La contribution de Vincent-Raphaël Carinola et Jean-Geoffroy est en deux parties. D’une part un article de recherche, « Espaces notationnels et œuvres interactives », initialement publié en anglais sous le titre “On Notational Spaces in Interactive Music”, by Vincent-Raphaël Carinola and Jean Geoffroy, dans le actes du colloque organisé par PRISM-CNRS à Marseille (en mai 2022). D’autre part la transcription d’une rencontre entre Vincent-Raphaël Carinola, Jean Geoffroy, Jean-Charles François et Nicolas Sidoroff qui a eu lieu en février 2023 à Lyon.
Accès aux deux parties et à leurs versions en anglais :
Première partie
Accès à l’article « Espaces notationnels et œuvres interactives »
Access to the original English version of “On Notational Spaces in Interactive Music”
Deuxième partie
Rencontre avec Carinola, Geoffroy, François, Sidoroff
Access to the English translation of « Encounter with Carinola, Geoffroy, François, Sidoroff »
Rencontre avec
Jean Geoffroy, Vincent-Raphaël Carinola
et
Jean-Charles François, Nicolas Sidoroff
1er février 2023
Sommaire :
1. Origines de la collaboration
2.1 Toucher Thérémine et Agencement
2.2 Toucher, l’exigence d’une corrélation mains/oreille
2.3 Toucher, notation
2.4 Toucher, la forme
2.5 Toucher, processus temporel de l’appropriation de la pièce
3.1 Virtual Rhizome, smartphones, hochet primitif, espaces virtuels
3.2 Virtual Rhizome, le chemin vers la virtuosité, l’écoute
3.3 Virtual Rhizome, une collaboration compositeur/interprète/réalisateur en informatique musicale
3.4 Virtual Rhizome, la « Partition »
3.5 En conclusion : Références à André Boucourechliev et John Cage
1. Origines de la collaboration
François
Raphaël
Carinola
Lors d’un concert à Séoul, j’avais fait une sélection des applications en prenant en compte leurs cadres, possibilités sonores, leurs développements possibles et j’avais écrit une forme courte en guise d’introduction au concert dans lequel nous avions également joué d’autres pièces de Xavier.
Ce dont je me suis rendu compte presque immédiatement c’est qu’il était possible de recréer des espaces différents de ceux imaginés par Xavier, il était également possible de travailler sur une sorte « d’intimité sonore » car en effet il n’y a rien de « démonstratif » dans le jeu que l’on peut avoir avec un smartphone, il faut amener le public à entrer dans l’espace qu’on lui propose, et grâce aux différentes applications prise dans un autre sens et surtout utilisées de façon différentes, c’est comme si j’avais devant moi un nouvel instrument.
Dans ce cadre, tout part du son et de l’espace qu’il suggère, ensuite il faut une narration qui nous permettra de garder un cadre relativement clair car sans ce cadre nous risquerions de tourner rapidement en rond et jouer avec les smartphones comme un enfant avec son hochet…
Comme pour le Light Wall System[4] également créé par Christophe, le plus intéressant en dehors de la musique en elle-même, c’est la nécessité absolue d’un travail sur une narration, sur une forme, chose qui devrait être évidente pour tout interprète, mais que parfois on oublie au profit de l’instrument, sa virtuosité, sa place sur scène…
Avec les applications SmartFaust[5], il s’agissait avant tout de retrouver un son sans « artifices » qui nous permettrait de convoquer le public dans un univers sonore totalement revisité.
Ensuite après ce concert Christophe a eu l’idée d’aller plus loin dans ce travail avec les smartphones et donc c’est à ce moment qu’il a proposé à Vincent d’imaginer une pièce pour « Smart-Hand-Computers – SHC », terme qui représente mieux cette interface que le mot « smartphone » qui est avant tout utilisé pour nommer un téléphone.
Par contre dès le début, le processus a été différent qu’avec Xavier, ne serait que pour la création des sons, le fait d’avoir deux SHC totalement indépendants l’un de l’autre, avec une écriture intégrant des propositions aléatoires et surtout un travail sur l’écriture de la pièce elle-même en faisait un projet totalement différent de ce que j’avais fait auparavant. De plus cette pièce est pour nous (Christophe et moi) l’occasion d’imaginer d’autres cadres interprétatifs : nous avons une version solo avec un dispositif qui ressemble à celui du Light Wall System, et nous travaillons à une proposition pour deux danseurs. Virtual Rhizome de Vincent-Raphaël Carinola fonctionne vraiment comme un laboratoire permanent, qui nous incite à des relectures permanentes ce qui est essentiel pour un interprète. En effet ces trois propositions autour d’une même pièce questionne notre rapport au public : a) de l’intime en solo avec deux SHC ; b) dans une forme d’adresse au public dans le cadre du dispositif LWS ; et c) dans le cadre d’une pièce chorégraphique dans laquelle les danseurs seraient en même temps les interprètes de la musique qu’ils incarnent.
Cette pièce permet de requestionner l’acte interprétatif ce qui en soit est passionnant, question que l’on ne se pose pas assez en tant qu’interprète je trouve.
2.1 Toucher, Thérémine et Agencement
Raphaël
À la suite de cette première expérience on s’est demandé s’il ne serait pas intéressant d’écrire carrément une œuvre pour cet « instrument », sachant qu’à partir du moment où le thérémine est connecté à l’ordinateur, l’instrument n’est plus le thérémine (d’autant plus qu’on n’en entend jamais le son). L’instrument, c’est le thérémine connecté à l’ordinateur, à des sons et des modules de traitement sonore diffusés autour du public. C’est d’ailleurs en partie le sujet de l’article « Espaces notationnels et œuvres interactives » qu’on pourra trouver dans la présente édition : l’instrument devient un dispositif de jeu. Ce que nous considérons comme étant l’instrument, le thérémine, c’est juste une partie du dispositif, lequel est de fait le « vrai » instrument. Le thérémine possède des antennes qui captent les gestes de l’interprète, des lampes ou des circuits électroniques qui génèrent un son variant en fonction de la distance des mains par rapport aux antennes et, parfois, dans le même meuble, un haut-parleur. C’est comme les guitares électriques, il y a une sorte d’ampli, qui peut être plus ou moins près du musicien. Ce qui m’intéresse là-dedans, c’est qu’on peut dissocier les éléments organologiques de l’instrument pour faire de chaque composante un support d’écriture. L’interprète est alors confronté à une sorte d’objet éclaté dans un dispositif. L’interprète fait face, d’une part, avec un instrument très différent de l’instrument traditionnel, puisqu’il ne contrôle pas tout, il y a une partie des sons qui est générée par l’ordinateur — il joue donc d’un instrument qui a la capacité de fonctionner tout seul — et, d’autre part, il doit suivre une partition qui n’est pas entièrement constituée de la notation sur les portées. La partition inclut aussi le programme informatique, et contient les sons que j’ai fabriqués, intégrés dans la mémoire de l’ordinateur. Donc, la partition elle-même se trouve éclatée dans l’ensemble de supports : la partition graphique des gestes, celle des sons, le programme informatique, les programmes interactifs, et même le « mapping », c’est-à-dire la façon dont on va corréler l’interface aux sons et au déroulé de la pièce.
C’est pourquoi le travail de l’interprète est assez éloigné de celui de l’interprète qui a à faire avec un instrument avec lequel il fait corps, car, avec cet instrument nouveau qu’est le dispositif, le corps tend à être séparé de la production directe des sons. Une partie du fonctionnement de l’instrument lui échappe. Il ne contrôle pas toujours tous les sons (puisque c’est moi qui les ai fabriqués, ainsi que les modules de traitement). En plus, l’ordinateur peut avoir un fonctionnement automatique. C’est ça qui est intéressant, justement, parce que ça veut dire que la façon d’agencer l’interprète à ce dispositif-là devient en elle-même un objet de création, l’objet du travail de composition, c’est ça qui est très beau. On ne peut pas considérer l’interprète comme quelqu’un qui s’approprie une pièce fixée à un support, extérieure à lui, et qu’il vient ensuite interpréter : il fait partie de l’œuvre, il est une composante de cet ensemble « composé » des interfaces, de l’ordinateur, les sons fixés, lui, le musicien, sa présence corporelle sur scène, etc. On a le même type de problématique, mais abordée d’une façon très différente et très étrange avec Virtual Rhizome.
Le fait que la situation dans laquelle nous nous trouvons nous échappe en partie, car loin d’être confortable cette situation me perturbait vraiment. Ce projet m’a permis de me retrouver réellement au centre, avant tout comme « écoutant » avant d’être interprète. Cela oblige à une concentration, une attention à tous les événements sonores que nous générons ainsi que ceux que nous ne contrôlons pas forcément et que nous devons nous approprier et intégrer à notre « narration ».
Ce qui rend cette attitude plus sensible, c’est le fait que pour ces instruments tout parait simple car juste en relation avec un mouvement. Même si le Thérémine est extrêmement technique, chacun développe sa propre technique, attitude reliée à une forme d’écoute intérieure du son, écoute qui ne passe pas exclusivement par nos oreilles mais également par le corps.
Raphaël
2.2 Toucher, l’exigence d’une corrélation mains/oreille
Raphaël
Il y a ensuite le travail d’interaction, sur quoi agit-on réellement, un volume, une forme sonore, quels sont les paramètres sur lesquels nous agissons ? À partir de là nous avons notre « aire de jeu » et la main peut s’y développer, tout d’abord de façon intuitive puis peu à peu de façon de plus en plus écrite au fur et à mesure de l’avancée du travail.
Nous avons toujours un rapport intuitif au son, nous y réagissons de façon totalement instinctive, donc, il nous faut partir de là, et creuser le rapport son/geste pour lui donner une forme de cohérence singulière.
Raphaël
2.3 Toucher, Notation
La question au final est : doit-on jouer ce qui est écrit ou ce qu’on lit ?
Cette approche change énormément de choses. Il y a beaucoup de pièces où vous avez des notes de programmes, qui ressemblent plus à des modes d’emplois, parfois nécessaire mais cela devient problématique lorsqu’il n’y a rien côté !
Lorsque l’on lit Kontakte de Stockhausen même sans avoir lu la notice, on est capable d’entendre les énergies qu’il a écrit dans la partie électroacoustique. Dans Toucher, comme dans Virtual Rhizome, nous avons une structure très précise, et en même temps, suffisamment d’indications pour laisser une liberté d’écoute de l’interprète pour s’approprier la pièce, dans les proportions qui sont celles données par le compositeur. C’est vraiment cet alliage entre un son pressenti et un geste, équilibre instable… mais c’est la même chose chez Bach.
Il est essentiel à travers des pièces comme celles de Vincent d’avoir cette perception intime : qu’est-ce que j’ai envie de chanter, finalement, qu’est-ce que j’ai envie de faire entendre, qu’est-ce qui me plaît là-dedans ? Si on adopte exactement la même attitude derrière un marimba ou un violon ou un piano, l’interprète va vraiment réaliser quelque chose qui sera singulier et qui correspondra à une vraie appropriation du texte qu’il est en train de lire. Il s’agit de faire entendre et penser comme lorsque l’on entend la lecture d’un poème : ce qui sera intéressant ce sera la multiplication des interprétations du poème, chacune permettant au poème d’être toujours en devenir, bien vivant. C’est exactement la même chose pour la musique.
Raphaël
2.4 Toucher, la forme
Raphaël
Raphaël
Raphaël
2.5 Toucher, processus temporel de l’appropriation de la pièce
Sidoroff
Une chose est pour moi réellement incroyable c’est la préscience que l’on peut avoir d’un son, préscience qui se révèle à travers une attitude, un geste, une écoute. Pour Virtual Rhizomes, on ne sait pas toujours quelle nappe va être jouée, quel impact, et l’écoute, l’attention qui en découle nous ouvre des horizons incroyables car potentiellement, cela nous oblige à être encore plus dans l’intuition d’un ressenti sonore qui nous est propre. C’est cet équilibre entre cette attitude d’écoute intégrale anticipée, et la notion de la forme sur laquelle nous avons travaillé qu’il faut garder de façon à ne pas être dans ce fameux « hochet » dont parle Vincent. Il est intéressant de se dire qu’une nappe jouée et que l’on ne connait pas à priori va déterminer le développement de cette séquence particulière, encore faut-il lui donner un sens particulier en termes d’espace.
Les dernières années où j’étais professeur de percussion à Lyon, pour faire en sorte que cette attention particulière au son soit mise en évidence dans le travail d’une pièce, je voulais qu’aucune nuance n’apparaisse sur les partitions que je donnais aux étudiants uniquement pour qu’ils aient un rapport simplement à la structure, et que les dynamiques (leur voix) soient lors de ces première lectures totalement libres. A ce moment-là, se pose de manière évidente la question du son et de sa projection, alors que si on lit une nuance écrite dans l’absolu et donc décontextualisée d’un mouvement global, on n’y pense même pas, on répète un geste sans que l’on prenne souvent suffisamment attention au son qui en résulte.
A l’inverse Toucher et Virtual Rhizome (comme d’autre pièces) nous obligent à questionner ces différents paramètres. Pour moi, Toucher comme Virtual Rhizome, sont fondamentalement des méthodes de musique : pas de prérequis, sauf à être curieux, intéressé, conscient des possibles, présent ! Cette liberté que nous proposent ces pièces sont avant tout une façon de nous questionner à tous les niveaux : notre rapport à la forme, au son, à l’espace, c’est en cela qu’elles sont de réelles méthodes de Musique. Ces pièces sont une véritable aventure et rencontre avec soi. Sur scène, vous savez à peu près où vous voulez aller, et en même temps, tout reste possible, c’est totalement grisant et en même temps totalement stressant.
Raphaël
En ce moment un de mes étudiants est en train de monter la pièce. Il a travaillé sur les vidéos qu’on peut trouver en ligne pour la comprendre, en comprendre la notation, etc., ce qui fait gagner un peu de temps. Mais cela n’a pas été la démarche de Jean, il a eu un autre type d’expérience. Je pense que chacun aborde la pièce d’une certaine manière. Mais on peut dire que de façon générale, la vidéo est devenue un accessoire à la partition.
3.1 Virtual Rhizome, smartphones, hochet primitif, espaces virtuels
Raphaël
Quand tu joues à un jeu vidéo, tu peux te retrouver dans une pièce ou dans la rue, puis à un moment donné tu tournes, tu vas dans une autre pièce ou tu passes dans une autre rue, et puis tu as des extraterrestres qui t’attaquent, tu dois réagir et ensuite tu passes à l’étape suivante. C’est une sorte d’architecture virtuelle que tu peux parcourir de plein de façons différentes. Finalement c’était ça l’idée dans Virtual Rhizome, laisser tomber le modèle instrumental traditionnel, qui existe encore dans Toucher, mais qui n’est plus adapté ici parce qu’il n’y a pas d’espace à explorer dans cet objet qu’est le smartphone. Et de là est venu cette idée de construire un espace virtuel et d’utiliser le smartphone comme une interface, presque comme une boussole qui permet de s’orienter à l’intérieur de cette architecture. Voilà comment les deux choses, le hochet et le jeu vidéo, sont liées.
3.2 Virtual Rhizome, le chemin vers la virtuosité, l’écoute
Lorsque l’on a enregistré avec Vincent les sons de percussion utilisés dans Virtual Rhizome, je jouais quasiment tout avec les doigts, les mains, cela permettait d’avoir beaucoup plus, de couleurs, de dynamique que si j’avais utilisé des baguettes. Lorsque l’on joue avec les mains il y a un rapport à la matière qui est particulier, surtout lorsque l’on passe sa vie à jouer avec des baguettes, et de fait, notre écoute lorsque l’on joue avec les mains et les doigts est encore plus « curieuse ».
Ensuite, pour cette pièce, il s’agit de bien comprendre l’interface et en jouer notamment avec la possibilité de superpositions d’états que l’on peut changer à chaque interprétation. Mais encore une fois, cela n’est possible qu’avec une vision claire de la forme générale si on ne veut pas se laisser dépasser par l’interface.
Quelque-soit l’interprète, il y a un point commun qui est cette nécessité d’écouter ; un son est entendu si je vais jusqu’au bout de ce qu’il peut dire. Il s’agit d’écrire une pièce électroacoustique en temps réel, avec ce qu’on entend de l’intérieur du son.
C’est l’idée de cette intériorité qui a fait avancer l’interprétation car au début je bougeais beaucoup sur scène, et plus j’ai avancé dans la pièce plus cette démarche est devenue intime, singulière et secrète, c’est pour cela que sur scène je suis éclairé par un contre (si possible rouge) pour que le public ne voit qu’une ombre et idéalement ferme de temps en temps les yeux…
Ce qui est intéressant avec les versions avec danse c’est qu’au final même si les mouvements sont plus riches plus diversifiés, il y a vraiment cette écoute intérieure qui prédomine et qui contraint à une certaine épure, un choix de l’intention avant le choix du mouvement ce qui donne à voir avec les danseurs des mouvements d’écoute et d’incarnation totalement singuliers.
Raphaël
3.3 Virtual Rhizome, une collaboration
compositeur/interprète/réalisateur en informatique musicale
Avec Vincent tout parait cohérent et fluide même lorsque nous avons enregistré des tas de sons pendant une journée. Tout était clair pour moi et rapidement j’ai compris dans quel univers sonore j’allais évoluer, même si je n’avais pas idée de la forme de la pièce, mais rien que de connaître le paysage est une chose essentielle pour un interprète.
Raphaël
Tu as posé une question tout à l’heure, Jean-Charles, sur la virtuosité. Alors parler de virtualité ou de virtuosité, j’ai bien aimé le lien que tu fais entre les deux. La virtuosité, ici, réside dans le fait qu’il y a deux smartphones ayant un comportement complètement isolé l’un de l’autre. Ils ne communiquent pas entre eux. On pourrait jouer l’œuvre avec un seul smartphone, d’une certaine façon. On passerait d’une situation à l’autre, en avant et en arrière, grâce au contrôle gestuel. Avec les deux, on peut combiner n’importe quelle situation avec n’importe quelle autre situation. Ça veut dire qu’il faut un travail d’écoute, là, pour le coup, extrêmement tendu justement, du fait que, d’une part, tu ne sais pas toujours quelles sont les séquences automatisées qui vont apparaître, les trames, les nappes dont parlait Jean et d’autre part, tu as aussi les sons contrôlés, joués, dont chacun peut être très riche déjà en soi. Les deux smartphones induisent une très grande complexité du fait de la richesse des combinaisons possibles. Cela demande un travail d’écoute, d’intériorité, très concentré pour tenter de se repérer dans cet univers virtuel, car, justement, il n’a pas de consistance physique. Il n’y a plus de partition, la partition est dans la tête, c’est comme le palais de mémoire au moyen-âge, une architecture purement virtuelle qu’il faut parcourir. Ce qui fait que j’aime bien que tu rattaches ces termes de virtuosité et de virtualité parce que l’un dépend de l’autre, d’une certaine façon.
De nos jours, avec les dispositifs, la notion d’écriture a totalement changé de cadre, il s’agit en même temps de décrire la musique tout en mettant en place le dispositif de captation ou électroacoustique, ou en temps réel, c’est-à-dire construire un instrument.
Le compositeur ne peut couvrir qu’en partie le 2ème tiers sachant que la lutherie évolue également dans le processus d’écriture… La seule chose qui est évidente, c’est que du début à la fin, il y a une parole, c’est celle du compositeur, en termes de : « Ça je veux, ça je ne veux pas ». Et pour moi, c’est l’alpha et l’oméga de la création, c’est-à-dire son exigence. En tant qu’interprète il nous fait une matière, un discours, un récit, une vision, une pertinence. Il ne s’agit pas de hiérarchie, mais cette parole-là est le cœur de tout le processus de rencontre et de création.
3.4 Virtual Rhizome, la « Partition »
Raphaël
Au-dessus, dans la Figure 3, il y a aussi un terme : « inéluctable ». Il y a des termes qui sont venus s’ajouter afin de produire des intentionnalités. L’interprète ne fait pas que générer des sons, il les anime, leur donne une âme, littéralement, et pour leur donner une âme, il faut qu’il y ait une intention, un sens. Ça peut être un concept, je ne sais pas, une figure géométrique, quelque chose qui génère une intentionnalité. Ceci est important dans la partition, mais ce qui est noté c’est effectivement un parcours possible, et celui-là résulte donc du travail de l’interprète, c’est un parcours qui a été effectué par l’interprète pendant la collaboration et qui devient un modèle de la pièce possible. Il est intéressant de constater que c’est ce parcours qui a été suivi par les autres interprètes qui l’ont jouée, comme si la forme était définitivement fixée.
Raphaël
Raphaël
Raphaël
3.5 En conclusion : Références à André Boucourechliev et John Cage
Raphaël
Raphaël
1.Christophe Lebreton : « Musicien et scientifique de formation, il collabore avec Grame depuis 1989. »
Voir : Grame
2. Xavier Garcia, musicien, Lyon : Xavier Garcia
3. Charles Juliet, Rencontres avec Bram Van Velde, P.O.L., 1998.
4. « Light Wall System est une interface où l’interprète produit des sons grâce aux déplacements de son corps à travers un faisceau lumineux. » Développé par le Grame, Lyon. Voir Grame, Light Wall System
5. « SmartFaust est à la fois le titre d’un concert participatif, et le nom d’un ensemble d’applications pour smartphones (Android et Iphone) développées par Grame à partir du langage Faust. » Voir Grame, Smart Faust.
6. Claudio Bettinelli, percussionniste, Saint-Etienne. Voir Claudio Bettinelli.
7. Vincent-Raphaël Carinola, Typhon, l’œuvre s’inspire du récit de Joseph Conrad Typhon. Voir Grame, Typhon.
8. « Espaces notationnels et œuvres interactives », op. cit. 2.3, 2e paragraphe.
9. Thierry De Mey, Silence Must Be : « Dans cette pièce pour chef solo, Thierry De Mey poursuit sa recherche sur le mouvement au cœur du « fait » musical… Le chef se tourne vers le public, prend le battement de son cœur comme pulsation et se met à décliner des polyrythmes de plus en plus complexes ; …3 sur 5, 5 sur 8, en s’approchant de la proportion dorée, il trace les contours d’une musique silencieuse, indicible… » Grame
10. « Espaces notationnels et œuvres interactives », op. cit. 3.1.
11. Thierry de Mey, Light music : « pièce musicale pour un « chef solo », projections et dispositif interactif (création mars 2004 – Biennale Musiques en Scène/Lyon), interprétée par Jean Geoffroy, a été réalisée dans les studios Grame à Lyon et au Gmem à Marseille, qui ont accueilli en résidence Thierry De Mey. » Grame
12. Jorge Luis Borges, Fictions, trad. P. Verdevoye et N. Ibarra, Paris : Gallimard, 1951, 2014.
13. « Espaces notationnels et œuvres interactives », op. cit. 3.2.
14. Voir Monique David-Ménard, « Agencements déleuziens, dispositifs foucaldiens », dans Rue Descartes 2008/1 (N°59), pp. 43-55 : Rue Descartes
Christopher Williams – Français
Rencontre entre Christopher Williams et
Jean-Charles François
Berlin, juillet 2018
Sommaire :
1. KONTRAKLANG, Berlin
2. Participation du public
3. La question de l’immigration
4. Médiation
5. Recherche artistique – Une tension entre théorie et pratique
1. KONTRAKLANG, Berlin
Je voudrais commencer par aborder mon activité de curator, de responsable de la programmation d’un lieu de concerts, parce que je pense que cela concerne le sujet de cette édition PaaLabRes. À Berlin, je co-organise une série de concerts mensuels qui s’appelle KONTRAKLANG (https://kontraklang.de). Il faut prendre en considération que dans un lieu comme Berlin où il y a une grande concentration de personnes qui font de la musique contemporaine, plus que partout ailleurs dans le monde, et à un niveau très élevé, les gens ont tendance à se spécialiser et ne se considèrent pas eux-mêmes comme faisant partie d’un écosystème plus large. C’est ainsi que, par exemple, les personnes qui font partie de la scène de l’art et du design sonore peuvent aller dans les galeries ou ont à faire avec la radio, mais elles ne vont pas nécessairement passer beaucoup de temps à aller à des concerts et à fréquenter le milieu des compositeurs et des musiciens. Et puis il y a comme on le sait des compositeurs-compositeurs qui ne vont qu’aux concerts de leur propre musique ou à des festivals. Ils sont à la recherche de commissions et parfois ils vont écouter ce que font leurs amis. Et puis encore il y a les improvisateurs qui se retrouvent dans certains clubs et qui ne vont jamais dans les festivals de musique contemporaine de type conventionnel. Bien sûr, tout le monde n’est pas comme cela, mais c’est une tendance qui semble se confirmer : les êtres humains aiment se séparer en tribus.
Il n’y a rien de mal à cela ?
Eh bien, je pense qu’il y a beaucoup de mal à cela si cela devient la superstructure.
Oui. Et dans le monde de l’improvisation, il y a aussi des sous-catégories.
Oui, même si le gâteau est petit, les gens éprouvent le besoin de le couper en tous petits morceaux. Je ne vais pas m’attarder sur cette condition permanente de l’humanité, sauf de constater qu’elle existe. Et c’est à cela que nous avons voulu nous confronter lorsque nous avons créé la série de concerts KONTRAKLANG il y a maintenant quatre ans. Nous avons voulu faire dérailler cette tendance et encourager plus d’intersections entre les différentes mini-scènes. En particulier, on gravite autour des formes d’échanges ou d’œuvres ayant des identités multiples. Quelquefois, souvent en réalité, nous organisons des concerts en deux parties, avec un entracte au milieu, avec deux présentations très différentes en termes d’esthétiques, de générations, etc. Mais elles peuvent être reliées par des types de questions ou de méthodes similaires. Par exemple, il y a à peu près deux ans, nous avons organisé un concert autour des collectifs. Deux collectifs ont été invités : d’une part, Stock11 (http://stock11.de), un groupe de compositeurs-interprètes, la plupart allemands, très ancrés dans un style de musique typique de la scène de la « musique contemporaine » [Neue Musik] ; ils ont présenté leur propre musique et ont joué des œuvres écrites par les différents membres du groupe. D’autre part, nous avons présenté un autre collectif plus expérimental, Umlaut (http://umlautrecords.com/), dont les membres ne jouent pas ensemble de façon régulière. Ils ne sont pas liés par des parcours musicaux communs. Ils ont un label d’enregistrements et un festival, ils forment un réseau de gens qui aiment être ensemble. Ils n’avaient jamais encore joué un concert ensemble en tant que « Umlaut » ; et alors nous leur avons demandé de présenter un concert ensemble. Je pense qu’ils étaient cinq ou six et ils ont réalisé une pièce ensemble pour la première fois. Ainsi, le même thème s’appliquait aux deux parties du concert, mais chaque partie se déroulait dans des conditions très différentes, avec des esthétiques très différentes, des philosophies très différentes dans la façon d’aborder le travail d’ensemble. C’est le genre de choses que l’on recherche avec plaisir. Il n’y a pas toujours un thème adéquat pour regrouper la diversité des éléments, mais il y a généralement un fil conducteur qui les relie et qui fait ressortir les différences d’une manière (on l’espère) provocatrice. Pour nous, cela a été très fructueux, parce que cela a créé des occasions de collaborations qui sans cela n’auraient normalement pas existé, et je pense aussi que cela a contribué à amener un public plus large que si nous nous étions limités à ne présenter que de la musique contemporaine, ou que de la musique improvisée, ou d’autres choses encore plus évidentes. Nous avons aussi invité des artistes sonores : nous avons présenté des performances-installations et des projets avec des artistes sonores qui écrivent pour des instruments. Les concerts ne sont pas nécessairement des formats adéquats pour les gens qui font de l’art sonore, parce qu’en général, ils travaillent dans d’autres types d’espaces ou de formats : la performance ne fait pas nécessairement partie des arts sonores. En fait, surtout en Allemagne, la façon d’envisager la performance est un des murs qui a été construit historiquement entre les arts sonores et la musique. Ce n’est pas ce qui se passe nécessairement dans d’autres endroits.
Est-ce parce que les artistes sonores sont plus connectés au monde des arts plastiques ?
Exactement. Leur superstructure est le monde des arts, qui est en général opposé à celui de la musique.
Est-ce aussi le cas pour les artistes sonores qui utilisent beaucoup les moyens électroniques et numériques ?
Parfois. Mais, parce que je suis américain, je pense que ma façon d’envisager les artistes sonores est plus œcuménique. Je ne sais pas où situer beaucoup des gens qui se décrivent comme artistes sonores, mais qui font aussi de la musique ou vice versa. Cela n’a pour moi peu d’importance, mais je le mentionne ici pour illustrer notre goût pour les zones grises dans KONTRAKLANG.
2. La Participation du public
Il me semble que pour beaucoup d’artistes qui s’intéressent à la matière sonore, il y a une nécessité d’éviter l’univers ultra spécialisé des musiciens, garantie d’excellence mais source de grandes limitations. Mais il y a aussi la question du public. Très souvent il est composé des artistes, des musiciens eux-mêmes et de leur entourage. J’ai l’impression qu’il y a aujourd’hui une grande demande de participation active de la part du public, pas seulement d’être dans des situations d’avoir à écouter ou à contempler quelque chose. Est-ce le cas ?
L’écoute et la contemplation ne sont-elles pas actives ? Même dans le cas des concerts les plus formels, le public est physiquement actif avec la musique, je ne crois pas vraiment au concept de participation en tant que catégorie séparée d’activité. Tout ce que je fais en tant que musicien est de nature assez collaborative. Je ne fais presque jamais quelque chose par moi-même, que ce soit des pièces écrites pour d’autres personnes ou pour moi-même, ou d’improvisations ou même quand il s’agit de quelque chose où je suis ostensiblement « seul ». C’est toujours clairement dans des perspectives d’un partage avec d’autres. Et j’inclus dans cela bien sûr aussi la notion d’écoute, même si les personnes qui écoutent ne votent pas quelle pièce je dois jouer ensuite, ou même si elles ne participent pas à la production de mes sons avec des smartphones ou par d’autres moyens. L’imagination est par essence interactive et pour moi cela suffit amplement. Je ne passe pas vraiment beaucoup de temps sur la participation sociale explicite qu’on trouve dans une forme exagérée dans la musique pop ou dans la publicité, ou même dans les contextes organisés aujourd’hui dans les musées. Je suis très sceptique en fait. Est que tu connais un architecte et penseur qui s’appelle Markus Miessen ?
Non.
Il a écrit un livre, The Nightmare of Participation[1] [Le cauchemar de la participation], dans lequel il démonte toute l’idée et critique les attitudes cyniques qui se cachent derrière. Il faut « laisser le peuple décider par lui-même ».
Pourtant la participation active du public me paraît être ce qui constitue la nature même de l’architecture, dans l’adaptation active et des usagers aux espaces et aux parcours, voire à leurs modifications effectives. Mais bien sûr le processus est le suivant : les architectes construisent quelque chose à partir d’un fantasme de ce que sont les usagers, puis les usagers après coup transforment les lieux et les parcours planifiés.
Eh bien, l’architecture offre certainement un contexte intéressant pour réfléchir à la participation, car celle-ci peut être présente de multiples façons.
Habituellement, les usagers n’ont pas d’autre choix que de participer.
Il faut qu’ils vivent là. Est-ce que tu connais l’œuvre de Lawrence Halprin ?
Oui, tout à fait. Les « RSVP Cycles » [2].
Comme tu le sais, j’ai écrit un chapitre entier dans ma thèse de doctorat à ce sujet, et pendant les deux dernières années je me suis plongé dans ses travaux. J’ai aussi participé à une classe de danse de Anna Halprin, sa femme, qui a été tout autant responsable de cette histoire. Elle a quatre-vingt-dix-huit ans maintenant et elle continue à enseigner deux fois par semaine, sur les mêmes bases du chantier qu’elle a pratiqué depuis les années 1950, c’est incroyable. Anna continue à beaucoup parler des « RSVP Cycles ». Elle a une conception beaucoup plus simple et plus ouverte qu’avait son mari, l’architecte Lawrence Halprin au sujet des « RSVP cycles » : il avait une idée plus systématique sur comment cela pouvait fonctionner et comment on pouvait utiliser ce concept. C’est un cas très intéressant si l’on compare le sens utopique de participation (de la population) dans ses écrits avec comment il a pu réaliser en réalité ses propres projets. Dans son ouvrage City Choreographer Lawrence Halprin in Urban Renewal America[3], Alison Bick Hirsh considère avec sympathie l’œuvre de Halprin. Mais elle critique aussi la tension entre d’une part ses sensibilités modernistes, son besoin de contrôler les choses et d’avoir une reconnaissance de ses droits et d’autre part, son désir sincère de maximiser le potentiel de la participation du public à différents niveaux.
Le projet que j’utilise dans ma thèse pour comprendre les principes du RSVP est le Sea Ranch, une communauté écologique du nord de la Californie. Si tu le voyais, tu le reconnaîtrais immédiatement car ce style d’architecture a été largement copié : un revêtement en bois brut avec des toits très pentus et de grandes fenêtres – très emblématique. Il a développé ce type d’architecture pour ce lieu particulier : les toits inclinés détournent le vent venant de l’océan et créent une sorte de sanctuaire sur le côté de la maison qui ne fait pas face à la côte. Le revêtement en bois est une caractéristique historique de l’architecture régionale, les granges qui y ont été construites par les trappeurs russes avant que la terre ne soit développée. Avec ses nombreux collaborateurs, il a également établi des principes écologiques pour être adoptés par la collectivité : il y avait des règles concernant le type de végétation à utiliser sur les terrains privés, qu’aucune maison ne devait bloquer la vue sur la mer pour une autre maison, que la communauté devait être construite en groupes plutôt qu’en style de banlieue cossue, ce genre de choses. Et très vite, cette communauté est devenue si recherchée, en raison de sa beauté et de sa solitude, que les promoteurs immobiliers ont en gros fait fi des principes écologiques énoncés.
Finalement, ils se sont débarrassés de Lawrence Halprin et ont élargi la communauté d’une manière qui contredisait totalement sa vision initiale. Ce projet était basé sur le cycle RSVP, c’est-à-dire sur un modèle de processus créatif qui donnait la priorité à une représentation transparente des interactions entre les ressources (R), la partition (S pour score), les valeurs à mettre en action (V) et la performance ou réalisation effective (P). Mais le pouvoir de la finance, planant sur l’ensemble du processus, qui a en quelque sorte rendu tout le reste impuissant à un certain moment, n’est pas représenté dans son modèle. Cette dynamique de pouvoir asymétrique a apparemment été un problème dans beaucoup de ses projets. Ce n’était pas toujours une question d’argent, mais parfois c’est sa propre vision qui posait problème, car n’étant pas représentée de manière critique dans le processus de création.
C’est la nature de tout projet, il se développe dans le temps, et soudainement il devient quelque chose d’autre, ou bien il disparaît.
Certains de ses projets d’urbanisme étaient ainsi assez extrêmes : une année de travail avec la communauté, à partir de ce qui avait été déjà construit ; rencontre avec les gens, mise en place de groupes de travail locaux avec des représentants de la communauté, organisation d’événements et d’enquêtes, réunions, et ainsi de suite dans la durée. Et puis, en fin de compte, ce qui s’est passé, c’est qu’il a façonné le projet de sorte qu’il parvienne aux conclusions qu’il voulait atteindre dès le début. Et je peux comprendre, d’une certaine manière, que cela ne puisse pas en être autrement, parce que si vous laissez au peuple le soin de décider de questions complexes, il va être difficile de parvenir à des conclusions. Ce n’est pas à cause de l’éducation qu’il a reçu et de ses idéaux esthétiques forts qui trouvent leur origine profonde dans le Bauhaus qu’il a fait cela. Il a étudié à la Harvard Graduate School of Design avec Walter Gropius. Il faut en conséquence savoir qu’il ne pouvait pas, à un certain niveau, éviter d’être influencé par ses impulsions modernistes. Je sais par expérience que les structures du pouvoir d’auteur disparaissent rarement dans ce genre de projets participatifs, et il est sage de l’accepter et de l’utiliser à l’avantage de la collectivité.
Dans le même chapitre de ma thèse, je parle d’une série de pièces de Richard Barrett. C’est une personnalité intéressante, un compositeur-compositeur illustre, qui a souvent utilisé une notation très complexe, mais il aussi été un improvisateur libre tout au long de sa carrière en utilisant surtout l’électronique. Il a un duo important avec Paul Overmayer qui s’appelle furt. Il y a à peu près quinze ans, Richard Barrett a commencé à travailler dans ses projets en reliant dans le même mouvement la notation et l’improvisation, ce qui alors était pour lui tout à fait nouveau dans son travail – avant cela, c’était plutôt l’utilisation de l’une ou de l’autre. Il a écrit une série de pièces intitulées fOKT, pour un octuor d’improvisateurs et de compositeurs-interprètes. Dans cette série de pièces, je trouve intéressant que son rôle dans le projet est dans une très grande mesure celui de leader, de compositeur, mais en faisant appel aux mondes sonores des interprètes, et en offrant sa composition comme une extension de sa pratique de performance sonore. Il a créé une situation dans laquelle il pouvait se fondre comme un des musiciens parmi d’autres. Il ne s’agissait pas de maintenir une structure de pouvoir comme avait pu le faire Lawrence Halpirn dans ses travaux. Je pense que c’est un formidable modèle pour montrer comment des compositeurs s’intéressant à l’improvisation peuvent travailler. C’est une alternative à des solutions plus faciles, comme lorsqu’un compositeur qui n’est pas lui-même un improvisateur donne aux improvisateurs une ligne de temps et leur dit : « faites ceci pendant quelque temps et puis faites cela ». Il y a d’autres moyens plus profonds pour s’engager dans l’improvisation en tant que compositeur si l’on n’adopte pas cette perspective qui consiste à être quelqu’un ne regardant la performance que d’un hélicoptère.
Dans les années 1960, j’ai vécu beaucoup de situations telles que celle que tu décris, un compositeur incluant dans ses partitions des moments d’improvisation. De nombreuses versions expérimentales se déclinaient déjà sous la forme de partitions graphiques, d’improvisation dirigée (une partie s’appelle aujourd’hui « sound painting »), sans oublier les processus des formes aléatoires et de l’indétermination. À l’époque, cela a produit chez les interprètes énormément de frustration, ce qui a mené à la nécessité pour les instrumentistes et vocalistes de créer des situations d’improvisation « libre » qui se passaient de l’autorité d’une seule et unique personne portant la responsabilité de la création. Certes, aujourd’hui la situation des rapports entre composition et improvisation a beaucoup changé. Par ailleurs, les conditions de la création collective concernant la production immédiate de la matière sonore sont loin d’être clairement définies en termes de contenus et de relations sociales. Pour ma part, j’ai développé pendant les 15 dernières années, la notion de protocoles d’improvisation qui me paraissent nécessaires à des situations où des musiciens de traditions différentes doivent se rencontrer pour co-construire une matière sonore, à des situations de rencontre entre des musiciens et d’autres artistes (danseurs, acteurs, plasticiens, etc.) pour trouver des territoires communs, ou bien à des situations où il s’agit de personnes abordant l’improvisation pour la première fois. Pourtant je reste attaché à deux idées : a) l’improvisation tient sa légitimité dans la création collective de type de démocratie directe et horizontale ; b) les supports du monde « visuel » ne doivent pas être éliminés, mais l’improvisation doit chercher du côté de l’oralité et de l’écoute à favoriser d’autres supports.
3. La question de l’immigration
Pour changer de sujet, et revenir à Berlin : tu sembles décrire un monde qui reste encore profondément attaché aux notions d’avant-garde et d’innovation dans des perspectives qui me paraissent être encore liées à la période moderniste – bien sûr je fais complètement partie de ce monde. Mais qu’en est-il par exemple du problème de l’immigration ? Même si en ce moment ce problème est particulièrement brûlant, je pense qu’il n’est pas nouveau. Les populations qui ne correspondent pas à l’idéal de l’art occidental viennent-ils aux concerts que tu organises ?
En fait, nous avons dans notre série de concerts plusieurs connexions avec des organisations qui aident les réfugiés, et nous les avons invités à nos événements. Il faut savoir que, sans doute, pour beaucoup de réfugiés – en plus du fait qu’ils sont dans un nouvel espace et qu’il leur faut ici recommencer à zéro sans beaucoup de famille ou d’amis (si toutefois ils en ont) –ils n’ont pas le droit de travailler. Certains d’entre eux s’inscrivent dans des cours d’allemand, recherchent des stages ou des choses comme cela, mais la plupart ne font que « traîner » en attendant de retourner dans leur pays et c’est bien sûr une recette pour aller au désastre. Alors il y a des organisations qui leur trouvent les moyens de s’impliquer ici dans la société. Nous les avons invités à KONTRAKLANG, C’est une invitation permanente à tous nos événements, ils peuvent y entrer gratuitement, les boissons sont offertes. De manière occasionnelle, nous avons eu des groupes de vingt à vingt-cinq personnes présentes faisant partie de ces organisations, et certains de ces concerts ont été parmi les meilleurs de la saison, car ils ont pu apporter une atmosphère complètement différente dans le public. Il faut savoir que ce sont des jeunes qui ont disons entre dix-huit ans ou moins et jusqu’à vingt-cinq ans – j’ai l’impression que très peu d’entre eux ont déjà assisté à des concerts formels, encore moins pour entendre de la musique contemporaine. Tout le rituel d’aller à la salle de concert, porter son attention sur ce qui est joué, éteindre son portable, semble ne pas faire partie de leur univers. Parfois, ils se parlent entre eux pendant les concerts, ils se lèvent pour aller au bar ou aux toilettes pendant que les pièces sont jouées. Cela dérange au premier abord, mais ils n’ont pas de tabous concernant les réactions qu’on peut avoir à la musique. Je me rappelle les applaudissements à la fin de certaines pièces, c’était tout à fait stupéfiant – ils se sont levés et se sont mis à huer et à crier, comme aucun membre de notre public habituel ne le ferait jamais. Et ils se mettent à rire et font des commentaires entre eux lorsque quelque chose d’étrange se passe. Évidemment c’est tout à fait réjouissant, et malgré tout un peu choquant pour un public habitué aux concerts de musique contemporaine. Malheureusement ils ne viennent plus aussi souvent ; nous avons peut-être besoin de les recontacter et d’en recruter d’autres, parce que cela a été une expérience très positive. Pourtant certains d’entre eux sont aussi revenus, ce n’était pas comme s’ils étaient venus une seule fois en se disant en sortant « merde alors, plus jamais cela ! ». Pourtant, certains sont revenus. Certains ont continué à venir et ont posé des questions sur ce que nous faisons, c’est très encourageant. Mais évidemment il s’agit d’une exception à la règle.
Est-ce qu’ils viennent eux-mêmes avec leurs propres pratiques ?
Eh bien, je ne sais pas combien se sont engagés dans la voie d’être des musiciens à plein temps ou des musiciens professionnels, mais j’ai l’impression que beaucoup chantent ou jouent d’un instrument. Honnêtement, c’est une zone un peu aveugle.
D’une façon plus générale, Berlin est un lieu qui est particulièrement connu pour son multiculturalisme. Il n’y a pas que les réfugiés récents.
Il est vrai qu’il y a dans cette ville des centaines de nationalités et de langages, et différentes communautés. Est-ce que tu te demandes pourquoi nos concerts sont tellement l’affaire des blancs ?
4. Médiation
Il s’agit des relations entre le groupe des « modernistes » – qui est constitué en grande majorité par des blancs – avec le reste de la société. Cela a à voir avec l’impression que j’ai d’une disparition progressive de la musique contemporaine de ma génération qui dans le passé avait un large public qui est maintenant devenu de plus en plus clairsemé et avait une exposition médiatique qui a maintenant pratiquement disparue, tout cela au profit d’une mosaïque de pratiques diversifiées, chacune ayant un groupe d’aficionados passionnés mais peu nombreux.
À Berlin il y a, selon mon expérience, un public beaucoup plus nombreux que pratiquement partout ailleurs. Même s’il y a des concerts où il n’y a qu’une quinzaine ou une vingtaine de personnes, il y en a d’autres où, le plus souvent, il y en a cinquante ; ce qui est sympa. C’est le cas par exemple à des endroits comme Ausland[4], une des institutions underground des musiques improvisées. Ils existent depuis une quinzaine d’années et dans ce cadre, certains de mes amis organisent une série de concerts sous le nom de « Biegungen ». L’endroit est ce qu’il est, ce n’est pas très grand, mais si on arrive à y faire venir un certain nombre de gens, on s’y sent comme dans une fête informelle, c’est une scène assez vivante. Par ailleurs, il y a des festivals plus officiels dans lesquels il y a des centaines de personnes. KONTRAKLANG se situe entre les deux, autour de cent personnes par concert. Donc je n’ai pas l’impression que ce type de musique et son public sont en train de disparaître en tant que tels. Ce dont tu parles, je pense, c’est plutôt de la déconnexion qui existe entre la culture musicale et la pratique musicale.
Pas tout à fait. Pour revenir à ce dont nous avons parlé ci-dessus, c’est plutôt l’idée d’une pléthore de « groupuscules », avec leurs propres réseaux qui s’étendent de par le monde, mais qui restent petits de taille. Il est souvent difficile d’être capable de faire la distinction entre un réseau et un autre. Il ne s’agit plus de faire la distinction entre le grand art et la culture populaire, mais plutôt d’une série de réseaux souterrains qui s’opposent par leurs pratiques et leurs affiliés à la machine uniformisante de l’industrie culturelle. Ces réseaux sont en même temps tellement proches, ils tendent tous à faire la même chose au même moment, et pourtant ils sont fermés dans le sens qu’ils ont tendance en même temps à éviter de faire quoique ce soit entre eux. Chaque réseau a ses festivals, scènes et salles de concert ; et si vous faites partie d’un autre groupe, il n’y a aucune chance d’être invité. La pensée de la multitude des divers undergrounds ouvre des champs de liberté illimitée, et pourtant elle tend complètement à multiplier les murs.
Les murs ! C’est ce que je veux dire quand je parle de la culture musicale : les gens s’organisent eux-mêmes, les discours qu’ils développent, les lieux où ils jouent, les publications qu’ils lisent, tout ce genre de choses. Pour moi, c’est évidemment très important, et cela a un impact majeur sur la pratique, mais je ne pense pas que la pratique est profondément liée à tout cela. Il y a beaucoup de terrains communs entre, par exemple, certains musiciens qui travaillent sur des drones ou sur des guitares électriques tabletop, les musiciens électroacoustiques, de la techno, et les DJs expérimentaux : les mêmes types de problèmes se manifestent dans le contexte des différentes pratiques. Mais quand il s’agit de ce qu’on appelle en allemand Vermittlung [la médiation], la présentation, la promotion, la dissémination de la musique, alors soudainement « swshhhh… » les praticiens se contredisent souvent complètement entre eux. . Ce qui m’intéresse plus, en tant que musicien qui comprend le travail réalisé à la base, c’est comment la pratique peut se connecter avec d’autres cultures et non pas la façon par laquelle les cultures musicales peuvent séparer les pratiques. La culture musicale doit être au service de la pratique, et c’est une des raisons pour laquelle j’ai choisi de m’intéresser à l’organisation de concerts, car je peux apporter ce type de savoir, celui de la connectivité qui existe entre différentes pratiques, pour la faire apparaître dans leur présentation au public. Trop de gens qui organisent des festivals, dirigent des institutions, des écoles ou des publications n’ont pas d’expérience directe du travail sur les matériaux. Ils ne voient donc pas les liens qui existent et ils ne les mettent pas en avant. Parfois ils osent peut-être se lancer dans la juxtaposition de deux traditions opposées lors de rencontres isolées, comme par exemple faire jouer des musiciens de la musique traditionnelle classique persane ou indienne avec un ensemble de musique contemporaine. Ces choses se passent de temps en temps, mais le plus souvent elles sont vouées à l’échec par le geste de concocter un cocktail sexy de ceux qu’on a présumé autres. Ce que nous essayons de faire dans notre série de concerts, c’est d’explorer les continuités qui sont déjà là, mais qui sont cachées hors de vue par nos préjugés dans nos propres cadres musicaux et culturels.
5. Recherche artistique – Une tension entre théorie et pratique
On en arrive à la dernière question : les murs qui existent entre le monde académique de l’université et celui des pratiques effectives. Les praticiens de la musique sont exclus des institutions d’enseignement supérieur et de la recherche, ou bien plus souvent ne veulent pas y être associés. Mais en même temps, ils n’en sont pas complètement en dehors par les temps qui courent. Tu es dans une bonne position pour dire des choses à ce sujet ?
J’ai la chance de me situer à cheval entre les deux univers, et je ne suis pas obligé de choisir entre les deux, au moins au point où j’en suis. Je me suis toujours intéressé à la recherche, et évidemment aussi à faire de la musique en tant que telle. Au cours de mon doctorat, j’ai développé un goût prononcé pour développer l’interface qui existe entre les deux.
Donc, pour toi, la notion de recherche artistique est importante ?
Oui et non. Les contenus de la recherche artistique sont importants pour moi, et je suis très attaché à l’idée que la pratique peut aider à résoudre des questions de recherche que les méthodes de la recherche plus scientifique sont incapables de faire. Je suis aussi très attaché aux potentiels que la pratique artistique – en particulier la musique expérimentale – peut apporter aux questions sociales, aux questions plus larges qui gravitent autour de la connaissance de la production et de la dissémination. Je m’intéresse aussi à l’utilisation de la recherche pour me faire sortir de mes propres limitations esthétiques. Toutes ces choses sont inhérentes à la recherche artistique, mais par contre, j’ai des sentiments ambivalents vis-à-vis de la recherche artistique en tant que discipline et de ses institutions. Le terme de « recherche artistique » est souvent utilisé de manière abusive. D’une part, le terme est communément utilisé par des praticiens qui n’arrivent pas à survivre dans le monde des arts ou de la musique, parce qu’ils n’ont pas les compétences pour le faire, ou bien qu’ils n’ont pas le courage de mener la vie d’artiste indépendant. D’autre part, des universitaires ont colonisé ce domaine, parce qu’ils sont à la recherche d’une spécialité. Ils peuvent peut-être venir de la philosophie ou des sciences sociales, de l’histoire de l’art, de la musicologie, des études théâtrales, de la théorie critique, des choses de ce genre. Pour eux, la recherche artistique est une sorte de nouveau gâteau qu’il convient de partager en morceaux.
Oui, je vois.
Alors, il y a des colloques, des publications, des départements dans les universités, mais je n’arrive pas à déterminer si beaucoup de personnes dans le monde de la recherche artistique valorisent vraiment la pratique et comment ils s’y prennent pour le faire. On peut sans doute sentir combien je suis allergique à cet aspect de la recherche artistique en tant que discipline – toutes mes excuses pour cette diatribe. Disons seulement que je ne me préoccupe pas de la promotion ou de la théorisation de la recherche artistique en tant que discipline, je m’intéresse plus à la mener. Je suppose que la plupart des personnes qui produisent le meilleur travail dans ce domaine partagent le même sentiment. Ces questions me préoccupent plus que jamais en ce moment parce que, en premier lieu, je voudrais avoir sous une forme ou une autre des revenus réguliers : les difficultés de cette vie d’artiste indépendant commencent à me fatiguer !
Effectivement, les rapports entre les différentes versions de carrières artistiques ne sont pas tout à fait pacifiques. Premièrement, les artistes indépendants, notamment dans le domaine des musiques expérimentales, considèrent souvent ceux qui sont à l’abri dans des institutions académiques ou autres comme trahissant l’idéal du risque artistique en tant que tel. Deuxièmement les professeurs tournés vers la pratique musicale instrumentale ou vocale, pensent souvent que toute réflexion sur leur propre pratique est un temps inutile pris sur la pratique effective exigée par le haut niveau d’excellence. Troisièmement beaucoup d’artistes font de la recherche sans le savoir, et quand ils en sont conscients, souvent ils refusent de diffuser leur art par des articles de recherche. Beaucoup de murs se sont dressés entre les mondes des pratiques indépendantes, des conservatoires et des institutions de recherche.
Eh bien, si on se limite à la question de l’improvisation, il y a de plus en plus de personnes qui sont à la fois des artistes praticiens et des chercheurs qui sont en position de pouvoir dans les institutions. Prenons le cas de George Lewis : il a tout changé. Il a payé de sa personne comme musicien et artiste et il a constamment produit des choses créatives intéressantes : en même temps il est devenu une figure majeure dans le domaine de la recherche sur l’improvisation. En étant professeur à l’Université Columbia à New York il a été capable de créer des opportunités pour tout un tas de gens et d’idées qui sans cela n’auraient pas pu être mises en place.
À l’Université Columbia (et à Princeton), historiquement, Milton Babbitt[5] était la figure de proue du département de musique. C’est très intéressant de voir que maintenant c’est George Lewis, avec tout ce qu’il représente, qui occupe cette position qui en est devenu le personnage intellectuel et artistique le plus influent.
Toi-même tu as fait ton doctorat à l’Université Leiden aux Pays-Bas[4]. Cela semble être un endroit très intéressant ?
Certainement. Il y a beaucoup d’étudiants intéressants et l’équipe de professeurs est très petite – à la base Marcel Cobussen et Richard Barrett (ils ont été mes deux interlocuteurs principaux), et Henk Borgdorff qui est un théoricien d’envergure dans la recherche artistique. Le président de mon comité de doctorat a été Frans de Ruiter, qui a été le directeur du Conservatoire Royal de La Haye pendant de longues années avant de créer le département à Leiden. Je crois que Edwin van der Heide, un artiste sonore qui fait des sculptures cinétiques et beaucoup d’installations sonores, en fait maintenant partie. C’est un centre de rencontres où beaucoup de choses importantes se produisent dans notre domaine d’intérêt.
En ce qui concerne ma recherche d’un poste plus stable, je suis sûr que quelque chose va se présenter, je dois juste être patient et continuer à me renseigner. La plupart des opportunités de ce type dans ma vie se sont produites grâce à des relations personnelles de toute façon, donc je pense que je dois garder les yeux ouverts jusqu’à ce que la bonne personne se présente.
Notre rencontre touche à sa fin, car je dois m’en aller.
Merci beaucoup pour cette rencontre très fructueuse.
1. 2010 Markus Miessen, The Nightmare of Participation, Berlin: Sternberg Press
2. See Lawrence Halprin, The RSVP Cycles: Creative Processes in Human Environment, G.Brazilier, 1970. Les RSVP cycles consituent un système méthodologique centré sur la collaboration et la créativité. La signification des lettres est comme suit : R = ressources; S = scores [partitions musicales] ; V = valeurs à mettre en action [value-action]; P = réalisation effective [performance]. Voir en.wikipedia.org
3. Alison Hirsch, City Choreographer: Lawrence Halprin in Urban Renewal America, University of Minnesota Press, 2014. (https://www.upress.umn.edu/book-division/books/city-choreographer)
4. « Ausland, Berlin, est un lieu indépendant pour la musique, le cinéma, la littérature, les performances et autres activités artistiques. C’est un lieu qui propose également son infrastructure aux artistes et à leurs projets pour des répétitions, des enregistrements et des ateliers, ainsi qu’un certain nombre de résidences. Inauguré en 2002, Ausland est géré par un collectif de bénévoles. » (https://ausland-berlin.de/about-ausland)
5. Milton Babbitt, compositeur américain (1916-2011), pionnier de la musique électronique et du sérialisme intégral. Théoricien très influent concernant le dodécaphonisme et de sa combinatorialité. Figure très importante dans la défense de la pratique musicale contemporaine et de ses apports théoriques au sein des universités américaines. Il a été en particulier associé à l’Université de Princeton et l’Université Columbia. (https://fr.wikipedia.org/wiki/Milton_Babbitt)
6. Voir « Leiden University – Academy of Creative and Performing Arts » (https://www.universiteitleiden.nl/en/humanities/academy-of-creative-and-performing-arts/research)
Christopher A. Williams (1981, San Diego) est un créateur, un organisateur et un théoricien de la musique expérimentale et de l’art sonore. En tant que compositeur et contrebassiste, il travaille dans les domaines de la musique de chambre, de l’improvisation et de l’art radiophonique et développe aussi des collaborations avec des danseurs, des artistes du son et des artistes visuels. Performances et collaborations avec Derek Bailey, Compagnie Ouie/Dire, Charles Curtis, LaMonte Young’s Theatre of Eternal Music, Ferran Fages, Robin Hayward (en tant que Reidemeister Move), Barbara Held, Christian Kesten, Christina Kubisch, Liminar, Maulwerker, Charlie Morrow, David Moss, Andrea Neumann, Mary Oliver et Rozemarie Heggen, Ben Patterson, Robyn Schulkowsky, l’Ensemble SuperMusique, les Vocal Constructivists, les danseurs Jadi Carboni et Martin Sonderkamp, le cinéaste Zachary Kerschberg et les peintres Sebastian Dacey et Tanja Smit. Ses travaux ont été présentés dans divers circuits de musique expérimentale nord-américains et européens, ainsi que sur VPRO Radio 6 (Pays-Bas), Deutschlandfunk Kultur, le Musée d’art contemporain de Barcelone, la Volksbühne Berlin et le Festival du film documentaire américain.
La recherche artistique de Christopher Williams se manifeste à la fois dans des publications universitaires conventionnelles et dans la réalisation pratique de projets multimédia. Ses travaux écrits ont paru dans des publications telles que le Journal of Sonic Studies, le Journal for Artistic Research, Open Space Magazine, Critical Studies in Improvisation, TEMPO, and Experiencing Liveness in Contemporary Performance(Routledge).
Il est le co-organisateur de la série de concerts KONTRAKLANG. De 2009 à 20015 il a été le co-organisateur de la série de conecerts de salon Certain Sundays.
Williams est titulaire d’un B.A. de l’Université de Californie San Diego (Charles Curtis, Chaya Czernowin, and Bertram Turetzky); et d’un doctorat Ph.D. de l’Université de Leiden (Marcel Cobussen and Richard Barrett). Sa thèse Tactile Paths : on and through Notation for Improvisers est pionnière dans le domaine du numérique et peut être trouvée sur www.tactilepaths.net.
Pour la période 2020-22 il a obtenu un poste de recherche post-doctorale à l’University of Music and Performing Arts, Graz, Autriche.
La Documentation des nouvelles notations – Carl Bergstrœm-Nielsen
La spécificité de la tradition musicale occidentale se caractérise par le fait que la musique est écrite sur une partition. Après 1945, des formes non-traditionnelles ont émergé, sur fond de changements dans la culture, la société, les croyances et les styles de vie. La “Notation graphique” est juste un concept parmi d’autres – certaines notations se présentent comme des dessins, mais il existe aussi de nombreux types de signes, de mises en page et d’utilisations d’expressions verbales.
Les bibliographies que j’ai pu accumuler à l’IIMA, International Improvised Music Archive, ont pour but de dresser une cartographie de la documentation de ce territoire, parmi d’autres ayant une relation avec l’improvisation. Le titre complet est “Pratique de l’improvisation expérimentale et notation”. Il s’agit d’une “bibliographie annotée”, et il existe à la fois un volume couvrant la période 1945-1999 et un volume sur la période suivante jusqu’à nos jours. À l’heure qu’il est, il y a plus de 115 saisies de document avec des résumés de leurs contenus. Cependant, ce nombre n’inclut pas les éditions publiées des œuvres, et aussi les collections d’éditeurs sur cette thématique et les anthologies.
Voir le site :
http://www.intuitivemusic.dk/iima/legno1uk.htm
Dans l’ensemble, les universités et leurs institutions voisines sont à l’origine de la recherche et de l’activité de publication, mais il convient de noter que dans beaucoup de cas le chercheur est aussi un compositeur ou un musicien en activité. Dans les années 1960, beaucoup d’œuvres ont été publiées dans un format papier à la fois en Europe et aux USA par des maisons d’édition commerciales multinationales – citons Stockhausen, Wolff et Cage, parmi tous ceux qui ont obtenu leur notoriété de cette manière. Plus récemment, le livre de Sauer, Notations 21, a mis en évidence l’intérêt que les compositeurs portent de nouveau à ces pratiques. Dans ma méthode pour référencer la bibliographie, cet ouvrage apparaît comme suit : Sauer (2009;E1) – E1 fait référence dans ce système à la catégorie des ouvrages généraux sur les nouvelles notations. Les expositions de nouvelles notations ont sans cesse été organisées depuis les années 1970 – plus de soixante ont été jusqu’à maintenant détectées et listées, certaines accompagnées de leurs catalogues (voir la catégorie K).
L’ouvrage de Cox (2008+2010;E1) offre une perspective historique : la notation a d’abord fonctionné comme un supplément à une tradition principalement orale en tant qu’aide mnémonique, comme dans les neumes du chant grégorien – plus tard la fonction de la notation est devenue un moyen de fabriquer un produit capable de circuler par le biais d’un marché. Puis, après l’invention de la reproduction mécanique, la notation standardisée n’a plus été le seul moyen de documenter la musique. C’est dans ce cadre que les compositeurs ont pu se sentir plus libre d’utiliser la notation pour rendre l’idée de l’œuvre plus limpide, tout en laissant le détail de la documentation de la performance aux médias électroniques et, pourrait-on ajouter, en laissant la production du détail de l’œuvre à l’interprète. Par la suite, déclare plus loin Cox, les technologies numériques et Internet ont facilité le partage de l’information, et aussi les échanges entre les domaines artistiques.
En consultant non seulement des éditions et des anthologies d’œuvres intégrales, mais aussi un nombre d’articles et de traités historiques, il est assez facile de prendre connaissance d’un grand nombre de différents types de nouvelles notations à l’aide d’extraits. Brindle (1986;H1) est un livre généraliste sur l’histoire de la musique contemporaine occidentale avec de nombreuses illustrations. Les deux ouvrages de Bosseur (1979;H1) + (2005;E1) présentent des objectifs similaires – le premier est un livre d’histoire de la musique, le second est consacré à la notation et apporte un supplément direct au premier. Il présente des exemples par ordre croissant d’ouverture. L’ouvrage de Karkoshka (1966;E1) et sa traduction anglaise (1972;E1) est un livre sur les notations – avec l’intérêt particulier de la présence, dans la dernière partie du livre, d’œuvres présentées dans leur intégralité.
Sauer (2009;E1) a déjà été mentionné comme une étude récente sur la production contemporaine dans ce domaine. Storesund (2016;G3.1) constitue une réflexion sur l’état avancé du développement du champ des œuvres ouvertes utilisant les nouvelles notations : l’accent est mis constamment sur la manière de réaliser de telles œuvres, qui requièrent la mise en place d’une pratique musicale plus tournée vers la co-créativité que celle utilisée traditionnellement. À partir des années 1990, l’improvisation est entrée de plus en plus dans les programmes d’études des conservatoires, et ainsi l’attention portée sur les œuvres qui utilisent des notations non traditionnelles en a été renouvelée. Le livre met à la disposition de tous les musiciens intéressés des informations internes aux pratiques et peut aussi servir de base pour l’enseignement. Un certain nombre d’“études de cas” aborde les défis et les dilemmes auxquels, dans neuf œuvres différentes, il faut faire face en tant que musicien interprète. Pour cinq de ces pièces, tous les matériels de jeu nécessaires sont mis à disposition, et parmi les compositeurs, il y a des “classiques” des années 1950, et aussi trois pièces écrites après 2000.
Un nombre considérable d’écrits décrivent certaines œuvres ou des compositeurs très connus. December 52 de Earle Brown est en tête de la liste. La grande collection de partitions graphiques, Treatise de Cardew est fréquemment jouée. Christian Wolff occupe un statut spécial avec son introduction de systèmes de répliques centrées sur l’interaction des interprètes. Avec la progression de la pratique de l’improvisation qui a suivie, cette idée est apparue comme une découverte novatrice. À peu près deux décades plus tard, le jeune Zorn a repris cet aspect dans ses pièces des années 1980 basées sur des jeux encore aujourd’hui fort appréciées.
À l’évidence, le domaine commun entre les arts plastiques et la notation musicale a aussi ses auteurs consacrés. Buj (2014;E1) s’est consacré à établir les rapports entre les deux mondes, dans une investigation sur l’importance des formes circulaires dans les notations graphiques.
Dans la littérature sur les nouvelles notations, on peut trouver de nombreux types d’énoncé : des présentations, des exposés promotionnels, des débats, des élaborations historiques, des théories, de la philosophie, des liens avec la pratique. Afin de réduire l’immense complexité induite par la contemplation d’une bibliothèque dans sa totalité, la bibliographie présente des synthèses plus longues que les titres, mais qui évitent de présenter le contenu intégral des ouvrages, en essayant de capturer certains de leurs aspects essentiels et les mots-clés qui les caractérisent, tout ce qui est susceptible de faciliter le périple du chercheur.
George Lewis « Afterwords »
English reference
Postface à « La musique improvisée après 1950 »1
Le pareil qui change
George Lewis
Traduction de l’anglais par Jean-Charles François
Sommaire :
1. La question de la race examinée sérieusement : est-ce pour bientôt ?
2. « Au delà des catégories » : alors quoi de nouveau ?
3. Postdater l’indétermination
4. Jusqu’où peuvent nous mener les termes d’« Afrologique » et de « Eurologique » ?
5. L’afro-futurisme et la corporéité
6. « Hey Man, I Just Play » : répondre aux conditions
Les éditeurs du présent ouvrage m’ont demandé de revisiter un certain nombre de questions suscitées par l’essai original « Improvised Music after 1950 » (La musique improvisée après 1950) (chapitre 6). Cet article adopte un ton un peu plus personnel en réponse à ces questions, tout en proposant de nouvelles perspectives dont pourraient s’emparer d’autres personnes.
Pour continuer là où nous en étions restés lorsque l’article à été écrit pour la première fois en 1995, l’identité politique pan-européenne continue de jouer un rôle majeur dans les récits des journalistes et des historiens sur les musiques improvisées et expérimentales. Des textes plus récents qui traitent de la musique expérimentale persévèrent dans leur tendance à considérer avec dédain les formes expérimentales africaines-américaines que j’avais identifiées dans le texte original (voir Cameron 1996 et Duckworth 1999), et des critiques comme David Toop (2001) continuent d’insister que la vraie liberté en musique consiste à se libérer de l’influence envahissante du jazz. Les méthodes utilisées dans ces textes récents et dans bien d’autres pour effacer les africains-américains de l’histoire de la musique expérimentale ne sont pas du tout différentes de celles que j’ai décrites dans le texte original de l’essai, il n’est donc pas utile d’en recenser ici encore d’autres cas.
Même lorsque les musiques de l’uptown et du downtown newyorkais des années 19802 ont cherché à remettre en question les opinions les plus courantes dans beaucoup de domaines, la réaction dominante de l’expérimentalisme américain blanc à la notion d’hybridité des formes expérimentales a continué de témoigner avec constance sa désapprobation vis-à-vis de la production culturelle des africains-américains, tout en s ‘appropriant dans le même temps ses sonorités et ses méthodes. En exprimant peut-être une vaine espérance, un critique associé au downtown, avec un clin d’œil en direction d’Adorno et de sa conception du jazz comme mode éternelle, a confirmé sur un ton quasi-historique qu’avec l’avènement de Wynton Marsalis, « le modernisme fragile de l’AACM3 est passé de mode » (Gann, 311).
Si des critiques tout aussi directes de la musique expérimentale post-cagienne existent, elles semblent ensevelies sous l’avalanche de panégyriques hagiographiques produits dans le champ des études sur Cage, dans lesquelles les remises en question de l’hégémonie culturelle, ou l’examen des notions de race ou de classe, occupent le minimum d’espace possible. Peut-être est-ce en partie parce que la musique nouvelle apparaît en général à beaucoup de ses partisans comme étant tellement en voie de disparition et de marginalisation que les critiques semblent, en suivant le titre d’un célèbre essai de Cage, « to make matters worse », aggraver les choses. Ce qui frappe dans cette dynamique c’est sa similarité avec la demande constante d’images « positives » concernant les Noirs : l’Essence Awards4 et cetera, et l’interdiction associée de « laver son linge sale en public ». Il y a deux exceptions notables à cette règle : l’analyse de Frances Dyson (1992) de la notion de « laisser les sons être eux-mêmes » et les théories de Jonathan Katz sur le « silence » comme résistance « queer » aux conditions sociales des années 1950 (Katz).
La préface de la seconde édition du livre de Michael Nyman Experimental Music (Nyman 1999) admet timidement qu’il était nécessaire de faire un effort pour compléter la chronique de la nouvelle musique – qu’il a surnommée « Son of experimental music » [Fils de la musique expérimentale (fille ?)] : elle devrait, dit-il « être moins ethnocentrique », c’est-à-dire, se situant moins dans « l’axe US/UK ». Néanmoins, la seconde édition semble être fermement basée sur ce même axe. En fin de compte, s’il écrivait l’ouvrage aujourd’hui, Nyman affirme le paradoxe qu’il « ne le ferait pas autrement, bien qu’il ne soit pas possible de ne pas le faire différemment » (Nyman, xvii), réduisant par là, sans s’en rendre compte, l’ouvrage (si ce n’est la « tradition expérimentale » elle-même) à une sorte de meuble d’époque à caractère ethnique.
La question de la race examinée sérieusement : est-ce pour bientôt ?
Le développement de la notion historique de « musique expérimentale » qui exclurait les mouvements dits du be-bop et du free jazz, qui sont sans doute les musiques expérimentales ayant exercé le plus d’influence au cours de la dernière partie du vingtième siècle, peut être expliqué par l’absence générale de discours au sein de l’expérimentalisme américain traitant des questions de race et d’ethnicité, un aspect de l’environnement intellectuel de cette musique qui le distingue à la fois du jazz post-années 1960 et des travaux contemporains dans les arts plastiques, la littérature et la danse. Bien que la musique expérimentale semble ouvrir la voie à un vaste champ inexploré et ouvert à l’initiative dans le domaine des études culturelles – étant donné l’accent mis sur la résistance, et sur la mise en évidence d’histoires subalternes et marginalisées dans ce domaine – on peut dire raisonnablement que, au moment de la première parution de l’essai de 1995, peu d’ouvrages historiques se sont confrontés substantiellement ou sérieusement aux rapports entre la musique expérimentale et les questions d’ethnicité et de race. Les débats sur la race dans le monde de la musique contemporaine tend à se rabattre sur des notions d’indifférence à la couleur de peau, de transcendance et d’universalité, très similaires à celles articulées par non seulement le modernisme dans sa forme élitiste [high modernism], mais aussi par l’aile droite politique américaine (voir, par exemple, Johnson 1979).
Parmi les textes peu nombreux qui se confrontent aux questions de race au sein de la musique expérimentale, ceux qui ont été écrits ou édités par des improvisateurs sortent du lot, comme les premiers écrits de Leo Smith (Smith 1973, Smith 1974) et l’ouvrage majeur en trois volumes d’Anthony Braxton Tri-Axium Writings (1985), qui éclipsent pratiquement tous les autres textes produits par des compositeurs, quelque soit leur genre5 présumé, non seulement en terme de pur volume, mais d’amplitude d’investigation et d’acuité d’analyse. De ces textes ressortent deux hypothèses particulièrement captivantes qu’ils ont en commun : (1) qu’un nouvel ordre musical impliquera nécessairement un certain degré d’échange de codes à travers les traditions et les genres, et (2), c’est le plus important, que l’improvisation en tant que telle offre la clé de ce type de mobilité. Cette opinion a été partagée par Karl Berger et Ingrid Sertso, les fondateurs du Creative Music Studio (CMS) à Woodstock, New York (Sweet, 1996). Les pratiques du CMS ont étendu le concept de passage d’un code à un autre en incluant des échanges musicaux à travers les frontières du langage et de la culture musicale. Miya Masaoka (2000) et John Corbett (2000) ont aussi produit des travaux passionnants dans ce domaine, ainsi que Georgina Born et David Hesmondhalgh (2000).
« Au delà des catégories » : alors quoi de nouveau ?
Le phénomène de passage d’un code à un autre m’a obligé à me concentrer sur l’histoire récente (c’est-à-dire depuis 1970) des propos tenus sur la transcendance des genres dans la musique expérimentale, avec un accent particulier mis sur les réactions de la presse et de la critique. Entre 1975 et 1980, le terme « éclectique » cesse d’être un terme de désapprobation ; de fait, la diversité des genres est perçue depuis lors comme dénotant une attitude de transgression culturelle et d’engagement politique.
Pour Jacques Attali, c’est le free jazz qui à l’origine « vient signifier la liquidation de la coupure musique populaire/musique savante et ainsi briser la hiérarchie répétitive. » (Attali, 279). Plus tard, les premières activités des artistes de l’AACM à New York City, qui se sont globalement déroulées entre 1970 et 1983, ont joué un rôle capital largement reconnu dans l’émergence pendant cette période de discours musicaux et critiques, aujourd’hui normalisés, sur la mobilité des genres et la possibilité d’hybridation musicale. Comme l’a affirmé le trompettiste de l’AACM Lester Bowie, peu après l’apparition du postmodernisme, « Nous sommes libres de nous exprimer dans n’importe quel idiome, de puiser dans n’importe quelle source, de ne refuser aucune limitation. Nous ne nous sommes pas limités au be-bop, au free jazz, au Dixieland, au théâtre ou à la poésie. Nous avons été capables de tout rassembler. Nous avons été capables de les combiner à notre bon plaisir. Nous en avons porté l’entière responsabilité » (Beauchamp, 46).
Dans les années qui ont suivi, « Downtown II », une école principalement représentée par John Zorn et ses associés et descendants spirituels, s’est séparée progressivement, en termes de méthode, d’esthétique et de référence culturelle, des musiciens post-cagiens du « Downtown I » de la période d’avant les années 1980, dont les exploits ont été abondamment chroniqués par Nyman et Tom Johnson, le critique musical du Village Voice dans les années 1970. Les commentaires sur les artistes de Downtown II ont célébré de manière routinière la diversité des références sonores et culturelles de leurs productions. En 1988, John Rockwell a déclaré que Zorn n’a pas seulement « transcendé les catégories ; mieux, il a développé une carrière remarquable en les fracassant les unes contre les autres et en les broyant en poussière » (Rockwell 1988). A cet égard, les artistes du Downtown II sont devenus les héritiers de l’image de catholicité dévolue à Cage.
Pourtant, Zorn lui-même lie cette notion de diversité avec l’AACM qui a eu une influence importante sur sa production. En découvrant Braxton et le Art Ensemble, Zorn a noté que « le type [Braxton] est une super tête, il est à l’écoute de toutes ces différentes musiques. Tout cela tient très bien ensemble » (Gagne, 511). Faisant écho à des idées soutenues depuis longtemps par l’AACM, Zorn a déclaré : « je veux briser toutes ces hiérarchies : l’idée que la musique classique est mieux que le jazz, que le jazz est mieux que le rock. Telle n’est pas ma façon de penser » (Watrous 1989).
Incidemment ou non, Downtown I et Downtown II sont généralement codés comme blancs, et les articles de presse les plus récents ont identifié Downtown II comme s’inscrivant en quelque sorte dans la continuité de la culture savante pan-européenne si prisée par le Downtown I. Cette codification n’est pas seulement incompatible avec l’image de diversité soigneusement entretenue par le Downtown II ; elle a bien peu de chose, semble-t-il, à voir avec la géographie de New York City, ni avec la circulation des affinités musicales dans cet endroit. Les observations acerbes du saxophoniste africain-américain basé à New York, Greg Osby font précisément le tour de la question : « je joue avec tous les gars [cats] du downtown, mais personne ne me donne l’étiquette de gars du downtown » (Nai, 16).
Les revendications concernant la transcendance des genres souvent renvoient en effet à une image complémentaire de l’Autre, à celui qu’on déclare « lié à un genre », en utilisant des critères d’identification de la diversité du genre qui changent non seulement (ou même principalement) selon l’orientation que prend la musique, mais aussi selon la race, l’ethnicité, la position de classe et, assez souvent, le sexe de l’artiste en question. C’est ainsi que, en 1982, un critique aussi progressiste que Rockwell6 a pu insister au sujet d’Anthony Braxton, que « s’il a beau résister aux catégorisations, l’horizon culturel de Monsieur Braxton se situe dans le jazz, ce qui implique une tradition d’improvisation » (Rockwell 1982), évocation en une seule phrase de l’eugénisme actif de la règle d’une seule goutte de sang7 qui efface au lieu de la valoriser la versatilité musicale de Braxton.
Cette évocation du niveau élevé d’investissement généralement manifesté par la culture dominante pour situer la posture blanche sur la diversité, avec son désinvestissement concomitant pour situer les postures noires sur le même sujet, se rencontre bien trop souvent aujourd’hui. Comme l’a noté George Lipsitz, « la blancheur se trouve partout dans la culture US, mais elle est très difficile à percevoir » (Lipsitz, I). La tendance à étiqueter les artistes du Downtown II comme s’étant émancipés des questions de race et de genre apparaît avoir pour but de rendre « difficile à percevoir » le déploiement du pouvoir blanc dans sa capacité à donner des définitions, tandis que la couleur des artistes africains-américains continue d’être constamment indiquée, ce qui effectivement réaffirme un « investissement possessif dans la blancheur » par le biais d’une rhétorique de la diversité. Dans cette optique, les efforts de la commissaire d’exposition Thelma Golden en vue d’affirmer une esthétique « post-black » (Cotter 2001) ne sont pas tant un phénomène nouveau, que la réaffirmation d’un trope qui remonte à son homologue historique, le théoricien du « New Negro » en 1920, Alain Locke, l’architecte de la Harlem Renaissance. On espère avec ferveur que l’histoire ne rendra pas les efforts de Thelma Golden tout autant chimériques.
Postdater l’indétermination
Dans l’essai de 1995, s’exprime une certaine déception concernant le fossé entre le discours rhétorique et la réalité vis-à-vis du multiculturalisme dans la musique expérimentale américaine d’après-guerre. En même temps, la recherche récente dans ce domaine, facilitée par l’ouverture des archives David Tudor au Musée J. Paul Getty à Los Angeles, laisse entendre que ce fossé pourrait bien être étendu à ce qui s’est réellement passé pendant les concerts où la musique était présentée. Les travaux du compositeur et théoricien Sean Griffin sur les archives Tudor se sont concentrés sur une série de partitions secondaires détaillées, complètement notées de manière relativement conventionnelle, écrites par le pianiste Tudor lui-même, comme réalisations des premières œuvres indéterminées de Cage, Morton Feldman, Christian Wolff et Earl Brown. D’après Griffin, la performance d’au moins une de ces partitions secondaires a été publiée comme la version enregistrée par Tudor de l’ « Intersection 3 » de Feldman, une œuvre écrite en 1953 supposée être indéterminée.
Alors que dans une analyse plus récente, John Holzaepfel considère que c’était « l’acte de jouer du piano » et « l’avantage tactile » qui ont joué des rôles décisifs dans la réalisation par Tudor de l’« Intersection 3 » (Holzaepfel 2002, 171), d’après les analyses musicales et théoriques de Griffin, les partitions révèlent de fortes affinités avec le style du sérialisme d’après-guerre, elles sont le reflet des cours de composition que Tudor a suivi auprès de Stefan Wolpe. Les partitions secondaires constituent une affirmation retentissante du lien entre ces jeunes compositeurs et la tradition européenne, renforçant l’opinion d’Anthony Braxton qu’ « il n’y avait pas besoin pour l’Europe de considérer le mouvement autour de Cage comme une menace, mais plutôt une branche en expansion de la continuité européenne… En fait, le mouvement post-cagien en Amérique a fait tout ce qu’il a pu pour être considéré comme européen – ou « de l’Europe » – ou « exclusivement associé aux blancs et à l’Europe » (Braxton, 325).
Bien que Wolff et Brown aient eu comme objectif de provoquer l’indétermination durant la performance, et ont exprimé des critiques envers l’utilisation de partitions secondaires, Tudor a en fait résisté à cette prise de décision sur-le-moment, en déclarant qu’il « ne pourrait accepter une prestation se déroulant de façon hasardeuse, causée par le seul fait de se trouver dans la situation de lire quelque chose spontanément dans le moment présent » (Holzaepfel, 196 ; cité dans Griffin 2001). Alors que des récits contemporains, par des personnes qui n’étaient alors apparemment pas au courant, comme le poète Frank O’Hara, créditaient Feldman d’une « collaboration improvisée, faisant appel à la créativité musicale tout autant qu’à la compréhension interprétative » (O’Hara, 26), les récentes révélations de Griffin, plus objectives, défient les récits historiques admis de la première période de l’indétermination, indiquant que tout au moins, l’héritage de l’indétermination aurait besoin d’être quelque peu postdaté.
Jusqu’où peuvent nous mener les termes d’« Afrologique » et de « Eurologique » ?
Il est certain que les métaphores, « Afrologique » et « Eurologique », gagneraient à être mieux théorisées. Par exemple, l’utilisation que je fais de ces métaphores complémentaires souligne une dialectique métonymique entre « composer » et « improviser » comme moyens de produire des textes musicaux, qui sert à masquer une compétition plus fondamentale, historiquement prouvée, entre les deux cultures les plus influentes du vingtième siècle : la transeuropéenne et la transafricaine.
Quoi qu’il en soit, la réalité est que dans un environnement transculturel et socio-musical, chacune des cultures fait partie de l’autre. Il est moins souvent mentionné (pour le moment) qu’il existe d’autres « logiques » musico-culturelles potentielles qui doivent aussi entrer en considération. Cette dynamique milite fortement contre des usages simplistes des deux métaphores comme marqueurs de pureté culturellement nationaliste ; de la manière dont j’utilise ces termes, « -logique » n’est pas synonyme de « -centrique ». Aussi, je laisserais à d’autres la tâche d’élargir la portée historique et descriptive des deux métaphores pour couvrir des périodes plus anciennes de la musique. Il s’agit principalement pour moi dans cet essai (et en général) de montrer l’articulation d’un tissu complexe d’échange culturel qui caractérise la musique nouvelle de ma propre époque.
Dans ce contexte, l’absence presque totale de recherche sur les improvisateurs expérimentaux africains-américains qui ont émergé depuis la mort de Coltrane (en particulier aux Etats-Unis) commence à ressembler à un trou noir béant. Coltrane, qui a été fortement influencé par la culture orale africaine-américaine, par les mondes de l’Afrique, de l’Asie et de l’Islam, a été certainement l’un des précurseurs les plus influents de l’idée contemporaine d’aller au-delà de la différence des genres et des références multiculturelles qu’on peut trouver dans les propos sur la musique expérimentale (voir Putschoel 1993 ; Benston 2000) ; pourtant l’importance de l’œuvre de Coltrane dans le contexte de la transcendance des genres est rarement soulignée dans les études sur Coltrane. La question de l’importance de Coltrane dans l’élaboration d’une esthétique postcoloniale, qui s’est développée dans le sillage de son œuvre, mérite des études plus approfondies.
Une approche critique de la musique produite après Coltrane peut ouvrir de nouvelles voies d’investigation passionnantes capables de remettre en question les notions essentialisées de la subjectivité musicale noire, en posant de nouvelles questions sur l’hybridité méthodologique, en étendant les réseaux des pratiques socio-musicales, des références multiculturelles et en développant les aspects politiques liés aux ressources et aux infrastructures. Les études récentes de Graham Lock (1999), Ajay Heble (2000) et Eric Porter (2001) ouvrent de nouvelles perspectives, tout en revisitant des travaux plus anciens et vivifiants, tels ceux de Philippe Carles et de Jean-Louis Comolli présentés dans un texte en français (il n’y a pas encore de traduction en anglais), Free Jazz/Black Power ([1971] 2000), ou les enquêtes de Jost (1987) et de Noglik (1983 et 1992) sur les improvisateurs européens post-1960.
L’afro-futurisme et la corporéité
À l’âge numérique en particulier, l’idée qu’une orientation spécifique vers le corps serait en quelque sorte essentiellement constitutive de l’expression noire, sert maintenant à nouveau au confinement et au contrôle du corps noir en général, tandis que l’importante question de savoir comment l’afro-logique peut être articulée dans les mondes virtuels est toujours posée. Si la conception contemporaine cyber-spatiale du corps nous oblige à nous confronter à la vie de l’âge post-humain, comme l’affirme Hayles (1999), alors les contours du corps afro-logique doivent inévitablement devenir perméables, ingérant et rejetant à la fois des fluides et des données.
Les discours autour de l’informatique musicale, comme ceux d’autres domaines des nouveaux médias basés sur le numérique (voir Lewis 1997 et 2000), affirment les mêmes idéologies d’indifférence à la couleur qui ont été abordées ci-dessus. En conséquence, les conceptions de la « race dans l’espace numérique » (qui a été récemment le sujet d’une exposition itinérante, dont le commissaire était Erika Muhammad et documentée dans http://cms.mit.edu/race/) ont été beaucoup moins théorisées que celles concernant le genre sexuel ; Cameron Bailey (1996) et l’artiste/théoricienne canadienne autochtone Loretta Todd (1996) fournissent les premiers modèles prometteurs de futurs travaux. Dans la musique expérimentale, les innovations de Sun Ra constituent l’affirmation d’une sorte d’éthiopienisme interplanétaire qui envisage un futur sans frontières.
En même temps, la réhabilitation de Sun Ra en tant que prototype du musicien afro-futuriste tend à prendre pour argent comptant les déclarations du compositeur, tout en évitant de poser les questions qui concernent la posture politique de Arkestra (voir Eshun 1998). Néanmoins, la création par Ra d’un monde virtuel épanouissant pour ses musiciens a constitué un point de départ important pour les efforts des plus jeunes expérimentalistes pour se confronter, dans des voies que Ra lui-même a rarement explorées, à l’expansion de réseaux de pratiques socio-musicales, et à l’économie politique des ressources et des infrastructures.
« Hey Man, I Just Play » : répondre aux conditions
En comparant les esthétiques post-Bird et post-Cage de la musique vivante en temps réel, on est confronté à deux types de discours qui s’opposent l’un à l’autre : (1) L’image de l’improvisateur héroïque, qui est un romantique à l’ego mystiquement hypertrophié, emprisonné par ses propres désirs ; (2) l’artiste détaché, désengagé, qui transcende son ego et qui simplement laisse les sons être eux-mêmes. La notion du mystique contrôlé par son égo qui est incapable de décrire son propre processus créatif, constitue la base essentielle des idées reçues conventionnelles qu’on peut avoir sur le jazz et, comme je l’ai noté dans « Improvised Music after 1950 », sur Cage et ses partisans, c’est aussi le cas des figures canoniques de la musique contemporaine tels Berio et Stockhausen, qui ont souvent déployé ce type de discours pour décrire l’improvisation. De plus, les musiciens de jazz ont eux-mêmes utilisé la même tournure d’esprit plus souvent qu’on ne le suppose pour éviter de répondre à des questions potentiellement déplaisantes : « Hey man, I just play » (Hé mon pote, je ne fais que jouer).
Mais si l’on sépare l’improvisation des notions liées au romantisme européen, il est alors possible de recontextualiser une pièce classique comme « Vespers » d’Alvin Lucier (Lucier, 1980), dans laquelle les interprètes utilisent l’écho-spatialisation pour explorer un espace résonnant plongé dans l’obscurité en cliquant sur un appareil de commande. Pour Lucier, lui-même, les procédures de jeu de cette œuvre constituent communément une parfaite antithèse de l’improvisation. Le compositeur raconte que, lors d’une performance, des étudiants inexpérimentés d’un conservatoire ont pris le prétexte de la pièce comme l’occasion de faire un bœuf insipide sur des rythmes stupides, en contradiction absolue avec l’esprit de la pièce.
Le comportement de ces étudiants était, dans l’esprit de Lucier, caractéristique de l’improvisation en tant que telle, une opinion qui rejoint pourtant résolument les figures du discours romantique. Du point de vue non-romantique, « Vespers », qui met l’accent sur l’analyse, l’exploration, la découverte, la réponse à des conditions, plutôt que sur des formalismes ad hoc ou sur des règles puritaines conçues pour contrôler le corps créatif, devient la forme d’improvisation la plus pure et la plus complètement humaine, elle est l’expression de sa nature fondamentale comme droit de l’homme inaliénable. Dans ce contexte, la discipline n’est pas imposée de l’extérieur, mais devient clairement une pratique culturelle et même spirituelle, suscitée de l’intérieur.
Finalement, le point essentiel à la fois de l’essai original et de ce texte qui le revisite, a été de proposer la thèse que la tradition de la musique expérimentale américaine est à la croisée des chemins, face à un choix difficile : (1) elle peut devenir adulte et affirmer son caractère multiculturel et multi-ethnique, dans une diversité de perspectives, d’histoires, de traditions et de méthodes ; ou bien (2) elle peut rester une tradition liée à une ethnicité, une tradition en fin de compte limitée, qui s’approprie librement, mais furtivement, ce qui provient de ses Altérités supposées. Je suis suffisamment optimiste pour me faire l’avocat de la première option.
1. Note du traducteur : George Lewis, « Afterword to « Improvised Music After 1950″: The Changing Same », a été publié dans The Other Side of Nowhere, Jazz, Improvisation, and Communities in Dialogue [L’autre côté de nulle-part, jazz, improvisation et les communautés en dialogue], eds. Daniel Fischlin et Ajay Heble, Middletown, Connecticut : Wesleyan University Press, 2004, p. 163-172. L’essai original, « Improvised Music after 1950 » a été publié dans le Black Music Research Journal en 1996 par le Center for Black Music Research – Columbia College, Chicago.
2. Note du traducteur : uptown (littéralement en allant vers les quartiers nord de la ville) et downtown (en général downtown est le centre ville, mais ici c’est plutôt en allant vers les quartiers sud de la ville) ont la signification suivante dans le cas des musiques new yorkaises : uptown fait spécifiquement référence à l’école des compositeurs américains liée au sérialisme (Babbitt, Wuorinen,…) et plus généralement à la structuration classique de la musique contemporaine (partitions, interprètes, non compromission au secteur commercial, sérieux,…) ; géographiquement cela correspond au Lincoln Center et à Carnegie Hall. Downtown fait référence à des scènes alternatives s’inspirant a) de John Cage et de ses amis, b) des musiques improvisées, c) du performance art et d) des formes hybrides et éclectiques en général ; géographiquement cela se situe à Soho, là où se trouvent de nombreuses galeries d’art et des petites salles de concert ou de performance telles que la Kitchen ou Roulette.
3. Note du traducteur : l’AACM ou L’Association for the Advancement of Creative Musicians (Association pour la promotion des musiciens créatifs) a été fondée à Chicago en 1965 autour du pianiste Muhal Richard Abrams. Selon sa chartre, l’AACM a pour objet de promouvoir la musique sérieuse et originale et de la soutenir par des concerts, des enregistrements et des actions éducatives. L’AACM a encouragé et soutenu beaucoup de musiciens afro-américains : citons Anthony Braxton, Jack DeJohnette, Chico Freeman, Wadada Leo Smith, Leroy Jenkins, et le Art Ensemble of Chicago (Lester Bowie, Roscoe Mitchell, Joseph Jarman, Famoudou Don Moy et Malachi Favors). L’AAMC a organisé un programme d’enseignement de la musique s’adressant aux jeunes des quartiers de la ville. Les membres de l’AACM peuvent être considérés comme faisant partie du jazz le plus novateur des années 1960-70 ; voir l’article en français de Pierre Carsalade et Alexandre Pierrepont, « Georges Lewis, A Power Stronger than Itself : the AACM and American Experimental Music », Volume / 8 : 2, 8 février 2011, p. 280-293; et Alexandre Pierrepont, La Nuée, L’AACM: un jeu de société musicale, Marseille: Editions Parenthèses, 2015.
4. Note du traducteur : l’Essence Award récompense chaque année les africains-américains les plus exceptionnels.
5. Note du traducteur : dans cette traduction le terme « genre » ne fait pas référence aux différences sexuelles, mais aux catégories ou styles de pratiques musicales, telles que jazz, rock, musique classique de l’Inde du Nord, musique contemporaine européenne, etc.
6. Note du traducteur : John Rockwell (né en 1940) a été pendant de longues années (1976-2006) le critique musical du New York Times.
7. Note du traducteur : « one-drop rule » [la règle d‘une seule goutte] est une expression utilisée aux Etats-Unis dans des perspectives de classification raciste : il suffit pour une personne de n’avoir qu’une seule goutte de sang africain pour être classifiée comme de race noire. Des lois allant dans le sens de cette classification ont été adoptées notamment dans le Tennessee (1910) et en Virginie (1924).
Ouvrages cités
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George Lewis
George E. Lewis est le Edwin H. Case professeur de Musique Américaine à la Columbia University. Il a reçu une bourse de recherche de la fondation MacArthur en 2002 et le prix Alpert dans les arts en 1999, il a été nommé artiste de l’année 2011 par l’USA Walker et a obtenu des bourses du National Endowment for the Arts. Lewis a étudié la composition avec Muhal Richard Abrams à l’AACM School of Music, et le trombone avec Dean Hey, un membre de l’AACM depuis 1971. Les travaux de Lewis dans les domaines de la composition, de l’improvisation, de la performance et de l’interprétation explorent la musique électronique et informatique, les installations multi-media basées sur l’informatique, les œuvres textuelles/sonores, les formes écrites et improvisées et il a plus de 140 enregistrements à son actif. Son histoire orale est archivée à la collection des « Figures majeures de la musique américaine » de la Yale University, et ses compositions et installations ont été présentées par le American Composers Orchestra, l’International Contemporary Ensemble, le Boston Modern Orchestra Project, le Talea Ensemble, le Dinausor Annex, l’Ensemble Pamplemousse, Wet Ink, le Turning Point Ensemble, l’Ensemble Erik Satie, l’Ensemble Dal Niente, le Bowling Green festival of New Music, l’Eco Ensemble, et bien d’autres, avec des commandes du San Francisco Contemporary Music Ensemble, le 2010 Vancouver Cultural Olympiad, l’Ensemble Either/Or, OPUS (Paris), IRCAM, l’Orkestra Futura, Harvestworks, Studio Museum d’Harlem, le Glasgow Improvisers Orchestra, et bien d’autres. Lewis a été Ernest Bloch Visiting Professor à l’University of California Berkeley, Paul Fromm compositeur en résidence à l’American Academy à Rome, chercheur en résidence au Center for Disciplinary Innovation de l’University of Chicago et CAC Fitt artiste en résidence à la Brown University. Lewis a été honoré par le prix 2012 SEAMUS de la Society for Electro-Acoustic Music aux Etats Unis, et son livre A Power Stronger Than Itself : The AACM and American Experimental Music (University of Chicago Press, 2008) a reçu le prix de l’American Book Award. Lewis est co-éditeur de l’Oxford Handbook of Critical Improvisation Studies, en deux volumes, à paraître prochainement. Le professeur Lewis est venu à la Columbia University en 2004, ayant enseigné auparavant à l’University of California San Diego, à la School of the Art Institute de Chicago et à la Simon Fraser University dans le Contemporary Arts Summer Institute.
Expérimental
Le terme « expérimental » reste difficile à définir dans le cadre des arts, et en ce qui concerne les préoccupations du collectif PaaLabRes pose un certain nombre de problèmes. Une première définition semblant convenir aux pratiques artistiques va dans la direction de l’idée d’essai liée à l’expérience. Toute pratique de production sonore implique un degré de tâtonnement, d’expérimentation pour arriver à l’optimum d’un résultat désiré. On fait une série d’essais afin de parvenir à une solution satisfaisante selon l’oreille du praticien ou de celles des auditeurs extérieurs. Par la référence à l’expérience, on implique que les essais se font dans le cadre d’une interaction entre un être humain et un matériau concret. Dans cette première acception, on est loin de la définition d’expérimental dans un sens de recherche scientifique qui, selon le Petit Robert s’articule comme « Expérience empirique qui consiste dans l’observation, la classification, l’hypothèse et la vérification par des expériences appropriées ».
Pourtant, la présence, depuis déjà pas mal de temps, des musiciens praticiens (instrumentistes, chanteurs,…) dans l’université a nécessité d’envisager la recherche d’une manière appropriée à leur situation. Si l’acte même d’interprétation a été considéré comme constituant en tant que tel, sous certaines conditions, une création originale, on est arrivé à proposer la notion d’expérimental comme étant mieux à même d’encadrer un processus de recherche : il ne s’agissait pas seulement de jouer, mais de définir un projet similaire à l’expérience empirique décrite ci-dessus.
La définition d’expérimental se complique par le fait que ce terme a été utilisé pour décrire des mouvements esthétiques particuliers s’inscrivant dans un contexte historique singulier. D’une part, John Cage et son cercle sont très souvent décrits comme constituant ce qu’on appelle la « musique expérimentale »1. La définition célèbre de Cage concernant le terme d’expérimental est qu’il peut être utilisé à condition de ne pas le comprendre comme la description d’un acte qu’on peut par la suite juger comme réussi ou raté, mais plutôt de l’envisager comme un acte dont on ne connaît pas à l’avance le résultat2. Il met ici l’accent sur un processus d’élaboration dans lequel la volonté du créateur compositeur doit être absente, dont l’agencement et la nature des sonorités ne sont pas déterminés au départ et qui ne préjuge pas de ce que l’expérience de l’auditeur pourrait impliquer. Le terme expérimental a aussi été utilisé pour décrire des compositeurs du XXe siècle – la plupart américains et s’inspirant du pragmatisme (Charles Ives, Henry Cowell, Edgar Varèse, Harry Partch, Robert Erickson,…) – qui ont refusé de baser leur musique sur des théories conceptuelles et qui se sont plutôt tournés vers la matérialité de la production sonore. C’est aussi dans ce sens d’une production plus directe sur la matière sonore, que les musiques électro-acoustiques ont été qualifiées de « musiques expérimentales » : les studios de musique électronique ou de musique concrète avaient aussi pris l’aspect de laboratoires scientifiques. L’étiquette « musique expérimentale » s’applique aujourd’hui à un nombre infini de pratiques, surtout lorsqu’elles sont difficiles à catégoriser dans un genre traditionnel spécifique.
Cette multiplicité de significations, dans certains cas très vagues, rend l’utilisation du mot « expérimental » propice à des malentendus et son rôle dans la collection des concepts de PaaLabRes reste particulièrement indécis et instable. On se contentera de l’utiliser dans des perspectives d’une définition de ce que pourrait être la recherche dans les domaines artistiques. Dans ce cadre, l’Institut Orpheus de Gand en Belgique a publié récemment un ouvrage (Experimental Systems, Future Knowledge in Artistic Research, Michael Schwab (ed.), Orpheus Institute, Leuwen, Belgique : Leuwen University Press, 2013). Cette publication est centrée sur les travaux de Hans-Jörg Rheinberger3, directeur du Max Planck Institut pour l’histoire des sciences, qui ont porté notamment sur les systèmes expérimentaux, avec des perspectives d’applications éventuelles dans les domaines artistiques. Pour cet auteur, les systèmes expérimentaux s’articulent autour de quatre catégories :
- Il doit y avoir une relation interactive intime entre les objets scientifiques et leurs conditions de production technique, de manière inséparable. Cette relation est à la fois locale, individuelle, sociale, institutionnelle, technique, instrumentale et surtout épistémique. Il souligne le caractère hybride des systèmes expérimentaux et par là, leur impureté.
- Les systèmes expérimentaux doivent être capables de produire des surprises constituant des formes nouvelles de savoir. Ils doivent être conçus de façon à produire des résultats différentiels non prévus. Ils ont ainsi une certaine autonomie, une vie par eux-mêmes.
- Ils doivent être capables de produire des traces épistémiques (ce que l’auteur décrit sous le terme de « graphematicité »), qui montrent et incarnent leurs produits signifiants et qui peuvent être représentés dans des écrits.
- Les systèmes expérimentaux sont capables d’entrer dans des réseaux comportant d’autres ensembles expérimentaux par le moyen de conjonctures ou de bifurcations, formant ainsi des cultures expérimentales4.
Rheinberger parle de « l’esprit expérimental ». Pour lui d’une part, au centre de ce concept est l’interaction entre l’expérimentateur et le matériau, qui implique que, pour créer des situations nouvelles, l’expérimentateur est immergé dans le matériau. Ici, comme chez Bruno Latour et Isabelle Stengers, le matériau existe en tant que tel et l’interaction ici implique une relation qui va dans les deux sens. D’autre part, cet esprit expérimental procède d’une attention particulière au fait que la science est une pratique plutôt qu’un système théorique, il plaide pour des attitudes inductives, plutôt que déductives5. Il s’agit de se débarrasser de l’idée que la théorie de la connaissance est centrée sur un ego, un sujet qui essaie de dresser un réseau de théories sur un objet. Les situations expérimentales doivent répondre à deux exigences, a) une précision dans l’élaboration d’un contexte et b) une complexité suffisante pour laisser la porte ouverte à des surprises6.
Pour Rheinberger les « systèmes expérimentaux » ne peuvent être compris que comme un jeu d’interactions entre des machines, des préparations, des techniques, des concepts rudimentaires, des objets vagues, des protocoles, des notes de recherche, et des conditions sociales et institutionnelles. Les expériences ne sont pas seulement des véhicules méthodologiques à tester (à confirmer ou à rejeter) des savoirs qui ont déjà été établis de manière théorique ou bien postulés de manière hypothétique, comme le prétend la philosophie des sciences dans sa forme classique. Les expérimentations sont génératrices de ces savoirs – des savoirs dont on n’avait auparavant aucune idée7.
Au centre des processus scientifiques d’expérimentation, selon Rheinberger, les choses épistémiques et les objets techniques existent dans une relation dialectique. Les choses épistémiques se définissent comme des entités « dont les caractéristiques encore inconnues sont la cible d’une enquête expérimentale », ils sont paradoxalement l’incarnation de ce qu’on ne connaît pas encore8. Les objets techniques se définissent comme des sédimentations d’anciennes choses épistémiques, ils sont des objets scientifiques qui incarnent les savoirs institués dans un champ de recherche déterminé à un moment donné ; ils peuvent être des instruments, des appareils, des dispositifs qui délimitent et confinent l’évaluation des choses épistémiques. Les choses épistémiques sont nécessairement sous déterminées, les objets techniques au contraire sont déterminés de manière caractéristique9. Rheinberger nous dit :
Dans Towards a History of Epistemic Things j’ai voulu faire comprendre que les processus expérimentaux mettent en jeu une dialectique entre les choses épistémiques et les objets techniques, et qu’il y existe une relation fonctionnelle entre ces deux entités, plutôt qu’une relation substantielle. Les choses épistémiques qui ont atteint un certain point de clarification peuvent être transformés en objets techniques – et vice-versa : les objets techniques peuvent devenir de nouveau épistémiquement problématiques. Les technologies avec lesquelles on travaille sont normalement utilisées comme des boîtes noires ; pourtant, elles peuvent être rouvertes et devenir des choses dignes d’intérêt épistémique.
Selon Michael Schwab, dans son introduction à l’ouvrage, interprète l’idée de cultures expérimentales comme pouvant aussi s’appliquer aux recherches dans les domaines artistiques, à condition d’avoir une approche plus souple que celles utilisées dans les sciences :
« Lors de ma conversation avec Rheinberger (chapitre 15 du livre), il est apparu clairement que le type d’éthique dans la production, d’expérience et de sensibilité qui est requis dans les systèmes expérimentaux peut aussi être présent dans les pratiques artistiques : concentration sur une collection limitée de matériaux, attention portée sur les détails, itérations continues et l’inclusion d’évènements contingents et de traces au sein du processus artistique, permettant au substrat matériel de se manifester sur le devant de la scène, là où les traces sont assemblées »10.
Schwab soulève trois questions qui sont au cœur de l’interrogation de PAALabRes sur la notion de recherche dans le domaine des arts :
- Toutes les pratiques artistiques, dans la mesure où elles confrontent des matériaux à des manières de les traiter, peuvent se prétendre être des systèmes expérimentaux. Dans quelle mesure peut-on alors distinguer la recherche artistique de toute production de pratique artistique ?
- La question de la nouveauté, de l’originalité, du futur, du progrès, inscrite dans le cahier des charges de la recherche scientifique, et tout autant dans la modernité artistique désignée comme « musique expérimentale », est devenue subtilement au cours du XXe siècle comme une idée qui appartient sans doute au passé.
- Il y a une crise générale des représentations, qui amène à se demander si les formes académiques de publication de la recherche sont adéquates pour les domaines artistiques et si d’autres formes alternatives de représentation adaptées aux pratiques peuvent être utilisées.
De plus, on peut se demander avec Henk Borgdorff :
« quel est le statut de l’art dans la recherche artistique ? Les œuvres d’art ou les pratiques artistiques sont-elles capables de créer, d’articuler et d’incarner des connaissances et des accès à la compréhension ? Et si c’est le cas, quels sont les types d’œuvres d’art et de pratiques qui en sont capables (quel est le statut ontologique de l’art ici ?) et de quelle façon en sont-elles capables (quel statut méthodologique) ? »11.
La notion d’expérimental reste un terme indispensable pour envisager les spécificités de la recherche dans les domaines artistiques, mais sa manipulation reste très problématique étant donné la multiplicité de références qu’elle suscite, notamment avec le fait qu’elle est souvent revendiquée comme le territoire exclusif de la modernité de la tradition européenne savante.
En conclusion, on se référera à Paolo de Assis, un compositeur chercheur à l’Institut Orpheus de Gand, qui propose un mode de penser la recherche artistique sur des bases quelque peu différentes de celles proposées par l’analyse musicale, la théorie musicale et la musicologie tournée vers l’interprétation des œuvres du passé :
Il peut y avoir un mode différent de problématiser les choses, un mode qui, plutôt que d’être orienté vers la récupération des choses telles qu’elles sont, cherche de nouvelles manières de les exposer de façon productive. En d’autres termes, un mode qui, au lieu de regarder vers le passé de manière critique, projette les choses de manière créative dans le futur. Telle est la proposition finale de ce chapitre : d’inverser les perspectives de « porter son regard vers le passé » en concevoir de manière créative le futur des œuvres musicales du passé. Mon opinion est que c’est précisément cette voie que la recherche artistique pourrait adopter – un mode créatif qui rassemble dans un même mouvement le passé et le futur des choses dans des manières que ne peuvent aborder les modes non artistiques. En se faisant, la recherche artistique doit être capable d’inclure l’archéologie, la problématisation, et l’expérimentation dans sa culture interne. Faire de l’expérimentation artistique à travers les systèmes expérimentaux de Rheinberger devient une norme créative de problématisation, dans laquelle à travers l’idée de répétition différentielle de nouveaux assemblages de choses sont matériellement bricolés et construits12.
Dans les perspectives de PAALabRes, il faudrait pouvoir élargir la notion d’œuvres ou de choses du passé aux pratiques elles-mêmes telles qu’elles se présentent dans une tradition et telles qu’elles s’adaptent continuellement à de nouveaux contextes.
1. Voir l’ouvrage de Michael Nyman, Experimental Music : Cage and Beyond, New York : Schirmer Books, 1974, deuxième édition, Cambridge et New York : Cambridge Univserity Press, 1999. Traduction française : Michael Nyman, Experimental Music, Cage et au-delà, trad. Nathalie Gentili, Paris : Editions Allia, 2005.
2. John Cage, Silence, Cambridge, Massachusetts et Londres, Angleterre : M.I.T. Press, 1966, p. 13.
3. « Hans-Jörg Rheinberger a enseigné la biologie moléculaire et l’histoire des sciences aux universités de Salzbourg, Innsbrück, Zürich, Berlin et Stanford, et dirige le Max-Planck-Institut de Berlin depuis 1997. Influencé par la pensée de Jacques Derrida, dont il a cotraduit la Grammatologie, il défend une épistémologie historique dont les objets principaux sont les systèmes expérimentaux. » (www.diaphane.fr)
4. Voir Hans-Jörg Rheinberger, « Experimental Systems : Entry Encyclopedia for the History of the Life Sciences » The Visual Laboratory : Essays and Ressources on the Experimentalization of Life, Max Planck Institut for the History of Science, Berlin. http://vlp.mpiwg-berlin.mpg.de/essays/data/enc19?p=1
Un tableau est présenté dans Paulo de Assis « Epistemic Complexity and Experimental Systems », Experimental Systems, Future Knowledge in Artistic Research, Michael Schwab (ed.), Orpheus Institute, Leuwen, Belgique : Leuwen University Press, 2013, p. 158.
5. Voir Hans-Jörg Rheinberger in conversation with Michael Schwab », Experimental Systems,…, op. cit., p. 198.
6. Ibid., p. 200.
7. Voir Henk Borgdorff, « Artistic Practices and Epistemic Things », in Experimental Systems, Future Knowledge in Artistic Research, op. cit., p.114.
8. Voir Paulo de Assis, op. cit., p. 159. Il cite Hans-Jörg Rheinberger, Toward a History of Epistemic Things, Synthesizing Proteins in the Test Tube, Stanford, Californie : Stanford University Press, 2004, p.238.
9. Ibid.
10. Michael Schwab, « Introduction », Experimental Systems…, op. cit., p. 7, ma traduction.
11 Henk Borgdorff, op. cit., p. 113.
12. Paulo de Assis, op. cit., p. 162.
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