Discipline

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La notion de discipline semble à première vue étrangère aux concepts mobilisés par PaaLabRes. Dans notre collectif, l’accent est plutôt mis sur les concepts de nomadisme et de transversalité. En quoi la notion de discipline est-elle pertinente à notre démarche ?

Dans le texte fondateur de PaaLabRes, le terme « discipline » est employé dans les deux acceptions les plus courantes, la première comme domaine ou champ de connaissance et de pratique, séparé des autres domaines, la seconde comme maîtrise de soi ou obéissance :

  1. « notre société est caractérisée dans tous les domaines par l’instabilité, la précarité, et l’effacement des limites entre les disciplines. » « Les technologies sont au centre des approches transversales mettant en relation des disciplines jusqu’alors éloignées. » « Ceci n’exclut pas, bien au contraire, la présence de regards extérieurs et la collaboration avec des champs disciplinaires non artistiques (notamment les sciences humaines). »
  2. « Ce livre est “une interrogation sur les opérations des usagers, supposés voués à la passivité et à la discipline” » [citation de Michel de Certeau L’invention du quotidien, I. Arts de faire, Paris, Union Générale d’Éditions, Coll. 10/18, 1980]

Ces deux usages de « discipline » sont la plupart du temps distincts l’un de l’autre dans le langage commun (une « discipline artistique » vs une « discipline de fer ») même quand ce double usage apparait dans un même domaine : un enseignant aurait besoin de faire régner la discipline dans sa classe — règles de conduite et d’obéissance — pour enseigner une discipline — ensemble de savoirs d’une matière spécifique. Si l’usage de l’un ne convoque donc pas spontanément l’usage de l’autre, on peut néanmoins penser que les deux sens dans ce dernier cas ne sont peut-être pas si éloignés que cela.

L’origine du mot discipline provient en effet de discipulus, qui signifie « élève » en latin, rattachant ainsi la discipline à l’idée d’apprendre. L’histoire du mot révèle également une parenté entre les deux acceptions et la proximité d’un lien au corps :

« L’ancien sens de “massacre, carnage, ravage, calamité”, propre à l’ancien français, est à comprendre comme une extension de l’idée de “châtiment”, sens attesté au XIIe siècle (v. 1170), spécialement appliqué à la mortification corporelle d’un clerc (1174) et donnant lieu, par métonymie, au sens concret d’“instrument servant à la flagellation” (av. 1549), d’usage religieux. Cependant, dès la moitié du XIIe s., le mot est également employé avec les acceptions modernes de “règle de vie, de conduite” (v. 1120) et “éducation, enseignement”. Par métonymie, une discipline désigne une matière enseignée, une branche de la connaissance. » [« Discipline » Le Robert — Dictionnaire historique de la langue française Alain Rey (dir.) p. 1095]

La discipline comme travail du corps a été longuement décrite par Michel Foucault dans « Surveiller et punir ». Il montre le développement au XVIIIe siècle de la discipline dans différentes institutions à travers un ensemble de techniques minutieuses de savoirs et de pratiques dont l’inscription corporelle vise la fabrication de corps dociles combinant utilité et obéissance. La discipline comme travail du corps par des pratiques spécifiques constitue à l’évidence la technique et la visée explicites d’une institution comme l’armée, mais des « techniques du corps », ainsi que Marcel Mauss les nomme, sont également à l’œuvre dans toute pratique d’enseignement, y compris les enseignements qui se définissent comme les plus « théoriques ». Une discipline, par son enseignement, constitue un ensemble de savoirs, de techniques et de pratiques régulées qui s’inscrivent sans distinction dans le corps et l’esprit. On pourrait donc dire que la discipline est, dans le même mouvement, matière et manière. Il n’y a pas de « matière » (savoir, connaissance, etc.) sans « manière » (règles, procédures, etc.).

Une discipline, considérée comme « branche de la connaissance », n’est, comme son nom l’indique, qu’une partie de l’arbre entier que représenterait la connaissance du monde. En suivant cette définition, élément d’une connaissance totale dont on pourrait douter de l’existence en soi et qui ne serait certainement qu’une connaissance située, historiquement, culturellement, etc., une discipline est donc nécessairement partielle et excluante. Elle délimite un périmètre de validité d’une culture, c’est-à-dire des manières de penser et d’agir, au-delà duquel ce qu’elle définit n’a plus lieu d’être et n’est pas ou plus valable. Une discipline est obligée de se clore sur elle-même pour exister vis-à-vis des autres disciplines et porte ainsi en elle une logique exclusive. Pourtant c’est parce qu’une discipline se dote de ses propres instruments de regard et de mesure du monde, parcellaires mais spécifiques, qu’elle peut produire des savoirs uniques à même d’éclairer de manière nouvelle le monde. Néanmoins, le savoir ne pouvant pas être délié du pouvoir, la tentation est grande de ne garder de l’enseignement d’une discipline qu’un ensemble de techniques sans rapport avec le savoir visé, et donc le pouvoir que ce savoir procure. Michel Foucault a montré que le rôle fonctionnel auquel un corps est soumis était inversement proportionnel au rôle politique qu’il pouvait jouer.

Ainsi définie, la discipline est donc au final ce qui permet et ce qui empêche une pratique.

Réfléchir sur la notion de discipline n’a pas pour nous l’objectif de supprimer la discipline ou de multiplier des logiques inter, multi et trans disciplinaires, ni de la durcir en la repositionnant sur des « fondamentaux » exclusifs. L’enjeu est plutôt d’essayer de ne pas dissocier, à l’intérieur d’une même discipline, les logiques emmêlées souvent présentées sous forme d’éléments disjoints, comme par exemple des niveaux « théoriques » et « pratiques ». Cela revient à imaginer une dimension « entière » de la discipline qui contienne ses conditions de construction, épistémologiques, historiques, culturelles, sociales, etc. Cette position va pourtant à l’encontre du modèle économique de la division du travail construit au XIXe, que la musique savante occidentale représente à travers l’hyper spécialisation des points de vue sur la musique : du compositeur, du musicologue, du public, de l’interprète, de l’enseignant, etc. sans parler de la disciplinarisation instrumentale de ces deux derniers.

Entre un appel à une mixité obligatoire des disciplines, rendant leurs concepts spécifiques mous où tout serait dans tout, et la parcellisation extrême d’une même discipline la faisant exploser en autant de spécialités étanches que de praticiens/chercheurs, nous plaidons pour l’importation d’éléments étrangers qui bousculent et obligent à d’autres regards en permettant une recomposition provisoire de l’espace et des pratiques disciplinaires.

Samuel Chagnard — 2016

Pour aller plus loin :

Astolfi, J.-P. (2010). La saveur des savoirs disciplines et plaisir d’apprendre. Issy-les-Moulineaux : ESF.

Chervel, A. (1998). « L’histoire des disciplines scolaires », in La culture scolaire une approche historique. Paris : Belin.

Forquin, J. C., (2005) « Disciplines scolaires », in Dictionnaire encyclopédique de l’éducation et de la formation (sous la direction de Philippe Champy et Christiane Étévé), 3e édition, Paris, Retz, p. 275-279.

Foucault, M. (1993). Surveiller et punir : naissance de la prison. Paris : Gallimard.

Lahire, B. (2012) « Des effets délétères de la division scientifique du travail sur l’évolution de la sociologie », SociologieS [En ligne], Débats, La situation actuelle de la sociologie, mis en ligne le 27 janvier 2012, consulté le 10 février 2016.

URL : http://sociologies.revues.org.bibliotheque-nomade2.univ-lyon2.fr/3799

Mauss, M. (1934) Les techniques du corps, http://classiques.uqac.ca/classiques/mauss_marcel/socio_et_anthropo/6_Techniques_corps/Techniques_corps.html, consulté le 11 février 2016.

 


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