courant, comme le poète Frank O’Hara, créditaient Feldman d’une « collaboration improvisée, faisant appel à la créativité musicale tout autant qu’à la compréhension interprétative » (O’Hara, 26), les récentes révélations de Griffin, plus objectives, défient les récits historiques admis de la première période de l’indétermination, indiquant que tout au moins, l’héritage de l’indétermination aurait besoin d’être quelque peu postdaté.

  Jusqu’où peuvent nous mener les termes d’« Afrologique » et de « Eurologique » ?

Il est certain que les métaphores, « Afrologique » et « Eurologique », gagneraient à être mieux théorisées. Par exemple, l’utilisation que je fais de ces métaphores complémentaires souligne une dialectique métonymique entre « composer » et « improviser » comme moyens de produire des textes musicaux, qui sert à masquer une compétition plus fondamentale, historiquement prouvée, entre les deux cultures les plus influentes du vingtième siècle : la transeuropéenne et la transafricaine.

Quoi qu’il en soit, la réalité est que dans un environnement transculturel et socio-musical, chacune des cultures fait partie de l’autre. Il est moins souvent mentionné (pour le moment) qu’il existe d’autres « logiques » musico-culturelles potentielles qui doivent aussi entrer en considération. Cette dynamique milite fortement contre des usages simplistes des deux métaphores comme marqueurs de pureté culturellement nationaliste ; de la manière dont j’utilise ces termes, « -logique » n’est pas synonyme de « -centrique ». Aussi, je laisserais à d’autres la tâche d’élargir la portée historique et descriptive des deux métaphores pour couvrir des périodes plus anciennes de la musique. Il s’agit principalement pour moi dans cet essai (et en général) de montrer l’articulation d’un tissu complexe d’échange culturel qui caractérise la musique nouvelle de ma propre époque.

Dans ce contexte, l’absence presque totale de recherche sur les improvisateurs expérimentaux africains-américains qui ont émergé depuis la mort de Coltrane (en particulier aux Etats-Unis) commence à ressembler à un trou noir béant. Coltrane, qui a été fortement influencé par la culture orale africaine-américaine, par les mondes de l’Afrique, de l’Asie et de l’Islam, a été certainement l’un des précurseurs les plus influents de l’idée contemporaine d’aller au-delà de la différence des genres et des références multiculturelles qu’on peut trouver dans les propos sur la musique expérimentale (voir Putschoel 1993 ; Benston 2000) ; pourtant l’importance de l’œuvre de Coltrane dans le contexte de la transcendance des genres est rarement soulignée dans les études sur Coltrane. La question de l’importance de Coltrane dans l’élaboration d’une esthétique postcoloniale, qui s’est développée dans le sillage de son œuvre, mérite des études plus approfondies.

Une approche critique de la musique produite après Coltrane peut ouvrir de nouvelles voies d’investigation passionnantes capables de remettre en question les notions essentialisées de la subjectivité musicale noire, en posant de nouvelles questions sur l’hybridité méthodologique, en étendant les réseaux des pratiques socio-musicales, des références multiculturelles et en développant les aspects politiques liés aux ressources et aux infrastructures. Les études récentes de Graham Lock (1999), Ajay Heble (2000) et Eric Porter (2001) ouvrent de nouvelles perspectives, tout en revisitant des travaux plus anciens et vivifiants, tels ceux de Philippe Carles et de Jean-Louis Comolli présentés dans un texte en français (il n’y a pas encore de traduction en anglais), Free Jazz/Black Power ([1971] 2000), ou les enquêtes de Jost (1987) et de Noglik (1983 et 1992) sur les improvisateurs européens post-1960.

L’afro-futurisme et la corporéité

À l’âge numérique en particulier, l’idée qu’une orientation spécifique vers le corps serait en quelque sorte essentiellement constitutive de l’expression noire, sert maintenant à nouveau au confinement et au contrôle du corps noir en général, tandis que l’importante question de savoir comment l’afro-logique peut être articulée dans les mondes virtuels est toujours posée. Si la conception contemporaine cyber-spatiale du corps nous oblige à nous confronter à la vie de l’âge post-humain, comme l’affirme Hayles (1999), alors les contours du corps afro-logique doivent inévitablement devenir perméables, ingérant et rejetant à la fois des fluides et des données.

Les discours autour de l’informatique musicale, comme ceux d’autres domaines des nouveaux médias basés sur le numérique (voir Lewis 1997 et 2000), affirment les mêmes idéologies d’indifférence à la couleur qui ont été abordées ci-dessus. En conséquence, les conceptions de la « race dans l’espace numérique » (qui a été récemment le sujet d’une exposition itinérante, dont le commissaire était Erika Muhammad et documentée dans http://cms.mit.edu/race/) ont été beaucoup moins théorisées que celles concernant le genre sexuel ; Cameron Bailey (1996) et l’artiste/théoricienne canadienne autochtone Loretta Todd (1996) fournissent les premiers modèles prometteurs de futurs travaux. Dans la musique expérimentale, les innovations de Sun Ra constituent l’affirmation d’une sorte d’éthiopienisme interplanétaire qui envisage un futur sans frontières.

En même temps, la réhabilitation de Sun Ra en tant que prototype du musicien afro-futuriste tend à prendre pour argent comptant les déclarations du compositeur, tout en évitant de poser les questions qui concernent la posture politique de Arkestra (voir Eshun 1998). Néanmoins, la création par Ra d’un monde virtuel épanouissant pour ses musiciens a constitué un point de départ important pour les efforts des plus jeunes expérimentalistes pour se confronter, dans des voies que Ra lui-même a rarement explorées, à l’expansion de réseaux de pratiques socio-musicales, et à l’économie politique des ressources et des infrastructures.

« Hey Man, I Just Play » : répondre aux conditions

En comparant les esthétiques post-Bird et post-Cage de la musique vivante en temps réel, on est confronté à deux types de discours qui s’opposent l’un à l’autre : (1) L’image de l’improvisateur héroïque, qui est un romantique à l’ego mystiquement hypertrophié, emprisonné par ses propres désirs ; (2) l’artiste détaché, désengagé, qui transcende son ego et qui simplement laisse les sons être eux-mêmes. La notion du mystique contrôlé par son égo qui est incapable de décrire son propre processus créatif, constitue la base essentielle des idées reçues conventionnelles qu’on peut avoir sur le jazz et, comme je l’ai noté dans « Improvised Music after 1950 », sur Cage et ses partisans, c’est aussi le cas des figures canoniques de la musique contemporaine tels Berio et Stockhausen, qui ont souvent déployé ce type de discours pour décrire l’improvisation. De plus, les musiciens de jazz ont eux-mêmes utilisé la même tournure d’esprit plus souvent qu’on ne le suppose pour éviter de répondre à des questions potentiellement déplaisantes : « Hey man, I just play » (Hé mon pote, je ne fais que jouer).

Mais si l’on sépare l’improvisation des notions liées au romantisme européen, il est alors possible de recontextualiser une pièce classique comme « Vespers » d’Alvin Lucier (Lucier, 1980), dans laquelle les interprètes utilisent l’écho-spatialisation pour explorer un espace résonnant plongé dans l’obscurité en cliquant sur un appareil de commande. Pour Lucier, lui-même, les procédures de jeu de cette œuvre constituent communément une parfaite antithèse de l’improvisation. Le compositeur raconte que, lors d’une performance, des étudiants inexpérimentés d’un conservatoire ont pris le prétexte de la pièce comme l’occasion de faire un bœuf insipide sur des rythmes stupides, en contradiction absolue avec l’esprit de la pièce.

Le comportement de ces étudiants était, dans l’esprit de Lucier, caractéristique de l’improvisation en tant que telle, une opinion qui rejoint pourtant résolument les figures du discours romantique. Du point de vue non-romantique, « Vespers », qui met l’accent sur l’analyse, l’exploration, la découverte, la réponse à des conditions, plutôt que sur des formalismes ad hoc ou sur des règles puritaines conçues pour contrôler le corps créatif, devient la forme d’improvisation la plus pure et la plus complètement humaine, elle est l’expression de sa nature fondamentale comme droit de l’homme inaliénable. Dans ce contexte, la discipline n’est pas imposée de l’extérieur, mais devient clairement une pratique culturelle et même spirituelle, suscitée de l’intérieur.

Finalement, le point essentiel à la fois de l’essai original et de ce texte qui le revisite, a été de proposer la thèse que la tradition de la musique expérimentale américaine est à la croisée des chemins, face à un choix difficile : (1) elle peut devenir adulte et affirmer son caractère multiculturel et multi-ethnique, dans une diversité de perspectives, d’histoires, de traditions et de méthodes ; ou bien (2) elle peut rester une tradition liée à une ethnicité, une tradition en fin de compte limitée, qui s’approprie librement, mais furtivement, ce qui provient de ses Altérités supposées. Je suis suffisamment optimiste pour me faire l’avocat de la première option.


1. Note du traducteur : George Lewis, « Afterword to « Improvised Music After 1950″: The Changing Same », a été publié dans The Other Side of Nowhere, Jazz, Improvisation, and Communities in Dialogue [L’autre côté de nulle-part, jazz, improvisation et les communautés en dialogue], eds. Daniel Fischlin et Ajay Heble, Middletown, Connecticut : Wesleyan University Press, 2004, p. 163-172. L’essai original, « Improvised Music after 1950 » a été publié dans le Black Music Research Journal en 1996 par le Center for Black Music Research – Columbia College, Chicago.

2. Note du traducteur : uptown (littéralement en allant vers les quartiers nord de la ville) et downtown (en général downtown est le centre ville, mais ici c’est plutôt en allant vers les quartiers sud de la ville) ont la signification suivante dans le cas des musiques new yorkaises : uptown fait spécifiquement référence à l’école des compositeurs américains liée au sérialisme (Babbitt, Wuorinen,…) et plus généralement à la structuration classique de la musique contemporaine (partitions, interprètes, non compromission au secteur commercial, sérieux,…) ; géographiquement cela correspond au Lincoln Center et à Carnegie Hall. Downtown fait référence à des scènes alternatives s’inspirant a) de John Cage et de ses amis, b) des musiques improvisées, c) du performance art et d) des formes hybrides et éclectiques en général ; géographiquement cela se situe à Soho, là où se trouvent de nombreuses galeries d’art et des petites salles de concert ou de performance telles que la Kitchen ou Roulette.

3. Note du traducteur : l’AACM ou L’Association for the Advancement of Creative Musicians (Association pour la promotion des musiciens créatifs) a été fondée à Chicago en 1965 autour du pianiste Muhal Richard Abrams. Selon sa chartre, l’AACM a pour objet de promouvoir la musique sérieuse et originale et de la soutenir par des concerts, des enregistrements et des actions éducatives. L’AACM a encouragé et soutenu beaucoup de musiciens afro-américains : citons Anthony Braxton, Jack DeJohnette, Chico Freeman, Wadada Leo Smith, Leroy Jenkins, et le Art Ensemble of Chicago (Lester Bowie, Roscoe Mitchell, Joseph Jarman, Famoudou Don Moy et Malachi Favors). L’AAMC a organisé un programme d’enseignement de la musique s’adressant aux jeunes des quartiers de la ville. Les membres de l’AACM peuvent être considérés comme faisant partie du jazz le plus novateur des années 1960-70 ; voir l’article en français de Pierre Carsalade et Alexandre Pierrepont, « Georges Lewis, A Power Stronger than Itself : the AACM and American Experimental Music », Volume / 8 : 2, 8 février 2011, p. 280-293; et Alexandre Pierrepont, La Nuée, L’AACM: un jeu de société musicale, Marseille: Editions Parenthèses, 2015.

4. Note du traducteur : l’Essence Award récompense chaque année les africains-américains les plus exceptionnels.

5. Note du traducteur : dans cette traduction le terme « genre » ne fait pas référence aux différences sexuelles, mais aux catégories ou styles de pratiques musicales, telles que jazz, rock, musique classique de l’Inde du Nord, musique contemporaine européenne, etc.

6. Note du traducteur : John Rockwell (né en 1940) a été pendant de longues années (1976-2006) le critique musical du New York Times.

7. Note du traducteur : « one-drop rule » [la règle d‘une seule goutte] est une expression utilisée aux Etats-Unis dans des perspectives de classification raciste : il suffit pour une personne de n’avoir qu’une seule goutte de sang africain pour être classifiée comme de race noire. Des lois allant dans le sens de cette classification ont été adoptées notamment dans le Tennessee (1910) et en Virginie (1924).


Ouvrages cités

Attali, Jacques. 1977. Bruits, essai sur l’économie politique de la musique. Paris : Presses Universitaires de France.

Bailey, Cameron, « Virtual Skin : Articulating Race in Cyberspace ». In Immersed in Technology : Art and Visual Environments, eds. Mary Anne Moser et Douglas McLeod, 29-49, Cambridge, Mass. : MIT Press, 1996.

Beauchamp, Lincoln T. Jr. Ed. Art Ensemble of Chicago : Great Black Music – Ancient to the Future. Chicago : Art Ensemble of Chicago, 1998.

Benston, Kimberly W. Performing Blackness : Enactments of African-American Modernism. New York : Routledge, 2000.

Born, Georgina et David Hesmondhalgh, eds. Western Music and Its Others : Difference, Representation and Appropriation in Music. Berkeley : University of California Press, 2000.

Braxton, Anthony. Tri-Axium Writings. Volume I. Dartmouth : Synthesis/Frog Peak, 1985.

Cameron, Catherine M. Dialectics the Arts : The Rise of Experimentalism in American Music. Westport, Conn. : Praeger, 1996.

Carles, Philippe, et Jean-Louis Comolli. Free Jazz/Black Power. Paris : Gallimard [1971], 2000.

Corbett, John. « Experimental Oriental : New Music and Other Others ». In Western Music and Its Others : Difference, Representation, and Appropriation in Music, eds. Georgina Born et David Hesmondhalgh, 163-186. Berkeley et Los Angeles : University of California Press, 2000.

Cotter, Holland. « Beyond Multiculturalism, Freedom ? » New York Times, 29 juillet 2001, 2 :1.

Duckworth, William. 20 / 20 : 20 New Sounds of the 20th Century. New York : Schirmer Books, 1999.

Dyson, Frances. « The Ear That Would Hear Sounds in Themselves ». In Wireless Imagination : Sound, Radio, and the Avant-Garde, eds. Douglas Kahn et Gregory Whitehead, 373-407. Cambridge, Mass. : MIT Press.

Eshun, Kodwo. More Brilliant Than the Sun : Adventures in Sonic Fiction. Londres : Quartet Books, 1998.

Feldman, Morton.New Directions in Music 2 : Morton Feldman. Columbia/Odyssey MS 6090, 1969.

Gagne, Cole. Soundpieces 2 : Interviews with American Composers. Metuchen, N.J. : Scarecrow, 1993.

Gann, Kyle. American Music in the Twentieth Century. New York : Schirmer Books, 1993.

Griffin, Sean. Examen qualifiant pour le doctorat (PhD), non publié. University of California San Diego, San Diego, 2001.

Hayles, N. Katherine. How We Became Posthuman : Virtual Bodies in Cybernetics, Literature, and Informatics. Chicago : University of Chicago Press, 1999.

Heble, Ajay. Landing on the Wrong Note : Jazz, Dissonance and Critical Practice. New York : Routledge, 2000.

Holzaepfel, John. « David Tudor and the Performance of American Experimental Music, 1950-1969 ». Thèse de doctorat (PhD), City University of New York, 1993.

–––––––––, « Painting by Numbers ; The Intersections of Morton Feldman and David Tudor ». In The New York Schools of Music and Visual Arts, ed. Steven Johnson, 159-172. New York et Londres : Routledge, 2002.

Johnson, Tom. « July 2, 1979 : New Music, New York, New Institution ». In A Voice for New Music : New York City, 1972-1982, eds. Tom Johnson et Paul Panhuysen, 392-400. Eindhoven : Het Apollohuis [1979] 1989.

Jost, Ekkehard. Europas Jazz, 1969-80. Francfort–sur-le-Main : Fischer Taschenbuch, 1987.

––––––––––––, Jazzmisiker : Materialen zur Soziologie des afro-amerikanischen Musik. Francfort-sur-le-Main : Verlag Ullstein, 1982.

Katz, Jonathan D. « John Cage’s Queer Silence ; Or, How to Avoid Making Matters Worse ». GLQ : A Journal of Lesbian and Gay Studies 5, N°1 (1999) : 231-252.

Lewis, George. « Singing the Alternative Interactivity Blues ». Grantmakers in the Arts 8, N°1 (1997) : 3-6.

Lipsitz, George. The Possesive Investment in Whitness : How White People Profit from Identity Politics. Philadelphie : Temple University Press, 1998.

Lock, Graham. Blutopia : Visions of the Future and Revisions of the Past in the Work of Sun Ra, Duke Ellington and Anthony Braxton. Durham : Duke University Press, 1999.

Lucier, Alvin. Chambers : Scores by Alvin Lucier, Interviews with the Composer by Douglas Simon. Middletown : Wesleyan University Press, 1980.

Masaoka, Miya. « Notes from a Trans-Cultural Diary ». In Arcana : Musicians on Music, ed. John Zorn, 153-166. New York : Granary, 2000.

Nai, Larry. Interview with Greg Osby. Cadence (mai 2000) : 5-16.

Noglik, Bert. Jazz-Werkstatt International. Rowohlt : Taschenbuch Verlag, 1983.

––––––––––, Klangspuren : Wege improvisierter Musik. Francfort-sur-le-Main : Fisher Taschenbuch, 1992.

Nyman, Michael, Experimental Music : Cage and Beyond. Seconde édition. New York : Schirmer, 1999.

O’Hara, Frank. « New Directions in Music : About the Early Work ». In Morton Feldman Essays, ed. Walter Zimmermann. Kerpen, Allemagne : Beginner, 1985.

Porter, Eric. What is This Thing Called Jazz ? Berkeley et Los Angeles : University of California Press, 2001.

Puschoegl, Gerhard. John Coltrane und die Afroamerikanische Oraltradition. Jazzforschung 25. Graz : Akademische Druck und Verlagsanstalt (Adeva°, 1993.

Rockwell, John. « As Important as Anyone in His Generation ». The New York Times, 21 février 1988, C : 21.

––––––––––––, « Jazz : Two Braxton Programs ». New York Times, 23 avril 1982, C : 23.

Smith, Leo. « American Music ». The Black Perspective in Music 2, N°2 (automne 1974) : 111-116.

––––––––––, Notes : 8 pieces. A New World Music – Creative Music. New Haven : Kiom, 1973.

Sweet, Robert E. World Music, Music Universe, Music Mind : Revisiting the Creative Music Studio in Woodstock, New York. Ann Arbor : Arborville Publishing, 1996.

Todd, Loretta. « Aboriginal Narratives in Cyberspace ». In Immersed in Technology : Art and Virtual Environments, eds. Mary Anne Moser et Douglas MacLeod, 179-194. Cambridge : MIT Press, 1996.

Toop, David. « Music : A Style of No Style That Spurns All Constraints ». New York Times, 13 mai 2001, 2 :19.

Watrous, Peter. « John Zorn Takes Over the Town ». New York Times, 24 février 1989. C : 23.

Zorn, John, ed. Arcana : Musicians on Music. New York : Granary Books, 2000.


George Lewis

George E. Lewis est le Edwin H. Case professeur de Musique Américaine à la Columbia University. Il a reçu une bourse de recherche de la fondation MacArthur en 2002 et le prix Alpert dans les arts en 1999, il a été nommé artiste de l’année 2011 par l’USA Walker et a obtenu des bourses du National Endowment for the Arts. Lewis a étudié la composition avec Muhal Richard Abrams à l’AACM School of Music, et le trombone avec Dean Hey, un membre de l’AACM depuis 1971. Les travaux de Lewis dans les domaines de la composition, de l’improvisation, de la performance et de l’interprétation explorent la musique électronique et informatique, les installations multi-media basées sur l’informatique, les œuvres textuelles/sonores, les formes écrites et improvisées et il a plus de 140 enregistrements à son actif. Son histoire orale est archivée à la collection des « Figures majeures de la musique américaine » de la Yale University, et ses compositions et installations ont été présentées par le American Composers Orchestra, l’International Contemporary Ensemble, le Boston Modern Orchestra Project, le Talea Ensemble, le Dinausor Annex, l’Ensemble Pamplemousse, Wet Ink, le Turning Point Ensemble, l’Ensemble Erik Satie, l’Ensemble Dal Niente, le Bowling Green festival of New Music, l’Eco Ensemble, et bien d’autres, avec des commandes du San Francisco Contemporary Music Ensemble, le 2010 Vancouver Cultural Olympiad, l’Ensemble Either/Or, OPUS (Paris), IRCAM, l’Orkestra Futura, Harvestworks, Studio Museum d’Harlem, le Glasgow Improvisers Orchestra, et bien d’autres. Lewis a été Ernest Bloch Visiting Professor à l’University of California Berkeley, Paul Fromm compositeur en résidence à l’American Academy à Rome, chercheur en résidence au Center for Disciplinary Innovation de l’University of Chicago et CAC Fitt artiste en résidence à la Brown University. Lewis a été honoré par le prix 2012 SEAMUS de la Society for Electro-Acoustic Music aux Etats Unis, et son livre A Power Stronger Than Itself : The AACM and American Experimental Music (University of Chicago Press, 2008) a reçu le prix de l’American Book Award. Lewis est co-éditeur de l’Oxford Handbook of Critical Improvisation Studies, en deux volumes, à paraître prochainement. Le professeur Lewis est venu à la Columbia University en 2004, ayant enseigné auparavant à l’University of California San Diego, à la School of the Art Institute de Chicago et à la Simon Fraser University dans le Contemporary Arts Summer Institute.

Transversal

English

 


Pour un
itinéraire-chant
vers…

La station « Transversal » est composée, d’une part, par un texte collectif élaboré par les membres de Paalabres sous la forme d’un cadavre exquis, chaque contribution étant présentée visuellement de manière différenciée; et, d’autre part, par trois échappées transversales : a)  un texte sur la notion d’hybride et les formes artistiques qui s’y rattachent; b) un texte  se référant à la créolisation du monde selon Edouard Glissant; et c) un texte se référant à l’idée de culture au pluriel, selon notamment Michel de Certeau.

 

Sommaire :

« Transversal » : collectif Paalabres
Hybride
Créolisation
Culture au pluriel


 

« Transversal » : collectif Paalabres

Voici un concept mou et difficile à saisir.
Si on remplace le v par un p, on aurait quelque chose qui transpercerait, aurait un impact phallocratique. Mais la transversale ne fait que traverser et on a du mal dans sa trajectoire à l’arrêter, et à mener une réflexion à son sujet.

Percer à jour par la traversée. Allers de travers.

Si on remplace le v par un f, on aurait le transfert (de capitaux ?), la transition vers l’inflexibilité du fer. Mais l’idée de transport (voyage, ébats amoureux ?) contenue dans « trans » va « vers » quelque chose d’indéterminé, dans une pérégrination liquide qui se verse dans quelque chose, se déverse, se renverse. On se laisserait porter par le trans-faire.

Dans les jeux de balles ou de ballon, « transversale » se dit d’une longue passe qui traverse la largeur du terrain et renverse le jeu. Alors, il faut être adroit, habile à l’envoi et la réception. Ceci implique non pas uniquement le destinataire de cette passe mais l’ensemble des participants. On ne considère jamais assez les choses et les gens qui rendent possibles des actions. N’oublions pas que toutes lucarnes de pénalités à 3 points sont les bienvenues, et pas sur la barre, s’il vous plaît !

Et si on commence par enlever le n… Les bruits, les images, les odeurs, les goûts, les contacts et les sens, ils traversent et à l’envers aussi, et puis se déversent et aussi à l’inverse, qu’on aille vers la transe ou pas.

— Vous avez dit trans, transverse et sale, versal, transversal ?

Attention, surtout ne pas remplacer le v par un grrrr de transgression agressive.

— Mon transversal, mais qu’est-ce qu’il a mon transversal ?

On évitera le « it » du transit intestinal, de la transition en sonate, de la transitoire des sonorités du domaine acoustique.

Est transversal tout ce qui coupe perpendiculairement l’axe longitudinal d’une chose de forme allongée. Et c’est très important! Par exemple, en topologie différentielle moderne, dont on rappellera que l’étude a été entreprise par René Thom sur des idées de Poincaré (Henri, le cousin de Raymond) et qui repose sur la notion de sous-variétés transverses. Bonsoir.

Certaines et certains vont même jusqu’à dire que des dislocations de l’écorce terrestre sont des failles transversales, foi de cnrtl !

Aller directement à quelque chose

Dans les pratiques musicales “en actes”, ne pas croire que les transactions financières en font partie.

Voir les synonymes de « transversal », il n’y a pas d’antonymes ?

La notion d’instabilité renvoie à quelque chose de vacillant, de fragile, en balance. Faudrait-il plutôt l’entendre comme « n’ayant jamais la forme attendue », « en route vers » etc.?
L’idée du transversal consiste à faire converger tous les termes de fragilité, balbutiement, tentatives, aller-et-retours, déplacements, migrations, transferts etc., vers une logique d’évolution solidement inexorable, propre au vivant des pratiques.

A quoi cela s’oppose ?
Dire que cela vient contre : souche, race, origine, pureté, péché originel, ADN…

Chien – La réalité n’est pas au-dessous de l’animal, même politique. Elle n’est pas autour, elle n’est pas à saisir, elle n’est pas un cadre, pas une finalité. La réalité se traverse. Écrire, vivre en général, c’est toujours à travers.

Transe vestale, trempée vespérale, entrant, ce verre sale…

Suivant qui le dit, vraie traversée réelle ou utilisation d’un langage institutionnel qui ne change rien.

« On arrive quelque part on ressort puis ça continue on ne sait pas où ça va, j’aime bien cette idée de musique qui est là, qu’on attrape à un moment donné, ça s’ouvre et puis ça se ferme et en fait la musique continue, ça laisse encore des traces. »

Disposé en travers

Tout serait assez clair, si au sein de chaque grande catégorie de pratique on était en présence d’une unité de comportements et d’esthétiques. Or, la diversité des modes de fonctionnement ne s’organise pas dans des frontières définissant des genres, mais s’expriment à l’intérieur même de chaque genre. Par exemple dans le monde du jazz, il y a des gens qui ne veulent fonctionner qu’avec des partitions écrites, et d’autres qui ont le projet d’insister au contraire sur les conditions d’une transmission orale. Dans le monde de la musique contemporaine, il y a peu de relations directes entre ceux qui écrivent des partitions, ceux qui improvisent, et ceux qui ont choisi de s’exprimer par des moyens électroacoustiques. Dans les musiques traditionnelles il y a ceux qui recherchent l’authenticité d’une pratique sociale perdue, et ceux qui veulent s’adapter aux conditions de notre vie en société. Dans les musiques amplifiées, il y a peu de points communs dans les manières de faire de ceux qui font de la techno, du hip hop, du rock, et ceux qui sont influencés par d’autres musiques. On peut dire que chaque jour, dans tous les domaines, un nouveau genre émerge.

Le transversal est toujours un transfert sale,
il oblige à des pratiques pas propres,
tu ne peux pas traverser sans te mouiller,
le travers, ça souille,
le travers souille (Travers ouille !)

Ça ne se passe pas toujours comme prévu, des fois ça passe, à travers, au travers…
mais des fois ça ne passe pas en travers, de travers.

La traversion, c’est l’aversion du travers : faut que ça file droit

Il y en a qui pensent qu’ils ne sont pas transversables les cons !

On peut envisager une musique du présent, d’un temps en train de se faire, qui nous oblige à rompre avec les habitudes de classements en courants, esthétiques, genres, influences culturelles, à refuser décidément l’identification aux cadres consensuels du déjà connu qui tendent à placer les artistes devant un paradoxe : il faudrait inventer dans la continuité, chercher des idées sans passer les limites, créer du neuf dans la ligne, du nouveau sans sortir du contexte organisé par les désignations, comme si ces désignations étaient là pour toujours, alors qu’elles sont elles-mêmes apparues, à un moment donné, pour faire sauter d’autres paradigmes, qualifier quelque chose que les classements anciens ne permettaient pas de saisir.

« Quand on réunit un groupe, on sait que ce sont des individualités. Chacun est capable de monter ses projets tout seul. L’équilibre est celui d’une co-construction, où qui se dit le chef n’est jamais qu’un menteur : chacun est à son endroit et on discute de plus en plus sur le détail. Ce sont des discussions musicales, dans les propositions, chacun prend la parole et peut intervenir. Ce sont toujours des choix communs. »

En transvers, de transverre, à transvert, au transvers

Décloisonner

« On arrive quelque part, on ressort, puis ça continue on ne sait pas ou ça va, j’aime bien cette idée d’une cuisine qui est là, qu’on attrape à un moment donné, ça s’ouvre et puis ça se ferme, et en fait, la cuisine continue, ça laisse encore des traces. »

Dans la conception du transversal, il serait aussi inapproprié de dire que telle ou telle création mêle des influences d’origines diverses, que d’être de quelque part ou de nulle part ; mieux vaut ne pas chercher une provenance ni une appartenance, il faut même renoncer à envisager une origine multiculturelle, ou une expression de la world music. L’origine d’une musique de la transversalité est ici, ailleurs ou partout : son origine est un projet, et l’origine du projet un désir de projet partagé par des musiciens qui apportent leur personnalité, leur énergie et leur imaginaire.

Si on l’utilise pour garder les cloisonnements et les silos sous prétexte de qualifications de quelques saupoudrages d’actions…

 


Contributions du collectif PaaLabRes — 2015

 


Trois échappées transversales :

Hybride
Créolisation
Culture au pluriel


 Pour un itinéraire-chant vers…


 

Nomade

English

 


Dessin : Alain Savouret

 

Pour un
itinéraire-chant
vers…

Nomade : « qui n’a pas d’établissement, d’habitation fixe »1. Ce terme appliqué aux arts, peut avoir, dans le cadre du collectif PaaLabRes, plusieurs sens :

  • Des pratiques artistiques qui s’inscrivent dans des processus constamment réinventés, plutôt que dans l’élaboration d’objets ou d’œuvres définitifs et immuables dans leur stabilité (même s’ils sont constamment réinterprétés).
  • Des pratiques artistiques qui s’envisagent dans la continuité entre les institutions et leur extérieur, entre le formel et l’informel, ou qui détournent à leur profit ce que les institutions peuvent offrir.
  • Des pratiques artistiques qui refusent les étiquettes stylistiques, dans un sens de co-existence active des esthétiques, de leur rencontre effective ou de leur mélange.
  • Des pratiques artistiques qui se situent dans des espaces de médiations entre les disciplines ou domaines de pensée : toutes les formes hybrides impossibles à classifier définitivement dans une seule catégorie d’action ; tout ce qui englobe dans un même acte la théorie et la pratique.

L’idée du nomadisme détermine la forme générale du présent « dispositif médiatique » dans lequel s’inscrit ce texte, en s’inspirant des aborigènes d’Australie (voir l’éditorial).

Deleuze et Guattari dans Milles Plateaux, dans un chapitre intitulé « Traité de nomadologie : la machine de guerre » décrivent l’existence d’une « science mineure » ou « nomade » qui se démarque fortement des pratiques scientifiques au sens « royal du terme »2 :

Les caractères d’une telle science excentrique seraient les suivants : 1) Elle aurait d’abord un modèle hydraulique au lieu d’être une théorie des solides considérants les fluides comme cas particulier (…). 2) C’est un modèle de devenir et d’hétérogénéité, qui s’oppose au stable, à l’éternel, à l’identique, au constant (…). 3) On ne va pas de la droite à ses parallèles, dans un écoulement lamellaire ou laminaire, mais de la déclinaison curviligne à la formation des spirales et tourbillons sur un plan incliné (…). 4) Enfin, le modèle est problématique, et non plus théorématique.3

Dans la première proposition de cette citation, Deleuze et Guattari font référence à un contraste entre l’espace « strié » et l’espace « lisse », notions empruntées à la musique par l’entremise de Pierre Boulez. Si on reprend l’image hydraulique ici présentée, une rivière est constituée par un flot constant en partie hasardeux dont il est difficile de saisir le détail. Une onde sonore complexe (le son de la rivière par exemple) est de même nature, un flot constant de sinuosités impossibles à analyser sans établir des repères. Pour tenter de comprendre la rivière on a besoin de strier l’espace de points remarquables et distincts les uns des autres : un rocher, un pont, un îlot, etc. Pour comprendre les sonorités, il faut des discontinuités : les notes de musique n’interrompent pas le flot de l’onde sonore complexe, mais elles permettent aux oreilles d’identifier des mélodies stables et reconnaissables dans leurs répétitions, alors que la sonorité du flot d’un torrent à un point donné n’apparaîtra dans sa globalité que comme un effet spécial, comme cas particulier. On est bien là dans la problématique fondamentale des paramètres stabilisés de la musique (hauteurs précises, durées précises, distinctes les unes des autres) qui constituent la base de la notation musicale occidentale d’une part, et des paramètres instables, en particulier le timbre qui s’inscrit dans une continuité (enveloppes dynamiques, spectres en évolution constante, inflexions, micro-variations, etc.) et qui concernerait ce qui ne peut pas s’écrire précisément. Ce phénomène peut être interprété, dans les perspectives de notre collectif, comme une différenciation entre des musiques centrées sur les éléments stables, la succession des notes identifiables, et des musiques centrées sur le timbre, la sonorité en tant que telle, étant entendu que ni les unes, ni les autres ne peuvent se passer sans la présence d’un mélange du stable et de l’instable : les notes sans timbre sont trop synthétiques, les timbres sans aspérités sont trop vite ennuyeux. Les « nomades » s’intéresseraient plutôt aux productions sonores instables.

Dans la deuxième proposition de la citation, la notion d’hétérogénéité dans des processus « en devenir », implique dans le contexte nomade qui nous intéresse de laisser indéterminée une grande partie de la production sonore, plutôt que d’en fixer définitivement le détail des contours. Plutôt que d’analyser chaque paramètre séparément pour les contrôler, l’approche qui laisse le flot des sonorités se dérouler dans toute sa complexité suppose de les aborder dans une globalité hétérogène impliquant l’interactivité et la non séparation des paramètres. La question de l’hétérogénéité peut s’élargir aux phénomènes d’interactions sociales, par rapport aux relations entre différents groupes ou différentes pratiques : mixité sociale dans une pratique donnée, confrontation des pratiques, genres et styles, confrontation des domaines artistiques, formes hybrides, créolisées, métissées, la culture se déclinant au pluriel. Seraient nomades ceux qui ne s’attachent pas à défendre une seule identité en disqualifiant toutes les autres, ceux qui sont prêts à assumer plusieurs rôles en se risquant à ne pas plaquer artificiellement un rôle particulier sur un autre, en se risquant à assumer pleinement les conditions imposées par chaque situation, sans pourtant s’attacher à une définition figée de chaque rôle pris séparément.

Concernant la troisième proposition de la citation des deux auteurs, on rejoint ici les concepts développés par Michel de Certeau sur la différenciation entre stratégie et tactique. Dans la stratégie, généralement imposée par en haut par un pouvoir, les lignes sont clairement définies dans des objectifs à atteindre, l’espace est rationalisé dans des perspectives fonctionnelles, les lois définissent ce qu’il est permis et surtout ce qu’il est interdit de faire. La tactique répond à des situations que se présentent, souvent fruits de la stratégie, en réagissant sur le champ pour en tirer profit. La stratégie trace des lignes de conduites au futur, à la lumière des faits historiques du passé, la tactique s’inscrit dans les méandres de la réalité dans un présent continuel. Le nomade ainsi serait celui qui laisse de manière pragmatique le monde suivre son cours, en réagissant aux circonstances, avec le danger de ne jamais le maîtriser, ni sans doute de le changer.

Finalement, dans le quatrième point de leur définition, l’idée est que le « nomade » se confronte à la complexité des choses et des situations, construisant au fur et à mesure de leur évolution, un questionnement pour définir un comportement d’action. Il ne s’agit pas de d’ériger des lois, des vérités incontournables, des « théorèmes », qui vont induire des comportements acceptables, mais de déterminer un cheminement s’équilibrant entre des précipices catastrophiques, entre des dérives se manifestant de part et d’autre de la voie en train de se tracer, un cheminement qui problématise la réalité complexe. Le nomade serait celui qui ne simplifie pas la réalité dans des principes catégoriques facilement intelligibles, mais qui se confronte à la complexité variable du monde globalisé.

L’idée de nomadisme est, chez Daniel Charles, liée à la notion développée au XXe siècle de « désoeuvrement », non pas dans le sens de ne pas savoir quoi faire de son temps, ou d’être hors du champ du travail officiel, mais dans le sens de se démarquer de la notion d’œuvre identifiée dans un objet fini4. La référence principale de Daniel Charles est John Cage, dont beaucoup de partitions impliquent des processus qui déterminent les sonorités ou les évènements de manière indépendante du compositeur et localisée dans la réalisation particulière d’un exécutant inventif. La partition n’est plus une œuvre unique, mais peut susciter une infinité d’œuvres potentielles. En relation avec cette notion, Daniel Charles cite les travaux de Pierre Lévy sur les applications des ordinateurs dans les domaines artistiques, où « l’utilisation des moyens informatiques incite à la conception de matrices d’œuvres possibles ».5 L’artiste ne produit plus une œuvre mais construit un logiciel – Pierre Lévy parle de programme-source, de matrice ou d’hypertexte – qui va de manière automatique générer un nombre infini de versions dans des « instances » particulières d’une même structuration.

Pour nous, la notion de nomadisme, influencée par les nouvelles technologies et l’économie mondialisée, doit être envisagée de manière beaucoup plus large. Il convient de prendre à la lettre que l’idée du désoeuvrement comprend aussi l’importance dans notre société d’aujourd’hui de l’errance et de la précarité des vies désoeuvrées, y compris dans le domaine culturel au sens large, dans la société du loisir, dans les formes qu’on a tendance à dévaloriser des expressions artistiques et dans les activités anonymes se déroulant hors de la scène publique, ou hors de la sphère de la publicité.

Une interprétation possible du mot « nomade » concerne son rapport antonyme avec celui de « sédentaire », comme l’a développé Isabelle Stengers dans le chapitre du septième tome de Cosmopolitiques, intitulé « Nomades ou sédentaires ? ». Elle décrit cette distinction entre ces deux termes comme éminemment dangereuse car se prêtant « à tous les malentendus ». Les nomades sont rejetés par les sédentaires (ceux qui viennent d’ailleurs pour déranger nos habitudes), mais dans notre société les sédentaires sont ceux qui « refusent la modernité », s’accrochant à leur petit monde tranquille, les nomades étant ceux qui sont prêts à prendre le risque du changement.6 Le nomadisme devient vite alors un parcours obligé vers le progrès et les formes artistiques avant-gardistes tentant de faire table rase du passé. La norme nomade pourrait bien être perçue dans ces conditions comme sédentaire. Les deux termes peuvent complètement se retourner par rapport à des contextes particuliers. En conséquence, pour Stengers, ils doivent être « mis en tension ».

Mais dans le sens que nous voulons privilégier du nomadisme, il s’agit d’une situation qui se situe hors du champ des logiques de sédentarisations institutionnelles et des prises de risque de l’expérimental moderniste, sans pour autant les exclure. L’espace du nomadisme est un lieu localisé dans lequel le nomade se déplace au quotidien, sans que l’endroit où il aille n’ait beaucoup d’importance, comme l’artisan qui se soucie de sa pratique au quotidien sans prétendre couvrir de nouveaux territoires. Le nomade peut investir soudainement les autres territoires par des razzias, mais il retourne ensuite à son errance délimitée. L’espace lisse est ponctuée d’objets signifiants, de stries, il est borné par des frontières. Pour revenir à Mille Plateaux :

Le nomade a un territoire, il suit des trajets coutumiers, il va d’un point à un autre, il n’ignore pas les points (point d’eau, d’habitation, d’assemblée, etc.). (…) Même si les points déterminent les trajets, ils sont strictement subordonnés aux trajets qu’ils déterminent (…). Un trajet est toujours entre deux points, mais l’entre-deux a pris toute sa consistance et jouit d’une autonomie comme d’une direction propre. La vie nomade est un intermezzo.7

Jean-Charles François – 2015

1. Dictionnaire Le nouveau Petit Robert, Paris : Dictionnaires Le Robert, 1967/2002, p. 1736.

2. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris : Les Editions de Minuit, 1980, pp. 434-527. Notons que le concept de « nomade » est pour ces auteurs associés à l’idée de la « machine de guerre », espace extérieur à l’appareil d’Etat et à ses deux têtes, le roi-magicien et le prêtre-juriste. Cette machine de guerre peut être récupérée par les Etats en vue de guerres effectives, l’espace nomade est une machine de guerre qui n’utilise pas forcément la guerre effective.

3. Ibid., p. 446-447.

4. Daniel Charles, Musiques nomades, écrits réunis et présentés par Christian Hauer, Paris : Editions Kimé, 1998, chapitres 15 et 16, pp.211-231.

5. Pierre Lévy, La machine univers, Paris : Ed. de la Découverte, 1987, p.61.

6. Isabelle Stengers, Cosmopolitiques, tome 7 « Pour en finir avec la tolérance », Paris : Ed. La Découverte/ Les Empêcheurs de tourner en rond, 1997, p. 85.

7. Deleuze et Guattari, op. cit., p.471.


 Pour un itinéraire-chant vers…

 

Expérimental

English


Pour un
itinéraire-chant
vers…

Le terme « expérimental » reste difficile à définir dans le cadre des arts, et en ce qui concerne les préoccupations du collectif PaaLabRes pose un certain nombre de problèmes. Une première définition semblant convenir aux pratiques artistiques va dans la direction de l’idée d’essai liée à l’expérience. Toute pratique de production sonore implique un degré de tâtonnement, d’expérimentation pour arriver à l’optimum d’un résultat désiré. On fait une série d’essais afin de parvenir à une solution satisfaisante selon l’oreille du praticien ou de celles des auditeurs extérieurs. Par la référence à l’expérience, on implique que les essais se font dans le cadre d’une interaction entre un être humain et un matériau concret. Dans cette première acception, on est loin de la définition d’expérimental dans un sens de recherche scientifique qui, selon le Petit Robert s’articule comme « Expérience empirique qui consiste dans l’observation, la classification, l’hypothèse et la vérification par des expériences appropriées ».

Pourtant, la présence, depuis déjà pas mal de temps, des musiciens praticiens (instrumentistes, chanteurs,…) dans l’université a nécessité d’envisager la recherche d’une manière appropriée à leur situation. Si l’acte même d’interprétation a été considéré comme constituant en tant que tel, sous certaines conditions, une création originale, on est arrivé à proposer la notion d’expérimental comme étant mieux à même d’encadrer un processus de recherche : il ne s’agissait pas seulement de jouer, mais de définir un projet similaire à l’expérience empirique décrite ci-dessus.

La définition d’expérimental se complique par le fait que ce terme a été utilisé pour décrire des mouvements esthétiques particuliers s’inscrivant dans un contexte historique singulier. D’une part, John Cage et son cercle sont très souvent décrits comme constituant ce qu’on appelle la « musique expérimentale »1. La définition célèbre de Cage concernant le terme d’expérimental est qu’il peut être utilisé à condition de ne pas le comprendre comme la description d’un acte qu’on peut par la suite juger comme réussi ou raté, mais plutôt de l’envisager comme un acte dont on ne connaît pas à l’avance le résultat2. Il met ici l’accent sur un processus d’élaboration dans lequel la volonté du créateur compositeur doit être absente, dont l’agencement et la nature des sonorités ne sont pas déterminés au départ et qui ne préjuge pas de ce que l’expérience de l’auditeur pourrait impliquer. Le terme expérimental a aussi été utilisé pour décrire des compositeurs du XXe siècle – la plupart américains et s’inspirant du pragmatisme (Charles Ives, Henry Cowell, Edgar Varèse, Harry Partch, Robert Erickson,…) – qui ont refusé de baser leur musique sur des théories conceptuelles et qui se sont plutôt tournés vers la matérialité de la production sonore. C’est aussi dans ce sens d’une production plus directe sur la matière sonore, que les musiques électro-acoustiques ont été qualifiées de « musiques expérimentales » : les studios de musique électronique ou de musique concrète avaient aussi pris l’aspect de laboratoires scientifiques. L’étiquette « musique expérimentale » s’applique aujourd’hui à un nombre infini de pratiques, surtout lorsqu’elles sont difficiles à catégoriser dans un genre traditionnel spécifique.

Cette multiplicité de significations, dans certains cas très vagues, rend l’utilisation du mot « expérimental » propice à des malentendus et son rôle dans la collection des concepts de PaaLabRes reste particulièrement indécis et instable. On se contentera de l’utiliser dans des perspectives d’une définition de ce que pourrait être la recherche dans les domaines artistiques. Dans ce cadre, l’Institut Orpheus de Gand en Belgique a publié récemment un ouvrage (Experimental Systems, Future Knowledge in Artistic Research, Michael Schwab (ed.), Orpheus Institute, Leuwen, Belgique : Leuwen University Press, 2013). Cette publication est centrée sur les travaux de Hans-Jörg Rheinberger3, directeur du Max Planck Institut pour l’histoire des sciences, qui ont porté notamment sur les systèmes expérimentaux, avec des perspectives d’applications éventuelles dans les domaines artistiques. Pour cet auteur, les systèmes expérimentaux s’articulent autour de quatre catégories :

  1. Il doit y avoir une relation interactive intime entre les objets scientifiques et leurs conditions de production technique, de manière inséparable. Cette relation est à la fois locale, individuelle, sociale, institutionnelle, technique, instrumentale et surtout épistémique. Il souligne le caractère hybride des systèmes expérimentaux et par là, leur impureté.
  2. Les systèmes expérimentaux doivent être capables de produire des surprises constituant des formes nouvelles de savoir. Ils doivent être conçus de façon à produire des résultats différentiels non prévus. Ils ont ainsi une certaine autonomie, une vie par eux-mêmes.
  3. Ils doivent être capables de produire des traces épistémiques (ce que l’auteur décrit sous le terme de « graphematicité »), qui montrent et incarnent leurs produits signifiants et qui peuvent être représentés dans des écrits.
  4. Les systèmes expérimentaux sont capables d’entrer dans des réseaux comportant d’autres ensembles expérimentaux par le moyen de conjonctures ou de bifurcations, formant ainsi des cultures expérimentales4.

Rheinberger parle de « l’esprit expérimental ». Pour lui d’une part, au centre de ce concept est l’interaction entre l’expérimentateur et le matériau, qui implique que, pour créer des situations nouvelles, l’expérimentateur est immergé dans le matériau. Ici, comme chez Bruno Latour et Isabelle Stengers, le matériau existe en tant que tel et l’interaction ici implique une relation qui va dans les deux sens. D’autre part, cet esprit expérimental procède d’une attention particulière au fait que la science est une pratique plutôt qu’un système théorique, il plaide pour des attitudes inductives, plutôt que déductives5. Il s’agit de se débarrasser de l’idée que la théorie de la connaissance est centrée sur un ego, un sujet qui essaie de dresser un réseau de théories sur un objet. Les situations expérimentales doivent répondre à deux exigences, a) une précision dans l’élaboration d’un contexte et b) une complexité suffisante pour laisser la porte ouverte à des surprises6.

Pour Rheinberger les « systèmes expérimentaux » ne peuvent être compris que comme un jeu d’interactions entre des machines, des préparations, des techniques, des concepts rudimentaires, des objets vagues, des protocoles, des notes de recherche, et des conditions sociales et institutionnelles. Les expériences ne sont pas seulement des véhicules méthodologiques à tester (à confirmer ou à rejeter) des savoirs qui ont déjà été établis de manière théorique ou bien postulés de manière hypothétique, comme le prétend la philosophie des sciences dans sa forme classique. Les expérimentations sont génératrices de ces savoirs – des savoirs dont on n’avait auparavant aucune idée7.

Au centre des processus scientifiques d’expérimentation, selon Rheinberger, les choses épistémiques et les objets techniques existent dans une relation dialectique. Les choses épistémiques se définissent comme des entités « dont les caractéristiques encore inconnues sont la cible d’une enquête expérimentale », ils sont paradoxalement l’incarnation de ce qu’on ne connaît pas encore8. Les objets techniques se définissent comme des sédimentations d’anciennes choses épistémiques, ils sont des objets scientifiques qui incarnent les savoirs institués dans un champ de recherche déterminé à un moment donné ; ils peuvent être des instruments, des appareils, des dispositifs qui délimitent et confinent l’évaluation des choses épistémiques. Les choses épistémiques sont nécessairement sous déterminées, les objets techniques au contraire sont déterminés de manière caractéristique9. Rheinberger nous dit :

Dans Towards a History of Epistemic Things j’ai voulu faire comprendre que les processus expérimentaux mettent en jeu une dialectique entre les choses épistémiques et les objets techniques, et qu’il y existe une relation fonctionnelle entre ces deux entités, plutôt qu’une relation substantielle. Les choses épistémiques qui ont atteint un certain point de clarification peuvent être transformés en objets techniques – et vice-versa : les objets techniques peuvent devenir de nouveau épistémiquement problématiques. Les technologies avec lesquelles on travaille sont normalement utilisées comme des boîtes noires ; pourtant, elles peuvent être rouvertes et devenir des choses dignes d’intérêt épistémique.

Selon Michael Schwab, dans son introduction à l’ouvrage, interprète l’idée de cultures expérimentales comme pouvant aussi s’appliquer aux recherches dans les domaines artistiques, à condition d’avoir une approche plus souple que celles utilisées dans les sciences :

« Lors de ma conversation avec Rheinberger (chapitre 15 du livre), il est apparu clairement que le type d’éthique dans la production, d’expérience et de sensibilité qui est requis dans les systèmes expérimentaux peut aussi être présent dans les pratiques artistiques : concentration sur une collection limitée de matériaux, attention portée sur les détails, itérations continues et l’inclusion d’évènements contingents et de traces au sein du processus artistique, permettant au substrat matériel de se manifester sur le devant de la scène, là où les traces sont assemblées »10.

Schwab soulève trois questions qui sont au cœur de l’interrogation de PAALabRes sur la notion de recherche dans le domaine des arts :

  1. Toutes les pratiques artistiques, dans la mesure où elles confrontent des matériaux à des manières de les traiter, peuvent se prétendre être des systèmes expérimentaux. Dans quelle mesure peut-on alors distinguer la recherche artistique de toute production de pratique artistique ?
  2. La question de la nouveauté, de l’originalité, du futur, du progrès, inscrite dans le cahier des charges de la recherche scientifique, et tout autant dans la modernité artistique désignée comme « musique expérimentale », est devenue subtilement au cours du XXe siècle comme une idée qui appartient sans doute au passé.
  3. Il y a une crise générale des représentations, qui amène à se demander si les formes académiques de publication de la recherche sont adéquates pour les domaines artistiques et si d’autres formes alternatives de représentation adaptées aux pratiques peuvent être utilisées.

De plus, on peut se demander avec Henk Borgdorff :

« quel est le statut de l’art dans la recherche artistique ? Les œuvres d’art ou les pratiques artistiques sont-elles capables de créer, d’articuler et d’incarner des connaissances et des accès à la compréhension ? Et si c’est le cas, quels sont les types d’œuvres d’art et de pratiques qui en sont capables (quel est le statut ontologique de l’art ici ?) et de quelle façon en sont-elles capables (quel statut méthodologique) ? »11.

La notion d’expérimental reste un terme indispensable pour envisager les spécificités de la recherche dans les domaines artistiques, mais sa manipulation reste très problématique étant donné la multiplicité de références qu’elle suscite, notamment avec le fait qu’elle est souvent revendiquée comme le territoire exclusif de la modernité de la tradition européenne savante.

En conclusion, on se référera à Paolo de Assis, un compositeur chercheur à l’Institut Orpheus de Gand, qui propose un mode de penser la recherche artistique sur des bases quelque peu différentes de celles proposées par l’analyse musicale, la théorie musicale et la musicologie tournée vers l’interprétation des œuvres du passé :

Il peut y avoir un mode différent de problématiser les choses, un mode qui, plutôt que d’être orienté vers la récupération des choses telles qu’elles sont, cherche de nouvelles manières de les exposer de façon productive. En d’autres termes, un mode qui, au lieu de regarder vers le passé de manière critique, projette les choses de manière créative dans le futur. Telle est la proposition finale de ce chapitre : d’inverser les perspectives de « porter son regard vers le passé » en concevoir de manière créative le futur des œuvres musicales du passé. Mon opinion est que c’est précisément cette voie que la recherche artistique pourrait adopter – un mode créatif qui rassemble dans un même mouvement le passé et le futur des choses dans des manières que ne peuvent aborder les modes non artistiques. En se faisant, la recherche artistique doit être capable d’inclure l’archéologie, la problématisation, et l’expérimentation dans sa culture interne. Faire de l’expérimentation artistique à travers les systèmes expérimentaux de Rheinberger devient une norme créative de problématisation, dans laquelle à travers l’idée de répétition différentielle de nouveaux assemblages de choses sont matériellement bricolés et construits12.

Dans les perspectives de PAALabRes, il faudrait pouvoir élargir la notion d’œuvres ou de choses du passé aux pratiques elles-mêmes telles qu’elles se présentent dans une tradition et telles qu’elles s’adaptent continuellement à de nouveaux contextes.

Jean-Charles François – 2015

1. Voir l’ouvrage de Michael Nyman, Experimental Music : Cage and Beyond, New York : Schirmer Books, 1974, deuxième édition, Cambridge et New York : Cambridge Univserity Press, 1999. Traduction française : Michael Nyman, Experimental Music, Cage et au-delà, trad. Nathalie Gentili, Paris : Editions Allia, 2005.

2. John Cage, Silence, Cambridge, Massachusetts et Londres, Angleterre : M.I.T. Press, 1966, p. 13.

3. « Hans-Jörg Rheinberger a enseigné la biologie moléculaire et l’histoire des sciences aux universités de Salzbourg, Innsbrück, Zürich, Berlin et Stanford, et dirige le Max-Planck-Institut de Berlin depuis 1997. Influencé par la pensée de Jacques Derrida, dont il a cotraduit la Grammatologie, il défend une épistémologie historique dont les objets principaux sont les systèmes expérimentaux. » (www.diaphane.fr)

4. Voir Hans-Jörg Rheinberger, « Experimental Systems : Entry Encyclopedia for the History of the Life Sciences » The Visual Laboratory : Essays and Ressources on the Experimentalization of Life, Max Planck Institut for the History of Science, Berlin. http://vlp.mpiwg-berlin.mpg.de/essays/data/enc19?p=1
Un tableau est présenté dans Paulo de Assis « Epistemic Complexity and Experimental Systems », Experimental Systems, Future Knowledge in Artistic Research, Michael Schwab (ed.), Orpheus Institute, Leuwen, Belgique : Leuwen University Press, 2013, p. 158.

5. Voir Hans-Jörg Rheinberger in conversation with Michael Schwab », Experimental Systems,…, op. cit., p. 198.

6. Ibid., p. 200.

7. Voir Henk Borgdorff, « Artistic Practices and Epistemic Things », in Experimental Systems, Future Knowledge in Artistic Research, op. cit., p.114.

8. Voir Paulo de Assis, op. cit., p. 159. Il cite Hans-Jörg Rheinberger, Toward a History of Epistemic Things, Synthesizing Proteins in the Test Tube, Stanford, Californie : Stanford University Press, 2004, p.238.

9. Ibid.

10. Michael Schwab, « Introduction », Experimental Systems…, op. cit., p. 7, ma traduction.

11 Henk Borgdorff, op. cit., p. 113.

12. Paulo de Assis, op. cit., p. 162.

 


 

 Pour un itinéraire-chant vers…


 

Écologie des pratiques

English


Pour un
itinéraire-chant
vers…

 
Qu’entend-on par « écologie des pratiques » ? Le terme d’écologie affirme que des êtres vivants ont des relations avec leur environnement, dans des configurations d’interdépendance. La vie et surtout la survie des êtres vivants dépendent d’autres êtres, qu’ils soient vivants ou inertes, dans des situations particulières. L’écologie est devenue une préoccupation importante étant donné les menaces qui pèsent aujourd’hui sur la survie de la planète entière, par rapport précisément aux actions des humains. Les questions écologiques concernent de plus en plus les domaines importants de la culture et des relations entre les êtres humains, en sortant des préoccupations purement scientifiques pour envahir la sphère du politique.

Dans le domaine des arts, l’écologie s’est manifestée récemment plutôt sur le registre d’une prise de conscience des phénomènes naturels, souvent en voie de disparition, ou bien d’une prise de conscience de l’environnement urbain dans des perspectives d’une moralisation des usages excessifs et d’une volonté de créer des pratiques pondérées qui respectent l’espace des autres et l’environnement en général. Dans le domaine culturel l’écologie est pensée comme l’influence qu’exerce l’environnement sur les comportements et les mentalités des individus qui y sont immergé.

Pour le collectif PAALabRes, l’application du terme d’« écologie » prend un autre sens dans sa relation aux pratiques. Le terme de « pratique » fait référence à des situations concrètes constituées par des actions s’inscrivant dans une durée. La pratique implique le plus souvent des relations entre des êtres humains dans un collectif, et aussi des interactions entre ces mêmes êtres et des objets, tout ceci se passant dans un environnement matériel, culturel et institutionnel bien déterminé. C’est un dispositif particulier de tous ces éléments interactifs, instables dans la durée, qui constitue une « pratique ». Dans les domaines artistiques, les pratiques se définissent à la fois par :

  1. Des relations hiérarchisées entre des personnes qualifiées. L’idée de hiérarchisation implique qu’il y a des personnes plus ou moins qualifiées et que les qualifications peuvent varier selon des rôles définis, certains rôles étant réputés plus prestigieux que d’autres. La hiérarchie elle-même peut être plus ou moins affirmée et plus ou moins contrôlée par des règles démocratiques.
  2. Des relations entre d’une part des personnes et des objets sur lesquels des actions particulières sont mises en œuvre. Les objets influencent les actions des personnes autant que les personnes façonnent les objets. Des gestes techniques sont développés en fonction du comportement des outils de production.
  3. Des usages plus ou moins fixés par des règles. Les règles proviennent de traditions établies, ou bien peuvent être inventées pour des contextes déterminés. Elles sont plus ou moins explicites, et lorsqu’elles sont implicites, on a souvent l’impression qu’il n’y en a pas. Pour créer l’absence de règle, il faut inventer des mécanismes qui pour être efficaces doivent être réglés comme du papier à musique.
  4. Des relations avec le monde extérieur, notamment avec le public à travers des médias particuliers. Mais aussi des relations avec d’autres pratiques voisines, ne serait-ce que pour s’en différencier, pour en être influencé, ou pour pouvoir les disqualifier.

Les pratiques peuvent être ainsi pensées comme des êtres, des entités vivantes en tant que telles, qui interagissent d’une manière ou d’une autre avec d’autres pratiques. L’interaction entre les pratiques est précisément ce qui intéresse notre collectif PAALabRes comme concept fondamental à développer.

Le concept d’« écologie des pratiques » a été développé par Isabelle Stengers, philosophe des sciences, dans le Tome 1 de Cosmopolitiques. Dans une interview publié dans la revue Recherche, Stengers, parlant de l’écologie en termes de relations entre les êtres et les populations, désigne ces relations comme ouvrant la voie à trois options possibles qui varient selon les circonstances : a) les individus peuvent être des proies ; b) ils peuvent être des prédateurs ; c) ils peuvent constituer des ressources. Un des exemples favoris de Stengers, s’inspirant des pratiques instaurées par Toby Nathan, gravite autours des pratiques de la psychothérapie occidentale cadrées par l’esprit scientifique de la médecine moderne et des pratiques des psychothérapies traditionnelles pré-modernes ou non modernes. La plupart du temps ces deux pratiques ont du mal à coexister, car les premières disqualifient toutes les autres au nom de la rationalité scientifique, et les autres sont tolérées du bout des lèvres par la première dans le cadre de la survie muséifiée des cultures. Pourtant les clés du succès des thérapies se trouvent bien souvent dans les croyances et l’environnement culturel des individus concernés :

En termes écologiques, la manière dont une pratique humaine se présente à l’extérieur, et notamment dont elle se propose d’entrer en relation avec le grand public, fait partie de son identité. Pour le moment, l’identité de la physique, c’est à la fois tous les êtres qu’elle a créés, le neutrino et consorts, et son incapacité à se présenter en tant que pratique au grand public. Pour moi, essayer de créer de nouveaux liens d’intérêt autour de la physique ou d’autres pratiques, c’est faire une proposition, non pas de changement radical mais de mutation d’identité. (…) Le physicien ne serait plus cet être qui, soudain, intervient au nom de la rationalité en disqualifiant tous les autres. (…) Dans ma spéculation, ce physicien pourrait devenir un allié si l’on décidait, par exemple, de prendre au sérieux les pratiques psychothérapeutiques traditionnelles qui font intervenir des djinns ou des ancêtres. Il saurait qu’en disant cela on ne prétend pas que le djinn est de même nature que le neutrino : il saurait qu’on va s’intéresser au risque de ces pratiques, à ce qu’elles réussissent à faire. Dans ce monde où les pratiques sont présentes par leurs risques et leurs exigences, le physicien peut coexister avec le thérapeute traditionnel1.

Dans le domaine des arts, en particulier dans l’art musical, parce qu’il est tellement lié aux problèmes d’identité, la disqualification des pratiques des autres est la règle plutôt que l’exception. Les genres ou styles sont plus souvent des proies ou des prédateurs, rarement des ressources. La disqualification se manifeste principalement de quatre façons différentes et souvent de manière simultanée : premièrement sur des questions de compétences ou d’expertises artistiques techniques, soit par exemple qu’on ne sache pas lire la musique sur partition, soit qu’on soit incapable d’improviser lors d’une soirée ; deuxièmement la disqualification se mesure à l’aune d’une prétendue authenticité, soit par exemple qu’on accuse une pratique de ne pas respecter une tradition, soit au contraire qu’on accuse une tradition d’être la source d’une stagnation mortifère ; troisièmement, la disqualification est induite par rapport à un succès public, soit en accusant une forme artistique d’être commerciale au point de ne plus faire partie de l’art légitime ou en l’accusant d’être trop éloignée de la compréhension du public, au point d’être trop marginalisée ; et quatrièmement elle s’inscrit dans un rapport aux institutions d’enseignement officielles, soit qu’une pratique donnée en soit exclue, soit au contraire que cette même pratique revendique fortement son existence hors institutions, celles-ci étant mises en accusation d’être la source d’existences trop confortables.

La question posée par la tentative de sortir des logiques infernales de la disqualification des pratiques des autres pour entrer dans une écologie des pratiques pacifiée n’est pas simple. Il ne s’agit pas de faire cesser les conflits, ou de fondre les cultures dans un « melting pot » idéalisé, mais plutôt d’organiser la confrontation des pratiques sur un pied de reconnaissance mutuelle et d’égalité de droits. La difficulté majeure à ce programme politique est qu’il ne s’agit pas de laisser les cultures coexister dans un espace même s’il apparaît à première vue pacifique : les enclaves multiples dans une institution commune (ou un territoire commun) dans l’ignorance mutuelle de leur raison d’être et dans des relations qui consistent simplement à les juxtaposer, voire même à les superposer, ne créent nullement les conditions d’un contrat démocratique viable susceptible de pacifier les antagonismes fondamentalistes. La confrontation effective des pratiques dans des mécanismes à inventer qui les obligent à les faire interagir dans le respect de leur propre existence, sans compromis, devient une nécessité pour faire face (tout au moins en partie) aux difficultés dans lesquelles s’enfoncent nos société. Seules l’existence d’institutions publiques dédiées à cet effet pourraient sans doute venir éviter le danger permanent de guerres civiles plus ou moins violentes.

L’écologie des pratiques se décline sur le mode de l’émergence continuelle de pratiques nouvelles à partir de celles déjà en existence et de la disparition d’autres pratiques. Ce phénomène semble s’être fortement renforcé par l’apparition des moyens électroniques de communication instantanée. L’apparition de ces nombreuses pratiques implique dans chaque cas, comme le note Isabelle Stengers, la « production de valeurs, (…) la proposition de nouveaux modes d’évaluation, de nouvelles significations »2. Dans les perspectives de l’écologie des pratiques, il ne s’agit plus de penser ces valeurs, évaluations et significations comme venant remplacer les anciennes au nom d’une vérité qu’on aurait enfin découverte, mais elles « ont pour enjeu la production de nouvelles relations venant s’ajouter à une situation déjà produite par une multiplicité de relations »3. La multiplicité extraordinaire des pratiques qui émergent et disparaissent, par le contenu très varié des significations qu’elles expriment, a pour conséquence la remise en cause des processus de normalisation menant à des vérités universellement reconnues et imposées à tous. Aux idées, source d’imposition de « faits incontournables », s’opposent la résistance des pratiques qui se confrontent à l’instabilité des réalités et de leurs valeurs relatives à des contextes.

En conséquence, l’idée ici d’écologie ne concerne pas seulement les contenus des œuvres ou démarches artistiques par rapport à une écologie du sonore, c’est-à-dire d’une part les questions relatives à la pollution sonore dans nos sociétés, et d’autre part à la mise en valeur des environnements sonores diversifiés. L’écologie des pratiques implique un ensemble complexe qui gravite autours des notions d’interaction entre êtres humains, entre les humains et les non-humains, en particulier avec les objets inertes et les technologies. Dans ce cadre les pratiques artistiques sont confrontées, comme les autres pratiques, à de difficiles dilemmes ayant trait par exemple aux questions de piratage des données, de respect du droit d’auteur, du pouvoir publicitaire des médias, de l’économie des industries culturelles et du subventionnement des pratiques alternatives, d’accès gratuit ou non aux informations, d’accès facilité aux apprentissages (notamment spécialisés dans des techniques) et à la pensée critique, d’accès à des emplois, en bref tout ce qui contribue à influencer l’environnement, son avenir instable et incertain, et l’existence des êtres en son sein.

Jean-Charles François – 2015

1. Isabelle Stengers : « Inventer une écologie des pratiques » www.larecherche.fr/savoirs/autre/isabelle-stengers-inventer-ecologie-pratiques-01-04-1997-69210

2. Ibid., p. 59.

3. Ibid.


 

 Pour un itinéraire-chant vers…


 

Praxis

English


Pour un
itinéraire-chant
vers…

Aujourd’hui, l’enjeu politique s’articule sur l’opposition entre les concepts de poiêsis, qui renvoie à une fabrication qui produit un objet, une œuvre, et de praxis, qui implique une action qui n’a pas d’autre fin qu’elle-même. L’œuvre, selon H. Arendt, domine la modernité, surtout à travers la fabrication infinie d’objets et d’outils, dans des logiques où le produit final prime sur les processus d’élaboration qui restent cachés comme moyens de parvenir à des fins :

Les outils de l’homo faber, qui ont donné lieu à l’expérience la plus fondamentale de l’instrumentalité, déterminent toute œuvre, toute fabrication. C’est ici que la fin justifie les moyens ; mieux encore, elle les produits et les organise. (…) Au cours du processus d’œuvre, tout se juge en termes de convenance et d’utilité uniquement par rapport à la fin désirée.1

Cependant toutes les pratiques d’aujourd’hui doivent d’une façon ou d’une autre se confronter aux formes de stockage des informations mises à la disposition par les technologies électroniques qui viennent subtilement changer la donne : enregistrements, disques, mémoires électroniques,.. La fixité des mémoires électroniques tend à une réification générale à la fois des œuvres sur partition et des actions ritualisées fixées dans la mémoire collective des participants. L’enregistrement fixe à jamais un moment particulier, mais dans ce processus même de solidification du réel, moins que jamais il ne peut prétendre représenter la tradition authentique : c’est comme ça que à un certain moment des individus ont fait cela, c’est un exemple parmi d’autres d’un type de pratique. Par ailleurs la numérisation des mémoires permet très facilement de les pirater à loisir et de les modifier à son propre profit. Les enregistrements fixent des évènements réels, mais ils sont précaires dans leur virtualité. Pour échapper à la marchandisation, il n’y a pas d’autres choix que de ruser en s’assurant que chaque évènement ne soit pas la simple répétition exacte d’une version qui l’a précédée.

Cependant ces technologies entament aussi énormément la prétention à l’exclusivité des traditions et par là, leur aura. Elles favorisent les différenciations des pratiques dans tous les domaines et donc remettent au premier plan le caractère processuel et collectif de la praxis.

Pour Hannah Arendt, le terme de praxis est remplacé par « l’action », liée le plus souvent à la « parole ». Pour elle, la condition de l’action dépend à la fois d’un collectif d’êtres humains à la fois égaux et différents. Dans ce sens, l’action et la parole caractérisent l’acte politique dans sa plus haute manifestation : faire quelque chose ensemble en reconnaissant également nos différences2

L’action, en tant que distincte de la fabrication, n’est jamais possible dans l’isolement ; être isolé, c’est être privé de la faculté d’agir.

H. Arendt compare les systèmes d’interactions politiques de la Grèce et de Rome. Dans la Grèce antique les lois sont là pour permettre les actions subséquentes des citoyens, « la polis n’était pas Athènes, mais les Athéniens »3.

La société moderne, plus influencée par Rome que par Athènes, a complètement dégradé l’action. Et Arendt de noter :

Ce sont précisément ces occupations, celles du guérisseur, de l’acteur, du joueur de flûte, qui fournissent à la pensée des Anciens les exemples des plus hautes et des plus nobles activités de l’homme.4

La réhabilitation de la praxis à l’époque de la mondialité électronique, remet le joueur de flûte dans la position d’être acteur de sa propre pratique5, dans l’instabilité des rapports à autrui, le caractère éphémère des actes, et l’imprédictibilité des fins6.

Jean-Charles François – 2015


1. Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris : Calmann-Lévy, 1961-1983, p. 206. Bien qu’elle ne fait que peu de références aux termes de poiêsis et de praxis, son exposé, portant sur trois éléments essentiels de la condition humaine, le travail, l’œuvre et l’action, donne des clés importantes pour comprendre ce qui est en jeu dans le monde d’aujourd’hui.

2. Hannah Arendt, op. cit., chapitre V, « L’action », p. 231-314.

3. Ibid., p.254.

4. Ibid., p.268.

5. Voir Marc’O, Théâtralité et Musique, Paris : Association S.T.A.R., 1994 : « Nous avons dit que dans son sens large, le mot acteur se rapporte à l’activité produite plus qu’à un statut social (une identité). Idéalement, l’acteur, auteur de ses actes, est un auteur qui vérifie, agit. A travers ses actes, que ce soit sur la scène du travail, sur la scène sociale, familiale ou ailleurs, il essaie de comprendre ce qu’il lui manque d’essentiel. Seule l’action lui fait comprendre ce qu’il lui manque. Et ce qu’il lui manque, c’est cela même qui fonde sa vie. Il lui reste à en faire des buts de vie. Ainsi, peut-il se fixer un dessein. Par là, il a un destin, il contribue à développer la culture. Il fait l’histoire. » (page 86).

6. Voir Jean-Charles François, « Le Bèlè martiniquais face aux héritiers de l’art autonome », Les Périphériques vous parlent, N°36 Web, Paris, 2012. La pratique de danse, poésie, musique traditionnelle Bèlè en Martinique est un exemple vivant de l’idée de Praxis telle qu’elle est définie dans ce texte.


 

 Pour un itinéraire-chant vers…


 

Oralité

English


Corps sensible et modèles appris

Pour un
itinéraire-chant
vers…

 
Dans le discours musical, l’oralité se résume souvent à deux affirmations : « apprendre d’oreille » et « sans partition ». Or l’oralité, et le terme apparait alors réducteur, renvoie en fait à un engagement sensoriel dans la pratique du sonore. Celle ci mobilise conjointement l’oreille qui écoute, l’œil qui observe, la voix qui chante, le corps qui danse, les pieds qui battent, les mains qui jouent, la parole qui surgit, au service d’un projet fait d’expériences, de tâtonnements et de constructions individuelles et collectives.

Cette sensoricité, terme globalisant repris par Alain Savouret, participe de la part ineffable de toute action humaine car non modélisable (ou échappant à une modélisation totalisante, définitive). Elle se redéfinie constamment par l’ingestion permanente de nouvelles expériences du domaine de l’audible, du vocal, du tactile, du gustatif, du visuel, du mouvement corporel… de l’être en action – réaction à son environnement. Elle intègre de plus des éléments de traditions relatives au milieu socio culturel de tout un chacun.

Tout être humain est constitué de cette part ineffable qui se révèle dans ses actions les plus diverses. Elle interagit constamment avec la part modélisée relative à l’action entreprise et maitrisée, plus ou moins, par l’acteur (techniques manuelles, connaissances théoriques, culture historique,…) pour déboucher sur des productions uniques car portées par son être global.

Dès lors, la question n’est pas de développer ou de refuser l’oralité ainsi définie (elle est là !) mais bien d’évaluer au plus près la part des modèles constitués, symbolisés par le rapport à l’écrit, dans la pratique. Ce dosage, de l’ordre de l’inconscient, peut se questionner, être mis en lumière par la confrontation à l’autre. Les pratiques collectives ouvertes peuvent ainsi être les lieux où s’élucident une part de ces équilibres individuels. Les frontières peuvent y trouver davantage de mobilité, de porosité. Les bricolages inter personnels deviennent possibles, chacun amenant son stock d’objets en vue de réaliser des assemblages qui peuvent devenir, ou pas, réalisations finies.

L’oralité interroge notre rapport à l’écrit et au modèle à reproduire. Il y a oralité en toutes sociétés ; c’est le degré de présence et d’usage de l’écrit qui introduit des différences entre reproduction du modèle, discours analytique d’une part et variabilité des objets dans le temps de leur production, discours analogique d’autre part.

Ce point de vue sur l’oralité permet d’envisager la pratique musicale sous l’angle du corps sensible comme variable des modèles appris.

Michel Lebreton – avril 2014