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Démocratisation de l’informatique musicale

Retour au texte original anglais : Democratisation of Computer Music

 


 

Comment le passé a le don de vous rattraper, ou
La démocratisation de l’informatique musicale,
10 ans après.

Warren Burt

Traduction de l’anglais: Jean-Charles François[1]

 

Warren Burt est compositeur, performeur, fabricant d’instruments, poète sonore, cinéaste, artiste multimédia, écrivain et créateur d’œuvres visuelles et sonores…

 

Sommaire :

1. Introduction – La Conférence internationale 2013 Computer Music
2. 1967-1975 : SUNY Albany et UCSD
3. 1975-1981 : Australie, Plastic Platypus
4. 1981-75 : Micro-ordinateur monocarte à petit budget
5. 1985-2000 : Accessibilité accrue
6. Période post-2000 : L’informalité des trains de banlieue et l’informatique en train sans lieu
7. Aujourd’hui : L’utopie des technologies musicales et les musiciens impertinents
8. Conclusion


 

1. Introduction – Computer Music, La Conférence internationale 2013

En 2013, l’International Computer Music Conference s’est tenue à Perth en Australie. Le comité d’organisation était présidé par Cat Hope[2], qui a eu la gentillesse de m’inviter à prononcer l’un des discours d’ouverture. Le sujet de mon exposé était la « démocratisation » de « l’informatique musicale ». Je mets ces termes entre guillemets, parce que les deux termes faisaient l’objet de controverses (ils le sont toujours), même si leur signification a peut-être changé, voire beaucoup changé, au cours des dix ans qui viennent de s’écouler. Mon exposé s’est situé dans des perspectives australiennes, parce que c’est là que j’ai vécu la plupart du temps pendant les 47 dernières années. Il s’agissait pour moi de faire comprendre au public de ce colloque international, dans quel contexte particulier celui-ci se déroulait. Le contexte culturel de l’Australie est à certains égards très différent et en même temps très proche de ce qui se passe en l’Europe, en Amérique du Nord, ou dans d’autres parties du monde. Je me souviens de Chris Mann, un poète et compositeur, qui, en 1975, en m’accueillant à l’aéroport lors de ma première visite en Australie, m’a dit, « OK, voici ce qu’il faut savoir : on parle la même langue, mais ce n’est pas la même langue ». Les expériences que j’ai vécues au cours des années suivantes m’ont permis de découvrir, dans les détails les plus exquis, les nombreuses nuances qui différencient l’anglais australien des autres versions de la langue anglaise dans le reste du monde. Et en fait, l’anglais parlé par les Australiens il y a cinquante ans n’est pas celui utilisé aujourd’hui. Je me suis probablement trop habitué à la langue au fil du temps, mais beaucoup des caractéristiques uniques de l’anglais-australien que j’avais remarquées à l’époque ont à présent disparues.

Ce que j’ai voulu montrer à l’époque avait un double objectif : premièrement, que les progrès des technologies rendaient les outils de « l’informatique musicale » plus accessibles à un grand nombre de personnes, et deuxièmement, que la définition de ce qu’on considérait alors comme « informatique musicale » était en train de changer. En 2013, Susan Frykberg[3] m’avait posé la question de savoir si je parlais de « démocratisation » ou bien de « commercialisation » ? Cette question m’avait paru pertinente à l’époque. Depuis lors, la prolifération des téléphones portables et autres objets des technologies numériques qu’on peut tenir dans sa main ont rendu son argument initial moins convaincant qu’hier, même s’il garde aujourd’hui son mordant. Avec « le monde » maintenant complètement unifié par des outils de communication miniaturisés, il semble que les technologies ne sont devenues ni démocratisées, ni commercialisées (ou à la fois démocratisées et complètement commercialisées) mais simplement omniprésentes dans notre environnement culturel continu. Richard Letts, le rédacteur en chef de Loudmouth, un magazine électronique consacré à la musique, vient de me demander d’écrire un article sur l’état actuel des technologies musicales. Pour montrer à quel point le secteur des technologies musicales de pointe était partout répandu, j’ai axé mon article sur les technologies musicales disponibles sur l’iPhone, en montrant que la plupart des applications technologiques musicales sophistiquées du passé étaient désormais disponibles, dans une certaine mesure, sur le plus répandu des appareils électroniques grand public.

Le terme « Informatique musicale » a suivi la même voie. En 2013 il faisait référence à la musique expérimentale utilisant des ordinateurs et aux musiques électroniques populaires [dance musics] fabriquée avec des technologies numériques. Il est clair que le nombre de musiques produites à l’aide des technologies musicales s’est encore élargi. Avec humour, j’ai souligné que le périodique mensuel britannique « Computer Music » publiait surtout des articles de type « mode d’emploi » (« tutoriels ») – pour des personnes produisant de la musique de danse « électro » numérique dans leur chambre à coucher plutôt que des articles traitant des aspects les plus subtiles de la synthèse de pointe. Il y a quelques années, Future Music, l’éditeur britannique de « Computer Music », a racheté le magazine américain « Keyboard » et « Electronic Musician », qui de temps en temps publiait des articles sur des sujets intéressant le monde de « l’avant-garde », et aujourd’hui, les deux publications appartenant à « Future Music » ont non seulement des sphères d’intérêt qui se chevauchent, mais certains articles publiés dans l’un apparaissent également dans l’autre. L’accent continue d’être mis sur la musique de pop/dance réalisée à l’aide des technologies commercialement disponibles, mais au fur et à mesure que le temps passe, certains sujets considérés comme marginaux, tels que la synthèse granulaire, sont désormais abordés dans leurs pages, sans que soit généralement mentionnée les personnes qui ont été les pionniers de ces techniques.

Pour montrer combien le terme « informatique musicale » a changé au cours des ans, j’avais inclus dans mon texte original un bref aperçu de ce que j’avais réalisé au cours du temps en expliquant en quoi ces activités s’inscrivaient ou non, aux différentes époques, dans le cadre de « l’informatique musicale ». Ma démarche se voulait humoristique et en grande partie ironique.

 

2. 1967-1975: SUNY Albany et UCSD

Il est temps évoquer un peu mon autobiographie. J’ai pu observer combien le terme d’informatique musicale a changé sans arrêt de sens depuis les années 1960. Pour commencer, selon quelle série télévisée on regardait dans notre enfance, on peut aller voir nos chères machines Waybac ou Tardis. En 1967, j’ai commencé mes études à l’Université d’État de New York à Albany [State University of New York at Albany]. Peu de temps après, le département de musique a installé un système Moog de très grande taille conçu par Joel Chadabe[4], sur lequel un dispositif numérique avait été construit par Bob Moog. Ce système permettait divers types de synchronisations et de déclenchements rythmiques. L’Université avait aussi un centre informatique, où l’on pouvait développer des projets impliquant des piles de cartes perforées traitées en temps différé. Je n’étais pas attiré par les cours d’informatique, mais j’ai été immédiatement attiré par le Moog. Au contraire, deux de mes amis étudiants, Randy Cohen et Rich Gold, ont commencé immédiatement à travailler au centre informatique, en déposant leurs piles de cartes perforées et en attendant très longtemps leurs résultats. Si je me souviens bien, Randy avait écrit un programme pour produire de la poésie expérimentale. J’ai été très enthousiasmé par les résultats de sa démarche qui manipulait le sens et le non-sens des mots d’une manière que je trouvais très habile. Randy, qui s’est lancé peu de temps après dans une carrière d’auteur de comédie, pensait au contraire que la quantité de travail nécessaire pour arriver à un résultat que seuls quelques cinglés comme moi pourraient apprécier, n’en valait pas la chandelle. Ainsi, dès le début de mes études, j’ai eu le pressentiment qu’une division existait entre les « musiciens électroniques » et les « artistes de l’informatique » et tout au moins pour le moment, je me plaçais du côté des « musiciens électroniques ».

En 1967, je suis allé faire des études à l’Université de Californie San Diego, et j’ai très vite été impliqué dans les activités du Center for Music Experiment (CME)[5]. Cette structure incluait en son sein des studios de musique analogique et numérique, ainsi que des projets de danse, de multimédia, de vidéo et de performance art. Il y avait un énorme ordinateur[6] tendrement entretenu par plusieurs de mes amis. Ed Kobrin[7] était alors présent avec son système hybride qui comportait un petit ordinateur qui produisait des contrôles de tension pour des modules analogiques. J’étais responsable d’un petit studio qui avait un synthétiseur Serge[8], un système appelé « Daisy », construit par John Roy et Joel Chadabe (un générateur d’information aléatoire très intéressant) et des modules analogiques construits par un autre de mes collègues, Bruce Rittenbach. On pouvait aussi utiliser des tensions de contrôle issus de la sortie de l’ordinateur principal. Mon propre travail consistait pour l’instant à utiliser des « appareils à commandes manuelles », le monde des « lignes de code » étant pour moi encore trop opaque, même si j’avais travaillé sur plusieurs projets où d’autres personnes généraient des signaux de contrôle avec des « lignes de code » pendant que je manipulais les boutons des « appareils à commandes ». J’ai pu aussi faire le constat de la présence d’une division sociale : alors que moi-même et mes amis chanteur et violoncelliste attendions avec impatience la fin de la journée pour nous rendre à la plage Black’s Beach[9], nos amis informaticiens continuaient à travailler sur leur code, généralement tard dans la nuit. À l’époque, le travail sur ordinateur impliquait nécessairement une certaine obsession qui distinguait les « vrais musiciens informaticiens » du reste « d’entre nous ».

En fait, cette distinction s’avère être un peu ridicule, elle rappelle les sempiternels débats sur les « vrais hommes » ou son alternative non sexiste, la « personne authentique ».

Déjà à l’époque, mon intérêt portait sur l’idée de rendre les technologies plus accessibles. Mes amis de SUNY Albany, Rich Gold et Randy Cohen, qui étaient inscrits dans des études postdoctorales au California Institute of the Arts, m’ont fait connaître les travaux de Serge Tcherepnin et son « People’s Synthesizer Project ». L’idée était de pouvoir disposer d’un kit de synthétiseur pour à peu près 700$ qu’un groupe de personnes pouvait assembler. Le faible coût, l’accessibilité et le fait de faire partie d’un collectif étaient des éléments très attractifs. Par ailleurs, le synthétiseur était conçu par et pour des musiciens évoluant dans le cadre de la musique expérimentale. Le projet comportait également une part importante de ce qui allait être connu sous le nom d’autonomisation [empowerment], c’est-à-dire la possibilité de faire les choses par soi-même en complète autonomie. Au même moment, pour mon projet de maîtrise, j’avais commencé à construire un module de circuits électroniques connu sous le nom d’Aardvarks IV. Constitué de circuits numériques, avec des Convertisseurs Numérique à Analogique [DACs, Digital to Analog Converters] que j’avais moi-même bricolés, je l’ai décrit comme « un modèle intégré d’un programme particulier de composition sur ordinateur ». Mon besoin d’avoir des boutons à tourner – c’est-à-dire, d’avoir un dispositif capable d’être contrôlé physiquement en temps réel – restait une préoccupation majeure. Mon approche de la précision numérique était légèrement idiosyncratique. La singularité et le funk faisaient partie de mon esthétique.

Une illustration de ce qu’est le funk dans la conception de circuits électroniques peut s’observer dans la construction des DACs de Aardvarks IV. En suivant les suggestions de Kenneth Gaburo[10] j’ai utilisé des résistances de très basse qualité dans la fabrication des Convertisseurs Numérique à Analogique.

  plus d’informations sur Aardvarks IV

Au moment où les Convertisseurs Numérique à Analogique étaient considérés comme des dispositifs utilitaires qui devaient être le plus précis possible, dans la conception de ce module, j’ai essayé de traiter un dispositif utilitaire comme une source de variations et d’imprévisibilité créative. Cet intérêt pour l’imprévisibilité créative probablement me différenciait du reste des copains qui travaillaient dans l’arrière-salle du CME. Et en plus, je préférais aller à la plage Black’s Beach plutôt que de me trouver dans l’arrière-salle.

Les ordinateurs de cette époque étaient des monstres très avides, dévorant toutes les ressources se trouvant à proximité. Maintenant qu’ils ont totalement pris le pouvoir sur nos vies, ils peuvent se permettre d’être plus tolérants, mais en ce temps-là, il s’agissait de la survie du plus fort. Quand j’étais à UCSD, CME ne se limitait pas à la recherche sur l’informatique musicale. Le Centre hébergeait en son sein des projets se situant dans beaucoup de domaines différents. Lorsque ma partenaire, Catherine Schieve[11] est arrivée à UCSD au début des années 1980, le CME multidisciplinaire était en passe de devenir exclusivement un centre des arts informatiques, et elle aussi se souvient d’un fossé social entre les personnes travaillant dans l’informatique et le reste des musiciens et musiciennes. Ce qui différenciait aussi les « types de l’informatique » des autres, c’était la quantité de leur production. C’était encore normal pour une personne travaillant sur ordinateur de travailler de longs mois pour produire une pièce courte. Pour ceux et celles parmi nous qui voulaient produire beaucoup, rapidement, travailler uniquement avec des ordinateurs n’était pas la solution. Éventuellement, l’institution du CME a évoluée pour devenir le CRCA, le « Centre for Research into Computers and the Arts ». En 2013, je suis allé visiter le site internet du CRCA, et je me suis aperçu qu’il avait maintenant de nouveau mis l’accent sur la recherche multidisciplinaire, avec des projets assez passionnants. Cependant, j’ai appris par des personnes travaillant à UCSD en 2013 que depuis, le CRCA avait malheureusement fermé ses portes. Encore une institution qui mord la poussière !

 

3. 1975-1981 : Australie, Plastic Platypus

Entre à peu près les années 1980 et aujourd’hui, « l’informatique musicale » est devenue un domaine qui regroupe un très large éventail de points de vue esthétiques. Aujourd’hui, pratiquement le seul facteur commun qui unit ce champ d’activité est l’utilisation de l’électricité et, généralement, d’une sorte d’ordinateur (ou circuit numérique). Mais concernant les styles de musique, nous sommes entrés dans une période où « tout est possible ».

À la fin des années 1970 et au début des années 1980 les choses ont changé. De nouveaux ordinateurs de petite taille ont commencé à apparaître et ont été appliqués aux tâches de production musicale. Plusieurs systèmes très prometteurs ont été construits[12] qui ont consisté à fondamentalement dissimuler l’ordinateur derrière une sorte d’interface musicale conviviale. Au même moment, toute une série de micro-ordinateurs ont fait leur apparition, habituellement sous la forme de kits à construire soi-même. Un fossé s’est rapidement creusé dans le monde de l’informatique musicale entre les « personnes de l’ordinateur central » qui préféraient travailler sur les ordinateurs très onéreux qui existaient dans des institutions et les « adeptes de la performance en temps réel » qui préféraient travailler avec leurs propres petits systèmes, microprocesseurs portables, à la portée de leurs moyens financiers. L’ouvrage de Georgina Born, Rationalizing Culture[13], une étude sur la sociologie de l’IRCAM dans les années 1980, a permis de voir comment George Lewis[14], avec son travail sur micro-ordinateur, a réussi à s’insérer dans le monde de l’IRCAM basé sur l’utilisation d’ordinateurs centraux et la présence de structures hiérarchiques.

En 1975, je suis arrivé en Australie. J’ai mis en place un studio de synthèse analogique et de synthèse vidéo à l’Université La Trobe à Melbourne. Dans cette université, Graham Hair[15] a commencé à travailler sur l’informatique musicale sur un ordinateur PDP-11. En poursuivant mes travaux sur « Aardvarks IV » réalisés à UCSD, je me suis remis à travailler avec des puces numériques. Inspiré par ce qu’avait réalisé Stanley Lunetta[16], j’ai conçu un module, « Aardvarks VII » en utilisant exclusivement des puces compteur/diviseur 4017 et gate puces 4016. Il s’agissait de la forme de conception numérique la plus rudimentaire. Les puces étaient simplement soudées sur des cartes de circuits imprimées. En d’autres termes, la façade en plastique du synthétiseur comportait les connexions de circuit imprimées à l’arrière, et les puces étaient directement soudées sur ces connecteurs imprimés. Pas de mise en mémoire tampon, rien d’autre. Juste des puces. Il était principalement conçu pour travailler avec des fréquences accordées en intonation juste et il m’a permis de jouer avec beaucoup plus de modules. Tout cela en temps réel. L’esthétique du patching restait pour moi le paradigme, basé sur la manipulation physique en temps réel et sur des modules combinatoires. À cette époque, en 1978-79, j’avais l’impression d’être devenu un musicien électronique qui travaillait avec des circuits numériques, mais je n’étais pas encore cette bête rarissime qu’est le « musicien informaticien ».

Simultanément, j’ai été amené à utiliser la technologie la plus rudimentaire – c’est-à-dire l’électronique grand public la moins chère, au bas de l’échelle économique – pour faire de la musique. Ron Nagorcka[17] (que j’avais rencontré pour la première fois à UCSD) et moi-même nous avons formé un groupe nommé Plastic Platypus qui faisait de la musique électronique vivante avec des magnétophones à cassette, des jouets et de la camelote électronique [electronic junk]. Certaines de nos installations étaient très sophistiquées, la nature low-tech et low-fi de nos outils dissimulant une pensée systémique très complexe, mais notre travail est né d’un questionnement idéologique sur la nature de la haute-fidélité. Alors qu’à l’occasion, il était pour nous très agréable de travailler dans des institutions qui pouvaient se payer des haut-parleurs de qualité (etc.), nous étions aussi conscients que les coûts des systèmes audiophiles étaient hors de la portée de beaucoup de gens. Étant donné que l’une des principales raisons pour lesquelles nous avons créé le groupe était de travailler sur les types d’équipement les plus courants afin de montrer que la musique électronique pouvait être accessible au plus grand nombre, nous avons adopté la qualité sonore du magnétophone à cassette, du minuscule haut-parleur suspendu à un fil se balançant, celle du piano jouet ou du xylophone jouet. Comme le disait Ron avec éloquence, « l’essence-même des médias électroniques c’est la distorsion ». La technologie, bien sûr, à la longue allait nous rattraper et l’accès des « masses » à une bonne qualité sonore est devenue une question sans objet vers la fin des années 1980, mais notre travail sérieux avec les problèmes et joies de la technologie de basse qualité entre temps nous a beaucoup amusé.

Ron et moi (et plusieurs autres personnes qui travaillaient alors avec la technologie des cassettes, comme par exemple Ernie Althoff[18] et Graeme Davis[19]) on était généralement d’accord sur la manière d’envisager l’utilisation de cette technologie. Un processus de feedback multigénérationnel, tel que celui illustré dans l’œuvre d’Alvin Luciers, « I Am Sitting in a Room »[20], était à la base d’une grande partie de nos productions. Dans ce processus, un son est produit sur une machine et enregistré simultanément sur une deuxième machine. La seconde machine est ensuite rembobinée et la lecture de cette machine est enregistrée sur la première machine. En répétant plusieurs fois ce processus, il en résulte d’épaisses textures sonores, entourées d’une rétroaction acoustique qui s’accumule progressivement. Dans la pièce de Ron « Atom Bomb », pour deux interprètes et quatre magnétophones à cassette, il a eu l’idée d’ajouter l’action d’avance et de retour rapides des cassettes en cours de lecture pour créer une distribution aléatoire dans le temps des sources sonores au fur et à mesure qu’on les enregistrait. A la fin de cette section, les quatre cassettes étaient rembobinées et rediffusée aux quatre coins de la salle, créant ainsi une « pièce pour bande électroacoustique » quadriphonique que le public avait vu assemblée devant lui. Dans ma pièce « Hebraic Variations », pour alto, deux magnétophones à cassette et haut-parleur portable attaché à une très longue corde, je jouais (ou essayait de jouer) la mélodie de « Summertime » de George Gershwin (je suis un altiste de niveau très insuffisant). Pendant que je jouais la mélodie en boucle sans fin, Ron enregistrait à peu près 30 secondes de mon jeu sur un magnétophone à cassette (« l’enregistreur »), puis il transférait cette bande sur une deuxième machine (le « lecteur »), recommençait à enregistrer sur la première machine, et puis faisait tourner en cercle au-dessus de sa tête le haut-parleur de la seconde machine pendant à peu près une minute. Cela créait des décalages Doppler et une texture plus épaisse par rapport à mon jeu sur l’alto. Après 5 ou 6 cycles de ce procédé, un paysage sonore d’une très grande densité était assemblé, constitué par des glissandi, des notes pas très justes et de nombreux types de clusters sonores. La médiocrité de la technologie liée à celle de ma production se multipliaient mutuellement, créant un monde sonore micro-tonal épais.

L’entente entre Ron et moi dans l’élaboration du répertoire de Plastic Platypus a été presque unanimement parfaite. La composition des pièces a été laissée à la responsabilité de chacun, et ensuite les désirs de chaque compositeur ont été pris en compte du mieux possible. Le niveau de confiance et d’accord entre nous était très élevé. Il y deux ans, Ron a retrouvé des cassettes des performances de Plastic Platypus, il les a copiées et me les a envoyées. Beaucoup de nos anciens moments favoris étaient présents et étaient instantanément reconnaissables. Mais de temps en temps, nous avons été désarçonnés tous les deux à l’écoute d’une pièce – on n’arrivait pas à déterminer qui avait composé la pièce ou à quelle occasion elle avait été enregistrée. Ces pièces étaient peut-être des improvisations qui, par les processus utilisés, obscurcissaient l’identité de qui en était l’auteur.

 
Nogorcka

Ron Nagorcka au Clifton Hill Community Music Centre, 1978

 

En plus de mes travaux sur les synthétiseurs analogues, de la fabrication de mes propres circuits numériques et de mes travaux avec la low-tech, j’ai alors commencé à m’impliquer sérieusement dans l’informatique[21]. Lors de mes séjours aux Etats-Unis, Joel Chadabe m’a permis de travailler gracieusement dans son studio et pour la première fois, j’ai effectivement utilisé un code pour déterminer des évènements musicaux. Les résultats étaient produits presque en temps réel, ce qui donnait satisfaction au « tourneur de boutons » que j’étais. Plus tard, de retour en Australie, en 1979, j’ai travaillé sur le Synclavier à l’Université d’Adélaïde à l’invitation de Tristam Cary[22] et en 1980, à Melbourne, j’ai demandé à avoir accès au Fairlight CMI au Victorian College of the Arts et j’ai appris tous les tenants et les aboutissants de cette machine. J’ai contracté le virus de posséder mon propre système informatique[23]. Mon choix s’est porté sur un micro-ordinateur Rockwell AIM-65. Je me suis donc plongé dans l’apprentissage de cette machine et j’ai construit pour cela ma propre interface de manière extrêmement idiosyncratique. Ensuite, ayant élargi la mémoire du AIM à 32k, j’étais super excité [I was hot]. Il était maintenant possible de réaliser de la synthèse des sons en temps réel (en utilisant des formes d’ondes dérivées du code dans la mémoire). En utilisant le AIM-65 de cette façon et en traitant sa sortie avec le Serge, je pense que j’étais finalement devenu un « musicien informaticien », mais je ne sais pas si j’en étais un « véritable ». Plus précisément, mon approche restait toujours idiosyncratique, et mon penchant pour rendre l’équipement plus accessible à tous en donnant en exemple ma propre démarche (un marxiste aurait un mouvement de répulsion à cette idée) semblait, au moins dans ma tête, me distinguer encore de mon homme de paille mythique, l’élitiste, obsédé par la perfection et la répétabilité, opérateur d’ordinateurs institutionnels qui ne veut toujours pas aller à la plage.

 

4. 1981-75 : Micro-ordinateur monocarte à petit budget

Mes aventures avec le micro-ordinateur mono-carte pas cher m’ont occupé par intermittence pendant les années 1981-85[24]. Les travaux réalisés avec ce système entre 1982 et 1984 ont été regroupés sous le titre d’Aardvarks IX. Un des mouvements a été nommé « Three Part Inventions (1984) ». Il s’agissait d’une pièce semi-improvisée dans laquelle j’utilisais le clavier de mon ordinateur comme un clavier musical. Programmé en FORTH, j’étais capable de réaccorder le clavier sur n’importe quelle gamme micro-tonale en appuyant sur une touche[25]. Dans cette pièce, je combinais mes capacités de « musicien informaticien » avec mon intérêt pour la technologie démocratisée grâce à des coûts abordables et mon intérêt pour les formes de diffusions musicales non publiques. Chaque matin (je pense que c’était en juin 1984) je m’asseyais et j’improvisais une version de la pièce, en enregistrant cette improvisation du matin sur une cassette de haute qualité. Je pense que j’ai réalisé 12 versions uniques de la pièce de cette manière. J’ai aussi réalisé encore une autre version de la pièce, que j’ai enregistrée sur un magnétophone à bobines et je l’ai gardée pour l’utiliser dans la version enregistrée de l’ensemble du cycle. Chacune des 12 versions uniques de la pièce a été envoyée en cadeau à une de mes connaissances. Bien sûr, je n’ai pas gardé trace de quelles versions j’avais amicalement envoyé aux 12 personnes. C’est ainsi que dans cette pièce, j’ai pu combiner mon intérêt pour les systèmes d’intonation micro-tonale, l’improvisation, les processus électroniques en temps réel, l’utilisation des technologies bon marché (ou moins chères) (l’ordinateur AIM et le magnétophone à cassettes), l’art par courrier postal personnel, et les réseaux non publics de distribution de la musique, tout ceci intégré dans une seule pièce. J’ai voulu tout avoir – une recherche sérieuse high-tech et des réseaux d’édition et de distribution prolétaires, réalisés avec des circuits électroniques fabriqués à la maison et une informatique de niveau amateur. Il n’a pas été surprenant de constater que certains de mes amis se situant dans la « sphère haute » de « l’informatique musicale » aient exprimé un certain nombre de points de divergence concernant mes choix dans cette pièce d’instrument, de performance et de diffusion.

Quelques questions à l’époque semblaient pertinentes et, dans une certaine mesure, elles le sont encore aujourd’hui. Une des questions est : « À quel point est-on prêt à construire la totalité des choses par soi-même de la cave au grenier ? » Je pense que la raison pour laquelle on voulait effectuer ce travail de construction était que les équipements étaient onéreux et surtout confinés dans les institutions. Aujourd’hui, on dispose d’un éventail de possibilités allant d’applications limitées ne faisant qu’une seule chose correctement (avec un peu de chance) à des projets dans lesquels on construit soi-même ses propres puces et leur mise en œuvre. Même si les exemples que j’ai donnés sont un peu extrêmes, il s’agit là de l’éventail des choix qui s’offraient à nous à l’époque : le bricolage artisanal ou bien le prêt-à-porter sur catalogue, et dans quelle proportion ?

Une autre question concernait la notion de propriété. Était-on dans la situation d’utiliser les outils de quelqu’un d’autre, que ce soit ceux d’une institution à laquelle on était associé ou l’équipement d’un ami lors d’une visite chez lui ? Ou bien était-ce la situation d’utiliser ses propres outils qu’on avait été capable de développer dans une relation de longue durée ? À ce stade de ma vie, je faisais les deux à la fois. Encouragé par l’exemple de Harry Partch[26],qui pendant mes années à UCSD (1971-75) était encore en vie et installé à San Diego et directement encouragé par mon professeur Kenneth Gaburo, j’ai pris la décision que, même s’il était possible de prendre avantage des facilités offertes par les institutions si elles étaient disponibles, je préférais posséder mon propre équipement. Ce qui voulait dire que j’étais disposé à ce que l’ensemble de mes activités soit déterminé par mon pouvoir d’achat. Ainsi, une exploration intense de la micro-tonalité était rendue possible par les outils disponibles à bas prix (ou que j’avais la capacité de construire), mais une exploration sérieuse du son multicanal n’était pas à l’ordre du jour, parce que je ne pouvais me payer ni l’espace ni les haut-parleurs qu’on pouvait trouver pour cet usage. Pourtant, j’ai pu réaliser des projets utilisant à la fois des haut-parleurs peu orthodoxes et de la spatialisation sonore. Voici deux photos du Grand Ni, une installation à l’Experimental Foundation, Adelaïde (Australie).

 
Grand Ni 1

Warren Burt : Le Grand Ni, Experimental Art Foundation, Adelaïde, 1978, Aardvarks IV (la boîte argentée verticale).
Aardvarks VII (le panneau plat placé devant Aardvarks IV), transducteurs attachés à des panneaux publicitaires en métal utilisés comme haut-parleurs.
Photo : Warren Burt.

 
Grand Ni 2

Le Grand Ni, 1978 – vue sur les panneaux en métal utilisés comme haut-parleurs.
Photo : Warren Burt.

 

Voici un extrait du 5ème mouvement du Grand Ni. Ce mouvement est diffusé par des haut-parleurs normaux, pas par les haut-parleurs en sculpture métallique :

 

Warren Burt, « Le Grand Ni », extrait du 5ème mouvement.

 

Plus récemment, j’ai eu peu d’opportunité de réaliser des travaux impliquant des systèmes de son multicanaux, car je n’ai pas été en situation d’avoir accès à des espaces et du temps pour le faire, mais il y a peu, j’ai reçu une commission du MESS, le Melbourne Electronic Sound Studio, pour composer une pièce pour leur système de son à 8 canaux. Cela a eu lieu en septembre-octobre 2022 et le 8 octobre 2022 à la SubStation, à Newport dans l’Etat de Victoria, j’ai présenté la nouvelle œuvre pour 8 canaux en concert. (Merci beaucoup à MESS pour m’avoir donné l’opportunité de réaliser ce projet et pour l’assistance fournie).

Une autre raison pour disposer de son propre équipement a été – au moins en ce qui me concerne – la nature fragile des relations que j’ai pu avoir avec les institutions. Comme beaucoup d’entre nous, nous avons été mis dans la situation de consacrer plusieurs années à développer des équipements institutionnels, pour ensuite perdre notre emploi dans cette institution. Cette situation en Australie est de plus en plus grave. La plupart des personnes que je connais qui travaillent dans les institutions universitaires ne sont plus que des vacataires avec des contrats renouvelables à l’année. Même le statut « d’employé permanent », déjà fort éloigné des positions avec garantie d’emploi à vie, mais qui est au moins quelque chose, semble être de moins en moins offert. Quant aux Teaching Assistants [étudiants de troisième cycle servant d’assistants à un membre de la faculté] ce n’est plus la peine de les mentionner – ils n’existent plus. En 2012, dans le cadre de mon emploi, j’ai dû faire de la recherche concernant l’état de l’enseignement des technologies musicales en Australie. J’ai découvert qu’à l’échelle nationale, dans la période 1999-2012, 19 institutions avaient soit supprimé leur programme de technologies musicales ou en avaient sévèrement réduit leur budget. Cela ne s’est pas seulement produit dans les petites institutions, mais les grands établissements ont été aussi partout impactés. Par exemple, quatre des principaux chercheurs en informatique musicale travaillant en Australie, David Worrall, Greg Schiemer, Peter McIlwain, et Garth Paine ont tous été licenciés des institutions qu’ils avaient contribué à développer pendant de nombreuses années. Notons qu’il ne s’agit pas de personnes ayant quitté volontairement leur poste universitaire avec un remplacement par une autre personne dans la foulée, mais ce sont les postes aux-mêmes qui ont été supprimés. Étant donné cette situation, ma décision prise il y a plusieurs dizaines d’années de « posséder mon propre studio » est aujourd’hui plus sage que jamais.

Voici une photo qui donne un exemple des résultats de mon « adresse au citoyen » au début des années 1980. Les sons produits lors de la performance incluaient : 1) Cliquetis de crevettes ; 2) Sons électroniques (à hauteurs déterminées) en réponse aux crevettes ; 3) Sizzzz de sons sous-marins de bateaux à moteurs ; 4) Vagues ; 5) Un gong trempé dans de l’eau ; 6) Tortillements d’oscillateurs retraçant l’amplitude de la production sonore d’un hydrophone ; 7) « La Mer » de Debussy jouée sous l’eau et traitée par les vagues ; 8) Les sons produits par le public ; 9) Mes paroles s’adressant au public ; 10) Mouettes. Cette performance qui a duré toute la journée a eu lieu au Festival de St Kilda[27], évènement orienté vers la large participation du public, sur la jetée de St Kilda en 1983.

 
StKilda

Adresse aux « citoyens » : Warren Burt: Natural Rhythm 1983. Hydrophone, water gongs,
Serge, Driscoll et modules bricolés à la maison, Gentle Electric Pitch to Voltage, haut-parleurs Auratone.
St. Kilda Festival, St. Kilda Pier, Melbourne.
Photo : Trevor Dunn.

Au milieu des années 1980, j’ai changé : j’ai commencé à utiliser des ordinateurs commerciaux. J’avais démissionné de l’université à la fin de 1981, et en tant que musicien indépendant, j’avais besoin d’un ordinateur moins onéreux. Le AIM-65 single-board micro-ordinateur que j’ai utilisé de 1981 à 1985, s’est éventuellement avéré ne pas être assez puissant, ni assez fiable, pour ce dont j’avais besoin. Une série de machines basées sur PC-Dos a alors suivi. Pendant tout ce temps-là, j’ai continué à m’intéresser à composer et à utiliser des systèmes de synthèse de manière non conventionnelle. Je me suis beaucoup amusé pendant un certain temps sur US, développé par les Universités d’Iowa et d’Illinois. Wigout de Arun Chandra[28] – une reconstitution de « Sawdust » d’Herbert Brün[29] – s’est avéré également une précieuse ressource. J’ai observé avec enthousiasme mes amies et amis en Angleterre, motivées par la même « éthique de la pauvreté et de l’enthousiasme-pour-l’accessibilité » à laquelle j’adhérais, développer le Composers’ Desktop Project, même si je n’ai pas réellement utilisé le CDP système avant un certain temps. J’ai étudié des programmes plus anciens quand ils étaient disponibles, tels que le PR1 de Gottfried-Michael Koenig [30] qui s’est avéré fertile pour quelques pièces de la fin des années 1990. Et je me suis trouvé dans la situation de m’impliquer avec des développeurs de logiciel et j’ai commencé à faire des tests bêta pour les aider. John Dunn (1943-2018) d’Algorithmic Arts a été l’un de mes plus constants collègues de travail pendant à peu près 23 ans, et j’ai créé un certain nombre d’outils disponibles sur ses programmes SoftStep, ArtWork et Music Wonk.

 

5. 1985-2000 : Technologies plus accessibles<

William Burroughs raconte une anecdote très amusante dans une de ses histoires au sujet d’un voyageur malheureux qui est invité par la Green Nun[31] à « voir le merveilleux travail effectué avec mes patients dans le service psychiatrique ». En entrant dans l’institution son comportement change. « À tout moment, vous devez obtenir la permission pour quitter la pièce ». Etc. Et donc les années ont passé. En ayant conscience du temps qui passe, on arrive maintenant au présent et ce qu’on voit c’est une corne d’abondance de dispositifs pour faire de la musique, de programmes (etc.), tous disponibles à bas coûts, etc.

À un certain moment dans les années 1980, les ordinateurs sont devenus plus petits et ils ont été dotés d’une foison de boutons et de capacités en temps réel, et ont cessé d’être le domaine exclusif de quelques personnes ayant accès à des studios bien dotés pour devenir accessible à pratiquement toutes les personnes intéressées. À condition évidemment d’avoir les connaissances adéquates, le statut social, etc. Et dans cette idée d’un ordinateur avec une pléthore de boutons de contrôle, j’aime bien la conception de l’interface du GRM [Groupe de Recherche Musicale] Tools en France. « Tools » en France. En suivant les idées de Pierre Schaeffer, ce qui a primé dans la conception de ce logiciel, c’est le fait de pouvoir contrôler tous les paramètres de l’extérieur, d’avoir beaucoup de possibilités de passer en douceur d’un réglage à un autre, et d’éviter d’avoir à manipuler une grande quantité de nombres dans le feu de l’action.

À un certain moment, vers (peut-être) la fin des années 1990, le nombre d’oscillateurs mis à disposition n’était plus un problème. La question de l’accessibilité s’est concentrée dès lors sur les moyens de contrôler un grand nombre d’oscillateurs. Je me souviens qu’Andy Hunt à l’Université de York travaillait sur Midigrid, un système mis à la disposition des personnes handicapées pour contrôler les systèmes de musique électronique par rapport à leur mobilité réduite. Le développement de ce système s’est arrêté en 2003. Il se trouve que cette année, une entreprise anglaise, ADSR Systems, a mis sur le marché un produit appelé Midgrid. Au vu de leur vidéo YouTube, je ne pense pas que les deux logiciels ont quoi que ce soit en commun. Et ces deux dernières années, l’équipe du AUMI – Adaptive Use Musical Instruments [Instruments de musique à utilisation adaptée][32] ont fait des avancées considérables pour développer des systèmes de contrôle de la musique pour les tablettes et ordinateurs portables qui rendent l’accès aux contrôles encore plus facile.

De plus, au cours des années 1990, l’accès à la qualité de la diffusion sonore (l’économie de la haute-fidélité) a cessé d’être un problème. C’est-à-dire, la question du désir et du confort est devenue plus importante que les aspects économiques. Les prix des équipements se sont écroulés, pour moins cher, on peut avoir de plus en plus de puissance. De nouveaux paradigmes d’interaction ont fait leur apparition, tels que l’écran tactile et d’autres nouveaux dispositifs de performance, et à peu près tout ce qu’on peut espérer avoir est maintenant disponible à un prix relativement bas. En face de cette abondance, on peut être déconcerté, accablé ou enchanté et se plonger dans l’utilisation de tous ces nouveaux outils, jouets et paradigmes mis à disposition.

Voici quelques photos qui illustrent certains des changements qui ont eu lieu pendant la brève histoire de « l’informatique musicale » :

 
Hrpsch

John Cage, Lejaren Hiller et Illiac 2, University od Illinois, 1968, en train de travailler sur HPSCHD.

 
Android

Les coulisses d’un salon professionnel, Melbourne 2013.
Chacune des tablettes Android travaillant à la sortie de l’ordinateur portable est plus puissante qu’Illiac 2
et coûte infiniment moins cher.
Photo : Catherine Schieve.

 
Mafra

Dispositif informatique par Warren Burt pour « Experience of Marfa » de Catherine Schieve.
Concerts Astra, Melbourne, 1-2 juin 2013.
Deux ordinateurs portables et deux netbooks contrôlés par des unités de contrôles Korg.
Photo: Warren Burt.

 
AstraMarfa

Une autre vue du dispositif informatique de « Experience of Marfa ».
Notez le gong et l’orchestre artisanal de Surti Box derrières les ordinateurs.
Photo : Warren Burt.

 
RandCorp

Cette photo est pour rire.
Il s’agit d’une photo de 1954 de la RAND Corporation montrant comment on pouvait imaginer
à quoi ressemblerait l’ordinateur domestique standard en 2004.

 

6. Période post-2000 : L’informalité des trains de banlieue et l’informatique en train sans lieu

Il y a une ressource néanmoins qui déjà coûtait cher à l’époque, et qui l’est encore plus aujourd’hui. Cette ressource, c’est le temps. Le temps d’apprendre les nouveaux outils/jouets, le temps pour composer des pièces avec les jouets, le temps pour écouter les travaux des autres personnes et que les autres puissent écouter nos œuvres. En Australie, les conditions de travail se sont détériorées et les dépenses ont augmenté, de sorte qu’il faut maintenant travailler plus longtemps pour disposer de moins de ressources. L’époque semble révolue, du moins pour le moment, où l’on pouvait travailler trois jours de la semaine pour gagner assez d’argent pour exister et pouvoir disposer de quelques jours pour travailler sur sa production artistique. Dans notre société complètement dominée par l’économie, le temps consacré à des activités non économiques devient un véritable luxe. Ou bien, comme Kyle Gann l’a exprimé avec éloquence dans son blog Arts.Journal.com Post Classic, blog du 24 août 2013 :

En bref, nous sommes tous, chacun d’entre nous, en train d’essayer de discerner quel genre de musique il est possible de produire de manière satisfaisante, signifiante et/ou utile socialement dans le contexte d’une oligarchie contrôlée par le monde de l’entreprise. Il y a une myriade de réponses possibles, chacune ayant ses avantages et ses inconvénients sans qu’il y ait pour le moment de preuves d’un côté comme de l’autre. Nous conservons notre idéalisme et faisons le mieux que nous pouvons.

Un autre facteur de l’érosion de notre temps disponible est l’expansion des médias de communication. Je ne sais pas ce qu’il en est pour vous, mais sauf si j’éteins mon portable et mon courrier électronique, il est très rare qu’il y ait une période de plus d’une demi-heure où quelque chose ne réclame pas mon attention urgente, que ce soit sous la forme d’un texte, d’un coup de téléphone, ou d’un courriel. Cet état d’interruption constante du temps de travail, qui ne cesse de diminuer, est la situation dans laquelle beaucoup d’entre nous se trouvent.

Ma propre solution a été d’investir dans l’achat d’un casque supprimant les bruits et d’ordinateurs portables petits mais assez puissants, et après 2016, dans des tablettes, telles que l’iPad Pro, pour pouvoir travailler dans les excellents trains de banlieue de l’État de Victoria. Quand on est entouré de 400 personnes, que le modem est éteint, et que le casque nous empêche d’entendre le téléphone portable, alors on peut disposer d’au moins une heure, à l’aller comme au retour, pour se consacrer de manière ininterrompue à la composition. Cependant, je me demande bien quel est l’effet sur ma musique lorsqu’elle est composée dans un environnement aussi confiné, étroit et hermétique. Je continue à composer de cette manière et j’ai écrit beaucoup de pièces dans cet environnement. Dans cette pièce, « A Bureaucrat Tells the Truth » [Un bureaucrate dit la vérité] tirée des « Cellular Etudes » (2012-13) je combine des échantillons sophistiqués avec des sons bruts à 8 bits reconstruits avec amour dans le softsynth Plogue, Chipsounds :

 

Warren Burt, « A Bureaucrat Tells the Truth »

 

J’ai envoyé cette pièce à David Dunn et voici ses observations :

Une des questions formelles qui m’est venue à l’esprit a été l’idée que les échantillons sonores pour le contrôle midi sont des objets trouvés (de la même manière que tout instrument musical est un objet trouvé) qui portent en eux des constructions culturelles particulières (la tradition). La plupart des compositeurs veulent habituellement qu’une pièce se situe dans une ces traditions (bourges vs. Stanford vs. cage vs. orchestre occidental vs. musiques du monde vs. musiques bruitistes vs. jazz vs. musique spectrale vs. rinky-dink lo-fi diy etc.). C’est le cas généralement de compositeurs qui essaient de limiter leurs choix de timbres de manière à définir un contexte d’association particulier (genre). Dans ces pièces on laisse les cultures divergentes se frotter le nez jusqu’à ce qu’elles saignent. Et c’est vrai. Je veux jouer sur les deux tableaux, ou peut-être sur tous les tableaux. Je ne vois rien de mal à être à la fois hi-tech et lo-tech, à être à la fois complexe et élitiste, ET prolétaire.[33]

Peut-être que ma méthode de composition dans le confinement et l’isolement du train me fait accumuler côte à côte de plus en plus de cultures, tout comme ces personnes dans ce train, issues de tant de cultures, qui se serrent les unes à côté des autres.

La question du temps est donc plus que jamais un problème. L’une des raisons en est l’accélération sur le marché de la mise à disposition de matériels, qui dépasse de beaucoup ma capacité à les interroger sérieusement. L’une de mes stratégies pour composer consiste à étudier un appareil ou un logiciel et de me demander, « Quels en sont les potentiels pour la composition ? » Pas tellement « pour quel usage a-t-il été conçu », mais plutôt « comment peut-il être subverti ? » Ou bien si cela paraît trop romantique, peut-être de se demander, « Qu’est-ce que je peux faire avec cet outil que je n’ai pas déjà fait ? » Et « Quelle est la Structure Profonde contenue dans cet outil ? » En me souvenant des premières années de la musique électroacoustique, quand des gens comme Cage, Grainger et Schaeffer ont utilisé des équipements clairement conçus pour d’autres usages que celui de produire de la musique, je me trouve dans une situation similaire aujourd’hui. Le meilleur magasin de nouvel équipement musical que j’ai trouvé à Melbourne est StoreDJ, qui propose une bonne sélection, des prix modiques et un personnel connaisseur. Alors que Cage et ses amis se procuraient leur équipent dans le monde de la science et de l’armée, je trouve maintenant que je peux me procurer certaines de mes ressources dans l’industrie de la dance-music. Dans une période très récente (2020-22) je me suis impliqué dans la communauté VCV-Rack. Il s’agit d’un groupe de programmeurs, sous la direction d’Andrew Belt (voir aussi Rack 2) qui a construit des modules virtuels qui peuvent être assemblés ensemble, comme les modules analogues étaient utilisés (ils le sont encore aujourd’hui) pour créer des systèmes de composition complexes. J’ai contribué au projet NYSTHI d’Antonio Tuzzi qui fait partie du projet VCV, avec certaines de mes conceptions de circuits. On peut avoir accès à 2500 modules, certains d’entre eux étant des copies de logiciels de modules physiques existants, et d’autres sont des créations originales et uniques qui ouvrent la voie à l’exploration de nouveaux potentiels compositionnels. La distinction évoquée ci-dessus, entre l’industrie de la dance-music et les ressources mises à la disposition du monde de la « musique contemporaine » ou de la « musique expérimentale » a maintenant largement disparue. Il y a tant de nouvelles ressources disponibles, provenant de toutes sortes de concepteurs, avec toutes sortes d’orientations esthétiques, qu’on est submergé par la diversité des choix à faire.

Il y a deux ans j’ai dit en plaisantant qu’il y avait beaucoup trop de post-doctorants japonais dans les écoles d’ingénieurs du son avec beaucoup trop de temps libre pour créer de nombreux plug-ins gratuits intéressants, si bien qu’ils ne me laissaient que peu de possibilités d’être capable de tous les suivre. Maintenant, bien sûr, la situation s’est empirée considérablement, est-ce une bonne chose ? La quantité de ressources disponibles gratuitement, ou à très bas prix, dans le projet VCV Rack ou dans l’écosystème de l’iPad, est telle que je pourrais y passer plusieurs de mes prochaines vies. Et aussi longtemps que je serais capable d’avoir une ouverture d’esprit et une attitude expérimentale, ce sera probablement le cas.

Voici des liens pour regarder deux vidéos, montrant des travaux réalisés il y a une dizaine d’années. La première, « Launching Piece » utilise 5 tablettes numériques[34]. À l’époque, je venais juste de commencer à travailler avec cette installation, et c’était très agréable de sortir de la situation d’être « derrière l’écran de l’ordinateur », et de pouvoir d’avantage s’engager physiquement pendant la performance. Je suis très attaché à ce que Harry Partch appelait la « nature spirituelle et corporelle de l’être humain »[35] fasse intégralement partie de la pratique musicale. La seconde, « Morning at Princess Pier » utilise un iPad dont le son est traité par un vénérable Alesis AirFX pour produire une série d’accords microtonaux ayant une fluidité de timbre. Et en guise de choc du futur (parlons-en !), quand j’ai acheté le AirFX en 2000, je me souviens de m’être moqué de leurs slogans publicitaires – « Le premier instrument de musique du 21e siècle ! » et « parce que maintenant, tout le reste est tellement 20e siècle ! ». Dans les deux pièces, les nouvelles ressources m’ont enfin permis de retrouver une implication plus physique dans ma prestation musicale..

 

Vidéo
Warren Burt “Launching Piece”

 

Vidéo
Warren Burt,
“Morning at Princes Pier”

 

7. Aujourd’hui, qu’en est-il de l’utopie des technologies musicales et des musiciens impertinents ?

J’ai un ami qui est aussi audiophile. Il a un merveilleux système de diffusion sonore avec lequel il passe beaucoup de temps d’écoute. Je lui ai proposé l’idée qu’être audiophile était une activité élitiste, à la fois par rapport au coût des équipements et du fait qu’il pouvait se permettre de prendre le temps d’écouter attentivement les choses. Je lui ai demandé s’il était capable de concevoir un système sonore audiophile que la classe ouvrière pourrait se payer – autrement dit, s’il pouvait concevoir un système sonore audiophile prolétarien. Sa réponse a été grandiose : « Pour qui ? Pour les gens qui dépensent 2000$ pour une télévision à écran plat ? » J’ai dû admettre qu’il avait raison. Les « classes populaires » peuvent dépenser beaucoup d’argent pour se procurer les équipements nécessaires aux divertissements qu’elles souhaitent. Et j’ai décidé que tout comme André Malraux quand il disait qu’il pensait que le marxisme était une volonté de ressentir, de se sentir prolétarien, être un audiophile était aussi une volonté de ressentir, une volonté de ressentir que cela valait la peine d’avoir accès à une haute qualité sonore et à la possibilité de mettre du temps de côté pour l’utilisation de cet équipement.

 
Doonesbury Malraux


– Pardon, mec, est-ce que je peux te poser une question ?
– Ben oui.
– Pourquoi vous, les ouvriers du bâtiment, êtes si ignorants ? Êtes-vous au courant des doctrines marxistes ?
– Oh ! ouais, un peu. Mais je pense qu’elles sont très anachroniques. Je préfère l’affirmation d’André Malraux selon laquelle le marxisme n’est pas une doctrine, mais une volonté, la volonté de ressentir le prolétariat. Passe-moi une autre brique.

 

C’est ainsi que nous avons atteint une sorte d’utopie technologique en matière de musique, et nous sommes entourés quotidiennement d’idées, de matériels qui impliquent des idées, et de matériels qui peuvent réaliser des idées – tout cela à des prix accessibles aux pauvres – ou tout au moins à un enseignant de la classe moyenne inférieure, même si sa situation économique va à reculons. C’est formidable. Ce qui n’est pas formidable, c’est que nous n’avons pas réalisé que dans le futur, il y aurait si peu de place pour nous qui travaillons dans le secteur des musiques expérimentales. Car ce qui n’a pas changé pour nous, depuis les années 1960, c’est la place que nous occupons – notre position par rapport au monde musical dans son ensemble. Comme l’a dit si éloquemment Ben Boretz[36] nous sommes à la « fine pointe d’un acte en voie de disparition »[37]. Nous sommes l’activité marginale d’un mastodonte économique. Et le mastodonte utilise nos découvertes, la plupart du temps sans les reconnaître.

Les mots que nous-mêmes utilisons ont continuellement été repris par différents styles. J’ai vu les termes de « new music », « musique expérimentale », « musique électronique », « musique minimaliste », et la liste est sans fin, utilisés par un genre pop ou par un autre au cours des dernières décennies sans qu’aucune reconnaissance concernant l’origine de ces termes ne soit exprimée. En fait, de nos jours, lorsque mes étudiants parlent de « musique contemporaine », ils ne font pas référence à nous. Ils pensent à la musique pop à laquelle ils s’intéressent actuellement. Nous, et nos travaux, avons été constamment « non définis » par l’industrie, la culture populaire et les médias.

« Soundbytes Magazine »[38] a été une petite publication web à laquelle j’ai contribué de 2008 à 2021 environ, avec des critiques de logiciels ou de livres. Le rédacteur en chef, Dave Baer, était impliqué dans l’informatique depuis les années 1960. Il a été technicien sur l’Illiac IV, puis il a rejoint le centre informatique de l’Université de Californie à San Diego. Il se souvient d’avoir été présent au concert à l’Université d’Illinois de HPSCHD de Cage et Hiller. C’est aussi un très bon vocaliste, qui a chanté dans les chœurs de productions d’opéra amateur. Nos démarches ne lui sont donc pas étrangères. En 2013, pour un numéro de Soundbytes, je lui ai proposé de réaliser une interview avec moi, puisque j’utilisais les ordinateurs d’une manière que je pensais être assez intéressante. Sa réponse m’a sidéré – il serait content de le faire, mais il faudrait probablement y inclure une introduction substantielle pour situer mon œuvre dans son contexte, puisque, ce que je faisais était si éloigné des intérêts grand public des concepteurs de l’informatique musicale ! En disant cela, il ne voulait pas dire, par exemple, que mon travail sur la micro-tonalité était très éloigné, disons, des démarches spectromorphologiques acousmatiques. Non, il voulait dire que mon travail, et toutes les autres choses que nous faisons, étaient très éloignés des compositeurs de dance-music amateurs travaillant dans leur chambre à coucher. C’est ainsi que, selon sa conception de la conscience populaire en 2013, même le terme qu’on utilisait pour nous décrire – « musicien informaticien » – ne s’appliquait plus à nous-même. Une fois de plus, la conscience populaire nous avait volé notre identité. C’est sans doute le prix à payer pour se situer aux confins des lisières sanglantes.

Bien évidemment, si l’on rend un outil accessible à « tout le monde », il est plus que probable qu’il va être utilisé pour faire quelque chose que les gens veulent faire, et pas nécessairement ce pour quoi on a envisagé l’utilisation de l’outil. Cela fait longtemps que ce phénomène existe. Je peux raconter une drôle d’histoire qui m’est arrivée à ce sujet. Au début des années 1970, à San Diego, je faisais partie d’un groupe appelé « Fatty Acid » qui jouait mal les pièces populaires de la musique classique. (Le groupe était dirigé par le violoncelliste et musicologue Ronald Al Robboy ; l’autre membre régulier du groupe était le compositeur, écrivain et interprète David Dunn). Il s’agissait d’un acte de comédie d’art conceptuel musicologique, avec de sérieuses connotations stravinskiennes néo classiques – ou peut-être de sérieuses prétentions spectromorphologiques stravinskiennes. Il faut imaginer quel impact fondamental Fatty Acid a eu sur mes démarches de compositeur et de performer. Par la suite, en 1980, j’ai découvert le Fairlight CMI. C’était le paradis. À partir de ce moment, j’étais capable de produire ma « musique incompétente » tout seul, sans avoir à retourner à San Diego de Melbourne pour jouer avec mes potes. Mon enthousiasme était total. Quand j’ai rencontré Peter Vogel et Kim Ryrie, les développeurs de Fairlight, je n’ai pas pu m’empêcher de leur jouer ma musique « de mauvais ensemble de blues amateur ». Ils n’ont pas été, c’est assez naturel, très impressionnés. Ce que je pensais être une utilisation naturelle et excitante de leur machine, était pour eux, bizarre, c’est tout. Je n’étais pas Stevie Wonder. Je me souviens d’Alvin Curran il y a bien longtemps, me disant que je devais faire attention à qui je faisais écouter certaines de mes productions les plus extravagantes. Pour mon plus grand malheur, ils ne faisaient pas partie de mon public cible idéal.

Ainsi, la pression exercée sur nous les gens bizarres, pour qu’on se conforme est toujours là, avec la même intensité. Il convient de remonter le temps et d’écouter ce que disait Mao Zedong en 1942, au Forum sur la littérature et l’art de Yenan. La langue est ici celle du marxisme doctrinaire, mais en substituant les termes, elle pourra paraître extrêmement contemporaine, bien qu’elle soit née à une autre époque et dans un monde idéologique très différent :

[Le premier problème est le suivant] : qui la littérature et l’art doivent-ils servir ? À vrai dire, ce problème a été depuis longtemps résolu par les marxistes, et en particulier par Lénine. Dès 1905, Lénine soulignait que notre art et notre littérature doivent « servir… les millions et les dizaines de millions de travailleurs » (…) Le problème : qui servir ? étant résolu, nous abordons maintenant le problème : comment servir ? Ou, comme le posent nos camarades, devons-nous consacrer nos efforts à élever le niveau de la littérature et de l’art ou bien à les populariser ? (…) Dans le passé, des camarades ont sous-estimé ou négligé dans une certaine mesure, et parfois dans une mesure importante, la popularisation de la littérature et de l’art. (…) Nous devons populariser seulement ce dont ont besoin les ouvriers, paysans et soldats et qu’ils sont prêts à accueillir.[39]

Si l’on substitue « public cible » à « ouvriers, paysans et soldats » et « produire quelque chose qu’on peut vendre » à « popularisation », il devient assez clair, peu importe que le système soit capitaliste ou communiste, qu’ils veulent tous que nous dansions à leur guise.

En 1970, Cornelius Cardew dans des perspectives marxistes-léninistes, nous a exhortés à « mettre nos pas du côté du peuple, et à produire de la musique qui serve à ses luttes »[40].

Aujourd’hui, la scène de la dance-music nous exhorte (à Melbourne) à mettre nos pas du côté du peuple et à produire de la musique qui serve ses luttes pour le groove.

Today, the film-music industry exhorts us to shuffle our feet over to the side of the industry and provide music which serves their narratives.

Aujourd’hui l’industrie de la musique de film nous exhorte à mettre nos pas du côté de l’industrie, et à produire de la musique qui serve à leurs narrations.

Eh bien, peut-être que nous n’avons pas envie de mettre nos pas dans ces engrenages. Peut-être que nous voulons rester ce que Kenneth Gaburo a appelé des « musiciens impertinents » [Irrelevant Musicians][41]. Peut-être que nous voulons être assez arrogants pour faire une musique qui exige ses propres offres et offre ses propres demandes. Je ne suis pas sûr d’être d’accord avec Gaburo lorsqu’il dit : « Si le monde entier va un jour se réveiller, il aura besoin de trouver quelque chose pour s’éveiller ». Je pense qu’un jour le monde entier fournira probablement les choses dont il a besoin pour son propre éveil. Mais je comprends où Gaburo veut en venir. Car en opposition à toute pensée orientée vers le marché, certains parmi nous considèrent la musique comme un cadeau, et non pas comme un prix de vente. Pendant les dernières années, Bandcamp a semblé être un lieu où les gens pouvaient créer une communauté qui s’intéressait en premier lieu à la musique comme moyens d’échange esthétique ou informationnel, et seulement accessoirement comme un produit du marché.

 

8. Conclusion

Ainsi, depuis longtemps nous étions dans l’opposition et nous le sommes toujours aujourd’hui. J’ai lu quelque part il y a peu une assertion qui m’a consterné. C’était quelque chose comme : « Toute position esthétique profondément ancrée n’est devenue aujourd’hui qu’un élément prédéfini de plus dans l’arsenal de possibilités utilisé pour la composition ». Quand dans le passé j’avais énoncé une réflexion un peu ironique sur le fait que, par exemple, la FM et l’algorithme Karplus-Strong, des choses auxquelles des forcenés du travail avaient consacré une partie substantielle de leur vie, étaient maintenant devenues juste des options de timbre dans le cadre du softsynth, ou bien des options dans un module de logiciel de synthèse, je m’attendais en quelque sorte à ce que les nouvelles idées technologiques soient absorbées dans le contexte plus large des techniques contemporaines. Mais cette remarque impliquait que les idées compositionnelles n’étaient que des ressources recyclables parmi d’autres, du grain à moudre pour la grande fabrique de saucisses post-moderne (ou de l’alter-moderne pour citer les critiques britanniques). C’est peut-être un peu vrai, mais c’est tout de même dérangeant.

Est-on alors réellement arrivé à une situation de démocratisation de nos outils par le biais de leur omniprésence ? Ou bien est-on en présence d’une quantité limitée de ressources, celles offertes par « l’industrie » qui ne vont pas faire dérailler le système 4/4 ? Je pense que la réponse est les deux à la fois. Les ressources sont là pour que les gens les utilisent. C’est à nous de continuer à rappeler aux gens quelles autres utilisations potentielles il y a à explorer et comment la nouvelle utopie technologique peut leur procurer les moyens d’exploration et même de transformation de soi. Pour réaliser cela, il faut probablement se battre (toi et moi, mon frère!) contre les médias qui veulent désavouer nos existences qui les dérangent. Mais cette lutte en vaut la peine, si l’on est capable de constituer l’un des nombreux groupes de personnes qui vont maintenir en vie les modes de pensée alternatives et transformationnelles, accessibles à ceux et celles qui ont la curiosité et le désir d’explorer.

Que nous reste-t-il ? Ce qui nous reste, c’est le travail. Le travail qui élargit notre conscience ; le travail qui offre les opportunités de changement de perception ; le travail qui tente de provoquer des changements dans la société ou qui met à disposition un modèle du type de société dans laquelle on veut vivre ; le travail qui réaffirme notre identité comme faisant partie de notre société de manière unique et utile. Le travail qu’on a besoin de retrouver de manière ininterrompue. Comme l’ont dit les Teen Age Mutant Ninja Turtles, ou était-ce Maxwell Smart ou bien Arnold Schoenberg ? – « C’est un sale boulot, mais quelqu’un doit le faire ».

 
 

Warren Burt, Nightshade Etudes 2012-2013 #19 – [Steinway à sourdine tomate]

Gamme micro-tonale basée sur l’œuvre d’Ery Wilson, « Moment of Symmetry »
Timbre – piano en sourdine de la synthé Pianoteq Physical Modeling
Modèles de protéines d’ADN de la banque de données génétiques du NIH
Logiciel de composition ADN – ArtWork par Algorithmic Arts
Studio de composition : trains de banlieue régionaux de la ligne V/Line, Victoria
Les motifs de protéine de l’ADN de tomates sont appliqués aux hauteurs, intensités, rythmes
et sont joués comme canon polyrythmique sur un Steinway virtuel en sourdine.

 


1.Merci à Guillaume Dussably et Gilles Laval pour leur relecture de la traduction française.

2. Cat Hope, compositrice, flûtiste et bassiste, crée des musiques conceptuelles, sous formes de partitions graphiques animées pour des combinaisons acoustiques et électroniques et pour des improvisations. Voir Cat Hope

3. Susan Frykberg (1954-2023) est une compositrice (Nouvelle Zélande) qui a vécu au Canada de 1979 à 1998. Voir wikipedia, Susan Frykberg

4. Joel Chadabe (1938-2021), compositeur (Etats-Unis), auteur et pionnier du développement des systèmes interactifs électroacoustiques. Voir wikipedia, Joel Chadabe

5. Le Center for Music Experiment était de 1972 à 1983 le centre de recherche attaché au département de musique de l’Université de Californie San Diego.

6. Un PDP-11, voir wikipedia PDP-11.

7. Ed Kobrin, un pionnier de la musique électronique (Etats-Unis). Il avait créé un système hybride très sophistiqué : Hybrid I-V. openlibrary Ed Kobrin.

8. Les synthétiseurs Serge ont été créés par Serge Tcherepnine, un compositeur et fabricant d’instruments de musique électronique : wikipedia Serge Tcherepnine. Voir aussi : radiofrance: Archéologie du synthétiseur Serge Modular

9. Célèbre plage nudiste à proximité de UCSD. Voir wikipedia

10. Kenneth Gaburo (1926-1993), compositeur (Etats-Unis). A l’époque mentionnée dans cet article, il était professeur au département de musique à UCSD. Voir wikipedia Kenneth Gaburo

11. Catherine Schieve est une artiste intermédia, compositrice et autrice. Elle vit près d’Ararat, dans le centre de l’État de Victoria (Australie). Voir astramusic.org; et rainerlinz.net

12. Il s’agit du New England Digital Synthesizer – une première version de ce qui deviendra le Synclavier, et le Quasar M-8 – qui deviendra le Fairlight CMI

13. Georgina Born, Rationalizing Culture, IRCAM, Boulez and the Institutionalization of the Musical Avant-Garde, Berkley – Los Angeles – London : University of California Press, 1995.

14. George Lewis, compositeur, performer, et chercheur en musique expérimentale, professeur à l’Université Columbia, New York. wikipedia George Lewis

15. Graham Hair, compositeur et chercheur (Australie). Voir wikipedia Graham Hair

16. Stanley Lunetta (1937-2016), percussionniste, compositeur, et sculpteur (Californie).

17. Ron Nagorcka, compositeur, il joue du didgeridoo and des claviers (Australie). Voir wikipedia Ron Nagorcka

18. Ernie Althoff, musicien, compositeur, constructeur d’instruments et artiste plasticien (Australie). Voir wikipedia Ernie Althoff

19. Graeme Davis, musicien, et performance artiste. daao.org.au Graeme Davis

20. Alvin Lucier (1931-2021), compositeur (Etats-Unis). Voir wikipedia Alvin Lucier et pour I am sitting in a room: youtube

21. Joel Chadabe avait commencé à travailler avec le New England Digital Synthesizer, et avec Roger Meyers, il avait développé un logiciel appelé Play2D pour le contrôler.

22. Tristam Cary ‘1925-2008), compositeur, pionnier de la musique électronique et musique concrète en Angleterre, puis en Australie. Voir wikipedia Tristam Cary

23. George Lewis à New York m’avait montré ses travaux avec le AIM-65de Rockwell et il m’avait parlé du langage FORTH. Un peu plus tard Serge Tcherepnin m’a donné la puce qui faisait tourner FORTH. Cela m’a amené à me lancer sérieusement, peut-être la première fois, dans la programmation informatique .

24. Mon ordinateur était un Rockwell AIM-65 qui comportait trois horloges, toutes décomptées à partir d’une source commune. On pouvait entrer des nombres dans chaque horloge et cela produisait des sous-harmoniques (diviseurs) de l’horloge principale qui fonctionnait à approximativement 1 MHZ. Ce système pouvait être facilement mis en interface avec mon synthétiseur Serge./p>

25. Les trois horloges/oscillateurs du AIM étaient alors traités par les circuits analogiques du Serge.

26. Harry Partch (1901-1974), compositeur et constructeur d’instruments (Etats-Unis). Voir wikipedia Harry Partch

27. St Kilda est un quartier de Melbourne (Australie).

28. Arun Chandra, compositeur et chef d’orchestre. Voir evergreen.edu Arun Chandra

29. Herbert Brün: wikipedia Herbert Brün.

30. Gottfried Michael Koenig (1926-2021), compositeur germano-néerlandais. Voir wikipedia Gottfried Michael Koenig

31. William Burroughs, The Green Nun : youtube The Green Nun

32. Le système AUMI est conçu pour être utilisé par n’importe qui à n’importe quel niveau de compétence – en fonction de la manière de programmer ce système, l’utilisateur peut le jouer à n’importe quel niveau de sa capacité physique. Voir AUMI

33. David Dunn, courriel à Warren Burt, à la fin de 2014.

34. Deux tablettes basées sur Android, deux basées sur iOS, et une tablette Windows 8 en mode Bureau.

35. Harry Partch: “The Spiritual Corporeal nature of man” tiré de “Harry Partch in Prologue” sur le disque bonus de la “Delusion of the Fury”, Columbia Masterworks – M2 30576 · 3 x Vinyl, LP. Box Set · US · 1971.

36. Ben Boretz, compositeur et théoricien de la musique (Etats-Unis). Voir paalabres.org Ben Boretz

37. Ben Boretz, If I am a Musical Thinker, Station Hill Press, 2010.

38. Soundbytes Magazine et Dave Baer (rédacteur en chef) : Depuis que cet article a été écrit et révisé, toutes les références au magazine Soundbytes ont disparu du web. J’espère publier une compilation des critiques que j’ai écrites pour ce magazine sur mon site www.warrenburt.com à la fin de l’année 2024.

39. Mao Zedong : Interventions sur l’art et la littérature. Mai 1942. materialisme-dialectique

40. Cornelius Cardew, Stockhausen Serves Imperialism, Londres: Latimer New Dimension, 1974.

41. Kenneth Gaburo, The Beauty of Irrelevant Music, La Jolla: Lingua Press, 1974; Frog Peak Music, 1995.

 

Gilles Laval – Conversation

Accès aux textes liés à Gilles Laval :

A. Gunkanjima par Noemi Lefebvre : Gunkanjima
B. Lisières : contribution de Gilles Laval : Lisières

Access to the English translations:

Gunkanjima – English
B. Reflections on some walls of misunderstanding between musical practices : Gilles Laval – English
C. Edges – Gilles Laval : Lisières – English

 


 

Extrait d’une conversation entre Gilles Laval
et Jean-Charles François

Réflexions sur quelques murs d’incompréhension entre pratiques musicales

 

Gilles L. :
Dans un stage que j’ai réalisé récemment, dans une institution d’enseignement supérieur, j’ai dû faire face à des problèmes que je ne soupçonnais pas au début : c’est-à-dire que, après avoir mis les étudiants au travail, il y a eu une incompréhension qui à mon avis est dû au fait que sous les mêmes mots les gens n’entendent pas les mêmes choses. C’est-à-dire que, si je travaille avec des personnes avec qui j’ai l’habitude de travailler dans les musiques que je pratique, le message est clair et évident pour tout le monde, alors que si je rencontre des gens qui ont d’autres pratiques, ils vont entendre ce message ou cette consigne autrement. Et en plus, dans ce cadre–là, j’ai demandé un exercice où il était question d’un repiquage, même l’écoute, qu’on a selon les esthétiques du monde d’où l’on vient, n’est pas la même. On n’utilise pas les mêmes entrées pour écouter et expliquer ce qu’on est en train d’entendre.

Jean-Charles F. :
Cela veut dire que des gens compétents dans leur domaine d’analyse ou d’écriture sont complètement perdus en face de musiques qui leur sont étrangères.

Gilles L. :
Oui et ça, là, cela s’est produit dans plusieurs cas : quelqu’un qui est un peu, on va dire, spécialiste dans l’écriture m’a dit très sincèrement qu’il n’avait aucune clé pour comprendre comment relever un morceau somme toute un peu compliqué rythmiquement ; parce que c’était des enchaînements de rythmes un peu complexes, il y avait comme instrumentation une basse, une batterie et une guitare. En fait, il n’avait aucun élément pour pouvoir commencer à imaginer comment faire un relevé. Et ça c’était intéressant, cela a ouvert un débat constructif – qui j’espère nourrira un peu sa réflexion – mais en tout cas, c’était de lui proposer des éléments de compréhension de cela.

Jean-Charles F. :
En quelque sorte c’est le contraire de ce que raconte Giacomo (voir Entretien avec Giacomo Spica Capobianco dans la présente édition), c’est-à-dire il dit : « quand on va dans un quartier où il n’y a plus rien, c’est un no man’s land, il n’y a plus que des zones de non droit et tu vas essayer d’y installer des choses culturellement, mais il y a un fossé qui s’est tellement creusé, une fracture tellement grande, qui fait que certains se demandent pourquoi on vient. » Et on peut renverser un tout petit peu la chose en disant : dans un quartier, dans une institution classique disons, il y a tout, ce n’est pas un no man’s land, cela n’est qu’une zone de plein droit. Mais que c’est au fond le même problème, c’est-à-dire que si l’on introduit des choses culturellement qui ne sont pas reconnues, il y a un fossé qui s’est tellement creusé, une fracture tellement grande, que certains se demandent pourquoi on vient.

Gilles L. :
Oui tout à fait, c’est intéressant de mettre en miroir, l’autre accès semble également impossible. Ce qui pour moi est complètement étonnant, parce que j’osais espérer que dans ces lieux-là, l’ouverture d’esprit et la curiosité existait. Mais cela ne les empêche pas de pouvoir soit s’enfermer soit s’ouvrir à d’autres pratiques. Parce que, en même temps, c’est une réalité pour certains mais par pour tous. On voit bien, que ce soit dans les quartiers ou même dans les grandes institutions, heureusement qu’il y a des gens qui sont quand même capables de se dire que s’est important de s’ouvrir et qui se donnent les moyens de s’ouvrir vers l’autre, qui trouvent qu’il y a un enjeux qui est intéressant, une curiosité quoi. Et là effectivement on pourrait dire que des deux côtés cela existe aussi.

Retour aux autres textes de Gilles Laval.

Gilles Laval

Gilles Laval – Trois textes

A. Gunkanjima par Noémi Lefebvre

Texte publié dans la première édition 2016 de paalabres.org : Gunkanjima

Text published in the 2016 edition of paalabres.org : Gunkanjima – English translation

B. Extrait d’une conversation entre Gilles Laval et Jean-Charles François

Réflexions sur quelques murs d’incompréhension entre pratiques musicales : Conversation

Reflections on some walls of misunderstanding between musical practices : Gilles Laval – English

C. Lisières : contribution de Gilles Laval

Version en français Lisières – français

English translation : Edges – Gilles Laval – English

Cécile Guillier : Texte 3

L’art-mur de la liberté : murmures

Cécile Guillier

 

Une des expériences les plus agréables de jouer de la musique qu’il m’a été donné de faire a été l’improvisation libre. Après avoir dépassé un blocage qui m’en a empêché pendant de nombreuses années (toutes celles de ma scolarité au conservatoire et encore quelques autres après), c’est devenu pour moi une expérience réjouissante. Sur l’initiative d’un professeur de piano jazz, avec quelques collègues volontaires et des élèves adultes en jazz, nous jouions quelques minutes, avec ou sans consigne (quand il y en avait c’était parfois des contraintes de structure). Mon grand plaisir était dans cet enchaînement de jeu et de discussion ensuite. La discussion était gratuite, c’est à dire pas orientée vers un progrès ou une évaluation, c’était seulement le moment de parler du chemin qu’on avait parcouru, de la manière dont chacun l’avait entendu, de ce qui l’avait surpris, intéressé, décontenancé, laissé de côté… Et j’étais assez à l’aise pour jouer ou chanter, j’avais l’impression que l’on y jouait directement avec de la matière sonore (idiomatique ou pas) et avec des rapports humains (qu’est-ce que j’entends des autres, est-ce que je leur réponds…). Je crois que j’étais la seule à voir les choses comme cela, et les autres étaient surpris de mon enthousiasme. J’ai été frappée par la puissance de l’improvisation libre sur un groupe, pour relier les individus et créer une culture commune. Le collègue qui avait organisé cela prenait bien garde à ne pas formuler de jugement de valeur sur le résultat sonore et les choix des uns et des autres. Je garde une sorte de nostalgie d’avoir aperçue ce que j’aimerais faire beaucoup plus souvent, et avec des gens bien plus divers, déjà musiciens ou non. Cela dit, il faut un certain courage pour dépasser les règles de jeu musical habituel, et je ne l’ai pas toujours. Quand on parle de murs, c’est surtout là que je les vois, dans nos têtes (comme un dessin que j’avais étudié en cours d’Allemand au collège et qui disait « le mur est encore dans les têtes »). J’ai l’impression de devoir franchir un mur semblable les fois où je joue dans la rue, donc en dehors d’une salle de concert : le moment où je passe d’une personne qui marche avec un violon, comme tout le monde, à une personne qui se prépare à jouer devant les autres. Cela constitue un petit mur psychologique à franchir.

Une autre expérience, différente, de la notion de mur : durant mon apprentissage du violon au conservatoire, mes professeurs me signifiaient souvent mes défauts, mes manques. Je les imaginais comme des murs à franchir et à force d’efforts et de volonté, j’espérais y parvenir. Mais je crois que les efforts et la volonté m’ont focalisé sur les murs à franchir plutôt que sur l’intérêt à les franchir. Je crois que si mes profs m’avaient dit plutôt, voilà ce que j’ai plaisir à faire, voilà pourquoi je trouve de l’intérêt à le faire, j’aurais peut-être trouvé plus rapidement comment franchir ces murs. Le plaisir et l’intérêt à être musicien, la nature de ce qu’est un musicien, reste souvent non questionné, non partagé. C’est souvent un monde de fantasmes et de projections individuelles, alors que ça pourrait être un monde d’expériences partageables.

 


Accéder aux trois textes (français et anglais)

Texte 1, Faire tomber les murs : mûrs ?      Français

Texte 1, Walkabout Wall Falling [Faire tomber les murs : mûrs ?]      English

Texte 2a, Interlude      Français

Texte 2b, Interlude      English

Texte 3b, Free Immured-Art: Murmurs [L’art-mur de la liberté : murmures]      English

Yves Favier

Access to the English translation: To Live on the Edges, To Praise the Ecotones

 


 

Vivre en lisières, éloge des écotones

Yves Favier

 

Sommaire :

1. Lisières
2. L’improvisation, pratique sociale
3. Propos libres autour de « Gaya Sapor »

 


Lisières

Évidemment la notion de « lisière » est celle qui titille le plus (le mieux ?) surtout lorsqu’elle est déterminée comme « zone autonome entre 2 territoires », zones musicales mouvantes et indéterminés, pourtant identifiables.
Ce ne sont pas pour moi des « no man’s (women’s) land », mais plutôt des zones de transition entre deux (ou plusieurs) milieux…

En écologie on appelle ces zones singulières des « écotones », des zones qui abritent à la fois des espèces et des communautés des différents milieux qui les bordent, mais aussi des communautés particulières qui leur sont propres. (On effleure ici 2 concepts, celui de Guattari, « l’écosophie » où tout se tient et celui de Deleuze, « l’heccéité = évènement ».

Ces lisières entre prairie, lac et forêt, accueillent des espèces des prairies qui préfèrent les milieux plus sombres et plus frais, d’autres plus aquatiques, et des espèces forestières qui préfèrent la lumière et la chaleur.

N’est-ce pas le cas en improvisation ?…

  1. L’improvisateur serait-il cet « être aux aguets » singulier ?
    Chasseur/cueilleur toujours prêt à capter (capturer ?) les SONS existant, mais aussi « éleveur », afin de laisser émerger ceux « immanents » ? Pas encore manifestes mais déjà en « possible en devenir » ?…
  2. « Le territoire ne vaut que par rapport à un mouvement par lequel on en sort. 
    Dans le cas de la notion de frontière de Hocquard associée à la conception politique Classique, l’improvisateur serait un passeur entre 2 territoires déterminés par avance par convention académique. Exemple : passeur entre LA musique contemporaine (savante sacrée) et LA musique spontanée (prosaïque sociale)… on va dire que c’est un début, mais qui n’aura pas de développement autre que dans et par le rapport aux conventions… ça sera toujours une ligne qui sépare, c’est une « abstraction » d’où les corps concrets (publics inclus) sont de fait exclus.
  3. Quelle LIGNE (musicale), pourrait marquer limite, une « extrémité » (elle aussi abstraite) à une musique dite « libre » à seulement la considérer de l’intérieur (supposé l’intérieur de l’improvisateur).
    Effectivement ôter toute possibilité de sortir de ces limites identitaires (« l’impro c’est ça et pas autre chose  », « l’improvisation aux improvisateurs ») procède du fantasme des origines créatrices et de ses « génies » isolés… pour moi le « no man’s land » suggéré par Hocquard est plutôt ici !

…données mouvantes fluctuantes…ne laissant à aucun moment la possibilité de description d’une situation stable/ définitive…
temporaire…valable seulement sur le moment…sur le nerf…
toucher le nerf, c’est toucher la lisière…
l’improvisation comme un ravissement…un kidnapping temporel…
où l’on serait plus tout à fait soi et enfin soi-même…
…tester le temps par le geste combiné avec la forme…et vice versa…
l’irrationnel à la lisière de la physique des fréquences bien raisonnées…
…bien tempérées…
rien de magique…juste une lisière atteinte par les nerfs…
écotone…tension ENTRE…
entre les certitudes…
entre existant et préexistant…
…immanent attracteur…étrange immanence attractive…
entre silence et possible en devenir
…cette force qui touche le nerf…
…qui trouble le silence ?…
…la lisière comme continuité perpétuellement mouvante

L’inclusion de chaque milieu dans l’autre
Non directement connectés entre eux
En change les propriétés écologiques
Traits communs d’interpénétration de milieux
Terrier
Termitière
Lieu où l’on modifie son environnement
À son profit et à celui des autres espèces

De quel récit la lisière est-elle le vecteur ?…

 

L’improvisation, pratique sociale

Passer de la croyance en la certitude à un travail créatif avec l’incertitude.
Passer d’équilibres figés à des déséquilibres proliférants.
Passer d’objectivités inculquées à des productions intersubjectives ?
Passer des prédictions déterministes (hégémonie) à une conscience des instabilités fondamentales.
Passer de l’horizon indépassable aux possibles/probables.
Passer des savoirs universels (centralisation/hiérarchisation) aux savoirs situés (rhizome/réseaux décentrés).
Passer de la structure supposée objective au mouvement élargi de pensée et de dialogue entre subjectivités…
…la lisière sciences/arts faisant écotone…

Gilles Deleuze et Félix Guattari :

De la couche centrale à la périphérie, puis du nouveau centre à la nouvelle périphérie, passent des ondes nomades ou des flux de déterritorialisation qui retombent sur l’ancien centre et s’élancent vers le nouveau.

 

Connectivité Plus forts Le centre comme milieu

et vice versa

 

Propos libres autour de « Gaya Sapor »

Août 2020

1/ Avant-propos

Habiter les lieux dans le temps qui nous est imparti, nous engage de fait dans 3 écologies simultanées :
 · Ecologie environnementale
 · Ecologie sociale
 · Ecologie mentale

La société/civilisation contemporaine globalisée/mondialisée, nous aspire dans un « maelstrom » anxiogène particulièrement puissant, augmenté par le moulin compresseur médiatique.

La conjonction de ces courants anxiogènes (crises : de l’emploi, financières, politiques, environnementales, sanitaires, culturelles, etc.) nous pousse, par puissances conjuguées sous la meule de l’injonction à s’adapter à l’inadapté, à la démission, résignation, abdication individuelle ou des luttes collectives alimentées par le désespoir (voire désespérantes) elles-mêmes…

Pour « passer d’une croyance en la Certitude, à une reconnaissance et à un travail créatif avec l’incertitude », émerge la nécessité d’une mise en œuvre « d’antidotes » à cette construction mentale toxique, à « produire » une subjectivité alternative… non conventionnelle… non conventionnée ?

 

2/ Vivre en « lisière de… » ou « Eloge des Ecotones »

La lisière Entre Arts et Sciences (savantes ou incorporées) est un « écotone », un abri précaire, une « skènè » (scène) qui change/bouleverse l’ordonnancement conventionnel « entre » les différents acteurs, habitants (humains et non-humains), publics… Plus rien ne peut rester figé, frontal, tout devient précaire et incertain… tout est en perpétuel mouvement, changement, évolution, émancipation de l’un vers/ pour/ à/ contre/ l’autre… Mais toujours en diversité… bio diversité, en écosystèmes mouvants inter-indépendants (autopoïèse) et interdépendants…

La/les musiques dans les « écotones sociaux », sont des vecteurs majeurs de sensibilités partagées, transmises dans et avec une totale incertitude de la manière ils vont être perçus (si, dans le meilleur des cas, ils le sont) ni par qui ils vont être perçus.
Il est désormais temps de « chevaucher » ces vecteurs de sensibilité active…

 

Toute la suite du propos et sa mise en œuvre pourrait être sous le regard poétique aiguisé d’Italo Calvino… dans Le città invisibili, 1972 :

KublaiKhan :
– Tout est inutile, si l’ultime accostage ne peut être que la ville infernale, si c’est là dans ce fond que, sur une spirale toujours plus resserrée, va finir le courant.
Marco Polo :
– L’enfer des vivants n’est pas choses à venir, s’il y en a un, c’est celui qui est déjà là, l’enfer que nous habitons tous les jours, que nous formons d’être ensemble. Il y a deux façons de ne pas en souffrir. La première réussit aisément à la plupart : accepter l’enfer, en devenir une part au point de ne plus le voir.
La seconde est risquée et elle demande une attention, un apprentissage, continuels : chercher et de savoir reconnaître qui et quoi, au milieu de l’enfer, n’est pas l’enfer, et le faire durer, et lui faire de la place.

J’aime la seconde …elle porte la saveur du/des savoir.s… en perpétuel mouvement. A suivre…

– Félix Guattari, Ecosophie 1968, 1991, Les trois écologies, Paris, Galilée, 1989.

– Gregory Bateson, Vers une écologie de l’esprit, Seuil, T1 1977, T2 1980.

– Bernard Stiegler, La Société automatique : 1. L’avenir du travail, chap. 5 : "L’accomplissement du nihilisme et l’entrée dans le Néguanthropocène.", Fayard,2015. La Société automatique

– Hans Jonas, Le Principe responsabilité : une éthique pour la civilisation technologique, 1979 ; trad. française éd. du Cerf, 1990.

– Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique, Paris, Gallimard, coll. NRF Essais, 2019.

– Ilya Prigogine (La fin des certitudes. Temps, chaos et les lois de la nature, Odile Jacob, 1996) cité par Déborah Bird Rose, Le rêve du chien sauvage, Amour et extinction, La Découverte, Les Empêcheurs de tourner en rond, 2011/2020 (trad. Fleur Courtois-l’Heureux) et Vers les humanités écologiques, Wildproject Editions, 2004/2019 (trad. Marin Schaffner).

Upper course of river Vishera. View to left coast.

Riebener_See3

L’écotone est souvent aussi un corridor, qui selon les saisons développe des fonctions différentes pour des espèces différentes.

fr.wikipedia/Écotone

le-citta-invisibili

 

fr.wikipedia/Autopoïèse

 

fr.wikipedia/Les_Villes_invisibles

 

Cecil Lytle – Français

Access to the English original text: Encounter with Cecil Lytle

 


Rencontre avec Cecil Lytle,
Jean-Charles François et Nicolas Sidoroff

Lyon, le 3 août 2019

 

Le pianiste Cecil Lytle est venu à Lyon en août 2019 pour une visite amicale et touristique. Cecil Lytle a été le collègue de Jean-Charles François au sein du département de musique de l’Université de Californie San Diego pendant les années 1970-80. Depuis quelques années, dans le cadre d’un programme organisé par l’Université de Californie, Cecil Lytle a enseigné à Paris chaque été un cours sur l’histoire du jazz. Une visite du Cefedem AuRA s’est déroulée le 3 août 2019 en compagnie de deux membres de PaaLabRes : Nicolas Sidoroff qui enseigne dans cette institution et de Jean-Charles François qui en a été le directeur de 1990 à 2007. Nous avons évoqué l’histoire du Cefedem, la nature de son projet centré sur l’élaboration de programmes d’études uniques en leur genre, et aussi les difficultés institutionnelles constantes auxquelles cette institution a dû faire face depuis sa création. Après cette visite commentée, un entretien a eu lieu entre ces trois musiciens en vue d’en publier la transcription (à partir de l’enregistrement de cette séance) dans la troisième édition de paalabres.org, « Faire tomber les murs ». Cecil Lytle, tout au long de sa carrière musicale, a refusé à de se limiter à une seule esthétique. Il a beaucoup insisté pour combiner dans sa pratique plusieurs traditions. Par ailleurs, son influence importante dans le fonctionnement de l’université lui a permis de développer des actions dans le domaine de l’éducation en vue de la promotion sociale des minorités aux États-Unis issues des quartiers défavorisés. Le début de l’entretien est centré sur une prise de connaissance mutuelle entre Cecil Lytle et Nicolas Sidoroff. La pratique artistique de ce dernier est abordée, avant les aspects plus spécifiquement liés à notre invité dans le domaine des arts et de la politique. L’entretien a eu lieu en anglais. La version en français a été réalisée par Jean-Charles François et Nicolas Sidoroff à partir de la transcription de l’enregistrement de l’entretien.

 


Summary :

1. Introduction
2. Cecil Lytle, musicien à la conjonction de plusieurs traditions
3. À l’université et le lycée Preuss
4. Une école secondaire dans un quartier
5. Les murs et les pratiques pédagogiaues
6. Les murs et les pratiques musicales


1. Introduction

Jean-Charles F.:

Avant de commencer, il serait bien que tu [Nicolas] puisses faire part à Cecil de ton parcours. Nicolas était à New York au mois de juin, à la New School. C’est ainsi qu’il parle maintenant très bien anglais. [rires]

Nicolas S.:

Non… c’est mon accent [rires] ? J’ai été là-bas avec des collègues français et tous ne parlaient pas facilement anglais, alors il m’a fallu passer constamment de l’anglais au français et du français à l’anglais.

Cecil L.:

C’est comme nous à Paris. Nous commençons à dire quelque chose en français et ils répondent tout de suite en anglais.

Nicolas S.:

J’avais déjà été une fois entre Boston et New York, et cette fois là, j’avais beaucoup parlé en anglais pendant deux semaines. Mon anglais s’était sensiblement amélioré. Le mois dernier, pendant une semaine, c’était surtout le français !

Cecil L.:

Tu as été là-bas pour quoi faire ?

Nicolas S.:

Je suis doctorant à l’Université Paris VIII et je travaille sur la musique et la division du travail en musique, dans un laboratoire de Sciences de l’éducation. Nous avons constitués un collectif d’étudiants de cette université, pour se serrer les coudes, faire collectif dans nos recherches et travailler l’université selon nos expériences et nos idées. Et nous avons fait une proposition pour un colloque sur l’idée de ré-imaginer l’enseignement supérieur de manière critique. Il se déroulait à la New School, à New York. Sandrine Desmurs qui travaille au Cefedem AuRA[1] est aussi venue avec nous pour présenter les dispositifs que nous avons mis en place au Cefedem. J’ai assisté aussi à beaucoup de concerts, et j’en ai profité pour rencontrer le maximum de musiciens comme George Lewis, William Parker et Dave Douglas par exemple. Et par ailleurs, je travaille au Cefedem à mi-temps avec les étudiants et étudiantes de la formation diplômante en cours d’emploi. Et dans l’autre partie de mon temps, je joue de la musique, je mène des recherches notamment avec le collectif PaaLabRes, et je suis donc aussi un étudiant en thèse de doctorat en Sciences de l’éducation.

Cecil L.:

Et tu joues quel type de musique ?

Nicolas S.:

Oui, je joue principalement dans deux collectifs : un que je qualifie de post-improvisation, un type de musique appelé downtown[2]Downtown II – est-ce que tu connais cette expression ?

Cecil L.:

Je connais ce terme, c’est dans le sens de George Lewis ?

Nicolas S.:

Oui. L’expression a son origine à New York, mais beaucoup de gens jouent cette musique downtown et n’habitent pas New York.

Cecil L.:

C’est certain.

Nicolas S.:

Et c’est la deuxième génération de la musique downtown, qu’on appelle Downtown II, dont John Zorn est une des figures importantes ainsi que Fred Frith, pour prendre les plus connus. Ce n’est qu’une des deux branches de la musique que je fais. L’autre vient de l’île de la Réunion, une île à l’Est de l’Afrique, au Sud de Madagascar. Dans les petites îles de cette partie de l’Océan Indien, il y a des musiques spécifiques qu’on appelle le maloya et le séga. Et je joue cette musique avec des Réunionnais depuis une vingtaine d’année, surtout de la trompette.

Cecil L.:

C’est ce qu’on appelle l’ethnomusicologie ?

Jean-Charles F.:

Non, c’est une pratique que nous appelons musique traditionnelle, mais c’est surtout une culture vivante, ce n’est pas une musique du passé, mais d’aujourd’hui.

Nicolas S.:

Et le maloya est assez spécifique, parce que c’est une musique qui a été interdite pendant un temps extrêmement long.

Cecil L.:

Par les colonisateurs ?

Nicolas S.:

Oui, par les colonisateurs français.

Jean-Charles F.:

Les français sont toujours là. [rires]

Nicolas S.:

Cette musique est apparue sur le devant de la scène dans les années 1970 grâce aux communistes et aux indépendantistes. C’est au même moment que le reggae a aussi percé internationalement. Et alors s’est développé ce qu’on appelle le malogué ou maloggae (mélange de maloya et de reggae)[3] et seggae (sega and reggae). C’est devenu une sorte de mélange très actuel, nourri de musique traditionnelle, de musique populaire et de musique moderne. Donc, je joue avec une famille qui est venue en France il y a trente ans. Je jouais cette musique malogué, séga et seggae avec notamment le père qui chantait, jouait de la basse et dirigeait l’ensemble, et son fils qui chantait et jouait de la batterie. Il n’avait pas encore 18 ans quand je l’ai rencontré. Et il avait une dizaine d’année quand le malogué se créait, il n’arrivait pas à atteindre la pédale de grosse caisse ! [rires] Aujourd’hui, le groupe s’est reconfiguré sur une base reggae roots, il s’appelle Mawaar[4]. Cela veut dire “je verrai” en réunionnais, une bonne partie est chanté en créole. Et on travaille toujours ces musiques réunionnaises, même si on ne les joue plus sur scène. Le père dont je parlais est à la basse, et c’est le fils qui est très actif. Il joue de la guitare et de la batterie, il chante, il est un de ceux qui contribue le plus à la musique.

Cecil L.:

Est-ce que les gens de cette île parlent français ?

Nicolas S.:

Oui et le créole, un créole très élégant.

Cecil L.:

Tu as été dans cette île ?

Nicolas S.:

Oui, mais seulement pour une semaine, parce que le Cefedem a développé un programme de formation à la Réunion. Et j’ai pu observer les trois différentes langues créoles : la première, les français de Métropole peuvent la comprendre, même si certaines expressions ne sont pas françaises, elles restent compréhensibles ; la deuxième est mixte, les français comprennent certains mots mais pas tout ; et la troisième les français ne comprennent rien.

Cecil L.:

[rire] Tu ne joues que la musique. Comment est-ce que tu t’es intéressé à cette île, à ce lieu ?

Nicolas S.:

C’est parce que j’ai rencontré cette famille, et que j’ai eu très vite plaisir à discuter et jouer cette musique. Je dois dire que je fais de la musique en situation : j’ai rencontré des gens qui sont très intéressants et savent beaucoup de choses sur cette île, son histoire, ces musiques et sur leurs origines, etc. Donc j’ai partagé leur vie, passé du temps avec eux notamment en jouant de la musique.

Cecil L.:

C’est très important de rencontrer les gens là où ils vivent, de découvrir qui ils sont, de manger leur cuisine, d’entendre leurs histoires, de voir comment ils pleurent et comment ils sont heureux. Il y a un pianiste qui vit à Paris, Alain Jean-Marie qui vient de la Guadeloupe. Il joue du jazz traditionnel standard. Son jeu en jazz est complètement imprégné des chansons et des sonorités de la Guadeloupe, des chants traditionnels folkloriques transformés en jazz. C’est ce que les gens font du jazz dans le monde entier – ils créent leur propre version. Il chante en créole, c’est très intéressant. Il n’est pas un grand chanteur, mais il y met toute son âme, toute sa spiritualité. A quelle fréquence vas-tu en visite sur cette île ?

Nicolas S.:

Seulement cette fois-ci, et seulement pour une semaine.

Cecil L.:

Oh ! Ce n’est pas suffisant.

Nicolas S.:

Tout à fait insuffisant ! En plus, c’était vraiment spécial dans le cadre de cette histoire. J’y suis allé seul, sans cette famille et le groupe actuel, avec très peu de temps. C’est devenu comme une plaisanterie entre nous : oui, j’allais découvrir des musiques jouées là-bas en ce moment, rencontrer des musiciens ou musiciennes qui vivent dans cette île… Ils n’étaient pas contents que je puisse le faire sans leur présence. C’est la vie. Mais maintenant je vois bien qu’il faudra y retourner. Alors on travaille plus intensément sur le projet d’y aller pour jouer ensemble de la musique, et découvrir cette île avec eux.

Cecil L.:

C’est très courageux, je pense que c’est courageux d’étudier quelque chose de peu connu de l’Occident avant cela.

Nicolas S.:

C’est une pratique venue de la rue, en dehors des murs de l’université. On peut regarder cela avec les épistémologies du Sud, au départ des travaux de Boaventura de Sousa Santos. Il est portugais, participe à l’aventure du Forum Social Mondial. Il a travaillé en Amérique du Sud, en étudiant les communautés subalternes et dominées, comment elles s’organisent et comment elles utilisent et produisent des savoirs non reconnus ou non considérés par les colonisateurs et les occidentaux. Et il a inventé cette expression : « les épistémologies du Sud ». Et c’est très intéressant d’observer comment, maintenant, de plus en plus de travaux à l’université sont en train de se poser ce type de questions : la domination reste encore celle de l’objectivité des blancs, du Nord, de l’Occident…

Cecil L.:

Il y a aussi des travaux intéressants en littérature – certains de nos vieux collègues dans les études critiques. Sara Johnson, qui fait partie du département de littérature de l’Université de Californie San Diego, par exemple a écrit sur les transitions culturelles dans les Caraïbes et dans la Nouvelle-Orléans. En fait, j’ai fait lire à mes étudiants en musique des chapitres de son livre sur les goûts des îles et les pratiques culturelles – avec peu de rapport avec la musique. Mais les différences de classe qui existaient lorsque les français sont partis au moment où la colonie a cessé d’exister ont persisté[5][en Haïti] : les classes noires ont émergé de la culture indigène, ont intégré les classes moyennes et les forces armées, et elles se sont mises à se comporter comme les français [rire], d’une manière très aristocratique et la masse des gens se sont enfuis vers la Nouvelle-Orléans, à Charleston ou Atlanta, dans les États du Sud des Etats-Unis. Elle a écrit tout cela du point de vue de la socio-littérature. En réalité, les questions abordées par Sara ne concernent pas la littérature écrite, mais la littérature orale. Bien sûr de plus en plus de littérature écrite a vu le jour depuis l’indépendance, mais dans cette littérature, il s’agit de dénicher les histoires, les légendes, les contes de la tradition orale. Ses travaux consistent à retracer les évolutions culturelles qui ont eu lieu et qui peuvent se comparer étroitement avec les effets transculturels de la musique. Toutes ces histoires sont mises en musique, elles ne sont pas parlées, mais chantées, et les gens dansent en même temps.

 

2. Cecil Lytle, musicien à la conjonction de plusieurs traditions

Jean-Charles F.:

On devrait sans doute commencer la partie formelle de l’interview ?

Cecil L.:

Ah ! OK.

Jean-Charles F.:

Alors, peut-être pour commencer, est-ce que tu peux expliquer un peu qui tu es, quelles ont été tes aventures dans le temps ?

Cecil L.:

Je m’appelle Cecil Lytle, j’ai grand plaisir à être ici à parler avec des amis qui font de la musique et à me lier d’amitié avec des personnes qui font de la musique. Mon contact initial avec la musique… Comment est-ce que je me suis mis à faire de la musique ? Mon père était un organiste dans une église baptiste, il jouait de la musique de gospel. Je suis aussi le dernier enfant d’une famille de dix, j’ai neuf frères et sœurs. Nous étions tous tout le temps à l’église, une église baptiste pentecôtiste, cinq jours par semaine, nuit et jour.

Jean-Charles F.:

C’était où, à New York ?

Cecil L.:

À Harlem. Ce n’était pas la religion autant que la musique qui m’a influencé – peut-être que c’est la même chose. Je ne pense pas que mon père et ma mère étaient fondamentalistes. Ils pensaient seulement que c’était approprié pour des enfants d’aller à l’église. Parce que les enfants pouvaient être tentés de faire plein de mauvaises choses. On était tous à l’église, on chantait dans le chœur, on faisait toutes ces choses. Mon père jouait de l’orgue Hammond B3, et tout près de lui il y avait un petit piano à queue en mauvais état. Alors, on m’a dit que j’avais l’habitude de m’asseoir au piano quand j’avais à peu près cinq ans. Je pense que cela a été la manière la plus joyeuse de toute ma vie de faire de la musique [en frappant la table avec ses mains] avec les paumes de mes mains en même temps que le chœur… Ce n’étaient pas des musiciens professionnels, c’étaient des femmes qui nettoyaient les rues et des hommes qui travaillaient à la poste, donc ils n’avaient pas appris formellement la musique. Mais il faut imaginer le pouvoir produit par l’écoute d’un chœur de gospel placé directement en face de vous. On était obligé d’apprécier le mélange de chant, de sueur et de danse dans la prière pour le salut sur terre et au ciel. J’étais trop jeune pour apprécier totalement le pouvoir d’imagination des Africains-Américains, mais je savais que quelque chose de magique était en train de se produire à moins d’un mètre de moi, et j’avais désespérément envie d’en faire partie. Ils chantaient leur misère et leur bonheur dans le même souffle. Ainsi, chaque dimanche était un moment magique lorsque ces gens pouvaient exprimer leurs peines, leur pouvoir, et leur existence organique. Lorsqu’ils sortaient de l’église ils faisaient de nouveau face au monde réel, mais c’était une période de temps très spéciale pendant laquelle une centaine de personnes, cent cinquante personnes pouvaient se partager le pouvoir. C’est pourquoi je me souviendrai toujours de ce bonheur, la puissance de ce moment, de ces trois heures passées ensemble une fois par semaine. J’ai toujours voulu recréer cela chaque jour de ma vie. Le défi pour moi a été de voir comment faire cela quelque soit l’endroit où j’allais me trouver dans le futur.

À huit ou dix ans, j’ai reçu de véritables leçons de piano. Mon père avait un peu d’argent, assez d’argent pour m’envoyer au centre ville [downtown] prendre des cours avec un professeur de piano. Je ne sais pas comment mon père avait entendu parler de ce monsieur, mais c’était un juif russe, récemment émigré à New York. Il ne parlait pas du tout l’anglais, je ne parlais pas le russe. Pendant un an je n’avais le droit que de pianoter sur le couvercle du piano, en commençant par l’attaque du doigt. Des attaques de doigts pendant à peu près six mois, je ne jouais que sur le couvercle du piano ! Cela n’avait aucun sens pour moi, mais je comprends ce qu’il essayait de faire… aujourd’hui [rire]. Je pensais que mon père aurait dû lui payer seulement la moitié de ce qu’il demandait. Mais petit à petit cela a commencé à faire sens. Au même moment, je pense, j’ai commencé à écouter de la musique classique. Mon père m’emmenait régulièrement au Carnegie Hall et à d’autres endroits à New York pour écouter des pianistes. Je me souviens qu’il m’a emmené écouter Wilhelm Kempff, le pianiste allemand, il jouait la sonate Hammerklavier et j’ai le souvenir du pouvoir qu’a exercé cette pièce sur moi, cette folie, cela durait une éternité, et la fugue ! J’étais tout à fait fasciné. C’est universel. Alors j’ai essayé de mélanger ma musique de jazz gospel avec mes tentatives de jouer les sonates de Beethoven – c’était incroyable ! Et je pense que depuis ce moment-là, j’ai essayé d’aborder en même temps la musique traditionnelle, la musique classique et la musique improvisée. Quelques années plus tard, quand j’étais à Cleveland à l’Oberlin Conservatory, j’ai pensé que l’expérience musicale la plus importante dans ma vie avait été ces années de ma jeunesse dans cette église, et c’était à cause de l’autorité et la légitimité de ces chanteurs de gospel qui n’avaient pas reçu d’éducation musicale formelle – la légitimité de leurs sons.

J’imagine que vous avez eu ce genre d’expérience dans cette île de la Réunion. Des gens qui n’ont pas eu de formation musicale ou artistique formelle, mais qui produisent des choses très puissantes. Ils sont capables de communiquer et de dire ce qu’ils ont à dire. Je pense que c’est ce que j’ai essayé de faire ressortir dans toutes mes productions musicales. D’accéder au même ressenti. Ensuite, j’ai rencontré Jean-Charles François et d’autres personnes très intéressantes qui improvisent de différentes manières. Le but était le même, mais le langage et le vocabulaire étaient différents. Et j’ai trouvé que c’était fascinant d’entrer dans le domaine de la légitimité musicale de quelqu’un d’autre – de pouvoir mesurer ce qui pour lui ou elle était important… Aller visiter la musique éloignée de mon univers.

Le passage entre la musique gospel et le jazz était très facile – c’est la même musique, il suffit de changer les mots, de changer les limites, mais tous les accords sont identiques. On a sorti cette année un nouveau film sur Aretha Franklin – je pense que son titre est Amazing Grace – on la suit dans son parcours qui va de l’église, du gospel à sa carrière dans la soul. C’est toujours le même son, la même autorité, la même puissance.

Quand j’ai eu quinze ans, mon frère aîné Henry jouait de la batterie jazz, nous avons formé un trio de jazz et nous avons un peu joué autour de New York. Cela peut paraître bizarre, mais plus je m’insérais dans le monde du jazz, plus je me sentais mal à l’aise – je n’ai pas voulu passer ma vie à n’être qu’un musicien de jazz. J’ai pu observer la vie que menaient les gens du jazz que je côtoyais. Il y a eu un incident qui m’a fait réfléchir. C’était quand je jouais dans la salle de bal du Savoy avec un grand orchestre de danse qui accompagnait Arthur Prysock. Pendant que nous jouions, un type n’arrêtait pas de venir vers moi au piano en disant : « Hé, mec, laisse-moi jouer du piano, laisse-moi jouer du piano”. Il voulait s’asseoir à ma place. Je lui ai dit de parler au chef d’orchestre. Alors on a joué un autre morceau et il est revenu à la charge : « Hé mec ! » – j’avais quinze ans ou presque – et il était plus âgé – « Tu ne sais pas jouer ce genre de choses, laisse-moi jouer du piano, laisse-moi jouer du piano ». Bref, à la pause, je suis allé voir le chef d’orchestre et lui ai demandé : « C’est qui ce type ? Il m’embête! », et il m’a répondu : « Oh man ! Ne t’inquiète pas pour lui, c’est un junkie, c’est juste Bish« . C’était Walter Bishop J., un grand pianiste, un célèbre pianiste de jazz. J’avais ses disques à la maison. Mais il était accro à l’héroïne, il était tout perturbé dans sa tête et dans son corps, et cela m’a interloqué : « Est-ce que je veux finir par devenir comme lui ?” Ce qui me troublait, c’était qu’un homme de cinquante ans demande du travail à un jeune de quinze ans. Sans pourtant n’avoir rien contre le jazz, je n’ai pas voulu passer ma vie dans le milieu du jazz. Et je voulais aussi jouer d’autres musiques. Je pense donc que l’expérience de l’église et au moins des premiers concerts de jazz ont soulevé plus de questions dans ma tête que donné de réponses. Je savais par expérience que je voulais jouer de la musique qui avait de l’authenticité et du sens, mais en même temps je voulais faire beaucoup de choses différentes, pas seulement du gospel, pas seulement du jazz, pas seulement du be-bop, et pas seulement d’une seule et unique chose.

C’est ainsi que, quand j’ai rencontré Jean-Charles, je dirigeais le Gospel Choir de l’Université de Californie San Diego, et en même temps nous avons joué ensemble des concerts de musique contemporaine. Je pense que l’université m’a donné l’opportunité de faire tout ce que je voulais faire. Si je n’avais joué que dans les night clubs, je me serais ennuyé. Si je n’avais joué que des sonates de Beethoven, je me serais ennuyé… Nous avons joué Kontakte de Stockhausen, c’était passionnant ! C’est donc un peu comme cela que j’envisage la musique, je ne pense pas que mes attentes par rapport à ces premières expériences aient vraiment changé. L’authenticité de la musique que j’ai entendue dans mon enfance, mon initiation à une variété de musiques très tôt dans ma vie, m’ont en quelque sorte marqué à vie.

 

3. À l’université et le lycée Preuss

Jean-Charles F.:

Tu as été recruté par l’Université de Californie San Diego pour diriger le Gospel Choir et pour développer un programme de jazz, mais plus tard tu es devenu aussi le pianiste du département au delà des différentes esthétiques ?

Cecil L.:

Je pense que j’ai été recruté pour la musique afro-américaine et en plus pour des concerts et des conférences. Je ne me rappelle pas vraiment quel a été le titre exact de mon emploi. Nous avons joué des concerts ensemble et c’était très plaisant, on pouvait se parler après les répétitions, je dirigeais le Gospel Choir, et dans la foulée, il y avait la chanteuse Carol Plantamura et on répétait des mélodies, il y avait beaucoup d’opportunité pour faire des activités très variées. Je suppose que l’histoire de ma vie ne s’est pas déroulée en une seule ligne droite – mon histoire est un mystère et j’aime ça ! Mais c’était à l’époque du Third College à UCSD, quand le Third College était considéré comme la partie « révolutionnaire » de l’université. Et à bien des égards, c’était le cas. C’était le « troisième » de ce qui est devenu six collèges. Le Third College a été créé en 1965 autour du concept de l’antiquité grecque. Et ensuite, Martin Luther King a été assassiné, Bob Kennedy a été assassiné et des émeutes et des manifestations ont eu lieu contre la guerre au Vietnam. Les étudiants se sont soulevés et ont demandé : « Pourquoi étudier l’antiquité grecque au moment où l’histoire s’écrit maintenant dans les rues de l’Amérique ? » Donc, les étudiants ont changé la direction du collège dans un sens plus progressiste – j’essaie de ne pas utiliser le terme de gauche parce que je ne sais pas ce que cela veut dire aujourd’hui – en tout cas ils voulaient que le collège devienne politiquement plus actif. Et les leaders de ce mouvement étaient un professeur, le philosophe Herbert Marcuse, et une étudiante, Angela Davis qui finissait son doctorat en anthropologie. Elle a écrit l’histoire de cette période de sa vie et du campus à La Jolla de la nouvelle Université de Californie. Elle était en quelque sorte la porte-parole des étudiants, et Marcuse le porte-parole du corps professoral, et tous les deux ont contribué à orienter le Third College dans une direction progressiste. Le nom que les étudiants ont donné au College était « Lumumba-Zapata ». Est-ce que vous vous souvenez de Patrice Lumumba, le président du Congo qui avait été assassiné ? Et de Emilio Zapata, le révolutionnaire mexicain ? Ce nom n’a jamais été formellement reconnu, mais certains anciens étudiants continuent à l’appeler le College Lumumba-Zapata.

Jean-Charles F.:

Et le nom de « Third College » était alors utilisé parce que personne dans l’administration ne voulait que ce collège soit nommé Lumumba-Zapata et que c’était le troisième collège créé sur le campus.

Cecil L.:

Évidemment, la faculté ne voulait pas de Lumumba-Zapata. Les parents ne pouvaient pas imaginer envoyer leur précieux fils et, surtout, leur fille au Collège Lumumba-Zapata. Ils avaient peur, à juste titre, que nous en fassions des révolutionnaires politiques… Cela n’allait pas marcher. C’est ce que l’université a dit : « Pas de bêtises ! Pas de Lumumba-Zapata ! Nous l’appellerons « Third College ». Et nous avons utilisé ce nom officiel pendant les 20 années qui ont suivi.

En 1988, 52 interprètes et compositeurs de UCSD ont été à Darmstadt. Je suis devenu Provost du Third College[6] la semaine après notre retour des cours d’été de Darmstadt. Accéder à ce poste a été très significatif pour moi, parce que il m’a donné une plateforme pour réaliser des choses que je considérais dans l’intérêt de la justice, en travaillant à faire tomber les murs de l’université. Donc, la première question à laquelle je me suis attelée à été de trouver un nom au collège. Je voulais éviter que quand on demandait « Où allez-vous à l’université ? », on ne puisse répondre que « Je vais au numéro trois ! » Nous avons essayé « Third World College », cela ne convenait pas vraiment… Nous avons donc finalement donné un nom au collège, qui de nouveau avait un sens. On a rebaptisé le collège en 1991 avec le nom de Thurgood Marshall. C’est un nom qui est clairement associé à la justice sociale et aux attitudes progressistes en matière de relations entre les races et les classes. Jusqu’à nouvel ordre, c’est bien du Thurgood Marshall College qu’il s’agit[7].

Nicolas S.:

Est-ce que tu peux préciser qui est Thurgood Marshall ?

Cecil L.:

Il a été le premier juge afro-américain de la Cour suprême. Mais avant cela, il a annulé un certain nombre de lois racistes datant de l’époque de l’esclavage. Il a également défendu des détenus dans le couloir de la mort et des troupes afro-américaines accusées de lâcheté pendant la guerre de Corée. Plus tard, il a épousé une Philippine et a contribué à la rédaction de la constitution philippine avec ces principes d’équité et de justice. Son nom n’est certainement pas aussi identifiable que celui de Martin Luther King, Jr. Je ne suis donc pas surpris que son nom ne soit pas aussi connu à l’étranger. Mais il était au centre du mouvement des droits civils au côté de Martin Luther King. Il est intéressant de noter qu’ils n’étaient pas toujours d’accord en termes de stratégie. Thurgood Marshall a critiqué le projet de Martin Luther King d’inclure des enfants au sein des manifestations pour confronter la police – mettant ainsi les enfants en danger pour dramatiser les effets du racisme. Thurgood Marshall pensait que cette approche était trop dangereuse, car des gens pouvaient être tués, et il a estimé que sa tâche principale était de renverser les lois racistes qui enferment les gens dans leur état. Cependant, par leur désaccord, ils ont en fait bien travaillé ensemble sur une stratégie à double détente : King dans les manifestations de rue et Marshall dans les tribunaux. J’ai donc pensé qu’il était approprié – peut-être parce que son nom n’est pas aussi connu que celui de Martin Luther King – de mettre son nom sur la table, de nommer le collège d’après ce juge de la Cour suprême, Thurgood Marshall. Et cela nous a tous inspiré, les étudiants, les enseignants concernés et moi-même, à réfléchir à ces questions. C’est de manière quotidienne, qu’on devait se poser ce genre de questions : « La justice sociale est-elle présente dans nos enseignements ? Est-ce qu’on contribue à la justice sociale dans la communauté, dans les salles de classe ? Participe-t-on de manière significative aux idées qu’il a représentées ? » Je crois que le changement de nom a eu cet effet. Plus tard, nous avons remanié le programme d’études pour mettre l’accent sur une diversité d’expressions en littérature, sur une diversité d’expressions en sociologie, pour mettre à nouveau l’accent sur l’étude du Tiers Monde – c’était en 1988.

C’est alors que l’État de Californie a fait quelque chose de très négatif : pendant la campagne présidentielle de 1990, la Californie a adopté une loi qui condamnait la discrimination positive. Cela voulait dire que l’Université de Californie n’était plus autorisée à utiliser la race comme facteur déterminant pour l’admission des étudiants. La Californie avait décidé jusque là que les personnes de couleur noire ou hispaniques devaient bénéficier de considérations spécifiques en raison des discriminations historiques dont elles avaient fait l’objet dans le pays. Les citoyens californiens ont dit « Non, c’est pas bien, vous êtes en train d’exercer une discrimination au détriment des blancs » par référendum. Cela n’avait pas beaucoup de sens, mais c’est ce qui est ressorti de la nouvelle loi, la proposition 209. Bizarrement, la Californie a voté à une écrasante majorité pour Bill Clinton et, dans le même temps, a supprimé les préférences raciales. En fait, je me suis senti un peu piégé. En tant que Provost d’un collège nommé en l’honneur de Thurgood Marshall, il était de mon devoir de parler, de faire quelque chose pour contrer cette nouvelle loi. Alors, un groupe d’entre nous, des professeurs de l’Université de Californie San Diego et quelques étudiants se sont réunis pour envisager de construire un lycée allant de la 6e à la terminale pour les jeunes noirs et hispaniques issus des quartiers défavorisés vivants en dessous du seuil de pauvreté. On imaginait une école secondaire publique avec un statut de charter school[8], qui serait dirigée par l’université. Il faut savoir qu’il y a une tradition dans les universités américaines haut de gamme d’avoir en leur sein une école secondaire s’adressant à des « génies », les étudiants les plus brillants et les plus aisés, qui dès l’école primaire font déjà de l’algèbre et lisent les livres de Salman Rushdie pendant leur week-end. J’ai voulu ainsi utiliser à mon avantage cette idée de construire une école secondaire sur le campus de l’université, mais s’adressant à des enfants pauvres pour les amener à entreprendre des études supérieures, à les préparer à entrer dans les meilleures universités, notamment l’Université de Californie. Ce lycée pourrait aussi servir de modèle aux autres écoles publiques dans les quartiers, en montrant comment concevoir un programme d’études avec une pédagogie appropriée, et comment utiliser les étudiants comme tuteurs dans la salle de classe. Je ne voulais pas seulement réformer les écoles publiques, mais par la même occasion, aussi l’université. J’essayais de former deux types d’apprenants : ceux des quartiers pauvres présents dans l’école, et ceux de l’université qui n’avaient jamais rencontré ces jeunes auparavant – ayant sans doute changé de trottoir en les voyant.

Je pense que ce qui était subversif dans ce projet, c’était de réformer l’université et de faire en sorte que nos étudiants universitaires reçoivent des crédits académiques pour un travail de tutorat dans l’école. On accorde bien des crédits pour les cours de physique, d’histoire et d’ingénierie, de la même manière on peut accorder des crédits pour des cours particuliers donnés à l’école, pour être un bon citoyen. Et cela semble fonctionner, il n’y a pas beaucoup de décrocheurs, les élèves du lycée sur le campus se débrouillent très bien, ils ont été admis dans les universités les plus prestigieuses. 850 jeunes commencent en 6e et obtiennent leur diplôme en terminale. Notre lycée porte le nom du principal donateur : Peter Preuss. J’ai subi beaucoup de critiques de la part de mes amis de gauche, car nous avons également pris des millions à de jolis donateurs de droite qui se sentaient coupables de maltraiter les Noirs et les Mexicains. J’ai pris leur argent pour construire l’école secondaire Preuss parce que je me suis dit que je ferais plus pour la justice sociale avec leur argent qu’ils ne le feraient jamais. Donc, beaucoup de personnes bien intentionnées se sont fâchées contre moi parce que j’ai accepté le « prix du sang »… Parmi les donateurs, il y avait aussi des gens plus orientés à gauche [liberals]. Bref, on a construit l’école secondaire Preuss[9].

Nicolas S.:

Le bâtiment a été construit pour accueillir 850 élèves ?

Cecil L.:

Huit, cinq, zéro, c’est exact ! Nous savions que l’école serait couronnée de succès. Elle se trouve sur le campus universitaire sous notre contrôle, elle est juste à côté de l’hôpital universitaire et de l’école d’ingénieurs, donc au sein d’un environnement d’apprentissage, en dehors de la présence de gangs de délinquants. Les élèves s’imprègnent de la culture d’apprentissage de l’environnement universitaire. Le problème est de savoir comment traduire ce principe plus largement dans la communauté ? Comment aller dans un lycée qui se trouve dans le quartier, le ghetto, et essayer de construire ce genre d’environnement. C’est un problème épineux.

Bud Mehan, du département de sociologie de l’Université de Californie San Diego a été un partenaire dans cette entreprise. Ses travaux de recherche portent sur la question de comment réformer l’enseignement. Bud était en quelque sorte la partie intellectuelle de cette initiative ; j’étais le… – comment dire ? – le « politicien ».

 

4. Une école secondaire dans un quartier

Cecil L.:

Après quelques années de fonctionnement, nous avons découvert que de nombreux parents ayant un enfant au lycée Preuss avaient aussi un autre enfant au lycée de leur quartier. Une quarantaine de familles sont venues nous voir lors d’une réunion du conseil d’administration et nous ont demandé assez vigoureusement : « Pouvez-vous nous aider à créer une école secondaire Preuss dans notre propre quartier afin que nos enfants n’aient plus à prendre le bus pendant une heure et demie pour aller à l’université ? ». Nous avons commencé à rencontrer les parents tous les jeudis soir à la bibliothèque de l’école secondaire locale pendant environ un an et demi. Les grands-mères apportaient des « tamales » pour soutenir l’endurance pendant les longues réunions. Nous commencions à 19 heures, 19h30 jusqu’à 23 heures en discutant de la manière de procéder. C’était très excitant ! C’était comme si une révolution se préparait pour les parents, un mélange de parents  mexicano-américains et afro-américains, plus quelques autres. Ces parents avaient sous les yeux ce qu’il était possible de faire avec les jeunes de l’école Preuss et ils souhaitaient que la même chose puisse s’appliquer à tous les enfants du quartier. C’était très stimulant de voir comment ils prenaient les choses en main et étaient à la pointe du combat. Lors de nos rencontres nous avons écrit des lettres au San Diego Unified School District[10], pour demander la permission de changer les choses dans cette école locale. Le District était très agacé, sa réponse ne s’est pas fait attendre : le directeur de l’école qui avait accueilli cette révolution a été renvoyé. Ils l’ont licencié pour se débarrasser de lui, et ils ont dit que nous ne pouvions plus continuer à rencontrer les parents dans le périmètre de l’école. Alors, par les bonnes grâces du prêtre du quartier, nous avons commencé à nous réunir à l’église catholique de l’autre côté de la rue tous les jeudis soirs. Toute la communauté s’est mobilisée : l’Église, les parents, les coiffeurs, les gens du quartier. Et pendant un an et demi, nous avons rédigé le document de la charte pour demander au District scolaire l’argent nécessaire pour gérer l’école, notre propre école, sur le modèle de l’école Preuss. Ce document a été approuvé en 2004, lors d’une réunion très animée du conseil d’administration de l’école. Nous avons ouvert la Gompers Charter School l’année suivante, après une année de planification très chargée.

D’une certaine manière, je pense que la Gompers Charter School[11] est plus importante que la Preuss School. Cette dernière est bien protégée : les gangs ne viennent pas sur le campus de l’université. Les jeunes gens qui viennent à l’école de l’université ont une attente différente – ils viennent avec l’intention d’étudier. Mais dans les quartiers, il y a beaucoup de pression pour ne pas étudier, il y a des intimidations, et les gangs étaient tout le temps présents sur le campus de cette école. Nous avons également découvert quelque chose d’intéressant : s’il y avait une émeute dans une prison de Californie (San Quentin ou Chino State Prison) deux ou trois jours plus tard, nous savions qu’il y aurait une émeute au lycée. Si la personne « A » battait la personne « B » dans la prison, sa famille et ses amis se vengeaient sur les membres de l’autre famille dans le lycée local. C’était comme un jeu d’enfant : s’il y avait une émeute le lundi à la prison de Chino, par exemple, les Mexicains contre les Noirs, et que les Noirs perdaient de la pire manière, le jeudi une émeute de représailles éclatait au lycée. Le lien entre l’école et la prison est très fort, et nous avons dû trouver un moyen d’y remédier, parce qu’on ne peut pas enseigner à des enfants qui regardent constamment par-dessus leur épaule. Nous avons donc dû travailler avec la police et le procureur pour obtenir une injonction, un document juridique, selon lequel 200 membres de gangs connus ne pouvaient pas s’approcher à moins de trois pâtés de maisons de l’école pendant les heures de cours. Quelques-uns d’entre eux ont été jugés et arrêtés, et ils ont finalement compris le message et ont laissé la Gompers Charter School tranquille. C’est pourquoi je dis que Gompers est le véritable test pour valider le modèle de l’école Preuss. Elle se trouve dans le ghetto, dans le quartier, et elle est exposée physiquement à tous les préjudices de la communauté. Nous, les universitaires, nous avons donné des conseils, aidé à écrire les lettres et pris la parole lors des réunions, mais nous avons laissé les mères et les grands-mères élaborer leur propre projet. L’université n’est pas venue pour leur dire comment faire. Mais nous les avons certainement « soutenues ». De longues heures ont été consacrées à l’ouverture de la Gompers Charter School. J’aime à penser que Thurgood Marshall et Martin Luther King auraient tous les deux approuvé cet effort.

 

5. Les murs et les pratiques pédagogiques

Jean-Charles F.:

Tu as parlé de méthodes pédagogiques appropriées qui ont été utilisées, pourrais-tu nous en dire plus ?

Cecil L.:

Eh bien, nous sommes conscients – je veux dire que c’est de notoriété publique – que les familles pauvres ne peuvent pas toujours offrir un environnement propice à l’éducation menant aux études supérieures. Le jeune et les parents doivent construire puis encourager de bonnes habitudes d’étude et de réussite en vue de pouvoir aller à l’université. Même si le jeune choisit de ne pas aller à l’université, il sera un excellent plombier, car il est instruit, il connaît la technologie, il est un acteur créatif dans sa communauté, il peut construire l’avenir. Mais j’ai un parti-pris : je veux qu’ils aillent à l’université pour devenir des médecins et des avocats.

Et… la pédagogie : si nous avons appris deux ou trois choses, nous l’avons appris des parents. Au lycée américain, il y a ce qu’on appelle la « home room », où les élèves d’une même promotion commencent chaque journée dans une classe où le professeur principal revient sur les traditions de l’école. Dans la plupart des écoles secondaires, les élèves changent de classe et de « home room » d’année en année, avec un professeur principal différent et des élèves différents. Nous avons mis en place une innovation majeure, appelée “looped advisory” (aide récurrente ou en boucle donnée aux élèves), qui permet au même groupe d’enseignants/élèves de rester ensemble tout au long de la scolarité jusqu’à l’obtention du diplôme. L’enseignant apprend notamment à connaître la biographie de chaque élève, ce qui se passe dans le quartier, ce qui se passe avec les parents et les frères et sœurs. Nos enseignants apprécient les “looped advisory” car cela leur permet de faire plus que de remplir la mission d’enseignement, donc de pouvoir avoir un souci particulier pour chaque élève. Un certain nombre d’écoles à San Diego, Los Angeles et dans tout le pays ont adopté ce modèle. Il s’agit donc d’une différence pédagogique importante.

L’autre innovation pédagogique est d’avoir des étudiants de l’université présents dans la classe aux côtés du professeur et des élèves. Ainsi, dans une classe de mathématiques, il y a généralement un professeur, parfois un professeur adjoint, et jusqu’à vingt étudiants de l’université, tuteurs dans la classe, assis juste à côté du jeune, qui l’aident en mathématiques ou en lecture. Environ 65 % des élèves sont mexicains, originaires du Mexique, et ne parlent donc pas tous couramment l’anglais à leur arrivée en 6e. L’idée est donc d’accélérer leur apprentissage de la langue, mais aussi de leur donner de bonnes habitudes d’apprentissage. Les tuteurs de l’université rencontrent le professeur un jour par semaine pour préparer le plan de cours de la semaine suivante. C’est une méthode très efficace et très coûteuse. Les classes de petite taille coûtent cher. Les tuteurs ne sont pas payés mais ils reçoivent des crédits universitaires. Ils suivent un cours pour apprendre à enseigner, nous devons donc engager un professeur pour les instruire, ce qui ajoute des coûts supplémentaires – mais cela en vaut la peine. Il faut savoir que cela coûte environ un quart de plus pour éduquer des jeunes défavorisés en vue de les faire accéder à l’université. Il ne faut pas oublier qu’il est économiquement moins cher et plus sage d’assurer le développement d’un enfant à l’école que de réparer un adulte en prison.

Bien qu’on ait l’impression que ce sont des innovations majeures, il s’agit de réformes bien connues et documentées, dont tout le monde s’accorde à dire qu’elles sont nécessaires à la mise en place d’une éducation de qualité.

Jean-Charles F.:

Lors de ma visite à la Preuss School, j’ai pu observer un cours d’informatique où les élèves travaillaient en petits groupes de quatre pour élaborer un projet de petit chariot à quatre roues piloté par une personne, en vue d’une compétition régionale. Il s’agissait de faire dévaler une descente à ce chariot et celui qui arrivait le plus loin dans la remontée qui suivait, avait gagné. Chaque groupe devait avec l’aide d’un ordinateur trouver le moyen le plus efficace pour construire ce chariot en vue de gagner cette compétition.

Cecil L.:

Oui, les jeunes aiment beaucoup les jeux, et on utilise les jeux comme des outils d’instruction. Je ne parle pas des jeux vidéo, mais le laboratoire informatique de la Preuss School est à la pointe de la technologie et accessible aux élèves. Je ne me souviens pas de ce projet, cela me semble bien correspondre à ce qui se fait spécifiquement. Ce dont je me souviens, c’est un projet où les élèves étaient en compétition avec d’autres écoles pour construire une machine pour déplacer les œufs d’ici à là sans les casser. Il s’agissait donc de construire une machine qui ramasse les œufs, et il fallait en concevoir toute l’électronique, et les roues et les engrenages pour construire l’appareil et accomplir la tâche. Parfois ils échouent, c’est comme cela qu’on apprend. Comme beaucoup de mes collègues des laboratoires biomédicaux, ils échouent souvent ou ne sont pas à la hauteur. Il y a là une autre leçon : l’endurance et la créativité. Il faut répéter l’expérience jusqu’à ce qu’on y parvienne.

Jean-Charles F.:

Est-ce que les arts, la musique, jouent aussi un rôle dans l’école ?

Cecil L.:

Pas tellement. J’en suis assez déçu. Tout le monde pensait que Cecil Lytle allait construire une école de musique. Et ce n’est pas ce que j’ai fait… Je n’ai pas voulu exercer une influence pour cet aspect des choses, parce que les enfants sont tellement en retard dans les compétences de base. Le programme commence au niveau de la 6e et les élèves qui viennent lisent en gros au niveau du CM1. L’école Preuss passe donc beaucoup de temps en 6e et en 5e à améliorer leurs compétences pour atteindre le niveau attendu, si bien qu’en 4e, ils sont capables normalement de suivre les cours avec succès. Cela ne laisse malheureusement pas beaucoup de temps pour la musique ou l’athlétisme. Il y a une chorale, un petit orchestre, mais pas de cours individuels. Non, je n’ai pas mis l’accent sur les arts dans le programme scolaire : il s’agissait de leur permettre d’acquérir les compétences académiques de base afin qu’ils puissent décider de ce qu’ils voulaient faire de leur avenir. Un certain nombre d’élèves ont leur propre groupe musical, ils répètent après le lycée, mais nous n’avons pas de programme très élaboré d’études musicales. Je pense que la grande idée pédagogique a été d’individualiser l’enseignement autant que possible – de dispenser l’éducation dans une relation individuelle, que quelqu’un apprenne à connaître les points forts de l’élève. Un grand nombre de nos 850 étudiants sont originaires du Mexique et du reste de l’Amérique latine. L’espagnol est la langue maternelle, mais les jeunes sont, pour l’essentiel, illettrés en espagnol et en anglais ; il ne s’agit pas de l’espagnol classique. Il s’agit en général d’une utilisation très expressive, mais peu académique, des langues. C’est pourquoi de nombreuses classes sont bilingues les premières années, dans l’espoir de faire progresser les jeunes à partir de leurs compétences. Cela peut se faire, je pense, avec une grande détermination de la part de l’élève, du professeur et de la famille.

Jean-Charles F.:

Je connais quelqu’un qui enseigne dans la maternelle et le CP en Californie, dans un quartier avec beaucoup d’émigrants du Mexique. Il y a déjà pas mal d’années, il avait commencé à enseigner dans une formule bilingue, l’espagnol le matin, l’après-midi l’anglais. Mais ce programme a cessé à cause de régulations provenant des autorités qui prétendaient que c’était une mauvaise formule pour les enfants. Donc tout se fait en anglais maintenant.

Cecil L.:

C’est dommage !

Jean-Charles F.:

Il a été très déçu par cette décision.

Cecil L.:

Il a le devoir de l’être. Ils essaient de faire des économies. Dans ces situations en Californie du sud et dans beaucoup d’endroits aux Etats-Unis, il est indispensable d’avoir un enseignement bilingue.

Jean-Charles F.:

D’après ce que je sais, il ne s’agissait pas de faire des économies, mais d’imposer l’anglais.

Cecil L.:

Alors il y a un double bénéfice pour l’idéologie de droite.

Nicolas S.:

Tu ne parles que des succès obtenus, est-ce qu’il y a eu des échecs ou des aspects plus problématiques que tu as peut-être pu résoudre ?

Cecil L.:

Oui, on apprend en faisant des erreurs. Il y a une remarque très subtile à faire en termes de regret possible. Je pense à un incident qui m’est arrivé que je n’ai pas très bien géré et que j’ai sensiblement regretté. Cela s’est produit lorsque j’étais au lycée. Ma mère m’a demandé : « Est-ce que tu veux jouer ton Debussy pour le club des femmes de l’église ? » Et j’ai répondu quelque chose comme : « Oh, je ne veux pas jouer pour ces gens. » J’ai fait le malin ! À ce moment-là, je prenais des leçons de piano avec un professeur de la Julliard Music School et j’étais complètement plongé dans le grand art, ce qui m’avait fait oublier d’où je venais. Elle m’a giflé, j’avais dix-sept ans, elle m’a giflé. Elle m’a dit très sèchement : « Je suis une de ces personnes. » Ma mère était une femme pauvre de Floride et très peu instruite, mais elle a toujours su combien l’éducation avait de la valeur. Nous étions à ce moment-là tous les deux en train de nous rendre compte de la distance de classe que peut créer une telle éducation si l’on n’y prend pas garde. Ce n’est que des années plus tard que j’ai compris le crime que j’avais commis. J’ai réalisé ce que j’avais fait, et je devenais pour elle un ennemi, je devenais un aristocrate, je devenais quelqu’un faisant partie de l’élite, je devenais comme l’une des personnes qui essayaient toujours de nous expulser de notre logement.

Je pense donc que l’un de mes regrets ou l’une de mes craintes à propos de ces deux écoles est que nous risquons de rendre les étudiants ennemis de leurs familles si nous ne faisons pas attention. Comment faire ? Dans de nombreux cas, leurs grands-mères ne parlent que très mal l’espagnol littéraire, et ce jeune homme ou cette jeune fille lit Shakespeare et prévoit d’aller à Harvard. Cette collision peut être traitée avec soin et de manière individuelle. Chaque famille doit être mise en garde contre les bouleversements liés aux distinctions de classe et aux comportements correspondants, et trouver comment les éviter. Les enseignants et les conseillers parlent aux familles de ce qui pourrait arriver, mais nous ne pouvons pas rentrer à la maison avec eux et expliquer à la grand-mère pourquoi la petite-fille veut voter républicain [rires] ou autre chose. On ne leur apporte pas autant de soutien transitoire que celui qu’on souhaiterait pouvoir faire. C’est particulièrement inquiétant pour les jeunes Latinas. La famille (généralement le père) veut que sa fille réussisse en Amérique. Mais après avoir reçu de bonnes notes et obtenu des résultats élevés aux tests exigés à l’entrée des universités, il ne veut pas que sa fille aille à l’université. Nous avons eu plusieurs exemples d’étudiantes qui ont très bien réussi et qui ont été admises dans des écoles comme Harvard avec une bourse complète, et leur père dit : « non, tu restes à la maison, tu vas à l’université la plus proche ». Cela vous brise un peu le cœur, mais je comprends que c’est pour eux un changement trop important. Et beaucoup de ces familles ont trois ou quatre générations vivant dans la maison : la grand-mère, les parents, leurs progénitures, et peut-être un bébé. Ce choc des traditions, des générations et des valeurs, est donc bien réel. Si la Preuss School réussit, nous courons le risque de contribuer à créer les ennemis de la famille, nous créons les futurs propriétaires qui expulseront les gens dans leur situation, nous créons peut-être le futur chef de la police ou le futur magistrat. Donc, je ne sais pas si c’est un échec, mais c’est quelque chose auquel nous devons prêter attention dans la vie évolutive du jeune et de sa famille. C’était la leçon que j’ai reçue et j’ai dû l’apprendre un jour d’hiver froid dans notre cuisine. C’est quelque chose qui compte, c’est sûr. On a une famille qui est pauvre depuis au moins six générations avec à peine de quoi vivre et toujours au bord de la faillite. Et soudain, en une génération, la trajectoire de la famille change : l’enfant va à UCLA, UC San Diego, la fille ou le fils est sous tension, s’occupant de sa grand-mère en espagnol, et lisant par ailleurs Shakespeare ; ou jouant du Debussy. C’est donc quelque chose dont nous ne nous occupons jamais à fond, et que nous ne pouvons peut-être pas traiter de manière satisfaisante.

Nicolas S.:

J’ai aussi une question concernant la construction du bâtiment de la Preuss School, vous avez eu l’opportunité de choisir l’emplacement des espaces, les murs, l’architecture etc. ? Est-ce que vous avez fait un effort particulier pour changer le format standard – en France les écoles sont souvent appelées des casernes ?

Cecil L.:

Oh, des casernes de l’armée ! Eh bien peut-être que c’est le cas ! La Preuss School est très belle et offre de nombreux espaces ouverts. Nous avons dit à l’architecte que l’enseignement se ferait dans les salles de classe, mais comme nous vivons en Californie du Sud où il fait chaud, qu’une grande partie de l’enseignement se ferait en dehors des salles de classe. On leur a donc demandé de nous fournir un projet avec des salles de classe et des espaces à l’extérieur où les professeurs et les élèves peuvent se rencontrer sous la supervision des enseignants se trouvant à proximité. Ce qu’ils ont proposé était assez intelligent, en fait. La Preuss School est conçue sur un schéma à cinq doigts, avec un bâtiment administratif au centre, ici [avec des gestes de la main] et entre chaque bâtiment, des cours intérieures avec de petites tables pour que les tuteurs puissent rencontrer leur élève afin de revoir ensemble ce qui a été abordé dans les classes. Par conséquent, l’enseignement supervisé se déroule à l’extérieur de la salle de classe, et même sur les terrains de sport.

Le premier samedi de chaque mois est consacré à la réunion des parents d’élèves – 300 parents y assistent. Ce chiffre est sans précédent dans les écoles américaines – vous avez peut-être quatre parents, cinq parents, mais 300 ! Avec la Gompers Charter School, nous avons hérité d’une école qui est dans le ghetto depuis près d’un demi-siècle. Après avoir réussi à sécuriser le campus, nous avons démoli la plupart des murs de la cour intérieure et aussi créé des salles calmes pour les professeurs et les élèves. Mais nous ne pouvons pas démolir les bâtiments et repartir à zéro. Un nouveau bâtiment a été ajouté à la Gompers School pour le conseil familial et un gymnase pour le sport. Le gymnase est ouvert au public le soir, afin que les familles puissent venir faire du sport dans un centre de remise en forme. Nous avons essayé de faire en sorte que la Gompers School fasse partie de la communauté, et non de la fermer le soir et le week-end. Il y a encore des problèmes de sécurité. Nous avons recours à des policiers armés sur le campus. Contrairement à la Preuss School, la Gompers School essaie de survivre dans un quartier assez difficile.

Nicolas S.:

Et c’est la police publique qui assure ce service de gardiennage ?

Cecil L.:

Nous engageons notre propre police privée et la formons correctement sur la manière de se comporter. Nous avons un accord avec la police municipale pour qu’elle ne vienne pas sur le campus, à moins qu’elle ne soit appelée. Cela fonctionne plutôt bien. On peut malheureusement constater que quand la police municipale arrive dans un lieu, elle réprime sans différenciation et parfois elle aggrave les problèmes. Nous avons donc arrêté cela, et maintenant les agents de sécurité collaborent avec la police municipale. Personne n’aime voir la police arriver. Les agents de sécurité sont issus de la communauté, ils connaissent les gens, ils vont à l’église avec eux, c’est un peu plus convivial. Deux ou trois d’entre eux sont armés, les autres ne font que des rondes. Mais leur fonction est d’empêcher les gens d’entrer, c’est tout. Parce que les élèves ne font pas d’histoires.

 

6. Les murs et les pratiques musicales

Jean-Charles F.:

Une dernière question pour revenir à la musique : quels sont les murs qu’on peut observer dans le domaine des pratiques musicales ?

Cecil L.:

On a parlé de John Zorn et de George Lewis. Je pense que ces artistes ont pu anticiper ce que la musique va devenir. On n’en voit aujourd’hui que les prémisses. Ce qui me paraît ne plus avoir de sens aujourd’hui, ce sont les gens comme le pianiste trop sérieux ou le pianiste-athlète qui joue des études de Chopin comme personne, et qui ont par ailleurs beaucoup de goût, d’attitudes et de façons de faire les choses. Je ne sais pas si vous êtes d’accord ? Les gens pleurent l’orchestre symphonique qui se meurt, mais je ne pense pas que ce soit une mauvaise idée. Pourquoi faudrait-il qu’il y ait une douzaine d’orchestres à New York ? Un seul bon orchestre suffirait. On peut voir le signe écrit sur le mur : le public est en train de vieillir. Les gens me détestent si je dis cela, mais si l’orchestre se meurt par désintérêt, c’est qu’il devient une sorte de fossile préhistorique. Donc, y aura-t-il des orchestres dans environ 100 ans ? Il y en aura sans doute quelques-uns. Ils coûtent beaucoup d’argent et le répertoire qu’ils jouent est très limité, environ 25 œuvres différentes jouées chaque année dans tous les pays. Ce sont des pièces merveilleuses, je les aime, je les joue, mais cette institution est-elle viable ? Je ne pense pas qu’elle le soit, et je ne pense pas que sa mort soit si terrible…

Jean-Charles F.:

Je suis complètement d’accord.

Cecil L.:

Ce qui va persister, je pense, ce sont les problèmes que vous décriviez à propos de la création du Cefedem AuRA. C’est une preuve supplémentaire que ceux qui dominent la profession ne veulent pas changer les traditions. Et si vous faites quelque chose de nouveau, ou si vous avez une façon différente de faire quelque chose d’ancien, ils ne vous soutiendront pas et même vous donneront du fil à retordre. Donc quand vous décriviez votre combat pour la création de cette institution, je sais de quoi vous parlez. Mais il faut que vous preniez du plaisir à vous battre, sinon ils vont écraser tous vos efforts, et vous avec. Donc, je ne pense pas que ce soit une mauvaise idée. Je pense que des gens comme vous ou George Lewis en particulier sont vraiment passionnants et stimulants à observer dans leurs actions. Je suis particulièrement impressionné par la trompettiste/improvisatrice Stephanie Richards, qui vient d’être recrutée au département de musique à UCSD. Cela va être difficile, mais j’espère que si d’autres institutions se consolident, l’argent qui sert à soutenir les 20 orchestres de New York sera redistribué d’une manière ou d’une autre. Je pense que l’un des avantages inattendus de la technologie personnalisée développée au cours du dernier quart de siècle, est que chaque artiste est capable de trouver des moyens de contourner l’industrie de la musique et peut se promouvoir et se présenter à faible coût. Se subventionner soi-même, telle est la devise. Et je ne pense pas que ce soit un phénomène purement américain. Les artistes en Europe et ailleurs se font connaître sans le dispositif lourd des agents ou des salles de concert. Je continue cependant à penser que nous ne pouvons pas abandonner les « institutions » au nivellement par le bas de la qualité artistique. Il existe donc une tension dans ce que je préconise. Avec le temps, j’espère que l’approche de la promotion individualisée contraindra suffisamment les piliers des arts et de la culture dans la société pour repenser les interactions avec le public. L’Orchestre symphonique de La Jolla, par exemple, fait des choses intéressantes : il commande de nouvelles œuvres pour de grands ensembles. Les pièces ne rencontrent pas toujours le succès, mais les 700.000 sonates imprimées entre 1700 et 1900 ne le sont pas non plus.

Jean-Charles F.:

Eh bien, merci beaucoup.

Cecil L.:

Merci, cela m’a donné l’occasion de réfléchir à toutes ces choses.

Nicolas S.:

Bonne continuation !

 


1. Le Cefedem AuRA [Centre de Formation des Enseignants de la Musique Auvergne-Rhône-Alpes] a été créé en 1990 par le Ministère de la Culture pour délivrer le Diplôme d’Etat de professeur de musique (dans les conservatoires et écoles de musique).C’est un centre de ressources professionnelles et d’enseignement supérieur artistique pour la musique. Voir https://www.cefedem-aura.org

3. Voir par exemple les groupes Naessayé et l’album Oté la sere en 1991, ou Cyclon et l’album Maloggae en 1993. Et pour le seggae (séga et reggae), voir par exemple, Kaya et Ras Natty Baby et les Natty Rebels).

5. Voir Sara Johnson, The Fear of French Negroes: Transcolonial Collaboration in the Revolutionary Americas (Berkeley: University of California Press, 2012). Ce livre est une étude interdisciplinaire qui explore comment les peuples ont répondu à l’effondrement et la reconsolidation de la vie coloniale qui a suivi la Révolution haïtienne (1791-1845). Le livre est basé sur les expressions liées à la situation politique trans-coloniale des noirs, à la fois dans le domaine esthétique et expérientiel, dans des pays tels que l’Hispaniola, la Louisiane, la Jamaïque et Cuba.

6. Le provost est l’administrateur principal de nombreux établissements d’enseignement supérieur aux États-Unis. Ici, il s’agit de la direction d’un collège intégré au sein de l’Université de Claifornie San Diego. Le College propose tout un panel de matières dans un ou deux champs d’activités, dans un programme menant au Bachelors of Arts. L’université est une sorte de regroupement de Collèges. Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Provost_(fonction) et https://www.calvin-thomas.com/campus/programme-campus-access/university-colleges-community-colleges/

8. Les charter schools sont des écoles américaines laïques à gestion privée bénéficiant d’une très large autonomie dans l’enseignement et dans les programmes scolaires ; leur financement est public. Ces établissements sont sous contrat, fondés la plupart du temps par des enseignants ou par des parents d’élèves, et sont (entièrement) gratuits (comme les écoles publiques). Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Charter_School

10. Aux États-Unis, les écoles publiques sont gérées par des districts qui sont gouvernés par des Conseils d’administration. La présidence de ceux-ci est en général élue par un vote populaire (au suffrage universel au sein du district), et recrute un superintendant, en général un administrateur qui a déjà une longue expérience de l’enseignement public et qui assume le rôle de directeur général. Chaque district est plus ou moins indépendant et dépend des préconisations du gouvernement de chaque État des États-Unis et du Conseil d’administration du district. Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Commission_scolaire

Reinhard Gagel – Français

Access to the original English text: Encounter with Reinhard Gagel

 


 

Rencontre entre Reinhard Gagel et
Jean-Charles François

Berlin, June 29, 2018

 

Reinhard Gagel Reinhard Gagel est un pianiste, improvisateur, chercheur et pédagogue qui est associé à l’Exploratorium Berlin, un centre en existence depuis 2004 consacré à l’improvisation et à sa pédagogie, qui organise des concerts, des colloques et des ateliers (il a pris sa retraite en mars 2020). Il travaille à Berlin, Cologne et Vienne. Cet entretien a eu lieu en juin 2018 à l’Exploratorium Berlin (www.exploratorium-berlin.de). Cet entretien a été enregistré, transcrit, traduit de l’anglais et édité par Jean-Charles François.

 


Sommaire :

1. Rencontres transcutlturelles
2. La Pratique de l’improvisation entre les arts
3. Pedagogie de l’improvisation, idiomes, timbre
 


1. Rencontres transculturelles

Jean-Charles F.:

Je pense qu’aujourd’hui beaucoup gens évoluent dans différents milieux ayant des identités professionnelles, artistiques, sentimentales, philosophiques, politiques (etc.) incompatibles les unes aux autres. Le langage qu’il convient d’utiliser dans un contexte particulier, ne convient pas du tout à un autre contexte. Beaucoup d’artistes occupent sans trop de problèmes des fonctions dans deux domaines antagonistes ou plus. Beaucoup enseignent et donnent parallèlement des concerts. Les antagonismes concernent les milieux de l’enseignement artistique par rapport à ceux de la production artistique sur scène, ou les milieux de l’interprétation de partitions écrites par rapport à ceux de l’improvisation, ou encore les conservatoires de musique vis-à-vis des départements de musicologie dans les universités. Les discours des uns et des autres sont souvent ironiques et peu susceptibles de dégénérer en conflits majeurs. Néanmoins ils correspondent à des convictions profondes, comme la croyance que la pratique est bien supérieure à la théorie ou vice versa : beaucoup de musiciens pensent que toute pensée réflexive est une perte de temps prise sur celui qu’il convient de consacrer à la pratique de l’instrument.

Reinhard G.:

Il y a aussi en Allemagne un courant de pensée qui considère dépassé de travailler à la fois dans la pédagogie et dans l’improvisation. À l’Exploratorium (à Berlin), pendant des années et des années tous les musiciens de Berlin ont dit que l’Exploratorium était uniquement un institut de pédagogie. C’est en train de changer véritablement : par exemple nos concerts incluent des musiciens qui sont aussi des chercheurs. Il y avait un problème entre le monde universitaire et celui des musiciens praticiens, et je pense que ces frontières sont en train d’être un peu effacées, en vue de pouvoir développer des échanges. Le type de symposium que j’organise – tu as participé au premier – constitue un premier pas dans cette direction. Les musiciens qui y sont invités sont aussi des chercheurs, des pédagogues, des enseignants. Mais nos débats portent surtout en Allemagne sur l’interaction constante entre théorie et pratique musicale. Il s’agit là de ma modeste contribution à tenter de dépasser le problème qui existe dans beaucoup de colloques auxquels nous participons : des paroles sans fin et des successions de présentations et peu de chose en rapport véritable avec la pratique musicale. Votre action avec PaaLabRes semble aller dans la même direction : de rassembler les différents aspects du monde artistique.

Jean-Charles F.:

De combler les écarts. C’est-à-dire d’avoir dans les Editions de notre espace numérique un mélange de textes de type universitaire et de textes qui n’en sont pas et de les accompagner de productions artistiques, de formes artistiques qui grâce au numérique mélangent les genres.

Reinhard G.:

Dans vos éditions vous utilisez le français et l’anglais ?

Jean-Charles F.:

Oui et non. On tient beaucoup à s’adresser au public français qui a encore souvent du mal à lire l’anglais. Traduire des textes importants écrits en anglais et encore peu connus en France me paraît très important, cela a été le cas des textes de George Lewis, David Gutkin et Christopher Williams. Malheureusement nous n’avons pas la possibilité de traduire les textes écrits en allemand. Nous sommes en train de développer une version bilingue anglais-français de la première édition. La troisième édition est bi-lingue.

Reinhard G.:

J’ai le sentiment que votre publication est intéressante, même si je n’ai pas eu beaucoup de temps pour la lire en détail. Je trouve le thème de la prochaine édition « Faire tomber les murs » vraiment très important. Le prochain symposium que j’organise à l’Exploratorium en janvier (2019) est basé sur le « L’improvisation avec l’étrange (et avec les étrangers), Transitions entre les cultures à travers l’improvisation (libre) ? ». J’ai invité un musicien compositeur et chercheur, Sandeep Bhagwati, qui travaille dans une université au Canada, et vit à Berlin. Il appartient à au moins deux cultures et il a créé un ensemble à Berlin qui essaie de mélanger des éléments provenant de beaucoup de cultures différentes pour produire une nouvelle forme de mixité. Ce n’est pas comme ce qu’on appelle la « world music » ou la musique interculturelle ou quelque chose de ce genre – je pense qu’ils essaient de trouver un nouveau son. Cela doit se construire à partir de toutes les sources des musiciens qui composent l’ensemble et qui sont tous originaires de cultures différentes. Et je l’ai invité à donner un concert et de prononcer le discours d’ouverture du symposium. Le dernier symposium a porté sur l’esprit multiple [multi-mindedness]. Cette idée je pense a été inventée par Evan Parker, et cela se réfère au problème de comment un grand groupe de musiciens s’organise de manière autonome pour jouer ensemble. Certains musiciens utilisent des méthodes d’autogestion, d’autres utilisent diverses formes de direction d’ensemble. Comme par exemple mon propre Offhandopera qui réunit beaucoup de gens pour créer un opéra sur le moment, avec l’utilisation modérée de la direction d’ensemble. Le symposium a donné lieu à de bons échanges d’information et le nouveau numéro de Improfil[1] (2019) sera consacré à ces questions.

Jean-Charles F.:

Une première réaction à ce que tu viens de dire pourrait être de se demander comment cette idée de transculturalisme est différente de la démarche de Debussy prenant pour modèle le gamelan indonésien pour l’intégrer dans certaines de ses pièces. Il y a par exemple beaucoup de compositeurs qui utilisent d’autres cultures du monde entier comme inspiration pour leurs propres créations. Parfois ils mélangent dans leurs pièces des musiciens traditionnels avec des musiciens de formation européenne classique. La question qu’on peut se poser devant ces tentatives sympathiques est celle du match retour : mettre les musiciens de la musique classique européenne à leur tour dans des situations d’inconfort en se confrontant aux pratiques et conceptions d’autres musiques traditionnelles. Il ne s’agit pas seulement de traiter d’une certaine façon le matériau musical de cultures particulières, mais de confronter les réalités de leurs pratiques respectives. À Lyon dans le cadre du Cefedem AuRA[2] que j’ai créé et dirigé pendant dix-sept ans, et où à partir de l’année 2000 nous avons développé un programme d’études regroupant des musiciens issus des musiques traditionnelles, des musiques actuelles amplifiées, du jazz et de la musique classique. L’idée principale a été de considérer chaque entité culturelle comme devant être reconnue dans l’intégralité de ses « murs » – nous avons souvent utilisé le terme de « maison » – et que leurs méthodes d’évaluation devaient correspondre à leurs modes de fonctionnement. Mais en même temps, les murs des genres musicaux devaient être reconnus par tous comme correspondant à des valeurs en tant que telles, à des nécessités indispensables à leur existence.

Reinhard G.:

Pour leur identité.

Jean-Charles F.:

Oui. Mais nous avons aussi organisé le cursus pour que tous les étudiants des quatre domaines soient aussi obligés de travailler ensemble sur des projets concrets. Il s’agissait d’éviter que comme dans beaucoup d’institution, les genres soient reconnus comme dignes d’être présents, mais séparés dans des disciplines qui ne communiquent que très rarement, et font encore moins d’activités ensemble. On a pas mal d’exemple où un professeur dit à ses élèves qu’il ne faut surtout pas aller voir ceux qui font d’autres types de musique.

Reinhard G.:

C’est typique de ce qui se passe dans l’enseignement secondaire.

Jean-Charles F.:

En fait, cela se passe aussi beaucoup dans le cadre de l’enseignement supérieur. La question se pose aussi de manière très problématique vis-à-vis de l’absence des minorités des quartiers populaires en France dans les conservatoires : les actions menées pour améliorer le recrutement peuvent être souvent considérées comme de nature néo-colonialiste, ou bien au contraire sont basées sur la préconception que seules les pratiques déjà existantes dans ces quartiers définissent de manière définitive les personnes qui y habitent. Comment faire tomber les murs ?

Reinhard G.:

Cela correspond assez bien à mes conceptions :

    1. Ma première idée a été de dire que la musique improvisée est une musique typiquement européenne – l’improvisation libre – il y a par exemple des différences de pratiques entre l’Angleterre et l’Allemagne. Les musiciens britanniques ont une autre manière de jouer. Mais pourtant il y a beaucoup de choses en communs entre les deux pays. Je me pose la question de savoir s’il s’agit d’un langage commun, je n’ai pas de théorie toute faite à ce sujet. Il y a d’une part les caractéristiques liées à un pays ou à un groupe de musiciens, mais d’autre part il y a beaucoup de possibilités de se rencontrer dans des formats ouverts comme par exemple lors du CEPI[3]  l’année dernière. Si je joue avec une personne en partageant le même espace je n’ai pas l’impression qu’il s’agit d’un musicien italien ou d’une musicienne italienne. Pourtant c’est bien une italienne ou un italien et il y a une tradition de l’improvisation spécifique à l’Italie.
    2. Mais l’idée qui m’est venu ensuite à l’esprit est celle de Peter Kowald – tu le connais ? – le contrebassiste de Wuppertal qui avait l’idée du village global. Son idée était d’essayer de voir s’il y avait un langage commun à la musique improvisée entre les cultures. Il a utilisé le terme de « Village global » pour l’improvisation et il a organisé des rencontres entre des musiciens de différentes origines. (Voir l’article de Christopher Irmer dans la présente édition : Christoph Irmer, Nous sommes tous étrangers à nous-mêmes).
    3. Et la troisième idée qui me motive concerne des choses que je trouve très importantes dans la situation politique actuelle : la rencontre entre différentes cultures dans le cadre de la recherche scientifique. Dans le livre de Franziska Schroeder Soundweaving : Writings on Improvisation[4]  il y a un article écrit par un musicien suédois, Henrik Frisk, sur un projet de recherche concernant un groupe musical qui a essayé de développer un ensemble avec deux musiciennes vietnamiennes et deux musiciens suédois. Il décrit dans son texte les difficultés qu’ils ont eues à surmonter : par exemple on ne peut se contenter de juste dire « OK, jouons ensemble » mais il faut aussi essayer de comprendre la culture de l’autre, c’est-à-dire l’étrangeté qui malgré tout existe. Ainsi ils constituent un bon exemple. Les musiciens suédois sont allés au Vietnam et les musiciennes vietnamiennes en Suède. Et ils ont essayé de se situer au milieu entre les deux cultures : ce qu’est la tradition de la musique vietnamienne, ce qui était permis ou non, et ainsi de suite… Ils se sont rencontrés, ils ont travaillé et joué ensemble. Et cela a constitué la base de mon idée d’organiser le prochain symposium de janvier avec des musiciens et des chercheurs, et j’ai trouvé Sandeep qui est je pense très conscient de ces questions : pour lui c’est un aspect important de son projet. Il m’a dit qu’il ne parle pas de transculturalisme, mais de trans-traditionalisme. Parce que, dit-il – c’est la même chose que ce que raconte Frisk – une culture a toujours une tradition et vous devez connaître cette tradition, votre culture ne peut pas être tout ce qui compte, mais la tradition est ce qui est le plus important. Et je suis très curieux de savoir ce qu’il va dire et de ce que le débat qui va suivre va nous apprendre.
Jean-Charles F.:

Et à l’Exploratorium, comment est abordée la question du public et des difficultés à y faire venir des groupes sociaux spécifiques ?

Reinhard G.:

Nous avons développé depuis un an un projet qui s’intitule « groupe musical interculturel » [Intercultural music pool]. Et il y a en Allemagne et en Europe des questions qui se posent aujourd’hui : celle des réfugiés, celle des frontières, celle de n’en faire entrer que quelques-uns et pas trop ; et en plus celle du terrorisme et de l’envahissement et de tout cela. Dans cette situation, en Allemagne, on va dans les deux directions : d’une part les décisions politiques officielles et d’autre part les initiatives locales qui tentent d’intégrer les émigrés. C’est ainsi que nous avons décidé de développer un projet d’intégration pour que des personnes provenant d’autres pays puissent jouer avec des musiciens installés depuis longtemps en Allemagne. Et il y a des exemples de chœurs qui existent à Berlin où les gens chantent ensemble. Matthias Schwabe[5] et moi avons accompagné ce projet du point de vue théorique, avec les papiers et autres démarches nécessaires. Ce projet est en place depuis un an mais aucun réfugié n’y participe. Dans cet ensemble, il y a deux musiciens qui viennent d’Espagne, mais ce n’est pas du tout ce qu’on espérait. Certains musiciens sont venus et ont dit que c’était possible de le faire avec l’improvisation ; l’improvisation constitue un lien pour rassembler les gens. Je ne sais pas comment nous allons continuer, mais c’est un fait : nous avons essayé de rendre ce projet public, mais ils ne sont pas venus. En conséquence je pense qu’il nous faut nous poser des questions étant donné cet échec concernant l’inter-culturalisme et le trans-culturalisme. Et pour moi la question est de savoir si l’improvisation est réellement le lien, le pont qui convient ? Par exemple, il est peut-être plus important pour moi d’apprendre un chant syrien que d’improviser avec une personne provenant de ce pays. Je vais demander au musicien qui conduit ce « groupe musical interculturel » de faire le bilan de ces expériences. Nous n’avons pas encore réalisé l’évaluation de cette action, mais il paraît important de le faire avant le symposium. Voici les questions qui se posent à nous : l’improvisation est-elle véritablement une activité qui implique un langage commun ? Non, je pense que ce n’est peut-être pas le cas.

 

2. Les pratiques d’improvisation entre les arts

Jean-Charles F.:

En bien, très souvent je me pose aussi cette question : pourquoi, si l’improvisation est libre, pourquoi le résultat sonore s’inscrit la plupart du temps dans ce qu’on caractérise comme la musique contemporaine du point de vue classique et européen ? Et une façon de penser cet état des choses de manière théorique consiste à dire que l’improvisation, historiquement, est apparue, au moment où le structuralisme dominait la musique des années 1950-60, comme une alternative. L’alternative a consisté à inverser simplement les termes : comme la musique structuraliste se présentait alors comme écrite sur une partition, et en plus l’était dans tous les moindres détails, alors on devait en inverser les termes et jouer en se passant complètement de toute notation. Et comme la musique structuraliste avait développé l’idée que chaque pièce de musique idéalement devait avoir son propre langage, alors il fallait absolument développer la notion de musique non-idiomatique, ce qui évidemment n’existe pas. Et comme toutes les partitions structuralistes étaient écrites pour des sonorités instrumentales bien définies dans des traités, alors toutes ces sonorités devraient idéalement être éliminées au profit d’une production instrumentale n’appartenant qu’à celui qui la créait. Vous pouvez continuer à inverser toutes les choses importantes de la culture structuraliste de l’époque. Mais à inverser tous les termes on risque de ne dépendre que de la culture de référence, et de ne rien changer fondamentalement. D’autre part, et c’est un paradoxe, ce que l’improvisation libre n’a pas manqué de conserver est particulièrement intéressant : ses productions artistiques sont restées « sur scène » devant un public. Hors de la scène la musique n’existe pas. Voilà un héritage de l’occident romantique dont il est difficile de se défaire. En conséquence on peut dire que l’improvisation libre a développé des stratégies pour prolonger la tradition de la culture savante européenne tout en prétendant qu’elle faisait exactement le contraire !

Reinhard G.:

Je pense qu’il est important de souligner qu’il ne s’agit pas seulement de considérer l’improvisation en tant que telle, mais aussi toutes les choses qui accompagnent l’improvisation. Je suis d’accord avec toi au sujet du romantisme, l’improvisation sur scène et l’idée de l’inspiration sur le moment, l’idée du génie, d’être en attente de moments géniaux. Pour moi, tout le monde de la musique improvisée parle de la qualité, bonne ou mauvaise, des improvisations et de l’inspiration du moment, l’esprit du moment en jazz, ce sont des choses importantes qui ne concernent pas seulement la pratique de l’improvisation. J’ai découvert par toi les ouvrages de Michel de Certeau et je lis beaucoup de choses sur le collectivisme et ses applications dans les prestations collectives et la théorie de la performance : cette théorie essaie de mener une réflexion sur la manière de montrer quelque chose, et il ne s’agit pas seulement de la musique sur la scène. Mais il est possible d’envisager des choses en dehors de la seule musique liée à la scène : on peut aller jouer hors de la salle de concert, et mélanger le public avec les musiciens et trouver de nouvelles formes de pratique de la danse et de la musique. J’aime assez bien cette idée de dire que l’improvisation n’est pas seulement liée aux choses géniales, mais est en réalité une chose commune ; c’est une façon de faire de la musique ; c’est élémentaire, on doit faire de la musique de cette façon. Je rencontre ainsi une personne et je produis des sons avec elle, et si une personne dit « OK, j’ai une chanson », alors chantons la ensemble, et si je ne connais pas cette chanson, on ne va jouer qu’une strophe, qu’une phrase ou quelque chose comme cela. Je pense aussi que le concept de qualité est aussi une idée occidentale, la perfection dans le jeu…

Jean-Charles F.:

L’excellence!

Reinhard G.:

Cessons de dire qu’il est nécessaire d’organiser des concerts, mais disons plutôt qu’il est nécessaire d’investir des lieux où il est possible de jouer, voilà ce qui m’intéresse. L’Exploratorium va un peu dans cette direction : on organise des scènes ouvertes où les gens peuvent jouer ensemble, et ainsi les gens sont invités à produire de la musique par eux-mêmes. Il ne s’agit pas de faire quelque chose que quelqu’un leur dicte de faire, mais c’est « faisons-le ensemble ». Je pense donc qu’il est nécessaire de penser l’improvisation non seulement en termes de ce qui constitue son noyau central, au cœur de la musique, peut être aussi non seulement en termes du noyau constitué par les interactions entre musiciens, mais aussi de penser l’improvisation au cœur des concerts et des situations Voilà qui me paraît intéressant. Par exemple, le jeu de « pétanque » organisé par Barre Phillips[6] : c’était un peu cette idée de mettre quelque chose en commun, non pas pour un public, mais pour nous-même. Et aujourd’hui, nous nous rencontrons avant de jouer ensemble dans un concert[7], et pas seulement le jour même au moment du concert.

Jean-Charles F.:

C’est vrai.

Reinhard G.:

Voici ce qui pourrait se passer : c’était mon idée de t’inviter à faire un concert, mais il serait très intéressant de faire une répétition avant le concert. J’aimerais le faire en plus de jouer lors du concert, et d’essayer des choses et de pouvoir en parler. Pour moi cette situation a la même importance que de faire des concerts. Cela va de pair avec l’idée d’aller et de venir, de trouver des choses, de se permettre de sortir de la cage, de sortir un petit peu de la cage de l’improvisation limitée aux choses musicales, d’aborder les questions d’idiomes, d’interactions, d’examiner d’autres aspects…

Jean-Charles F.:

Avec PaaLabRes, nous avons développé depuis deux ans un projet de rencontre des pratiques entre danse et musique au Ramdam[8] près de Lyon, notamment avec des membres de la Compagnie Maguy Marin. Ce projet était là aussi basé sur l’idée de rassembler deux cultures différentes et d’essayer plus ou moins de développer des matériaux en commun, les musiciens et musiciennes devant faire des mouvements corporels (en plus de leurs productions sonores), les danseuses et danseurs produire des sons (en plus de leur production dansée). L’improvisation était ici un moyen de nous rassembler sur des bases d’égalité. En effet ce que permet l’improvisation, c’est de mettre en responsabilité pleine et entière les participants vis-à-vis des autres membres du groupe et de garantir un fonctionnement démocratique. Cela ne voulait pas dire qu’il y avait absence de situations où une personne en particulier assumait pour un moment d’être le/la leader exclusif du groupe. À l’Exploratorium, qu’en est-il des interactions entre les domaines artistiques, est-ce que vous avez des actions qui vont dans ce sens ?

Reinhard G.:

Oui. Je suis aussi un artiste plasticien. Depuis un an j’ai un studio – à la campagne – qui me sert d’atelier : je crée dans une continuité ma musique et mes œuvres plastiques, et en octobre (2018), moi, un musicien et un poète, nous allons jouer un concert en interprétant mes tableaux. En ce qui concerne les autres formes artistiques, la question de l’improvisation n’est pas la chose la plus importante. Dans les arts plastiques, je pense qu’il n’y a pas de réflexion sur les questions d’improvisation.

Jean-Charles F.:

Dans notre projet avec la danse, à un certain moment l’année dernière, Christian Lhopital[9], un artiste peintre nous a rejoint. Si tu vas regarder la deuxième édition sur le site de PaaLabRes, la carte qui donne accès aux divers contenus est une reproduction d’une de ses peintures. Il est venu participer à une session de rencontre entre la danse et la musique. Tout d’abord il a hésité, il a dit : « Qu’est-ce que je vais faire ? » ; puis il a dit : « OK je vais venir le matin de 10 heures à midi et je vais observer ». La session a commencé comme à l’habitude par un échauffement qui dure près de deux heures, c’est une expérience assez fascinante, car l’échauffement est complètement dirigé au début par une personne de la danse qui petit à petit organise des interactions très riches entre tous les participants et cela se termine dans une situation très proche de l’improvisation en tant que telle. On commence par des exercices d’étirements très précis, puis des actions dirigées en duo, en trio ou en quatuor, et petit à petit en continuité cela devient de plus en plus libre. Eh bien, après quelques minutes, Christian est venu se joindre au groupe, parce que dans le cadre d’un échauffement personne n’a peur d’être ridicule, car l’enjeu n’est pas de produire quelque chose d’original. Et puis à la suite de cela il est resté parmi nous tout le week-end et a participé aux improvisations avec ses propres moyens dans son domaine artistique.

Reinhard G.:

C’est quelque chose de très important. Par exemple, si on se dit ou pense : « lorsque je fais de la musique je dois être complètement présent, concentré, et prêt à jouer », alors la musique ne se matérialise pas forcément dans l’action. Si on se dit : « OK je vais essayer ceci ou cela » [il joue avec des objets se trouvant sur la table, les verres, crayons, etc.] et cela produit des sons qui je pense peuvent prétendre être de la musique, de penser que la musique ne fonctionne que quand elle est enregistrée, ou quand elle ne se fait que sur une scène, ou si on l’écoute dans des enregistrements parfaitement réalisés. Cela peut devenir une façon complètement différente de pratiquer la musique. Dans la musique occidentale, je pense, historiquement au 17/18e siècles les musiciens étaient à la fois des compositeurs et des musiciens praticiens (aussi improvisateurs) ; c’était une culture de la mise en commun de la pratique musicale ; il y avait Karl-Philip Emmanuel Bach et l’idée de la Fantaisie et de se rencontrer pour jouer dès l’aube, avec l’expression de sentiments et avec des larmes, et c’était pour eux des évènements très importants. Plus tard, je pense, on a développé l’idée qu’il fallait apprendre à jouer les instruments avant de pouvoir produire véritablement de la musique.

Jean-Charles F.:

Spécialisation.

Reinhard G.:

Oui, la spécialisation.

Jean-Charles F.:

Et pour continuer cette histoire, Christian Lhopital a participé au processus d’improvisation en utilisant la scène comme si c’était un canevas pour dessiner en utilisant des papiers découpés et en dessinant des choses dessus au fur et à mesure du déroulement des improvisations.

Reinhard G.:

Je voudrais bien voir ça, où puis-je trouver ces informations ?

Jean-Charles F.:

Pour l’instant ce n’est pas disponible, cela pourrait peut-être le devenir.

Reinhard G.:

OK.

Jean-Charles F.:

Tu as dit tout à l’heure que les plasticiens ne parlaient pas beaucoup d’improvisation.

Reinhard G.:

C’est peut-être un préjugé de ma part.

Jean-Charles F.:

C’est assez vrai pourtant, Christian, l’artiste à Lyon n’en avait jamais fait. Nous avons rencontré le trompettiste américain Rob Mazurek[10], qui est un improvisateur mais aussi un artiste plasticien. Il produit des tableaux en trois dimensions qui lui servent de partitions musicales. La relation entre les pratiques musicales et la production d’art plastique n’est pas évidente.

Reinhard G.:

Oui. La question est plutôt d’entrer en transe par différents moyens d’expression, et je pense qu’avec la musique et la danse les choses sont plus évidentes parce que cela s’inscrit en continuité dans le temps et que l’on peut trouver des combinaisons dans les diverses manières de faire évoluer le corps et de produire des sons sur les instruments. Mais prenons par exemple la littérature, l’improvisation de la littérature. Ce serait quelque chose de très intéressant à réaliser.

Jean-Charles F.:

Il y a la poésie improvisée, le slam.

Reinhard G.:

Le slam, OK.

Jean-Charles F.:

Le slam est souvent improvisé. Et il y a des formes poétiques traditionnelles improvisées. Par exemple Denis Laborde a écrit un livre[11] sur les pratiques de poésie improvisée au Pays Basque dans des logiques de compétition – comme dans le sport – en improvisant des chants selon la tradition et des règles très précises : le public décide qui est le meilleur chanteur. Il y a des traditions où la littérature est orale est se renouvelle continuellement d’une certaine manière.

Reinhard G.:

Il y a des chanteurs qui inventent leur texte pendant l’improvisation.

Jean-Charles F.:

Mais ma question portait sur ce que faisait dans ce domaine un centre comme l’Exploratorium. Est-ce qu’il y a des expériences qui ont été réalisées ?

Reinhard G.:

Oui. Un des ateliers se consacre à cet aspect des choses, mais il n’est pas mis au centre de notre programme.

Jean-Charles F.:

De quoi s’agit-il ?

Reinhard G.:

C’est une artiste plasticienne qui fait des tableaux – je n’ai pas assisté à cet atelier, je ne peux pas dire exactement ce qu’elle fait – mais elle donne des matériaux aux participants, elle leur donne des couleurs et d’autres choses, et elle les laisse développer leurs propres manières de dessiner ou de peindre. Elle a conduit cet atelier en public pendant notre festival de printemps.

Jean-Charles F.:

Mais elle fait cela avec de la musique ?

Reinhard G.:

Non. Elle ne le fait pas. Je ne sais vraiment pas pourquoi. Peut-être parce que c’est un peu notre façon de procéder ici, qui consiste à dire en quelque sorte : « chacun fait à son idée ». Ah ! Quand nous aurons déménagé dans nos nouveaux locaux, nous pourrons être plus ouvert à des collaborations.

Jean-Charles F.:

Et vous avez aussi de la danse ici ?

Reinhard G.:

Oui nous avons de la danse.

Jean-Charles F.:

Quelles sont les relations avec la musique ?

Reinhard G.:

C’est plutôt dans le domaine des rencontres sur scène. Il y a trois ou quatre danseurs ou danseuses qui viennent avec des musiciennes (musiciens) pour des performances en public, et il y a des scènes ouvertes avec de la musique et des mouvements, et jeudi dernier nous avons eu ici la « Fête de la musique ». Les performances qui sont données ici regroupent souvent danse et musique.

Jean-Charles F.:

Mais il ne s’agit que de rencontres informelles ?

Reinhard G.:

Oui. Informelles. Anna Barth[12], qui est une de mes collègues et travaille à la bibliothèque avec moi, c’est une danseuse Butoh. Elle a beaucoup travaillé avec Matthias Schwabe dans cette façon très lente et concentrée de se mouvoir, et ils ont fait des performances ensemble. Mais cela ne fait pas partie de nos préoccupations majeures. Notre action se préoccupe de l’improvisation dans tous les arts, mais à 90% il s’agit surtout de la musique. Il y a un peu d’improvisation théâtrale mais seulement un tout petit peu. L’Exploratorium se focalise surtout sur l’improvisation musicale.

 

3. Pédagogie de l’improvisation, idiomes, timbre

Jean-Charles F.:

Y-a-t-il d’autres sujets dont tu voudrais nous faire part ?

Reinhard G.:

Oui. Il y a une question que je me pose qui n’a rien à voir avec le multiculturalisme. Je travaille à Vienne à l’Université de Musique et d’Arts Vivants avec des musiciens (musiciennes) classiques sur l’improvisation. Ce sont des étudiants de l’Institut de musique de chambre. Je n’ai eu que deux ateliers avec elles (eux). Je ne leur donne qu’un minimum d’instructions. Par exemple : « Jouez en trio » et après je les laisse jouer, c’est de cette manière que je commence l’atelier. Et pendant cette première improvisation, il y a beaucoup de choses qu’ils sont capables de jouer, et ils le font, ils n’ont pas de problèmes comme de se dire « OK ! Je n’ai pas d’idées et je ne veux pas jouer ». Elles jouent et je les invite à le faire. Et elles utilisent tout ce qu’elles ont appris à bien faire après quinze années d’études. Mon idée est que je n’enseigne pas l’improvisation, mais j’essaie de les laisser s’exprimer à travers la musique qu’ils connaissent et qu’ils sont capables de jouer, et cela implique qu’ils ont les ressources pour improviser, pour faire de la musique pas seulement par la reproduction. Elles peuvent être à m’même aussi d’inventer de la musique. Et pour elles, c’est une surprise que cela fonctionne si bien. Ils sont présents, concentrés et ils ont vraiment une bonne technique instrumentale et ce qu’ils font sonne de manière très intéressante. Le sentiment exprimé par tous est que « ça marche ! ». Alors je réfléchis sur une théorie de l’improvisation qui n’est pas basée sur la technique, mais sur quelque chose comme la mémoire, mémoire de toutes les choses que vous avez dans votre esprit, dans votre cerveau, dans votre corps, et avec tout cela vous n’avez qu’à leur permettre de jouer ce qu’elles veulent. Et je pense que si nous vivions dans une culture dans laquelle il y aurait de manière plus importante cette idée de jouer et d’écouter et dans laquelle les musiciennes classiques auraient le droit d’improviser plus souvent et de s’améliorer dans le jeu improvisé, on pourrait développer une culture commune de l’improvisation. C’est ce que j’ai fait pendant les cinq ou six ans passés et j’ai de nombreux enregistrements avec de la musique très étonnante. Ce que je veux discuter avec toi c’est au sujet de ces ressources. Quelles sont les ressources de l’improvisation ? Qu’est-ce que c’est pour toi l’improvisation ? Je pense qu’il serait intéressant de mieux cerner ce que serait une idée commune de l’improvisation.

Jean-Charles F.:

Oui. C’est une question très compliquée. Historiquement, dans mon propre parcours, j’étais très intéressé dans les années 1960 par l’idée de l’instrumentiste créateur. Le modèle à ce moment-là déjà était Vinko Globokar et j’avais alors la conviction que trente ans plus tard il n’y aurait plus de compositeurs en tant que tels, spécialisés, mais plutôt des sortes de musiciens au sens large du terme. Mais curieusement à ce moment-là je ne croyais pas que l’improvisation – surtout l’improvisation libre – était la voie à adopter. Dans le groupe qui évoluait au Centre Américain du boulevard Raspail à Paris avec le compositeur, pianiste et chef d’orchestre australien Keith Humble[13], nous pensions plus en termes de faire de la musique qui n’appartenait à personne, la « musique non-propriétaire ». On pensait par exemple que le Klavierstücke X de Stockhausen – seulement des clusters – était grandiose, sauf que les clusters ne peuvent pas n’appartenir qu’à Stockhausen. Le concept de cette pièce, « jouer tous les clusters possibles sur un piano dans un très grand nombre de combinaisons » pouvait très bien être réalisé sans faire référence au détail de la partition. C’est ainsi que nous organisions des concerts à partir de collages de concepts contenus dans des partitions, mais sans jouer spécifiquement ces partitions.

Reinhard G.:

Je peux comprendre cela, car pour moi aussi le terme de collage est une chose très importante.

Jean-Charles F.:

J’ai quitté Paris pour l’Australie en 1969, puis San Diego en Californie en 1972. Une des raisons de cette expatriation avait été l’expérience, à Paris, de jouer dans de nombreux ensembles de musique contemporaine avec la plupart du temps trois ou quatre répétitions avant chaque concert avec des musiciens très compétents dans la lecture à vue des partitions. On avait l’impression de jouer toujours la même musique d’un ensemble à un autre. Les interprètes pouvaient réaliser les notes écrites très rapidement, mais au prix d’un timbre standardisé. On avait l’impression d’être en présence des mêmes sonorités, pour moi, les timbres étaient d’une grisaille désespérante. Au Centre Américain, au contraire, sans la présence du moindre budget – ce n’était donc pas une situation « professionnelle » – on faisait de la musique avec autant de répétitions nécessaires au développement des sonorités. Il s’agissait d’une situation alternative d’un très grand intérêt. Et c’est exactement ce que pouvait offrir aux États-Unis une université tournée vers la recherche dans laquelle il fallait passer au moins la moitié de son temps à conduire des projets de recherche. Il y avait beaucoup de temps à disposition pour faire des choses de votre propre choix. Et une fois de plus certains compositeurs dans cette situation voulaient recréer les conditions de la vie professionnelle des grandes villes européennes autour d’un ensemble de musique contemporaine : jouer très bien les notes le plus vite possible sans se préoccuper de la réalité du timbre. C’est ainsi qu’avec le tromboniste John Silber nous avons décidé de commencer un projet intitulé « KIVA »[14], que nous n’avons pas voulu appeler « improvisation », mais plutôt « musique non écrite ». Et ainsi, comme je l’ai décrit ci-dessus, nous avons purement et simplement inversé les termes du modèle de l’ensemble contemporain : d’une manière négative, notre méthode unique a été de nous interdire de jouer des figures, des mélodies, des rythmes identifiables, et dans des modes habituels de communication. Il s’agissait plutôt de jouer ensemble, mais dans des discours parallèles superposés sans volonté de les rendre compatibles. On se réunissait trois fois par semaine pour jouer une heure et demie et ensuite écouter sans faire de commentaires l’enregistrement de ce qui venait de se passer. Au début les choses étaient très chaotiques, mais après deux années de ce processus nous avions développé un langage commun de timbres, une sorte de vie en commun dans la même maison au cours de laquelle se développent de petites routines sous forme de rituels.

Reinhard G.:

Et quelles étaient les sources de ce langage, d’où cela venait-il ?

Jean-Charles F.:

C’était simplement le jeu trois fois par semaine et l’écoute de ce jeu et l’absence de communication ou de discussions susceptibles d’influencer le jeu de manière positive.

Reinhard G.:

Ah ! Il n’y avait pas de discussion entre vous ?

Jean-Charles F.:

Bien sûr nous parlions, mais nous pensions que la discussion ne devait pas influencer notre manière de jouer. Mais ce processus – et aujourd’hui cela ne paraît plus possible à réaliser – était très lent, très chaotique, et à partir d’un certain moment un langage a émergé que personne d’autre ne pouvait vraiment comprendre.

Reinhard G.:

… Seulement vous-mêmes !

Jean-Charles F.:

Oui. Les compositeurs en particulier n’y comprenaient rien car c’était une alternative dérangeante…

Reinhard G.:

Mais ce n’était pas une musique traditionnelle, mais la musique que vous aviez développée… Est-ce que c’était l’expérience de la musique contemporaine qui vous a donné le vocabulaire de départ ?

Jean-Charles F.:

Oui bien sûr, c’était notre base commune. L’inversion négative des paramètres comme je l’ai noté ci-dessus ne change pas fondamentalement les conditions d’élaboration du matériau, donc la référence restait tout de même la grande somme des pratiques contemporaines depuis les années 1950. Mais en même temps, comme Michel de Certeau l’avait noté à l’époque lorsqu’il était présent sur le campus de San Diego, il y avait un rapport entre nos pratiques et les processus utilisés par les mystiques du 17e siècle. Il s’agissait pour les mystiques de trouver dans leurs pratiques le moyen de se détacher de leur tradition et de leurs techniques. C’est exactement le contraire de ce que tu as décrit, c’est un processus dans lequel le corps a emmagasiné un nombres incroyable de clichés, et les bons instrumentistes ne pensent jamais à leurs gestes quand ils jouent parce qu’ils sont devenus automatiques. C’est ce que nous avons tenté de faire évoluer vers l’oubli. Tu as mentionné l’idée de mémoire.

Reinhard G.:

Oui, la mémoire.

Jean-Charles F.:

C’était exactement une autre idée, de tenter d’oublier tout ce qu’on avait appris pour pouvoir réapprendre quelque chose d’autre. Bien sûr, ce n’est pas exactement comme cela que cela s’est passé, il s’agit d’une mythologie que nous avons développée. Mais cela reste pour moi un processus fondamental. La peur des musiciens classique c’est de perdre leur technique, et bien sûr quoi qu’il arrive ils ne la perdront jamais. Dans ce processus, je n’ai jamais perdu mes capacités à jouer de manière classique, mais elles ont été beaucoup enrichies. L’importance de ce processus, c’est que par un voyage dans des contrées inconnues, on peut revenir chez soi et avoir une autre conception de sa technique.

Reinhard G.:

C’est une combinaison de choses nouvelles et d’anciennes ?

Jean-Charles F.:

Oui. Ainsi il est possible de travailler avec des musiciens classiques dans des situations dans lesquelles ils doivent laisser leur technique de côté. Et dans le cas de John Silber par exemple – il avait emprunté cette idée à Globokar, et Ornette Coleman avait fait le même type d’expérience[15] – parce que nos périodes de jeu duraient très longtemps sans interruptions, il se fatiguait lorsqu’il ne jouait que du trombone. Donc il avait décidé de jouer aussi sur un autre instrument et il avait choisi le violon, dont il n’avait jamais abordé l’étude. Il a dû réinventer complètement par lui-même une technique très personnelle de jouer de cet instrument et il a été capable de produire des sonorités que personne n’avait produites jusqu’alors.

Reinhard G.:

Mais le processus par lequel passe ces musiciens classiques avec lesquels je travaille me paraît différent : c’est un peu une autre façon d’envisager le jeu instrumental. Si je leur dis « jouez ! », ils n’essaient pas vraiment de jouer de nouvelles choses, mais ils recombinent…

Jean-Charles F.:

Oui, ce qu’ils connaissent.

Reinhard G.:

Elles recombinent ce qu’elles connaissent. Mais parce qu’elles sont en situation de jouer en ensemble, elles ne peuvent pas en avoir le contrôle. Il y a toujours quelqu’un qui vient croiser ce qu’ils font. S’ils ont des attentes, il y a toujours quelqu’un qui vient les perturber, et il faut alors trouver de nouvelles voies. Et ce qui est intéressant, c’est qu’elles sont capables de suivre ces croisements sans s’irriter et dire « non, je ne peux pas … ». Il s’agit d’un phénomène dans lequel, lors de nombreux ateliers, les participants disent d’abord « je ne peux pas » et dès qu’ils se lancent – un peu comme le peintre que tu as mentionné – ça fonctionne. Et la question que je me pose est : est-ce un problème musical ou est-ce un problème lié à la situation ? Ma théorie est qu’il y a soudainement un espace et quelqu’un leur permet de faire quelque chose et elles le font. Et c’est intéressant de noter qu’elles ne le font jamais toute seule de leur propre initiative. Ils viennent me voir et ils jouent, puis ils vont à l’extérieur et ils ne le font plus jamais. Il faut qu’il y ait la présence d’un groupe et d’un espace dédié à cette activité. Il y a un musicien qui est venu avec son quatuor à cordes et ils ont essayé d’improviser. Plus tard il m’a dit qu’ils ont joué en bis une improvisation lors d’un concert ; mais ils n’ont pas annoncé que c’était une improvisation mais que c’était écrit par un compositeur chinois ; et il a dit que le public a vraiment beaucoup aimé ce bis, et il a vraiment été étonné que cela puisse se passer ainsi. Pour moi le problème m’a paru clair, parce que s’ils avaient annoncé qu’ils jouaient leur propre musique, il y aurait eu des gens qui n’auraient pas voulu l’écouter. Si vous jouez du Mozart, c’est que vous jouez quelque chose de sérieux, qu’il y a un effort à faire, et ainsi de suite. Donc l’improvisation est plus centrée sur la personnalité de celui ou celle qui la réalise, et vous prenez du plaisir à le faire, c’est cela qui est intéressant.

Jean-Charles F.:

On dit – je ne sais pas si c’est vraiment le cas – que Beethoven jouant du piano en concert improvisait la moitié du temps et que le public préférait de beaucoup ses improvisations plutôt que ses compositions.

Reinhard G.:

C’est un fait intéressant en effet.

Jean-Charles F.:

Est-ce que c’était ainsi parce que les improvisations étaient plus simples structurellement ?

Reinhard G.:

Maintenant nous sommes en présence de deux voies possibles. La première nous conduit vers un champ ouvert dans lequel on se dit : « je ne veux pas faire ce que d’autres ont déjà fait ou sont en train de faire ». Et d’autre part la deuxième consiste à dire : « je vais faire une improvisation qui ne sera pas – comment tu l’appelles ?…

Jean-Charles F.:

… Un effacement, un oubli.

Reinhard G.:

… un effacement complet. Il s’agit là de « penser vos manières de procéder d’une façon nouvelle » plutôt que d’envisager un contenu musical nouveau ; et ainsi il ne s’agit pas d’une posture très d’avant-garde. Oui, on produit de la musique un peu polytonale, avec des poly-rythmes, et des harmonies un peu fausses, un peu comme du Chostakovitch, etc. Mais pour moi la chose importante c’est de ne pas dire : « nous allons créer une nouvelle musique », mais que les étudiants puissent envisager la séance de travail comme des improvisateurs. Ce qu’ils sont capables de faire dans cette situation et les capacités qu’elles peuvent développer vont leur servir à explorer les choses par elles-mêmes : « ce n’est pas quelque chose d’original qui va me définir, je ne suis qu’un tout petit peu ouvert à la nouveauté, mais j’aime la musique qu’on produit ensemble, je trouve qu’elle me touche complètement. » Cela se passe de manière très directe parce qu’ils jouent en tant que personnes et non pas comme quelqu’un à qui je dirais « s’il te plaît, joue moi maintenant de la mesure 10 à la mesure 12, de manière ouahhhhh [chuchotement bruité], tu sais comment il faut faire ». Mais s’ils décident de le faire par eux-mêmes et c’est complètement différent.

Jean-Charles F.:

Oui, mais pour moi la question essentielle c’est le timbre, les qualités du son. Parce qu’il y a une équation entre la musique structurelle et les autres : plus l’accent est mis sur la complexité d’une grammaire établie, moins est intéressante la matière sonore et plus l’accent est mis sur la qualité complexe du timbre et moins l’intérêt se porte sur la complexité des structures syntaxiques. Si l’on considère la musique classique européenne des 19e et 20e siècles, il y a un long processus dans lequel le jeu instrumental devient de plus en plus standardisé, et le modèle instrumental dominant de cette période est le piano. Et donc l’enjeu est de créer beaucoup de musiques différentes, mais du point de vue de ce qui est représenté par le système de notation, les notes et leurs durées, qu’on peut aisément réaliser sur l’équivalence des touches du clavier. Il s’agit de manipuler ce qui est standardisé dans le système de notation, de construction d’instruments et de techniques de production sonore, de manière non-standardisée et différenciée d’une œuvre à une autre. L’approche structurelle dans ce cas-là devient très utile[16]. Et évidemment on fait énormément d’expérimentation dans ce cadre avec le pillage des musiques traditionnelles en les transformant en notes : bien sûr dans cette démarche on perd 99% des valeurs sur lesquelles fonctionnent ces musiques. L’équation est compliquée parce que à partir du moment où apparaissent les musiques concrètes et électroniques, on a une branche culturelle différente qui se met en place, une conception des sons qui est différente. Et avec les musiques populaires comme le rock, la combinaison de notes n’a aucun intérêt, car trop simpliste tendant à être basée sur peu d’accords, ce qui fait que cette musique est plus accessible. Mais ce qui compte c’est le son du groupe, qui est éminemment complexe. Les musiciens de ces musiques passent un temps considérable à élaborer en groupe une sonorité qui va constituer leur identité, à réinventer leur jeu instrumental à partir de ce qu’ils identifient dans les enregistrements du passé pour s’en démarquer. Suivant ce modèle beaucoup de situations peuvent être envisagées dans les ateliers d’improvisation qui mettent les musiciennes dans des processus où elles doivent imiter ce qui est vraiment impossible à imiter chez les autres, situations difficiles, surtout pour des musiciennes qui sont tellement efficaces dans la lecture de notes. Que se passe-t-il lorsqu’un (une) clarinettiste joue un certain son et maintenant avec votre propre instrument, un piano par exemple, on doit imiter de la manière la plus exacte la sonorité qu’il produit ?

Reinhard G.:

C’est une question de timbre.

Jean-Charles F.:

Oui. Le monde de l’électronique crée un univers de résonances. C’est vrai même si l’on n’utilise pas des moyens électroniques. Mais en même temps, tu as complètement raison de penser que la tradition du jeu à partir des notes écrites sur la partition reste encore un facteur très important des pratiques musicales dans notre société.

Reinhard G.:

Dans la société occidentale.

Jean-Charles F.:

On peut encore faire beaucoup de bonnes choses dans ce contexte.

Reinhard G.:

Il y a une mémoire, un réservoir et des archives. Je pense – et cela me surprend beaucoup, mais c’est exactement comme cela que je vois les choses – je pense que l’improvisation ne fonctionne pas avec des notes, et se détermine en fonction de timbres. J’appelle cela musicaliser le son. Avec le musicien classique, on a une note, et ensuite il est nécessaire de la musicaliser, il faut la décoder.

Jean-Charles F.:

L’inscrire dans un contexte de réalité.

Reinhard G.:

Exactement ! L’inscrire dans un contexte, l’amener à sonner. Et lorsqu’on transforme le signe en son, en tant que musicienne classique on est en présence de beaucoup de fusion du signe au son, en utilisant tout ce qu’on a appris et tout ce qui constitue la technique. La technique vous permet de réaliser des variations de dynamiques, d’articulations et de pleins autres éléments. C’est la manière par laquelle elles et ils ont vraiment appris à jouer. Et maintenant je vais enlever les notes et leur demander de continuer à faire de la musique. Et c’est ainsi que je commence souvent mes ateliers en leur demandant de ne jouer que sur une seule hauteur de note. Les sept ou huit personnes qui participaient la semaine dernière à mon atelier à Vienne, ont réalisé une improvisation sur une seule hauteur avec la tâche de faire des choses intéressantes avec cette hauteur. Et c’est intéressant parce qu’il y a tant de nuances à leur disposition, et cela sonne vraiment très, très, bien. Et pour moi c’est la porte qui s’ouvre vers l’improvisation, ne pas se précipiter sur beaucoup de hauteurs, mais de commencer toujours par des choses qui se basent sur les qualités sonores. Si l’on se penche sur l’histoire de la musique, je pense que les humains qui vivaient il y a quarante mille ans n’avaient pas de langage, mais ils avaient des sons [il se met à chanter].

Jean-Charles F.:

Comment le sais-tu ?

Reinhard G.:

J’ai un enregistrement [rire] ! Et j’ai fait avec mes étudiants l’expérience suivante : faites un dialogue parlé sans utiliser de mots [il donne un exemple avec sa voix], ça marche. Ils ne peuvent pas te dire quelque chose de précis, mais l’idée émotionnelle est présente. Je pense que tu seras d’accord que le timbre de la voix parlée est vraiment une chose très importante comme l’a noté Roland Barthes dans Le Grain de la voix[17]. Je suis d’accord avec lui. J’essaie d’amener ces musiciens classiques à improviser un peu dans leur tradition, donc ils ne créent pas de nouvelles choses, afin de découvrir leur instrument, mais à l’intérieur de leur tradition.

Jean-Charles F.:

Du point de vue de leurs représentations.

Reinhard G.:

Oui exactement, et ce qui est issu dans cet atelier est très intéressant.

Jean-Charles F.:

C’est une manière très pédagogique de mener les choses, sinon les participants sont perdus.

Reinhard G.:

Oui. L’ancien directeur du département de musique de chambre à l’Université de musique et d’arts de la scène à Vienne aime l’improvisation. Je pense que ce qu’il aime dans l’improvisation c’est que les étudiants apprennent à se mettre en contact entre eux et en contact avec la question de la production du timbre. Pour la musique de chambre, ce sont des choses très importantes. Je ne suis pas moi-même un instrumentiste parfait parce que je ne passe pas des milliers d’heures en répétitions, mais je pense que je peux travailler avec cela dans mon esprit, je peux vraiment trouver de nombreux artistes qui travaillent dans la musique sur partitions qui sont intéressants, c’est vraiment très riche.

Jean-Charles F.:

Dans un quatuor à cordes, il faut que les quatre musiciens travaillent des heures sur ce qu’on appelle l’accord des instruments, ce qui est en fait une façon de créer une sonorité de groupe.

Reinhard G.:

C’est ce que je fais avec l’improvisation, je fonctionne d’une façon très proche de cette tradition. Les tâches sont souvent orientées vers l’intonation entre musiciennes ou musiciens, mais il ne s’agit pas d’aller seulement du coup d’archet dans la direction du coup d’archet parfait, mais aussi en direction de la musique. Eh bien, j’ai été très content de cet entretien qui pourra nourrir mes écrits. Je voudrais écrire un livre sur l’improvisation réalisée avec des musiciens classiques, mais je n’en ai pas le temps, tu sais comment va la vie…

Jean-Charles F.:

Il faut être retraité pour pouvoir avoir le temps de faire les choses ! Merci d’avoir pris ce temps pour parler.

 


1. Improfil est une publication périodique allemande [connectée à l’Exploratorium Berlin] centrée sur la théorie et la pratique de l’improvisation et qui fonctionne en tant que plateforme d’échanges professionnels entre artistes, enseignants et thérapeutes, pour qui le l’improvisation est un des aspects importants de leurs activités. Voir https://exploratorium-berlin.de/en/home-2/

2. Le Cefedem AuRA [Centre de Formation des Enseignants de la Musique Auvergne-Rhône-Alpes] a été créé en 1990 par le Ministère de la Culture pour la formation des enseignants des écoles de musique et conservatoires. C’est un centre de ressources professionnelles et d’enseignement supérieur artistique de la musique.Le centre mène des recherches sur la pédagogie de la musique et publie un périodique, Enseigner la Musique. Voir https://www.cefedem-aura.org

3. CEPI, Centre Européen pour l’Improvisation : ”Pour moi, le CEPI est le point de rencontre entre des musiciens improvisateurs, avec d’autres praticiens de tous les domaines artistiques, des chercheurs, des penseurs, tous ceux et celles dont l’activité ou la curiosité est tournée vers de nouvelles formes et méthodes pour faire les choses. Les rencontres portent sur l’échange d’idées et d’expériences, et aussi sur la participation collective à un processus créatif, en bref, il s’agit d’improviser ensemble. » Barre Phillips, 2020. Voir http://european.improvisation.center/home/about

4. Franziska Schroeder, Soundweaving : Writings on Improvisation, Cambridge, England : Cambridge Scholar Publishing. Voir la traduction française de Henrik Frisk, “Improvisation and the Self: to listen to the other”, dans la présente édition de paalabres.org. : Henrik Frisk, L’improvisation et le moi.

5. Matthias Schwabe est le fondateur et le directeur de l’Exploratorium Berlin.

6. Pendant les rencontres du CEPI à Puget-Ville (en 2018 en particulier), Barre Phillips a proposé un jeu de pétanque dans lequel chaque équipe était composé de deux lanceurs de boules et de deux personnes improvisant en même temps.

7. La rencontre a eu lieu un jour avant [juillet 2018] un concert de musiques improvisées à l’Exploratorium Berlin avec Jean-Charles François, Reinhard Gagel, Simon Rose et Christopher Williams.

8. RAMDAM, UN CENTRE D’ART [à Sainte-Foy-lès-Lyon] est un lieu de travail, c’est un lieu flexible, ouvert à une multiplicité d’usages, dont les espaces sont modulables et transformables en fonction des besoins et des contraintes des projets accueillis. Ramdam est le lieu de résidence de la Compagnie Maguy Marin. Voir https://ramdamcda.org/information/ramdam-un-centre-d-art

9. Christian Lhopital est un artiste contemporain français né en 1953 à Lyon. Il pratique essentiellement le dessin et la sculpture. Présenté à la 11e biennale d’art contemporain de Lyon, Une terrible beauté est née, par Victoria Noorthoorn, il a exposé sous forme de cabinet de dessins un ensemble de 59 dessins d’époques différentes, de 2002 à 2011. En juin 2014, les Éditions Analogues à Arles ont édité le livre Ces rires et ces bruits bizarres, avec un texte de Marie de Brugerolle, illustré de photos de dessins muraux à la poudre de graphite, de sculptures et de dessins miniatures, de la série « Fixe face silence ». https://fr.wikipedia.org/wiki/Christian_Lhopital

10. Rob Mazurek est un artiste/abstractiviste multidisciplinaire, qui met l’accent sur la composition électroacoustique, l’improvisation, la performance, la peinture, la sculpture, la vidéo, le film, et les installations. Il a passé la majeure partie de sa vie créative à Chicago et ensuite au Brésil. Il vit actuellement à Marfa, au Texas avec son épouse Britt Mazurek. Voir le lieu-dit « Constellation Scores » dans la seconde édition de ce site (paalabres.org) : Accès à Constellation Scores. Voir https://www.robmazurek.com/about

11. Denis Laborde, La Mémoire et l’Instant. Les improvisations chantées du bertsulari basque, Bayonne, Saint-Sébastien, Ed. Elkar, 2005.

12. Anna Barth est une danseuse indépendante, chorégraphe et directrice artistique du DanceArt Laboratory Berlin. Elle a étudié la danse moderne, l’improvisation et la composition au “Alwin Nikolais and Murray Louis Dance Lab” à New York et la danse Butoh pendant plusieurs années avec le célèbre co-fondateur et maître de la danse Butoh, Kazuo Ohno et avec son fils Yoshito Ohno au Japon. https://www.annabarth.de/en/bio.html

13. Keith Humble était un compositeur australien (1927-1995), chef d’orchestre et pianiste qui considérait ces trois activités en continuité dans une pratique ressemblant aux fonctions de musicien avant l’avènement du compositeur professionnel aux 19e et 20e siècles. Pendant les années 1950 et 1960, il a vécu en France. Il a été l’assistant de René Leibowitz et en 1959, à l’American Centre for Students and Artists à Paris, il a fondé le ‘Centre de Musique, un « atelier d’interprétation et de création » centré sur la présentation et le débat autour de la musique contemporaine. C’est dans ce contexte que Jean-Charles François l’a rencontré et à continuer travailler avec lui jusqu’en 1995. Voir http://adb.anu.edu.au/biography/humble-leslie-keith-30063

14. KIVA, 2 CD, Pogus Produce, New York. Recordings 1985-1991, avec Jean-Charles François, percussion, Keith Humble, piano, Eric Lyon, manipulations vocoder par ordinateur, Mary Oliver, violon et alto, John Silber, trombone.

15. Voir Henrik Frisk article, op. cit. dans la présente édition. Henrik Frisk, L’improvisation et le moi.

16. Voir Jean-Charles François, Percussion et musique contemporaine, chapter 2, « Contrôle direct ou indirect de la qualité des sons », Paris : Editions Klincksieck, 1991.

17. Roland Barthes, « Le grain de la voix », Musique enjeu 9 (1972).

Lisières

Access to the English translation: Edges – Fringes – Margins

 


 

Lisières – Collage

 

Le 26 avril 2019 a eu lieu à Lyon une rencontre entre le compositeur et improvisateur György Kurtag (en visite de Bordeaux), Yves Favier, alors directeur technique à l’ENSATT à Lyon, et les membres du collectif PaaLabRes, Jean-Charles François, Gilles Laval et Nicolas Sidoroff. Le format de cette rencontre a été d’alterner des moments d’improvisation musicale avec des discussions concernant le parcours des différents participants.

À la suite de cette rencontre, nous avons décidé de développer une sorte de « cadavre exquis » autour du concept de « lisières », chacun des participants écrivant des textes plus ou moins fragmentés en réaction aux écrits qui s’accumulaient petit à petit. En outre les cinq personnes avaient aussi le droit de proposer des citations d’auteurs divers en liaison avec cette idée de lisières. C’est ce processus qui a donné lieu dans le Grand Collage (la rivière) de cette édition « Faire tomber les murs » à 10 collages (L.1 – L.10) de ces textes accompagnés de musiques, de voix enregistrées et d’images, avec en particulier des extraits de l’enregistrement de nos improvisations réalisées lors la rencontre du 26 avril 2019. Voici ci-dessous l’intégralité des textes.
 


Accès aux extraits de texte :

experiencespoetiques
Définitions 1               Définitions 2               Définitions 3
Aleks A. Dupraz 1                             Aleks A. Dupraz 2
Yves Favier 1    Yves Favier 2   Yves Favier 3   Yves Favier 4   Yves Favier 5
Gustave Flaubert
Jean-Charles François 1      Jean-Charles François 2      Jean-Charles François 3
Edouard Glissant 1    Edouard Glissant 2    Edouard Glissant 3    Edouard Glissant 4
Emmanuel Hocquard 1                  Emmanuel Hocquard 2
Tom Ingold 1                                                                                   Tom Ingold 2
György Kurtag 1     György Kurtag 2
François Laplantine et Alexis Nouss 1                     François Laplantine et Alexis Nouss 2
Gilles Laval
Michel Lebreton 1                                  Michel Lebreton 2
Jean-Luc Nancy
Nicolas Sidoroff 1     Nicolas Sidoroff 2      Nicolas Sidoroff 3     Nicolas Sidoroff 4
Dominique Sorrente

 


 

Emmanuel Hocquard :

La lisière est une bande, une liste, une marge (pas une ligne) entre deux milieux de nature différente, qui participe de deux sans se confondre pour autant avec eux. La lisère a sa vie propre, son autonomie, sa spécificité, sa faune, sa flore, etc. La lisière d’une forêt, la frange entre mer et terre (estran), une haie, etc. (…) Un détroit est une figure exemplaire de lisière : le détroit de Gibraltar sépare deux continents (l’Afrique et l’Europe) en même temps qu’il fait communiquer deux mers (Méditerranée et océan Atlantique).

dans la cour       platanes cinq

 dans la cour                          platanes cinq

dans la cour                 platanes cinq

(Le cours de Pise, Paris : P.O.L., 2018, p. 61)

 

Yves Favier :

Évidemment la notion de « Lisière » est celle qui titille le plus (le mieux ?) surtout lorsqu’elle est déterminée comme « zone autonome entre 2 territoires », zones musicales mouvantes et indéterminés, pourtant identifiables.
Ce ne sont pas pour moi des « no man’s (women’s) land », mais plutôt des zones de transition entre deux (ou plusieurs) milieux …
En écologie on appelle ces zones singulières des « écotones », des zones qui abritent à la fois des espèces et des communautés des différents milieux qui les bordent, mais aussi des communautés particulières qui leur sont propres. (On effleure ici 2 concepts celui de Guattari « L’écosophie » ou tout se tient et celui de Deleuze, « L’Heccéité = Evènement. »

 

Définitions : Lisières – subst. fém.

Étymol. et Hist. 1. 1244 « bord qui limite de chaque côté d’une pièce d’étoffe » (Doc. ds Fagniez t. 1, p. 151); 2. a) 1521 « frontière d’un pays » (Doc. ds Papiers d’État de Granvelle, t. 1, p. 185); b) 1606 « bord d’un terrain » (Nicot); c) 1767-68 fig. « ce qui est à la limite de quelque chose » (Diderot, Salon de 1767, p. 195); 3. a) 1680 « bandes attachées au vêtement d’un enfant pour le soutenir quand il commence à marcher » (Rich.); b) 1752 mener (qqn) par la lisière « conduire (quelqu’un) comme on mène un enfant » (Trév.); c) 1798 mener (qqn) en lisière « exercer une tutelle sur (quelqu’un) » (Ac.); 1829 tenir en lisière « id. » (M. de Guérin, loc. cit.); 4. 1830 chaussons de lisière (La Mode, janv. ds Quem. DDL t. 16). Orig. incertaine. Peut-être dér. de l’a. b. frq. *lisa « ornière », que l’on suppose d’apr. le lituanien lysẽ « plate-bande (d’un jardin) » et l’a. prussien lyso « id. (d’un champ) ». Cette forme *lisa a dû exister à côté de l’a. b. frq. *laiso, de la même famille que l’all. Gleis, Geleise « voie ferrée, ornière »; cf. a. h. all. waganleisa « ornière »; cf. aussi le norm. alise « ornière »; alisée « id. » (v. REW et FEW t. 16, p. 468b). L’hyp. du FEW t. 5, pp. 313b-314a, qui dérive lisière du subst. masc. lis (du lat. licium « lisière d’étoffe »), est peu probable, ce dernier étant plus récent que lisière (1380, « grosses dents aux extrémités d’un peigne de tisserand », Ordonnances des rois de France, t. 6, p. 473, v. aussi note b; puis, au xviiies., au sens de « lisière d’une étoffe », v. FEW t. 5, p. 312b).
http://www.cnrtl.fr/etymologie/lisi%C3%A8re

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futura-science

 

György Kurtag

[Il cite ici le professeur André Haynal, psychiatre, psychanalyste, professeur honoraire à l’Université de Genève, au sujet du livre de Daniel N. Stern, Le moment présent en psychothérapie : un monde dans un grain de sable, Paris : Éditions Odile Jacob, 2003.
https://www.cairn.info/revue-le-carnet-psy-2004-2-page-11.htm]

« Plus spectaculaire est l’émergence de “moments urgents” qui produisent des “moments de rencontre”.

Stern met l’accent sur l’expérience et non sur le sens, même si ce dernier, et ainsi la dimension du langage, joue un rôle important. Pour lui, les moments présents se produisent parallèlement à l’échange langagier pendant la séance. Les deux se renforcent et s’influencent l’un l’autre, tour à tour. L’importance du langage et de l’explicite, n’est donc pas mis en question, bien que Stern veuille centrer l’attention sur l’expérience directe et implicite. »

 

Yves Favier :

Ces lisières entre prairie, lac et forêt, accueillent des espèces des prairies qui préfèrent les milieux plus sombres et plus frais, d’autres plus aquatiques et des espèces forestières qui préfèrent la lumière et la chaleur

N’est-ce pas le cas en improvisation ?…

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Aleks A. Dupraz :

La notion de « lisière » vient progressivement se substituer dans mes écrits à celle de « marge » très travaillée par la sociologie et fréquente dans les sphères alternatives de l’art et du politique. Même si l’on sait que « la marge » est toujours en interaction(s) – ne serait-ce que dans l’imaginaire – avec son inverse (le centre où la force centrifuge des normes peut sembler à son plus haut niveau, ce qui apparaît discutable dans la mesure où la proximité des lieux de pouvoir confère aussi une certaine liberté quant à l’application, l’altération et la production des normes), la notion de « lisière » porte en elle la possibilité d’un autre déplacement qui n’est plus simplement celle du rapport entre « un centre » et « sa périphérie ». Être en lisière de l’Université, c’est déjà être à la frontière d’autres mondes et cela m’ouvre peut-être des possibilités de penser mon vécu et ma démarche autrement qu’à travers le seul prisme de la tension à l’œuvre dans un processus de construction identitaire qui se rapporterait principalement à l’institution universitaire et à ses normes.
experiencespoetiques | lisière(s)

 

François Laplantine et Alexis Nouss :

La pensée de l’entre et de l’entre-deux est résolument métisse, car l’attention à l’interstice nous fait réaliser que l’on ne peut être l’un et l’autre simultanément mais alternativement, comme dans le processus hétéronymique de Frenando Pessoa ou comme dans les pas du tango. (…) L’entre est ce que l’on ne peut placer bord à bord ou mettre bout à bout et qui nous empêche de suivre le sillon. C’est un intervalle qui ne peut être comblé ou du moins comblé immédiatement, mais appelle des médiations qu’il convient d’opposer, avec Adorno, à la réconciliation ainsi qu’à la notion d’œuvre dans la mesure où celle-ci croit atteindre un achèvement.
Métissages, de Arcimboldo à Zombi. Montréal, Pauvert, 2001.

 

Michel Lebreton :

Les lisières sont les endroits des possibles. Les limites n’en sont définies que par les milieux qui les bordent. Elles sont mouvantes, sujettes à érosions, sédimentations : elles n’ont rien d’évident.
(Voir la « maison » M. Lebreton dans la présente édition)

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futura-sciences.com

Yves Favier :

1/ L’improvisateur serait-il cet « être aux aguets » singulier ?
Chasseur/cueilleur/ toujours prêt à capter (capturer ?) les SONS existant, mais aussi « éleveur », afin de laisser émerger ceux « immanents » ? Pas encore manifestes mais déjà en « possible en devenir » ?…

2/ « le territoire ne vaut que par rapport à un mouvement par lequel on en sort. » dans le cas de la notion de Frontière de Hocquard associé à la conception politique Classique, L’improvisateur serait un passeur entre 2 territoires déterminés par avance par convention académiques exemple : passeur entre LA musique contemporaine (savante sacrée) et LA musique spontanée (prosaïque sociale)..on va dire que c’est un début, mais qui n’aura pas de développement autre que dans et par le rapport aux conventions…ça sera toujours une ligne qui sépare, c’est une « abstraction » d’où les corps concrets (public inclus) sont de fait exclus.

3/ Quelle LIGNE (musicale), pourrait marquer Limite, une « extrémité » (elle aussi abstraite) à une musique dite « libre » à seulement la considérer de l’intérieur (supposé l’intérieur de l’improvisateur).
Effectivement ôter toute possibilité de sortir ce ces limites identitaire (« l’impro c’est ça et pas autre chose », « L’improvisation aux improvisateurs ») procède du fantasme des origines créatrices et de ses « génies » isolés. … pour moi le « No man’s land » suggéré par Hocquard est plutôt ici !

 

Nicolas Sidoroff :

Emmanuel Hocquard distingue trois conceptions de la traduction au regard de la limite (la « conception réactionnaire » où la traduction ne peut que trahir), de la frontière (la « conception classique » où la traduction passe d’une langue et culture dans une autre) et la lisière (conception qui « fait de la traduction […] une haie entre les champs de la littérature »).
(Emmanuel Hocquart, Ma haie : Un privé à Tanger II, Paris : P.O.L., 2001, pp. 525-526.)

Je travaille sur les notions de « frontière » et de « lisière » entre différentes activités. (…) Une frontière se franchit au sens épais et consistant du terme, une partie du corps puis l’autre, plus ou moins progressivement. Ce corps a une épaisseur, on est d’un côté et de l’autre d’une ligne ou d’une surface qui fait frontière à un moment. Cela peut créer un balancement, comme des allers-retours en matière de poids du corps au-dessus de cette ligne ou de chaque côté de cette surface, sans déplacement des pieds. Comment passe-t-on une frontière entre plusieurs activités : que se passe-t-il quand je change de « casquette », par exemple entre un espace-temps où je suis compositeur et un autre où je suis régisseur de son ?
(Nicolas Sidoroff, « Faire quelque chose avec ça que je voudrais tant penser, faisons quelque chose avec ça, de ci, de là », Agencements N°1, mai 2018, Éditions du commun, p. 50)

 

Dominique Sorrente :

J’ai longtemps vécu sur le rebord du monde.

 

experiencespoetiques

D’un bord à l’autre, nos mouvements forment un chant d’échos, une forêt de signes en plein ciel.
experiencespoetiques | Notre mouvement (octobre 2017)

Corridor écologique :

Un corridor écologique, à distinguer du corridor biologique et du continuum écologique, est une zone de passage fonctionnelle, pour un groupe d’espèces inféodées à un même milieu, entre plusieurs espaces naturels. Ce corridor relie donc différentes populations et favorise la dissémination et la migration des espèces, ainsi que la recolonisation des milieux perturbés.

Par exemple, une passerelle qui surplombe une autoroute et relie deux massifs forestiers constitue un corridor écologique. Elle permet à la faune et à la flore de circuler entre les deux massifs malgré l’obstacle quasi imperméable que représente l’autoroute. C’est pour cette raison que cette passerelle est appelée un passage à faune.

Les corridors écologiques sont un élément essentiel de la conservation de la biodiversité et du fonctionnement des écosystèmes. Sans leur connectivité, un très grand nombre d’espèces ne disposeraient pas de l’ensemble des habitats nécessaires à leurs cycles vitaux (reproduction, croissance, refuge, etc.) et seraient condamnées à la disparition à plus ou moins brève échéance.

Par ailleurs, les échanges entre milieux sont un facteur de résilience majeur. Ils permettent ainsi qu’un milieu perturbé (incendie, crue…) soit recolonisé rapidement par les espèces des milieux environnants.

L’ensemble des corridors écologiques et des milieux qu’ils connectent forme un continuum écologique pour ce type de milieu et les espèces inféodées.

C’est pour ces raisons que les stratégies actuelles de conservation de la biodiversité mettent l’accent sur les échanges entre milieux et non plus uniquement sur la création de sanctuaires préservés mais clos et isolés.
https://www.futura-sciences.com/planete/definitions/developpement-durable-corridor-ecologique-6418/

 

Michel Lebreton :

L’enseignant va-t-il laisser les barrières ouvertes aux vagabondages et bricolages ? Ou va-t-il circonscrire toutes pratiques à l’enclos qu’il a construit au fil du temps ?

 

Edouard Glissant :

(…) là où les peuples migrants d’Europe (…) arrivent [en Amérique] avec leurs chansons, leurs traditions de famille, leurs outils, l’image de leur dieu, etc. les Africains, eux, arrivent dépouillés de tout, de toutes possibilités, et même dépouillés de leur langue. Car l’antre du bateau négrier est l’endroit et le moment où les langues africaines disparaissent, parce qu’on ne mettait jamais ensemble dans le bateau négrier, tout comme dans les plantations des gens qui parlaient la même langue. L’être se retrouvait dépouillé de toutes sortes d’éléments de sa vie quotidienne, et surtout de sa langue.
(Introduction à une poétique du divers, Paris : Gallimard, 1996, p . 16)

 

Emmanuel Hocquard :

À rattacher aux lisières tout ce qui concerne les marges (marginalia), les chemins de traverse, les espaces résiduels ou terrains vagues…
Les lisières sont les seuls espaces qui échappent aux règles fixées par les grammairiens d’État, les jardiniers de Versailles et les urbanistes internationaux.
(Op. cit. p. 62)

 

Edouard Glissant :

Qu’est-ce qui se passe pour ce migrant ? Il recompose par traces une langue et des arts qu’on pourrait dire valables pour tous. (…) L’Africain déporté n’a pas eu la possibilité de maintenir ces sortes d’héritages ponctuels. Mais il a fait quelque chose d’imprévisible à partir des seuls pouvoirs de la mémoire, c’est-à-dire des seules pensées de la trace qui lui restaient : il a composé d’une part des langages créoles et d’autre part des formes d’art valables pour tous. (…) Si ce Néo-Américain ne chante pas des chansons africaines d’il y a deux ou trois siècles, il ré-instaure dans la Caraïbe, au Brésil et en Amérique du Nord, par la pensée de la trace des formes d’art qu’il propose comme valable pour tous. La pensée de la trace me paraît être une dimension nouvelle de ce qu’il faut opposer dans la situation actuelle du monde à ce que j’appelle les pensées du système ou les systèmes de pensée. Les pensées du système ou les systèmes de pensée furent prodigieusement féconds et prodigieusement conquérants et prodigieusement mortels. La pensée de la trace est celle qui s’appose aujourd’hui le plus valablement à la fausse universalité des pensées du système.
(Op. cit., p.17)

 

Jean-Charles François :

Les belles lisières, les belles lisières, les belles lisières
Les belles lisières, les belles lisières et… le méchant lisier
Les belles lisières et le méchant lisier
Les rebelles lisières et en plein champ le lisier
Les lisières, les lisières, le lisier.
Les belles lisières et le méchant lisier
Le lisier responsable des belles algues vertes du Finistère nord, qui se décomposent en méchants éléments toxiques dangereux pour les humains.
Les belles lisières et le méchant lisier
Le mystère des lisières, la misère du lisier.
La fête des lumières, la tête emmêlée du limier
Le lit de la rivière déviée, la civière du licier défiguré
Le critère de la postière, le clystère du policier.
La folie de la vie chère et l’olivier la paix sur terre
Les belles lisières et le méchant lisier.
Le lisier sert à définir le méchant espace des artichauts entre les belles lisières comme méchant résultat d’une belle production industrielle et méchant ferment d’une production du même genre de beauté.

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L’être aux aguets, l’entre-capture, l’être aux agrès, l’entre-musculature, l’être qui agrée, proie qui se laisse capturer, l’être qui agresse, entre rapaces on s’entend bien, l’être de la Grèce, le kairos, moment d’interaction intense, l’être de la graisse…
Le lisier agresse méchamment l’odorat tandis que la polie lisière agrée de relever benoîtement les horodateurs.
Les adorateurs de l’église de la très sainte Thérèse de Lisière s’enlisent dans les agrès du prosaïque GestEtatPo lisier.
L’Eldorado de la belle filière du Glysierphosate emplit de clystère les poches de derrière de tristes sires liés à leurs enflures glyciémo-prostatiques.
Les belles lisières et le méchant lisier.
Comment sortir des lisières et pénétrer l’espace du lisier ? C’est le problème de l’improvisation semble-t-il. L’idéal de communication appartient aux lisières, mais le contenu même reste dans l’incommunicabilité du lisier (hormis son odeur nauséabonde). Si la définition de l’origine des sons au moment de la prestation improvisée sur scène semble devoir relever du domaine du non-dit, car relevant strictement de l’intimité de chaque participant, alors seules les lisières de l’interactivité des humains semblent pouvoir entrer dans le champ de la réflexion. La préparation des sons, leur élaboration effective, semble alors être du domaine exclusif des parcours individuels. L’élaboration collective des sons est laissée à la surprise du moment de rencontre de personnalités qui s’y sont préparés : advienne que pourra. L’enlisement dans le lisier.

Il ne s’agit pas non plus de dire que les lisières de communication entre les humains ne jouent pas un rôle important dans la réflexion. Dans ce sens la question de l’aguet et les méandres de l’inconscient/conscient sont bien des vecteurs essentiels à prendre en considération. Mais si l’improvisation est un jeu collectif, alors l’élaboration des sons par les individus séparés dans des parcours distincts, n’est plus suffisante pour refléter l’élaboration collective des sonorités. Se pose alors le problème de la co-construction des matériaux sonores. C’est là où l’on tombe dans le lisier. Si l’on prépare collectivement les sonorités on risque fortement de ne plus être dans l’idéal de l’improvisation qui démocratiquement laisse les voix libres de s’exprimer, qui accepte en son principe – en principe ! – la dissension en son sein. Mais si tous ceux qui appartiennent au club des improvisateurs ont fait le même parcours avant d’arriver sur scène, alors la démocratie et la dissension sur la scène ne sont que des simulacres, effets d’un théâtre pour public naïf. De même, si ceux qui ne correspondent pas aux modèles sonores idéalisés du réseau ne sont pas invités, l’accord entre ceux qui le sont sera quasiment total. La notion de déterritorialisation est-elle l’affaire d’individus qui se rencontrent en terrain neutre, ou bien l’élaboration collective d’un terrain inconnu ? La liste des éléments du lisier est longue. Comment ouvrir ce chantier tant du point de vue de la pratique que de celui de la réflexion sur la pratique ?

 

Nicolas Sidoroff :

Emmanuel Hocquard qualifie la lisière de : « tache blanche ». Assez longtemps, j’ai compris et lui ai fait dire « tâche blanche ». L’accent circonflexe avait beaucoup de sens, en évoquent à la fois le travail à faire (par la tâche) et un espace à explorer caractérisé par sa situation entre les choses (par l’adjectif légèrement substantivé de « blanc »). Derrière cela, je comprenais, et comprends encore, une invitation à venir habiter, parcourir et pratiquer de tels espaces. La « tache blanche » est très présente dans les travaux d’Emmanuel Hocquard : elle évoque les endroits inexplorés des cartes géographiques, où l’on ne pouvait pas encore savoir ce qu’il fallait écrire ni dans quelles couleurs. La « traduction tache blanche » pour lui, une « activité tache blanche » pour moi, c’est créer des « zones inexplorées (…), c’est gagner du terrain ». Dans mes habitudes de vocabulaire, je dirais aussi : créer du possible.
(« Explorer les lisières d’activité, vers une microsociologie des pratiques (musicales) », Agencements N°2, décembre 2018, Édition du commun, p. 263-264)

 

François Laplantine et Alexis Nouss :

Le zombi ou l’exemple limite du métissage. À la fois mort et vivant, il condense à lui seul le paradoxe irréductible et impensable de tout être. Le zombi ne sera plus jamais tout à fait vivant, ni totalement mort, comme si le voyage du vivant vers la mort et le retour du mort vers la vie empêchaient, de façon irrémédiable, de revenir à une condition première. Périple impossible et vacillant qui interdit, à celui qui est victime de cette sorcellerie redoutable, toute possibilité de retour à un point de départ, à une identité d’être social ou d’être moribond, stabilisée et reconnue.
(Op. cit.)

 

Edouard Glissant :

Pendant très longtemps – il faut toujours répéter – pendant très longtemps l’errance occidentale, qui a été une errance de conquêtes, une errance de fondation de territoires, a contribué à réaliser ce que nous pouvons appeler aujourd’hui la « totalité-monde ». Mais dans un espace aujourd’hui il y a de plus en plus d’errances internes, c’est-à-dire de plus en plus de projections vers la totalité-monde et de retours sur soi alors qu’on est immobile, alors qu’on n’a pas bougé de son lieu, ces formes d’errance déclenchent souvent ce qu’on appelle des exils intérieurs, c’est-à-dire des moments où l’imaginaire, l’imagination ou la sensibilité sont coupés de ce qui se passe alentour. (…) Et c’est une des données du chaos-monde, que l’assentiment à son « entour » ou la souffrance dans son « entour » sont également opératoires comme voie et moyen de connaissance de cet « entour ».
(op. cit., p. 88)

 

Lisière, subst. fém. :

Tous les rêves s’étaient levés, abandonnés à leur libre vol. Servet racontait sa joie prochaine à sortir des lisières. (Estaunié 1896)

Je me lèverai à midi : j’aurai des matinées douillettes dans mon lit. Plus d’études, plus de devoirs. (Estaunié 1896)

Dieu ! il faudra toujours qu’on me pousse et il faudra qu’on me tienne toujours en lisière et je languirai dans une éternelle enfance.
(M. de Guérin, 1829)

 

Edouard Glissant :

Schématisons à outrance : le métissage serait le déterminisme, et la créolisation c’est, par rapport au métissage, le producteur d’imprévisible. La créolisation c’est l’imprédictible. On peut prédire ou déterminer le métissage, on ne peut pas prédire ou déterminer la créolisation. La même pensée de l’ambiguïté, que les spécialistes des sciences du chaos signalent, à la base même de leur discipline, cette même pensée de l’ambiguïté régit désormais l’imaginaire du chaos-monde et l’imaginaire de la Relation.
(Ibid. p. 89)

 

Nicolas Sidoroff :

L’expression « noyau à lisière » permet donc, en premier lieu d’évacuer radicalement des représentations en boîtes rigides à frontières ou en cases limitantes et excluantes. (…) Regarder les pratiques musicales comme interaction et articulation de si « noyaux à lisières », chacun correspondant à une famille d’activité : création, performance, médiation-formation, recherche, administration, technique-lutherie.
(op. cit., p. 265)

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https://images.app.goo.gl/F9rWyUQYkWpjJNKF7

 

Yves Favier :

La notion de « lisière » est celle qui titille (le mieux) : zones musicales mouvantes et indéterminées, pourtant indentifiables.

Sons Pliés Boltanski

Sons-pliés Boltanski

Gilles Laval :

Existe-t-il un présent improvisé, à l’instant T instantané ? Quelles sont ses lisières, de l’instant à naitre ou non, ou non-être, l’instantané non figé à l’instant, juste là, hop c’est passé !
Étiez-vous présent hier à cet instant précis, partagé sans lendemain ? Je ne veux pas le savoir, je préfère le faire, sans repasser, vers les commissures des sens. L’improvisation se joue-t-elle d’elle-même ? Sans autre autres est-ce possible/impossible ? Quelle cible, si cible il y a ?
Interpénétrations et projections piquantes instantanées, répliques introspectives morphologiques agglutinantes, jonctions éloignées mouvementées écarlates, combinaisons à l’aise ou niaises, réactions à vif synchroniques, diachroniques, fusions et confusions oxymoristiques habiles. Si bleu est le lieu de mer, hors de l’eau, il se mesure en vert, en lisière c’est arc-en-ciel. Superbe masse d’ondes insaisissables où dedans brillent et foisonnent des lisières de dégradés, des départs sans retours, des arrêts pas nets, des flous roses rougissants, va savoir s’il faut faire taire, se faire terre ou ouï-dire.
J’ai ouï l’hallali sensible aux lisières des improvisalizés, (parfois des gourous courroucés d’envies d’emprises dégringolent en gammes lentes (choisis ta pente), quand d’autres pétillent d’un imprévisible heureux et de surprises survoltées). Invitons-nous de bout en bout aux commissures heuristiques kaïrostiques des espaces et des méandres imaginés, seul ou à plusieurs, à pludames, à plutoustes.

« commissure Rem. 1. La majorité des dict. du 19e s. et Lar. 20e enregistrent également l’emploi vieilli du terme en mus. pour signifier : Accord, union harmonique de sons où une dissonance est placée entre deux consonances (DG). »

Le principe de bout en bout (en anglais : end-to-end principle) est un principe central de l’architecture du réseau Internet.
Il énonce que « plutôt que d’installer l’intelligence au cœur du réseau, il faut la situer aux extrémités : les ordinateurs au sein du réseau n’ont à exécuter que les fonctions très simples qui sont nécessaires pour les applications les plus diverses, alors que les fonctions qui sont requises par certaines applications spécifiques seulement doivent être exécutées en bordure de réseau. Ainsi, la complexité et l’intelligence du réseau sont repoussées vers ses lisières. Des réseaux simples pour des applications intelligentes. »
(Wikipedia, Principe de bout à bout)

« Kairos : Concept de la Grèce antique qui correspond au temps de l’occasion opportune, c’est-à-dire qui se rapporte à un moment de rupture, à un basculement décisif par rapport au temps qui passe. » (L’internaute)
Kairos est le dieu de l’occasion opportune, du right time, par opposition à Chronos qui est le dieu du time.

brouillard bleu abstrait morceaux blancs

 

Jean-Charles François :

Les lisières font rêver,
fondre en larmes blanches
la mythologie de la tache blanche
c’est que toutes les cartes géographiques sont coloriées
il n’y en a plus pour nous faire rêver

 

Yves Favier :

…données mouvantes fluctuantes…ne laissant à aucun moment la possibilité de description d’une situation stable/ définitive…
temporaire…valable seulement sur le moment…sur le nerf…
toucher le nerf, c’est toucher la lisière…
l’improvisation comme un ravissement…un kidnapping temporel…
où l’on serait plus tout à fait soi et enfin soi-même…
…tester le temps par le geste combiné avec la forme…et vice versa…
l’irrationnel à la lisière de la physique des fréquences bien raisonnées…
…bien tempérées…
rien de magique…juste une lisière atteinte par les nerfs…
écotone…tension ENTRE…
entre les certitudes…
entre existant et préexistant…
…immanent attracteur…étrange immanence attractive…
entre silence et possible en devenir
… cette force qui touche le nerf…
…qui trouble le silence ?…
…la lisière comme continuité perpétuellement mouvante

L’inclusion de chaque milieu dans l’autre
Non directement connectés entre eux
En change les propriétés écologiques
Traits communs d’interpénétration de milieux
Terrier
Termitière
Lieu où l’on modifie son environnement
À son profit et à celui des autres espèces

De quel récit la lisière est-elle le vecteur ?…

Ecotones
Ecotones

 

György Kurtag :

[Citation du professeur André Haynal :]
« Dans son nouveau livre (Daniel N. Stern, Le moment présent en psychothérapie : un monde dans un grain de sable, Paris : Éditions Odile Jacob, 2003), Stern parle, en psychothérapeute et observateur de la vie quotidienne, de ce qu’il appelle le “moment présent”, ce qu’on pourrait aussi dénommer le moment béni, au cours duquel, tout d’un coup, un changement peut s’opérer. Ce phénomène, que les Grecs appellent kairos, est un moment d’interaction intense parmi ceux qui n’apparaissent pas sans une longue préparation préalable. Cet ouvrage centre notre regard sur le “ici et maintenant”, l’expérience présente, vécue souvent à un niveau non verbal et non conscient. Dans la première partie, l’auteur donne une description pleine de nuances de ce “maintenant”, du problème de sa nature, de son architecture temporelle et de son organisation.

Dans la deuxième partie, intitulée « La contextualisation du moment présent », il parle entre autres de la connaissance implicite et de celle intersubjective.
Implicite <> explicite :
rendre l’implicite explicite et l’inconscient conscient est une tâche importante des psychothérapies d’inspiration psychanalytique (pour lui “psychodynamiques”) ou cognitive. Le processus thérapeutique mène à des moments de rencontre et à des “bons moments” particulièrement propices à un travail d’interprétation, ou encore à un travail d’éclaircissement verbal. Ces moments de rencontre peuvent précéder l’interprétation, amener à elle ou la suivre.

Ces idées sont de toute évidence inspirées par des recherches sur le savoir et la mémoire implicite non déclarative d’une part, et explicite ou déclarative d’autre part. Ces termes se réfèrent au fait qu’ils peuvent ou non être retrouvés, consciemment ou non. Le second concerne donc un système de mémoire impliqué dans un processus d’information qu’un individu peut retrouver consciemment et déclarer. La “mémoire procédurale”, en revanche, est un type de mémoire non déclarative, qui comprend plusieurs sous-systèmes de mémoire séparés. En outre il est clair que la mémoire non déclarative influence l’expérience et le comportement (l’exemple le plus souvent cité est celui de savoir rouler à bicyclette ou jouer du piano, sans nécessairement pouvoir décrire les mouvements impliqués).

Une séance de thérapie peut être vue comme une série de moments présents mus par le désir qu’une nouvelle manière d’être ensemble ait des chances d’apparaître. Ces nouvelles expériences vont entrer dans la conscience, parfois la connaissance implicite. La plus grande partie du changement thérapeutique croissant, lent, progressif et silencieux, paraît être faite de cette manière. Plus spectaculaire est l’émergence de “moments urgents” qui produisent des “moments de rencontre”. »

 

Jean-Luc Nancy :

Comment peut-on comme artiste, donner forme… ? : vous me demandez d’entrer dans la peau de l’artiste… C’est précisément ce que je ne peux pas… Et si je dis « dans la peau » c’est bien sûr très littéralement. La peau – l’« expeausition » (…) – n’est rien d’autre que la limite où un corps prend sa forme. Si je pense à l’âme « forme d’un corps vivant » pour Aristote, je peux dire que la peau est l’âme ou mieux qu’elle anime le corps : elle ne l’enveloppe pas comme un sac, elle ne le fait pas tenir comme un corset, elle le tourne vers le monde (et aussi bien vers lui-même qui devient ainsi à la fois un « soi-même » et une partie du non-soi, du dehors). La peau ne recouvre pas, elle forme, elle façonne, expose et anime cet ensemble incroyablement complexe, enchevêtré, labyrinthique qu’est l’ensemble des organes, muscles, vaisseaux, nerfs, os, liqueurs qui n’est en fin de compte un tel « ensemble », une telle machinerie que pour aller se mettre en forme dans , par et comme peau, avec ses quelques variations ou suppléments, muqueuses, ongles, poils, et cette variation notable qu’est la cornée de l’œil, avec aussi ses ouvertures – au nombre de neuf – qui ne sont pas des « entrées » ou des « sorties », encore moins des failles ou des fissures, mais au contraire la manière dont la peau s’évase ou s’invagine, se retrousse et s’épanche ou s’exprime selon divers rapports avec le dehors – nourriture, air, odeur, saveur, son (on peut y ajouter des phénomènes électriques, magnétiques, chimiques qui se mêlent à ce que nous signalent les « sens »), – et la peau non seulement s’étend d’une ouverture à l’autre mais, je le redis, se reploie à chaque ouverture pour se conformer en tubulures, cavités, par les parois desquelles se produisent tous les métabolismes, toutes les osmoses, dissolutions, imprégnations, transmissions, contagions, diffusions, propagations, irrigations et influences (aussi comme influenza). Ce système tout à la fois organique et aléatoire, fonctionnel et hasardeux (par lui-même essentiellement exposé) ne fait rien d’autre que de reformer, renouveler et transformer incessamment la peau.
(Jean-Luc Nancy et Jérôme Lèbre, Signeaux Sensibles, Montrouge : Bayard Édition, p. 64-66)

 

Jean-Charles François :

Pour l’apeautre, la peau – l’expeausition – comme limite où le corps prend forme, peau, lisière où les pores sont la forme de l’âme et anime le corps, Saint-Bio de la contiguïté des autres corps jusqu’aux étoiles.

La peau-lisière d’Apollinaire, peauète jusqu’à sa trépanation, et peau-être a-linéaire, n’était pas policière du tout, ni très polie, mais poly-fourmilière, poly-tourbillonnaire.

Le vide de l’âme est la forme que prend cette communion entre le corps sensible et l’épeautre (dans l’œil sensible du voisin).

 

Tim Ingold :

Où qu’ils aillent et quoi qu’ils fassent, les hommes tracent des lignes : marcher, écrire, dessiner ou tisser sont des activités où les lignes sont omniprésentes, au même titre que l’usage de la voix, des mains ou des pieds. Dans Une brève histoire des lignes, l’anthropologue anglais Tim Ingold pose les fondements de ce que pourrait être une « anthropologie comparée de la ligne » – et, au-delà, une véritable anthropologie du graphisme. Étayé par de nombreux cas de figure (des pistes chantées des Aborigènes australiens aux routes romaines, de la calligraphie chinoise à l’alphabet imprimé, des tissus amérindiens à l’architecture contemporaine), l’ouvrage analyse la production et l’existence des lignes dans l’activité humaine quotidienne. Tim Ingold divise ces lignes en deux genres – les traces et les fils – avant de montrer que l’un et l’autre peuvent fusionner ou se transformer en surfaces et en motifs. Selon lui, l’Occident a progressivement changé le cours de la ligne, celle-ci perdant peu à peu le lien qui l’unissait au geste et à sa trace pour tendre finalement vers l’idéal de la modernité : la ligne droite. Cet ouvrage s’adresse autant à ceux qui tracent des lignes en travaillant (typographes, architectes, musiciens, cartographes) qu’aux calligraphes et aux marcheurs – eux qui n’en finissent jamais de tracer des lignes car quel que soit l’endroit où l’on va, on peut toujours aller plus loin.
(Texte d’introduction au livre de Tom Ingold, Une brève histoire des lignes, traduit de l’anglais par Sophie Renaut, Bruxelles : Zones sensibles, 2013.)
http://www.zones-sensibles.org/livres/tim-ingold-une-breve-histoire-des-lignes/

 

Gustave Flaubert :

Une lisière de mousse bordait un chemin creux, ombragé par des frênes, dont les cimes légères tremblaient.

 

Tim Ingold :

Mais que se passe-t-il lorsque des personnes ou des choses s’accrochent à quelque chose d’autre ? Il y a un enchevêtrement de lignes. Elles doivent se lier de telle manière que la tension qui les briserait les retienne solidement. Rien ne peut tenir sans la présence d’une ligne. Rien ne peut tenir sans qu’une ligne soit définie et sans que cette ligne puisse se mêler à d’autres.
(Life of Line, p. 3)

 

Aleks A. Dupraz :

Cette inclinaison de mon rapport à la recherche s’est accentuée à l’issue d’une année passée relativement en lisière de l’institution universitaire. Alors que je me questionnais quant aux dispositifs de recherche que je pouvais rejoindre ou mettre en place dans la perspective de contribuer au développement de démarches de recherche-action, ma trajectoire a fortement été affectée par ma participation à différents espaces de recherche et d’expérimentation que furent pour moi : le réseau des Fabriques de sociologie (rejoint en mai 2015) ; la création du collectif Animacoop’ (initiée à Grenoble quelques mois plus tard) ; le séminaire des Arts de l’attention (inauguré à Grenoble en septembre de la même année). C’est ainsi avant tout dans la rencontre que ma recherche s’est ré-engagée, se retrouvant convoquée là où elle semblait parfois manquer. En effet, malgré mes tentatives de me présenter autrement (sans toutefois savoir tout à fait comment), j’étais souvent identifiée dans ces espaces comme étudiante et/ou jeune chercheuse liée à l’Université. Ce fut tout particulièrement le cas au 11 rue Voltaire, premier local de la Chimère citoyenne, alors que j’étais partie prenante du séminaire de recherche des Arts de l’attention. Je prenais alors à nouveau conscience à quel point être identifiée comme universitaire venait quelque part dans un premier temps figer quelque chose d’une identité à laquelle je refusais d’être réduite tout en assumant pourtant une part de la fonction sociale et politique que cela supposait et de la responsabilité que cela me semblait impliquer. Dans cette mise en tension, je n’ai pu que constater mon attachement au monde de l’Université – à l’égard duquel je demeure pourtant très critique –, cela dans un contexte politique où tendaient à se multiplier et se banaliser les discours arguant de la perte de temps ou du luxe que constitueraient la réflexivité et la recherche en littérature et sciences humaines et sociales.
(« Faire université hors-les-murs, une politique du dé-placement », Agencements n°1, mai 2018, Éditions du commun, p. 13)

lisière eau
lisière eau

 

Nicolas Sidoroff :

Prenons un exemple artistique : la musique et la danse. En les considérant comme pratiques fortement marquées par une histoire de mise en disciplines, elles sont nettement séparées. Tu es musicien.ne, tu es danseur.se ; tu donnes (tu vas à) un cours de musique ou de danse. Il y a des cases, des boîtes ou des tubes d’un côté comme de l’autre. Le croisement est possible mais rare et difficile, et quand il a lieu, c’est de manière exclusive : tu es ici ou là, d’un côté ou de l’autre, tu passes une frontière à chaque fois.

En considérant la musique et la danse comme des pratiques humaines quotidiennes, elles sont extrêmement mêlées : faire de la musique c’est avoir un corps en mouvement ; danser c’est produire des sons. On mène depuis 2016 une recherche-action entre PaaLabRes et Ramdam, un centre d’art. Elle associe des personnes plutôt musiciennes (nous, membres de PaaLabRes), d’autres plutôt danseuses (des membres de la compagnie Maguy Marin), un plasticien (Christian Lhopital), et des invité.es réguliers en lien avec les réseaux ci-dessus. On expérimente des protocoles d’improvisation sur des matériaux communs. Dans les réalisations, chacun.e produit des sons et fait des mouvements en rapport aux sons et mouvements des autres, chacun.e est à la fois musicien.ne et danseur.se. Pour moi, l’état de corps (les gestes dont ceux pour faire de la musique, les attentions, les sensations, et la fatigue) sont très différent.es que celui que j’ai dans une répétition ou un concert d’un groupe de musique. Elles sont même beaucoup plus riches et intenses. Avec le vocabulaire utilisé dans les paragraphes précédents, dans ces réalisations je suis dans une forme de lisière tâ/ache blanche danse-musique. Un premier bilan qu’on est en train de tirer montre que dépasser nos boîtes disciplinaires (exploser la frontière, faire exister la lisière) est difficile.
(« Explorer les lisières d’activité, vers une microsociologie des pratiques (musicales) », Agencements N°2, décembre 2018, Édition du commun, p. 265)

Marie Jorio

Access to the English translation: Tomorrow, Tomorrow!


Demain, Demain !

Lecture écolo-musicale
Pour réfléchir, rêver, agir

Marie Jorio, 2018

 

Sommaire :

De la musique à l’écologie, de l’écologie à la musique
Exemples de fichiers audios
Extraits de textes du programme
Comment je suis devenue écologiste ?

 


De la musique à l’écologie, de l’écologie à la musique,
pour faire tomber les murs du déni, de la peur, de la colère…

Marie Jorio est urbaniste engagée dans la transition écologique, et a une grande expérience de la scène dans le cadre de spectacles musicaux. Elle s’est retrouvée en situation de (tâcher de) faire tomber les murs, au sens propre comme au figuré, dès ses études d’ingénieur, où sa sensibilité artistique trouvait difficilement sa place, et en tant qu’urbaniste, métier de tisseur de liens physiques et humains.

Dans la proposition Demain, Demain ! elle souhaite inviter les auditeurs à la réflexion, au rêve et et à l’action, pour dépasser le déni ou la sidération qui nous étouffent aujourd’hui face à l’ampleur des questions environnementales.
Accompagnée par le théorbiste Romain Falik, et par d’autres artistes invités selon les lieux, elle met en œuvre une forme originale de sensibilisation qui mêle la lecture de textes d’auteurs de référence sur l’écologie à des textes littéraires et poétiques, et un accompagnement musical sensible convoquant musiques baroques et improvisées.
Considérant que la musique, comme toutes les formes d’art, est une forme de revendication et de mise en application de la sobriété heureuse vers laquelle nos sociétés devraient se tourner, son croisement avec l’écologie devient une évidence.

Donner envie de lire et d’en savoir plus sur l’écologie est un autre objectif du spectacle. Le programme, fruit d’une longue quête bibliographique toujours en cours, donne à entendre des classiques du genre, comme des textes plus rares, fictions, essais ou poèmes, et tente de mêler l’amertume du constat sur l’état de la planète, une réflexion existentielle et un enthousiasme de l’action. La lecture peut se prolonger par un échange sur les livres et des conseils de lecture.

 

Audios (d’autres sont disponibles)

nelevezpaslespieds.blogspot/DemainDemain!

 

Extraits de textes du programme

Pierre de Ronsard, Contre les bûcherons de la forêt de Gastine

« Forêt, haute maison des oiseaux bocagers,
Plus le Cerf solitaire et les chevreuils légers
Ne paitront sous ton ombre, et ta verte crinière
Plus du Soleil d’Esté ne rompra la lumière.

Plus l’amoureux Pasteur sur un tronc adossé,
Enflant son flageolet à quatre trous percé,
Son mâtin à ses pieds, à son flanc la houlette,
Ne dira plus l’ardeur de sa belle Janette :
Tout deviendra muet : Echo sera sans voix :
Tu deviendras campagne, et en lieu de tes bois,
Dont l’ombrage incertain lentement se remue,
Tu sentiras le soc, le coutre et la charrue :
Tu perdras ton silence, et haletant d’effroi
Ni Satyres ni Pans ne viendront plus chez toi. »

Reproduction (Poème de Marie Jorio, extrait du blog « ne levez pas les pieds »)

La ville semble proche de l’effondrement,
Ses habitants fourrés dans des boîtes métalliques,
Comme des petits pains frôlant l’indigestion ;
Le moindre grain de sel fait gripper la machine.
Tout cela est complètement fou
(et pourtant ils pondent).

Mais quoi ! La ville est-elle folle au point
Que l’on construise toujours plus
Sur des lignes pourtant saturées ?
Et 100 000, 200 000, 300 000 mètres carré,
Pour se faire élire, s’ériger une gloire, une fortune.
Les conducteurs de métro sont-ils condamnés
A rouler au pas dans la peur d’arracher un bras ?

 

Comment je suis devenue écologiste ?

Marie Jorio, août 2018

Comment je suis devenue écologiste ? Pourquoi je suis devenue écologiste ? C’est intéressant de se poser la question.

Première réponse, très claire dans ma mémoire : noël 2002, je suis chez des amis à Lyon, leur appartement à Croix-Rousse offre une vue magnifique sur la ville. Ils sont abonnés à Télérama et j’y lis un article de Jean-Marc Jancovici au sujet du réchauffement climatique. Mon esprit cartésien et naturellement inquiet est saisi par le propos. Je passerai les semaines suivantes à dévorer son site internet ; son ton un peu hautain de polytechnicien ne suffit pas à gâcher ses réelles qualités de vulgarisation, notamment quand il illustre les quantités gigantesques d’énergie que nous dilapidons, avec des conversions en nombre d’esclaves. Je réalise de manière irrémédiable que notre mode de vie basé sur la croissance ne peut se poursuivre longtemps dans un monde aux ressources finies. Cette simple lecture change définitivement le regard que je pose sur le monde. Je suis urbaniste débutante, je travaille à la requalification de la gare des Halles, gare centrale de Paris ; ce travail offre un peu de cohérence avec mes toutes neuves préoccupations environnementales, puisqu’il s’agit d’améliorer le réseau de transports en commun de la capitale.

Si je remonte plus loin dans ma mémoire, je trouve des traces plus anciennes de sensibilité à la fragilité et à la beauté infinie de la nature. Un voyage d’été dans la voiture familiale, l’autoroute du soleil probablement. On croise une carrière en cours d’exploitation ; « papa, comment on fera quand il n’y aura plus de pierres ? ». Je ne me rappelle pas bien de la réponse, qui devait me rassurer sur le fait qu’on en trouverait toujours. Toujours… Jusqu’à quand ? Et puis je découvre et dévore tous les livres de Pagnol, et profite des grandes vacances dans une grande propriété en Provence pour passer des après-midi entières dans la garrigue. J’observe la faune et la flore, invente des chemins, des histoires. Mon enfance et petite adolescence sont marquées par des immersions dans la forêt et la nature, que l’urbaine que je deviendrai oubliera complètement au point d’avoir peur de la moindre épine et du moindre bruit à chaque retour dans la nature.

Que faire de cette sensibilité et de cette conscience inquiète ? Pendant 15 ans, c’est plutôt un poids qu’autre chose, un nuage noir au-dessus de ma tête que j’oublie du mieux que je peux dans mes actions quotidiennes. Je savoure les longues soirées d’été en pensant que ce sont peut-être les dernières… Pratiquant l’autodérision pour ne pas me faire trop remarquer, j’essaie de convaincre et sensibiliser mes collègues et mon entourage à la question climatique et à l’épuisement des ressources. Au début des années 2000, le sujet est mineur, et controversé. Les qualités de logique et de rigueur qui m’ont conduite à faire des études d’ingénieur, sans aucune vocation, sont les mêmes qui m’ont fait reconnaître dans les courbes et les chiffres, brillamment exposés par Jancovici, entre autres, une évidence irréfutable. Ces mêmes études d’ingénieur ont eu pour résultat de me rendre sceptique quant à la validité des modèles scientifiques pour décrire le vivant, ou en tous cas d’en saisir leurs limites. Comprendre que les modèles sont par définition approximatifs au regard de la complexité infinie de la nature, c’était sans doute la manifestation d’une intuition écologique qui s’ignorait à l’époque. En tous cas cette conscience écologique, si elle ne se traduit pas par des engagements politiques – j’ai vu de près les verts du microcosme parisien qui ont parfaitement refroidi l’idée que je pouvais avoir de m’engager – a une conséquence très concrète sur ma vie privée : alors que mes amis ingénieurs ont déjà 2 voire 3 enfants, je me réfugie dans l’idée de ne pas en avoir, accablée par la responsabilité de leur laisser un monde délabré et des lendemains qui déchantent. J’ai cependant assez de sens social pour ne pas balancer tout à trac à mes amis que faire un troisième enfant me semble irresponsable au regard de l’état de la planète.

Et puis, la question environnementale progresse dans les médias, à mesure que les tous les signaux environnementaux virent au rouge. Il devient difficile d’ignorer la question. Mon boulot d’aménageur, qui construit des infrastructures et vend des terrains à des promoteurs ou des bailleurs sociaux, devient lourd à porter. Certes j’ai choisi de travailler sur des projets exemplaires sur le plan écologique. Mais plus les mauvaises nouvelles environnementales s’accumulent, plus je suis convaincue que l’ampleur des changements à apporter est énorme, et que continuer le « business as usual », mâtiné de cosmétique verte, est totalement dérisoire.

La mue est lente et douloureuse. Une immense colère macère en moi. Que faire ? Quelles gouttes d’eau apporter dans l’océan ? Si la légende du colibri, qui porte sa part d’eau pour éteindre le feu, met du baume dans nos cœurs sidérés, elle masque cependant la nécessité de mutations qui dépassent très largement les initiatives individuelles. Comment vivre avec cette lucidité aiguë de l’effondrement à venir ? Avec la mauvaise conscience d’être mieux lotie que beaucoup d’autres ? Comment continuer à respirer, à rire, et trouver le chemin d’action qui donnera un sens à cette vie devenue précaire ? Comment vivre quand on a conscience que la lignée humaine a ses jours comptés ? Quels rabat-joie ces écolos !

Cette colère, combinée avec quelques accidents de parcours, me pousse à changer de voie professionnelle, à me tourner vers l’enseignement et le conseil ; essayer de transmettre des idées nouvelles, si ce n’est radicales, en gardant une certaine indépendance d’esprit. Et surtout ralentir le rythme, chanter, se rapprocher de la nature, pour mieux appréhender les nécessaires changements, et apaiser, peu à peu, un peu, la colère.

Il n’y a pas de réponses, juste des chemins à emprunter. La pratique du chant et du spectacle vivant sont mes bouées de légèreté et de beauté pour supporter le nuage qui est beaucoup plus noir qu’il y a quinze ans. Et puis partager ce poids avec d’autres personnes convaincues, avec qui il n’est pas besoin de « montrer patte verte », m’est absolument nécessaire pour aller de l’avant. La conscience progresse, et nous serons bientôt tous schizophrènes : nous savons qu’il faut tout changer, mais nous ne sommes qu’humains et nous continuons à vivre, à changer de voiture, à découvrir la Thaïlande… Certains en sont à souhaiter un choc violent (mais pas trop) le plus vite possible, qui serve d’électrochoc. Une chose est sûre, être psy est une voie d’avenir. Et être écologiste est une lutte non seulement externe, de plus en plus violente, mais aussi interne, pour tâcher de rester droit dans la tempête d’incertitudes et d’inquiétudes.

 

Jean-Charles François

Access to the English translation: Collective Invention

 


 

Invention musicale collective

dans le cadre de la diversité des cultures

Jean-Charles François

 

Sommaire :

1. Introduction
2. Formes alternatives aux œuvres d’art définitives
3. Improvisation
4. Processus artistiques ou seulement interactions humaines ?
5. Protocoles
6. Conclusion
 


Introduction

Le monde dans lequel nous vivons peut être défini comme celui de la coexistence d’une grande diversité de pratiques et de cultures. C’est ainsi qu’il est difficile aujourd’hui de penser en termes de monde moderne occidental, de philosophie orientale, de tradition africaine ou autres étiquettes trop faciles à utiliser pour nous orienter dans le chaos ambiant. On est en présence d’une infinité de réseaux et on appartient sans doute très souvent à plusieurs réseaux à la fois. Il s’agit par conséquent de penser les pratiques musicales en termes de problèmes écologiques. Une pratique peut en tuer une autre. Une pratique peut être directement en rapport avec une autre et pourtant elles peuvent toutes les deux garder leur particularité et affirmer leurs différences. Une pratique peut dépendre pour sa survie d’une autre pratique souvent antagoniste. L’écologie des pratiques (voir Stengers 1996, chapitre 3), ou comment faire face à un monde multiculturel potentiellement violent, est devenue une question en lien profond avec le futur de notre planète.

La recherche à laquelle j’ai activement participé entre 1990 et 2007 a consisté à inventer des dispositifs de médiation active entre des groupes de musiciens affirmant leurs différences à travers des pratiques culturelles ou des styles de musique. Cette recherche a été menée dans le cadre de l’élaboration des programmes d’études au Cefedem AuRA à Lyon – un lieu de formation des professeurs de l’enseignement spécialisé de la musique – en directe collaboration avec Eddy Schepens et toute l’équipe pédagogique et administrative de cette institution. À partir de l’année 2000, des étudiants provenant de quatre terrains d’action ont été appelé à travailler ensemble dans une même promotion menant au Diplôme d’État de professeur de musique : musiques actuelles amplifiées, jazz, musiques traditionnelles et musique classique. Le programme d’études a été basés sur deux impératifs distincts : a) chaque genre musical devait être reconnu comme autonome dans ses spécificités pratiques et théoriques ; et b) chaque genre musical devait collaborer avec tous les autres dans des projets artistiques et pédagogiques spécifiques. Nous nous sommes ensuite confrontés au problème de savoir comment faire face à la différence de culture qui existe entre une tradition d’enseignement formalisée à l’extrême mais avec peu de présentations publiques, et des traditions qui sont basées sur des formes atypiques ou informelles d’apprentissage directement liées à des interactions avec un public. Le problème qu’il a fallu ensuite résoudre peut être formulé comme suit : le secteur classique tend à développer une identité basée sur l’instrument ou la production vocale dans une posture où il s’agit d’être prêt à jouer toutes formes de musiques (à condition qu’elles soient écrites sur une partition) ; les autres genres musicaux ont tendance à exiger de leurs membres une forte identité basée sur le style de musique en tant que tel accompagnée d’une approche technique uniquement basée sur ce qui est nécessaire à exprimer cette identité. Notre tâche a consisté à trouver des solutions capables d’inclure tous les ingrédients de cette triple équation. Deux concepts ont pu émerger : a) le programme d’études serait centré sur les projets des étudiants et non plus sur une série de cours et la définition de leur contenu (bien qu’ils ont continué à exister) ; b) les projets devraient être basés sur le principe d’un contrat liant les étudiants à un certain nombre de contraintes déterminées par l’institution et sur lequel l’évaluation serait fondée. Une publication, Enseigner la Musique a rendu compte de nombreux aspects de cette recherche et sur la pédagogie de la musique (voir par exemple François et al. 2007).

En prenant en compte comme modèle ce concept de rencontres interculturelles, des situations expérimentales ont été développées à Lyon par le collectif PaaLabRes (« Pratiques Artistiques en Actes, Laboratoire de RechercheS ») à partir de 2011. Plusieurs projets ont pu être développés :

  • Un petit groupe de musiciens improvisateurs s’est réuni pour travailler sur des protocoles en vue de développer des matériaux en commun dans le contexte d’invention collective[1]. Ces protocoles ont été expérimentés et discutés par ce petit groupe, puis appliqués dans un certain nombre d’ateliers d’improvisation s’adressant à des publics très différents : professionnels, amateurs, débutants, étudiants, musiciens et danseurs appartenant à différentes esthétiques ou traditions (2011-2015).
  • Entre 2015 et 2017, des rencontres ont été organisées au Ramdam (Centre d’arts) près de Lyon entre la danse (membres de la Compagnie Maguy Marin entre autres) et la musique (membres du collectif PaaLabRes) sur cinq week-end de travail autour de l’idée de développer des matériaux communs dans des perspectives d’improvisation collective.
  • Dans le cadre de la publications de deux premières éditions de ce site « paalabre.org », une réflexion a été menée sur la recherche artistique par rapport à la diversité des pratiques artistiques, des expressions esthétiques et des contextes allant notamment de la pédagogie aux présentations sur scène, du monde professionnel et de celui beaucoup plus informel de ceux qu’on n’arrive pas à classifier. (Voir dans la première édition de l’espace numérique paalabres.org, la station « débat » sur la ligne recherche-artistique).

 

2. Formes alternatives aux œuvres d’art définitives

Les situations d’improvisation peuvent être perçues comme une bonne manière d’aborder les problèmes liés aux rencontres hétérogènes, non pas en se focalisant sur des valeurs esthétiques, mais plutôt sur les processus démocratiques que cette situation semble promouvoir : chaque participant est complètement responsable de sa production et de sa manière d’interagir avec autrui, et aussi avec les divers moyens de production mis à disposition.

La définition de l’improvisation, dans le cadre des pratiques artistiques de l’occident – dans ses formes les plus « libres » – est souvent proposée comme une alternative à la musique écrite qui a dominé pendant au moins deux siècles la musique savante européenne. L’improvisation face au structuralisme des années 1950-60 a eu tendance à proposer une simple inversion du modèle jusqu’ici dominant :

  1. L’interprète, considéré jusqu’alors comme n’étant pas un élément majeur participant à la création d’œuvres, devient par le biais de l’improvisation complètement responsable de sa propre création, en évitant de créer des œuvres définitives.
  2. La pratique d’écrire des signes sur une partition et de les respecter dans l’interprétation va être remplacée par l’absence de toute notation visuelle et la prévalence de la communication orale.
  3. Il n’y aura plus d’œuvres fixées définitivement dans l’histoire, mais des processus qui se modifient continuellement à l’infini.
  4. La lente réflexion, menée dans l’espace privé par le compositeur lors de l’élaboration d’une pièce donnée, va être remplacée par un acte instantané, dans l’inspiration du moment, sur la scène et en présence du public.
  5. À la place de compositions se définissant de plus en plus comme des objets autonomes articulant leur propre langage et tour de main particulier, l’improvisation libre tendra à se diriger vers le « non-idiomatique » (voir Bailey 1992, p. xi-xii)[2] ou vers le « tout-idiomatique » (la capacité d’emprunter des matériaux provenant de tous les domaines culturels).

Et ainsi de suite, tous les termes étant inversés.

Mais pour que cette inversion puisse devenir réalité, des éléments de stabilité doivent rester en place : la présence d’artistes professionnels ou considérés comme tels se produisant sur une scène devant un public constitué de mélomanes éduqués. La stabilité historique de musiciens interprètes, jouant dans des concerts publics, héritée dans une très grande mesure du XIXe siècle, va de pair avec ce que Howard Becker a appelé le « package » (ou lot) : une situation hégémonique qui contrôle d’une manière globale toutes les actions dans un domaine donné avec des conditions économiques particulières, la définition des rôles professionnels et la présence d’institutions d’enseignement idoines (voir Becker 2007, p. 90). L’inversion des termes apparaît être là pour garantir que certaines attitudes esthétiques puissent rester telles quelles : par exemple, le concept de la musique « non-idiomatique » peut être considéré comme prolongeant et renforçant la conception moderniste d’un renouvellement constant des sonorités ou de leurs combinaisons s’inscrivant dans des objets musicaux construisant une histoire. On ne sait pas quel idiome va résulter du travail du compositeur, mais l’idéal est d’arriver à un idiome personnel. L’improvisateur doit venir sur scène sans à-priori idiomatique, mais le résultat sera idiomatique seulement pour la durée du concert. L’idéal de la « table rase » persiste dans l’idée que chaque improvisation doit pouvoir s’éloigner des sentiers battus.

L’improvisation envisagée à la lumière des concepts « paalabriens » de nomade et de transversal ne peut pas se limiter à l’idée qu’il s’agit là d’une alternative à la sédentarité des êtres humains personnifiés par le milieu de la musique classique occidentale. Les pratiques nomades et transversales ne peuvent pas non plus prétendre se présenter comme une alternative aux formes artistiques institutionnelles, à travers les mouvements indéterminés de leur errance sans fin. Les nomades (transversaux) ont plutôt la tâche de se confronter à la complexité des pratiques se situant entre les formes de communication orales et écrites, entre la production des timbres et leur articulation syntactique, entre la spontanéité des gestes et leur prédétermination, entre l’interactivité à l’intérieur d’un groupe et l’élaboration d’une contribution personnelle originale.

 

3. Improvisation

Un des aspects le plus important de l’improvisation – en tant qu’élément distinct de la musique écrite sur partitions ou de la chorégraphie précisément fixée – c’est la responsabilité partagée entre plusieurs participants pour créer une production collective. Toutefois, le contenu exact de cette créativité collective dans la réalité des improvisations semble peu clair. Dans l’improvisation, l’accent est mis sur la production sur scène et en public non planifiée à l’avance, et sur l’acte éphémère qui ne va se passer qu’une seule fois. L’idéal de l’improvisation semble dépendre de l’absence de préparation avant le déroulement de l’acte en tant que tel. Pourtant, la réalité de l’acte d’improvisation ne peut se dérouler si les participants ne sont pas tous prêts individuellement à le faire. La prestation sur scène peut ne pas être préparée dans les détails de son déroulement, mais d’une façon générale, elle ne peut pas non plus être réussie sans la présence d’une préparation intense. Voilà une situation bien paradoxale.

Deux modèles de pratique de l’improvisation peuvent être définis, et il faut bien se souvenir que les modèles théoriques ne sont là que pour différencier des points de référence permettant à une réflexion de se développer, mais qu’ils ne correspondent jamais à une réalité beaucoup plus complexe. Dans le premier modèle, les improvisateurs doivent se préparer individuellement de manière intensive pendant de longues années, afin de pouvoir assumer une voix personnelle, une manière unique de produire des actes sonores ou gestuels. Cette voix personnelle ou manière de jouer doit être inscrite dans la mémoire – inscrite dans le corps – dans une collection la plus large possible de répertoires. C’est là la principale condition de l’acte créatif de l’improvisation : les éléments d’invention ne sont pas inscrit sur un support indépendant – comme la partition – mais ils sont directement incarné dans les capacités de jeu de l’improvisateur. Les participants se rencontrent sur la scène en tant qu’individus séparés pour produire quelque chose ensemble de manière non prévue à l’avance. La production sur scène sera la superposition de discours personnels, mais si les participants peuvent anticiper sur ce que les partenaires vont pouvoir produire (surtout s’ils ont déjà joué ensemble ou assisté à leurs prestations respectives) ils vont être capables de construire ensemble, dans le cadre de cette impréparation, un univers original de sonorités et/ou de gestes. L’accent mis sur la préparation individuelle semble tout même favoriser un réseau assez homogène d’improvisateurs. Ce réseau est géographiquement très large et impose, sans avoir à les spécifier, les conditions d’accès par une série de règles implicites et non écrites. L’accent principal de ce modèle est centré sur la prestation en public sur scène et les enjeux sont placés très haut pour que la rencontre entre les actes gestuels ou sonores des unes et des autres soient de grande qualité, en incluant aussi les attitudes et les réactions du public.

L’autre modèle alternatif met l’accent sur la co-construction collective d’un univers déterminé indépendamment de toute présentation sur scène ou d’autres types d’événement. Cela implique qu’un temps important doit être trouvé pour élaborer un répertoire de matériaux (sonores ou autres) appartenant à un groupe permanent de personnes. Un nombre suffisant de sessions de travail en commun doit avoir lieu en présence de tous les membres d’un groupe donné. Ce second modèle n’a pas beaucoup d’intérêt si les membres du groupe proviennent d’un milieu social et artistique homogène, notamment s’ils ont acquis un statut professionnel par le passage dans les mêmes institutions d’enseignement et les mêmes dispositifs de qualifications. S’ils ne sont pas différents dans un certain nombre d’aspects, il semble que le premier modèle soit plus à même d’assurer sans trop de difficulté la construction collective d’un univers artistique donné lors des prestations sur scène. Mais s’ils sont différents, et surtout s’ils sont très différents au point d’être plutôt antagonistes, l’idée de construire ensemble un matériau commun n’est pas une simple tâche. D’une part, les différences entre les participants doit être maintenue, elles doivent être pleinement mutuellement respectées. D’autre part, construire quelque chose ensemble va exiger de chaque participant d’être capable de laisser derrière soi les comportements habituels et traditionnels. C’est une première situation paradoxale. Mais il y a immédiatement un deuxième paradoxe qui vient encore compliquer les choses : d’une part le matériau qui est développé collectivement doit être plus élaboré que la simple superposition de discours parallèles pour pouvoir être qualifié de co-construction ; et d’autre part, le matériau ne doit pas non plus se figer dans une structuration qui équivaudrait à fixer les choses comme dans un composition écrite, le matériau doit pouvoir rester ouvert à des manipulations et des variations à réaliser dans le moment présent de l’improvisation. Les participants doivent pouvoir rester libres de leurs interactions dans l’esprit du moment. Ce second modèle n’exclut pas les prestations en public mais n’est pas limité à cette obligation. Il est centré sur des processus collectifs et peut se dérouler dans différents contextes d’interactions sociales.

Les défis auxquels on a à faire face dans le second modèle sont directement liés aux débats autour des moyens à convoquer pour faire tomber les murs. Il n’est pas suffisant de rassembler des personnes d’origines ou de cultures différentes dans un même lieu pour que des relations plus profondes puissent se développer. Il n’est pas non plus suffisant d’inventer de nouvelles méthodologies appropriées à une situation donnée pour que par miracle la coexistence pacifique puisse s’installer. Pour faire face à la complexité, on a besoin de développer des situations dans lesquelles un certain nombre d’ingrédients doivent être présents : a) chaque participant doit avoir une connaissance de ce que chacun des autres représente ; b) chaque participant est obligé de respecter des règles élaborées en commun ; c) chaque participant pourtant doit pouvoir retenir une importante marge d’initiative personnelle pour exprimer sa différence ; d) il y a des moments où une forme de leadership peut émerger, mais dans son ensemble le contexte doit rester dans les limites d’un processus démocratique. Toute cette complexité démontre les vertus d’un bricolage pragmatique guidé par ce « dispositif » de principes et de contraintes.

Comme l’a démontré le sociologue et pianiste de jazz David Sudnow lorsqu’il a décrit son propre processus d’apprentissage de l’improvisation dans le jazz, les modèles sonores et visuels, bien qu’ils soient des éléments essentiels dans la définition des objectifs à atteindre, ne sont pas suffisant pour produire des résultats probants par le biais de simples imitations :

Quand mon professeur m’a dit, « maintenant que vous êtes capable de jouer ces thèmes, essayez d’improviser des mélodies avec la main droite », et quand je suis rentré à la maison et que j’ai écouté mes disques de jazz, c’était comme si la tâche à accomplir était de rentrer chez soi et de se mettre à parler français. Il y avait ce français qui défilait dans un flot rapide de sons étranges, dans un tourbillon rapide, des styles à l’intérieur de styles dans le cours du jeu de n’importe quel musicien. (Sudnow 2001, p. 17)

Un certain degré de bricolage est nécessaire pour permettre aux participants d’arriver à réaliser leurs objectifs en réalisant leurs propres détours hors de la logique du professeur.

L’idée de dispositif associé à celle de bricolage correspond à la définition du dictionnaire : « Ensemble de mesures prises, de moyens mis en œuvre pour une intervention précise » (Larousse en ligne). On peut aussi se référer à la définition donnée par Michel Foucault comme « un ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements d’architectures, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propos philosophiques, moraux, philanthropiques, du dit aussi bien que du non-dit… » (Foucault 1977, voir aussi la station timbre dans la première édition de paalabres.org).

En appliquant cette idée à la co-production de matériaux sonores ou gestuels dans les domaines artistiques, les éléments institutionnels de cette définition sont bien sûr présents, mais l’accent est mis ici sur les réseaux d’éléments créés par les actions réalisées au quotidien, qui sont contextualisées par des personnes qui sont présentes et des matériaux mis à disposition. Les moyens sont ainsi définis ici comme concernant en même temps des personnes, leur statut social et hiérarchique au sein d’une communauté artistique donnée, les matériaux, instruments et techniques mis à disposition, les espaces dans lesquels les actions ont lieu, les interactions particulières – formelles ou non – entre les participants, entre les participants et les matériaux ou techniques, et les interactions avec le monde extérieur au groupe. Les dispositifs sont plus ou moins formalisés par des chartes, des protocoles d’action, des partitions ou images graphiques, des conditions d’appartenance au groupe, des processus d’évaluation (formels ou informels), des procédures d’apprentissage et de recherche. Dans une très grande mesure, les dispositifs sont régulés quotidiennement de manière orale, dans des contextes qui peuvent se modifier substantiellement par rapport aux circonstances, et à travers des interactions qui par leur instabilité peuvent produire des résultats très différents.

 

4. Processus artistiques ou seulement interactions humaines ?

L’idée de « dispositif » à la fois empêche que les actes artistiques soient simplement limités à des objets autonomes bien identifiés et elle élargit considérablement le champ des activités artistiques. Le réseau qui continuellement se forme, s’informe et se déforme lui-même ne peut pas se limiter à se concentrer sur un seul objectif de production de matériaux artistiques en vue de la satisfaction du public. Les processus ne sont plus définis à partir de sphères de spécialisation prédéfinies. Le terme d’improvisation ne se limite plus de manière stricte à une série de principes sacrés de liberté absolue et de spontanéité ou au contraire de respect d’une quelconque tradition. L’improvisation peut incorporer en son sein des activités qui impliquent une variété de supports – y compris écrits sur papier – pour arriver à des résultats s’inscrivant dans des contextes particuliers. La pureté des prises de positions tranchées et définitives ne peut plus être ce qui doit dicter tous les comportements possibles. Cela ne veut pas dire que les idéaux sont effacés et que les valeurs qu’on veut placer en exergue de la réalité des pratiques ont perdu leur importance primordiale.

La confrontation des pratiques artistiques nomades et transversales aux impératifs des institutions peut s’exprimer dans plusieurs domaines : l’improvisation, la recherche artistique, l’enseignement artistique, l’élaboration de programmes d’études, le renouveau des pratiques traditionnelles, etc. De plus en plus d’artistes se trouvent dans une situation dans laquelle leur pratique en termes strictement artistiques est considérablement élargie par ce qu’on appelle la « médiation » (voir Hennion 1993 et 1995) : activités pédagogiques, éducation populaire, participation du public, interactions sociales, hybridité des domaines artistiques, etc. L’immersion des activités artistiques dans les domaines du social, de l’éducation, des technologies, et du politique implique l’utilisation d’outils de recherche et de collaboration avec la recherche formelle en tant que nécessité dans l’élaboration des objets ou processus artistiques (voir Coessens 2009, et la station the artistic turn de la première éditon de paalabres.org). Les pratiques de recherche dans les domaines artistiques ont pour une grande part absolument besoin de la légitimité et de l’évaluation des instances universitaires, mais il est tout aussi important de reconnaître qu’elles doivent être considérées comme faisant partie d’une « science excentrique » (voir Deleuze et Guatarri, 1980, pp. 446-464), qui change considérablement le sens qu’on peut mettre dans le terme de recherche. Ce que les artistes peuvent apporter à la recherche concerne le questionnement contenu dans leurs pratiques mêmes : l’effacement de la séparation entre les acteurs et les observateurs, entre la manière scientifique de publier les résultats d’une recherche et d’autres formes informelles de présentation, entre les actes artistiques et la réflexion à leur sujet.

Une réponse nomadique et transversale peut se trouver le long d’un cheminement entre la liberté des actes créatifs et l’imposition stricte des règles canoniques de la tradition. Dans ce contexte l’acte créatif ne peut plus être envisagé comme la simple expression individuelle affirmant sa liberté par rapport à une fiction d’universalité. La constitution d’un collectif particulier, définissant au fur et à mesure ses propres règles, doit jouer, dans un frottement instable, à l’encontre des velléités imaginatives individuelles. Mettre une personne en position de recherche consisterait à ancrer l’acte créatif dans la formulation par un collectif d’un processus problématique ; la liberté absolue de création est maintenant liée à des interactions collectives et à ce qui est mis en jeu dans ce processus, sans se limiter aux règles strictes d’un modèle donné. L’acte créatif ne serait plus considéré comme un objet en soi absolu et l’accent serait mis sur les nombreuses médiations qui le déterminent comme un contexte particulier à la fois esthétique et éthique : la convergence à un certain moment d’un certain nombre de participants dans une forme de projet. Les nœuds de cette convergence doivent être expliqués non pas en termes de résultat particulier souhaité, mais en termes de constitution d’une sorte de tableau de la complexité problématique de la situation à son origine : un système de contraintes qui traite de l’interaction entre les matériaux, les espaces, les institutions, les divers participants, les ressources disponibles, les références, etc. D’après Isabelle Stengers, l’idée de contrainte, qu’il faut distinguer des « conditions », n’est pas une alternative qui est imposée de l’extérieur, ni une façon d’instituer une légitimité, mais la contrainte ne doit être satisfaite que d’une manière indéterminée et ouverte sur beaucoup de possibilités. La signification est déterminée a posteriori à la fin du processus (Stengers 1996, p. 74). Les contraintes doivent être prises en compte, mais ne définissent pas des voies à prendre lors de la réalisation du processus. Les systèmes de contraintes fonctionnent le mieux quand des personnes différentes de champs de spécialisation différents sont appelées à développer quelque chose ensemble.

 

5. Protocoles

Nous avons nommés « protocoles » des processus de recherche collective qui se passent avant une improvisation et qui vont en colorer le contenu, puis accumuler dans la mémoire collective un répertoire d’actions déterminées. Le détail de ce répertoire d’actions n’est pas fixé, et il n’est forcément décidé qu’un répertoire donné doive être convoqué lors d’une improvisation. La définition du terme de protocole est bien évidemment ambiguë et pour beaucoup semblera aller complètement à l’encontre d’une éthique de l’improvisation. Le terme est lié à des connotations de circonstances officielles, voire aristocratiques, où des comportements considérés comme acceptables ou respectables sont complètement déterminés : il s’agit de modes de conduites socialement reconnus. Protocole est aussi utilisé dans le monde médical pour décrire des séries d’actes de soins à suivre (sans omissions) dans des cas précis. Ce n’est pas dans le sens de ces contextes que nous utilisons le terme.

La définition de protocole est ici liée à des instructions écrites ou orales données à des participants au début d’une séance d’improvisation collective déterminant des règles de relations entre individus ou bien de définition d’un matériau particulier, sonore, gestuel ou autre. Elle correspond à peu près à celle du Larousse (en ligne) : « Usages conformes aux relations entre particuliers dans la vie sociale. » et « Ensemble des règles, questions, etc., définissant une opération complexe ». Les participants doivent accepter que pendant un temps limité, des règles d’interactions dans le groupe soient fixées en vue de construire quelque chose en commun ou en vue de comprendre le point de vue d’autrui, d’entrer dans un jeu avec l’autre. Une fois expérimenté, quand des situations ont pu être construites, le protocole en lui-même doit être oublié pour faire place à des interactions beaucoup moins liées à des règles de comportement, en retrouvant l’esprit de l’improvisation non planifiée. L’idéal, dans le cadre de l’élaboration des protocoles, est d’arriver à un accord collectif sur le contenu, sur la formulation des règles. En fait ce n’est que rarement le cas dans l’expérience réelle, car les gens on tendance à comprendre les règles de manière différente. Un protocole est le plus souvent proposés par une personne en particulier, l’importance étant de faire tourner parmi les autres personnes présentes la possibilité d’en proposer d’autres, et aussi de pouvoir donner la possibilité aux autres personnes d’élaborer des variations autour du protocole présenté.

La contradiction qui existe entre la préparation intensive que les improvisateurs s’imposent à eux-mêmes individuellement et l’improvisation sur scène qui se fait « sans préparation  se retrouve maintenant au niveau collectif : une préparation intensive du groupe d’improvisateurs doit avoir lieu collectivement avant qu’il soit possible d’improviser d’une manière spontanée en reprenant les éléments du répertoire accumulé, mais sans qu’il y ait une planification du détail de ce qui va se passer. Si les membres du collectif ont développé des matériaux en commun, ils peuvent maintenant plus librement les convoquer selon les contextes qui se présentent lors de l’improvisation.

C’est ainsi qu’on est en présence d’une alternance entre d’une part des moments formalisés de développement du répertoire et d’autre part des improvisations qui sont soit basées sur ce qu’on vient de travailler ou bien plus librement sur la totalité des possibilités données par le répertoire et aussi par ce qui lui est extérieur (rencontres fortuites entre productions individuelles). L’objectif est donc bien de mettre les participants dans de réelles situations d’improvisation où l’on peut déterminer son propre cheminement et dans lesquelles idéalement tous les participants sont dans des rôles spécifiques d’égale importance.

On peut catégoriser les différents types de protocoles ou de procédures, mais il faut se garder d’en dresser le catalogue détaillé, dans ce qui ressemblerait à un manuel. Les protocoles doivent de fait toujours être inventés ou réinventés dans chaque situation particulière. En effet la composition des groupes en terme d’hétérogénéité des domaines artistiques en présence, des niveaux de capacités techniques (ou autres), d’âge, de milieu social, d’origine géographique, des cultures différentes, d’objectifs particuliers par rapport à la situation du groupe, etc., doit à chaque fois déterminer ce que le protocole propose de faire et donc son contenu contextuel.

Voici quelques catégories de protocoles possibles parmi celles que nous avons explorées :

  1. Coexistence de propositions. Chaque participant peut définir une sonorité et/ou un geste particuliers. Chaque participant doit maintenir sa propre production élaborée tout au long d’une improvisation. L’improvisation ne concerne donc que la temporalité et le niveau des interventions personnelles en superpositions ou juxtapositions. L’interaction se passe au niveau d’une coexistence des diverses propositions dans des combinaisons variées choisies au moment de la performance improvisée. Des variations peuvent être introduites dans les propositions personnelles.
  2. Sonorités collectives élaborées à partir d’un modèle. Des timbres sont proposés individuellement pour être reproduits tant bien que mal par la totalité du groupe pour pouvoir créer une sonorité collective donnée.
  3. Co-construction de matériaux. Des petits groupes (4 ou 5) peuvent avoir la mission de développer une sonorité collective cohérente. Le travail s’envisage au niveau oral, mais chaque groupe peut choisir sa méthode d’élaboration, y compris par l’utilisation de notations sur papier. Puis de l’enseigner à d’autres groupes de la manière de leur choix.
  4. Constructions de structures rythmiques (boucles, cycles). La situation caractéristique de ce genre de protocole est le groupe disposé en cercle, chaque participant à son tour dans le cercle produisant un son, ou un geste, court improvisé, tout ceci dans une forme de hoquet musical. Généralement la production des sons ou des gestes qui tournent en boucle dans le cercle est basée sur une pulsation régulière. Les variations sont introduites par des silences dans le déroulement régulier, des superpositions de cycles de longueurs qui peuvent varier, d’irrégularités rythmiques, etc.
  5. Nuages, textures, sonorités et/ou mouvements gestuels collectifs – individus noyés dans la masse. Sur le modèle développé par un certain nombre de compositeur de la seconde moitié du vingtième siècle tels que Ligeti et Xenakis, des nuages ou textures sonores (cela s’applique aussi bien aux gestes et mouvements corporels) peuvent être développées à partir d’une sonorité donnée distribuée de manière hasardeuse dans le temps par un nombre suffisant de personnes les produisant. Le collectif produit une sonorité globale (ou mouvements corporels) dans laquelle les productions individuelles sont fondues dans la masse. L’improvisation consiste la plupart du temps à faire évoluer la sonorité globale ou les mouvements corporels de façon collective vers d’autres qualités sonores.
  6. Situations d’interactions sociales. Les sonorités ou les gestes ne sont pas définis, mais la manière d’interagir entre participants l’est. Premièrement il y a la situation qui consiste à passer du silence à des mouvements gestuels et corporels (ou à une sonorité) collectivement déterminés, comme dans les situations d’échauffement ou de phases de début d’improvisation dans lesquelles le jeu effectif improvisé ne commence que quand tous les participants se sont accordés dans tous les sens du mot accord : a) celui qui consiste à ce que les instruments ou les corps soient accordés b) celui qui concerne le test que fait le collectif de l’acoustique et la disposition spatiale d’une salle pour se sentir ensemble dans un environnement particulier, c) celui qui concerne le fait que les participants se sont mis d’accord pour faire socialement la même activité. C’est par exemple ce que l’on appelle le prélude dans la musique classique européenne, l’alãp dans la musique indienne classique du nord de l’Inde, un processus d’introduction progressive dans un univers sonore plus ou moins déterminé, ou à déterminer collectivement. Deuxièmement il peut s’agir d’interdictions de faire une ou plusieurs actions dans le cours de l’improvisation. Troisièmement il peut s’agir de déterminer des règles de temps de jeu des participants ou d’une structuration particulière du déroulement temporel de l’improvisation. Finalement on peut déterminer des comportements, mais pas les sonorités ou gestes que les comportements vont produire.
  7. Des objets étrangers à un domaine artistique, par exemple qui n’ont pas de fonction de produire des sons dans le cas de la musique, peuvent être introduits pour être manipulés par le collectif et déterminer indirectement la nature des sonorités ou gestes qui vont accompagner cette manipulation. L’exemple qui vient à l’esprit de manière immédiate est celui de l’illustration sonore de films muets. Mais il y a une infinité d’objets possibles à utiliser dans cette situation. L’attention des participants se porte principalement sur la manipulation de l’objet emprunté à un autre domaine et non sur la production particulière de ce qu’exige la discipline habituelle.

 

6. Conclusion

Les deux concepts de dispositif et de système de contraintes semblent être une façon intéressante de définir ce que pourrait être la recherche artistique, en particulier dans le contexte de projets de création collective dans des groupes non homogènes : créations collectives improvisées, actes artistiques s’inscrivant dans des contextes socio-politiques, relations formelles/informelles aux institutions, questions concernant la transmission des connaissances et des savoir-faire, diverses manières d’interagir entre des êtres humains, entre des humains et des machines, entre des humains et non-humains. Ces perspectives élargissement considérablement le champ d’application des actes qu’on peut qualifier d’artistiques : l’élaboration de programmes dans le cadre d’institutions d’enseignement, projets de recherche interdisciplinaires, ateliers divers (voir François et al. 2007) deviennent alors de situations artistiques à part entière qui se situent en dehors de l’exclusivité des prestations publiques sur scène.

Nous sommes aujourd’hui confrontés à un monde électronique d’une extraordinaire diversité de pratiques artistiques et en même temps à une multiplication des réseaux socialement homogènes. Ces pratiques tendent à développer de fortes identités et des hyperspécialisations. Cela nous oblige de manière urgente à travailler sur la rencontre des cultures qui tendent à s’ignorer mutuellement. Dans des espaces informels aussi bien que formels, à l’intérieur de groupes socialement hétérogènes, il convient d’encourager des manières de développer des créations collectives sur la base de principes d’une démocratie directe. Le monde des technologies électroniques permet de plus en plus l’accès de tous à des pratiques de création et de recherche, à des niveaux divers et sans avoir à passer par les parcours balisés des institutions. Cela nous obligent à débattre des façons dans lesquelles ces activités peuvent être ou non accompagnées par des artistes travaillant dans des espaces formels ou informels. La nature indéterminée de ces obligations – non pas en terme d’objectifs, mais de mises en pratique effectives – nous ramène de nouveau à l’idée des actes artistiques nomades et transversaux.

 


1. Ont participé à ce projet : Laurent Grappe, Jean-Charles François, Karine Hahn, Gilles Laval, Pascal Pariaud et Gérald Venturi.

2. Derek Bailey définit les termes de « idiomatique » et de « non-idiomatique » comme relevant d’une question d’identité à un domaine culturel particulier, et non pas tellement en termes de contenu de langage musical : « Non idiomatic improvisation has other concerns and is more usually found in so-called ‘free’ improvisation and, while it can be highly stylised, is not usually tied to representing an idiomatic identity. » (1992, p. xii)

 


Bibliographie

Bailey, Derek. 1992. Improvisation, its nature and practice in music. Londres: The British Library National Sound Archive. [en français : 1999. L’improvisation : sa nature et sa pratique dans la musique. Paris : Outre Mesure, Coll. Contrepoints. Trad. par Isabelle Leymarie]

Becker, Howard. 2007. « Le pouvoir de l’inertie », Enseigner la Musique N°9/10, Lyon : Cefedem AuRA – CNSMD de Lyon, pp. 87-95. (cette traduction en français est tirée de Propos sur l’Art, pp. 59-72, Paris : L’Harmatan, 1999, trad. Axel Nesme.

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