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Débat

Access to the English translation : Debate on Artistic Research


Débat sur la recherche artistique
Cefedem Rhône-Alpes & Collectif PaaLabRes
2 novembre 2015

Sommaire :

Préambule, participantes et participants

Introduction

Définition de la recherche

Les institutions et la recherche, l’institution de la recherche

Les modèles de la recherche en tension

1. Rapports aux autres champs disciplinaires
2. Théorie et pratique
3. Le statut du texte écrit

La recherche artistique – Pistes de réflexion

1. La recherche à travers l’élaboration de l’acte artistique
2. Modèles alternatifs de recherche
3. Obstacles administratifs
4. La question des lieux de recherche et des publications

L’élargissement de la recherche

1. La recherche avant le doctorat
2. La recherche avant et en dehors de l’enseignement supérieur
3. La recherche hors normes

Post-scriptum à la soirée débat : Lieu de débat PaaLabRes « Recherche artistique »

 


Préambule :

Le 2 novembre 2015, le Centre d’étude du Cefedem Rhône-Alpes[1] et le collectif PaaLabRes[2] ont organisé un débat sur les questions relatives à la recherche artistique. Le thème de la soirée, imaginative et en mouvement s’articulait autour de ces deux questions : Comment définir, concevoir, développer la recherche artistique ? Et pourquoi ?

Deux textes avaient été proposés aux participants avant le débat : un résumé en français de l’ouvrage de Kathleen Coessens, Darla Crispin et Anne Douglas, The Artistic Turn, A Manifesto (CRCIM Orpheus Insitute, Gand, Belgique, distribué par Leuven University Press, 2000) ; Jean-Charles François, « La question de la recherche dans le cadre de l’enseignement supérieur musical », novembre 2014.

Etaient présents à ce débat :

Jean-Louis Baillard, écrivain, directeur de la recherche à l’Ecole d’Architecture de Saint-Etienne.
Sophie Blandeau, collectif Polycarpe.
Samuel Chagnard, musicien, enseignant au Cefedem Rhône-Alpes, membre de PaaLabRes.
Marion Chavet, artiste plasticienne.
Dominique Clément, clarinettiste, compositeur, directeur adjoint au Cefedem-Rhône-Alpes.
Jean-Charles François, percussionniste, compositeur, ancien directeur du Cefedem Rhône-Alpes et membre de PaaLabRes.
Hélène Gonon, enseignante en Sciences de l’Education au Cefedem Rhône-Alpes.
Laurent Grappe, musicien électroacousticien, membre de PaaLabRes.
Aurélien Joly, musicien, jazz et musiques improvisées.
François Journet, secrétaire général au Cefedem Rhône-Alpes.
Gilles Laval, musicien, directeur du département Rock à l’ENM de Villeurbanne et membre de PaaLabRes.
Noémi Lefebvre, responsable au Cefedem Rhône-Alpes du Centre d’étude, chercheuse en sciences politiques, écrivaine et membre de PaaLabRes.
Valérie Louis, enseignante en Sciences de l’Education au CNSMD de Lyon, ancienne institutrice Freinet.
Ralph Marcon, responsable du centre de documentation au Cefedem Rhône-Alpes
Jacques Moreau, pianiste, directeur du Cefedem Rhône-Alpes.
Pascal Pariaud, musicien, enseignant à l’ENM de Villeurbanne et membre de PaaLabRes.
Didier Renard, professeur à IEP de Lyon, directeur de laboratoire au CNRS.
Eddy Schepens, chercheur en Sciences de l’Education, ancien directeur adjoint au Cefedem Rhône-Alpes, rédacteur en chef d’Enseigner la Musique.
Nicolas Sidoroff, musicien, enseignant au Cefedem Rhône-Alpes et membre de PaaLaBbRes.
Gérald Venturi, musicien, enseignant à l’ENM de Villeurbanne, membre de PaaLabRes.

 

Introduction :

Le concert qu’on ne sert que pour concerter, qui concerne-t-il ? Concentrez-vous ! C’est qu’on centre le concert sur l’œuvre qu’on sert « de concert », les conserves sont conservées dans les concerts qu’on sert, elles se serrent dans les serres et ne servent que dans des concerts. Qu’on serve des œuvres dans des concerts devant des consorts ça sert à conserver, et à converser, mais la conversation, c’est déjà une concertation, une concertation concertante. La concertation concertante ça sert à se concentrer sur le concert qu’on sert aux consorts, la concertation concertante c’est la raison du concert, ça sert à la rencontre des consorts dans un concert de conceptions plus ou moins déconcertant. La concertation concertante et déconcertante concentre l’action et la réflexion. La concertation concertante et déconcertante, c’est la recherche sur l’action et la réflexion du concert concertant et objet de concertation. La recherche ne concerne pas les conserves mais elle conserve, elle conserve la santé et les concerts qu’on sert comme concertation concertante. La recherche, sans laquelle il n’y a pas d’enseignement supérieur, la recherche nous concerne.[3]

Pour lancer le débat, un certain nombre de questions ont été formulées par Noémi Lefebvre au nom du Centre d’étude du Cefedem Rhône-Alpes et par Jean-Charles François pour le collectif PaaLabRes :

  • Même si la réforme européenne de l’enseignement supérieur « LMD » donne un cadre institutionnel fort, avec des injonctions faites aux conservatoires et écoles d’art de développer une ouverture vers la recherche, le propos de la soirée-débat est de poser les problèmes comme si l’on ne partait de rien. Il faut donc bien distinguer deux aspects de la recherche artistique aujourd’hui : a) le contenu réel des actions, ce qui se passe à l’intérieur des différents groupes en présence et b) où cela peut se passer, dans quelle mesure ces actions sont permises et reconnues par les institutions.
  • Il est donc important, dans le cadre de ce débat, de se poser les questions suivantes : a) « qui parle » de recherche artistique aujourd’hui ? b) « d’où l’on parle », à partir de quel contexte institutionnel ou hors institution ? et c) dans quelles circonstances « on en parle » ? Qui a quelque chose à dire sur ce sujet ? Des artistes ? Des responsables politiques ?
  • Une autre dimension de la recherche artistique concerne le fait qu’il y a beaucoup de gens qui font de la recherche artistique, mais qui n’en parlent pas, soit qu’ils n’en ressentent pas le besoin, soit qu’ils refusent délibérément de le faire. De qui s’agit-il exactement ? Où existent-ils et qui sont-ils, ces chercheurs anonymes ? De quoi s’agit-il ? Quelles sont leurs idées liées à leurs actes de recherche ?

Dans cette première série de question, on voit tout de suite s’esquisser un forte tension entre d’une part les cadres institutionnels et ce qu’ils permettent et ne permettent pas, et d’autre part, la topographie réelle des actions menées ça et là revendiquant le terme de recherche, ou aussi celles plus nombreuses qui n’ont pas la prétention de mériter cette qualification.

  • Y a-t-il alors obligation à développer la recherche artistique en répondant aux exigences imposées par les instances européennes ou nationales ? Rien ne serait plus absurde que de simplement répondre aux injonctions de se conformer à un modèle unique d’enseignement supérieur, si les conditions ne sont pas réunies dans un champ disciplinaire donné pour créer du sens.
  • La question des champs disciplinaires est compliquée par le fait qu’ils ne constituent pas des entités stables, ils évoluent constamment. On a tendance à considérer que les champs disciplinaires sont des objets figés. Dans ces conditions d’instabilité comment envisager la question du sens ? S’il est possible d’envisager que la recherche consiste à trouver du sens aux actions, se pose alors la question de comment crée-t-on du sens ? Comment faire valoir le sens des actions ?
  • Il n’y a pas d’enseignement supérieur dans un champ déterminé sans la présence d’une définition de la recherche liée à ce domaine. Est-ce réellement le cas ? Est-ce nécessaire dans le domaine des arts ? Question symétrique : Y a-t-il possibilité d’envisager la recherche en dehors des filières universitaires qui y mènent ?
  • La recherche artistique est pensée comme concernant en premier lieu l’élaboration des pratiques artistiques. La pensée encore dominante est que la pratique est séparée du théorique : les praticiens font très bien ce qu’ils font, et ils n’ont pas à penser ce qu’ils font. L’enseignement supérieur reste partagé dans les esprits entre formation professionnelle d’une part et formation théorique d’autre part. Les artistes sont-ils capables d’une pensée spécifique lorsqu’ils pratiquent leur art ?
  • Une autre représentation forte consiste à dire que seuls ceux qui sont placés en observateurs à l’extérieur des pratiques sont capables d’en analyser les enjeux. Les praticiens tendent à être aveuglés par leurs objets. A quelles conditions les praticiens des arts pourraient-ils avoir accès à la réflexion sur leurs propres actions ?
  • La recherche artistique est-elle une nécessité interne aux pratiques des arts d’aujourd’hui ? Est-ce que la situation des artistes face à la société impose à leurs façons de pratiquer leurs arts une capacité de réflexibilité systématique ?
  • La question de la temporalité paraît essentielle. Il est frappant de constater combien, dans les années 1970, les musiciens avaient du temps : les subventions publiques permettaient le développement de projets à long terme, la recherche fondamentale constituait le centre des préoccupations des universités. A-t-on le temps aujourd’hui ? Sans des plages de temps raisonnables, la recherche artistique a-t-elle un sens ?
  • La question de l’utilité de la recherche se pose dans un contexte artistique qui revendique une totale indépendance part rapport à des perspectives d’effets particuliers sur les comportements. A quoi sert l’art ? Mais surtout à quoi servirait la recherche artistique ? Question subsidiaire ici : la notion même de recherche n’est-elle pas liée aux notions de progrès et de modernité ? La recherche artistique serait-elle encore une autre manière de mesurer le degré d’innovation d’une pratique donnée ?

Dans la suite du texte, le débat est ouvert à la totalité des participants. L’option retenue est de ne pas attacher des noms au texte qui reflète ce qui a été dit, mais de classifier les propos dans des têtes de chapitre bien identifiées. Les contradictions qui s’expriment ça et là au cours de l’exposition textuelle sont le reflet d’un débat constructif qui respecte le point de vue de chacun. Le texte a été établi à partir de l’excellente prise de note de Jacques Moreau en collaboration avec Nicolas Sidoroff et François Journet.

 

Définition de la recherche

Il y a une difficulté à définir le terme de recherche, et par voie de conséquence à définir la recherche artistique. S’agit-il de toute manifestation d’une activité cérébrale, ou bien ce qui est bien balisé par les cadres déterminés au sein des universités ? Dans le cours de l’élaboration des cursus, il est facile de créer des cellules d’enseignement qui pourraient être qualifiées de « recherche ». Face à certains cours, on se dit : « là c’est définitivement de la recherche ». On pourra se référer au doctorat du CNSMD de Lyon, calqué exclusivement sur le modèle universitaire existant. Pourtant, il est possible de commencer à réfléchir sur la notion de recherche spécifique aux arts en dehors des institutions universitaires. Il s’agit de définir dan le cadre des aspects internes à la création artistique et à son enseignement :

  1. en quoi consiste la recherche artistique ;
  2. qui cela concerne ;
  3. comment ce type de recherche peut exister dans les milieux sociaux ;
  4. les lieux où elle fait sens ;
  5. les manières par lesquelles elle y parvient.

En somme il s’agit de définir sur quelles bases la recherche artistique est capable de développer des paradigmes larges qui permettraient de justifier d’une légitimité au sein de l’enseignement supérieur. Quel est le terreau sur lequel cette légitimité se fabrique ? Et par ailleurs que se passe-t-il au sein des universités ?

Le terme de recherche est peut-être trop chargé de références précises, liées au statut professionnel des chercheurs. Il peut être considéré comme le faux-nez d’une posture qu’on qualifiera plus généralement de « réflexive ». L’idée du « praticien réflexif » semble offrir des perspectives plus démocratiques, permettant à un grand nombre de personnes d’y trouver un cadre moins imposant que celui qui est impliqué par le terme de « recherche ». C’est une posture que tout le monde peut assumer dans le cadre de ses activités. Cette idée s’inspire directement des travaux du philosophe américain John Dewey, autour de la pratique de l’enquête que tout citoyen devrait être capable de mener afin de prendre conscience des enjeux inhérents à un champ particulier d’investigation. La posture réflexive permettrait d’inclure in extenso toutes les approches contributives des diverses pratiques artistiques.

Mais il y a quelque chose de beaucoup plus important qu’une définition précise de ce que les termes de recherche ou de réflexivité englobent exactement : c’est la présence indispensable de lieux, de circonstances, de structures qui rassemblent les gens, et la mise en présence de quelques objets à produire, dont la nature est forcément mixte, hybride. Les critères pour définir ces activités réflexives ou de recherche sont à poser après coup. Partir du sens même de ce que pourrait être la recherche paraît peu propice à donner un quelconque résultat. La tâche la plus importante est de pouvoir assembler – cf. l’assemblage des vignerons – des gens qui sont dans une posture réflexive, mais qui souvent travaillent dans une grande solitude. Comment les rassembler ?

Il y a quelques années le Ministère de la Culture avait organisé un colloque sur la recherche artistique, en invitant surtout des philosophes, et quelques praticiens des arts, en évitant soigneusement de poser la question de l’enseignement de l’objet artistique[4]. Quels étaient les critères développés par ces philosophes ? Il s’agissait surtout de confronter les idées d’une chapelle par rapport à d’autres. Cela ne nous a pas donné des outils viables pour procéder plus avant.

On peut constater que pour se faire une place dans le système actuel de la recherche, il n’y a pas d’autre choix que d’aborder des questions qui par avance ont déjà été résolues. Il ne faut pas sous-estimer ce phénomène. Pour répondre à cela, il convient surtout de proposer de l’existant qui se détermine au fur et à mesure de son élaboration. Et c’est peut-être aussi pour répondre à cela, que le terme de recherche – pris maintenant dans un sens de combat – devient important pour affirmer des alternatives aux pratiques instituées de manières trop péremptoires.

 

Les institutions et la recherche, l’institution de la recherche

Faut-il complètement refuser de se situer hors des impositions arbitraires du processus LMD et de ses injonctions institutionnelles normatives, ou bien au contraire considérer que c’est une occasion idéale pour se saisir des questions de la recherche pour inventer de nouvelles situations ? Le Ministère de la Culture tend à lancer des mots d’ordre sans définir ce qu’ils impliquent comme direction possible à adopter. Cela donne l’opportunité d’en reprendre les idées pour les adapter à des situations allant dans un sens différent de celui qui a été envisagé.

Il convient de distinguer deux débats : d’une part le débat institutionnel qui concerne la reconnaissance des activités comme recherche légitime, permettant d’émarger à des budgets. Toutes les institutions ont à faire face à ces problèmes de reconnaissance de la recherche. Ce débat n’a rien à voir avec celui, d’autre part, qui pose la question des attitudes réflexives qu’on peut avoir à partir de ses propres pratiques. Dans le premier cas, pour qu’une activité de recherche soit reconnue, on est en présence de critères de plus en plus violents, sur lesquels les enseignants-chercheurs n’ont aucune prise. Dans le second cas, on peut avoir des poches de résistance qui refusent l’injonction arbitraire de critères non pertinents, et à partir de là, voir comment se raccrocher à des démarches de légitimité. Faire la différence entre ces deux débats paraît tout à fait essentiel. Un livre tel que l’Artistic Turn par exemple, est écrit par des artistes qui luttent pour se faire une place originale dans le monde universitaire tout en préservant les spécificités de leur art. Cet ouvrage pourtant se préoccupe beaucoup des logiques institutionnelles de reconnaissance de la recherche artistique, et pas assez d’un contenu intellectuel qui en serait tout à fait indépendant. Quand on lit ce livre, il faut faire attention à bien faire la différence entre ces deux positions.

Une des préoccupations de l’ouvrage The Artistic Turn est de tenter de positionner la recherche artistique par rapport au modèle dominant qui assimile automatiquement la recherche aux sciences dures et à leurs critères de vérité. Cela réduit la réflexion à une modalité préconstruite, puisqu’il faut toujours placer la recherche artistique par rapport à des critères élaborés ailleurs. Notons pourtant qu’une partie de la recherche scientifique tente par ailleurs de s’inspirer directement des situations expérimentales artistiques[5]. Le rapprochement de la recherche artistique avec les sciences sociales, qui ont en commun avec les arts d’avoir à traiter d’éléments subjectifs difficiles à stabiliser, semble plus propice à développer la compréhension de beaucoup de choses dans les domaines propres aux activités artistiques.

On notera une certaine désespérance aujourd’hui chez ceux qui travaillent dans l’enseignement supérieur français. Ils déplorent le développement récent de logiques sauvages d’évaluation, centrées de manière perverse sur la recherche en terme quantitatif (publications, participations à des colloques, citations dans les ouvrages, etc.), ce qui ne va pas du tout dans le sens d’ouverture de la recherche vers l’instabilité de ce qui ne peut pas être prévu comme résultat. La recherche, dénuée de son contenu qualitatif intellectuel, devient un pur instrument de normalisation, en vue d’aligner les écoles sur une seule conception et surtout en vue de les comparer hiérarchiquement. La notion d’excellence se transforme en soumission à un certain nombre d’injonctions dictées par les politiques centralisatrices. C’est ce qui permet la répartition des crédits. Une autre injonction importante est celle qui exige de la recherche de ne se préoccuper que de ce qui est considéré comme utile à la société, notamment en encourageant l’établissement de rapports privilégiés avec les industries et le marché.

Ces démarches annoncent la disparition programmée des Sciences Sociales et de Humanités. Un certain nombre de disciplines dans les sciences sociales, les lettres et les arts sont prises dans cet étau, entre la nécessité de se conformer à des critères extérieurs à leur essence et d’avoir à se justifier constamment d’être d’utilité publique, ce qui les fragilise fortement et menace directement leur existence. En conséquence, il y a une tendance aujourd’hui dans les milieux universitaires à aligner la recherche sur ce qu’il y a de moins intellectuel dans l’enseignement. Les chercheurs sont ainsi fortement encouragés à se tourner vers des domaines pratiques, mais cela n’a rien à voir bien évidemment avec des préoccupations sur l’art.

La course à la reconnaissance quantitative dans la recherche produit aussi le recours à des « prêts-à-penser » et des « prêts-à-évaluer » qui deviennent vites des parcours obligés dans lesquels tout le monde a à se conformer et dans lesquels beaucoup de participants y trouvent des situations rassurantes et confortables. L’association des domaines réputés subjectifs tels que les arts avec des domaines scientifiques réputés objectifs, tels que par exemple les neurosciences, donne à penser à la fois que la recherche ainsi envisagée contribue au progrès de l’humanité et qu’elle permet l’accès à des preuves indéniables. La méthode scientifique appliquée fallacieusement aux arts devient une obligation sans laquelle personne ne peut prétendre revendiquer une légitimité en matière de recherche.

Les injonctions venues des instances européennes posent beaucoup de contraintes, mais elles ont aussi le mérite d’ouvrir de nouveaux espaces. En architecture, le doctorat n’a été mis en place que très récemment, on ne sait pas encore en quoi cela consiste exactement. Un canadien a tenté de décrire ce que c’est qu’une thèse en architecture. Il a observé quarante thèses et il en a dressé la cartographie par rapport aux éléments qui orientaient la recherche. C’est ce genre de démarche qui crée des ouvertures vers des espaces de création : comment créer votre propre grand livre d’architecture. A condition de ne pas tomber dans l’élaboration d’une sous-culture de l’entre-soi, comme c’est souvent le cas lorsque les méthodes et le langage priment sur les contenus. A condition aussi de respecter les petits objets de recherche, bien autant que ceux des grands espaces.

On a tout de même l’impression que la course au contrôle pourrait bien s’effondrer sur elle-même : avec la montée de la logique de critérisation et la société qui va de plus en plus vite dans la combinaison des choses et des matières, n’est-on pas arrivé à un point de rupture, à la fin d’un système ? Par définition, il sera de plus en plus difficile de continuer dans le même registre de la normalisation et des contrôles, car le système lui-même génère cette capacité à sortir des cases, à dépasser les cadres imposés. Pour des raisons d’efficacité, de questions sociales créées par le système, il est difficile d’imaginer que l’université puisse continuer très longtemps dans cette voie. Même si l’imagination technocratique peut faire durer très longtemps des systèmes absurdes, il est concevable que des remises en question dynamiques sont sur le point d’éclater, dans les institutions et aussi en dehors d’elles.

 

Les modèles de la recherche en tension.

1. Rapports aux autres champs disciplinaires

La recherche artistique ne semble avoir du sens que dans les perspectives où l’art n’est plus considéré comme autonome par rapport à la banalité de son environnement ordinaire. S’il s’agit de considérer que l’art doit continuer à préserver sa pureté vis-à-vis des conditions dans lesquelles il est produit (l’art pour l’art), la recherche ne peut pas venir ternir cet idéal. Dans cette posture, l’artiste n’a pas besoin de se consacrer à la recherche qui pourrait menacer la pureté de l’acte créatif, la recherche doit alors s’envisager comme extérieure à l’art, elle doit se contenter d’être contemplative de ses hauts faits. Ce n’est que dans les perspectives d’ouvrir les enquêtes sur les manières de pratiquer l’art, que s’ouvre alors de manière interne le champ de la recherche artistique : comment les artistes et autres éléments (humains et non humains) qui contribuent à la pratique des arts interagissent pour arriver aux résultats qui sont les leurs. Cette idée centrale d’interaction ouvre le champ de la réflexion artistique à des domaines tels que la sociologie, la psychologie, les sciences de l’éducation, les technologies, les politiques culturelles, l’interaction entre les arts, la littérature, la philosophie, etc. La recherche artistique semble avoir du sens si – à l’intérieur même de la pratique artistique – s’inscrit d’autres éléments provenant d’autres champs de pratique (hors arts). Mais dans les perspectives où un champ disciplinaire hors art vient colorer la recherche, il n’est pas normal que la recherche artistique se conforme en tout point aux règles mises au point en vigueur dans cette discipline importée.

C’est un des aspects positif des processus liés à l’obligation de développer la recherche dans les secteurs de l’enseignement supérieur qui jusqu’à maintenant l’ignorait : les collaborations avec d’autres groupes ou entités de recherche deviennent absolument nécessaires. Par exemple, en ce qui concerne les Ecoles d’architecture, le corollaire de la recherche c’est le partenariat dans le cadre de la création des UMR (Unité Mixte de Recherche). Une Unité Mixte de Recherche est une fédération de laboratoires. Le but est, pour pallier à la difficulté de se cantonner sur ses propres questions, d’aller chercher les questions posées par d’autres, et de construire des collaborations. Les projets supposent la présence de financements et de partenaires. Pour les Ecoles d’architecture cela pose des questions très intéressantes : vers qui aller ? Faut-il se tourner vers d’autres Ecoles d’architecture ? Ou vers les chercheurs qui existent sur le territoire proche mais qui sont bien différents, c’est-à-dire les écoles d’ingénieurs, les écoles universitaires, les écoles d’art ? Ces partenariats mènent vers des terrains très intéressants. Dans les Ecoles d’architecture, le projet architectural reste au centre des études et est nourri par quatre domaines : science de l’ingénieur, imagerie, histoire de l’art, et philosophie/ethnologie/sociologie. A ces domaines, il manque celui de l’écriture. L’architecture et l’écriture ont des choses à développer en commun, car dans les perspectives de la recherche la capacité à écrire est indispensable[6]. Toutes ces questions amènent de l’altérité, dans le cadre de domaines qui jusqu’ici restaient dans une certaine insularité.

2. Théorie et pratique.

La séparation entre la théorie et la pratique reste une représentation dominante dans les arts.

La recherche artistique est pensée comme concernant en premier lieu une réflexion sur les pratiques. Dans ce contexte, la pensée encore dominante est que la pratique (le tacite), domaine réservé des artistes, reste séparée du théorique (l’explicite). La pensée théorique est considérée comme analyse réalisée après coup, plutôt par des observateurs extérieurs. Dans les Ecoles d’architecture, depuis au moins vingt années, la séparation entre pratique et théorie était dominante : séparation entre les architectes et les ingénieurs, séparation entre les professionnels praticiens et les enseignants. Aujourd’hui, par injonction de l’Etat, cette séparation est remise en cause dans l’exigence d’une double compétence à laquelle il faut en outre ajouter la recherche. Pourtant le statut d’enseignant-chercheur n’existe pas encore. Depuis un an les Ecoles d’architecture ont une double tutelle, celle du Ministère de la Culture et de la Communication et. Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche.

Dans le cas de l’Institut d’Etudes Politiques de Lyon, c’est un endroit où il n’y a pas de praticien. Ici, l’injonction violente de l’Etat est qu’il faut former maintenant des praticiens, c’est-à-dire donner aux étudiants des perspectives de professionnalisation. On organise par exemple actuellement à l’Université Lyon II des cours d’entreprenariat en première année. On est en face d’un paradoxe savoureux lié à la recherche : à l’université, bastion des études théoriques, il y a injonction de former des praticiens, et dans les écoles d’architecture et d’arts, bastions des pratiques, il faut former des théoriciens. Dans les deux cas il s’agit de se mettre à faire ce que l’on ne faisait pas et que l’on ne sait pas faire.

3. Le statut du texte écrit.

Il y a un flottement étonnant dans le fait que la mise en mot, l’écriture du texte, est une pratique qui peut soit être créative, soit se contenter d’être un outil d’explicitation. La mise en mot est-elle directement partie prenante des processus de recherche ou de production artistique, ou bien seulement l’outil d’une présentation descriptive ou spéculative du contenu de cette recherche ou production artistique ? Dans les conceptions usuelles de la recherche universitaire la mise en mots des résultats tend à être exclusivement considérée comme un processus séparé du contenu et de toute élaboration créative. L’application mécanique des concepts empruntés à la recherche scientifique pour pouvoir justifier l’existence de la recherche artistique, crée une tournure d’esprit bizarre : l’art crée de l’innovation qui va directement être injectée dans les circuits intellectuels. Ce qui ne peut être explicité par des mots crée des formes d’éloignement, d’exclusion, certains modes d’innovation devenant par ce biais exclus du champ de la recherche. Les discours autour des conditions de la pratique artistique, notamment chez Bruno Latour, viennent surplomber des formes d’innovation qui ne peuvent être articulées en mots, les mots arrivent après coup. Dans ce schéma de pensée, si on fait de la recherche fondée sur des pratiques artistiques, le langage se situe après (la mise en mots, la prise du crayon ou de l’ordinateur), et de ce fait ne fait pas partie du processus de recherche, mais seulement de sa restitution.

Cette séparation entre les processus créatifs de la recherche et leur communication par le biais du texte doit être questionnée de deux manières. D’une part la mise en mots créative peut devenir un outil s’insérant au cœur même du processus de recherche : on pense aux conférences de John Cage[7] qui textuellement n’explicitaient pas grand chose, mais qui décrivaient dans leur forme même les processus d’élaboration des compositions musicales de l’auteur. Par les conférences, on avait un accès direct aux procédures expérimentales de l’auteur, ses modes de pensées, mais sans passer par ce que la narration du texte pouvait raconter. D’autre part, la communication des contenus de la recherche peut utiliser des médias différents des textes : films, vidéos, paroles enregistrées, graphismes, sons, images.

Il y a tout un ensemble de termes derrière le mot recherche qui vient en compliquer sa mise en œuvre effective : « innovation », « aspects scientifiques », « discours », etc. Y a-t-il une déperdition quand le discours vient après ? Les conférences de Cage, ne sont ni moins ni plus de la recherche que ses œuvres musicales. Le critère “discours” ne suffit pas à définir la recherche, ou celui de “science”, parce que c’est tout un ensemble de choses qu’il convient de convoquer. On ne peut donc pas procéder à partir d’une seule entrée. Ce qui est compliqué est de tisser tous les éléments les uns avec les autres.

 

La recherche artistique – Pistes de réflexion

1. La recherche à travers l’élaboration de l’acte artistique.

L’énigme principale qu’il faut résoudre concerne la situation de l’artiste dans la société d’aujourd’hui : la recherche est-elle une obligation inhérente à l’acte artistique aujourd’hui ? Et, si la réponse est positive, comment la recherche se distingue-t-elle de l’acte artistique ? Dans les perspectives d’une coexistence des temps historiques qui est un des aspects important de la société des communications électroniques, il est tout a fait possible de continuer à considérer que l’art autonome – celui tourné exclusivement vers la production de l’œuvre en dehors de toute considération circonstancielle et contingente –occupe encore une place importante dans le champ des pratiques. Mais les possibilités offertes par les nouveaux medias changent aussi profondément la donne de l’accès aux pratiques artistiques en les facilitant considérablement et en permettant aux amateurs de créer leurs propres moyens de production. Ces amateurs ont du temps – que souvent les professionnels ont du mal à libérer – pour mener une réflexion sur leur pratique ou pour se mettre dans des conditions d’expérimentation. Les enjeux de l’obligation des prestations sur scène – le spectacle vivant – en sont modifiés : des processus limités à des groupuscules, sans finalité d’œuvres achevées, sans la présence obligée d’un public extérieur contemplatif, deviennent possibles. Dans ce type de contexte, il est possible d’envisager que la recherche devient inhérente à la pratique, car vient se mêler aux logiques de production d’objets artistiques, celles de l’interactivité des participants entre eux et de celle des participants avec les matériaux en présence.

Plusieurs facteurs contribuent à identifier la recherche artistique aux processus pratiques. La recherche liée à l’enseignement artistique mène directement aux actes artistiques pratiques : il n’y a pas d’action pédagogique sans un effet direct sur la pratique artistique, sur les manières d’envisager la production matérielle des objets artistiques, et en conséquence sur leur plasticité même ; et vice-versa une pratique donnée menant à des résultats artistiques particuliers implique toujours des méthodes de transmission des savoirs pour y parvenir. Dès qu’on se préoccupe d’enseignement, on s’aperçoit combien l’on s’est peu inquiété jusqu’à maintenant des pratiques effectives, des processus menant aux productions artistiques, de tout ce qui se passe avant l’émergence de l’œuvre.

2. Modèles alternatifs de recherche

D’autres modèles que ceux en vigueur dans le monde universitaire doivent être pris en considération, notamment ceux qui ont déjà été élaborés par des figures telles que Bruno Latour, Antoine Hennion et Isabelle Stengers. Malgré le fait que depuis une vingtaine d’année nous devons faire face à un mouvement à moyen et long terme de normalisation de la recherche, d’autres modèles peuvent être envisagés si l’on s’en tient à un contenu intellectuel indépendant. Mais il n’est pas évident de s’emparer de ces modèles pour réaliser, à la marge des institutions, quelque chose de différent tout en utilisant les mêmes termes. Il n’y a pas d’autres alternatives que de créer des poches de résistance en utilisant une diversité de modèles. Les poches de résistance sont rendues nécessaires face à la très grande complexité de la mondialisation et les défis qu’elle pose aux grands modèles démocratiques. La désindustrialisation a atteint des proportions incroyables, le mouvement ouvrier a disparu en moins de vingt ans. Il faut absolument des lieux et des circonstances qui permettent au gens de maintenir un esprit de résistance pendant au moins un certain temps. Il va falloir du kaïros, de l’à-propos, en se saisissant de toutes les occasions qui peuvent se présenter.

La question des marchés et de leur place dans le contrôle de la production artistique pèse de plus en plus. En même temps, les marchés ont réussi à libérer et diffuser des techniques qui permettent des inventions alternatives, ce que les musiciens du sérail ne sont pas arrivés à faire. Il est important de pouvoir développer un travail de réflexion sur les outils de diffusion, sur les logiciels, sur les questions que posent les marchés en vue de développer des logiques de politiques publiques alternatives.

Une institution telle que le Cefedem Rhône-Alpes reste déterminée par le contexte professionnel du milieu dans lequel elle évolue. Les musiciens sont beaucoup moins préoccupés des questions de recherche que les acteurs des autres domaines artistiques. On assiste chez les musiciens à un fort retour à un corporatisme dépassé. Vis-à-vis des normes de la définition du musicien dans le milieu professionnel, le développement du Cefedem comme lieu de questionnement de ces normes était tout à fait improbable. Cette poche de résistance a permis à beaucoup de gens d’inventer leur démarche d’action. Aujourd’hui, un des domaines de résistance possible est de ne pas se limiter à la formation à l’enseignement, mais de se tourner vers celle des musiciens eux-mêmes au cœur de leurs pratiques à la fois de transmission et d’élaboration de leur art : une pensée réflexive sur la musique et sur l’art, sur l’accompagnement des pratiques amateures, sur cette double logique sociale et artistique qui sous-tend ce que font réellement les musiciens dans la société. On peut ainsi revendiquer une démarche singulière.

3. Obstacles administratifs

Il y a un paradoxe étonnant entre la réalité des institutions d’enseignement artistique et l’injonction d’y développer la recherche et la pensée intellectuelle. Toutes les écoles d’art doivent faire face à des coupes sombres, tous les secteurs de pratiques ont fait beaucoup d’efforts. L’incitation à faire de la recherche se développe dans un cadre qui reste d’une grande rigidité et sans qu’il y ait le moindre moyen mis à disposition pour y répondre. Dès que de nouveaux projets pédagogiques sont proposés, alors qu’ils n’ont rien d’exceptionnels ou même d’expérimental, mais qui sont proches des réalités de ce qu’il est possible de faire, de nombreux obstacles, des bâtons dans les roues, se manifestent. Les écoles sont particulièrement à la traîne par rapport aux nouvelles technologies (vidéo, droits à l’image, questions de diffusion), et le peu d’outils qu’elles sont capables de développer ne sont pas mis à la disposition de la communauté des étudiants et des enseignants. Dans le domaine des musiques actuelles, il existe à Copenhague un département « incroyable » : des espaces remplis des technologies les plus à la page mis à la disposition des usagers. Pourtant ce département travaille directement en collaboration avec les maisons de disques qui imposent leurs critères, ce qui ne peut pas être le rôle des institutions publiques. Dans le service public de l’enseignement de la musique, les participants ne sont pas là pour obéir au marché, pour produire des groupes conformes à ses règles et pour sortir des produits commerciaux. Le service public a le devoir d’apporter sa propre vision indépendante. Les gens sont encouragés à faire des choses nouvelles, mais dès qu’une proposition se formule elle se heurte à la rigidité des cadres. La seule chose qu’on ne sait pas faire, c’est changer les cadres.

4. La question des lieux de recherche et des publications.

On voit l’importance de l’existence de lieux de recherche, en vue précisément de pouvoir faire évoluer les cadres rigides qui viennent d’être mentionnés. Il est très important pour un groupe de recherche d’avoir un endroit adéquat et de le faire fonctionner : c’est lié à la question du temps disponible et des capacités à attirer des moyens financiers. Pour que la recherche artistique ait une raison d’être, les démarches militantes ne suffisent pas. Il convient aussi d’avoir la capacité de développer des formes de visibilité associées à l’expression publique des pratiques (la scène, l’enseignement). Comment faire pour que l’ensemble de ce qui est découvert, mis à jour, puisse être entendu quelque part comme un élément dont on ne peut pas ne pas tenir compte. Pour que cette recherche-résistance puisse exister, il faut déterminer les conditions capables de faire bouger les contraintes posées par le cadre des institutions ? Comment faire en sorte que les recherches soient valorisées et puissent passer le cap de la confidentialité, de l’entre-soi ?

L’importance est de fabriquer des traces. La résistance passe par l’existence, par le « faire exister », elle implique donc des publications qui rendent compte des différentes facettes de l’endroit où l’on se trouve. L’absence dans le milieu des musiciens d’une association qui puisse défendre autre chose que des objets traditionnels, voire réactionnaires, se fait cruellement sentir. Pourquoi est-ce si difficile de fédérer les points de vue qui ne sont pas dans cette veine ? Comment sortir de l’isolement ? C’est en marchant qu’on trouve le mouvement.

Ceux qui existent dans un lieu institutionnel pensent souvent que les choses possibles ne peuvent qu’être envisagées hors des institutions. Mais ceux qui sont en dehors souffrent de l’isolement et de l’anonymat de la pléthore d’informations. Un lieu public, quel qu’il soit, a le mérite d’exister, il donne à la marge toujours des possibilités. Cela a été la chance du Cefedem de pouvoir développer un lieu indépendant des conservatoires et des universités. Le collectif PaaLabRes espère que l’espace numérique PaaLabRes qui est en train d’être développé sera en quelque sorte l’équivalent du lieu qui pour l’instant n’existe pas. Enseigner la Musique a été un outil essentiel pour la diffusion des pratiques développées au Cefedem et autres endroits associés.

 

L’élargissement de la recherche

1. La recherche avant le doctorat.

Dans les milieux universitaires, on considère que la vraie recherche commence au doctorat. Pourtant, l’idée qu’on peut faire de la recherche dès le début des études supérieures, ou même avant cela est tout à fait viable. Plusieurs lieux en Europe et dans le monde ont pu faire cette expérience avec succès[8]. Introduire la recherche dès le premier cycle d’enseignement supérieur est une manière de refuser que les lois du marché définissent ce qu’on doit attendre des étudiants à la sortie. Le Recteur de l’Université de Lille relatait récemment[9] qu’aujourd’hui les sciences sociales et les arts ne sont plus des outils à acquérir pour briller dans les salons, mais deviennent tout à fait indispensables pour dépasser le fait que la machine, dans les sciences dures, va être capable de faire toutes les choses possibles à la place de l’homme. En musique, les définitions historiques des métiers s’écroulent : on ne sait pas à quoi exactement on forme les étudiants. Il s’agit de former les musiciens non pas à une technique préétablie, mais à la recherche afin qu’ils puissent avoir un point de vue plus distancé sur leurs actions. Ils pourront ainsi être capables de continuellement réinventer leurs pratiques, plutôt que de se contenter de reproduire des modèles figés. Cela crée une autre logique de résistance : on ne peut plus imaginer ce que le métier sera demain, mais il faut aussi réaliser que « le métier inventé par les contemporains » n’a jamais existé, il s’invente toujours au gré de l’histoire.

Dans le cadre de l’élargissement du concept de recherche à des contextes assez différents de celui limité des études doctorales et des laboratoires reconnus, il convient de distinguer trois niveaux dans le cadre de l’enseignement : a) la recherche formelle du doctorat universitaire et des laboratoires ; b) la préparation à la recherche qui concerne l’enseignement supérieur dans son ensemble ; et c) l’apprentissage par la recherche qui peut s’envisager à n’importe quel niveau, y compris celui des enfants débutants. Et il faut en outre réaliser que ces trois niveaux se distinguent elles-mêmes de postures expérimentales qui s’expriment aujourd’hui dans beaucoup de domaines. De nombreuses approches de ce type existent à la fois dans les institutions d’enseignement, sur les lieux de travail, dans la vie quotidienne et dans les pratiques artistiques, qu’on peut qualifier de « pratiques réflexives ».

2. La recherche avant et en dehors de l’enseignement supérieur

Dans le cadre des écoles de musique (enseignement spécialisé primaire et secondaire), on peut être surpris de la présence de groupes de haut niveau dont les demandes ne concernent pas des lieux pour répéter, ou des supports de production technique ou publicitaire. Ils viennent dans ses établissements publics spécifiquement pour travailler à des projets de recherche, se situant en dehors de toute considération d’acquisition d’un métier particulier. Ces projets sont très souvent centrés sur la rencontre des esthétiques et des différentes manières de pratiquer la musique.

Aujourd’hui, dans les écoles de musique, il existe beaucoup de programmes d’études (en cours d’expérimentation) dans lesquels les élèves sont sollicités dans des situations collectives à apprendre des choses spécifiques de manière active par tâtonnements et essais, dans une temporalité très différente de celle qui est traditionnellement mise en œuvre et dans une variation diversifiée des situations d’apprentissage[10]. Dans ces programmes, la recherche est corollaire inextricablement de l’apprentissage, non seulement du côté de l’encadrement des enseignants qui ont à continuellement redéfinir leurs actions par rapport aux contextes donnés par les élèves, mais aussi du côté de la mise en recherche des élèves eux-mêmes. L’idée de recherche est une posture qu’on assume au quotidien, elle n’est pas qu’un accès prétentieux au formalisme et cela change complétement le sens des études artistiques. Il s’agit de former des praticiens éclairés et capables de mener des actions inventives de manière autonome. On caricature souvent les exécutants comme incapables de chercher, mais, pour prendre un exemple, un modèle aujourd’hui existe dans la revitalisation des musiques anciennes où il y a un vrai travail collectif d’interprétation et de recherche en acte. Il est donc possible de partir d’une affirmation que ce que l’on est en train de faire est de la recherche.

Il y a une forte nécessité de pouvoir documenter ces nombreuses nouvelles manières d’envisager l’enseignement dans les écoles de musique, les praticiens doivent être encouragés à écrire des textes, produire des vidéos, utiliser tous les médias possibles pour que puisse être développées une connaissance collective qui nourrirait la réflexion sur les pratiques. Cette documentation aiderait à préciser ce qu’est la recherche artistique, il y a d’ailleurs une attente forte dans le monde artistique pour la diffusion de tels documents.

3. La recherche hors normes

On constate qu’il y a beaucoup d’activités de recherche qui sont faites par des gens qui n’en parlent jamais, qui n’écrivent pas une ligne à leur sujet. Cela ne les empêchent pas d’inventer des choses qui ne vont pas forcément dans le sens de l’innovation telle qu’elle est envisagée dans les instances ministérielles. Comment peut-on rendre compte de ce qui reste un point aveugle ? Porter à la connaissance ces pratiques serait une manière de rétablir le sens qu’on peut donner à la démocratie. En effet, il y a une injustice qui se manifeste dans les nombreuses clôtures instituées pour contrôler l’accès à la recherche : dans la musique l’oreille absolue, la dictée, la sonorité standardisée, etc. Ce n’est pas comme cela que cela fonctionne dans la réalité, car il y a plein de gens dont la pratique ne correspond pas à ces normes. Ceux qui se sentent légitimes pour parler de leurs pratiques, et qui sont disposés à le faire, ne le font pas forcément, pour des raisons qu’ils ont bien pesées. Ceux qui veulent en parler, le font parce qu’ils ont des idées derrière la tête. Derrière leurs démarches, il y a des stratégies sociales. Il convient de bien déterminer pourquoi on fait les choses, de reconnaître quelles stratégies sont à l’œuvre, de les assumer pleinement, de les rendre publiques. Il faut faire tomber les murs, ne pas penser qu’on réfléchit comme cela en l’air, hors contexte, sans la présence d’objectifs stratégiques, d’expliciter ce que l’on est prêt à défendre.

Compte-rendu réalisé par Jean-Charles François — 2015

Post-scriptum à la soirée débat :
Lieu de débat PaaLabRes « Recherche artistique »

A la suite du débat organisé le 2 novembre sur la recherche artistique plusieurs questions restent à éclaircir ou à débattre. Nous proposons un forum d’échange portant sur les questions suivantes :

  1. Dans quelle mesure les pratiques artistiques aujourd’hui nécessitent des démarches de recherche inhérentes à leurs actes, tout en restant distinctes ?
  2. La question des méthodes et des critères spécifiques à la recherche menée par les praticiens eux-mêmes par rapport à leurs propres pratiques artistiques.
  3. La question d’une forte représentation dans les esprits d’une dichotomie pratique/théorie. La distinction entre recherche fondamentale, intellectuelle ou formelle (réputée théorique) et formation professionnelle (réputée pratique) ne vient-elle pas créer plus de confusion dans ce débat entre pratique et théorie (pratique de la théorie et théorie implicite des pratiques) ? Est-ce que le questionnement sur les pratiques artistiques – professionnelles ou autres – est du domaine du théorique ? Peut-il se faire séparément d’exemplifications pratiques ?
  4. Questions concernant l’utilité de la recherche artistiques : le degré entre l’utilité d’une activité de recherche pour un groupe d’humains donné et le fait que si les choses sont définies en tant qu’utiles dès le départ d’une recherche artistique ou fondamentale, on se refuse à accepter des résultats imprévisibles. Faut-il faire une distinction entre « utilité » et « utilitarisme » ?
  5. Questions concernant le statut des textes écrits en rapport avec la recherche et la création artistique ? Dans quelle mesure font-ils partie de la recherche elle-même ? Dans quelle mesure ils ne sont que les outils de communication des résultats de la recherche ?
  6. Les contradictions entre les parcours d’études souvent très orientés vers des travaux individuels et les logiques collectives des laboratoires.

Par ailleurs des récits d’expérience seraient les bienvenus en rapport avec cette notion de recherche artistique. La description de contextes dans lesquels les champs disciplinaires sont en interactions, notamment dans la confrontation des arts avec les sciences, aurait pour ce forum un grand intérêt.

PaaLabRes accepte de considérer pour le débat les contributions très brèves (6 lignes par exemple) tout autant que les textes plus longs (une page). Les articles de recherche seront considérés comme publication éventuelle en dehors du « lieu de débat ».

PaaLabRes est en charge des processus de présentation et d’édition des contributions dans un esprit d’échange. Différents types de rencontres et d’interactions seront organisées pour continuer le travail sur ces questions.

 


[1] Le Cefedem Rhône-Alpes, Centre de Formation des Enseignants de la Musique a été créé en 1990 par le Ministère de la Culture et de la Communication pour organiser les études de Diplôme d’Etat de professeur de musique au sein de l’enseignement spécialisé (écoles de musique et conservatoires). Le Cefedem installé en région Rhône-Alpes (à Lyon) a développé une publication de recherche, Enseigner la Musique, et à créé un Centre d’étude sur l’enseignement des pratiques artistiques et leur médiation culturelle. Voir le site : cefedem-rhonealpes.org

[2] Le collectif PaaLabRes, Pratiques Artistiques en Actes, Laboratoire de Recherches, a été créé en 2011 par une dizaine de musiciens travaillant dans la région lyonnaise, en vue de mener des activités réflexives sur leurs propres pratiques, incluant à la fois les logiques de production artistique et celles de transmission, les logiques de recherche et celles de la libre réflexion.

[3] Texte informel non publié de Jean-Charles François, 2012.

[4] Voir La Recherche en art(s), sous la direction de Jehanne Dautrey, Ministère de la Culture et de la Communication, Paris : Editions MF, 2010.

[5] Voir Experimental Systems, Future Knowledge in Artistic Research, Michael Schwab (ed.), Gand, Belgique : Orpheus Institute, distribué par Leuwen University Press, 2013. Cette série d’articles est centrée sur les travaux de Hans-Jörg Rheinberger, Directeur au sein du Max-Planck Institute du département d’histoire des sciences portant sur l’épistémologie de l’expérimentation.

[6] Par exemple, l’Ecole d’architecture de Saint-Etienne est en train de développer un parcours avec l’ENS de Lyon, entre architecture et écriture.

[7] Voir John Cage, Silence, trad. partielle Monique Fong, Denoël, coll. Lettres Nouvelles, 1970 et 2004; nouvelle traduction intégrale Vincent Barras, Héros-Limite, 2003, rééd. 2012.

[8] Voir notamment The Reflexive Conservatoire, Studies in Music Education Eds. George Odam et Nicholas Bannan, Londres : Guildhall School of Music & Drama et Aldershot, Angleterre : Ashgate Publishing Limited, 2005. Le Cefedem Rhône-Alpes dans son programme menant au Diplôme d’Etat (Bac+2) a centré les études sur les projets d’étudiants dans les domaines artistiques, pédagogiques et réflexifs (écriture d’un mémoire) ; voir à ce sujet Jean-Charles François, Eddy Schepens, Karine Hahn, Dominique Clément, « Processus contractuels dans les projets de réalisation musicale des étudiants au Cefedem Rhône-Alpes », Enseigner la Musique N°9/10, Cefedem Rhône-Alpes, pp. 173-94.

[9] Conversation privée avec Jacques Moreau, directeur du Cefedem Rhône-Alpes, 2015.

[10] L’ENM de Villeurbanne est un des lieux très actifs allant dans ce sens, notamment avec le programme EPO mis en place par Philippe Genet, Pascal Pariaud et Gérald Venturi, et celui du département Rock avec Gilles Laval.