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Jean-Charles François

Access to the English translation: Collective Invention

 


 

Invention musicale collective

dans le cadre de la diversité des cultures

Jean-Charles François

 

Sommaire :

1. Introduction
2. Formes alternatives aux œuvres d’art définitives
3. Improvisation
4. Processus artistiques ou seulement interactions humaines ?
5. Protocoles
6. Conclusion
 


Introduction

Le monde dans lequel nous vivons peut être défini comme celui de la coexistence d’une grande diversité de pratiques et de cultures. C’est ainsi qu’il est difficile aujourd’hui de penser en termes de monde moderne occidental, de philosophie orientale, de tradition africaine ou autres étiquettes trop faciles à utiliser pour nous orienter dans le chaos ambiant. On est en présence d’une infinité de réseaux et on appartient sans doute très souvent à plusieurs réseaux à la fois. Il s’agit par conséquent de penser les pratiques musicales en termes de problèmes écologiques. Une pratique peut en tuer une autre. Une pratique peut être directement en rapport avec une autre et pourtant elles peuvent toutes les deux garder leur particularité et affirmer leurs différences. Une pratique peut dépendre pour sa survie d’une autre pratique souvent antagoniste. L’écologie des pratiques (voir Stengers 1996, chapitre 3), ou comment faire face à un monde multiculturel potentiellement violent, est devenue une question en lien profond avec le futur de notre planète.

La recherche à laquelle j’ai activement participé entre 1990 et 2007 a consisté à inventer des dispositifs de médiation active entre des groupes de musiciens affirmant leurs différences à travers des pratiques culturelles ou des styles de musique. Cette recherche a été menée dans le cadre de l’élaboration des programmes d’études au Cefedem AuRA à Lyon – un lieu de formation des professeurs de l’enseignement spécialisé de la musique – en directe collaboration avec Eddy Schepens et toute l’équipe pédagogique et administrative de cette institution. À partir de l’année 2000, des étudiants provenant de quatre terrains d’action ont été appelé à travailler ensemble dans une même promotion menant au Diplôme d’État de professeur de musique : musiques actuelles amplifiées, jazz, musiques traditionnelles et musique classique. Le programme d’études a été basés sur deux impératifs distincts : a) chaque genre musical devait être reconnu comme autonome dans ses spécificités pratiques et théoriques ; et b) chaque genre musical devait collaborer avec tous les autres dans des projets artistiques et pédagogiques spécifiques. Nous nous sommes ensuite confrontés au problème de savoir comment faire face à la différence de culture qui existe entre une tradition d’enseignement formalisée à l’extrême mais avec peu de présentations publiques, et des traditions qui sont basées sur des formes atypiques ou informelles d’apprentissage directement liées à des interactions avec un public. Le problème qu’il a fallu ensuite résoudre peut être formulé comme suit : le secteur classique tend à développer une identité basée sur l’instrument ou la production vocale dans une posture où il s’agit d’être prêt à jouer toutes formes de musiques (à condition qu’elles soient écrites sur une partition) ; les autres genres musicaux ont tendance à exiger de leurs membres une forte identité basée sur le style de musique en tant que tel accompagnée d’une approche technique uniquement basée sur ce qui est nécessaire à exprimer cette identité. Notre tâche a consisté à trouver des solutions capables d’inclure tous les ingrédients de cette triple équation. Deux concepts ont pu émerger : a) le programme d’études serait centré sur les projets des étudiants et non plus sur une série de cours et la définition de leur contenu (bien qu’ils ont continué à exister) ; b) les projets devraient être basés sur le principe d’un contrat liant les étudiants à un certain nombre de contraintes déterminées par l’institution et sur lequel l’évaluation serait fondée. Une publication, Enseigner la Musique a rendu compte de nombreux aspects de cette recherche et sur la pédagogie de la musique (voir par exemple François et al. 2007).

En prenant en compte comme modèle ce concept de rencontres interculturelles, des situations expérimentales ont été développées à Lyon par le collectif PaaLabRes (« Pratiques Artistiques en Actes, Laboratoire de RechercheS ») à partir de 2011. Plusieurs projets ont pu être développés :

  • Un petit groupe de musiciens improvisateurs s’est réuni pour travailler sur des protocoles en vue de développer des matériaux en commun dans le contexte d’invention collective[1]. Ces protocoles ont été expérimentés et discutés par ce petit groupe, puis appliqués dans un certain nombre d’ateliers d’improvisation s’adressant à des publics très différents : professionnels, amateurs, débutants, étudiants, musiciens et danseurs appartenant à différentes esthétiques ou traditions (2011-2015).
  • Entre 2015 et 2017, des rencontres ont été organisées au Ramdam (Centre d’arts) près de Lyon entre la danse (membres de la Compagnie Maguy Marin entre autres) et la musique (membres du collectif PaaLabRes) sur cinq week-end de travail autour de l’idée de développer des matériaux communs dans des perspectives d’improvisation collective.
  • Dans le cadre de la publications de deux premières éditions de ce site « paalabre.org », une réflexion a été menée sur la recherche artistique par rapport à la diversité des pratiques artistiques, des expressions esthétiques et des contextes allant notamment de la pédagogie aux présentations sur scène, du monde professionnel et de celui beaucoup plus informel de ceux qu’on n’arrive pas à classifier. (Voir dans la première édition de l’espace numérique paalabres.org, la station « débat » sur la ligne recherche-artistique).

 

2. Formes alternatives aux œuvres d’art définitives

Les situations d’improvisation peuvent être perçues comme une bonne manière d’aborder les problèmes liés aux rencontres hétérogènes, non pas en se focalisant sur des valeurs esthétiques, mais plutôt sur les processus démocratiques que cette situation semble promouvoir : chaque participant est complètement responsable de sa production et de sa manière d’interagir avec autrui, et aussi avec les divers moyens de production mis à disposition.

La définition de l’improvisation, dans le cadre des pratiques artistiques de l’occident – dans ses formes les plus « libres » – est souvent proposée comme une alternative à la musique écrite qui a dominé pendant au moins deux siècles la musique savante européenne. L’improvisation face au structuralisme des années 1950-60 a eu tendance à proposer une simple inversion du modèle jusqu’ici dominant :

  1. L’interprète, considéré jusqu’alors comme n’étant pas un élément majeur participant à la création d’œuvres, devient par le biais de l’improvisation complètement responsable de sa propre création, en évitant de créer des œuvres définitives.
  2. La pratique d’écrire des signes sur une partition et de les respecter dans l’interprétation va être remplacée par l’absence de toute notation visuelle et la prévalence de la communication orale.
  3. Il n’y aura plus d’œuvres fixées définitivement dans l’histoire, mais des processus qui se modifient continuellement à l’infini.
  4. La lente réflexion, menée dans l’espace privé par le compositeur lors de l’élaboration d’une pièce donnée, va être remplacée par un acte instantané, dans l’inspiration du moment, sur la scène et en présence du public.
  5. À la place de compositions se définissant de plus en plus comme des objets autonomes articulant leur propre langage et tour de main particulier, l’improvisation libre tendra à se diriger vers le « non-idiomatique » (voir Bailey 1992, p. xi-xii)[2] ou vers le « tout-idiomatique » (la capacité d’emprunter des matériaux provenant de tous les domaines culturels).

Et ainsi de suite, tous les termes étant inversés.

Mais pour que cette inversion puisse devenir réalité, des éléments de stabilité doivent rester en place : la présence d’artistes professionnels ou considérés comme tels se produisant sur une scène devant un public constitué de mélomanes éduqués. La stabilité historique de musiciens interprètes, jouant dans des concerts publics, héritée dans une très grande mesure du XIXe siècle, va de pair avec ce que Howard Becker a appelé le « package » (ou lot) : une situation hégémonique qui contrôle d’une manière globale toutes les actions dans un domaine donné avec des conditions économiques particulières, la définition des rôles professionnels et la présence d’institutions d’enseignement idoines (voir Becker 2007, p. 90). L’inversion des termes apparaît être là pour garantir que certaines attitudes esthétiques puissent rester telles quelles : par exemple, le concept de la musique « non-idiomatique » peut être considéré comme prolongeant et renforçant la conception moderniste d’un renouvellement constant des sonorités ou de leurs combinaisons s’inscrivant dans des objets musicaux construisant une histoire. On ne sait pas quel idiome va résulter du travail du compositeur, mais l’idéal est d’arriver à un idiome personnel. L’improvisateur doit venir sur scène sans à-priori idiomatique, mais le résultat sera idiomatique seulement pour la durée du concert. L’idéal de la « table rase » persiste dans l’idée que chaque improvisation doit pouvoir s’éloigner des sentiers battus.

L’improvisation envisagée à la lumière des concepts « paalabriens » de nomade et de transversal ne peut pas se limiter à l’idée qu’il s’agit là d’une alternative à la sédentarité des êtres humains personnifiés par le milieu de la musique classique occidentale. Les pratiques nomades et transversales ne peuvent pas non plus prétendre se présenter comme une alternative aux formes artistiques institutionnelles, à travers les mouvements indéterminés de leur errance sans fin. Les nomades (transversaux) ont plutôt la tâche de se confronter à la complexité des pratiques se situant entre les formes de communication orales et écrites, entre la production des timbres et leur articulation syntactique, entre la spontanéité des gestes et leur prédétermination, entre l’interactivité à l’intérieur d’un groupe et l’élaboration d’une contribution personnelle originale.

 

3. Improvisation

Un des aspects le plus important de l’improvisation – en tant qu’élément distinct de la musique écrite sur partitions ou de la chorégraphie précisément fixée – c’est la responsabilité partagée entre plusieurs participants pour créer une production collective. Toutefois, le contenu exact de cette créativité collective dans la réalité des improvisations semble peu clair. Dans l’improvisation, l’accent est mis sur la production sur scène et en public non planifiée à l’avance, et sur l’acte éphémère qui ne va se passer qu’une seule fois. L’idéal de l’improvisation semble dépendre de l’absence de préparation avant le déroulement de l’acte en tant que tel. Pourtant, la réalité de l’acte d’improvisation ne peut se dérouler si les participants ne sont pas tous prêts individuellement à le faire. La prestation sur scène peut ne pas être préparée dans les détails de son déroulement, mais d’une façon générale, elle ne peut pas non plus être réussie sans la présence d’une préparation intense. Voilà une situation bien paradoxale.

Deux modèles de pratique de l’improvisation peuvent être définis, et il faut bien se souvenir que les modèles théoriques ne sont là que pour différencier des points de référence permettant à une réflexion de se développer, mais qu’ils ne correspondent jamais à une réalité beaucoup plus complexe. Dans le premier modèle, les improvisateurs doivent se préparer individuellement de manière intensive pendant de longues années, afin de pouvoir assumer une voix personnelle, une manière unique de produire des actes sonores ou gestuels. Cette voix personnelle ou manière de jouer doit être inscrite dans la mémoire – inscrite dans le corps – dans une collection la plus large possible de répertoires. C’est là la principale condition de l’acte créatif de l’improvisation : les éléments d’invention ne sont pas inscrit sur un support indépendant – comme la partition – mais ils sont directement incarné dans les capacités de jeu de l’improvisateur. Les participants se rencontrent sur la scène en tant qu’individus séparés pour produire quelque chose ensemble de manière non prévue à l’avance. La production sur scène sera la superposition de discours personnels, mais si les participants peuvent anticiper sur ce que les partenaires vont pouvoir produire (surtout s’ils ont déjà joué ensemble ou assisté à leurs prestations respectives) ils vont être capables de construire ensemble, dans le cadre de cette impréparation, un univers original de sonorités et/ou de gestes. L’accent mis sur la préparation individuelle semble tout même favoriser un réseau assez homogène d’improvisateurs. Ce réseau est géographiquement très large et impose, sans avoir à les spécifier, les conditions d’accès par une série de règles implicites et non écrites. L’accent principal de ce modèle est centré sur la prestation en public sur scène et les enjeux sont placés très haut pour que la rencontre entre les actes gestuels ou sonores des unes et des autres soient de grande qualité, en incluant aussi les attitudes et les réactions du public.

L’autre modèle alternatif met l’accent sur la co-construction collective d’un univers déterminé indépendamment de toute présentation sur scène ou d’autres types d’événement. Cela implique qu’un temps important doit être trouvé pour élaborer un répertoire de matériaux (sonores ou autres) appartenant à un groupe permanent de personnes. Un nombre suffisant de sessions de travail en commun doit avoir lieu en présence de tous les membres d’un groupe donné. Ce second modèle n’a pas beaucoup d’intérêt si les membres du groupe proviennent d’un milieu social et artistique homogène, notamment s’ils ont acquis un statut professionnel par le passage dans les mêmes institutions d’enseignement et les mêmes dispositifs de qualifications. S’ils ne sont pas différents dans un certain nombre d’aspects, il semble que le premier modèle soit plus à même d’assurer sans trop de difficulté la construction collective d’un univers artistique donné lors des prestations sur scène. Mais s’ils sont différents, et surtout s’ils sont très différents au point d’être plutôt antagonistes, l’idée de construire ensemble un matériau commun n’est pas une simple tâche. D’une part, les différences entre les participants doit être maintenue, elles doivent être pleinement mutuellement respectées. D’autre part, construire quelque chose ensemble va exiger de chaque participant d’être capable de laisser derrière soi les comportements habituels et traditionnels. C’est une première situation paradoxale. Mais il y a immédiatement un deuxième paradoxe qui vient encore compliquer les choses : d’une part le matériau qui est développé collectivement doit être plus élaboré que la simple superposition de discours parallèles pour pouvoir être qualifié de co-construction ; et d’autre part, le matériau ne doit pas non plus se figer dans une structuration qui équivaudrait à fixer les choses comme dans un composition écrite, le matériau doit pouvoir rester ouvert à des manipulations et des variations à réaliser dans le moment présent de l’improvisation. Les participants doivent pouvoir rester libres de leurs interactions dans l’esprit du moment. Ce second modèle n’exclut pas les prestations en public mais n’est pas limité à cette obligation. Il est centré sur des processus collectifs et peut se dérouler dans différents contextes d’interactions sociales.

Les défis auxquels on a à faire face dans le second modèle sont directement liés aux débats autour des moyens à convoquer pour faire tomber les murs. Il n’est pas suffisant de rassembler des personnes d’origines ou de cultures différentes dans un même lieu pour que des relations plus profondes puissent se développer. Il n’est pas non plus suffisant d’inventer de nouvelles méthodologies appropriées à une situation donnée pour que par miracle la coexistence pacifique puisse s’installer. Pour faire face à la complexité, on a besoin de développer des situations dans lesquelles un certain nombre d’ingrédients doivent être présents : a) chaque participant doit avoir une connaissance de ce que chacun des autres représente ; b) chaque participant est obligé de respecter des règles élaborées en commun ; c) chaque participant pourtant doit pouvoir retenir une importante marge d’initiative personnelle pour exprimer sa différence ; d) il y a des moments où une forme de leadership peut émerger, mais dans son ensemble le contexte doit rester dans les limites d’un processus démocratique. Toute cette complexité démontre les vertus d’un bricolage pragmatique guidé par ce « dispositif » de principes et de contraintes.

Comme l’a démontré le sociologue et pianiste de jazz David Sudnow lorsqu’il a décrit son propre processus d’apprentissage de l’improvisation dans le jazz, les modèles sonores et visuels, bien qu’ils soient des éléments essentiels dans la définition des objectifs à atteindre, ne sont pas suffisant pour produire des résultats probants par le biais de simples imitations :

Quand mon professeur m’a dit, « maintenant que vous êtes capable de jouer ces thèmes, essayez d’improviser des mélodies avec la main droite », et quand je suis rentré à la maison et que j’ai écouté mes disques de jazz, c’était comme si la tâche à accomplir était de rentrer chez soi et de se mettre à parler français. Il y avait ce français qui défilait dans un flot rapide de sons étranges, dans un tourbillon rapide, des styles à l’intérieur de styles dans le cours du jeu de n’importe quel musicien. (Sudnow 2001, p. 17)

Un certain degré de bricolage est nécessaire pour permettre aux participants d’arriver à réaliser leurs objectifs en réalisant leurs propres détours hors de la logique du professeur.

L’idée de dispositif associé à celle de bricolage correspond à la définition du dictionnaire : « Ensemble de mesures prises, de moyens mis en œuvre pour une intervention précise » (Larousse en ligne). On peut aussi se référer à la définition donnée par Michel Foucault comme « un ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements d’architectures, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propos philosophiques, moraux, philanthropiques, du dit aussi bien que du non-dit… » (Foucault 1977, voir aussi la station timbre dans la première édition de paalabres.org).

En appliquant cette idée à la co-production de matériaux sonores ou gestuels dans les domaines artistiques, les éléments institutionnels de cette définition sont bien sûr présents, mais l’accent est mis ici sur les réseaux d’éléments créés par les actions réalisées au quotidien, qui sont contextualisées par des personnes qui sont présentes et des matériaux mis à disposition. Les moyens sont ainsi définis ici comme concernant en même temps des personnes, leur statut social et hiérarchique au sein d’une communauté artistique donnée, les matériaux, instruments et techniques mis à disposition, les espaces dans lesquels les actions ont lieu, les interactions particulières – formelles ou non – entre les participants, entre les participants et les matériaux ou techniques, et les interactions avec le monde extérieur au groupe. Les dispositifs sont plus ou moins formalisés par des chartes, des protocoles d’action, des partitions ou images graphiques, des conditions d’appartenance au groupe, des processus d’évaluation (formels ou informels), des procédures d’apprentissage et de recherche. Dans une très grande mesure, les dispositifs sont régulés quotidiennement de manière orale, dans des contextes qui peuvent se modifier substantiellement par rapport aux circonstances, et à travers des interactions qui par leur instabilité peuvent produire des résultats très différents.

 

4. Processus artistiques ou seulement interactions humaines ?

L’idée de « dispositif » à la fois empêche que les actes artistiques soient simplement limités à des objets autonomes bien identifiés et elle élargit considérablement le champ des activités artistiques. Le réseau qui continuellement se forme, s’informe et se déforme lui-même ne peut pas se limiter à se concentrer sur un seul objectif de production de matériaux artistiques en vue de la satisfaction du public. Les processus ne sont plus définis à partir de sphères de spécialisation prédéfinies. Le terme d’improvisation ne se limite plus de manière stricte à une série de principes sacrés de liberté absolue et de spontanéité ou au contraire de respect d’une quelconque tradition. L’improvisation peut incorporer en son sein des activités qui impliquent une variété de supports – y compris écrits sur papier – pour arriver à des résultats s’inscrivant dans des contextes particuliers. La pureté des prises de positions tranchées et définitives ne peut plus être ce qui doit dicter tous les comportements possibles. Cela ne veut pas dire que les idéaux sont effacés et que les valeurs qu’on veut placer en exergue de la réalité des pratiques ont perdu leur importance primordiale.

La confrontation des pratiques artistiques nomades et transversales aux impératifs des institutions peut s’exprimer dans plusieurs domaines : l’improvisation, la recherche artistique, l’enseignement artistique, l’élaboration de programmes d’études, le renouveau des pratiques traditionnelles, etc. De plus en plus d’artistes se trouvent dans une situation dans laquelle leur pratique en termes strictement artistiques est considérablement élargie par ce qu’on appelle la « médiation » (voir Hennion 1993 et 1995) : activités pédagogiques, éducation populaire, participation du public, interactions sociales, hybridité des domaines artistiques, etc. L’immersion des activités artistiques dans les domaines du social, de l’éducation, des technologies, et du politique implique l’utilisation d’outils de recherche et de collaboration avec la recherche formelle en tant que nécessité dans l’élaboration des objets ou processus artistiques (voir Coessens 2009, et la station the artistic turn de la première éditon de paalabres.org). Les pratiques de recherche dans les domaines artistiques ont pour une grande part absolument besoin de la légitimité et de l’évaluation des instances universitaires, mais il est tout aussi important de reconnaître qu’elles doivent être considérées comme faisant partie d’une « science excentrique » (voir Deleuze et Guatarri, 1980, pp. 446-464), qui change considérablement le sens qu’on peut mettre dans le terme de recherche. Ce que les artistes peuvent apporter à la recherche concerne le questionnement contenu dans leurs pratiques mêmes : l’effacement de la séparation entre les acteurs et les observateurs, entre la manière scientifique de publier les résultats d’une recherche et d’autres formes informelles de présentation, entre les actes artistiques et la réflexion à leur sujet.

Une réponse nomadique et transversale peut se trouver le long d’un cheminement entre la liberté des actes créatifs et l’imposition stricte des règles canoniques de la tradition. Dans ce contexte l’acte créatif ne peut plus être envisagé comme la simple expression individuelle affirmant sa liberté par rapport à une fiction d’universalité. La constitution d’un collectif particulier, définissant au fur et à mesure ses propres règles, doit jouer, dans un frottement instable, à l’encontre des velléités imaginatives individuelles. Mettre une personne en position de recherche consisterait à ancrer l’acte créatif dans la formulation par un collectif d’un processus problématique ; la liberté absolue de création est maintenant liée à des interactions collectives et à ce qui est mis en jeu dans ce processus, sans se limiter aux règles strictes d’un modèle donné. L’acte créatif ne serait plus considéré comme un objet en soi absolu et l’accent serait mis sur les nombreuses médiations qui le déterminent comme un contexte particulier à la fois esthétique et éthique : la convergence à un certain moment d’un certain nombre de participants dans une forme de projet. Les nœuds de cette convergence doivent être expliqués non pas en termes de résultat particulier souhaité, mais en termes de constitution d’une sorte de tableau de la complexité problématique de la situation à son origine : un système de contraintes qui traite de l’interaction entre les matériaux, les espaces, les institutions, les divers participants, les ressources disponibles, les références, etc. D’après Isabelle Stengers, l’idée de contrainte, qu’il faut distinguer des « conditions », n’est pas une alternative qui est imposée de l’extérieur, ni une façon d’instituer une légitimité, mais la contrainte ne doit être satisfaite que d’une manière indéterminée et ouverte sur beaucoup de possibilités. La signification est déterminée a posteriori à la fin du processus (Stengers 1996, p. 74). Les contraintes doivent être prises en compte, mais ne définissent pas des voies à prendre lors de la réalisation du processus. Les systèmes de contraintes fonctionnent le mieux quand des personnes différentes de champs de spécialisation différents sont appelées à développer quelque chose ensemble.

 

5. Protocoles

Nous avons nommés « protocoles » des processus de recherche collective qui se passent avant une improvisation et qui vont en colorer le contenu, puis accumuler dans la mémoire collective un répertoire d’actions déterminées. Le détail de ce répertoire d’actions n’est pas fixé, et il n’est forcément décidé qu’un répertoire donné doive être convoqué lors d’une improvisation. La définition du terme de protocole est bien évidemment ambiguë et pour beaucoup semblera aller complètement à l’encontre d’une éthique de l’improvisation. Le terme est lié à des connotations de circonstances officielles, voire aristocratiques, où des comportements considérés comme acceptables ou respectables sont complètement déterminés : il s’agit de modes de conduites socialement reconnus. Protocole est aussi utilisé dans le monde médical pour décrire des séries d’actes de soins à suivre (sans omissions) dans des cas précis. Ce n’est pas dans le sens de ces contextes que nous utilisons le terme.

La définition de protocole est ici liée à des instructions écrites ou orales données à des participants au début d’une séance d’improvisation collective déterminant des règles de relations entre individus ou bien de définition d’un matériau particulier, sonore, gestuel ou autre. Elle correspond à peu près à celle du Larousse (en ligne) : « Usages conformes aux relations entre particuliers dans la vie sociale. » et « Ensemble des règles, questions, etc., définissant une opération complexe ». Les participants doivent accepter que pendant un temps limité, des règles d’interactions dans le groupe soient fixées en vue de construire quelque chose en commun ou en vue de comprendre le point de vue d’autrui, d’entrer dans un jeu avec l’autre. Une fois expérimenté, quand des situations ont pu être construites, le protocole en lui-même doit être oublié pour faire place à des interactions beaucoup moins liées à des règles de comportement, en retrouvant l’esprit de l’improvisation non planifiée. L’idéal, dans le cadre de l’élaboration des protocoles, est d’arriver à un accord collectif sur le contenu, sur la formulation des règles. En fait ce n’est que rarement le cas dans l’expérience réelle, car les gens on tendance à comprendre les règles de manière différente. Un protocole est le plus souvent proposés par une personne en particulier, l’importance étant de faire tourner parmi les autres personnes présentes la possibilité d’en proposer d’autres, et aussi de pouvoir donner la possibilité aux autres personnes d’élaborer des variations autour du protocole présenté.

La contradiction qui existe entre la préparation intensive que les improvisateurs s’imposent à eux-mêmes individuellement et l’improvisation sur scène qui se fait « sans préparation  se retrouve maintenant au niveau collectif : une préparation intensive du groupe d’improvisateurs doit avoir lieu collectivement avant qu’il soit possible d’improviser d’une manière spontanée en reprenant les éléments du répertoire accumulé, mais sans qu’il y ait une planification du détail de ce qui va se passer. Si les membres du collectif ont développé des matériaux en commun, ils peuvent maintenant plus librement les convoquer selon les contextes qui se présentent lors de l’improvisation.

C’est ainsi qu’on est en présence d’une alternance entre d’une part des moments formalisés de développement du répertoire et d’autre part des improvisations qui sont soit basées sur ce qu’on vient de travailler ou bien plus librement sur la totalité des possibilités données par le répertoire et aussi par ce qui lui est extérieur (rencontres fortuites entre productions individuelles). L’objectif est donc bien de mettre les participants dans de réelles situations d’improvisation où l’on peut déterminer son propre cheminement et dans lesquelles idéalement tous les participants sont dans des rôles spécifiques d’égale importance.

On peut catégoriser les différents types de protocoles ou de procédures, mais il faut se garder d’en dresser le catalogue détaillé, dans ce qui ressemblerait à un manuel. Les protocoles doivent de fait toujours être inventés ou réinventés dans chaque situation particulière. En effet la composition des groupes en terme d’hétérogénéité des domaines artistiques en présence, des niveaux de capacités techniques (ou autres), d’âge, de milieu social, d’origine géographique, des cultures différentes, d’objectifs particuliers par rapport à la situation du groupe, etc., doit à chaque fois déterminer ce que le protocole propose de faire et donc son contenu contextuel.

Voici quelques catégories de protocoles possibles parmi celles que nous avons explorées :

  1. Coexistence de propositions. Chaque participant peut définir une sonorité et/ou un geste particuliers. Chaque participant doit maintenir sa propre production élaborée tout au long d’une improvisation. L’improvisation ne concerne donc que la temporalité et le niveau des interventions personnelles en superpositions ou juxtapositions. L’interaction se passe au niveau d’une coexistence des diverses propositions dans des combinaisons variées choisies au moment de la performance improvisée. Des variations peuvent être introduites dans les propositions personnelles.
  2. Sonorités collectives élaborées à partir d’un modèle. Des timbres sont proposés individuellement pour être reproduits tant bien que mal par la totalité du groupe pour pouvoir créer une sonorité collective donnée.
  3. Co-construction de matériaux. Des petits groupes (4 ou 5) peuvent avoir la mission de développer une sonorité collective cohérente. Le travail s’envisage au niveau oral, mais chaque groupe peut choisir sa méthode d’élaboration, y compris par l’utilisation de notations sur papier. Puis de l’enseigner à d’autres groupes de la manière de leur choix.
  4. Constructions de structures rythmiques (boucles, cycles). La situation caractéristique de ce genre de protocole est le groupe disposé en cercle, chaque participant à son tour dans le cercle produisant un son, ou un geste, court improvisé, tout ceci dans une forme de hoquet musical. Généralement la production des sons ou des gestes qui tournent en boucle dans le cercle est basée sur une pulsation régulière. Les variations sont introduites par des silences dans le déroulement régulier, des superpositions de cycles de longueurs qui peuvent varier, d’irrégularités rythmiques, etc.
  5. Nuages, textures, sonorités et/ou mouvements gestuels collectifs – individus noyés dans la masse. Sur le modèle développé par un certain nombre de compositeur de la seconde moitié du vingtième siècle tels que Ligeti et Xenakis, des nuages ou textures sonores (cela s’applique aussi bien aux gestes et mouvements corporels) peuvent être développées à partir d’une sonorité donnée distribuée de manière hasardeuse dans le temps par un nombre suffisant de personnes les produisant. Le collectif produit une sonorité globale (ou mouvements corporels) dans laquelle les productions individuelles sont fondues dans la masse. L’improvisation consiste la plupart du temps à faire évoluer la sonorité globale ou les mouvements corporels de façon collective vers d’autres qualités sonores.
  6. Situations d’interactions sociales. Les sonorités ou les gestes ne sont pas définis, mais la manière d’interagir entre participants l’est. Premièrement il y a la situation qui consiste à passer du silence à des mouvements gestuels et corporels (ou à une sonorité) collectivement déterminés, comme dans les situations d’échauffement ou de phases de début d’improvisation dans lesquelles le jeu effectif improvisé ne commence que quand tous les participants se sont accordés dans tous les sens du mot accord : a) celui qui consiste à ce que les instruments ou les corps soient accordés b) celui qui concerne le test que fait le collectif de l’acoustique et la disposition spatiale d’une salle pour se sentir ensemble dans un environnement particulier, c) celui qui concerne le fait que les participants se sont mis d’accord pour faire socialement la même activité. C’est par exemple ce que l’on appelle le prélude dans la musique classique européenne, l’alãp dans la musique indienne classique du nord de l’Inde, un processus d’introduction progressive dans un univers sonore plus ou moins déterminé, ou à déterminer collectivement. Deuxièmement il peut s’agir d’interdictions de faire une ou plusieurs actions dans le cours de l’improvisation. Troisièmement il peut s’agir de déterminer des règles de temps de jeu des participants ou d’une structuration particulière du déroulement temporel de l’improvisation. Finalement on peut déterminer des comportements, mais pas les sonorités ou gestes que les comportements vont produire.
  7. Des objets étrangers à un domaine artistique, par exemple qui n’ont pas de fonction de produire des sons dans le cas de la musique, peuvent être introduits pour être manipulés par le collectif et déterminer indirectement la nature des sonorités ou gestes qui vont accompagner cette manipulation. L’exemple qui vient à l’esprit de manière immédiate est celui de l’illustration sonore de films muets. Mais il y a une infinité d’objets possibles à utiliser dans cette situation. L’attention des participants se porte principalement sur la manipulation de l’objet emprunté à un autre domaine et non sur la production particulière de ce qu’exige la discipline habituelle.

 

6. Conclusion

Les deux concepts de dispositif et de système de contraintes semblent être une façon intéressante de définir ce que pourrait être la recherche artistique, en particulier dans le contexte de projets de création collective dans des groupes non homogènes : créations collectives improvisées, actes artistiques s’inscrivant dans des contextes socio-politiques, relations formelles/informelles aux institutions, questions concernant la transmission des connaissances et des savoir-faire, diverses manières d’interagir entre des êtres humains, entre des humains et des machines, entre des humains et non-humains. Ces perspectives élargissement considérablement le champ d’application des actes qu’on peut qualifier d’artistiques : l’élaboration de programmes dans le cadre d’institutions d’enseignement, projets de recherche interdisciplinaires, ateliers divers (voir François et al. 2007) deviennent alors de situations artistiques à part entière qui se situent en dehors de l’exclusivité des prestations publiques sur scène.

Nous sommes aujourd’hui confrontés à un monde électronique d’une extraordinaire diversité de pratiques artistiques et en même temps à une multiplication des réseaux socialement homogènes. Ces pratiques tendent à développer de fortes identités et des hyperspécialisations. Cela nous oblige de manière urgente à travailler sur la rencontre des cultures qui tendent à s’ignorer mutuellement. Dans des espaces informels aussi bien que formels, à l’intérieur de groupes socialement hétérogènes, il convient d’encourager des manières de développer des créations collectives sur la base de principes d’une démocratie directe. Le monde des technologies électroniques permet de plus en plus l’accès de tous à des pratiques de création et de recherche, à des niveaux divers et sans avoir à passer par les parcours balisés des institutions. Cela nous obligent à débattre des façons dans lesquelles ces activités peuvent être ou non accompagnées par des artistes travaillant dans des espaces formels ou informels. La nature indéterminée de ces obligations – non pas en terme d’objectifs, mais de mises en pratique effectives – nous ramène de nouveau à l’idée des actes artistiques nomades et transversaux.

 


1. Ont participé à ce projet : Laurent Grappe, Jean-Charles François, Karine Hahn, Gilles Laval, Pascal Pariaud et Gérald Venturi.

2. Derek Bailey définit les termes de « idiomatique » et de « non-idiomatique » comme relevant d’une question d’identité à un domaine culturel particulier, et non pas tellement en termes de contenu de langage musical : « Non idiomatic improvisation has other concerns and is more usually found in so-called ‘free’ improvisation and, while it can be highly stylised, is not usually tied to representing an idiomatic identity. » (1992, p. xii)

 


Bibliographie

Bailey, Derek. 1992. Improvisation, its nature and practice in music. Londres: The British Library National Sound Archive. [en français : 1999. L’improvisation : sa nature et sa pratique dans la musique. Paris : Outre Mesure, Coll. Contrepoints. Trad. par Isabelle Leymarie]

Becker, Howard. 2007. « Le pouvoir de l’inertie », Enseigner la Musique N°9/10, Lyon : Cefedem AuRA – CNSMD de Lyon, pp. 87-95. (cette traduction en français est tirée de Propos sur l’Art, pp. 59-72, Paris : L’Harmatan, 1999, trad. Axel Nesme.

Coessens, Kathleen, Darla Crispin and Anne Douglas. 2009. The Artistic Turn, A Manifesto. Gand : Orpheus Institute, distribué par Leuven University Press.

Deleuze, Gilles et Felix Guattari. 1980. Mille Plateaux. Paris : Editions de Minuit.

François, Jean-Charles, Eddy Schepens, Karine Hahn, et Dominique Clément. 2007. « Processus contractuels dans les projets de réalisation musicale des étudiants au Cefedem Rhône-Alpes », Enseigner la Musique N°9/10, Cefedem Rhône-Alpes, CNSMD de Lyon, pp. 173-194.

François, Jean-Charles. 2015a. “Improvisation, Orality, and Writing Revisited”, Perspectives of New Music, Volume 53, Number 2 (Summer 2015), pp. 67-144. Publié en français dans la première édition de paalabres.org, station timbre sous le titre « Revisiter la question du timbre ».

Foucault, Michel. 1977. « Entrevue. Le jeu de Michel Foucault », Ornicar, N°10.

Hennion, Antoine. 1993. La Passion musicale, Une sociologie de la médiation. Paris : Editions Métailié, 1993.

Hennion, Antoine. 1995. « La médiation au cœur du refoulé », Enseigner la Musique N°1. Cefedem Rhône-Alpes et CNSMD de Lyon, pp. 5-12.

PaaLabRes, collectif. 2016. Station « débat », débat organisé par le collectif PaaLabRes et le Cefedem Auvergne-Rhône-Alpes en 2015.

Stengers, Isabelle. 1996. Cosmopolitiques 1 : La guerre des sciences. Paris : La Découverte / Les empêcheurs de penser en rond.

Stengers, Isabelle. 1997. Cosmopolitiques 7 : Pour en finir avec la tolérance, chapter 6, « Nomades et sédentaires ? ». Paris : La Découverte / Empêcheurs de penser en rond.

Sudnow, David. 2001. Ways of the Hand, A Rewritten Account. Cambridge, Mass. : MIT.

 

Entretien avec Guigou Chenevier

Accéder au texte de Guigou Chenevier :  Faire tomber les murs

Access to the English translations : a) Encounter ; b) Break Down the Walls.


 

Entretien avec Guigou Chenevier

 Jean-Charles François, Gilles Laval et Nicolas Sidoroff

Septembre 2019, Rillieux-la-Pape

Sommaire

Première partie : L’art résiste au temps
Prélude autour d’un café
L’art résiste au temps – Présentation générale
L’art résiste au temps – La diversité des actions
L’art résiste au temps – Ateliers d’écriture
L’art résiste au temps – L’échange des rôles
Un lieu de résistance : le temps

Deuxième partie : L’accueil des migrants
L’association Rosmerta
Les relations actes artistiques / actes politiques

 


Première partie : L’art résiste au temps

Prélude autour d’un café

Guigou C. :

Les allumés du jazz, cela vous dit quelque chose ? Ils ont organisé trois jours de rencontres à Avignon, en novembre dernier, avec plein d’invités pour parler de la question (des questions) de la résistance au business. Comment créer des réseaux musicaux, etc. Comme je ne pouvais pas y participer parce que j’étais en pleine création sur Ubu Roi, j’ai refilé le bébé à Cyril Darmedru, qui y a fait une intervention très judicieuse, je trouve. Après ça, Les Allumés ont édité un document avec toutes les contributions écrites de cette rencontre et des textes complémentaires, et même un vinyle avec des musiques de tous les musiciens présents. Il y a plein d’articles intéressants dans ce document, je trouve. Pour information, voilà.
Les allumés du jazz

En fait, j’étais au départ sollicité parce que je connais Jean Rochard, le responsable du label Nato qui s’occupe aussi des Allumés. C’est est un mec que j’aime beaucoup… On l’avait invité pour participer à ce qu’on avait appelé à l’époque « le Contre Forum de la Culture », parce que nous avions la chance d’avoir, à Avignon, le « Forum de la Culture ». Ça c’était du temps de Sarkozy. Il y a eu plusieurs Forums comme ça à Avignon avec les Ministres de la Culture européens sous haute protection policière, etc. Avec Sud Culture (dont je fais partie), on avait décidé d’organiser un contre forum : on a organisé, trois ou quatre éditions, avec pas mal d’invités passionnants à chaque fois. Et donc, une année on avait invité Rochard. J’avais trouvé son intervention vraiment chouette. En plus comme on était, (on est ou on était, je ne sais plus très bien si je dois le dire au présent ou au passé vu qu’à présent je n’y suis plus), sur les Hauts Plateaux qui se trouvent au-dessus de l’AJMi Jazz Club[1] et Les Allumés du Jazz sont évidemment très en lien avec l’AJMi. Donc voilà, ils m’ont demandé si je voulais bien faire quelque chose, mais c’était trop compliqué pour moi à ce moment là.

Gilles L. :

Il a fondé la maison de disques Nato au début des années 1980, et il a été enregistrer des musiciens américains. Notamment Michel Portal à Minneapolis avec des musiciens de Prince. Il est têtu, c’est un label incroyable.
Nato

Guigou C. :

Nato, c’est un super label ! C’est un des premiers qui a produit par exemple Jean-François Pauvros et des tas d’autres musiciens comme ça.

Gilles L. :

Moi je fais souvent écouter ses disques à Villeurbanne, notamment News from the Jungle.

Jean-Charles F. :

 Bon, on commence ?

Gilles L. :

On prend le café ou on commence ?

Jean-Charles F. :

Ah oui, il y a le café, j’avais oublié. [rires]

Gilles L. :

On commence après le café ou avant le café… ou pendant le café… ?

Jean-Charles F. :

Après le café.

Gilles L. :

[de loin] Est-ce que vous voulez du sucre ?

Guigou C. :

Non, moi non. Vous voulez du sucre ?

Nicolas S. :

Non merci.

Jean-Charles F. :

Non.

Gilles L. :

Vraiment ? Ben tant mieux. [Bruit du café qui est versé]

Jean-Charles F. :

Merci.

Gilles L. :

Je crois que c’est très chaud, hein, faites gaffe. [Bruits, le café est versé. Très long silence avec un fort bruit continu d’une machine éloignée.]

Guigou C. :

Oh ! On est gâté ! Tu le connais ? [Il montre le livre de Serge Loupien La France Underground 1965/1979 Free Jazz et Rock Pop, Le Temps des Utopies] Il y a pas mal de choses que moi, j’ai appris. Il est question d’Etron Fou Leloublan mais… ça c’est anecdotique, pardon. Il y a plein de choses super intéressantes que je ne savais pas et que j’ai découvert. Quand même une époque assez foisonnante… Notamment il raconte, enfin, il cite cette anecdote que je trouve absolument géniale, c’est, en 70, un des premiers concerts de Sun Ra en France, Pavillon Baltard à Paris, avant que ce soit la Cité de la Villette, et donc il y a une grande salle, un grand hangar, qui contient 3000 personnes, il y a 5000 gus qui viennent pour voir Sun Ra, je ne sais pas si tu t’imagines ça aujourd’hui. Et donc ils ne peuvent pas tous rentrer, évidemment, parce que c’est trop petit. Du coup il y en a qui commencent à gueuler à la sortie : « Ouais, c’est un scandale ! » Ils interpellent Sun Ra et tout ça : « Comment dire, vous n’allez pas jouer comme ça dans ces conditions, en laissant la moitié des gens dehors ». Du coup tu as Sun Ra avec sa cape dorée et l’insigne du Soleil, qui sort de la salle avec tout l’orchestre derrière lui qui joue. Ils vont jusque sous le nez des CRS. Et les flics, ils disent « Oh ! Ça ne va pas recommencer comme en 68 » [rires] Et après il re-rentre avec tout le monde derrière lui, les 5000 gus dans la salle, c’est énorme, voilà [rires]. L’histoire est incroyable !

Jean-Charles F. :

J’avais compris 5000 bus !

Guigou C. :

Bus ? Ça aurait été encore beaucoup plus ! [rires] Bon alors ? Il y a un moment il faut commencer, c’est ça ?

Jean-Charles F. :

Voilà ! Donc il y a ce projet « L’Art résiste au temps ».

Guigou C. :

Je m’en rappelle encore.

Jean-Charles F. :

Et donc, Gilles, si tu veux aussi intervenir puisque tu en faisais partie…

Guigou C. :

Tu en as le droit.

Gilles L. :

Ben je te laisse la présentation…

 

L’art résiste au temps – Présentation générale

Guigou C. :

Ben, la présentation… Comment je suis arrivé à monter cette histoire-là ? Le point de départ, c’était de me dire à un moment donné que j’avais un peu envie de faire la jonction entre mon engagement supposé artistique et mon engagement supposé militant. Pour avoir vécu ça à des tas de reprises, j’ai très souvent – je pense que vous aussi – rencontré soit des artistes extrêmement pointus, intéressants dans leur pratique artistique, mais totalement nuls au niveau politique, complètement déconnectés de la réalité, je dirais, selon moi ; et inversement des super militants hyper pointus, mais qui écoutent des musiques de merde… Il n’y a pas moyen d’arriver à faire joindre les deux trucs, quoi ! Donc c’est parti de ça, en fait, l’idée en tout cas de départ. Donc partant de là j’ai lu et relu la Stratégie du choc de Naomi Klein. Un bouquin de référence absolue sur la situation du monde d’aujourd’hui. Et puis ensuite, j’ai commencé à réfléchir à comment on pourrait travailler, ce qui signifiait notamment de prendre des temps de travail et de réflexion, de création, différents des temps habituels. C’est-à-dire se poser dans des endroits et y rester, et essayer de faire des choses avec les gens, et puis aussi décloisonner au niveau des pratiques artistiques. D’où l’envie de constituer une équipe où il n’y aurait pas seulement des musiciens, mais où il y aurait donc une plasticienne, une comédienne metteur en scène, un philosophe, etc. Et donc, c’est ce qu’on a fait, voilà. Et puis après est arrivé une des premières résidences de travail au 3bisf, qui est un lieu d’art contemporain à l’intérieur de l’hôpital psychiatrique Montperrin à Aix-en-Provence.

Gilles L. :

On n’avait pas fait le Thor avant ? Une semaine de travail de recherche, d’ateliers, de mises en situation proposées par les différentes personnes que tu avais réunies et dont la plupart ne se connaissait pas d’ailleurs[2]. L’idée principale étant de chercher, mais pas spécialement de trouver.

Guigou C. :

Mais la première vraie résidence publique, si j’ose dire, c’était au 3bisf. Donc là, ben, quand j’avais commencé à parler avec Sylvie Gerbault qui était la directrice, maintenant elle est partie à la retraite. C’est vrai que nous, musiciens, on a rarement l’occasion et l’habitude de travailler sur des temps de résidence longs. Et elle, en fait, elle nous a imposé de rester, je ne sais pas, c’était trois semaines, un truc comme ça. Ce qui pour nous était énorme. Trois semaines ? Qu’est-ce qu’on va faire, pendant trois semaines ? Pourquoi trois semaines ? Et en fait, en étant là, je parle sous le contrôle de Gilles, c’est vrai qu’on s’est rendu compte qu’effectivement, par rapport aux patients, aux gens qui vivent là, au bout d’un moment tu ne sais plus qui est patient, qui est médecin.

Gilles L. :

Oui les médecins ne sont pas habillés en tenue.

Guigou C. :

Non, ils ne sont pas en blouses blanches et ils invitent aussi un public extérieur, puisqu’en fait, nous, on avait pris comme principe de faire des temps ouverts au public au sens très large ; c’est-à-dire que le matin, il y avait des espèces d’ateliers d’écriture, et à partir de là on reprenait des bouts de textes qu’on mettait en musique. Bon bref, ce dont la comédienne Agnès Régolo s’emparait. Donc il y avait des temps à la table, si j’ose dire, et on ne savait pas qui était qui, en fait. Nous, on savait à peu près qui on était, encore que pas toujours. Mais il y avait aussi des patients, enfin des gens qui étaient donc internés dans cet hôpital, des médecins et des infirmiers, et puis des gens de l’extérieur. C’était assez rigolo parce qu’au bout d’un moment tu ne savais plus vraiment qui était qui, quoi !

Gilles L. :

Qui sont les fous, on ne sait pas !

Guigou C. :

Et ça sur la notion de folie, c’était intéressant, vraiment. Et puis donc, enfin, moi, j’ai pris conscience de ça vers la fin de cette résidence-là, c’est qu’effectivement, il y a quelques personnes qui étaient là qui étaient très timides ou qui avaient du mal à venir vers nous, et qui ont fini par improviser des espèces de fulgurances à des moments sur la fin de notre résidence, parce qu’ils avaient eu le temps de s’acclimater à nous et de comprendre un peu les trucs. Au début ils n’osaient pas venir, ils venaient au bord de notre espace de jeu, ils jetaient un œil, puis ils s’en allaient, puis petit à petit ils sont venus. Et ça, vraiment, sur le coup, c’était intéressant. On était en immersion vraiment presque totale pendant tout ce temps là, quoi. Et, puis bon, après on est sortis de l’hôpital et on a fait trois ou quatre résidences, une à Rillieux-la-Pape, quand c’était encore Maguy Marin qui était au Centre Chorégraphique, et puis deux sur Nancy, une à Frouard et une deuxième fois, à Vandœuvre.

 

L’art résiste au temps – La diversité des actions

Jean-Charles F. :

Et donc les participants à l’hôpital au 3bisf, ils faisaient des textes essentiellement ?

Guigou C. :
Alors il y a eu différentes choses : bon, il y en a qui ont soit improvisé, soit écrit.
Donc ce qui était écrit, à des moments, soit ils l’ont dit eux-mêmes, soit, nous, on l’a dit pour eux. Et puis il y a eu quelques fulgurances, pendant qu’on faisait la présentation, par exemple il y avait un patient qui était là, qui était un ancien coiffeur, qui est venu et qui a fait des espèces d’interventions qui nous ont bien perturbé. En plus, moi j’avais utilisé le terme « perturbateurs », j’avais envie qu’il y ait des perturbateurs, c’était juste bien [rires]. Mais le gars en question, il a été super, parce qu’il a bien compris le truc, quoi. Il était exactement là où il fallait, il n’en a pas fait trop, il a donné… À qui il a filé une chaîne en or ?
Gilles L. :

Je ne sais plus, c’était assez surprenant.

Guigou C. :

Il a filé un bijou, comme ça, à un membre de l’équipe, parce qu’il était content… Enfin, il voulait montrer son intérêt, sa gratitude, pour notre présence, et tout ça. Mais sans trop déborder, sans prendre totalement le monopole de ce qui se passait. Et puis après il est retourné s’asseoir. Alors c’est un truc assez étonnant, quoi ! Je me rappelle, en atelier – je ne sais pas si tu te souviens ? – un matin, on était autour de la table et je ne sais plus, la consigne d’écriture c’était quelque chose du genre : « Faites ou écrivez quelque chose que vous n’avez jamais fait ou écrit ». À un moment quelqu’un s’est levé, est monté sur la table, a traversé la table à pied et est retourné s’asseoir en disant : « J’avais jamais fait ça ! ».

Gilles L. :

Là on a semblé comprendre que c’était un patient, mais parfois on s’est trompé. Moi, il y avais un couple de gens, j’étais sûr qu’ils étaient là depuis au moins trois ou quatre ans et en fait, c’était juste des gens qui habitaient en ville et qui venaient participer aux ateliers.

Guigou C. :

Oui, je me rappelle qu’on avait fait un petit jeu avec des ballons gonflés. C’était histoire d’avoir du son, très facilement productible, donc avec des ballons de baudruche. La consigne était : utilisez le ballon. Y en a un qui le fait couiner, et du coup tu as un mec à côté – et j’étais sûr que c’était un mec qui venait de l’extérieur – il se met… il était mort de rire quoi. Et là tu te dis : « Ouf ! » [rires], peut-être qu’il réside ici depuis quelques années. Non mais il y a des trucs incroyables quoi ! Vraiment étonnants !

Jean-Charles F. :

Donc, il y avait une plasticienne, quel était son rôle ?

Guigou C. :

Notre amie Suzanne Stern, elle a une pratique de plasticienne un peu marginale, si j’ose dire. Elle est peintre au départ, et puis elle en a eu ras le bol, depuis bien longtemps de tout ce qui est réseau des galeries, etc., etc. Donc elle a fait ses propres trucs, chez elle, souvent dans sa maison en pleine cambrousse. Dans les ateliers au 3bisf elle a, comment dire, utilisé tous les matériaux qui étaient produits, les petits bouts de papier avec des bouts de textes qu’elle a mis un peu partout…Et ensuite elle a utilisé la matière qu’on produisait pour faire quelque chose avec. Elle avait aussi un rétroprojecteur, elle projetait des trucs au mur, elle accrochait des trucs partout. L’idée c’était un peu d’envahir l’espace, de le transformer un peu à sa manière, et puis des fois elle venait aussi nous perturber. [rires] C’est bien de faire ça.

Jean-Charles F. :

Perturber en faisant quoi ?

Guigou C. :

Ça pouvait être, je ne sais pas, on était peut-être en train de jouer, de faire une impro musicale et puis elle venait te coller un petit bout de machin sur ton instrument avec marqué je ne sais pas quoi, une petite phrase, et puis ça voulait dire : débrouilles toi avec ça ! Plein de choses de cet ordre-là.

Jean-Charles F. :

Et le philosophe alors ?

Guigou C. :

L’idée pour moi, c’était qu’il puisse produire vraiment de la réflexion, parce que je trouve qu’on est dans une période où on manque sérieusement de réflexion. Et donc, il a vraiment utilisé le temps de la résidence pour écrire un texte autour de Hannah Arendt, de la culture, de ce que cela voulait dire l’engagement. Parce que ce sont les trois grands thèmes de ce projet : la résistance, l’art et le temps. Vastes sujets. Donc il est parti là-dessus. J’avais vraiment envie de ça, qu’à un moment dans le truc qu’on allait faire, il y ait un temps un peu suspendu où on s’arrête et c’est ce qu’on a fait. Il était à sa table et il a lu son texte. Ça a pris je ne sais plus combien de temps, dix minutes, je ne sais plus combien, mais moi j’aimais bien ça. C’était aussi histoire d’un peu casser le format d’un concert. Voilà, c’était un peu ça. Après, c’est comme tous les projets qu’on peut mener les uns ou les autres, cela aurait pu aller beaucoup plus loin que cela n’a été, si on avait pu le faire vivre plus longtemps et creuser davantage encore.

Gilles L. :

Parce que toute la première partie quand même le public était sur scène, notamment à Aix et à Rillieux.

Guigou C. :

Et aussi à Frouard, près de Nancy. Les gens étaient très proches. On a fait des ateliers d’écriture avec des retraitées, des petites dames qui faisaient du tricot. Elles nous ont offert des tricots après comme cadeaux, etc. Elle écrivaient des trucs super qu’on a utilisés plus. Enfin à chaque fois ça s’est enrichi. À la fin on avait beaucoup de matière. Cela permettait de piocher dedans et de ne pas refaire forcément la même chose à chaque fois.

Jean-Charles F. :

Et certains participants faisaient de la musique aussi ?

Guigou C. :

Oui, c’est arrivé. C’était vraiment intéressant, mais beaucoup, beaucoup de boulot en fait. Quand on était à l’hôpital psychiatrique Montperrin à Aix, on avait découpé le temps en deux partie : le matin, c’était l’atelier ouvert avec les gens, mais cet atelier donnait toujours lieu à un temps de rencontre publique. Alors, bon, il pouvait y avoir une personne, comme deux, dix ou vingt, mais peu importe, on présentait quelque chose. Dans ces temps-là, les gens, les patients ou autres pouvaient intervenir comme ils voulaient. Donc c’est arrivé qu’il y en ait qui essayent la harpe de Karine Hahn, par exemple, un instrument un peu fascinant pour des non-musiciens. Et l’après-midi on se concentrait plus sur la construction artistique globale du projet. Du coup cela demandait de fournir beaucoup. Les journées étaient bien remplies.

Jean-Charles F. :

Et précisément, dans l’équipe des musiciens, donc, il y avait Karine Hahn, qui est une harpiste plutôt classique.

Guigou C. :

Mais qui a expérimenté beaucoup de choses.

Jean-Charles F. :

C’était comme un élément perturbateur ?

Guigou C. :

Oh, je pense qu’elle était aussi perturbée que tout le monde, qu’elle nous a perturbés aussi, mais je pense que cela lui a bien plu, me semble-t-il, enfin, il faudrait qu’elle en parle elle-même. On a sonorisé sa harpe, elle a fait plein d’essais.

 

L’art résiste au temps – Ateliers d’écriture

Jean-Charles F. :

Et donc tout était improvisé ?

Guigou C. :

Pas tout. Moi j’avais écrit des pièces aussi, certaines très écrites même. Une dont j’avais filé la partoche à Nicolas [Sidoroff] sur le temps. Je l’avais composé en utilisant les horaires de lever et de coucher du soleil, puisqu’il était question de temps. Je m’étais amusé à trouver une espèce de règle pour transposer les heures de lever et de coucher du soleil en notes de musique – tout le monde s’est amusé à faire ce genre choses, non ? [rires] C’était assez amusant, mais très difficile à jouer pour les gens [rires] : « Oh ! C’est superbe ! Après… ». On a quand même réussi à jouer cette pièce à peu près bien.

Gilles L. :

Il est où le disque ?

Nicolas S. :

Pour un peu entrer dans le détail du temps long de votre immersion : est-ce que tout le monde de l’équipe était là pendant les trois semaines ?

Guigou C. :

Oui, parce que l’hôpital d’Aix Montperrin, c’est quand même un peu au milieu de nulle part. Enfin il y avait pas mal de gens qui venaient de loin et Mathias [le philosophe Matthias Youchencko] avait aussi ses cours donc il venait quand il pouvait. Donc voilà, on est quand même restés quasiment tout le temps.

Nicolas S. :

Donc, en fait, le projet continue même quand une personne n’est pas là ?

Guigou S. :

Oui, on avait tous suffisamment de choses à chaque fois à remettre sur le chantier, si tu veux, pour que même s’il y en avait un qui partait deux jours, cela n’empêchait pas le truc d’avancer. Même au contraire, des fois c’était bien d’avoir quelqu’un qui pouvait s’extraire un peu pour avoir du recul à des moments sur les choses.

Nicolas S. :

À l’hôpital, j’avais compris qu’il y avait plusieurs ateliers en même temps ?

Guigou C. :

Oui, comme on était quand même nombreux, c’est arrivé qu’on divise le groupe en plusieurs sous-groupes qui travaillaient – ce qu’on a fait les toutes premières fois d’ailleurs, avant d’aller à l’hôpital, quand on avait bossé sur le temps, on se répartissait en petits groupe, entre nous. Mais à l’hôpital, je ne me souviens plus si on a fait ça, mais je crois que oui, c’est bien possible qu’on ait bossé au moins en deux groupes à des moments. Notamment un groupe qui était plus centré sur l’écriture, et un plus sur l’impro musicale. De toute façon, on a expérimenté un peu tout ce qu’on pouvait expérimenter, c’était un peu ça l’idée.

Nicolas S. :

Et si on reprend un peu l’agenda pendant les trois semaines, comment ça se passe le premier matin ? Vous arrivez la veille ?

Guigou C. :

En fait, quand Sylvie Gerbault m’avait proposé qu’on reste là trois semaines, sur le coup j’ai un peu paniqué : « Oh ! putain ! qu’est-ce qu’on va faire ? » Déjà un public qu’on ne connaît pas, on n’a jamais travaillé avec des gens « fous » entre guillemets. Et donc j’étais allé en repérage avec Agnès, une matinée à l’hôpital psychiatrique de Montfavet près d’Avignon, où il y a un atelier d’écriture qui existe depuis très longtemps. Ils ont fait plein de publications. ça s’appelle « Papiers de soi », c’est un jeu de mots. Et donc, on y était allé un peu en mode extérieur, mais en participant aussi aux jeux d’écriture qu’ils faisaient ce jour-là. On a tout de suite compris que ça pouvait être un point commun facile à mettre en place, sans avoir besoin d’une technique instrumentale, par exemple. Ça permettait de faire se rencontrer les gens, de les faire discuter ensemble, etc. Et donc l’écriture m’a semblé être un ferment possible entre toute l’équipe. [Gilles met le CD de « l’Art résiste au temps » en fond.] Ce qui me semble bien, au-delà de notre affaire à nous, c’est que je trouve que l’écriture et la réflexion étaient bien en phase. En fait en phase avec ce qu’on voulait faire, de la réflexion philosophique en passant par les propos complètement barrés sur n’importe quel sujet. [A Gilles : ] « Tu as retrouvé le CD ? »

Nicolas S. :

Quand vous arrivez, qui vient la première fois ?

Guigou C. :

Je ne sais plus qui est venu, mais de toutes façons on a passé un peu de temps avec l’équipe du 3bisf aussi. Je les avais rencontré avant, l’équipe des encadrants, des infirmiers, etc. On avait l’avantage que c’est un endroit qui est consacré à ce type d’expérimentations-là d’une certaine manière. C’est-à-dire qu’ils ont l’habitude de recevoir en résidence des « artistes » entre guillemets et ils ont l’habitude que les gens, les artistes, les personnels hospitaliers et le public extérieur se mélangent…

Gilles L. :

C’est un peu leur spécificité. C’est un des rares hôpitaux à avoir ça.

Guigou C. :

Ils nous ont emmenés dans différents pavillons rencontrer différents types de malades plus ou moins atteints, le but étant qu’on leur explique pourquoi on était là et ce qu’on voulait faire. Et puis après, chacun décidait de participer ou non au projet. Donc il y en a qui sont venus, d’autres qui ne sont pas venus. Après, le problème de ce genre de projet-là, c’est qu’évidemment tu ne peux pas compter sur une régularité de présence des participants. Quand les gens sont sous médocs c’est difficile. Tu en as qui viennent régulièrement, tu en as qui sont tout le temps là, et puis il y a ceux qui viennent une fois et que tu ne vois plus – et c’est vraiment dommage qu’ils ne soient pas revenus, parce que c’était bien – mais bon, c’est la règle du jeu. [la musique continue]

Nicolas S. :

Et l’idée du fonctionnement avec un atelier le matin, avec un rendu public, donc un atelier public et rendu public du public… [rire] C’était dans le cahier de commande du début ?

Guigou C. :

C’est en y réfléchissant avec l’équipe, qu’on s’est dit que ça pouvait être bien. C’était aussi une manière de laisser de la place aux malades en quelque sorte. On savait qu’on voulait aussi arriver de notre côté à nous à un produit, même si je n’aime pas beaucoup ce mot là, un produit fini qui n’était qu’en cours d’élaboration. L’idée c’était justement que ce soit en évolution constante, mais on avait quand même prévu une vraie présentation publique à la fin. L’idée c’était qu’on puisse prendre le temps de maturation nécessaire et que nous aussi, ça puisse nous bousculer, en fonction de ce que pouvaient faire les participants extérieurs. Il y a des choses qu’on a gardées, d’autres pas, parce qu’on s’est dit « Ben tiens, là, elle nous a fait un truc incroyable, ça serait bien de l’intégrer à ce moment là ». Après, bien sûr, on aurait pu aller beaucoup plus loin dans ce processus, mais l’idée de perturbation et de perturbateurs et de se faire perturber nous-mêmes par des gens extérieurs, c’était ça l’idée centrale.

Jean-Charles F. :

La musique du CD qu’on est en train d’écouter va rendre la transcription de l’enregistrement de l’entretien encore plus difficile ! [rires]

Gilles L. :

Peut-être oui.

Nicolas S. :

Il y a des chances.

Jean-Charles F. :

Mais tu veux faire comme France-Culture où chaque fois qu’il y a quelqu’un qui parle, il faut qu’il y ait de la musique derrière. [rires]

Gilles L. :

Non, non, c’était pour me remémorer.

Guigou C. :

Oui, je réécoute le CD avec plaisir.

Jean-Charles F. :

On mettra des extraits de la musique, oui, c’est certain. Excusez moi. [Plusieurs extraits de L’Art résiste au temps peuvent être trouvés dans le Grand Collage (suivre les chemins et cliquer sur la rivière).]

Nicolas S. :

Qu’est-ce qui se passait entre le matin et l’après-midi ? L’après-midi était plutôt entre vous mais avec des portes ouvertes, il y avait tout de même des gens qui regardaient ?

Guigou C. :

Oui, toujours, ça c’est la règle du fonctionnement du lieu, c’est que tu n’es jamais enfermé, les gens peuvent te voir, entrer à n’importe quel moment. Ce qui est plutôt chouette. Ça te met dans une autre attitude par rapport à ton travail, c’est ce que j’ai bien aimé.

 

L’art résiste au temps – L’échange des rôles

Nicolas S. :

Je vous ai entendu plusieurs fois parler d’inversement de rôles parmi les membres de l’équipe. Peut-on entrer un peu dans le détail de ce que cela voulait dire pour vous ?

Gilles L. :

Je me rappelle, au tout début, au Thor on essayait d’inter-changer les rôles entre philosophe, metteuse en scène, plasticienne, les musiciens et musiciennes. On était un peu perdus au début, mais on avait fait des vidéos de ça, où on se disait : « Ben on cherche, mais on n’est pas obligés de trouver ! ». On était un peu en errance, parfois.

Guigou C. :

Bon, on a fait des essais, comme tout groupe, mais après, qui ne sont pas forcément des essais transformés… C’est-à-dire que, bon, c’est toujours rigolo et intéressant de dire « Moi je ne suis pas metteur en scène ou comédien, mais je vais m’emparer du texte, et toi tu es musicien et tu vas assumer un autre rôle ». Voilà, au bout d’un moment tu rencontres les limites de cet exercice-là : celui qui est tout de même plus performant à faire de la musique, c’est le musicien, et ainsi de suite. Mais on a beaucoup cherché au début et moi, je trouve que ce temps-là, le temps avant l’hôpital psychiatrique, tout le temps où on s’était vu au Thor par exemple, c’était aussi très important. Bon il n’y avait pas de malades mentaux, mais c’était très intéressant parce qu’on ne s’était fixé aucun objectif précis, si ce n’est d’essayer toutes les choses qui pouvaient nous traverser l’esprit. C’était un temps qui a beaucoup contribué à la forme que le projet a pris ensuite. Après, j’assume mes contradictions, mais j’avais donc préparé un certain nombre de pièces assez écrites, parce que j’aime bien écrire des pièces. Et après coup, si cela serait à refaire maintenant, peut-être que je ne le referais pas comme ça. Peut-être que j’écrirais beaucoup moins de choses, parce que c’était un peu paradoxal avec l’idée que tout se fabrique sur le tas. En même temps, bon, j’avais bien envie d’arriver à un résultat à peu près cohérent en ayant un certain fil conducteur, et notamment de pouvoir utiliser certains textes que j’avais vraiment identifié dans le livre de Naomi Klein, c’était des choses que j’avais vraiment envie qu’on dise. Donc, une des contradictions, pour moi, du projet, c’était sûrement ça, d’avoir des choses très écrites que j’avais amenées moi, alors que l’idée c’était vraiment de faire un truc très, très, collectif, avec rien de prédéterminé au départ. Bon, ce qui était vrai jusqu’à un certain point, mais pas vraiment complètement [rires]. C’est l’exercice de la démocratie : tu es libre, mais pas complètement.

Jean-Charles F. :

C’était aussi tes textes ?

Guigou C. :

C’était des textes repérés pour la plupart dans La Stratégie du Choc de Naomi Klein, mais pas que.

Jean-Charles F. :

Et ces textes portaient sur quoi ?

Guigou C. :

Sur un espèce de constat de ce qui se passe au niveau du monde. Et cette Stratégie du Choc qu’elle a très bien décrit. Il y avait cette idée de résistance dans tous les sens du terme.

Gilles L. :

Il y a un film autour du bouquin de Naomi Klein La stratégie du choc. Qu’on avait visionné ensemble avec toute l’équipe.

Guigou C. :

C’est un documentaire, qui est moins intéressant évidemment que le bouquin, parce qu’en l’occurrence quand tu essaies d’illustrer un bouquin de 500 pages en une heure et demie, il y a plein de choses que tu zappes. Il y a quelques perles dans le documentaire, comme des petites interviews de Margaret Thatcher, des choses comme ça, qui sont quand même assez hallucinantes, mais sinon quand même, le bouquin est cent fois plus intéressant.

Gilles L. :

Quand elle remercie Pinochet par exemple.

Guigou C. :

Voilà ! Il y a aussi le passage où Milton Friedman reçoit son prix Nobel d’économie, à Oslo. Justement il y a quelques perturbateurs qui ont réussi à entrer dans la salle et qui essaient d’empêcher la cérémonie de se dérouler, puis, bon, ils sont très vite évacués, et Friedman a un petit sourire en coin et il dit aux journalistes : « Vu ce que j’ai écrit, cela aurait pu être bien pire que ça ! » [rires] C’est d’un cynisme absolu [rires]. [silence]

Jean-Charles F. :

Bien ! [silence, bruit d’un liquide qui se verse]

Guigou C. :

Allo ? Encore des questions ?

Jean-Charles F. :

[à Gilles :] Toi, tu as des choses à rajouter ?

Gilles L. :

Comme l’a dit Guigou, on a fait ce choix d’inverser les rôles sur une ou deux séances. Je pense que c’était une manière aussi de se rencontrer et puis de réagir si la situation le permettait. Effectivement, c’était plus des moments de rencontre où on essaie des choses. À la fin cela a créé des liens et aussi de la confiance entre nous. Puisqu’on se lâche et qu’on se permet d’aller un peu n’importe où avec les autres sans avoir peur d’être dans des situations inconfortables. Donc il y a quelque chose qui me rappelle ce qu’on propose avec PaaLabRes dans les ateliers d’impro[3], avec les rencontres danse-musique au Ramdam[4], ou ce qu’on a fait ce week-end avec le CEPI[5]

Guigou C. :

On avait beaucoup expérimenté aussi quand j’avais bossé avec Maguy Marin et Volapük. On avait fait toutes sortes d’improvisations. C’était une période faste où on avait trois mois de répétitions pour monter un spectacle. Ça aide !

Nicolas S. :

Mais ce que vous décrivez est essentiel, même si c’est difficilement racontable ou descriptible. D’une part, on a l’impression que cet échange de rôle permet surtout une rencontre entre vous pour que le travail se passe bien, en fait c’est juste de l’expérimentation sans objectif particulier. Mais d’autre part, et c’est ce qui est très intéressant pour moi, cela permet un certain nombre de choses : une manière de « mélanger nos incompétences » ou de « mélanger nos inconforts », etc., une forme d’égalité dans l’inconfort. Tout ceci permet que d’autres choses émergent, très différentes de celles produites, par exemple, par un musicien qui a priori sait jouer de son instrument. Et donc, ça permet des formes de rencontres, qui n’existent plus ensuite, quand chacun effectivement reprend le rôle auquel il est le plus habitué. En tout cas c’est très intéressant d’essayer de l’expliquer, de décrire cela et d’entrer un peu plus dans le détail. Parce qu’effectivement quand tu as un temps de création de trois semaines, c’est plus facile. À l’inverse, quand tu as moins de temps, comment est-il possible que ce genre de choses arrive malgré tout ? Et comme tu le disais, chercher sans être obligé de trouver me paraît une nécessité absolue.

 

Un lieu de résistance : le temps

Guigou C. :

Je pense que c’était une des raisons qui faisait le lien entre temps et résistance. À ce propos, je me souviens d’une chose qui m’avait marqué : une discussion sur l’art que j’avais eu avec un ami peintre italien, Enrico Lombardi, de la bande d’Area Sismica à Meldola. Il me disait en substance : « De toute façon, le seul lieu de résistance qui reste possible encore actuellement, c’est le temps. » Le temps de prendre le temps, le temps de faire les choses, et j’ai trouvé ça super juste. C’est-à-dire qu’on sait très bien qu’il n’y a plus beaucoup d’espaces possibles où tu peux encore résister à quelque chose, si ce n’est celui de refuser le carcan du temps qu’on t’impose tout le temps. Cela ne veut pas dire que c’est toujours facile à faire, mais… Et puis, moi, je l’ai vécu de façon encore beaucoup plus extrême et importante que dans l’Art Résiste au Temps, quand j’avais monté le projet des Figures. On avait bossé six mois – en fait, ça a duré beaucoup plus que six mois – avec un groupe de chômeurs qui étaient au RMI (à l’époque ça n’était pas encore le RSA), et qu’on avait fait embaucher pour uniquement faire de la musique pendant six mois, un peu comme ce qu’avait fait Fred Frith avec Helter Skelter à Marseille. Quand tu bosses tous les jours pendant six mois avec quinze gus qui n’ont que ça à faire que d’expérimenter des choses, huit heures par jour, ça devient un truc de dingues. Et là on a pris du temps, c’était génial. Après, les petits évènements qu’on a produits publiquement autour de ce projet-là, ce n’était presque que des épiphénomènes d’un travail de laboratoire incroyable. Je pense que cela a marqué plein de gens – enfin, ceux qui y ont participé en tout cas – c’était un temps incroyable. C’est un luxe de dingue, de pouvoir faire ça. J’ai vraiment aimé cela.

Jean-Charles F. :

C’est une des grandes frustrations actuelles : c’est l’incapacité d’avoir des plages de temps assez longues. Je suis allé à l’université (en 1972) pour ces raisons-là. J’ai pu y mener des projets sur quinze ans[6].

Guigou C. :

Pas mal !

Jean-Charles F. :

Après, le Cefedem, c’était un projet que j’ai mené sur dix-sept ans, et sans cette temporalité on n’aurait rien pu faire. Mais dans le domaine artistique, il y a eu toute une période entre 70-80 où il y avait énormément plus de possibilités qu’aujourd’hui de passer du temps. Alors, bon, c’est à double tranchant, parce que dans le temps pris, il peut y avoir un aspect élitiste très marqué, d’exclusivité de petits groupes. Mais en même temps, pour faire éclater les frontières, il n’y a pas d’autre issue.

Gilles L. :

Mais, je pense que ça dépend aussi des domaines, parce que dans la musique, le constat c’est qu’on a l’habitude de travailler dans une urgence incroyable, pour monter des concerts ou des choses comme ça. Je discutais avec Camel Zekri qui travaille avec des circassiens, je crois que c’est deux ou trois fois sur des périodes de deux mois de résidence, avant la création. Donc c’est déjà sur un an et demi et il me disait : « Mais c’est fou ! On a vraiment le temps, même le temps de perdre du temps. On a le temps de ne rien faire, d’aller écouter les autres, et du coup de composer avec une tranquillité incroyable ». Il me dit « Ça change tout ». On a tellement peu l’habitude de ça. Et puis, avec les compagnies comme celle de Maguy Marin c’est souvent la même chose : trois mois minimum pour une création.

Guigou C. :

Ben, c’est ce que m’ont raconté Bastien et Thomas, tu sais ?

Gilles L. :

Oui.

Guigou C. :

Je connais deux jeunes super musiciens, Bastien Pelenc et Thomas Barrière. Ils bossent avec la compagnie de cirque Trottola (https://cirque-trottola.org). Chaque spectacle prend un an à monter. J’ai vu leur dernier spectacle qui est superbe d’ailleurs, je vous le conseille. Donc, ils ont fait carrément fondre une cloche d’église rien que pour le spectacle : monstrueux ! Il y a tout un dispositif de machinerie en dessous de la scène et à un moment ils hissent cette cloche de sous la scène avec un système de treuils jusqu’au sommet du chapiteau. C’est magnifique. Et bien les musiciens ont passé les trois ou quatre premiers mois de la création sans faire une seule note de musique. Ils ne travaillaient que sur de la construction du dispositif, et évidemment cela change tout à l’arrivée, tu n’as pas le même truc.

Gilles L. :

Alors comment faire ça avec un projet uniquement musical ?

Jean-Charles F. :

Dans les années 60, j’étais percussionniste dans les ensembles de musique contemporaine, c’était quatre répétitions pour un concert de créations. Donc, c’était horrible ! C’était frustrant. Mais on avait par ailleurs un groupe au Centre Américain [Centre de Musique] où on faisait autant de répétitions possibles et imaginables, mais pas payées.

Guigou C. :

Ah ! Evidemment.

Gilles L. :

Mais oui, sans être payés c’est sûr qu’on peut créer plein de choses. Là quand ils bossent pendant un an, je ne sais pas s’ils sont payés tout le temps, mais en tout cas ils peuvent en vivre. Dans la musique on a l’habitude de répéter gracieusement.

Jean-Charles F. :

Et il y avait cette différence fondamentale, c’était la situation à l’université, du temps payé pour expérimenter.

Gilles L. :

Mais bon, moi je pense que le critère n’est pas forcément de savoir si tu es payé ou pas. Je n’ai pas d’exemples précis qui me viennent en tête, mais le nombre de groupes de rock que j’ai pu voir, notamment il y a longtemps : tu te prends une claque, parce que tu vois bien qu’ils ont bossé comme des cinglés pendant tous leurs samedis-dimanches pendant des années, et quand ils arrivent sur scène, ça joue quoi ! Ce n’est pas un machin approximatif parce que tu n’as fait que deux répètes. Il y a un côté super dans cette manière de faire les choses. Une façon que nous, on a un peu perdu, parce qu’on est aussi trop dans les histoires de survie, enfin je parle pour moi. Il faut donc se faire payer, on n’a pas de temps à perdre, et voilà. [silence]

Jean-Charles F. :

Oui, absolument. Il y a une absence de subventions pour ce genre de situation de recherche. Alors qu’il me semble que dans les années 70-80, il y avait beaucoup plus de support de la part des institutions publiques dans le domaine de la culture.

Guigou C. :

Moi je me rappelle que dans l’époque récente, ce qui a vraiment mis en lumière la question du temps, c’est le mouvement des intermittents en 2003. Je me souviens de débats passionnants sur cette question-là, c’est-à-dire la question de toute la partie invisible du travail qui est produit et qui n’est pas pris en compte, tu vois ? C’est vraiment la partie immergée de l’iceberg comme on dit. Les spectateurs voient juste la partie émergée du travail, et tous nos chers responsables politiques ne veulent même pas en entendre parler. Il faut être rentable, que ça aille vite, et puis de toute façon ils s’en foutent à vrai dire.

 


 

Deuxième partie : L’accueil des migrants

L’association Rosmerta

Jean-Charles F. :

Peut-être peut-on passer aux projets plus récents que tu as menés, par exemple ton travail avec des migrants ?

Guigou C. :

Ouais, ça ce n’est pas un projet musical, mais c’est passionnant. En fait, c’est simple : c’est la partie militante de mon activité. Sur Avignon, ça fait un moment qu’on se posait la question de l’accueil des migrants sur la ville. C’était de plus en plus un problème. Je me souviens, c’est assez fou d’ailleurs, j’ai un peu milité à RESF [Réseau éducation sans frontières] quand ce réseau s’est créé il y a au moins quinze ou vingt ans. Si je caricature un peu le trait, à l’époque, c’est tout juste si on ne se battait pas pour trouver deux migrants qui arrivaient sur Avignon, parce qu’il y en avait très peu ! Maintenant, tout cela s’est totalement inversé, depuis quelques années on ne sait plus faire face. Et on ne veut plus subir l’inertie, l’incompétence, la mauvaise volonté des institutions. Cette inertie est aussi la résultante d’un projet politique, il ne faut pas se faire d’illusions. C’est-à-dire que, s’il y a autant de problèmes, c’est parce qu’il y a la volonté farouche de ne pas accueillir ces gens-là. Donc, pour faire court : depuis plus d’un an et demi, un petit groupe de gens était en négociation avec la ville, le diocèse et la préfecture. On essayait de leur dire « Attendez ! là, il y a un vrai problème, chaque semaine, il y a, quinze, vingt, trente personnes qui dorment dans la rue, qui ne sont pas hébergées, etc. ». Les réponses étaient variables selon les interlocuteurs : par exemple la ville d’Avignon disait « Ah ! oui on sait ! ». Il s’agit d’une municipalité pas vraiment riche mais socialiste donc pas de gauche, c’est du socialisme à la Valls ! Bref, eux nous disaient : « Oui, oui, on sait qu’il y a des problèmes, mais vous comprenez, on n’a pas de bâtiments, etc. » À la préfecture, ils niaient complètement : « Il n’y a aucun problème, d’ailleurs il suffit que les gens appellent le 115 et ils seront tout de suite logés. » Et le diocèse nous a baladé pareillement. L’archevêque d’Avignon a des sympathies avec l’extrême droite. Donc, au bout d’un an de discussions – on a gardé des traces de tout ce bazar – on s’est dit, là, à l’automne dernier : « On ne va pas repasser un hiver comme ça, maintenant il faut que l’on passe à l’action ». On avait repéré un certain nombre de bâtiments possibles, dont cette ancienne école qui appartient au diocèse. Et on apprend qu’ils veulent vendre le bâtiment en question 800.000€. Bien voilà, très bien, formidable : une ancienne école, avec tout ce qu’il faut. Elle a été active jusqu’à 2016 et est donc elle est en relativement bon état, la fermeture venait de problèmes de gestion. Et alors fin décembre 2018, on a investi le lieu et on l’a squatté.

On s’est fait aider par des gens qui savent faire ce genre de choses, c’est un peu compliqué au début quand tu n’as jamais fait ça. Il faut envisager les risques. Donc on a créé une association qui s’appelle « Rosmerta », on est une collégiale de sept personnes à avoir signé ses statuts. C’est-à-dire qu’on est sept aussi à être responsables légalement en cas de problème. Actuellement on loge 50 personnes. On a déterminé les critères d’accueil des gens, pour se prémunir d’un certain nombre de gens dont on aurait pas su s’occuper. Pour être clair : tous les toxicomanes mâles adultes, parfois violents. On a clairement déterminé qu’on n’accueillerait que des mineurs isolés, ou des familles. On a pris énormément de mineurs ou justes majeurs, mais comme dans nombre de cas ils n’ont pas de papiers, c’est impossible de savoir s’ils ont 16 ou 18 ans. Et on accueille des familles, il y en a six actuellement. En grande majorité des africains mais pas uniquement : il y a une famille de géorgiens dont le mari était un opposant politique qui s’est fait dessouder ; donc sa femme et ses gosses sont partis de là-bas et sont arrivés en France je ne sais pas trop comment. À titre personnel, je m’occupe d’une famille d’indiens du Pendjab, dont la femme a subi un mariage forcé ; ils sont arrivés à Paris fin 2017 en centre d’accueil et puis on leur a dit ; « Ben non, vous ne pouvez pas rester, il y a plus de place. Bon, on va regarder sur la carte… Ah : Avignon, il y a l’air d’y avoir de la place ! » Ils sont venus là, ils se sont retrouvés dans un centre pendant quelques mois. Et ils ont été virés juste au moment où on a ouvert le lieu, donc ils ont atterri là. Ce sont des parcours de vie absolument incroyables dans la plupart des cas. Voilà, donc actuellement on a 1200 adhérents. On fait un événement public dans le lieu chaque mois depuis décembre 2018, et à chaque fois, on demande aux gens qui viennent, d’adhérer même pour un € symbolique. Et on a environ 300 bénévoles relativement actifs. On a le soutien d’une partie de la population. Et puis un procès en cours…

Jean-Charles F. :

Pour le lieu ou pour l’accueil ?

Guigou C. :

Alors on a deux trucs en parallèle : on a un procès suite au dépôt de plainte de l’archevêque pour squat ; et parallèlement à ça, les services départementaux nous accusent d’avoir accueilli du public dans un lieu sans avoir fait passer la commission de sécurité avant – ce qui revient à dire qu’on squatte. Ben oui, c’est normal, c’est un squat ! On a été auditionnés par les flics. Le bon côté est qu’on est quand même à Avignon, donc on a quand même profité de la médiatisation du mois de juillet. On a eu la visite d’Emmanuelle Béart en juillet 2019 qui a fait marcher ses réseaux ce qui a permis d’éviter l’expulsion immédiate, et nous a laissé un peu de temps. Parallèlement à tout ça, trois groupes de travail se sont constitués, suite à des AG. Un groupe est plus sur la résistance quelque soit la situation dans le lieu ; un groupe est dans l’idée de pousser la ville à préempter le lieu ; et un autre travaille sur l’achat du bâtiment (800.000€), bon, avec toutes sortes de questionnement par rapport à cette dernière question. En ce qui me concerne, je suis complètement contre l’idée de l’acheter pour plein de raisons. D’abord parce que je n’ai pas envie de filer 800.000€ à un archevêque d’extrême droite, mais en plus ces 800.000€ pourraient servir à autre chose. De plus, si on achète et qu’on est propriétaire… Au départ, l’idée pour nous était de pointer l’incurie des institutions et pas de se substituer à elles, mais au contraire de leur dire : « On l’a fait parce que vous ne le faîtes pas, mais maintenant c’est à vous d’assumer vos responsabilités politiques. » Sinon, devenir les professionnels de l’accueil des migrants, je pense que ce n’est pas le but et que ce n’est pas un service à rendre à quiconque de se substituer à la ville ou à la préfecture. Donc il y a tout un tas de débats internes sur ces questions-là. Mais je dirais quand même globalement que c’est une sacrée histoire. C’est assez génial. On a rencontré presque aucun problème, à part parfois un peu de tensions sur la gestion. Ce qui m’a vraiment frappé récemment, c’est de voir à quel point les jeunes s’autonomisent petit à petit : quand on a ouvert, évidemment tous les gens qui débarquaient là étaient complètement paumés, et petit à petit – certains vivent là depuis décembre 2018, pas tous parce qu’il y a aussi beaucoup de gens qui vont et qui viennent – il y en a qui prennent les choses en main : le ménage, toutes sortes de choses, des démarches, comme accompagner leurs potes à l’ASE (Aide sociale à l’enfance) ou au département. Deux ont été invités par Olivier Py pour participer à des lectures autour de l’Odyssée, etc. Bon, on a fait plein de trucs. Donc, c’est un super projet extrêmement fort d’un côté, et extrêmement fragile de l’autre. Voilà.

Jean-Charles F. :

Y a-t-il des aspects artistiques dans ce projet ?

Guigou C. :

Oui, des ateliers ont été mis en place par tout un tas de gens qui sont proches de Rosmerta : atelier marionnettes, atelier Beatbox. Plein de trucs se font dans le lieu. J’avoue que, personnellement, je n’ai rien fait sur ce plan là, parce que je n’ai pas trop envie de mélanger les choses, je trouve que cela est un peu compliqué. Donc quand j’y vais, je fais des permanences ou je m’occupe de ma famille indienne ou d’autres choses, mais je n’ai pas fait de trucs musicaux.

Nicolas S. :

Quels sont les événements publics tous les mois dont tu parlais ?

Guigou C. :

Ben, c’était surtout des concerts avec des gens qui sont proches de nous, on va dire, et pas trop loin géographiquement, parce que c’est ce qu’il y avait le plus simple à faire.

Nicolas S. :

Et les ateliers sont à visée interne, dans le cadre des gens qui sont dans le lieu ou c’est avec une ouverture vers l’extérieur ?

Guigou C. :

On a une volonté de rencontres avec l’extérieur, oui, et puis une volonté de fournir des outils pour que les gens s’intègrent. Donc on fait aussi des cours de français, des pratiques artistiques ou culturelles et plein d’autres choses. C’est clairement une volonté de notre part que cette dimension-là soit présente.

 

 

Les relations actes artistiques / actes politiques

Guigou C. :

Il y a un aspect dont je n’ai pas parlé qui est assez intéressant d’un point de vue politique. Ce lieu était utilisé l’été par une compagnie de comédiens Del Arte, qui a fait son petit pécule en faisant jouer un grand pourcentage d’amateurs – ils ont fait comme tous les loueurs de salles à Avignon. La première rencontre était plutôt intéressante puis on n’a plus eu de nouvelles, sauf des lettres extrêmement dures à notre encontre qu’ils ont envoyées au préfet. Peut-être tablaient-ils sur notre expulsion plus tôt ? Et comme il y a un certain nombre de gens du monde du spectacle avec nous, on a été accusé par certaines personnes du Festival de vouloir juste mettre la main sur ce lieu pour des raisons uniquement artistiques et culturelles, et pas pour s’occuper des migrants ! On est pris entre les sympathies du diocèse pour l’extrême droite et les marchands du temple du théâtre, c’était un peu compliqué ! Et cela l’est toujours.

Nicolas S. :

Dans nos réflexions sur l’histoire des murs, il y a aussi cette idée d’une forme de nécessité contre le vent ou contre un certain nombre de choses : le mur comme une forme d’abris et aussi comme une forme de barrière intolérable. Dans ce que tu disais, on a l’impression d’une volonté de ne pas mélanger l’activité artistique et l’activité politique. Et j’essaie de voir ça comme un espèce de mur que tu mets… Comment tu le qualifierais ? Comment tu vis avec plus ou moins confortablement ?

Guigou C. :

C’est juste que, si tu veux, quand tu joues dans une fanfare ou avec un groupe de théâtre de rue, c’est extrêmement simple de venir jouer dans un lieu où il y a zéro confort. Et ce n’est pas si simple que ça dans la plupart de mes projets musicaux. Donc la seule chose que je pourrais imaginer de faire, que je n’ai pas fait pour l’instant mais que je pourrais faire, c’est mon petit solo « Musiques Minuscules »[7]. Pour cela, je n’ai besoin de rien en gros, donc je pourrais le faire, mais sinon ce n’est pas toujours des formes adaptées. Et en plus de ça, je pense que, culturellement, ce n’est pas toujours évident. Le public est très varié, et bien sûr je pourrais venir avec mes trucs complètement barrés, mais ça peut faire désordre au milieu des cathos de gauche ! Si je fais un petit parallèle : je suis assez impliqué dans le collectif anti-nucléaire d’Avignon, et cela fait un certain nombre de fois que j’essaie de les brancher pour qu’on joue avec les Mutants Maha[8], un projet sur Fukushima. Il y a deux ou trois ans on avait fait un morceau de notre répertoire à deux dans une version allégée, et on avait pris le petit texte qui allait dessus. Je leur ai dit que ça serait bien de faire le concert complet avec le trio et tout ce qui vient avec : « Bon, Ok ! Est-ce que vous êtes d’accord pour faire ça le 26 avril, le jour de la commémoration de Tchernobyl sur la place Pie ? » J’ai répondu : « Non, ce n’est juste pas possible ». Je veux dire, d’abord sans parler du fait de savoir si on va avoir de l’électricité, mais tu as quand même besoin d’un petit temps d’installation ; tu as besoin d’un petit peu d’attention pour que le propos que tu essaies de dégager porte un peu ses fruits, et pas d’avoir les passants avec des cabas qui arrivent au milieu… Enfin, il y a un moment où ça ne marche tout simplement pas, ce n’est pas adapté au bazar de faire ça à cet endroit-là dans ces conditions-là. C’est une vraie question ce que tu poses, notamment par rapport au lieu. Après, il se trouve aussi que la plupart de mes projets sont menés avec des gens qui ne sont pas sur Avignon, donc ça veut dire de faire venir des gens de loin pour faire un concert où ils ne sont pas payés, et ainsi de suite. Non, c’est souvent juste un peu compliqué à plein de niveaux, donc je n’ai pas forcément envie de me mettre là-dedans.

Jean-Charles F. :

Dans le cas de l’esclavage, les esclavagistes faisaient en sorte que les gens qui vivaient au même endroit devaient provenir d’endroits très différents de façon à ce qu’ils n’aient pas de repères culturels communs. Cela paraissait plus propice à pouvoir imposer des formes artistiques, le quadrille en Martinique par exemple. C’est très intéressant de voir comment les esclaves s’en sont sortis pour recréer des formes artistiques qui à la fois respectaient les règles imposées et en même temps recréaient ou créaient leur propre culture. Dans ce que tu décris, est-ce qu’on retrouve ce même phénomène, c’est-à-dire des gens qui viennent d’endroit très différents, avec le grand danger de leur imposer des formes artistiques toutes faites et la nécessité de leur donner du temps pour développer des choses qui leur soient propres ?

Guigou C. :

Je ne suis pas sûr d’être super clair par rapport à cette question-là qui me semble effectivement très importante. Mais par ailleurs, ce qui est très clair aussi c’est que c’est assez impressionnant de voir ce que certains de ces jeunes-là ont vécu. J’ai parlé un peu avec certains d’entre eux, je sais un peu quel a été leurs parcours. Ils ont vécu des trucs complètement dingues. Pourtant, c’est quand même des jeunes de dix-huit ans ou de seize ans qui vivent en 2019 avec un téléphone portable, et qui écoutent du rap comme tout le monde ou du reggae ou je ne sais pas quoi. Il y a ce double truc en permanence qui est très troublant. Il y a une complexité qui existe de toutes façons dans tout et notamment dans leur situation à eux, qui dépasse les caricatures que les gens se font. Par exemple, un dimanche on a fait une distribution de tracts à toutes les sorties de messe pour essayer d’expliquer notre point de vue par rapport à celui de l’archevêque. Dans l’église d’à côté de là où on est, des gens nous ont dit : « Mais de toute façon c’est pas des vrais migrants parce qu’ils sont trop bien habillés. » Il faudrait qu’ils soient en haillons pour être considérés comme des vrais migrants. Et ça c’est intéressant à voir aussi. Je pense qu’il faut faire les choses de façon… je ne sais pas si le mot “subtile” convient, ou… n’est pas de trop [rires] allez, allons-y : subtile. Par exemple, j’ai fait venir la famille indienne, au concert des “100 guitares sur un bateau ivre”[9] en juin 2018. Ils ont trouvé ça super, et puis je les ai invités à ce que j’ai fait à Avignon. Là je trouve que quand tu arrives à établir une relation, tu peux commencer à partager des trucs. Quand ce sont des gens que tu ne connais pas du tout, dont tu ne connais rien de l’histoire, leur imposer je-ne-sais-quoi, moi j’ai un peu du mal.

Nicolas S. :

Par la rencontre et le temps long – dont on a déjà parlé –, tu décris une manière de dépasser l’espèce de séparation, entre l’activité artistique professionnelle au sens de spectacle présenté sur scène et les actes militants presque quotidiens. Pour ma part, je me trouve dans des formes de lisières où des choses se mélangent quand on propose d’essayer de faire ensemble des choses. J’ai du mal à me départir du fait d’être dans, de faire ou de penser la fabrication musicale : j’adore jouer de la musique et expérimenter, c’est un truc qui me fait vivre. Donc même quand je faisais des cours de maths ou de français – j’en ai fais beaucoup par exemple dans un programme de réussite éducative –, je ne pouvais pas ignorer toutes les résonances musicales qui apparaissaient, que j’utilisais ou pas. Avec des gamins qui venaient d’un peu partout, j’avais quand même assez souvent des propositions pour faire des choses qui étaient éminemment artistiques, pour moi mais surtout pas reconnues par la DRAC. Ces propositions n’existent même pas dans leur radar. Je cherche à décrire cette espèce de truc un peu flou dans lequel, en fait, tu agis comme musicien, mais pas forcément en faisant de la musique telle qu’elle est reconnue et labellisée par les formes Institutionnelles avec un « I » majuscule. Tu as parlé d’ateliers marionnette ou beatbox, comment se travaillent-ils ?

Guigou C. :

Je ne m’en suis pas occupé, je ne peux pas te le dire. Mais encore une fois, là, le truc de base, c’est que quand même dans les deux cent ou trois cent bénévoles qui travaillent sur ce lieu, tu as des gens extrêmement différents, ce qui est un des aspects de la complexité.

Nicolas S. :

Et une richesse…

Guigou C. :

Cela va des plus radicaux, politiquement parlant, au plus mous. Alors parfois c’est compliqué : en ce moment on est dans une période de grande tension, je pense, entre ceux qui pensent, dont je fais partie, qu’il y a un déficit de démocratie, que l’on devrait notamment associer beaucoup plus les habitants – donc les gens qu’on héberge – aux décisions qu’ils ne le sont et non pas les prendre comme des enfants à qui on apporte l’aumône, en gros. Et puis ceux qui sont plus dans une démarche – comment dire ? – catho, machin, tu vois ? [rires] Je ne trouve pas le mot.

Nicolas S. :

Cathos-paternalistes ?

Guigou C. :

Oui. Donc il y a ces choses-là… Bon, il se trouve que beaucoup de gens de l’association Rosmerta se sont tout de suite emparés de l’aspect culturel. À titre personnel, je me sens plus utile à faire d’autres choses, comme des papiers pour que les gamins puissent aller à l’école, que de venir faire mon spectacle de je-ne-sais-quoi, qui va pas forcément intéresser quiconque, en tout cas pas dans l’immédiat dans ces conditions-là. Je peux me tromper. Peut-être que cela aurait été utile, je n’en sais rien. Mais en tout cas je ne l’ai pas senti à ce moment là.

Nicolas S. :

Je crois que c’est l’heure !

Gilles L. :

C’est l’heure !

Guigou C. :

Monseigneur !

Jean-Charles F. :

Eh bien merci.

Guigou C. :

Eh bien de rien. Merci à vous d’être passés.

 


1. AJMi Jazz Club (Association pour le Jazz et la Musique improvisée) est un lieu à Avignon de jazz et d’improvisation en existence depuis 1978. AJMi

2. Voici la liste des personnes ayant pris part au projet « L’art résiste au temps » :
Guigou Chenevier / batterie, machines, compositions, Laurent Frick / chant, clavier et sampler, Karine Hahn / harpe, Serge Innocent / batterie, percussions, trompette, Gilles Laval / guitare, Franck Testut / basse, Agnès Régolo / perturbations théâtrales, Suzanne Stern / perturbations plastiques, Matthias Youchencko / perturbations philosophiques, Emmanuel Gilot / son.
Avec la participation de : Fred Giulinai / clavier, sampler, Fabrice Caravaca, Philippe Corcuff / textes écrits, dits, clamés, gesticulés.

3. En 2012-13 ont eu lieu des rencontres mensuelles du groupe PaaLabRes d’expérimentation sur les protocoles d’improvisations (Jean-Charles François, Laurent Grappe, Karine Hahn, Gilles Laval, Pascal Pariaud, Gérald Venturi). Beaucoup de membres du collectif PaaLabRes animent des ateliers d’improvisation de manière régulière (par exemple c’est le cas de Gilles Laval et de Pascal Pariaud à l’ENM de Villeurbanne).

4. En 2016-17, au Ramdam – un Centre d’accueil des pratiques artistiques près de Lyon – ont eu lieu des rencontres expérimentales entre des danseuses et danseurs de la Compagnie Maguy Marin et des musiciens de PaaLabRes pour développer des pratiques communes dans le domaine de l’improvisation. Ramdam

5. Créé en 2014 par Enrico Fagnoni et Barre Phillips, le CEPI (Centre Européen Pour l’Improvisation) organise des rencontres nomadiques dans le domaine de l’improvisation. En août 2018, ces rencontres ont eu lieu à Valcivières en Haute-Loire. Jean-Charles François et Gilles Laval y ont participé. CEPI

6. Entre 1975 et 1990, le groupe expérimental KIVA, créé par le tromboniste John Silber et le percussionniste Jean-Charles François a été en résidence à l’Université de Californie San Diego.

7. Musiques Minuscules, Guigou Chenevier.

8. Les Mutants Maha, Guigou Chenevier : batterie, compositions / Takumi Fukushima : violon, voix / Lionel Malric : claviers.
« Zizeeria Maha » est le nom savant d’un papillon. Un papillon bien particulier, puisqu’on le trouve en particulier dans la région de Fukushima au Japon. Depuis le terrible accident nucléaire du 11 Mars 2011, ce papillon a muté. De nombreuses malformations au niveau de ses pattes, de ses ailes et de ses antennes ont été détectées par les scientifiques japonais. Ces malformations font plus ressembler aujourd’hui ce papillon à un disgracieux escargot qu’à l’élégant insecte qu’il était à l’origine.
A partir de cet horrible fait divers lu dans la presse, Guigou Chenevier a réfléchi à l’idée de compositions mutantes. Des compositions musicales minimalistes d’abord presque dérivant peu à peu vers des formes étranges et monstrueuses. Embarquer Takumi Fukushima dans cette aventure était l’évidence. Y adjoindre les deux mains de Lionel Malric, expert en trafiquage de claviers, coula rapidement sous le sens. Les Mutants Maha est un projet de création musicale, au cœur duquel l’écriture et l’architecture seront maitresses.
Pas (ou peu) d’improvisations dans cet univers post- atomique ou les vaches, inutiles productrices d’un lait nocif, sont abattues en pleins champ, mais plutôt cette recherche de mutations et d’ionisations. Un petit hommage à Edgar Varèse ne peut jamais faire de mal…

9. Allusion à la création « 100 Guitares Sur Un Bateau Ivre » de Gilles Laval. Voir Bateau Ivre.

Stefan Östersjö et Nguyễn Thanh Thủy

Access to the English original text on The Six Tones site.
Cet entretien a été publié en anglais sous le titre “Longing for the Past: musical expression in an inter-cultural perspective” dans le site du groupe The Six Tones.

« L’Improvisation et le moi : écouter l’autre » par/by Henrik Frisk

In this edition, this article is complementary and also focuses on The Six Tones project.
Dans la présente édition, cet article est complémentaire et porte aussi sur le projet The Six Tones.

 


Entretien réalisé à Hanoï en 2006.

 

Nostalgie du passé[1] :
L’expression musicale dans une
perspective interculturelle

Stefan Östersjö et Nguyễn Thanh Thủy

Traduction de l’anglais : Jean-Charles François

 

Stefan Östersjö et Nguyễn Thanh Thủy

Stefan Östersjö et Nguyễn Thanh Thủy à Hanoï en 2006. Photo : Henrik Frisk

 
Nguyễn Thanh Thủy (NTT) :

 
Un jour j’ai enseigné à une étudiante de l’Académie de Musique de Malmö un chant originaire du sud du Vietnam. Le chant est construit sur une gamme spécifique. Pour un auditeur vietnamien, cette gamme évoque toujours une impression de tristesse, même de dépression. En fait le nom de cette gamme « Ai, Oán » veut dire « déprimé ». J’ai été très surprise lorsque l’étudiante m’a dit, après m’avoir écoutée dans l’exécution de ce chant, qu’elle ne le trouvait pas du tout triste. Pour elle le chant évoquait quelque chose de paisible et de joyeux.
Jusqu’à ce moment, je pensais que la musique était un langage universel partagé par tous. Maintenant je réalise que ce n’est pas si simple. Cette étudiante était déjà très compétente dans le domaine de l’interprétation musicale, pourtant elle ne partageait pas ma façon de comprendre la musique. Une des questions fondamentales lorsqu’on enseigne la musique traditionnelle est de transmettre les connaissances sur lesquelles l’expression de la musique est fondée. Ce problème a aussi été abordé par Bruno Nettl, en citant ce que son principal professeur de musique traditionnelle persane lui avait dit un jour :

Dr. Nettl […] jamais vous ne serez en mesure de comprendre cette musique. Dehors, n’importe quel ouvrier du bâtiment sans éducation comprend instinctivement des choses que vous serez incapable de comprendre. (Nettl, 2009 : 197-198)

Ainsi, la question qui se pose est la suivante : est-ce vraiment impossible de parvenir à transmettre ces choses ? C’est évidemment cette question qui a été constamment sous-jacente pendant toute la durée de notre travail au sein du groupe The Six Tones, est-ce aussi ton impression ?

Stefan Östersjö (SÖ) :

 
Oui, n’est-ce pas là la question fondamentale ? Je me souviens de la première pièce que nous avons jouée en duo pour dan tranh et guitare en 2006, Dạ Cổ Hoài Lang[2]. Je pense que ma manière de comprendre ce chant a changé substantiellement au cours des quelques années passées. Je pense qu’en 2006 j’ignorais complètement que cette pièce avait à voir avec la nostalgie et je sais que je ne la percevais pas comme cela. L’année suivante, on était en train de répéter pour une tournée en Suède au cours de laquelle nous devions jouer deux versions distinctes de la pièce, une en trio et une en duo dans la version déjà développée l’année précédente à Hà Nội. Lors de l’une des répétitions je pense, Ngô Trà My[3] m’a fait part de ce que racontaient les paroles de ce chant : comment la femme nostalgique de son mari est évoquée par la sonorité des tambours de guerre dans le lointain. Je pense que c’était plus difficile de ressentir une impression de nostalgie dans la version en duo que nous avons jouée par sa tendance à contenir beaucoup de notes. Dans la musique occidentale, la tristesse et la nostalgie vont de pair le plus souvent avec un tempo lent. Et je pense que cela doit être la même chose dans la musique vietnamienne. Mais est-ce que toi-même, tu entends cette pièce comme « rapide » ?

NTT :
Non pas du tout. Pour moi, la pièce est vraiment lente et triste. Et pour nous, l’expression dans la musique traditionnelle est liée à la gamme utilisée et à l’expression spécifique du vibrato. Les différents modes de vibrato ont souvent été décrits brièvement par Trần Văn Khê, un chercheur en musique vietnamienne. Lorsqu’on joue une gamme « triste » ou « gaie », le vibrato dans la gamme triste doit être lent et tenu, jusqu’à l’extinction du son : comme si on quittait son domicile sans savoir quand on serait en mesure d’y revenir. En conséquence c’est triste. Le vibrato dans la gamme « gaie » doit être rapide, court, s’élevant jusqu’à la prochaine hauteur, puis retournant rapidement à la première hauteur, comme l’heureux retour de quelqu’un qui s’en va et revient vite chez lui.

SÖ :
Une des pièces emblématiques de la mélancolie et de la nostalgie dans la musique occidentale savante est la série des pavanes Lachrimae de John Dowland. Certaines d’entre elles, par exemple Lachrimae amantis, ont des figurations rapides et des contrepoints complexes, mais je doute que l’auditeur occidental soit capable de percevoir cela autrement que comme une musique lente et funèbre. Je pense que quand j’ai joué Dạ Cổ Hoài Lang en 2006 à Hà Nội, mon écoute restait tellement à la surface des choses que j’étais incapable de saisir l’essence de la musique. Une des conséquences était que j’entendais la musique comme rapide plutôt que lente. Cela a été pour moi différent à Hà Nội en 2010 lors de l’enregistrement d’un CD du groupe The Six Tones avec des musiciens invités. Nous avons fait deux enregistrements de Dạ Cổ Hoài Lang avec le flûtiste Lê Phổ avec en combinaison le tiêu, la guitare et l’électronique. Cette fois-là, je pense que ma façon de comprendre la musique convergeait beaucoup mieux avec ses conceptions. En fait, nous n’avons eu qu’une répétition avant la séance d’enregistrement et ensuite nous avons fait trois prises qui étaient tellement fortes et tellement différentes que nous voulions les inclure toutes les trois…

NTT :
J’ai le même sentiment. Je trouve qu’il est maintenant beaucoup plus facile de jouer la musique vietnamienne avec toi. C’est comme si nous utilisions le même langage pour faire parler la musique. Mais il est évident que jouer avec toi de la musique traditionnelle reste encore une expérience différente, à la fois quand nous adoptons de nouveaux matériaux musicaux comme les sons électroniques ou bien quand tu ne joues que le ty-ba ou la guitare avec uniquement la mélodie du cadre donné. C’est ce qui me plaît : l’expression change de manière inattendue. Ainsi la façon d’exprimer la nostalgie dans Dạ Cổ Hoài Lang n’est pas la même que celle que je connaissais dans le passé. Certaines personnes me demande si ma façon de jouer la musique traditionnelle a changé au cours du temps à travers le travail effectué avec The Six Tones. Je pense que c’est le cas, mais je ne pourrais vraiment pas dire dans quel sens cela se passe, et ce que signifient ces changements.

SÖ :
Oui, je me demande combien de temps cela prend pour atteindre le type d’écoute que « n’importe quel ouvrier du bâtiment sans éducation » (ibid.) a acquis. Je pense au moment où Betty Carter, dans un enregistrement ‘live’ au Village Vanguard, passe sans difficulté d’un standard traitant de la nostalgie à un autre, « Body and Soul » et « Heart and Soul ». On peut entendre le public qui ricane et rit, mais je crois que ce rire n’est pas simplement une réponse heureuse au trait d’esprit proposé par la musique, mais plutôt à une résonance profonde avec ce qu’exprime leur sentiment de tristesse et de nostalgie. Ils sont réellement présents comme sujets résonants, comme le dirait Jean-Luc Nancy. N’est-ce pas cela l’essence de l’écoute ? D’être en résonance avec le son signifie toujours de prendre part, de participer. En tant qu’« invité » dans un certain contexte culturel, la résonance est tout d’abord complètement absente. La résonance se construit lentement à travers l’expérience de la vie dans le monde : « Ce qui retentit en moi, c’est ce que j’apprends avec mon corps » disait Roland Barthes (1977 : 237).

NTT :
Je me souviens d’un défi que je me suis donné à moi-même en 2005, lorsque j’ai enregistré Dạ Cổ Hoài Lang pour un CD en solo. L’idée était d’éviter de faire ressortir l’atmosphère triste et nostalgique de la pièce comme c’est normalement le cas, mais de la rendre seulement paisible et sereine. Cela a été difficile pour moi si je m’en souviens bien. La résonance de la pièce était déjà là dans ma tête, dans mon corps. Au moment de jouer la première phrase de la pièce (ou bien quelquefois, quand cela se passait bien, au moment de jouer la seconde phrase), j’étais déjà complètement absorbée par l’atmosphère triste et nostalgique. Il fallait que je m’arrête, que je me mette à méditer, à vider mon cerveau avant de recommencer à jouer la pièce. Alors, je ne peux qu’abonder dans ton sens, pour ne pas être une « invitée » dans une certaine culture, on a besoin d’apprendre à écouter cette résonance au-delà du son, au-delà du langage, et d’apprendre avec son corps.

SÖ :
C’est très intéressant. Qu’est-ce que la connaissance au-delà du son ? Un moment spécial au cours de la répétition de la séance d’enregistrement avec Lê Phổ me vient à l’esprit. Henrik Frisk jouait l’électronique sur la base de boucles qu’il avait enregistrées. En fait, je pense que la manière avec laquelle nous avons structuré l’électronique était basée sur une version plus occidentale de la mélancolie : la sonorité des boucles – basées sur des échantillons de guitare qu’on avait faits dans la chambre de l’hôtel – et leur manière de créer un environnement sonore qui en quelque sorte renforçait l’expression de la musique jouée par la flûte et la guitare. En conséquence, nous étions, bien sûr, anxieux de savoir quel était le sentiment de Lê Phổ en travaillant avec ce genre d’électronique. (Henrik procédait de temps en temps au traitement électronique de la flûte.) Eh bien, à notre surprise, il n’a rien dit sur l’électronique, il semblait parti ailleurs (mais peut-être était-il plutôt parti dans une introspection dans son fort intérieur) et il a dit que c’était bien, qu’il pensait à sa mère et à sa maison et ensuite, il s’est mis à jouer. C’est seulement maintenant quand nous parlons ensemble du contenu expressif de ce chant que je réalise ce qu’il voulait dire au juste. Lorsqu’il parle de sa mère, il parle de la même nostalgie pour le passé que celle qui est le fondement même de cette musique.

NTT :
En fait, en disant cela, tu franchis une nouvelle étape vers la compréhension de l’expression de cette musique.

SÖ :
Exactement, je vois bien. Dans un sens cela nous ramène à la citation de Nettl que tu as mentionnée. Un long voyage est nécessaire pour atteindre le niveau de compréhension que peut avoir un auditeur autochtone, on a toujours besoin d’appréhender un très grand nombre de couches de connaissances vivantes. La nostalgie n’a jamais le même sens et ni les mêmes modes d’expression dans les différentes cultures… ou alors s’agit-il de la même nostalgie mais exprimée de différentes manières ? Je pense que cette question reste sans réponse.

 
 


1. Vong Cổ (littéralement « nostalgie du passé ») est un chant vietnamien et une structure musicale utilisée principalement dans le théâtre musical cải lurong et dans la musique de chambre nhac tài tử du Sud-Vietnam. Ce chant a été composé entre 1917 et 1919 par Mr. Cao Văn Lầu (aussi appelé Sáu Lầu ou Sáu Làu), de Bac Liêu, une province du sud du Vietnam (Trainor 1975). Le chant a gagné une grande popularité et éventuellement sa structure est devenue la base de beaucoup d’autres chants. La mélodie a essentiellement un caractère mélancolique et est chanté en utilisant des inflexions modales vietnamiennes.

2. Dạ Cổ Hoài Lang (Nostalgie de l’être aimé) est une pièce de musique classique vietnamienne qui a été composée par Cao Văn Lầu (Sáu Lầu) sur la base de sa composition plus ancienne Vọng Cổ. D’après différentes sources, le chant a été composé entre 1917 et 1920. Dạ Cổ Hoài Lang décrit l’amour d’une femme pour son mari qui a été envoyé depuis longtemps au front. Elle ressent de la solitude, du malaise et s’inquiète s’il continue encore de l’aimer en vivant dans un pays éloigné où il pourrait être attiré par d’autres femmes.

3. Ngô Trà My joue du đàn bầu dans The Six Tones, un groupe créé en 2006 avec le projet d’une rencontre en termes égaux entre la musique traditionnelle vietnamienne et l’expression expérimentale occidentale.

 


Références bibliographiques

Barthes, Roland (1977) : Fragments d’un discours amoureux, Éditions du Seuil, Paris.

Trainor, John (1975) : “Significance and Development in the Vọng Cổ of South Vietnam.” Asian Music, vol. 7, no. 1, Southeast Asia Issue, pp. 50-57.

Nettl, Bruno (2009) : “On learning the Radif and improvisation in Iran” in Nettl, Bruno and Solis, Gabriel (Ed) : Musical Improvisation. Art Education and Society. University of Illinois Press, Urbana and Chicago.

 

Clare Lesser – Français

Retour au texte original en anglais :
English

 


 

INTER MUROS

Une approche qui déconstruit la pratique d’interprétation de la pièce de John Cage, Four,
en se focalisant sur l’indécidable, l’interpénétration virale et la fusion des domaines.

Clare Lesser

Traduction de l’anglais: Jean-Charles François

Sommaire

Murus
John Cage – Four
Four⁶ – ART : Abu Dhabi, avril 2018
Pharmakoi
… commencer et finir à des points particuLiers de tEmps…

Références

 


Murus

Murus, maceria, moerus, mauer, mur…

Emmuré, mural, au bord…

… mur cellulaire, mur de prison, mur-rideau, mur d’enceinte de la ville…

…mur de soutènement, mur du port, mur de séparation, mur de liaison…

…clôture, partition, écran, séparateur, mur mitoyen, panneau, cloison…

…abris, garde, le mur du jardin, barrage, fortification…

…mur porteur, revêtement décoratif, Four Walls…

…déjanté, hors les murs… 

…mûre, mûr…

… travail de sape…

… avec/sans fondations…

Les murs, choses bien compliquées, et si l’on poursuit cette ligne de pensée, qui sait où cela va nous mener ? Peut-être va-t-on tomber à la renverse, cul par dessus tête … ou bien s’écraser contre le mur ?

Avant de faire sur le champ tomber les murs, il convient plutôt de considérer ce que cela pourrait signifier d’être entre les murs ou à l’intérieur des murs, de les questionner, de se confronter aux fragments de ciment et de sable du mortier qui les composent, de faire un peu trembler leurs fondations, sans doute. Mais comment procéder pour lancer ce processus ? La déconstruction semble être un bon point de départ ; en examinant les jointures, les chaînages d’angle… en pénétrant le tissu même de la question, en initiant le processus d’interrogation, d’affaiblissement, du ‘peut-être’. Donc essayons d’ouvrir nos yeux et nos oreilles au déroulement de la déconstruction à l’intérieur de chaque domaine et à travers les domaines, en s’inspirant de l’œuvre de Derrida et de Bernard Tschumi (je pourrais aussi bien faire appel à Simon Hantaï et Valerio Adami), en se concentrant sur deux terrains d’intérêts : le pharmakon (et l’indétermination) et le virus.

Il y a un certain nombre de contradictions ou d’oppositions qui apparaissent dans la liste d’ouverture  (abris/prison, mur de liaison/mur de séparation, mur porteur/revêtement décoratif). Les murs peuvent apparemment occuper simultanément deux ou plus de fonctions antagonistes, et dans ce cas, ils peuvent être considérés comme des pharmakoi. Considérons alors une œuvre de ‘musique’ dans laquelle ces murs, ces pharmakoi, ces possibilités de saper les fondations et de dissoudre les frontières, ces contradictions apparentes et ces bordures floues, ces exemples d’aporia (ou de perplexité), font partie intégrante de son interprétation, et dans laquelle l’instrumentiste créateur (le ‘joker’) peut s’adonner à déconstruire ou à pousser les ‘règles’ (les murs) du ‘jeu’ au point de rupture.

John Cage – Four

Four (1992) pour quatre performers, plutôt que ‘musiciens’ ou ‘interprètes’ spécifiquement, ou plutôt, disons qu’il s’agit de quatre ‘performers’ sur la couverture de la partition et de quatre ‘interprètes’ sur les parties instrumentales (s’agit-il de jouer à des jeux, à un théâtre, s’agit-il de jouer à jouer ?), est une des œuvres de John Cage basées sur des tranches de temps (entre crochets) [time-bracket], ainsi nommées parce que lors d’une interprétation chaque participant doit :

Jouer par rapport au temps flexible entre crochets. Lorsque les crochets sont connectées par une ligne diagonale elles [les tranches de temps] sont relativement proches les unes des autres. (Cage 1992, p2)

Ainsi, la partie de l’interprète numéro un commence comme suit :

0’00” ↔ 1’15”      0’55” ↔ 2’05”

 2

Cage donne aussi deux sortes d’information sur les types de son qu’il envisage, je dois dire ici qu’il n’y a pas de ‘contenu’ donné pour les représentation des tranches temps entre crochets, c’est ce que l’interprète doit inventer, car l’œuvre est écrite

pour n’importe quelle manière de produire des sons (vocalisation, chant, jeu sur un instrument ou des instruments, sons électroniques, etc.) … (Cage 1992, p1)

Et Cage nous dit en plus de

Choisir douze sons différents ayant des caractéristiques fixes (amplitude, structure des partiels, etc.) (Cage 1992, p2)

 

Ainsi, à l’intérieur des murs constitués par des ‘règles’, à l’intérieur des limites de la pièce, nous sommes en présence de contradictions ou d’opportunités créatives inscrites d’entrée de jeu au sein l’œuvre. Cage nous propose de manière moins évidente un pharmakon dans le fait que les sons sont apparemment à la fois fixés et libres. On peut penser que l’intention de Cage était que chacun des douze sons devait avoir des caractéristiques fixes, mais alors à quoi rime le début de la phrase dans ce cas-là ? Cela est redondant et ouvre la voie à la possibilité de l’aporia. Pourquoi ne pas dire seulement ‘produire douze sons avec des caractéristiques fixes (amplitude etc.)’ ? Cela paraîtrait tout à fait compréhensible pour tout musicien.

Il laisse aussi aux interprètes la complète détermination concernant leur provenance, c’est-à-dire à quel domaine ils/elles appartiennent (si elles/ils en ont un)[1], et tout aussi bien une certaine flexibilité dans la détermination de la ‘structure’ générale, dans la mesure où les tranches de temps (les murs de soutènement) permettent une variabilité dans le début et la fin du temps de chaque ‘événement’. Ces tranches de temps sont évidemment des coquilles vides – qui attendent d’être remplies, elles attendent d’être habitées par des évènements (ce que Derrida appelle « l’émergence d’une multiplicité disparate » [Tschumi 1996, p. 257]. En d’autres termes, leur ‘programmation’ n’est pas fixée. La relation ou hiérarchie entre le compositeur et l’interprète est complètement déstabilisée (un autre pharmakon), pour toute personne qui en fait ici ‘compose’ la réalisation de la performance : le compositeur, les interprète(s), les deux à la fois, ni l’un ni l’autre ? Chaque interprète est indépendant, dans un sens muré par rapport autres… peut-être ?

Le pharmakon peut-il être utile pour dépasser les limites, en changeant (en défiant) la structure du mur et de ses fonctions ? Si une opposition binaire (inclus/exclus, libre/bloqué, etc.) peut être bousculée, par exemple en ayant ses fonctions remises en cause, alors les murs deviennent des seuils, des conduits, des zones de connexion, et non plus des barrières. Le pharmakon est un des concepts majeurs qu’on peut trouver dans le Phaedrus de Platon, ce qui nous amène à considérer les explications de Derrida sur le pharmakon, tels qu’on peut les trouver dans « La pharmacie de Platon » :

Ce pharmakon, ce « médicament », ce philtre, qui acte à la fois comme remède et poison… (Derrida 2004, p75)

et

Ce charme, cette vertu envoûtante, ce pouvoir de fascination, peuvent être – alternativement ou simultanément – bénéfiques ou maléfiques. (Derrida 2004, p75)

et

Si le pharmakon est « ambivalent », c’est parce qu’il constitue un moyen dans lequel les oppositions s’opposent, le mouvement et le jeu qui les lient entre elles s’inversent ou font qu’un côté traverse l’autre (âme/corps, bon/mal, intérieur/extérieur, mémoire/oubli, parole/écrit, etc.). (Derrida 2004, p130)

Ainsi, le pharmakon est un espace dans lequel les oppositions peuvent être démantelées ; un passage ou mouvement de convergence et d’interpénétration, le soit/ou, le ni/ni, le ‘et’. Le démantèlement des oppositions n’est pas seulement confiné à la parole et l’écrit (bien que Derrida s’y réfère ici) : il relève tout aussi bien d’autres champs, comme par exemple l’architecture, le champ par excellence des murs, le bastion de la solidité et des structures apparentes, et en plus un espace de collaboration pour Derrida avec Peter Eisenmann et Bernard Tschumi pendant les années 1980[2]Derrida avait émis des doutes initialement sur ce type de collaboration, en disant à Tschumi « Mais comment un architecte peut-il être intéressé à la déconstruction ? Après tout, la déconstruction est antiforme, anti-hiérarchie, anti-structure, l’opposé de tout sur quoi l’architecture repose. » « « Précisément pour cette raison”, j’ai répondu. » (Tschumi 1996, p. 250). Tschumi a aussi fait remarquer que les stratégies de la déconstruction dans l’architecture s’étaient développées tout au long des années 1970 et 80, lorsque les architectes on commencé à

… se confronter aux oppositions binaires de l’architecture traditionnelle : à savoir, la forme versus la fonction, ou l’abstraction versus la figuration. Cependant, ils ont aussi voulu défier les hiérarchies qui se cachent sous ces dualités, comme par exemple « la forme suit la fonction » et « l’ornement est subordonné à la structure ».  (Tschumi 1996, p251)

Et la pratique pédagogique ‘radicale’ de Tschumi à l’Architectural Association et à Princeton au milieu des années 1970 a exploité la fusion des domaines (par exemple l’architecture et la littérature) d’entrée de jeu :

Je donnais à mes étudiants des textes de Kafka, Calvino, Hegel, Poe, Joyce et d’autres auteurs comme programmes pour des projets d’architecture. La grille de points du Garden de Joyce (1977)… réalisée avec mes étudiants du AA à l’époque comme un projet architectural basé sur Finnegan’s Wake a été consciemment réutilisée comme stratégie d’organisation pour le Parc de la Villette cinq ans plus tard. (Tschumi, 1997, p125)

Ainsi le projet du Parc de la Villette de Tschumi (1982-98), la restructuration et le développement d’un grand espace urbain (les anciens abattoirs au nord-est de Paris), a exploité la programmation transversale, une réévaluation de l’‘événement’, le jeu de la ‘trace’, et des stratégies variées de la déconstruction dans la composition des lignes, des points, et des surfaces. C’est probablement le caractère iconique des folies rouges vives de Tschumi qui a rendu ce projet si célèbre (structures à multiprogrammation ou sans programmation à l’intérieur du parc) : une des folies pouvait être soit un restaurant ou une salle de concert, ni un restaurant, ni une salle de concert, ou bien, un restaurant et une salle de concert. Ainsi les folies sont des pharmakoi, elles restent dans l’indécision ; elles rejettent les ‘murs’, le confinement, la ‘programmation’ prédéterminée. Elles sont des coquilles vides – des tranches de temps entre crochets.

Comment fonctionne cette pluralité des jeux de l’indécidable dans Four⁶ ? Qu’est ce qui est indécidable dans la pièce et quelles implications cela peut-il générer pour renverser les murs dans la pédagogie et la praxis ? Pour continuer cette exploration, je vais me tourner maintenant vers une réalisation récente de Four⁶ dont j’ai été l’instigatrice.

Une liste partielle des éléments d’indécision dans Four⁶ peut se présenter comme suit :

  • Forces – qui peut jouer dans cette pièce ?
  • Contenu – que peut-on inclure dans les tranches de temps entre crochets ?
  • Hiérarchie – qui est le compositeur ?
  • Partition – qui en a la maîtrise ?

 

Four⁶ – ART : Abu Dhabi, avril 2018

La « version art » – c’est le nom que j’ai donné à une performance réalisée en 2018 à Abu Dhabi centrée sur les arts plastiques (un peu comme Step : A Composition for Painting) – a été conçue comme un moyen de se détacher de la musique, tout en reconnaissant encore ses traces à l’intérieur de l’œuvre (figure 1). Chaque exécutant a été appelé à élaborer douze actions ayant des relations avec les arts. L’exécution des tranches de temps entre crochets pouvaient être soit prévue à l’avance et notée sur la partition, ou bien choisie et réalisée en temps réel au moment de l’exécution ‘live’. J’ai demandé aux exécutants d’interpréter le terme d’‘art’ à leur façon, ce qui a donné le résultat d’une mixture de performance art, d’art sonore, d’art plastique, de théâtre, de poésie performée, etc. ; et je leur ai aussi demandé d’élaborer leurs ‘évènements’ individuellement, de façon à ce que l’exécution publique se passe sans répétitions et que toutes les réactions restent spontanées, potentiellement surprenantes pour les exécutants regroupés sur scène et pour le public – (un clin d’œil à la définition de Cage de ‘l’action expérimentale’ en tant que ‘quelque chose dont le résultat n’est pas prévu’) (Cage 1961, p. 39)

Une pièce de toile de 2×1 mètres [6×3 pieds] a été utilisée, montée sur un cadre de bois et surélevée sur des blocs (pour avoir un espace permettant de couper la toile) et posée sur une grande table. Des objets ont été mis à la disposition des exécutants pour être utilisés si nécessaire : des tubes de peinture (acrylique) en blanc, noir et bleu, des tubes de peinture des mêmes couleurs, de la craie, du charbon, des couteaux, un verre d’eau, des bouteilles en verre, des crayons, des tournevis, des pinceaux (de différentes tailles), des taille-crayons (en acier), des chiffons (pour effacer ou peindre, etc.). Une des participantes avait aussi apporté un sabre laser pour faire de la peinture avec. Les interprètes étaient libres d’utiliser n’importe quelle partie de leur corps pendant la réalisation de l’œuvre. Le choix qui a été fait par les exécutants 2 et 3 étaient :

Exécutant 2 – Sons (Actions)

1. Parler, 2. Crayon, 3. Repeindre par dessus, 4. Wood blocks, 5. Blanc, 6. Couteau, 7. Noir, 8. Tournevis, 9. Bleu, 10. Silence, 11. Chanter, 12. Tousser.

Exécutant 3 – Sons (Actions)

1. Tacet, 2. Déchirer la partition et l’ajouter à la toile du canevas, 3. Secouer les pinceaux pour projeter de la peinture, 4. Eclabousser avec les pinceaux, 5. Faire gicler le tube de peinture, 6. Ecrire avec une craie, 7. Eclabousser avec de l’eau, 8 Percussion sur une bouteille et un pot de confiture, 9. Gommer, 10. Aiguiser un couteau, 11. Bousculer un autre exécutant, 12. Lacérer la toile du canevas.

 

Figure 1: portion de la toile du canevas immédiatement après l’exécution publique (avril 2018),
montrant la peinture fraîche et déchiquetée pendant l’exécution (au centre).

 

Pharmakoi

Le premier pharmakon concerne les forces en présence : qui a le droit de jouer cette œuvre ? Est-ce que la pièce est entourée de murs qui empêchent la participation et l’accès à son exécution ? Non, les frontières de l’exécution sont très ouvertes. En d’autres termes, n’importe qui peut jouer Four, on n’a pas besoin d’une formation classique ou formelle dans n’importe quelle tradition. Fourc’est de la musique et ce n’est pas de la musique ; cette pièce peut accueillir des exécutants de n’importe quel domaine artistique, en fait pouvant provenir de n’importe où, qui ont toute liberté de rester dans leur propre domaine (même si ces domaines vont s’entremêler) : artistes, musiciens, scientifiques, acteurs, historiens, philosophes, vétérinaires… la liste est infinie. Le mur de la discipline – le pour ‘qui ?’ est conçue la pièce – est instable et affaibli ; la pièce peut être jouée dans une mixture hybride de domaines, une infection virale à double sens (ou à quadruple sens) à tout moment au cours de l’exécution. On est en présence ici d’implications sociales et politiques ; il n’y a pas de barrières (murs) d’accès, pas de hiérarchie, et pas de fondement pédagogique requis.

C’est-à-dire : le programme n’a pas besoin d’être de la ‘musique’. La version que j’ai esquissée ci-dessus est basée sur un focus approximatif, mais ne requiert pas la présence d’un ‘thème’, il s’agit d’un réceptacle pour permettre à des évènements de se dérouler. Les exécutants appartenaient à différentes disciplines : musique, arts plastiques, psychologie et arabe classique. C’est ainsi que l’œuvre peut être considérée comme de la musique et en même temps n’est pas de la musique. Les tranches de temps entre crochets sont comme les folies du programme de Tschumi, décrites par Derrida comme « un espace d’écriture, un mode d’espacement qui donne lieu à un événement » (Tschumi, 2014, p. 115). Les folies ont un nombre de traits communs avec les tranches de temps entre crochets : une tranche de temps est un mode d’espacement dans le temps, et elle peut être remplie par n’importe quelle chose, par n’importe quel ‘événement’ qui crée du son, tiré de la collection de douze déterminée par chaque exécutant séparément, exactement comme une folie a un ‘programme’ indéterminé et ouvert à partir d’une collection d’évènements possibles[3]. La combinaison des évènements des tranches de temps (programmes) permet aux domaines individuels de fusionner, d’infecter, de réécrire, d’hybrider, comme dans l’exemple de notre folie, qui combine un espace de performance et d’un restaurant. Dans la version ‘art’, les domaines de la musique, du théâtre et de la philosophie occupent tous le même espace de temps.

Les évènements continuent aussi à vivre après coup, comme des cendres si vous voulez. Au fur et à mesure que la toile du canevas se sèche, la version ‘art’ continue de se modifier longtemps après que l’exécution de la pièce est terminée ; elle n’est donc pas confinée dans ces 30 minutes de ‘murs’ temporels. Elle continue d’évoluer à travers des changements de couleur et de texture (figure 2). Le processus de séchage à la fois révèle et dissimule l’écriture (sur la toile et en plus sur les lambeaux de partitions) et les modes d’application et d’addition (les morceaux de charbon dans la figure ci-dessous). Au fur et à mesure que la peinture se fissure et tombe, encore d’autres traces de la propre histoire de l’exécution apparaissent, alors que les parties individuelles peuvent devenir des objets d’art à part entière (figure 3) : une archéologie de la performance. Les cendres se laissent emporter par le flux.

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Figure 2: portion de la toile un mois après la performance (mai 2018),
montrant les modifications apportées à la couleur et la texture,
des parties en lambeaux (en bas à gauche)
et des morceaux de charbon (au centre à droite).

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Figure 3: : la partie de l’exécutant 4,
avec les additions de peinture faites
pendant les 30 minutes de la ‘performance’.

 

 

… commencer et finir à des points particuLiers de tEmps…[4]

Cage explique la structure variable très succinctement, dans la forme d’un mésostiche :

These time-brackets / are Used / in paRts / parts for which thEre is no score no fixed relationship / … / music the parts of which can moVe with respect to / eAch / otheR / It is not entirely / structurAl / But it is at the same time not / entireLy / frEe (Cage, 1993, p35-6)[5].

Il faut noter que Cage dit ‘les parties peuvent évoluer en rapport les unes avec les autres’ (les italiques sont miennes), et non pas qu’elles doivent ou sont dans l’obligation de le faire. Que pourrait vouloir dire ici le mot respect ? Littéralement qu’elles respectent l’espace des uns et des autres, les limites (murs) entre les participants, qu’elles ne doivent pas interférer, réécrire par dessus, gommer, infecter ou de franchir les programmes respectifs ; ou bien au contraire, qu’elles peuvent se frayer un chemin parce que les autres autorisent le libre passage, se permettant d’être infectées, gommées, greffées, hybridées ou réécrites par dessus, qu’elles permettent l’interpénétration parce que il n’y a pas de ‘partition, ni de relation fixe’, pas de mainmise de qui que ce soit ?[6] De nouveau, le mur est affaibli, sa fonction est hétérogène, ouverte au changement, mais sa trace, son fantôme restent présents.

S’il n’y a pas de partition, seulement des parties instrumentales, dans une danse du temps qui résulte d’une collection variable de quarante-huit coups, alors qui est le compositeur ? Qui a le contrôle sur la totalité ? Qui détient la clef qui permet le passage à travers les murs (s’ils existent) de la création de cette œuvre, de sa direction ? Il s’agit d’un autre pharmakon ; John Cage est l’auteur reconnu (son nom apparaît sur la couverture), mais en est-il vraiment l’auteur, l’auteur du contenu ? Nous n’avons que des parties, pas de partition, et nos parties n’ont pas de substance ; jusqu’à preuve du contraire elles sont informelles, sauf en termes de longueurs variables et de leur ordre, par exemple l’exécutant 1 commence avec l’événement sonore 2. C’est comme une pièce de théâtre sans livret unifié, avec des caractères qui ne connaissent pas leurs relations avec les autres caractères (en référence à l’idée de Cage que le terme « expérimental » implique des actions dont on ne peut prévoir l’issue), et avec des dialogues qui sont à la fois secrets et désordonnés. Dans Four⁶ on est en présence d’‘indications scéniques’ (instructions), et on a une ‘chorégraphie’ à temporalité variable qui nous indique approximativement quand nous devons placer les choses que nous avons trouvées en tant qu’exécutants. Mais attention, attendez un peu, n’est-ce pas à nous qu’appartiennent les contenus des tranches de temps ? Après tout, nous les avons trouvés, nous les avons élaborés et nous avons décidé précisément quand et on allait les placer, nous avons décidé que l’événement sonore 12 allait être de tousser ou de lacérer la toile et nous avons décidé quand nous allions tousser ou lacérer la toile à l’intérieur de la tranche de temps – alors ne serait-il pas plus approprié de dire que John Cage est un des auteurs de Four⁶ plutôt que John Cage est l’auteur de Four⁶?

Ainsi la hiérarchie reste indécise, il n’y a pas la présence d’un seul contrôle de décision dans l’exécution, il n’y a pas de partition ‘maître’. Les exécutants ont une marge considérable de manœuvre à condition qu’ils respectent les ‘règles’ (car Cage n’a jamais été pour la liberté pour tous sans limites). Même dans ce cas, c’est une façon de composer très généreuse et égalitaire, en se souvenant que les règles peuvent toujours être détournées (tout en restant dans leurs limites), être interprétées de nouvelles manières[7]. Tous ces ‘murs’ hiérarchiques qui peuvent bloquer le passage (ou au moins de le rendre sens obligatoire) de la communication entre les interprètes et le compositeur restent ouverts ; les murs sont perméables (y a-t-il même encore des murs ?), donc ni l’interface compositeur/interprète, ni l’interface interprète/interprète ne sont fixes. Dans la version ‘art’, l’interface public/interprète est aussi plus ouverte – la peinture peut éclabousser n’importe où. L’exécutant est un compositeur/exécutant qui interprète de manière hybride au sein d’une composition, en composant dans le cadre d’une interprétation ; le compositeur (Cage) s’est ouvert à la communication virale de l’interprète ; les interprètes se sont ouverts aux formes indépendantes/non indépendantes de la praxis greffée ; ils sont tous en interaction tout en gardant leur individualité, il peuvent tous réécrire par dessus le travail des autres (produisant des sons et/ou des peintures), il peuvent tous greffer le geste et l’expression, s’ouvrant au virus, menant des conversations dans beaucoup de ‘langages’ traversant les domaines, se permettant d’être pénétrés à un quasi niveau cellulaire.

Comme le dit Derrida :

… tout ce que j’ai fait, pour le résumer de manière très réductrice, c’est de dominer par la pensée du virus ce qu’on peut appeler une parasitologie, une virologie, le virus étant beaucoup de choses… Le virus fait partie d’un parasite qui détruit, qui introduit le désordre dans la communication. Même du point de vue biologique, c’est ce qui se passe avec le virus ; il déraille un mécanisme de communication type, son codage et son décodage (Brunette and Wills, 1994, p12)

Le virus déstabilise les choses, les fait trembler, les secoue, désorganise la communication (les messages sont perdus ou envoyés aux mauvais destinataires, ils peuvent donner lieu à une multiplicité d’interprétations), ouvre un espace pour les interventions imprévisibles, introduit l’aporia. Dans Four⁶  on peut voir l’évidence de ce virus à travers sa trace, la façon dont il laisse des marques (des empreintes) dans la poussière, dans les cendres (charbon), dans la peinture, dans le son. Ainsi on a une fusion virale des actions dans la performance (altérant les actions des autres qui laissent une marque), de ‘personnes’ (interprètes/public/compositeur), et de domaines (art/musique/théâtre, etc.) : dans la version ‘art’ de Four⁶, l’art, la musique et la danse sont tous présents, comme l’est le théâtre[8].

Le virus infecte les moments lorsque la surface de la toile du canevas est créée, lorsque les couleurs se mêlent à de nouvelles couleurs, quand elles s’ajoutent par dessus, se greffent, sont effacées ; il laisse une marque par l’accumulation et la révélation de couches, à travers l’écriture et la réécriture par dessus, à travers la déconstruction quand le couteau entaille la surface, exposant l’autre côté de la toile du canevas qui devient à son tour une nouvelle surface, à travers l’altération intentionnelle d’un ‘événement’ d’un autre exécutant par des interventions physiques – bousculer, gommer, couper et couvrir. Ainsi, le parasite de Derrida détruit (ou devrions-nous dire ‘fixe’ ?) ; mais il ne détruit que la possibilité du moment, un clin d’œil de l’‘histoire’ de cette toile peinte au moment de la performance. Il force à changer, à muter, et qui peut savoir où cela va nous mener ?

Il y a aussi d’autres traces dans les cendres ; ‘il y a là cendre’ (Derrida 2014, p. 3), des traces intertextuelles, des traces hypertextuelles, d’autres œuvres (dans des sens multiples : la propre histoire de la toile du canevas utilisée, son histoire éventuelle telle qu’elle aurait pu être, l’histoire qui est encore à venir et les histoires du domaine auquel maintenant elle s’associe). La collection de 48 évènements sonores constitue un filet de pêche rempli de traces ; celles des muralistes gréco-romains, celles des peintures religieuses baroque (dont l’élaboration collective posera sans cesse des questions pour savoir qui en est l’auteur[9]), celles des Fontana, Kiefer et Hantaï, des situationnistes, du Vienna Action Art, du Fluxus des débuts, d’Heiner Goebbels, de Robert Wilson, de Heiner Müller, les traces du théâtre post-dramatique, du danse-théâtre de Lindsay Kemp, et évidemment d’autres œuvres de Cage. Ces traces font références à d’autres traces, dans des chaînes de résonance infinie. Les traces de nos propres expériences seront aussi toujours présentes dans toute entreprise – comment pourraient-elles ne pas y être ? Les murs sont omniprésents, pour le meilleur ou pour le pire, faites en ce que vous voudrez, mais ils ne sont pas simplement des barrières. Peut-être qu’il vaut mieux reconnaître leur hétérogénéité fonctionnelle plutôt que d’essayer de les faire tomber ; de s’efforcer d’aller vers des versions plus faibles (des filets de pêche moins remplis), pour permettre leur transfiguration, pour embrasser leur indécidabilité, car alors les murs deviennent à peine perceptibles, presque transparents, des mur[mur]es[10].

 


 

1. Ceci s’applique aussi bien aux sons eux-mêmes.

2. Cage a trouvé de nouvelles façons d’apprécier la ville et de contempler ses constructions, ses traces, ses interactions, après avoir marché à travers Seattle en compagnie du peintre Mark Tobey. (Cage & Charles, 1981, p.158)

3. Dans un sens elles peuvent être considérées comme des hétérotopies.

4. Cage, 1993, p34 : « …begin and end at particuLar/points in timE… »

5. « Ces tranches de temps entre crochets / sont Utilisées / dans les paRties / les parties qui ne se réfèrEnt à aucune partition, ni de relation fixe / … / la musique dont les parties peuvent éVoluer par rapport à / les unes / les AutRes / Ce n’est pas complètement / structurAl / Mais en même temps ce n’est pas / compLètement / librE ».

6. Derrida utilise le terme de ‘Animadversions’ dans les textes tels que Glas, Cinders et « Tympan » (Marges de la philosophie) et c’est une autre façon de contempler la présentation tout en les commentant (de manière parfois explicite, parfois implicite, parfois silencieuse), simultanément, des actions séquentielles à travers la même surface, par exemple la toile du canevas.

7. Comme l’a dit Cage : « Nous ne sommes pas libres. Nous vivons dans une société cloisonnée. Nous devons prendre en compte ces cloisons. Mais pourquoi faut-il les répéter ? » (Cage & Charles, 1981, p. 90)

8. En ce qui concerne le théâtre, l’un de mes co-interprètes a presque coupé la toile du canevas en deux à un moment de la performance, et j’en ai été assez choquée – en me demandant s’il restait assez de surface pour pouvoir travailler dessus et si la chose allait complètement se détériorer – mais d’autre part, j’ai pensé que cela était très drôle et j’ai dû réprimer mon envie de rire pendant le reste de la performance, et cela fait entrer une autre trace dans le jeu, celle de la tradition du théâtre qui rend les co-interprètes comme des ‘cadavres’.

9. Dés l’année 1934, Cage a rencontré le travail collectif en groupe, ce qu’il a appelé l’attraction de l’art médiéval et gothique. (Kostelanetz, 1993, p.16)

10. Note du traducteur. Dans la version originale en anglais, Clare Lesser utilise « swallow » (avaler) qui contient « wall » (mur): « for then walls can be barely perceptible, almost transparent, they can be s[wall]owed ».


Références

Brunette, P., & Wills, D., Deconstruction and the Visual Arts: Art, Media, Architecture, Cambridge: Cambridge University Press, 1994.
Cage, J., Silence, Middletown, CT: Wesleyan University Press, 1961.
Cage, J., Four⁶, New York, NY: Edition Peters, 1992.
Cage, J., Counterpoint (1934) in Kostelanetz, R. (ed), Writings about John Cage, Ann Arbor, MI: University of Michigan Press, 1993.
Cage, J., Composition in Retrospect, Cambridge, MA: Exact Change, 1993.
Cage, J., & Charles, D., For the Birds, New York, NY: Marion Boyars, 1981. Edition en français: Pour les Oiseaux, Paris: Belfond, 1976.
Derrida, J., ‘Plato’s Pharmacy’ in Dissemination, trans. B. Johnson, London: Continuum, 2004. Edition en français : La dissémination, Paris, Editions du Seuil, 1972.
Derrida, J., Cinders, trans N. Lukacher, Minneapolis, MN: University of Minnesota Press, 2014.
Derrida, J., ‘Points de Folie – Maintenant l’architecture’ in Tschumi, B., Tschumi Park De La Villette, London: Artifice Books, 2014.
Kostelanetz, R. (ed), Writings about John Cage, Ann Arbor, MI: University of Michigan Press, 1993.
Tschumi, B. Architecture and Disjunction, Cambridge, MA: MIT Press, 1996.
Tschumi, B., ‘Introduction’, in J. Kipnis and T. Leeser (eds.), Chora L Works, New York: Monacelli Press, 1997.
Tschumi, B., Tschumi Park De La Villette, London: Artifice Books, 2014.

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Michel Lebreton

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Murailles et lisières traversant
le temps et l’espace du conservatoire

Michel Lebreton

Sommaire

1. Espaces clos… temps immobile / Espaces ouverts… temps des possibles
2. Paroles suspendues, paroles retrouvées
3. Lisières
4. Il suffit de passer le pont
5. Co-construction
6. Un être parlant, un être social
7. Une maison des musiques
8. Le pas de côté

1. Espaces clos… temps immobile / Espaces ouverts… temps des possibles

La muraille. Elle s’impose par sa masse, sa capacité à délimiter une frontière. Elle induit une permanence dans l’espace, une fixité, une impression d’intemporalité qui concourt à l’oubli de sa présence. Nous pratiquons, nous pensons dans l’ombre de murailles. Elles donnent un cadre, et donc un périmètre, permettant d’organiser nos activités. Mais à parcourir toujours les mêmes plans,  les mêmes volumes, elles nous apparaissent bientôt, dans une illusoire évidence, parées d’intemporalité. Elles nous mettent en bouche des aphorismes tels que : « on a toujours fait comme ça ! », « de tous temps… », « il est évident que… »… qui sont autant d’expressions qui les cimentent encore davantage. Et qui découragent le débat, puisque… l’on a toujours fait comme cela.

Les murs le long de la frontière américano-mexicaine tentent d’enfermer les mexicains dans leur pays. Ils enferment, dans un mouvement parallèle, les américains dans une enclave que certains souhaitent protectrice. Il y a un désir de muraille qui va de pair avec une peur de l’altérité malencontreusement liée à un besoin de sécurité.

Une muraille est faite pour défendre. C’est donc qu’une attaque est redoutée. Le mur d’Hadrien se dresse contre la menace d’invasions barbares. Mais au fil du temps, il est délaissé, les soldats abandonnant leurs postes pour s’établir paysans aux alentours. Il devient une réserve de pierres pour construire maisons, églises… La muraille devient ici matière à d’autres pratiques. Celles-ci ouvrent sur de nouveaux espaces.

Comment ouvrir espaces et temporalités, quelles pratiques développer qui permettent de percevoir la muraille et d’oser sortir de son ombre, de laisser cette sécurité illusoire, de mettre les peurs en suspension? Et de mettre en lumière les évidences assénées par les pouvoirs en place?

 

2. Paroles suspendues, paroles retrouvées

J’ai eu l’occasion de prendre en charge un atelier d’écriture à destination d’étudiants de l’ESMD (Ecole Supérieure Musique et Danse Hauts de France) avec l’objectif de les aider dans la rédaction de leurs mémoires. La toute première séance a révélé un désarroi chez certains de ces étudiants, tous adultes et ayant un poste d’enseignement et de l’expérience. Leurs premières réactions furent: « Je n’ai rien à raconter », « Je fais cours, c’est tout », « Il ne se passe rien d’extraordinaire dans mes cours »… Ils renvoyaient des réponses fermées et coupant court à toute perspective de questionnement. Plus encore, ils affirmaient de façon sous-jacente qu’il n’y avait rien à observer, banalisant ainsi leurs pratiques d’enseignement, pratiques dont nous devions découvrir par la suite les nombreux pôles d’intérêts.

Afin de dépasser cet état de fait, j’ai fais appel à des expériences hors du cadre des conservatoires. Des expériences mettant en jeu leurs capacités à accompagner, aider, éduquer mais dans un contexte où ils ne soient pas évalués par le prisme du musical.

Pour l’une, ce fut une série de remplacements en milieu hospitalier qui l’ont amenée à pratiquer le travail en équipe, l’écoute des patients, la résolution de conflits… démarches qu’elle a pu par la suite décrypter dans sa pratique enseignante. Pour une autre ce fut d’apporter une aide auprès de sa sœur qui était en difficulté pour une épreuve de baccalauréat. Cette dernière était en demande et cela se passa facilement. Le frère avait les mêmes difficultés mais était réticent face au travail scolaire, de surcroit chapeauté par sa grande sœur ! Celle-ci ne trouva pas de situations opératoires mais réalisa plus tard, lorsque son frère se réorienta avec succès dans une branche différente et qui lui plaisait, que la motivation ne s’enseigne pas mais (je cite un extrait de son mémoire) « que le rôle d’un enseignant est de développer des situations ouvertes au plaisir d’apprendre (manipuler, explorer, construire…) afin que la motivation puisse advenir, s’accroitre ». Pour une troisième enfin ce fut une expérience d’auxiliaire de vie scolaire auprès d’enfants autistes avec pour objectif une intégration dans le cursus scolaire standard. Elle indique dans un de ses écrits : « Cette expérience d’une année est très certainement la plus marquante et une des plus belle de ma vie, j’ai compris l’importance de se faire accepter sans attendre quoi que soit en retour, j’ai une autre vision de cette maladie et surtout  j’ai pu acquérir un certain nombre de compétences… » (S’ensuivent des compétences telles que patience, curiosité, capacité d’adaptation, écoute de l’autre…).

Ces récits qu’elles ont couchés sur le papier et qu’elles ont échangés, discutés, ont joué le rôle du révélateur photographique. Elles s’y sont vues actrices de situations d’accompagnement, parfois d’enseignement. La parole s’est faite plus facile, le désir d’écoute s’est davantage affirmé. Et avec ces situations, la certitude « qu’il se passe quelque chose ». Et que cela mérite d’être conté, observé, analysé. Ce regard ethnographique s’est emparé de la sphère professionnelle. Elle est devenue source d’autres récits, également échangés, discutés, analysés. Chacune d’entre elles avait commencé à contourner la muraille des évidences pour commencer à assembler les pierres des possibles. Et se réapproprier le temps et l’espace de leurs expériences en en évoquant les épaisseurs et mouvances humaines. Sur quels terrains s’engage-t’on alors pour faire advenir ces mises en lumières ?

 

3. Lisières

La lisière est une bande, une liste, une marge (pas une ligne) entre deux milieux de nature différente, qui participe des deux sans se confondre pour autant avec eux. La lisière a sa vie propre, son autonomie, sa spécificité, sa faune, sa flore, etc. La lisière d’une forêt, la frange entre mer et terre (estran), une haie, etc. Alors que la frontière et la limite sont des clôtures, la lisière sépare et réunit en même temps. Un détroit est une figure exemplaire de lisière : le détroit de Gibraltar sépare deux continents (l’Afrique et l’Europe) en même temps qu’il fait communiquer deux mers (Méditerranée et océan atlantique).
Emmanuel Hocquard, Le cours de PISE, POL, Paris 2018, page 61.

Les lisières sont les endroits des possibles. Les limites n’en sont définies que par les milieux qui les bordent. Elles sont mouvantes, sujettes à érosions, sédimentations: elles n’ont rien de l’évidence. Enseignants et apprenants, tous deux habités d’expériences musicales nourries de leurs parcours respectifs, se retrouvent de prime abord évoluant dans les sols souples des lisières. Ils ne se connaissent pas mais se réunissent autour d’un objet « musique » qu’il conviendrait d’ailleurs d’écrire au « singulier – pluriel » : la Musique – mes musiques / Les musiques – ma Musique. L’enseignant s’est construit au fil du temps un paysage où les représentations sociales et donc musicales se sont construites et édifiées plus ou moins solidement, plus ou moins en conscience (par exemple, « qu’est ce qui est ‘musique’ ? », « qu’est ce qui fait le ‘musicien’ », « qu’est ce qu’enseigner ? », « quelle est la place de l’élève dans ce processus ? »…). L’apprenant vient également avec un bagage de représentations sociales et musicales.  Mais lorsqu’il pénètre pour la première fois dans ce lieu appelé « Conservatoire », les premières lui rappellent qu’il entre dans « un haut lieu d’expertise » et les secondes que les musiques enseignées y sont majoritairement « des grandes musiques ». Il est à la fois disponible, motivé et sur la réserve, éventuellement impressionné. Il est dans les lisières, terrains inconnus, mais attirants, pour y concrétiser ses désirs (tout au moins on l’espère). En l’occurrence, la pratique d’un instrument dans la plupart des cas. La question est alors : l’enseignant va-t-il le rejoindre dans ces lisières mouvantes, mais seul terrain qui les réunit à ce moment premier ? Et tenter de débroussailler un espace et un temps commun d’apprentissage mutuel ? Ou va-t-il emmener l’apprenant à l’ombre de sa muraille afin d’y dérouler un programme prédéfini et solidement maçonné ? Va-t-il laisser les barrières ouvertes aux vagabondages et bricolages[1], allant même jusqu’à les encourager ? Ou va-t-il circonscrire toutes pratiques à l’enclos qu’il a construit au fil du temps?

Le seul véritable voyage, le seul bain de Jouvence, ce ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux, de voir l’univers avec les yeux d’un autre, de cent autres, de voir les cent univers que chacun d’eux voit, que chacun d’eux est.
Marcel Proust, La Prisonnière, page 762.

Dans une reformulation très réductrice de ma part (pardon aux Marcels), à tout le moins mettre à jour « sous les pavés, la plage! ». Car à quoi bon être en présence d’autres paysages sonores si nous les plions inlassablement à notre habitus ? Créons plutôt des situations ouvertes à nos imaginations, lisières propices à passer les objets étranges au sein d’échanges improbables. Laissons une part d’improvisation dans les « faire de la musique », ou encore les « construire collectivement des échafaudages sonores », ainsi que les « tenir atelier ouvert ». Ouvrir les yeux autres qui sont en nous et tout cela par le pouvoir de la confrontation et de l’échange avec l’autre.

 

4. Il suffit de passer le pont

La rencontre de musiciens autour de pratiques ouvertes (exemple: « dans le groupe, chacun prendra la parole en réaction à ce qu’il perçoit des autres propositions: en complément – aller vers- ou en opposition -s’éloigner- ») et d’objets peu ou pas connus (ex: « accumulons des nappes sonores par timbres de plus en plus granuleux ») met en jeu des relations aux objets et aux sujets qui différent de ceux développés dans une formation qui se centre encore souvent sur de l’interprétation de répertoires esthétiquement repérés. Les comportements, savoir-faire habituels ne se suffisent plus pour participer aux récits sonores que l’on est appelé à construire, seul ou en groupe. Il y a alors deux voies possibles : sauter dans le train en partance sans en connaître l’itinéraire et faire advenir un nouveau récit ou laisser passer le train (certains peuvent même être tentés de le dynamiter !).

Une telle situation s’est révélée lors d’un projet avec un ensemble de cordes (huit violonistes et trois violoncellistes). Il s’agissait, dans un premier temps, de mettre sur pieds un répertoire de musiques traditionnelles à danser issues du Berry ainsi que de compositions dans le style. L’approche de ces répertoires, inconnus des musiciens en présence, se faisait par le chant et la danse; s’ensuivait la transposition par oralité sur instruments et en petits groupes. Les musiciens étaient invités à chercher collectivement cette transposition, puis à confronter leurs trouvailles en grand groupe. Des jeux d’improvisations sur la quinte de structure et les bourdons de certaines mélodies complétaient cet atelier. Précisons que la technicité requise pour l’interprétation était acquise par tous les participants.

L’une des musiciennes âgée de 16 ans était sur la réserve et ce à la fois sur le fait de danser et sur celui d’improviser sur les règles proposées (elle avait déjà pratiqué de l’improvisation sur grille harmonique mais dans un autre cadre). Elle était venue s’inscrire à un cours d’ensemble à cordes et s’attendait à travailler du répertoire « classique » alors qu’une information avait été faite, définissant le projet particulier de cet atelier. Mais là où elle s’attendait, en dépit de la présentation du projet, à travailler en ensemble des œuvres écrites dans le but de les interpréter collectivement sous la direction du professeur de cordes, elle s’était retrouvée dans une logique d’atelier où chacun est appelé à bricoler. Ajoutons le peu de « prestige » apparent des matériaux proposés: simplicité apparente des mélodies, improvisation sur cinq notes, accompagnements basés sur des bourdons rythmiques, danse populaire au pas répétitif au premier abord… ainsi que le fonctionnement proposé: travaux et recherches collectives, confrontations et débats sur les trouvailles, recherche d’une construction collective finale… qui l’ont rebutée. C’étaient là autant d’éléments qui déplacent les enjeux plus habituels tels que se confronter à des répertoires ardus et prestigieux et se fondre dans  un jeu et un son d’orchestre avec pour références de nombreux enregistrements professionnels. Je n’ai pas réussi à l’aider à questionner cet état de fait, elle n’a pas souhaité échanger avec moi.

 

5. Co-construction

C’est le statut même du musicien apprenant/enseignant qui est ici en jeu.

Ce musicien apprenant est il à même d’enfiler différentes peaux (interprète, improvisateur, orchestrateur…), différents scénarios (orchestre, musique de chambre, groupe de musiques actuelles, soliste…) et différentes esthétiques comme il le ferait en fouillant librement la malle aux vieux vêtements dans le grenier de ses grands parents pour jouer à être un autre ?

Ce musicien enseignant est il en volonté et capacité d’accompagner cet apprenant afin que ces peaux n’en fassent plus qu’une, souple et adaptable aux choix et nécessités du moment ; que ces scénarios soient autant de mises en relations humaines et musicales variées ; que ces esthétiques soient des occasions de humer les diversités culturelles ?

Cet apprenant est il à même d’accepter qu’un cours repéré comme ensemble à cordes soit le lieu de ces différents cheminements ?

Cet enseignant est il à même de créer les conditions pour que cela advienne ?

Il est ici important de prendre en compte plusieurs aspects qui façonnent la tradition des conservatoires. Ils nous permettront de mieux définir le bâti et son architecture à un moment où il tente de se redéployer en regard de l’évolution de la société française. Les quelques remarques ci-dessous sont à prendre en compte pour qui veut traverser les murailles.

Ces murailles…

… sont en partie dans l’institution qui cloisonne plus ou moins différents territoires en « cours », « orchestre », « musique de chambre », « pratiques collectives »… et permet / empêche, plus ou moins, que les enseignants et les apprenants avancent, selon les projets, par porosité entre les différents statuts du monde musical occidental.

Elles sont aussi en partie dans la segmentation des enseignements qui a cours dès le collège et nous renvoie à une conception de la formation construite comme une succession de domaines de connaissances que l’élève parcourt d’heure en heure: un gigantesque open-space parsemé de cloisons à mi hauteur qui isolent tout en laissant filtrer un brouhaha institutionnel qui peine à faire sens.

Elles sont dans la représentation dominante de l’enseignement en conservatoire qui focalise le parcours d’apprentissage sur l’instrument et son professeur et conçoit les pratiques collectives de groupes comme une mise en œuvre de ce qui est appris dans le cours instrumental. Un supplément en quelques sortes.

Elles sont également incluses dans la division du travail qui s’est développée depuis le XIXe siècle et l’hyperspécialisation qui lui a fait suite jusqu’à aujourd’hui: à chacun sa place et sa tâche.

Elles sont enfin dans la relation enseignant-apprenant qui est imprégnée de cette structuration de la société.

Cloisonner, segmenter, diviser… l’organisation et les pratiques dans les lieux de formation, dont les conservatoires, sont encore traversées par ces constructions plus ou moins closes. La création des départements, pour prendre cet exemple, n’a fait que déplacer cette réalité dans un cercle un peu plus grand, mais entre partenaires de même famille se structurant sur les mêmes fondements. Nombre de réunions de départements sont d’ailleurs axées sur le choix des répertoires à jouer dans l’année à venir, sans que ces choix ne soient la conséquence d’un projet plus global centré sur les musiciens apprenants, territoires à explorer et qu’il convient de peupler de musiques.

 

6. Un être parlant, un être social

Les murailles délimitent un terrain et permettent de se développer dans un cadre protecteur. Elles enferment également à la mesure des règles qui régissent la vie individuelle et collective sur ce terrain. Les lisières sont ces brèches en friche, ces landes ouvertes aux expérimentations non prévues par les régulations des jeux emmurés. Elles peuvent dérouter mais aussi devenir des terrains riches de plantations variées et cultivées collectivement. Et là est l’une des clés permettant de reconsidérer les buts et organisations de l’enseignement : la parole exprimée et partagée collectivement, mise au service d’expérimentations et de réalisations de projets individuels et de groupes. Une parole acceptant de livrer aux regards des autres ce qui fait sens dans les pratiques de chacun. Une parole accueillie dans le respect des convictions de chacun et dans le projet de construire un projet d’établissement qui ne soit ni l’addition de projets personnels ni l’empilement de projets de départements. Une parole qui laisse entendre que l’enseignant ne sait pas tout et que la coopération est nécessaire pour construire.

Florence Aubenas, journaliste, a recueilli des paroles souvent inaudibles. En voici un extrait paru dans un article du journal Le Monde du 15/12/2018 sous le titre « Gilets jaunes : la révolte des ronds-points » :

Depuis des mois, son mari disait à Coralie : « Sors de la maison, va voir des copines, fais les magasins. » Ça a été les « gilets jaunes, au rond-point de la Satar, la plus petite des trois cahutes autour de Marmande, plantée entre un bout de campagne, une bretelle d’autoroute et une grosse plate-forme de chargement, où des camions se relaient jour et nuit…
…L’activité des « gilets » consiste ici à monter des barrages filtrants. Voilà les autres, ils arrivent, Christelle, qui a des enfants du même âge que ceux de Coralie, Laurent, un maréchal-ferrant, André, un retraité attifé comme un prince, 300 chemises et trois Mercedes, Sylvie, l’éleveuse de poulets. Et tout revient d’un coup, la chaleur de la cahute, la compagnie des humains, les « Bonjour » qui claquent fort. Est-ce que les « gilets jaunes » vont réussir à changer la vie ? Une infirmière songeuse : « En tout cas, ils ont changé ma vie. »
Le soir, en rentrant, Coralie n’a plus envie de parler que de ça. Son mari trouve qu’elle l’aime moins. Il le lui a dit. Un soir, ils ont invité à dîner les fidèles du rond-point. Ils n’avaient jamais reçu personne à la maison, sauf la famille bien sûr. « Tu l’as, ton nouveau départ. Tu es forte », a glissé le mari. Coralie distribue des tracts aux conducteurs. « Vous n’obtiendrez rien, mademoiselle, vous feriez mieux de rentrer chez vous », suggère un homme dans une berline. « Je n’attends rien de spécial. Ici, on fait les choses pour soi : j’ai déjà gagné. »

 

7. Une maison des musiques

« On fait les choses… ». Voilà une situation de départ prosaïque, complexe mais prometteuse : un groupe de musiciens (apprenants et enseignants) et qui agit (se rassembler pour un projet commun). Un terrain d’expression (rond-point ou conservatoire). La mise en route du projet par une démarche de co-construction qui redessine les parcours. Situation semée d’embûches mais mobilisante.

Sensoricité, interprétation, variabilité et improvisations invitent à créer un enseignement par ateliers pris en charge par des collectifs d’enseignants à géométrie variable. Ils peuvent s’appuyer sur l’expression vocale et corporelle par des règles collectives insistant sur l’intention partagée dans la production sonore. L’apprentissage du code écrit peut s’intégrer dans la séquence « imitation, imprégnation, transfert, invention » comme un outil complémentaire ouvrant, notamment à la composition. Celui de l’instrument est traversé par des face à face et des travaux de groupes…

 

8. Le pas de côté

C’est la deuxième année (2018 et 2019) que je propose un stage de 2 jours et demi à des étudiants en CEPI [Cycle d’Enseignement Professionnel Initial] des Hauts de France. Cette année, huit musiciens se sont réunis, dont certains déjà venus l’année précédente. Venant de pratiques des musiques actuelles amplifiées, classiques et jazz, ils ont écouté des collectes de chants traditionnels du Berry et du Limousin enregistrés entre les années 60 et 80. De simples monodies chantées dans une cuisine, à la maison par des gens du pays, des paysans. Pas d’harmonies ni d’accompagnements. Seulement des voix qui sculptent à leur manière des mélodies aux tempéraments et inflexions inconnues de ces jeunes musiciens.

Entre le relevé à l’oreille, le chant par imitation, le transfert sur l’instrument et les règles d’improvisations proposées par mes soins, une énergie constante s’est déployée. Le plus bel exemple à mes yeux étant l’intensité avec laquelle ils se sont investis dans la réalisation de « bourdons vivants ». De notes tenues mécaniquement sur les 1er et 5e degrés, ils sont peu à peu passés à un écosystème accueillant les variations de timbres, le passage du continu à l’itératif, les entrées et sorties par variations d’intensités… et tout cela dans une belle écoute collective. Ces bourdons portent les improvisations et l’on serait tenté de les prendre pour quantité négligeable. Ce ne fût pas le cas, une conscience collective émergeante leur ayant offert un territoire à habiter. Ils en sont tous ressortis avec la sensation d’avoir vécu une expérience individuelle par la grâce du groupe et une expérience collective par la présence active de chacun.

Je vous laisse sur quelques extraits de leurs improvisations : il ne s’agissait évidemment pas de se former à l’interprétation des musiques traditionnelles du Berry ou du Limousin, mais plutôt de se saisir de caractéristiques de ces musiques et d’autres pour explorer d’autres voies d’improvisations.

Un paysage sonore, inséré dans un conte plus long, termine la vidéo. Il est mis en jeu par les musiciens d’un ensemble à cordes pris en charge par une professeure de violon classique, Florence Nivalle. Nous avons proposé, en plus d’autres parties du conte, de se pencher sur la musicalité d’une forêt :

      • Écoute d’un enregistrement en forêt et échanges.
      • Écoute dirigée. Repérer s’il y a:
            – une trame permanente dans le paysage ;
          – des événements répétés avec plus ou moins d’espacements ;

– des événements marquants, en rupture.

  • S’approprier ces éléments par une imitation vocale. Définir des caractéristiques du son.
  • Transposer cela sur son instrument en ne retenant que les enveloppes et textures du son et en laissant de côté l’imitation.

La trame (sauterelles) est jouée/chantée tutti. Les événements répétés (moustiques et bruits d’animaux dans les fourrés) sont pris en charges par plusieurs duos (un moustique et un fourré). Quelques oiseaux apparaissent, solitaires. Des démarches de déplacements sont inventées par chaque duo pour amener la production sonore. Les deux productions sont au choix, tuilées, juxtaposées ou avec une respiration intercalée.

Il est à noter qu’une violoniste, Clémence Clipet, étant à la fois en formation de violons classique et trad. a été sollicitée par Florence et moi-même pour transmettre la bourrée finale avec les coups d’archet. Nous en sommes à 13 séances au moment où cette première restitution s’est déroulée. Et le premier bilan est très positif : tous les participants ont le sentiment de construire un véhicule pour un voyage à inventer.

Enfin, un ensemble de cornemuses de cycle 1 (2 à 4 ans de pratiques selon) nous a proposé un jeu d’improvisation se basant sur un relais entre les deux premières incises d’une bourrée : SOL la si DO et RE mi FA. Le passage se fait en tuilage. Un jeu simple mais qui a mobilisé chez chacun une énergie et une concentration parfois insoupçonnées. Une découverte « engageante » pour la plupart.

Michel Lebreton, mars 2019

 


 

1. « Le bricoleur est celui qui utilise des moyens détournés, obliques, par opposition à l’homme de l’art, au spécialiste. Le travail du bricoleur, à la différence  de  celui  de  l’ingénieur,  se  déploie  dans  un  univers  clos,  même  s’il  est diversifié. La règle est de faire avec les moyens du bord. Le résultat est contingent, il n’y  a  pas  de  projet  précis,  mais  des  idées-force  :  “ça  peut  toujours  servir,  ça  peut fonctionner”.  Les  éléments utilisés  n’ont  pas  un  emploi  fixe,  encore  moins  prédéterminé : il sont ce qu’ils sont, à cet instant-là, tel qu’il est perçu, désiré, en relation avec  d’autres  éléments,  opérateur  d’une  opération  particulière.  Pour  le  bricoleur,  un cube de bois peut être cale, support, socle, fermeture, coin à enfoncer, etc. Il peut être matière  simple  ou  instrument,  son  utilité  dépend  d’un  ensemble.  L’adéquation  d’un bricolage peut évoquer le hasard objectif des surréalistes. »
Ruse et bricolage (Liliane Fendler-Bussi)

Gérard Authelain

Access to the English translation :
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A propos d’une question sur l’effondrement

Gérard Authelain

28 août 2018

 

Sommaire

La notion d’effondrement
Le bombardement du Centre culturel de Gaza
Comment réagir
Continuer le travail de musicien intervenant
Donner de l’espoir, poursuivre les actions
 


La notion d’effondrement

Le 20 août 2018 à 18h30, j’écrivais à Ouassem, président de la FNAMI, en réponse à un message téléphonique sur répondeur que je n’avais pu écouter en direct pour des questions de réseau. Il m’interrogeait sur la notion d’effondrement, et notamment sur ce que je pensais, à travers mes séjours en divers pays tels que la Palestine ou la Tunisie, de la façon dont vivaient des populations aux prises avec les difficultés dont on devine l’ampleur. Elargissant le débat, il m’interrogeait sur la façon dont on pouvait se préparer à affronter d’autres effondrements qui nous guettent tous : les conflits en germe avec les fermetures des frontières, les conditions climatiques, etc.  En quoi, ajoutait-il, ces effondrements réels ou en perspective interrogent-ils la profession de musicien intervenant ?

J’ai envoyé quelques lignes très sommaires, disant que même si je n’avais pas particulièrement réfléchi sur le thème de l’effondrement, il est vrai que j’ai pu voir, notamment en Palestine, et tout spécialement à propos de Gaza, comment des jeunes adultes (entre 18 et 30 ans) voyaient tout partir à vau-l’eau, ce qu’ils faisaient, avaient fait, projets qu’ils auraient pu faire. Les nouvelles que j’ai eues récemment dans le contexte de cette marche hebdomadaire du vendredi où il y a eu déjà beaucoup de morts et des blessés encore plus nombreux, confirment qu’ils sont bien dans une situation d’effondrement.

 

Le bombardement du Centre culturel de Gaza

Le 20 août à 20h50 (21 h 50 en France), je recevais un message d’une amie Palestinienne Gazaouie, avec qui nous correspondons par Facebook depuis 2016. Elle confirmait ce que nous avait appris la presse quelques jours plus tôt : le bombardement du centre culturel de Gaza sous le prétexte de traquer des responsables du Hamas, ruinant en une seule opération un bâtiment qui était le lieu où se déroulaient un grand nombre d’activités (conférences, théâtre, musique, danse, arts visuels, bibliothèque, échanges, etc.). Plus qu’un effondrement : un désastre culturel, une catastrophe humaine, l’anéantissement d’un lieu de vie, une brutalité impitoyable.

Je cite l’intégralité du texte qu’a publié cette amie Palestinienne, Huda Abdelrahman Al-Sadi, avec qui nous avons échangé téléphoniquement ou par Facebook, mais n’avons jamais pu nous rencontrer, elle n’ayant pas le visa d’autorisation de sortie de Gaza, et moi n’ayant jamais pu obtenir de visa pour y aller malgré trois demandes régulièrement refusées.

La dernière fois je vous ai écrit sous les bombardements lors de l’assassinat de deux enfants !
Mais cette fois, c’était vraiment difficile de vous réécrire sous les bombes par CHOQUE !

Comme Palestinienne, surtout une Gazaouie, la choque, la mort, les bombes , les pleurs, la peur, la destruction , tout est devenu de notre quotidien.
J’ai dit une fois, la plume, le théâtre, la lecture, la culture sont des armes plus puissantes que leurs armes.

Et ils ont tué le théâtre à Gaza en 8.8.2018.

J’étais au travail, lorsqu’on m’a dit que le centre culturel de Said Al.Mishal a été écrasé ; cinq étages comme un biscuit.

Je ne croyais personne et je ne voulais pas croire je me suis dit peut-être ce n’est qu’un missile qui n’a rien fait, peut-être l’occupant inhumain voulait juste nous faire peur comme d’habitude, peut-être ce n’est pas le centre culturel qui a été ciblé, peut-être une terre vide ; beaucoup de « peut-être » et rien de « certain ».

Les mots se confondent mais ce n’est pas la guerre pourquoi font-ils une telle destruction?
Pourquoi détruisent-ils nous souvenirs, nos rires ?

Ce bâtiment ne représente pas un bâtiment culturel mais plus.
Chaque mur garde dans ses bras les rires après chaque spectacle, les souvenirs de chaque répétition, les idées de chaque pièce, des chansons, nos âmes, nos talents, nos loisirs, notre jeunesse grandit entre ces murs, les rêves des jeunes privés de la vie.
Ce bâtiment pour moi et pour d’autres n’était jamais un bâtiment, il était le monde dont on est comme – gazaouis – privés.

Le monde qu’on n’a jamais vu !

« Un théâtre à Gaza » était une fois un rêve d’études pour moi j’avais l’habitude de dire : « à Gaza il n’y a pas de vrai théâtre, il n’y a que de petites salles », et je rêve de faire revivre le théâtre avec le français.
Maintenant je peux affirmer qu’il n’y a plus de théâtre à Gaza !

Depuis longtemps, je rêvais de vivre la date 8.8.2018[1] .
J’aime ce numéro et je voulais vivre cette date spéciale.

Et malheureusement avoir une date spéciale à Gaza est aussi interdit !
Une annonce a été lancée par le groupe Pal Theater – un groupe de comédiens amateurs qui ont appris à faire le théâtre eux-mêmes et qui ont promis de faire renaître le théâtre sans avoir un vrai théâtre ou de vrais matériels seulement en ayant leur envie de vivre à Gaza.

Pour une pièce de théâtre pour la grande fête et nous on attendait cette pièce avec impatience.
Et maintenant il n’y a plus de théâtre, il n’y a plus de pièce de théâtre.
Il nous reste la fête.

Bonne fête à tous mes amis.
Bonne fête à nous malgré tout.

 

Comment réagir ?

Après un tel message, il est difficile d’écrire quoi que ce soit. Et pourtant il faut que l’on écrive, que l’on parle, c’est le seul moyen qu’il nous reste pour dire que l’on refuse de se laisser abattre quelle que soit l’ampleur des massacres, où qu’ils soient. Je dois cela à Huda et je l’ai dit à Ouassem qui m’a demandé de poursuivre la réflexion que nous avions engagée téléphoniquement.

Le centre culturel de Gaza a été bombardé : il n’y a plus rien, plus qu’un monceau de gravats : c’est vraiment un effondrement, celui des murs au sens propre, mais surtout l’effondrement d’un avenir qui consistait à donner un peu d’air à tous ceux qui le fréquentaient et avaient engagé des projets culturels de toute sorte.

La question est certes comment rebâtir « quelque chose » alors qu’il n’y aura pas de bâtiments de sitôt. Elle est surtout de savoir quel espoir est possible autre qu’une illusion toujours reportée de croire que la communauté internationale se réveillera et sortira de son incompréhensible mutisme. En d’autres termes, nous, de l’extérieur, que peut-on dire à Huda qui ne soit autre qu’une simple manifestation d’empathie et le témoignage d’une amitié impuissante. Car ma perplexité date de plus longtemps. L’effondrement ne date pas de ce bombardement : en Cisjordanie depuis 2006, j’ai eu l’occasion de travailler dans les camps de réfugiés de Chatila et de Borj El Barajneh au Liban ; je connais bien la famille de Salah Hamouri à nouveau emprisonné sans jugement, et je peux allonger la liste. Chaque fois, avant de partir et en arrivant de l’autre côté du mur en territoire occupé, l’interrogation est la même : quel sens cela a-t-il que je vienne, moi qui n’ai pas à subir ces injustices, ces mépris, ces conditions humiliantes et dégradantes[2] ?

J’ai bien sûr une réponse, mais ne peux l’écrire sans prendre la précaution d’ajouter que cela peut vite donner à méprise, vite fournir une bonne conscience à peu de frais. Je dois simplement dire que si je poursuis une très modeste présence, c’est en fonction d’une conviction qu’il faut envers et contre tout ne jamais oublier la formule qu’avait déjà présentée Péguy : « Ça c’est étonnant, que ces pauvres enfants voient comment tout ça se passe et qu’ils croient que demain ça ira mieux, qu’ils voient comment ça se passe aujourd’hui et qu’ils croient que ça ira mieux demain matin… »[3]

Quand je disais à Ouassem, dans l’échange téléphonique, que je ne pouvais envisager la réalité de toute forme d’effondrement qu’en postulant en contrepartie la recherche de ce qui peut donner espoir, c’était finalement justifier le fait que l’action culturelle, fût-elle minime, est l’un des piliers qui permet de garder une petite flamme fragile dont parlait Péguy à la suite de la citation ci-dessus. Mais je sais qu’il est facile de tenir un tel discours quand l’on est soi-même confortablement installé dans un système où la liberté de circulation, d’expression, de pensée, d’information, permet d’avoir accès aisément à ce dont d’autres manquent cruellement.

 

Continuer le travail de musicien intervenant

Je sais que le mot « résilience » est aisément employé aujourd’hui, mot qui n’avait pas cours il y a une vingtaine d’années. Peu importe la formule, la question est de savoir où et comment trouver la force de se construire (dans une situation normale) et de se reconstruire (dans des situations d’effondrement) pour ne pas se résigner à la fatalité de la condition présente. Car c’est bien cela aussi, au-delà de toute situation tragique dont on a tous les images en tête, Syrie, Iraq, Yemen, Venezuela, Birmanie, etc., et qui nous concerne quotidiennement dans l’exercice professionnel quotidien. Quand je vais dans une classe (je suis toujours musicien intervenant dans des établissements scolaires, et que ce soit en France ou en Palestine, le questionnement est du même ordre), je ne sais rien des enfants ou des adolescents avec qui je fais quelques pas.

J’ai un certain confort, qui est celui de mon âge, de mon expérience passée, des institutions qui me font venir, et de toutes les protections dont je bénéficie, y compris celle d’être rapatrié en cas de problème. Mais ceci ne me donne aucune tranquillité sur le fond de l’intervention. Quels que soient les publics auprès de qui j’interviens, je ne me sens jamais en confort. Si je vais faire une série d’ateliers dans une classe de Segpa [Section d’enseignement général et professionnel adapté] de Vaulx en Velin ou de Saint Etienne, j’ai beau avoir ce que certains appellent les ficelles du métier, cela ne me donne aucune sécurité. Car le problème pour moi n’est pas de réussir une activité, d’aboutir à un résultat qui pourra témoigner que j’ai rempli le contrat pour lequel j’ai été sollicité. Certes il vaut mieux que les mandataires de l’opération aient l’occasion de faire un bilan positif selon leurs propres critères. Mais mon vrai souci est ailleurs.

Chaque fois que je vais dans une classe, mon interrogation première est celle des gamins avec lesquels je suis : quel est le mystère personnel dont chacun est porteur quand je les regarde ? Je ne sais rien d’eux, et ce qu’on pourrait m’en dire n’est qu’une minuscule parcelle, souvent comportementale, de ce qu’ils sont réellement. Le discours d’un adolescent est terriblement ambigu et terriblement trompeur aussi. Je ne sais pas à qui j’ai à faire. Ma position est de pouvoir lui permettre de faire un bout de chemin dont il pourra en tirer quelque chose (et je ne sais pas quoi). Je ne suis pas du tout dans l’esprit d’une « école » dont le terme sous-entend un enseignement à dispenser. Sans doute j’espère apprendre « des choses » au gamin mais ce n’est pas mon souci premier. Ma préoccupation est de savoir comment ce que nous allons faire ensemble va lui permettre de s’inventer une personnalité propre. On peut mettre le mot créativité si l’on veut, ou employer la formule démarche créative. A condition que l’on ne transfère pas l’essentiel de la création dans l’objet créé, mais dans l’épanouissement que cette démarche aura permis pour chacun.

Bien sûr, je ne vais pas dire que le résultat ne m’intéresse pas. Mais il ne me captive qu’à la mesure dont j’aurais pu deviner les progrès qu’il aura permis à chacun de faire pour son propre compte. Tant mieux si le public qui assiste à une représentation est enthousiaste, mais la vraie réussite s’évalue ailleurs, en dehors des comptes rendus de presse. C’est d’ailleurs pour cela que je fais beaucoup travailler en petits groupes, tout seuls, et moi pas loin : s’ils ont besoin ils viennent me chercher. S’ils n’ont pas besoin, tant mieux, ils font leur expérimentation, et on en parle après, après les disputes, après les rigolades, après les échecs, après les trouvailles dont ils sont fiers, après les questions nouvelles qu’ils se posent.

Et je ne suis jamais certain que cela va marcher à tous les coups, car je ne sais rien des situations effondrées dans lesquelles se trouvent les uns et les autres. Je continue souvent à travailler avec des adolescents de Segpa. Pour la plupart, je ne sais pas du tout d’où ils viennent. J’ai connu après coup des situations hélas extrêmes mais pas nécessairement exceptionnelles : le père ivrogne battant sa femme, ne sachant pas si son frère était du même père, et je pourrais continuer à peindre une série de tableaux à la manière d’Hector Malot ou d’Emile Zola.

Faire avec eux des activités créatives n’est pas une situation confortable, j’ai beau avoir tout le matériel que je veux et l’habitude de ces groupes aux réactions imprévisibles : cela ne donne aucun confort. Que l’on comprenne bien que mon problème n’est pas une question de savoir comment je vais garder un peu d’autorité, ou un minimum de retour à mon égard. De ce point de vue l’ingratitude propre à cet âge est une excellente médication. Elle renvoie à la seule question intéressante : en quoi notre rencontre a été source de progrès pour eux. Et cela je ne le sais jamais, car il faudrait que je les revoie dans six mois, dans trois ans. Ce n’est pas parce qu’on a fait de bons semis à l’automne dans un jardin qu’on est garanti d’un résultat au printemps suivant. On sait seulement que si l’on ne prépare pas le terrain pour que chacun y pose les graines dont il a envie de se nourrir, il y a peu de chances pour que l’on en voie les fruits ultérieurement.

 

Donner de l’espoir, poursuivre les actions

Quand j’étais au CFMI, je crois n’avoir jamais bercé d’illusions les étudiants sur le métier qui les attendait. Je ne crois pas leur avoir laissé croire que la profession était une situation confortable. Mais qu’elle était intéressante : oui. Pas facile, mais passionnante. Sportive, sans aucun doute. Enrichissante, ô combien. Ceux qui mettent leur sécurité dans des institutions, des méthodes, des ficelles, plutôt que dans une recherche de chaque moment sur ceux auprès de qui ils sont envoyés risquent de se réveiller tôt ou tard avec quelques déceptions, du genre de celles qu’on entend sur « la situation avant » et toutes les litanies sur les valeurs d’antan qui se perdent.

Je ne suis pas contre la didactique, mais je sais que ce n’est pas là où je mets la confiance dont j’ai besoin pour rencontrer des groupes d’enfants et d’adolescents. Pas plus que dans le matériel. Quand on invente, ce n’est pas la richesse du matériel qui détermine la qualité de la production : dans les musées archéologiques, quand on voit la richesse des vases en verre ou les décorations sur des vases en terre dont certains datent de 1000 ou 2000 ans avant JC, on voit que l’inventivité ne se limite pas à la performance des outils.

Ce qui n’empêche pas que je prépare toujours beaucoup les interventions que je vais faire, y compris celles qui concernent des pratiques où j’ai une habitude acquise au fil des années. Mais je prépare en fonction de ce que je perçois à travers le regard de ceux que je vais rencontrer, et où je devrai adapter quand je serai en face d’eux. Je ne vois pas comment on peut faire quelque chose de pertinent sans être dans la créativité permanente. Bon gré mal gré, on est dans la recherche incessante. Et pas pour entonner une énième ode à la création, mais parce que l’on sait que les enfants et les adolescents qui s’en sortiront sont ceux qui auront eu un esprit inventif, ou en tout cas ceux qui auront abordé leur vie d’adulte pour s’en tirer avec tous les moyens du moment : et surtout quelque chose qui donne du sens à ce qu’ils veulent être.

C’est pourquoi je pense véritablement que, malgré les monstruosités de Trump[4], il n’est pas vain ni illogique de poursuivre une action artistique ou culturelle, peu importe le terme, sous toutes les latitudes, dans la mesure où c’est une manière de dire qu’envers et contre tout il y a un avenir de l’homme, un avenir pour l’homme. S’interroger sur la façon dont on peut « donner de l’espoir à quelqu’un », c’est penser à la personne en premier lieu qui seule peut manifester ce après quoi elle tend. Le contenu et les modalités viennent après, et il n’est même pas certain que ce soit la question la plus difficile à résoudre.

 


 

1. Le 8 août était déclaré jour de soutien aux médias palestiniens. Selon l’Association du Club de prisonnier palestinien, le nombre de journalistes palestiniens détenus dans les prisons israéliennes s’élève à 23 journalistes. Ceux-ci ont demandé la formation d’un organe judiciaire international et plus largement sollicité le Conseil de Sécurité de l’ONU pour mener une enquête concernant la possibilité de mener leur travail d’information contrairement aux mesures d’intimidation, d’interrogatoires et de silence forcé qui leur sont imposées. (Note de l’auteur)

2. Et je me pose d’autant plus la question que je ne fais que de courts séjours, alors que des jeunes qui se nomment Alicia, Julie, Rose, Roxane, et d’autres, vont passer un an ou plus dans ces pays au titre de VSC et s’affrontent à ces réalités, et pour qui j’ai une grande admiration, sans compter les Palestiniennes et Palestiniens qui sont aux prises quotidiennement avec ces destructions et attaques permanentes.

3. Charles Peguy, Le Porche du mystère de la deuxième vertu. Paris : Nouvelle Revue Française, 1916.

4. On en a les résultats ces jours-ci avec sa décision de supprimer le budget de l’UNWRA dont on sait qu’une grande part de l’activité de l’ONU pour les Territoires occupés est le soutien aux écoles dans les camps de réfugiés. Italie, Hongrie, on ne sait pas mieux où ça va…

Christoph Irmer – Français

Retour au texte original en anglais :
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Nous sommes tous étrangers à nous-mêmes

Christoph Irmer (2019)

Pour un musicien improvisateur comme Peter Kowald[1], il était encore naturel de soutenir qu’il fallait au premier abord se préoccuper de soi-même et, dans un deuxième temps, exiger qu’on s’ouvre vers l’inconnu : « Et si l’on jette un regard sur notre monde, sur notre conception du monde aujourd’hui (…), alors il est certainement très important qu’on apprenne à répondre à quelque chose – humblement, en quelque sorte – qui nous paraît sur le moment étrange. Bien sûr on y perd aussi quelque chose. Les normes auxquelles on s’était habitué et dont on avait pris conscience, ne vont plus fonctionner comme avant. Et peut-être que, si l’on se frotte à quelque chose d’étranger, quelque chose de nouveau va se produire, et c’est, évidemment, ce que l’étranger a de mieux à offrir. »[2] Au début des années 1990, Kowald considérait l’étranger ou l’inconnu comme pouvant apporter beaucoup plus qu’un  simple enrichissement à l’expression musicale. Il parlait de friction (« Reibung ») ouvrant la voie à la création de sons. Mais a-t-il pris en considération que l’inconnu en premier lieu constitue le noyau dur de l’ouverture vers le large, le caractère fugitif et fantastique de l’improvisation ? Il se peut que le choc de l’inconnu soit tel que nous ne soyons pas toujours en capacité d’assumer en toute liberté de nous « frotter à quelque chose d’étranger » de façon fertile et heureuse.

À peu près à la même époque, à la fin des années 1980, un livre a été largement débattu qui de manière similaire traitait du thème de l’étranger et de l’autre : Étrangers à nous-mêmes[3] de Julia Kristeva. L’auteure écrit que l’étranger n’est ni « l’apocalypse en mouvement, ni l’adversaire du moment à éliminer en vue d’apaiser le groupe », mais : « Étrangement, l’étranger nous habite : il est la face cachée de notre identité, l’espace qui ruine notre demeure, le temps où s’abîment l’entente et la sympathie. De le reconnaître en nous, nous nous épargnons de le détester en lui-même. » (p. 9). Sans être capable d’annuler ces modes d’aliénation – et même, sans offrir la possibilité de ne jamais faire disparaître l’étrangeté – Kristeva suggère qu’il convient de devenir ami avec l’inconnu : « Les amis de l’étranger, à part les belles âmes qui se sentent obligées de faire le bien, ne sauraient être que ceux qui se sentent étrangers à eux-mêmes » (p. 37). Ceci nous amène à ce que Kristeva nomme une « communauté paradoxale » : « faite d’étrangers, qui s’acceptent dans la mesure où ils se reconnaissent étrangers eux-mêmes. » (p. 290)

Kristeva soulève la question de la communauté paradoxale en relation avec la communauté des esprits aliénés. Cela n’a rien à voir avec l’idéal des conceptions communistes et bourgeoises de l’identité. Au contraire, la communauté future en tant que telle s’appuie sur des différences corporelles-physiques qui sont invisibles et imprévisibles (improvisation), co-existantes et se formant en constellations, vulnérables et compliquées. « Il ne s’agit pas simplement – humainement – de notre aptitude à accepter l’autre ; mais d’être  à sa place, ce qui revient à se penser et à se faire autre soi-même. » (p. 25) Bien qu’elle se situe dans ce postulat de l’idée illusoire qu’on peut combler le fossé avec l’inconnu en essayant tant bien que mal d’être capable de « vivre avec les autres, vivre autres » (p. 10) et de se dire : « Si je suis étranger, il n’y a pas d’étrangers » (p. 284) – Kristeva reprend la notion de Freud du « surnaturel » et nous met au défi de « nous dire désintégrés pour ne pas intégrer les étrangers et encore moins les poursuivre, mais pour les accueillir dans cette inquiétante étrangeté qui est autant la leur que la nôtre. » (p. 284)

Dans les années 90 du 20e siècle commence le grand examen critique : qu’est-ce qui a changé, qu’est-ce qui a été accompli ? Le système politique qui s’appelait communiste a été détruit. Le soi-disant « Occident libre » est célébré comme étant le vainqueur – ce qui par la suite a donné lieu aux guerres dans les Balkans, au génocide au Rwanda, et à beaucoup d’autres évènements graves. Julia Kristeva avait raison : nous avons besoin de penser notre communauté. À la fin des années 1980, Peter Kowald a élaboré un projet d’ensemble sous le nom de « Global Village », un groupe dans lequel il a intégré des musiciens non-européens. Sa ville d’origine est toujours Wuppertal ; sa deuxième résidence est à New York. La fièvre des voyages le taraude et il voudrait retourner chez lui : nostalgique de sa maison, de la rue où il vit et où vivent ses voisins. Étrange disjonction : d’une part la contrebasse sur son dos, il voyage au Japon, en Amérique, en Grèce, en Suisse et à Tuva (Sibérie), en Turquie, au Portugal, en Espagne, en Italie. Il donne des ateliers, rencontre partout des musiciens. Un CD célèbre sera le « Duos Europe / America / Japan » (FMP 1991), des duos qui ont eu lieu entre 1984 et 1990. D’autre part, il demeure ancré dans son « village », s’implique dans des initiatives citoyennes, en coopération avec le milieu de la danse, en particulier avec Pina Bausch.

Peter Kowald aurait eu 75 ans cette année (2019). Dix-sept ans après sa mort, d’autres constellations d’aliénation ont apparu aujourd’hui qui ont réduit le profil du globe-trotter en un voyageur romantique. Il est possible que, pour Kowald, ceci n’aurait pas été facile à vivre. La relation paradoxale entre l’affiliation et la non-affiliation dans la société joue un rôle important dans les conceptions modernes de manières de vivre au début du 21e siècle : jusqu’à la désintégration du public plutôt qu’à son renforcement.  Les idéaux qu’on avait eus jusqu’ici sur les formes de vie en commun sont en phase d’être dissous ; nous vivons à l’âge de la distraction politique et sociale. Julia Kristeva avait en partie prévu ce qui allait se passer aujourd’hui politiquement et culturellement – plus que Kowald. La notion d’altérité implique aujourd’hui une aliénation qui apporte avec elle un sens de non affiliation avec chacun de nous – dans ce monde globalisé, nous ne devenons pas frères ou sœurs, ni immédiatement opposants ou ennemis. Dans l’improvisation, que ce soit dans la vie quotidienne ou dans les arts, nous essayons de nous faire une idée de ce qu’on pourrait appeler un désastre politique. Nous sommes juste au tout début de commencer à comprendre notre nouveau monde à travers l’improvisation : comme une communauté paradoxale – et de commencer à apprendre comment pouvoir vivre ensemble au moyen de l’improvisation dans le futur.

(Le 16 juin 2019)

 


 

1. Le contrebassiste allemand Peter Kowald (1944-2002) a été un des représentants les plus importants de la musique improvisée libre. Il a commencé à jouer avec Peter Brötzmann à Wuppertal au milieu des années 1960 et plus tard il est devenu le co-fondateur du label FMP avec Alexander von Schlippenbach, Jost Gebers et Detlef Schönenberg.

2. Citation de Noglik, Bernd dans Fähndrich, Walter : Improvisation V, Wintterthur 2003, p. 170f.

3. Kristeva, Julia. Étrangers à nous-mêmes. Paris : Gallimard, Collection Folio essais (n° 156), 1988.

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Itinéraire entre "Cefedem" et "Trio"

Dispositif musical en groupe [pour travailler autour des notions de procédures et de contexte] dans le cadre de la FDCE (Formation Diplômante en Cours d’Emploi) du Cefedem Auvergne-Rhône-Alpes, en janvier 2017 [proposé par Nicolas Sidoroff].
au départ de Treatise (1963-67) de Cornelius Cardew
Deux groupes, indépendants, choisissaient une page différente de cette partition et partaient avec les consignes suivantes :
-1) En 1h30 (pause comprise), vous avez à construire votre interprétation de cette page. Tout au long du travail, vous devez tenir une sorte de « journal de bord » régulier afin de garder une trace écrite de « comment vous vous y êtes pris ». Parmi des entrées possibles pour tenir ce journal : les idées que vous avez gardées (ou pas) et pourquoi, les choix que vous faîtes, leurs arguments, les temps de jeu musicaux, avec quelles consignes, les discussions, sur quoi, comment sont apparu·es et ont été traité·es les problèmes et/ou les questions, les ressources individuelles et/ou communes que vous mobilisez, celles qui aident (ou pas), etc.
Puis jouez cette interprétation à l’autre groupe, explicitez vos manières de faire ; discutons.

Eddy Schepens :
D’abord, toute production musicale est dépendante de ce qu’on nommera ici, en première intention, un contexte.
: Etienne Lamaison
Dans l’interprétation des partitions graphiques, la collaboration conditionne le choix de ses partenaires : s’assurer que ceux-ci sont dans un volontariat, un désir de réaliser jusqu’au bout le projet qui sera défini entre les participants, se compromettant à respecter les règles. Dans l’instant du jeu, l’attitude doit être une attitude éminemment sociable, sans laquelle il n’y a pas de jouer ensemble possible : ne pas imposer aux autres, être avec soi-même et avec les autres en même temps, ne pas prendre le pouvoir mais décider sans cesse pour et avec les autres, ne pas se perdre soi-même, s’effacer quand on a rien à dire, oser prendre la parole, écouter constamment.
E. Schepens :
Un contexte est ce qui a rassemblé ou rassemble des musiciens, des instruments (y compris électroniques), des procédés de diffusion spécifiques (en temps réel, par Internet, via les CD ou DVD…), un public (fût-il non présent en temps réel), les pactes d’audition/réception de ce ou ces publics (pactes eux-mêmes travaillés par l’histoire de l’édition phonographique ou écrite, etc.), des modes de coopération entre les musiciens, bref une foule de médiateurs au sens que donne Antoine Hennion à ce terme, c’est-à-dire agissant, et non simple intermédiaires-réalisateurs d’une intention – d’une « œuvre » – première.
: E. Lamaison
Il s’agit d’acquérir une expérience commune : jouer le plus possible ensemble, passer du temps pour se comprendre et partager à travers la parole ou à travers le jeu paraissent des conditions indispensables à la réalisation de partitions graphiques.
E. Schepens :
Insistons encore sur l’apport des travaux de Howard Becker en reformulant l’importance qu’il accorde aux « conventions » : il les décrit très précisément comme ce qui permet aux artistes de « faire [leur] monde de l’art », c’est-à-dire de le produire.

Dans une deuxième phase :
-2) Décidez de deux « styles » (chanson française de la Renaissance italienne, prélude piano de Debussy pour un salon littéraire, worksong de pénitencier au début du siècle dernier, be-bop très mais très rapide, afro-beat façon Fela Kuti façon Egypt’80, ambient-rave de lever de soleil sur la mer, etc.) dans lesquels vous allez faire une interprétation de cette même page de Treatise. Un de ces styles doit être « suffisamment connu » par au moins quelques personnes dans le groupe (c’est-à-dire qu’on peut faire l’hypothèse qu’il y a déjà suffisamment de connaissances en présence pour commencer à travailler). L’autre doit être « suffisamment méconnu » par l’ensemble du groupe (hypothèse qu’il y ait besoin de chercher et construire des références pour commencer à travailler).
En 1h30 (pause comprise), préparez une interprétation de cette même page dans chacun des deux styles choisis, en tenant un « journal de bord ». Vous devez être capable d’argumenter les relations entre votre réalisation et le « style » correspondant.
Puis jouez ces interprétations à l’autre groupe, explicitez vos manières de faire ; discutons.

: E. Lamaison
Si aucune restriction ne vient empêcher la mise en œuvre d’une partition graphique, le groupe qui s’apprête à travailler ensemble doit être en mesure de créer et maintenir des liens qui lui permettront de pouvoir s’exprimer en toute confiance, en sachant qu’on sera soutenu tant au niveau musical humain, en sachant également que chacun apporte au groupe des éléments indispensables.
E. Schepens :
Les modes de coopération élaborés et utilisés par les artistes sont donc bien autant de pratiques que des musiciens élaborent et partagent pour pouvoir produire leurs musiques (dans tous les sens de ce terme), et ce à l’intérieur d’une enveloppe déterminée par le système de « conventions » qu’ils ont en commun, ou qu’ils décident de partager l’espace d’un moment pour une production musicale particulière. Il est donc plus que pertinent de donner aux musiciens l’occasion de repérer divers systèmes de coopérations et de conventions, de manière au passage à réfléchir les siens propres.

Cornelius Cardew, Treatise
par Pedro Branco (percussion), José Leitão (piano)
et Etienne Lamaison (clarinette).

 


Le texte d’Eddy Schepens est tiré de son article “Différences de genres musicaux ou différences de pratiques ? Une voie pour renouveler les pratiques pédagogiques en musique”, dans les Cahiers de la Société québécoise de recherche en musique, Volume 15, N°1, « L’apprentissage et l’enseignement de la musique : Regard francophone international », printemps 2014. Ce numéro reprend des communications présentées à l’occasion du colloque international « L’apprentissage de la musique : son apport pour la vie de l’apprenant du XXIe siècle » tenu au Centre des congrès de Québec, du 22 au 24 septembre 2012.

Des extraits de cet article ont été distribués aux étudiant·es de la Formation Diplômante en Cours d’Emploi (FDCE) du Cefedem AuRA au cours d’un travail sur Treatise de Cornelius Cardew en janvier 2017.

Le texte d’Etienne Lamaison est tiré de sa thèse de doctorat
L’interprétation des partitions graphiques non-procédurales,
Université d’Evora, Portugal, avril 2013.

 

 

 

Collage Cardew

English Abstract


Collage Treatise

Introduction

Le présent document est un collage de textes écrits à propos de Treatise de Cornelius Cardew. Deux textes sont originaux et écrits en vue de ce collage :

Christopher Williams, “Treatise, comment et pourquoi : un court exposé empirique”.

Jean-Charles François, “Texte pour le Collage Cardew”.

On peut avoir accès à ces deux textes dans leur intégralité dans des versions pdf que vous trouverez à la fin du collage.

Tous les autres textes sont tirés de publications existantes. Les contributions de Cardew et de Wittgenstein sont des citations tirés des articles sur Treatise inclus dans le collage. Le texte de John Tilbury est tiré de son livre Cornelius Cardew, A Life Unfinished, Copula, 2008 (une traduction d’une partie du chapitre sur Treatise est aussi disponible en pdf). Les contributions de Arturos Bumsteinas, Laurent Doileau, Jim O’Rourke, Keith Rowe, Matthieu Saladin et Marcus Schmickler sont tirés du numéro 89 de Revue&Corrigée (septembre 2011). Le texte de David Gutkin est tiré de son article “Notation Games : On Autonomy and Play in Avant-Garde Musical Scores”.
Toutes les traductions de l’anglais sont de Jean-Charles François.

Le collage est organisé en chapitres :

  • La légende (avec les sources et références associées).
  • Prologue : description des circonstances de l’élaboration de la partition Treatise.
  • Wittgenstein : le rapport que Cardew avait avec la philosophie de Ludwig Wittgenstein, notamment au sujet de l’élaboration de Treatise. Cette référence revient régulièrement, les « chevrons » > et < permettent un itinéraire qui la suit.
  • Cage/Cardew : une comparaison entre la démarche de John Cage par rapport à celle de Cardew concernant Treatise. De même que pour Wittgenstein : > et < permettent de suivre cette comparaison tout au long du texte.
  • Image du son / Image indépendante du son : une réflexion sur la notation musicale, sur les représentations graphiques de Treatise.
  • Interprétations : analyse des diverses interprétations suscitées par la partition de Treatise.
  • Vers l’improvisation : la découverte par Cardew de l’improvisation au sein du groupe AMM, pendant la période où il a écrit Treatise.
  • Vers une implication politique plus affirmée : l’évolution de Cardew à l’époque de l’élaboration de Treatise vers des projets à caractère d’engagement politique plus affirmé, comme le Scratch Orchestra et l’implication par la suite de Cardew dans le parti maoïste.

Ont participé à l’élaboration de ce collage : Samuel Chagnard, Jean-Charles François, Pascal Pariaud, Nicolas Sidoroff et Gérald Venturi.

 


 

 
Légendes, sources et références

R&C89, A. Bumsteinas R&C89, A. Bumsteinas R&C89, L. Doileau R&C89, L. Doileau R&C89, J. O'Rouke R&C89, J. O'Rouke R&C89, M. Schmickler R&C89, M. Schmickler R&C89, K. Rowe R&C89, K. Rowe R&C89, M. Saladin R&C89, M. Saladin D. Gutkin D. Gutkin D. Gutkin C. Williams C. Williams

 

 
Prologue



 
Wittgenstein >

Cage/Cardew >

< W(ittgenstein) >

< C(age)/C(ardew) >

 
Image du son / Image indépendante du son >

< W(ittgenstein) >


< C(age)/C(ardew) >

< W(ittgenstein) >

< C(age)/C(ardew) >

< W(ittgenstein)< Image

< C(age)/C(ardew)




 
Interprétations










 

 
Vers l’improvisation






 
Vers une implication politique plus affirmée





 

 


 

 


 

Vous pouvez télécharger ci-dessous en pdf, différents documents ayant permis ce collage-montage.

 

 

 

« Comment et pourquoi Treatise : un bref exposé empirique »,
par Christopher Williams (trad. Jean-Charles François).
(9p, A4 portrait, 240Ko)
 

 

« Treatise 1963-67 » de John Tilbury,
traduction d’une partie du Chap. 6 de Cornelius Cardew (1936-1981), a life unfinished par Jean-Charles François.
(20p, A4 portrait, 425Ko)