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Cécile Guillier – Texte 1 – Français

Faire tomber les murs : mûrs ?

Cécile Guillier

 

En Mai de l’année 2018, j’ai participé à un spectacle co-construit par 3 collègues (alto, violoncelle, percussion), un danseur de hip-hop et moi-même, violoniste. En effet, dans le cadre de la saison professionnelle de notre établissement, il est accordé un financement à quelques projets artistiques (environ 3/4 par an) réunissant des enseignants et des artistes extérieurs au CRD [Conservatoire à Rayonnement Départemental]. L’idée venait du professeur de violoncelle, appelons la F., qui avait rencontré V. (danseur et enseignant de hip-hop dans des structures privées). Elle a proposé de monter un trio à cordes (avec A. à l’alto) et d’y ajouter un percussionniste (M.) et de travailler avec V., pour un unique concert à la Chaise Dieu.

Le projet me tentait mais malgré l’ambiance plutôt détendue et le plaisir de jouer ensemble, nous avons eu (selon moi) des difficultés à formuler des enjeux artistiques, à avoir un regard critique sur nos productions, et à mettre en place une démarche de création. Il faut mentionner avant tout des contraintes de financement (nous n’étions rétribués que pour quelques répétitions, un concert et un concert scolaire, et nous avons tous donné bien davantage). Mais nous avions aussi, au moins les trois instrumentistes à cordes, des angles d’entrée et des manières de faire différentes : A. souhaitait travailler plutôt avec une partition écrite devant les yeux, et F. proposait de construire un spectacle original avec mise en scène, mais en utilisant des œuvres classiques. Ses envies allaient plutôt (je crois) vers les performances d’artistes qui interprètent des suites de Bach pendant qu’un artiste hip-hop danse sur cette musique, tout en faisant parallèlement la promotion de la musique de chambre. Cela m’apparaissait à priori comme un pseudo choc des cultures organisé pour un public habitué du classique. J’aurais voulu questionner les rapports et les spécificités du travail des mouvements et de celui des sons, mais je n’avais pas forcément le temps et les moyens pour mener au bout un tel chantier. Et surtout pas l’habileté relationnelle à provoquer un réel travail sur ce sujet, étant donné les mises en causes individuelles qu’il n’aurait pas manqué de soulever : le milieu classique, celui des enseignants encore plus, a tant besoin de légitimer sa compétence que l’exploration, la création, la prise de risque sont parfois extrêmement difficiles entre collègues. Le danseur de hip-hop lui, nous demandait de monter nos morceaux en répétant qu’il inventerait des chorégraphies dessus. A présent que je regarde les rushes de la seule vidéo de répétition que nous avons, il me parait clair qu’il tentait d’adapter sa pratique de la danse à ce qu’il percevait et projetait de notre pratique « classique ». Visionner l’ensemble (se filmer et analyser) aurait été essentiel mais nous ne l’avons pas fait (la seule vidéo est celle d’une répétition que nous n’avons pas pu visionner avant le spectacle). Et la posture du percussionniste a plutôt été de suivre les initiatives des uns et des autres. (Il faut dire que le groupe était vraiment disparate dans ses aspirations, il valait peut-être mieux qu’il n’y ait pas une cinquième ambition différente).

Je pense que chacun a fait des concessions, des efforts, que nous avons fait du mieux possible mais que nos conceptions des enjeux de la création étaient multiples et pas toujours explicites, la cohérence artistique du spectacle n’était pas totale, le travail sur les représentations des uns et des autres un peu ambigu.

J’ai eu la possibilité de glisser dans le spectacle un interlude théâtralisé que j’avais écrit et qui reprenait ce qui me semblait constituer un fil, un lien entre nous, du moins entre la musique et la danse. Le texte de cet interlude est présenté dans ce site :
Interlude.

A travers ce début de réflexion, je souhaitais aussi m’interroger sur la démarche de production artistique. Il me semble que dans d’autres conditions, on aurait peut-être pu organiser un temps d’expérimentation, d’analyse des pratiques des uns et des autres, et de formulation des éléments essentiels que l’on voulait « représenter », et qu’ensuite, le medium, le choix du répertoire, des instruments, la question de la mise en scène, du rapport au public auraient pu réellement être abordés. Peut-être n’est-ce pas un préalable, mais bien un aller-et-retour qu’il faudrait parvenir à installer. Ou peut-être n’est-ce possible que sur un temps long de travail en commun ?

« Faire tomber les murs », ce spectacle en avait l’ambition mais j’en garde un souvenir ambivalent : à la fois un moment où l’on a voulu sincèrement explorer nos domaines artistiques, mais un moment où l’on a aussi pas mal évité de prendre ce risque.

 


Accéder aux trois textes (français et anglais)

Text 1, Walkabout Wall Falling [Faire tomber les murs : mûrs ?]      English

Texte 2a, Interlude      Français

Text 2b, Interlude      English

Texte 3a, L’art-mur de la liberté : murmures      Français

Texte 3b, Free Immured-Art: Murmurs [L’art-mur de la liberté : murmures]      English

Cecil Lytle – Français

Access to the English original text: Encounter with Cecil Lytle

 


Rencontre avec Cecil Lytle,
Jean-Charles François et Nicolas Sidoroff

Lyon, le 3 août 2019

 

Le pianiste Cecil Lytle est venu à Lyon en août 2019 pour une visite amicale et touristique. Cecil Lytle a été le collègue de Jean-Charles François au sein du département de musique de l’Université de Californie San Diego pendant les années 1970-80. Depuis quelques années, dans le cadre d’un programme organisé par l’Université de Californie, Cecil Lytle a enseigné à Paris chaque été un cours sur l’histoire du jazz. Une visite du Cefedem AuRA s’est déroulée le 3 août 2019 en compagnie de deux membres de PaaLabRes : Nicolas Sidoroff qui enseigne dans cette institution et de Jean-Charles François qui en a été le directeur de 1990 à 2007. Nous avons évoqué l’histoire du Cefedem, la nature de son projet centré sur l’élaboration de programmes d’études uniques en leur genre, et aussi les difficultés institutionnelles constantes auxquelles cette institution a dû faire face depuis sa création. Après cette visite commentée, un entretien a eu lieu entre ces trois musiciens en vue d’en publier la transcription (à partir de l’enregistrement de cette séance) dans la troisième édition de paalabres.org, « Faire tomber les murs ». Cecil Lytle, tout au long de sa carrière musicale, a refusé à de se limiter à une seule esthétique. Il a beaucoup insisté pour combiner dans sa pratique plusieurs traditions. Par ailleurs, son influence importante dans le fonctionnement de l’université lui a permis de développer des actions dans le domaine de l’éducation en vue de la promotion sociale des minorités aux États-Unis issues des quartiers défavorisés. Le début de l’entretien est centré sur une prise de connaissance mutuelle entre Cecil Lytle et Nicolas Sidoroff. La pratique artistique de ce dernier est abordée, avant les aspects plus spécifiquement liés à notre invité dans le domaine des arts et de la politique. L’entretien a eu lieu en anglais. La version en français a été réalisée par Jean-Charles François et Nicolas Sidoroff à partir de la transcription de l’enregistrement de l’entretien.

 


Summary :

1. Introduction
2. Cecil Lytle, musicien à la conjonction de plusieurs traditions
3. À l’université et le lycée Preuss
4. Une école secondaire dans un quartier
5. Les murs et les pratiques pédagogiaues
6. Les murs et les pratiques musicales


1. Introduction

Jean-Charles F.:

Avant de commencer, il serait bien que tu [Nicolas] puisses faire part à Cecil de ton parcours. Nicolas était à New York au mois de juin, à la New School. C’est ainsi qu’il parle maintenant très bien anglais. [rires]

Nicolas S.:

Non… c’est mon accent [rires] ? J’ai été là-bas avec des collègues français et tous ne parlaient pas facilement anglais, alors il m’a fallu passer constamment de l’anglais au français et du français à l’anglais.

Cecil L.:

C’est comme nous à Paris. Nous commençons à dire quelque chose en français et ils répondent tout de suite en anglais.

Nicolas S.:

J’avais déjà été une fois entre Boston et New York, et cette fois là, j’avais beaucoup parlé en anglais pendant deux semaines. Mon anglais s’était sensiblement amélioré. Le mois dernier, pendant une semaine, c’était surtout le français !

Cecil L.:

Tu as été là-bas pour quoi faire ?

Nicolas S.:

Je suis doctorant à l’Université Paris VIII et je travaille sur la musique et la division du travail en musique, dans un laboratoire de Sciences de l’éducation. Nous avons constitués un collectif d’étudiants de cette université, pour se serrer les coudes, faire collectif dans nos recherches et travailler l’université selon nos expériences et nos idées. Et nous avons fait une proposition pour un colloque sur l’idée de ré-imaginer l’enseignement supérieur de manière critique. Il se déroulait à la New School, à New York. Sandrine Desmurs qui travaille au Cefedem AuRA[1] est aussi venue avec nous pour présenter les dispositifs que nous avons mis en place au Cefedem. J’ai assisté aussi à beaucoup de concerts, et j’en ai profité pour rencontrer le maximum de musiciens comme George Lewis, William Parker et Dave Douglas par exemple. Et par ailleurs, je travaille au Cefedem à mi-temps avec les étudiants et étudiantes de la formation diplômante en cours d’emploi. Et dans l’autre partie de mon temps, je joue de la musique, je mène des recherches notamment avec le collectif PaaLabRes, et je suis donc aussi un étudiant en thèse de doctorat en Sciences de l’éducation.

Cecil L.:

Et tu joues quel type de musique ?

Nicolas S.:

Oui, je joue principalement dans deux collectifs : un que je qualifie de post-improvisation, un type de musique appelé downtown[2]Downtown II – est-ce que tu connais cette expression ?

Cecil L.:

Je connais ce terme, c’est dans le sens de George Lewis ?

Nicolas S.:

Oui. L’expression a son origine à New York, mais beaucoup de gens jouent cette musique downtown et n’habitent pas New York.

Cecil L.:

C’est certain.

Nicolas S.:

Et c’est la deuxième génération de la musique downtown, qu’on appelle Downtown II, dont John Zorn est une des figures importantes ainsi que Fred Frith, pour prendre les plus connus. Ce n’est qu’une des deux branches de la musique que je fais. L’autre vient de l’île de la Réunion, une île à l’Est de l’Afrique, au Sud de Madagascar. Dans les petites îles de cette partie de l’Océan Indien, il y a des musiques spécifiques qu’on appelle le maloya et le séga. Et je joue cette musique avec des Réunionnais depuis une vingtaine d’année, surtout de la trompette.

Cecil L.:

C’est ce qu’on appelle l’ethnomusicologie ?

Jean-Charles F.:

Non, c’est une pratique que nous appelons musique traditionnelle, mais c’est surtout une culture vivante, ce n’est pas une musique du passé, mais d’aujourd’hui.

Nicolas S.:

Et le maloya est assez spécifique, parce que c’est une musique qui a été interdite pendant un temps extrêmement long.

Cecil L.:

Par les colonisateurs ?

Nicolas S.:

Oui, par les colonisateurs français.

Jean-Charles F.:

Les français sont toujours là. [rires]

Nicolas S.:

Cette musique est apparue sur le devant de la scène dans les années 1970 grâce aux communistes et aux indépendantistes. C’est au même moment que le reggae a aussi percé internationalement. Et alors s’est développé ce qu’on appelle le malogué ou maloggae (mélange de maloya et de reggae)[3] et seggae (sega and reggae). C’est devenu une sorte de mélange très actuel, nourri de musique traditionnelle, de musique populaire et de musique moderne. Donc, je joue avec une famille qui est venue en France il y a trente ans. Je jouais cette musique malogué, séga et seggae avec notamment le père qui chantait, jouait de la basse et dirigeait l’ensemble, et son fils qui chantait et jouait de la batterie. Il n’avait pas encore 18 ans quand je l’ai rencontré. Et il avait une dizaine d’année quand le malogué se créait, il n’arrivait pas à atteindre la pédale de grosse caisse ! [rires] Aujourd’hui, le groupe s’est reconfiguré sur une base reggae roots, il s’appelle Mawaar[4]. Cela veut dire “je verrai” en réunionnais, une bonne partie est chanté en créole. Et on travaille toujours ces musiques réunionnaises, même si on ne les joue plus sur scène. Le père dont je parlais est à la basse, et c’est le fils qui est très actif. Il joue de la guitare et de la batterie, il chante, il est un de ceux qui contribue le plus à la musique.

Cecil L.:

Est-ce que les gens de cette île parlent français ?

Nicolas S.:

Oui et le créole, un créole très élégant.

Cecil L.:

Tu as été dans cette île ?

Nicolas S.:

Oui, mais seulement pour une semaine, parce que le Cefedem a développé un programme de formation à la Réunion. Et j’ai pu observer les trois différentes langues créoles : la première, les français de Métropole peuvent la comprendre, même si certaines expressions ne sont pas françaises, elles restent compréhensibles ; la deuxième est mixte, les français comprennent certains mots mais pas tout ; et la troisième les français ne comprennent rien.

Cecil L.:

[rire] Tu ne joues que la musique. Comment est-ce que tu t’es intéressé à cette île, à ce lieu ?

Nicolas S.:

C’est parce que j’ai rencontré cette famille, et que j’ai eu très vite plaisir à discuter et jouer cette musique. Je dois dire que je fais de la musique en situation : j’ai rencontré des gens qui sont très intéressants et savent beaucoup de choses sur cette île, son histoire, ces musiques et sur leurs origines, etc. Donc j’ai partagé leur vie, passé du temps avec eux notamment en jouant de la musique.

Cecil L.:

C’est très important de rencontrer les gens là où ils vivent, de découvrir qui ils sont, de manger leur cuisine, d’entendre leurs histoires, de voir comment ils pleurent et comment ils sont heureux. Il y a un pianiste qui vit à Paris, Alain Jean-Marie qui vient de la Guadeloupe. Il joue du jazz traditionnel standard. Son jeu en jazz est complètement imprégné des chansons et des sonorités de la Guadeloupe, des chants traditionnels folkloriques transformés en jazz. C’est ce que les gens font du jazz dans le monde entier – ils créent leur propre version. Il chante en créole, c’est très intéressant. Il n’est pas un grand chanteur, mais il y met toute son âme, toute sa spiritualité. A quelle fréquence vas-tu en visite sur cette île ?

Nicolas S.:

Seulement cette fois-ci, et seulement pour une semaine.

Cecil L.:

Oh ! Ce n’est pas suffisant.

Nicolas S.:

Tout à fait insuffisant ! En plus, c’était vraiment spécial dans le cadre de cette histoire. J’y suis allé seul, sans cette famille et le groupe actuel, avec très peu de temps. C’est devenu comme une plaisanterie entre nous : oui, j’allais découvrir des musiques jouées là-bas en ce moment, rencontrer des musiciens ou musiciennes qui vivent dans cette île… Ils n’étaient pas contents que je puisse le faire sans leur présence. C’est la vie. Mais maintenant je vois bien qu’il faudra y retourner. Alors on travaille plus intensément sur le projet d’y aller pour jouer ensemble de la musique, et découvrir cette île avec eux.

Cecil L.:

C’est très courageux, je pense que c’est courageux d’étudier quelque chose de peu connu de l’Occident avant cela.

Nicolas S.:

C’est une pratique venue de la rue, en dehors des murs de l’université. On peut regarder cela avec les épistémologies du Sud, au départ des travaux de Boaventura de Sousa Santos. Il est portugais, participe à l’aventure du Forum Social Mondial. Il a travaillé en Amérique du Sud, en étudiant les communautés subalternes et dominées, comment elles s’organisent et comment elles utilisent et produisent des savoirs non reconnus ou non considérés par les colonisateurs et les occidentaux. Et il a inventé cette expression : « les épistémologies du Sud ». Et c’est très intéressant d’observer comment, maintenant, de plus en plus de travaux à l’université sont en train de se poser ce type de questions : la domination reste encore celle de l’objectivité des blancs, du Nord, de l’Occident…

Cecil L.:

Il y a aussi des travaux intéressants en littérature – certains de nos vieux collègues dans les études critiques. Sara Johnson, qui fait partie du département de littérature de l’Université de Californie San Diego, par exemple a écrit sur les transitions culturelles dans les Caraïbes et dans la Nouvelle-Orléans. En fait, j’ai fait lire à mes étudiants en musique des chapitres de son livre sur les goûts des îles et les pratiques culturelles – avec peu de rapport avec la musique. Mais les différences de classe qui existaient lorsque les français sont partis au moment où la colonie a cessé d’exister ont persisté[5][en Haïti] : les classes noires ont émergé de la culture indigène, ont intégré les classes moyennes et les forces armées, et elles se sont mises à se comporter comme les français [rire], d’une manière très aristocratique et la masse des gens se sont enfuis vers la Nouvelle-Orléans, à Charleston ou Atlanta, dans les États du Sud des Etats-Unis. Elle a écrit tout cela du point de vue de la socio-littérature. En réalité, les questions abordées par Sara ne concernent pas la littérature écrite, mais la littérature orale. Bien sûr de plus en plus de littérature écrite a vu le jour depuis l’indépendance, mais dans cette littérature, il s’agit de dénicher les histoires, les légendes, les contes de la tradition orale. Ses travaux consistent à retracer les évolutions culturelles qui ont eu lieu et qui peuvent se comparer étroitement avec les effets transculturels de la musique. Toutes ces histoires sont mises en musique, elles ne sont pas parlées, mais chantées, et les gens dansent en même temps.

 

2. Cecil Lytle, musicien à la conjonction de plusieurs traditions

Jean-Charles F.:

On devrait sans doute commencer la partie formelle de l’interview ?

Cecil L.:

Ah ! OK.

Jean-Charles F.:

Alors, peut-être pour commencer, est-ce que tu peux expliquer un peu qui tu es, quelles ont été tes aventures dans le temps ?

Cecil L.:

Je m’appelle Cecil Lytle, j’ai grand plaisir à être ici à parler avec des amis qui font de la musique et à me lier d’amitié avec des personnes qui font de la musique. Mon contact initial avec la musique… Comment est-ce que je me suis mis à faire de la musique ? Mon père était un organiste dans une église baptiste, il jouait de la musique de gospel. Je suis aussi le dernier enfant d’une famille de dix, j’ai neuf frères et sœurs. Nous étions tous tout le temps à l’église, une église baptiste pentecôtiste, cinq jours par semaine, nuit et jour.

Jean-Charles F.:

C’était où, à New York ?

Cecil L.:

À Harlem. Ce n’était pas la religion autant que la musique qui m’a influencé – peut-être que c’est la même chose. Je ne pense pas que mon père et ma mère étaient fondamentalistes. Ils pensaient seulement que c’était approprié pour des enfants d’aller à l’église. Parce que les enfants pouvaient être tentés de faire plein de mauvaises choses. On était tous à l’église, on chantait dans le chœur, on faisait toutes ces choses. Mon père jouait de l’orgue Hammond B3, et tout près de lui il y avait un petit piano à queue en mauvais état. Alors, on m’a dit que j’avais l’habitude de m’asseoir au piano quand j’avais à peu près cinq ans. Je pense que cela a été la manière la plus joyeuse de toute ma vie de faire de la musique [en frappant la table avec ses mains] avec les paumes de mes mains en même temps que le chœur… Ce n’étaient pas des musiciens professionnels, c’étaient des femmes qui nettoyaient les rues et des hommes qui travaillaient à la poste, donc ils n’avaient pas appris formellement la musique. Mais il faut imaginer le pouvoir produit par l’écoute d’un chœur de gospel placé directement en face de vous. On était obligé d’apprécier le mélange de chant, de sueur et de danse dans la prière pour le salut sur terre et au ciel. J’étais trop jeune pour apprécier totalement le pouvoir d’imagination des Africains-Américains, mais je savais que quelque chose de magique était en train de se produire à moins d’un mètre de moi, et j’avais désespérément envie d’en faire partie. Ils chantaient leur misère et leur bonheur dans le même souffle. Ainsi, chaque dimanche était un moment magique lorsque ces gens pouvaient exprimer leurs peines, leur pouvoir, et leur existence organique. Lorsqu’ils sortaient de l’église ils faisaient de nouveau face au monde réel, mais c’était une période de temps très spéciale pendant laquelle une centaine de personnes, cent cinquante personnes pouvaient se partager le pouvoir. C’est pourquoi je me souviendrai toujours de ce bonheur, la puissance de ce moment, de ces trois heures passées ensemble une fois par semaine. J’ai toujours voulu recréer cela chaque jour de ma vie. Le défi pour moi a été de voir comment faire cela quelque soit l’endroit où j’allais me trouver dans le futur.

À huit ou dix ans, j’ai reçu de véritables leçons de piano. Mon père avait un peu d’argent, assez d’argent pour m’envoyer au centre ville [downtown] prendre des cours avec un professeur de piano. Je ne sais pas comment mon père avait entendu parler de ce monsieur, mais c’était un juif russe, récemment émigré à New York. Il ne parlait pas du tout l’anglais, je ne parlais pas le russe. Pendant un an je n’avais le droit que de pianoter sur le couvercle du piano, en commençant par l’attaque du doigt. Des attaques de doigts pendant à peu près six mois, je ne jouais que sur le couvercle du piano ! Cela n’avait aucun sens pour moi, mais je comprends ce qu’il essayait de faire… aujourd’hui [rire]. Je pensais que mon père aurait dû lui payer seulement la moitié de ce qu’il demandait. Mais petit à petit cela a commencé à faire sens. Au même moment, je pense, j’ai commencé à écouter de la musique classique. Mon père m’emmenait régulièrement au Carnegie Hall et à d’autres endroits à New York pour écouter des pianistes. Je me souviens qu’il m’a emmené écouter Wilhelm Kempff, le pianiste allemand, il jouait la sonate Hammerklavier et j’ai le souvenir du pouvoir qu’a exercé cette pièce sur moi, cette folie, cela durait une éternité, et la fugue ! J’étais tout à fait fasciné. C’est universel. Alors j’ai essayé de mélanger ma musique de jazz gospel avec mes tentatives de jouer les sonates de Beethoven – c’était incroyable ! Et je pense que depuis ce moment-là, j’ai essayé d’aborder en même temps la musique traditionnelle, la musique classique et la musique improvisée. Quelques années plus tard, quand j’étais à Cleveland à l’Oberlin Conservatory, j’ai pensé que l’expérience musicale la plus importante dans ma vie avait été ces années de ma jeunesse dans cette église, et c’était à cause de l’autorité et la légitimité de ces chanteurs de gospel qui n’avaient pas reçu d’éducation musicale formelle – la légitimité de leurs sons.

J’imagine que vous avez eu ce genre d’expérience dans cette île de la Réunion. Des gens qui n’ont pas eu de formation musicale ou artistique formelle, mais qui produisent des choses très puissantes. Ils sont capables de communiquer et de dire ce qu’ils ont à dire. Je pense que c’est ce que j’ai essayé de faire ressortir dans toutes mes productions musicales. D’accéder au même ressenti. Ensuite, j’ai rencontré Jean-Charles François et d’autres personnes très intéressantes qui improvisent de différentes manières. Le but était le même, mais le langage et le vocabulaire étaient différents. Et j’ai trouvé que c’était fascinant d’entrer dans le domaine de la légitimité musicale de quelqu’un d’autre – de pouvoir mesurer ce qui pour lui ou elle était important… Aller visiter la musique éloignée de mon univers.

Le passage entre la musique gospel et le jazz était très facile – c’est la même musique, il suffit de changer les mots, de changer les limites, mais tous les accords sont identiques. On a sorti cette année un nouveau film sur Aretha Franklin – je pense que son titre est Amazing Grace – on la suit dans son parcours qui va de l’église, du gospel à sa carrière dans la soul. C’est toujours le même son, la même autorité, la même puissance.

Quand j’ai eu quinze ans, mon frère aîné Henry jouait de la batterie jazz, nous avons formé un trio de jazz et nous avons un peu joué autour de New York. Cela peut paraître bizarre, mais plus je m’insérais dans le monde du jazz, plus je me sentais mal à l’aise – je n’ai pas voulu passer ma vie à n’être qu’un musicien de jazz. J’ai pu observer la vie que menaient les gens du jazz que je côtoyais. Il y a eu un incident qui m’a fait réfléchir. C’était quand je jouais dans la salle de bal du Savoy avec un grand orchestre de danse qui accompagnait Arthur Prysock. Pendant que nous jouions, un type n’arrêtait pas de venir vers moi au piano en disant : « Hé, mec, laisse-moi jouer du piano, laisse-moi jouer du piano”. Il voulait s’asseoir à ma place. Je lui ai dit de parler au chef d’orchestre. Alors on a joué un autre morceau et il est revenu à la charge : « Hé mec ! » – j’avais quinze ans ou presque – et il était plus âgé – « Tu ne sais pas jouer ce genre de choses, laisse-moi jouer du piano, laisse-moi jouer du piano ». Bref, à la pause, je suis allé voir le chef d’orchestre et lui ai demandé : « C’est qui ce type ? Il m’embête! », et il m’a répondu : « Oh man ! Ne t’inquiète pas pour lui, c’est un junkie, c’est juste Bish« . C’était Walter Bishop J., un grand pianiste, un célèbre pianiste de jazz. J’avais ses disques à la maison. Mais il était accro à l’héroïne, il était tout perturbé dans sa tête et dans son corps, et cela m’a interloqué : « Est-ce que je veux finir par devenir comme lui ?” Ce qui me troublait, c’était qu’un homme de cinquante ans demande du travail à un jeune de quinze ans. Sans pourtant n’avoir rien contre le jazz, je n’ai pas voulu passer ma vie dans le milieu du jazz. Et je voulais aussi jouer d’autres musiques. Je pense donc que l’expérience de l’église et au moins des premiers concerts de jazz ont soulevé plus de questions dans ma tête que donné de réponses. Je savais par expérience que je voulais jouer de la musique qui avait de l’authenticité et du sens, mais en même temps je voulais faire beaucoup de choses différentes, pas seulement du gospel, pas seulement du jazz, pas seulement du be-bop, et pas seulement d’une seule et unique chose.

C’est ainsi que, quand j’ai rencontré Jean-Charles, je dirigeais le Gospel Choir de l’Université de Californie San Diego, et en même temps nous avons joué ensemble des concerts de musique contemporaine. Je pense que l’université m’a donné l’opportunité de faire tout ce que je voulais faire. Si je n’avais joué que dans les night clubs, je me serais ennuyé. Si je n’avais joué que des sonates de Beethoven, je me serais ennuyé… Nous avons joué Kontakte de Stockhausen, c’était passionnant ! C’est donc un peu comme cela que j’envisage la musique, je ne pense pas que mes attentes par rapport à ces premières expériences aient vraiment changé. L’authenticité de la musique que j’ai entendue dans mon enfance, mon initiation à une variété de musiques très tôt dans ma vie, m’ont en quelque sorte marqué à vie.

 

3. À l’université et le lycée Preuss

Jean-Charles F.:

Tu as été recruté par l’Université de Californie San Diego pour diriger le Gospel Choir et pour développer un programme de jazz, mais plus tard tu es devenu aussi le pianiste du département au delà des différentes esthétiques ?

Cecil L.:

Je pense que j’ai été recruté pour la musique afro-américaine et en plus pour des concerts et des conférences. Je ne me rappelle pas vraiment quel a été le titre exact de mon emploi. Nous avons joué des concerts ensemble et c’était très plaisant, on pouvait se parler après les répétitions, je dirigeais le Gospel Choir, et dans la foulée, il y avait la chanteuse Carol Plantamura et on répétait des mélodies, il y avait beaucoup d’opportunité pour faire des activités très variées. Je suppose que l’histoire de ma vie ne s’est pas déroulée en une seule ligne droite – mon histoire est un mystère et j’aime ça ! Mais c’était à l’époque du Third College à UCSD, quand le Third College était considéré comme la partie « révolutionnaire » de l’université. Et à bien des égards, c’était le cas. C’était le « troisième » de ce qui est devenu six collèges. Le Third College a été créé en 1965 autour du concept de l’antiquité grecque. Et ensuite, Martin Luther King a été assassiné, Bob Kennedy a été assassiné et des émeutes et des manifestations ont eu lieu contre la guerre au Vietnam. Les étudiants se sont soulevés et ont demandé : « Pourquoi étudier l’antiquité grecque au moment où l’histoire s’écrit maintenant dans les rues de l’Amérique ? » Donc, les étudiants ont changé la direction du collège dans un sens plus progressiste – j’essaie de ne pas utiliser le terme de gauche parce que je ne sais pas ce que cela veut dire aujourd’hui – en tout cas ils voulaient que le collège devienne politiquement plus actif. Et les leaders de ce mouvement étaient un professeur, le philosophe Herbert Marcuse, et une étudiante, Angela Davis qui finissait son doctorat en anthropologie. Elle a écrit l’histoire de cette période de sa vie et du campus à La Jolla de la nouvelle Université de Californie. Elle était en quelque sorte la porte-parole des étudiants, et Marcuse le porte-parole du corps professoral, et tous les deux ont contribué à orienter le Third College dans une direction progressiste. Le nom que les étudiants ont donné au College était « Lumumba-Zapata ». Est-ce que vous vous souvenez de Patrice Lumumba, le président du Congo qui avait été assassiné ? Et de Emilio Zapata, le révolutionnaire mexicain ? Ce nom n’a jamais été formellement reconnu, mais certains anciens étudiants continuent à l’appeler le College Lumumba-Zapata.

Jean-Charles F.:

Et le nom de « Third College » était alors utilisé parce que personne dans l’administration ne voulait que ce collège soit nommé Lumumba-Zapata et que c’était le troisième collège créé sur le campus.

Cecil L.:

Évidemment, la faculté ne voulait pas de Lumumba-Zapata. Les parents ne pouvaient pas imaginer envoyer leur précieux fils et, surtout, leur fille au Collège Lumumba-Zapata. Ils avaient peur, à juste titre, que nous en fassions des révolutionnaires politiques… Cela n’allait pas marcher. C’est ce que l’université a dit : « Pas de bêtises ! Pas de Lumumba-Zapata ! Nous l’appellerons « Third College ». Et nous avons utilisé ce nom officiel pendant les 20 années qui ont suivi.

En 1988, 52 interprètes et compositeurs de UCSD ont été à Darmstadt. Je suis devenu Provost du Third College[6] la semaine après notre retour des cours d’été de Darmstadt. Accéder à ce poste a été très significatif pour moi, parce que il m’a donné une plateforme pour réaliser des choses que je considérais dans l’intérêt de la justice, en travaillant à faire tomber les murs de l’université. Donc, la première question à laquelle je me suis attelée à été de trouver un nom au collège. Je voulais éviter que quand on demandait « Où allez-vous à l’université ? », on ne puisse répondre que « Je vais au numéro trois ! » Nous avons essayé « Third World College », cela ne convenait pas vraiment… Nous avons donc finalement donné un nom au collège, qui de nouveau avait un sens. On a rebaptisé le collège en 1991 avec le nom de Thurgood Marshall. C’est un nom qui est clairement associé à la justice sociale et aux attitudes progressistes en matière de relations entre les races et les classes. Jusqu’à nouvel ordre, c’est bien du Thurgood Marshall College qu’il s’agit[7].

Nicolas S.:

Est-ce que tu peux préciser qui est Thurgood Marshall ?

Cecil L.:

Il a été le premier juge afro-américain de la Cour suprême. Mais avant cela, il a annulé un certain nombre de lois racistes datant de l’époque de l’esclavage. Il a également défendu des détenus dans le couloir de la mort et des troupes afro-américaines accusées de lâcheté pendant la guerre de Corée. Plus tard, il a épousé une Philippine et a contribué à la rédaction de la constitution philippine avec ces principes d’équité et de justice. Son nom n’est certainement pas aussi identifiable que celui de Martin Luther King, Jr. Je ne suis donc pas surpris que son nom ne soit pas aussi connu à l’étranger. Mais il était au centre du mouvement des droits civils au côté de Martin Luther King. Il est intéressant de noter qu’ils n’étaient pas toujours d’accord en termes de stratégie. Thurgood Marshall a critiqué le projet de Martin Luther King d’inclure des enfants au sein des manifestations pour confronter la police – mettant ainsi les enfants en danger pour dramatiser les effets du racisme. Thurgood Marshall pensait que cette approche était trop dangereuse, car des gens pouvaient être tués, et il a estimé que sa tâche principale était de renverser les lois racistes qui enferment les gens dans leur état. Cependant, par leur désaccord, ils ont en fait bien travaillé ensemble sur une stratégie à double détente : King dans les manifestations de rue et Marshall dans les tribunaux. J’ai donc pensé qu’il était approprié – peut-être parce que son nom n’est pas aussi connu que celui de Martin Luther King – de mettre son nom sur la table, de nommer le collège d’après ce juge de la Cour suprême, Thurgood Marshall. Et cela nous a tous inspiré, les étudiants, les enseignants concernés et moi-même, à réfléchir à ces questions. C’est de manière quotidienne, qu’on devait se poser ce genre de questions : « La justice sociale est-elle présente dans nos enseignements ? Est-ce qu’on contribue à la justice sociale dans la communauté, dans les salles de classe ? Participe-t-on de manière significative aux idées qu’il a représentées ? » Je crois que le changement de nom a eu cet effet. Plus tard, nous avons remanié le programme d’études pour mettre l’accent sur une diversité d’expressions en littérature, sur une diversité d’expressions en sociologie, pour mettre à nouveau l’accent sur l’étude du Tiers Monde – c’était en 1988.

C’est alors que l’État de Californie a fait quelque chose de très négatif : pendant la campagne présidentielle de 1990, la Californie a adopté une loi qui condamnait la discrimination positive. Cela voulait dire que l’Université de Californie n’était plus autorisée à utiliser la race comme facteur déterminant pour l’admission des étudiants. La Californie avait décidé jusque là que les personnes de couleur noire ou hispaniques devaient bénéficier de considérations spécifiques en raison des discriminations historiques dont elles avaient fait l’objet dans le pays. Les citoyens californiens ont dit « Non, c’est pas bien, vous êtes en train d’exercer une discrimination au détriment des blancs » par référendum. Cela n’avait pas beaucoup de sens, mais c’est ce qui est ressorti de la nouvelle loi, la proposition 209. Bizarrement, la Californie a voté à une écrasante majorité pour Bill Clinton et, dans le même temps, a supprimé les préférences raciales. En fait, je me suis senti un peu piégé. En tant que Provost d’un collège nommé en l’honneur de Thurgood Marshall, il était de mon devoir de parler, de faire quelque chose pour contrer cette nouvelle loi. Alors, un groupe d’entre nous, des professeurs de l’Université de Californie San Diego et quelques étudiants se sont réunis pour envisager de construire un lycée allant de la 6e à la terminale pour les jeunes noirs et hispaniques issus des quartiers défavorisés vivants en dessous du seuil de pauvreté. On imaginait une école secondaire publique avec un statut de charter school[8], qui serait dirigée par l’université. Il faut savoir qu’il y a une tradition dans les universités américaines haut de gamme d’avoir en leur sein une école secondaire s’adressant à des « génies », les étudiants les plus brillants et les plus aisés, qui dès l’école primaire font déjà de l’algèbre et lisent les livres de Salman Rushdie pendant leur week-end. J’ai voulu ainsi utiliser à mon avantage cette idée de construire une école secondaire sur le campus de l’université, mais s’adressant à des enfants pauvres pour les amener à entreprendre des études supérieures, à les préparer à entrer dans les meilleures universités, notamment l’Université de Californie. Ce lycée pourrait aussi servir de modèle aux autres écoles publiques dans les quartiers, en montrant comment concevoir un programme d’études avec une pédagogie appropriée, et comment utiliser les étudiants comme tuteurs dans la salle de classe. Je ne voulais pas seulement réformer les écoles publiques, mais par la même occasion, aussi l’université. J’essayais de former deux types d’apprenants : ceux des quartiers pauvres présents dans l’école, et ceux de l’université qui n’avaient jamais rencontré ces jeunes auparavant – ayant sans doute changé de trottoir en les voyant.

Je pense que ce qui était subversif dans ce projet, c’était de réformer l’université et de faire en sorte que nos étudiants universitaires reçoivent des crédits académiques pour un travail de tutorat dans l’école. On accorde bien des crédits pour les cours de physique, d’histoire et d’ingénierie, de la même manière on peut accorder des crédits pour des cours particuliers donnés à l’école, pour être un bon citoyen. Et cela semble fonctionner, il n’y a pas beaucoup de décrocheurs, les élèves du lycée sur le campus se débrouillent très bien, ils ont été admis dans les universités les plus prestigieuses. 850 jeunes commencent en 6e et obtiennent leur diplôme en terminale. Notre lycée porte le nom du principal donateur : Peter Preuss. J’ai subi beaucoup de critiques de la part de mes amis de gauche, car nous avons également pris des millions à de jolis donateurs de droite qui se sentaient coupables de maltraiter les Noirs et les Mexicains. J’ai pris leur argent pour construire l’école secondaire Preuss parce que je me suis dit que je ferais plus pour la justice sociale avec leur argent qu’ils ne le feraient jamais. Donc, beaucoup de personnes bien intentionnées se sont fâchées contre moi parce que j’ai accepté le « prix du sang »… Parmi les donateurs, il y avait aussi des gens plus orientés à gauche [liberals]. Bref, on a construit l’école secondaire Preuss[9].

Nicolas S.:

Le bâtiment a été construit pour accueillir 850 élèves ?

Cecil L.:

Huit, cinq, zéro, c’est exact ! Nous savions que l’école serait couronnée de succès. Elle se trouve sur le campus universitaire sous notre contrôle, elle est juste à côté de l’hôpital universitaire et de l’école d’ingénieurs, donc au sein d’un environnement d’apprentissage, en dehors de la présence de gangs de délinquants. Les élèves s’imprègnent de la culture d’apprentissage de l’environnement universitaire. Le problème est de savoir comment traduire ce principe plus largement dans la communauté ? Comment aller dans un lycée qui se trouve dans le quartier, le ghetto, et essayer de construire ce genre d’environnement. C’est un problème épineux.

Bud Mehan, du département de sociologie de l’Université de Californie San Diego a été un partenaire dans cette entreprise. Ses travaux de recherche portent sur la question de comment réformer l’enseignement. Bud était en quelque sorte la partie intellectuelle de cette initiative ; j’étais le… – comment dire ? – le « politicien ».

 

4. Une école secondaire dans un quartier

Cecil L.:

Après quelques années de fonctionnement, nous avons découvert que de nombreux parents ayant un enfant au lycée Preuss avaient aussi un autre enfant au lycée de leur quartier. Une quarantaine de familles sont venues nous voir lors d’une réunion du conseil d’administration et nous ont demandé assez vigoureusement : « Pouvez-vous nous aider à créer une école secondaire Preuss dans notre propre quartier afin que nos enfants n’aient plus à prendre le bus pendant une heure et demie pour aller à l’université ? ». Nous avons commencé à rencontrer les parents tous les jeudis soir à la bibliothèque de l’école secondaire locale pendant environ un an et demi. Les grands-mères apportaient des « tamales » pour soutenir l’endurance pendant les longues réunions. Nous commencions à 19 heures, 19h30 jusqu’à 23 heures en discutant de la manière de procéder. C’était très excitant ! C’était comme si une révolution se préparait pour les parents, un mélange de parents  mexicano-américains et afro-américains, plus quelques autres. Ces parents avaient sous les yeux ce qu’il était possible de faire avec les jeunes de l’école Preuss et ils souhaitaient que la même chose puisse s’appliquer à tous les enfants du quartier. C’était très stimulant de voir comment ils prenaient les choses en main et étaient à la pointe du combat. Lors de nos rencontres nous avons écrit des lettres au San Diego Unified School District[10], pour demander la permission de changer les choses dans cette école locale. Le District était très agacé, sa réponse ne s’est pas fait attendre : le directeur de l’école qui avait accueilli cette révolution a été renvoyé. Ils l’ont licencié pour se débarrasser de lui, et ils ont dit que nous ne pouvions plus continuer à rencontrer les parents dans le périmètre de l’école. Alors, par les bonnes grâces du prêtre du quartier, nous avons commencé à nous réunir à l’église catholique de l’autre côté de la rue tous les jeudis soirs. Toute la communauté s’est mobilisée : l’Église, les parents, les coiffeurs, les gens du quartier. Et pendant un an et demi, nous avons rédigé le document de la charte pour demander au District scolaire l’argent nécessaire pour gérer l’école, notre propre école, sur le modèle de l’école Preuss. Ce document a été approuvé en 2004, lors d’une réunion très animée du conseil d’administration de l’école. Nous avons ouvert la Gompers Charter School l’année suivante, après une année de planification très chargée.

D’une certaine manière, je pense que la Gompers Charter School[11] est plus importante que la Preuss School. Cette dernière est bien protégée : les gangs ne viennent pas sur le campus de l’université. Les jeunes gens qui viennent à l’école de l’université ont une attente différente – ils viennent avec l’intention d’étudier. Mais dans les quartiers, il y a beaucoup de pression pour ne pas étudier, il y a des intimidations, et les gangs étaient tout le temps présents sur le campus de cette école. Nous avons également découvert quelque chose d’intéressant : s’il y avait une émeute dans une prison de Californie (San Quentin ou Chino State Prison) deux ou trois jours plus tard, nous savions qu’il y aurait une émeute au lycée. Si la personne « A » battait la personne « B » dans la prison, sa famille et ses amis se vengeaient sur les membres de l’autre famille dans le lycée local. C’était comme un jeu d’enfant : s’il y avait une émeute le lundi à la prison de Chino, par exemple, les Mexicains contre les Noirs, et que les Noirs perdaient de la pire manière, le jeudi une émeute de représailles éclatait au lycée. Le lien entre l’école et la prison est très fort, et nous avons dû trouver un moyen d’y remédier, parce qu’on ne peut pas enseigner à des enfants qui regardent constamment par-dessus leur épaule. Nous avons donc dû travailler avec la police et le procureur pour obtenir une injonction, un document juridique, selon lequel 200 membres de gangs connus ne pouvaient pas s’approcher à moins de trois pâtés de maisons de l’école pendant les heures de cours. Quelques-uns d’entre eux ont été jugés et arrêtés, et ils ont finalement compris le message et ont laissé la Gompers Charter School tranquille. C’est pourquoi je dis que Gompers est le véritable test pour valider le modèle de l’école Preuss. Elle se trouve dans le ghetto, dans le quartier, et elle est exposée physiquement à tous les préjudices de la communauté. Nous, les universitaires, nous avons donné des conseils, aidé à écrire les lettres et pris la parole lors des réunions, mais nous avons laissé les mères et les grands-mères élaborer leur propre projet. L’université n’est pas venue pour leur dire comment faire. Mais nous les avons certainement « soutenues ». De longues heures ont été consacrées à l’ouverture de la Gompers Charter School. J’aime à penser que Thurgood Marshall et Martin Luther King auraient tous les deux approuvé cet effort.

 

5. Les murs et les pratiques pédagogiques

Jean-Charles F.:

Tu as parlé de méthodes pédagogiques appropriées qui ont été utilisées, pourrais-tu nous en dire plus ?

Cecil L.:

Eh bien, nous sommes conscients – je veux dire que c’est de notoriété publique – que les familles pauvres ne peuvent pas toujours offrir un environnement propice à l’éducation menant aux études supérieures. Le jeune et les parents doivent construire puis encourager de bonnes habitudes d’étude et de réussite en vue de pouvoir aller à l’université. Même si le jeune choisit de ne pas aller à l’université, il sera un excellent plombier, car il est instruit, il connaît la technologie, il est un acteur créatif dans sa communauté, il peut construire l’avenir. Mais j’ai un parti-pris : je veux qu’ils aillent à l’université pour devenir des médecins et des avocats.

Et… la pédagogie : si nous avons appris deux ou trois choses, nous l’avons appris des parents. Au lycée américain, il y a ce qu’on appelle la « home room », où les élèves d’une même promotion commencent chaque journée dans une classe où le professeur principal revient sur les traditions de l’école. Dans la plupart des écoles secondaires, les élèves changent de classe et de « home room » d’année en année, avec un professeur principal différent et des élèves différents. Nous avons mis en place une innovation majeure, appelée “looped advisory” (aide récurrente ou en boucle donnée aux élèves), qui permet au même groupe d’enseignants/élèves de rester ensemble tout au long de la scolarité jusqu’à l’obtention du diplôme. L’enseignant apprend notamment à connaître la biographie de chaque élève, ce qui se passe dans le quartier, ce qui se passe avec les parents et les frères et sœurs. Nos enseignants apprécient les “looped advisory” car cela leur permet de faire plus que de remplir la mission d’enseignement, donc de pouvoir avoir un souci particulier pour chaque élève. Un certain nombre d’écoles à San Diego, Los Angeles et dans tout le pays ont adopté ce modèle. Il s’agit donc d’une différence pédagogique importante.

L’autre innovation pédagogique est d’avoir des étudiants de l’université présents dans la classe aux côtés du professeur et des élèves. Ainsi, dans une classe de mathématiques, il y a généralement un professeur, parfois un professeur adjoint, et jusqu’à vingt étudiants de l’université, tuteurs dans la classe, assis juste à côté du jeune, qui l’aident en mathématiques ou en lecture. Environ 65 % des élèves sont mexicains, originaires du Mexique, et ne parlent donc pas tous couramment l’anglais à leur arrivée en 6e. L’idée est donc d’accélérer leur apprentissage de la langue, mais aussi de leur donner de bonnes habitudes d’apprentissage. Les tuteurs de l’université rencontrent le professeur un jour par semaine pour préparer le plan de cours de la semaine suivante. C’est une méthode très efficace et très coûteuse. Les classes de petite taille coûtent cher. Les tuteurs ne sont pas payés mais ils reçoivent des crédits universitaires. Ils suivent un cours pour apprendre à enseigner, nous devons donc engager un professeur pour les instruire, ce qui ajoute des coûts supplémentaires – mais cela en vaut la peine. Il faut savoir que cela coûte environ un quart de plus pour éduquer des jeunes défavorisés en vue de les faire accéder à l’université. Il ne faut pas oublier qu’il est économiquement moins cher et plus sage d’assurer le développement d’un enfant à l’école que de réparer un adulte en prison.

Bien qu’on ait l’impression que ce sont des innovations majeures, il s’agit de réformes bien connues et documentées, dont tout le monde s’accorde à dire qu’elles sont nécessaires à la mise en place d’une éducation de qualité.

Jean-Charles F.:

Lors de ma visite à la Preuss School, j’ai pu observer un cours d’informatique où les élèves travaillaient en petits groupes de quatre pour élaborer un projet de petit chariot à quatre roues piloté par une personne, en vue d’une compétition régionale. Il s’agissait de faire dévaler une descente à ce chariot et celui qui arrivait le plus loin dans la remontée qui suivait, avait gagné. Chaque groupe devait avec l’aide d’un ordinateur trouver le moyen le plus efficace pour construire ce chariot en vue de gagner cette compétition.

Cecil L.:

Oui, les jeunes aiment beaucoup les jeux, et on utilise les jeux comme des outils d’instruction. Je ne parle pas des jeux vidéo, mais le laboratoire informatique de la Preuss School est à la pointe de la technologie et accessible aux élèves. Je ne me souviens pas de ce projet, cela me semble bien correspondre à ce qui se fait spécifiquement. Ce dont je me souviens, c’est un projet où les élèves étaient en compétition avec d’autres écoles pour construire une machine pour déplacer les œufs d’ici à là sans les casser. Il s’agissait donc de construire une machine qui ramasse les œufs, et il fallait en concevoir toute l’électronique, et les roues et les engrenages pour construire l’appareil et accomplir la tâche. Parfois ils échouent, c’est comme cela qu’on apprend. Comme beaucoup de mes collègues des laboratoires biomédicaux, ils échouent souvent ou ne sont pas à la hauteur. Il y a là une autre leçon : l’endurance et la créativité. Il faut répéter l’expérience jusqu’à ce qu’on y parvienne.

Jean-Charles F.:

Est-ce que les arts, la musique, jouent aussi un rôle dans l’école ?

Cecil L.:

Pas tellement. J’en suis assez déçu. Tout le monde pensait que Cecil Lytle allait construire une école de musique. Et ce n’est pas ce que j’ai fait… Je n’ai pas voulu exercer une influence pour cet aspect des choses, parce que les enfants sont tellement en retard dans les compétences de base. Le programme commence au niveau de la 6e et les élèves qui viennent lisent en gros au niveau du CM1. L’école Preuss passe donc beaucoup de temps en 6e et en 5e à améliorer leurs compétences pour atteindre le niveau attendu, si bien qu’en 4e, ils sont capables normalement de suivre les cours avec succès. Cela ne laisse malheureusement pas beaucoup de temps pour la musique ou l’athlétisme. Il y a une chorale, un petit orchestre, mais pas de cours individuels. Non, je n’ai pas mis l’accent sur les arts dans le programme scolaire : il s’agissait de leur permettre d’acquérir les compétences académiques de base afin qu’ils puissent décider de ce qu’ils voulaient faire de leur avenir. Un certain nombre d’élèves ont leur propre groupe musical, ils répètent après le lycée, mais nous n’avons pas de programme très élaboré d’études musicales. Je pense que la grande idée pédagogique a été d’individualiser l’enseignement autant que possible – de dispenser l’éducation dans une relation individuelle, que quelqu’un apprenne à connaître les points forts de l’élève. Un grand nombre de nos 850 étudiants sont originaires du Mexique et du reste de l’Amérique latine. L’espagnol est la langue maternelle, mais les jeunes sont, pour l’essentiel, illettrés en espagnol et en anglais ; il ne s’agit pas de l’espagnol classique. Il s’agit en général d’une utilisation très expressive, mais peu académique, des langues. C’est pourquoi de nombreuses classes sont bilingues les premières années, dans l’espoir de faire progresser les jeunes à partir de leurs compétences. Cela peut se faire, je pense, avec une grande détermination de la part de l’élève, du professeur et de la famille.

Jean-Charles F.:

Je connais quelqu’un qui enseigne dans la maternelle et le CP en Californie, dans un quartier avec beaucoup d’émigrants du Mexique. Il y a déjà pas mal d’années, il avait commencé à enseigner dans une formule bilingue, l’espagnol le matin, l’après-midi l’anglais. Mais ce programme a cessé à cause de régulations provenant des autorités qui prétendaient que c’était une mauvaise formule pour les enfants. Donc tout se fait en anglais maintenant.

Cecil L.:

C’est dommage !

Jean-Charles F.:

Il a été très déçu par cette décision.

Cecil L.:

Il a le devoir de l’être. Ils essaient de faire des économies. Dans ces situations en Californie du sud et dans beaucoup d’endroits aux Etats-Unis, il est indispensable d’avoir un enseignement bilingue.

Jean-Charles F.:

D’après ce que je sais, il ne s’agissait pas de faire des économies, mais d’imposer l’anglais.

Cecil L.:

Alors il y a un double bénéfice pour l’idéologie de droite.

Nicolas S.:

Tu ne parles que des succès obtenus, est-ce qu’il y a eu des échecs ou des aspects plus problématiques que tu as peut-être pu résoudre ?

Cecil L.:

Oui, on apprend en faisant des erreurs. Il y a une remarque très subtile à faire en termes de regret possible. Je pense à un incident qui m’est arrivé que je n’ai pas très bien géré et que j’ai sensiblement regretté. Cela s’est produit lorsque j’étais au lycée. Ma mère m’a demandé : « Est-ce que tu veux jouer ton Debussy pour le club des femmes de l’église ? » Et j’ai répondu quelque chose comme : « Oh, je ne veux pas jouer pour ces gens. » J’ai fait le malin ! À ce moment-là, je prenais des leçons de piano avec un professeur de la Julliard Music School et j’étais complètement plongé dans le grand art, ce qui m’avait fait oublier d’où je venais. Elle m’a giflé, j’avais dix-sept ans, elle m’a giflé. Elle m’a dit très sèchement : « Je suis une de ces personnes. » Ma mère était une femme pauvre de Floride et très peu instruite, mais elle a toujours su combien l’éducation avait de la valeur. Nous étions à ce moment-là tous les deux en train de nous rendre compte de la distance de classe que peut créer une telle éducation si l’on n’y prend pas garde. Ce n’est que des années plus tard que j’ai compris le crime que j’avais commis. J’ai réalisé ce que j’avais fait, et je devenais pour elle un ennemi, je devenais un aristocrate, je devenais quelqu’un faisant partie de l’élite, je devenais comme l’une des personnes qui essayaient toujours de nous expulser de notre logement.

Je pense donc que l’un de mes regrets ou l’une de mes craintes à propos de ces deux écoles est que nous risquons de rendre les étudiants ennemis de leurs familles si nous ne faisons pas attention. Comment faire ? Dans de nombreux cas, leurs grands-mères ne parlent que très mal l’espagnol littéraire, et ce jeune homme ou cette jeune fille lit Shakespeare et prévoit d’aller à Harvard. Cette collision peut être traitée avec soin et de manière individuelle. Chaque famille doit être mise en garde contre les bouleversements liés aux distinctions de classe et aux comportements correspondants, et trouver comment les éviter. Les enseignants et les conseillers parlent aux familles de ce qui pourrait arriver, mais nous ne pouvons pas rentrer à la maison avec eux et expliquer à la grand-mère pourquoi la petite-fille veut voter républicain [rires] ou autre chose. On ne leur apporte pas autant de soutien transitoire que celui qu’on souhaiterait pouvoir faire. C’est particulièrement inquiétant pour les jeunes Latinas. La famille (généralement le père) veut que sa fille réussisse en Amérique. Mais après avoir reçu de bonnes notes et obtenu des résultats élevés aux tests exigés à l’entrée des universités, il ne veut pas que sa fille aille à l’université. Nous avons eu plusieurs exemples d’étudiantes qui ont très bien réussi et qui ont été admises dans des écoles comme Harvard avec une bourse complète, et leur père dit : « non, tu restes à la maison, tu vas à l’université la plus proche ». Cela vous brise un peu le cœur, mais je comprends que c’est pour eux un changement trop important. Et beaucoup de ces familles ont trois ou quatre générations vivant dans la maison : la grand-mère, les parents, leurs progénitures, et peut-être un bébé. Ce choc des traditions, des générations et des valeurs, est donc bien réel. Si la Preuss School réussit, nous courons le risque de contribuer à créer les ennemis de la famille, nous créons les futurs propriétaires qui expulseront les gens dans leur situation, nous créons peut-être le futur chef de la police ou le futur magistrat. Donc, je ne sais pas si c’est un échec, mais c’est quelque chose auquel nous devons prêter attention dans la vie évolutive du jeune et de sa famille. C’était la leçon que j’ai reçue et j’ai dû l’apprendre un jour d’hiver froid dans notre cuisine. C’est quelque chose qui compte, c’est sûr. On a une famille qui est pauvre depuis au moins six générations avec à peine de quoi vivre et toujours au bord de la faillite. Et soudain, en une génération, la trajectoire de la famille change : l’enfant va à UCLA, UC San Diego, la fille ou le fils est sous tension, s’occupant de sa grand-mère en espagnol, et lisant par ailleurs Shakespeare ; ou jouant du Debussy. C’est donc quelque chose dont nous ne nous occupons jamais à fond, et que nous ne pouvons peut-être pas traiter de manière satisfaisante.

Nicolas S.:

J’ai aussi une question concernant la construction du bâtiment de la Preuss School, vous avez eu l’opportunité de choisir l’emplacement des espaces, les murs, l’architecture etc. ? Est-ce que vous avez fait un effort particulier pour changer le format standard – en France les écoles sont souvent appelées des casernes ?

Cecil L.:

Oh, des casernes de l’armée ! Eh bien peut-être que c’est le cas ! La Preuss School est très belle et offre de nombreux espaces ouverts. Nous avons dit à l’architecte que l’enseignement se ferait dans les salles de classe, mais comme nous vivons en Californie du Sud où il fait chaud, qu’une grande partie de l’enseignement se ferait en dehors des salles de classe. On leur a donc demandé de nous fournir un projet avec des salles de classe et des espaces à l’extérieur où les professeurs et les élèves peuvent se rencontrer sous la supervision des enseignants se trouvant à proximité. Ce qu’ils ont proposé était assez intelligent, en fait. La Preuss School est conçue sur un schéma à cinq doigts, avec un bâtiment administratif au centre, ici [avec des gestes de la main] et entre chaque bâtiment, des cours intérieures avec de petites tables pour que les tuteurs puissent rencontrer leur élève afin de revoir ensemble ce qui a été abordé dans les classes. Par conséquent, l’enseignement supervisé se déroule à l’extérieur de la salle de classe, et même sur les terrains de sport.

Le premier samedi de chaque mois est consacré à la réunion des parents d’élèves – 300 parents y assistent. Ce chiffre est sans précédent dans les écoles américaines – vous avez peut-être quatre parents, cinq parents, mais 300 ! Avec la Gompers Charter School, nous avons hérité d’une école qui est dans le ghetto depuis près d’un demi-siècle. Après avoir réussi à sécuriser le campus, nous avons démoli la plupart des murs de la cour intérieure et aussi créé des salles calmes pour les professeurs et les élèves. Mais nous ne pouvons pas démolir les bâtiments et repartir à zéro. Un nouveau bâtiment a été ajouté à la Gompers School pour le conseil familial et un gymnase pour le sport. Le gymnase est ouvert au public le soir, afin que les familles puissent venir faire du sport dans un centre de remise en forme. Nous avons essayé de faire en sorte que la Gompers School fasse partie de la communauté, et non de la fermer le soir et le week-end. Il y a encore des problèmes de sécurité. Nous avons recours à des policiers armés sur le campus. Contrairement à la Preuss School, la Gompers School essaie de survivre dans un quartier assez difficile.

Nicolas S.:

Et c’est la police publique qui assure ce service de gardiennage ?

Cecil L.:

Nous engageons notre propre police privée et la formons correctement sur la manière de se comporter. Nous avons un accord avec la police municipale pour qu’elle ne vienne pas sur le campus, à moins qu’elle ne soit appelée. Cela fonctionne plutôt bien. On peut malheureusement constater que quand la police municipale arrive dans un lieu, elle réprime sans différenciation et parfois elle aggrave les problèmes. Nous avons donc arrêté cela, et maintenant les agents de sécurité collaborent avec la police municipale. Personne n’aime voir la police arriver. Les agents de sécurité sont issus de la communauté, ils connaissent les gens, ils vont à l’église avec eux, c’est un peu plus convivial. Deux ou trois d’entre eux sont armés, les autres ne font que des rondes. Mais leur fonction est d’empêcher les gens d’entrer, c’est tout. Parce que les élèves ne font pas d’histoires.

 

6. Les murs et les pratiques musicales

Jean-Charles F.:

Une dernière question pour revenir à la musique : quels sont les murs qu’on peut observer dans le domaine des pratiques musicales ?

Cecil L.:

On a parlé de John Zorn et de George Lewis. Je pense que ces artistes ont pu anticiper ce que la musique va devenir. On n’en voit aujourd’hui que les prémisses. Ce qui me paraît ne plus avoir de sens aujourd’hui, ce sont les gens comme le pianiste trop sérieux ou le pianiste-athlète qui joue des études de Chopin comme personne, et qui ont par ailleurs beaucoup de goût, d’attitudes et de façons de faire les choses. Je ne sais pas si vous êtes d’accord ? Les gens pleurent l’orchestre symphonique qui se meurt, mais je ne pense pas que ce soit une mauvaise idée. Pourquoi faudrait-il qu’il y ait une douzaine d’orchestres à New York ? Un seul bon orchestre suffirait. On peut voir le signe écrit sur le mur : le public est en train de vieillir. Les gens me détestent si je dis cela, mais si l’orchestre se meurt par désintérêt, c’est qu’il devient une sorte de fossile préhistorique. Donc, y aura-t-il des orchestres dans environ 100 ans ? Il y en aura sans doute quelques-uns. Ils coûtent beaucoup d’argent et le répertoire qu’ils jouent est très limité, environ 25 œuvres différentes jouées chaque année dans tous les pays. Ce sont des pièces merveilleuses, je les aime, je les joue, mais cette institution est-elle viable ? Je ne pense pas qu’elle le soit, et je ne pense pas que sa mort soit si terrible…

Jean-Charles F.:

Je suis complètement d’accord.

Cecil L.:

Ce qui va persister, je pense, ce sont les problèmes que vous décriviez à propos de la création du Cefedem AuRA. C’est une preuve supplémentaire que ceux qui dominent la profession ne veulent pas changer les traditions. Et si vous faites quelque chose de nouveau, ou si vous avez une façon différente de faire quelque chose d’ancien, ils ne vous soutiendront pas et même vous donneront du fil à retordre. Donc quand vous décriviez votre combat pour la création de cette institution, je sais de quoi vous parlez. Mais il faut que vous preniez du plaisir à vous battre, sinon ils vont écraser tous vos efforts, et vous avec. Donc, je ne pense pas que ce soit une mauvaise idée. Je pense que des gens comme vous ou George Lewis en particulier sont vraiment passionnants et stimulants à observer dans leurs actions. Je suis particulièrement impressionné par la trompettiste/improvisatrice Stephanie Richards, qui vient d’être recrutée au département de musique à UCSD. Cela va être difficile, mais j’espère que si d’autres institutions se consolident, l’argent qui sert à soutenir les 20 orchestres de New York sera redistribué d’une manière ou d’une autre. Je pense que l’un des avantages inattendus de la technologie personnalisée développée au cours du dernier quart de siècle, est que chaque artiste est capable de trouver des moyens de contourner l’industrie de la musique et peut se promouvoir et se présenter à faible coût. Se subventionner soi-même, telle est la devise. Et je ne pense pas que ce soit un phénomène purement américain. Les artistes en Europe et ailleurs se font connaître sans le dispositif lourd des agents ou des salles de concert. Je continue cependant à penser que nous ne pouvons pas abandonner les « institutions » au nivellement par le bas de la qualité artistique. Il existe donc une tension dans ce que je préconise. Avec le temps, j’espère que l’approche de la promotion individualisée contraindra suffisamment les piliers des arts et de la culture dans la société pour repenser les interactions avec le public. L’Orchestre symphonique de La Jolla, par exemple, fait des choses intéressantes : il commande de nouvelles œuvres pour de grands ensembles. Les pièces ne rencontrent pas toujours le succès, mais les 700.000 sonates imprimées entre 1700 et 1900 ne le sont pas non plus.

Jean-Charles F.:

Eh bien, merci beaucoup.

Cecil L.:

Merci, cela m’a donné l’occasion de réfléchir à toutes ces choses.

Nicolas S.:

Bonne continuation !

 


1. Le Cefedem AuRA [Centre de Formation des Enseignants de la Musique Auvergne-Rhône-Alpes] a été créé en 1990 par le Ministère de la Culture pour délivrer le Diplôme d’Etat de professeur de musique (dans les conservatoires et écoles de musique).C’est un centre de ressources professionnelles et d’enseignement supérieur artistique pour la musique. Voir https://www.cefedem-aura.org

3. Voir par exemple les groupes Naessayé et l’album Oté la sere en 1991, ou Cyclon et l’album Maloggae en 1993. Et pour le seggae (séga et reggae), voir par exemple, Kaya et Ras Natty Baby et les Natty Rebels).

5. Voir Sara Johnson, The Fear of French Negroes: Transcolonial Collaboration in the Revolutionary Americas (Berkeley: University of California Press, 2012). Ce livre est une étude interdisciplinaire qui explore comment les peuples ont répondu à l’effondrement et la reconsolidation de la vie coloniale qui a suivi la Révolution haïtienne (1791-1845). Le livre est basé sur les expressions liées à la situation politique trans-coloniale des noirs, à la fois dans le domaine esthétique et expérientiel, dans des pays tels que l’Hispaniola, la Louisiane, la Jamaïque et Cuba.

6. Le provost est l’administrateur principal de nombreux établissements d’enseignement supérieur aux États-Unis. Ici, il s’agit de la direction d’un collège intégré au sein de l’Université de Claifornie San Diego. Le College propose tout un panel de matières dans un ou deux champs d’activités, dans un programme menant au Bachelors of Arts. L’université est une sorte de regroupement de Collèges. Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Provost_(fonction) et https://www.calvin-thomas.com/campus/programme-campus-access/university-colleges-community-colleges/

8. Les charter schools sont des écoles américaines laïques à gestion privée bénéficiant d’une très large autonomie dans l’enseignement et dans les programmes scolaires ; leur financement est public. Ces établissements sont sous contrat, fondés la plupart du temps par des enseignants ou par des parents d’élèves, et sont (entièrement) gratuits (comme les écoles publiques). Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Charter_School

10. Aux États-Unis, les écoles publiques sont gérées par des districts qui sont gouvernés par des Conseils d’administration. La présidence de ceux-ci est en général élue par un vote populaire (au suffrage universel au sein du district), et recrute un superintendant, en général un administrateur qui a déjà une longue expérience de l’enseignement public et qui assume le rôle de directeur général. Chaque district est plus ou moins indépendant et dépend des préconisations du gouvernement de chaque État des États-Unis et du Conseil d’administration du district. Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Commission_scolaire

Jean-Charles François

Access to the English translation: Collective Invention

 


 

Invention musicale collective

dans le cadre de la diversité des cultures

Jean-Charles François

 

Sommaire :

1. Introduction
2. Formes alternatives aux œuvres d’art définitives
3. Improvisation
4. Processus artistiques ou seulement interactions humaines ?
5. Protocoles
6. Conclusion
 


Introduction

Le monde dans lequel nous vivons peut être défini comme celui de la coexistence d’une grande diversité de pratiques et de cultures. C’est ainsi qu’il est difficile aujourd’hui de penser en termes de monde moderne occidental, de philosophie orientale, de tradition africaine ou autres étiquettes trop faciles à utiliser pour nous orienter dans le chaos ambiant. On est en présence d’une infinité de réseaux et on appartient sans doute très souvent à plusieurs réseaux à la fois. Il s’agit par conséquent de penser les pratiques musicales en termes de problèmes écologiques. Une pratique peut en tuer une autre. Une pratique peut être directement en rapport avec une autre et pourtant elles peuvent toutes les deux garder leur particularité et affirmer leurs différences. Une pratique peut dépendre pour sa survie d’une autre pratique souvent antagoniste. L’écologie des pratiques (voir Stengers 1996, chapitre 3), ou comment faire face à un monde multiculturel potentiellement violent, est devenue une question en lien profond avec le futur de notre planète.

La recherche à laquelle j’ai activement participé entre 1990 et 2007 a consisté à inventer des dispositifs de médiation active entre des groupes de musiciens affirmant leurs différences à travers des pratiques culturelles ou des styles de musique. Cette recherche a été menée dans le cadre de l’élaboration des programmes d’études au Cefedem AuRA à Lyon – un lieu de formation des professeurs de l’enseignement spécialisé de la musique – en directe collaboration avec Eddy Schepens et toute l’équipe pédagogique et administrative de cette institution. À partir de l’année 2000, des étudiants provenant de quatre terrains d’action ont été appelé à travailler ensemble dans une même promotion menant au Diplôme d’État de professeur de musique : musiques actuelles amplifiées, jazz, musiques traditionnelles et musique classique. Le programme d’études a été basés sur deux impératifs distincts : a) chaque genre musical devait être reconnu comme autonome dans ses spécificités pratiques et théoriques ; et b) chaque genre musical devait collaborer avec tous les autres dans des projets artistiques et pédagogiques spécifiques. Nous nous sommes ensuite confrontés au problème de savoir comment faire face à la différence de culture qui existe entre une tradition d’enseignement formalisée à l’extrême mais avec peu de présentations publiques, et des traditions qui sont basées sur des formes atypiques ou informelles d’apprentissage directement liées à des interactions avec un public. Le problème qu’il a fallu ensuite résoudre peut être formulé comme suit : le secteur classique tend à développer une identité basée sur l’instrument ou la production vocale dans une posture où il s’agit d’être prêt à jouer toutes formes de musiques (à condition qu’elles soient écrites sur une partition) ; les autres genres musicaux ont tendance à exiger de leurs membres une forte identité basée sur le style de musique en tant que tel accompagnée d’une approche technique uniquement basée sur ce qui est nécessaire à exprimer cette identité. Notre tâche a consisté à trouver des solutions capables d’inclure tous les ingrédients de cette triple équation. Deux concepts ont pu émerger : a) le programme d’études serait centré sur les projets des étudiants et non plus sur une série de cours et la définition de leur contenu (bien qu’ils ont continué à exister) ; b) les projets devraient être basés sur le principe d’un contrat liant les étudiants à un certain nombre de contraintes déterminées par l’institution et sur lequel l’évaluation serait fondée. Une publication, Enseigner la Musique a rendu compte de nombreux aspects de cette recherche et sur la pédagogie de la musique (voir par exemple François et al. 2007).

En prenant en compte comme modèle ce concept de rencontres interculturelles, des situations expérimentales ont été développées à Lyon par le collectif PaaLabRes (« Pratiques Artistiques en Actes, Laboratoire de RechercheS ») à partir de 2011. Plusieurs projets ont pu être développés :

  • Un petit groupe de musiciens improvisateurs s’est réuni pour travailler sur des protocoles en vue de développer des matériaux en commun dans le contexte d’invention collective[1]. Ces protocoles ont été expérimentés et discutés par ce petit groupe, puis appliqués dans un certain nombre d’ateliers d’improvisation s’adressant à des publics très différents : professionnels, amateurs, débutants, étudiants, musiciens et danseurs appartenant à différentes esthétiques ou traditions (2011-2015).
  • Entre 2015 et 2017, des rencontres ont été organisées au Ramdam (Centre d’arts) près de Lyon entre la danse (membres de la Compagnie Maguy Marin entre autres) et la musique (membres du collectif PaaLabRes) sur cinq week-end de travail autour de l’idée de développer des matériaux communs dans des perspectives d’improvisation collective.
  • Dans le cadre de la publications de deux premières éditions de ce site « paalabre.org », une réflexion a été menée sur la recherche artistique par rapport à la diversité des pratiques artistiques, des expressions esthétiques et des contextes allant notamment de la pédagogie aux présentations sur scène, du monde professionnel et de celui beaucoup plus informel de ceux qu’on n’arrive pas à classifier. (Voir dans la première édition de l’espace numérique paalabres.org, la station « débat » sur la ligne recherche-artistique).

 

2. Formes alternatives aux œuvres d’art définitives

Les situations d’improvisation peuvent être perçues comme une bonne manière d’aborder les problèmes liés aux rencontres hétérogènes, non pas en se focalisant sur des valeurs esthétiques, mais plutôt sur les processus démocratiques que cette situation semble promouvoir : chaque participant est complètement responsable de sa production et de sa manière d’interagir avec autrui, et aussi avec les divers moyens de production mis à disposition.

La définition de l’improvisation, dans le cadre des pratiques artistiques de l’occident – dans ses formes les plus « libres » – est souvent proposée comme une alternative à la musique écrite qui a dominé pendant au moins deux siècles la musique savante européenne. L’improvisation face au structuralisme des années 1950-60 a eu tendance à proposer une simple inversion du modèle jusqu’ici dominant :

  1. L’interprète, considéré jusqu’alors comme n’étant pas un élément majeur participant à la création d’œuvres, devient par le biais de l’improvisation complètement responsable de sa propre création, en évitant de créer des œuvres définitives.
  2. La pratique d’écrire des signes sur une partition et de les respecter dans l’interprétation va être remplacée par l’absence de toute notation visuelle et la prévalence de la communication orale.
  3. Il n’y aura plus d’œuvres fixées définitivement dans l’histoire, mais des processus qui se modifient continuellement à l’infini.
  4. La lente réflexion, menée dans l’espace privé par le compositeur lors de l’élaboration d’une pièce donnée, va être remplacée par un acte instantané, dans l’inspiration du moment, sur la scène et en présence du public.
  5. À la place de compositions se définissant de plus en plus comme des objets autonomes articulant leur propre langage et tour de main particulier, l’improvisation libre tendra à se diriger vers le « non-idiomatique » (voir Bailey 1992, p. xi-xii)[2] ou vers le « tout-idiomatique » (la capacité d’emprunter des matériaux provenant de tous les domaines culturels).

Et ainsi de suite, tous les termes étant inversés.

Mais pour que cette inversion puisse devenir réalité, des éléments de stabilité doivent rester en place : la présence d’artistes professionnels ou considérés comme tels se produisant sur une scène devant un public constitué de mélomanes éduqués. La stabilité historique de musiciens interprètes, jouant dans des concerts publics, héritée dans une très grande mesure du XIXe siècle, va de pair avec ce que Howard Becker a appelé le « package » (ou lot) : une situation hégémonique qui contrôle d’une manière globale toutes les actions dans un domaine donné avec des conditions économiques particulières, la définition des rôles professionnels et la présence d’institutions d’enseignement idoines (voir Becker 2007, p. 90). L’inversion des termes apparaît être là pour garantir que certaines attitudes esthétiques puissent rester telles quelles : par exemple, le concept de la musique « non-idiomatique » peut être considéré comme prolongeant et renforçant la conception moderniste d’un renouvellement constant des sonorités ou de leurs combinaisons s’inscrivant dans des objets musicaux construisant une histoire. On ne sait pas quel idiome va résulter du travail du compositeur, mais l’idéal est d’arriver à un idiome personnel. L’improvisateur doit venir sur scène sans à-priori idiomatique, mais le résultat sera idiomatique seulement pour la durée du concert. L’idéal de la « table rase » persiste dans l’idée que chaque improvisation doit pouvoir s’éloigner des sentiers battus.

L’improvisation envisagée à la lumière des concepts « paalabriens » de nomade et de transversal ne peut pas se limiter à l’idée qu’il s’agit là d’une alternative à la sédentarité des êtres humains personnifiés par le milieu de la musique classique occidentale. Les pratiques nomades et transversales ne peuvent pas non plus prétendre se présenter comme une alternative aux formes artistiques institutionnelles, à travers les mouvements indéterminés de leur errance sans fin. Les nomades (transversaux) ont plutôt la tâche de se confronter à la complexité des pratiques se situant entre les formes de communication orales et écrites, entre la production des timbres et leur articulation syntactique, entre la spontanéité des gestes et leur prédétermination, entre l’interactivité à l’intérieur d’un groupe et l’élaboration d’une contribution personnelle originale.

 

3. Improvisation

Un des aspects le plus important de l’improvisation – en tant qu’élément distinct de la musique écrite sur partitions ou de la chorégraphie précisément fixée – c’est la responsabilité partagée entre plusieurs participants pour créer une production collective. Toutefois, le contenu exact de cette créativité collective dans la réalité des improvisations semble peu clair. Dans l’improvisation, l’accent est mis sur la production sur scène et en public non planifiée à l’avance, et sur l’acte éphémère qui ne va se passer qu’une seule fois. L’idéal de l’improvisation semble dépendre de l’absence de préparation avant le déroulement de l’acte en tant que tel. Pourtant, la réalité de l’acte d’improvisation ne peut se dérouler si les participants ne sont pas tous prêts individuellement à le faire. La prestation sur scène peut ne pas être préparée dans les détails de son déroulement, mais d’une façon générale, elle ne peut pas non plus être réussie sans la présence d’une préparation intense. Voilà une situation bien paradoxale.

Deux modèles de pratique de l’improvisation peuvent être définis, et il faut bien se souvenir que les modèles théoriques ne sont là que pour différencier des points de référence permettant à une réflexion de se développer, mais qu’ils ne correspondent jamais à une réalité beaucoup plus complexe. Dans le premier modèle, les improvisateurs doivent se préparer individuellement de manière intensive pendant de longues années, afin de pouvoir assumer une voix personnelle, une manière unique de produire des actes sonores ou gestuels. Cette voix personnelle ou manière de jouer doit être inscrite dans la mémoire – inscrite dans le corps – dans une collection la plus large possible de répertoires. C’est là la principale condition de l’acte créatif de l’improvisation : les éléments d’invention ne sont pas inscrit sur un support indépendant – comme la partition – mais ils sont directement incarné dans les capacités de jeu de l’improvisateur. Les participants se rencontrent sur la scène en tant qu’individus séparés pour produire quelque chose ensemble de manière non prévue à l’avance. La production sur scène sera la superposition de discours personnels, mais si les participants peuvent anticiper sur ce que les partenaires vont pouvoir produire (surtout s’ils ont déjà joué ensemble ou assisté à leurs prestations respectives) ils vont être capables de construire ensemble, dans le cadre de cette impréparation, un univers original de sonorités et/ou de gestes. L’accent mis sur la préparation individuelle semble tout même favoriser un réseau assez homogène d’improvisateurs. Ce réseau est géographiquement très large et impose, sans avoir à les spécifier, les conditions d’accès par une série de règles implicites et non écrites. L’accent principal de ce modèle est centré sur la prestation en public sur scène et les enjeux sont placés très haut pour que la rencontre entre les actes gestuels ou sonores des unes et des autres soient de grande qualité, en incluant aussi les attitudes et les réactions du public.

L’autre modèle alternatif met l’accent sur la co-construction collective d’un univers déterminé indépendamment de toute présentation sur scène ou d’autres types d’événement. Cela implique qu’un temps important doit être trouvé pour élaborer un répertoire de matériaux (sonores ou autres) appartenant à un groupe permanent de personnes. Un nombre suffisant de sessions de travail en commun doit avoir lieu en présence de tous les membres d’un groupe donné. Ce second modèle n’a pas beaucoup d’intérêt si les membres du groupe proviennent d’un milieu social et artistique homogène, notamment s’ils ont acquis un statut professionnel par le passage dans les mêmes institutions d’enseignement et les mêmes dispositifs de qualifications. S’ils ne sont pas différents dans un certain nombre d’aspects, il semble que le premier modèle soit plus à même d’assurer sans trop de difficulté la construction collective d’un univers artistique donné lors des prestations sur scène. Mais s’ils sont différents, et surtout s’ils sont très différents au point d’être plutôt antagonistes, l’idée de construire ensemble un matériau commun n’est pas une simple tâche. D’une part, les différences entre les participants doit être maintenue, elles doivent être pleinement mutuellement respectées. D’autre part, construire quelque chose ensemble va exiger de chaque participant d’être capable de laisser derrière soi les comportements habituels et traditionnels. C’est une première situation paradoxale. Mais il y a immédiatement un deuxième paradoxe qui vient encore compliquer les choses : d’une part le matériau qui est développé collectivement doit être plus élaboré que la simple superposition de discours parallèles pour pouvoir être qualifié de co-construction ; et d’autre part, le matériau ne doit pas non plus se figer dans une structuration qui équivaudrait à fixer les choses comme dans un composition écrite, le matériau doit pouvoir rester ouvert à des manipulations et des variations à réaliser dans le moment présent de l’improvisation. Les participants doivent pouvoir rester libres de leurs interactions dans l’esprit du moment. Ce second modèle n’exclut pas les prestations en public mais n’est pas limité à cette obligation. Il est centré sur des processus collectifs et peut se dérouler dans différents contextes d’interactions sociales.

Les défis auxquels on a à faire face dans le second modèle sont directement liés aux débats autour des moyens à convoquer pour faire tomber les murs. Il n’est pas suffisant de rassembler des personnes d’origines ou de cultures différentes dans un même lieu pour que des relations plus profondes puissent se développer. Il n’est pas non plus suffisant d’inventer de nouvelles méthodologies appropriées à une situation donnée pour que par miracle la coexistence pacifique puisse s’installer. Pour faire face à la complexité, on a besoin de développer des situations dans lesquelles un certain nombre d’ingrédients doivent être présents : a) chaque participant doit avoir une connaissance de ce que chacun des autres représente ; b) chaque participant est obligé de respecter des règles élaborées en commun ; c) chaque participant pourtant doit pouvoir retenir une importante marge d’initiative personnelle pour exprimer sa différence ; d) il y a des moments où une forme de leadership peut émerger, mais dans son ensemble le contexte doit rester dans les limites d’un processus démocratique. Toute cette complexité démontre les vertus d’un bricolage pragmatique guidé par ce « dispositif » de principes et de contraintes.

Comme l’a démontré le sociologue et pianiste de jazz David Sudnow lorsqu’il a décrit son propre processus d’apprentissage de l’improvisation dans le jazz, les modèles sonores et visuels, bien qu’ils soient des éléments essentiels dans la définition des objectifs à atteindre, ne sont pas suffisant pour produire des résultats probants par le biais de simples imitations :

Quand mon professeur m’a dit, « maintenant que vous êtes capable de jouer ces thèmes, essayez d’improviser des mélodies avec la main droite », et quand je suis rentré à la maison et que j’ai écouté mes disques de jazz, c’était comme si la tâche à accomplir était de rentrer chez soi et de se mettre à parler français. Il y avait ce français qui défilait dans un flot rapide de sons étranges, dans un tourbillon rapide, des styles à l’intérieur de styles dans le cours du jeu de n’importe quel musicien. (Sudnow 2001, p. 17)

Un certain degré de bricolage est nécessaire pour permettre aux participants d’arriver à réaliser leurs objectifs en réalisant leurs propres détours hors de la logique du professeur.

L’idée de dispositif associé à celle de bricolage correspond à la définition du dictionnaire : « Ensemble de mesures prises, de moyens mis en œuvre pour une intervention précise » (Larousse en ligne). On peut aussi se référer à la définition donnée par Michel Foucault comme « un ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements d’architectures, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propos philosophiques, moraux, philanthropiques, du dit aussi bien que du non-dit… » (Foucault 1977, voir aussi la station timbre dans la première édition de paalabres.org).

En appliquant cette idée à la co-production de matériaux sonores ou gestuels dans les domaines artistiques, les éléments institutionnels de cette définition sont bien sûr présents, mais l’accent est mis ici sur les réseaux d’éléments créés par les actions réalisées au quotidien, qui sont contextualisées par des personnes qui sont présentes et des matériaux mis à disposition. Les moyens sont ainsi définis ici comme concernant en même temps des personnes, leur statut social et hiérarchique au sein d’une communauté artistique donnée, les matériaux, instruments et techniques mis à disposition, les espaces dans lesquels les actions ont lieu, les interactions particulières – formelles ou non – entre les participants, entre les participants et les matériaux ou techniques, et les interactions avec le monde extérieur au groupe. Les dispositifs sont plus ou moins formalisés par des chartes, des protocoles d’action, des partitions ou images graphiques, des conditions d’appartenance au groupe, des processus d’évaluation (formels ou informels), des procédures d’apprentissage et de recherche. Dans une très grande mesure, les dispositifs sont régulés quotidiennement de manière orale, dans des contextes qui peuvent se modifier substantiellement par rapport aux circonstances, et à travers des interactions qui par leur instabilité peuvent produire des résultats très différents.

 

4. Processus artistiques ou seulement interactions humaines ?

L’idée de « dispositif » à la fois empêche que les actes artistiques soient simplement limités à des objets autonomes bien identifiés et elle élargit considérablement le champ des activités artistiques. Le réseau qui continuellement se forme, s’informe et se déforme lui-même ne peut pas se limiter à se concentrer sur un seul objectif de production de matériaux artistiques en vue de la satisfaction du public. Les processus ne sont plus définis à partir de sphères de spécialisation prédéfinies. Le terme d’improvisation ne se limite plus de manière stricte à une série de principes sacrés de liberté absolue et de spontanéité ou au contraire de respect d’une quelconque tradition. L’improvisation peut incorporer en son sein des activités qui impliquent une variété de supports – y compris écrits sur papier – pour arriver à des résultats s’inscrivant dans des contextes particuliers. La pureté des prises de positions tranchées et définitives ne peut plus être ce qui doit dicter tous les comportements possibles. Cela ne veut pas dire que les idéaux sont effacés et que les valeurs qu’on veut placer en exergue de la réalité des pratiques ont perdu leur importance primordiale.

La confrontation des pratiques artistiques nomades et transversales aux impératifs des institutions peut s’exprimer dans plusieurs domaines : l’improvisation, la recherche artistique, l’enseignement artistique, l’élaboration de programmes d’études, le renouveau des pratiques traditionnelles, etc. De plus en plus d’artistes se trouvent dans une situation dans laquelle leur pratique en termes strictement artistiques est considérablement élargie par ce qu’on appelle la « médiation » (voir Hennion 1993 et 1995) : activités pédagogiques, éducation populaire, participation du public, interactions sociales, hybridité des domaines artistiques, etc. L’immersion des activités artistiques dans les domaines du social, de l’éducation, des technologies, et du politique implique l’utilisation d’outils de recherche et de collaboration avec la recherche formelle en tant que nécessité dans l’élaboration des objets ou processus artistiques (voir Coessens 2009, et la station the artistic turn de la première éditon de paalabres.org). Les pratiques de recherche dans les domaines artistiques ont pour une grande part absolument besoin de la légitimité et de l’évaluation des instances universitaires, mais il est tout aussi important de reconnaître qu’elles doivent être considérées comme faisant partie d’une « science excentrique » (voir Deleuze et Guatarri, 1980, pp. 446-464), qui change considérablement le sens qu’on peut mettre dans le terme de recherche. Ce que les artistes peuvent apporter à la recherche concerne le questionnement contenu dans leurs pratiques mêmes : l’effacement de la séparation entre les acteurs et les observateurs, entre la manière scientifique de publier les résultats d’une recherche et d’autres formes informelles de présentation, entre les actes artistiques et la réflexion à leur sujet.

Une réponse nomadique et transversale peut se trouver le long d’un cheminement entre la liberté des actes créatifs et l’imposition stricte des règles canoniques de la tradition. Dans ce contexte l’acte créatif ne peut plus être envisagé comme la simple expression individuelle affirmant sa liberté par rapport à une fiction d’universalité. La constitution d’un collectif particulier, définissant au fur et à mesure ses propres règles, doit jouer, dans un frottement instable, à l’encontre des velléités imaginatives individuelles. Mettre une personne en position de recherche consisterait à ancrer l’acte créatif dans la formulation par un collectif d’un processus problématique ; la liberté absolue de création est maintenant liée à des interactions collectives et à ce qui est mis en jeu dans ce processus, sans se limiter aux règles strictes d’un modèle donné. L’acte créatif ne serait plus considéré comme un objet en soi absolu et l’accent serait mis sur les nombreuses médiations qui le déterminent comme un contexte particulier à la fois esthétique et éthique : la convergence à un certain moment d’un certain nombre de participants dans une forme de projet. Les nœuds de cette convergence doivent être expliqués non pas en termes de résultat particulier souhaité, mais en termes de constitution d’une sorte de tableau de la complexité problématique de la situation à son origine : un système de contraintes qui traite de l’interaction entre les matériaux, les espaces, les institutions, les divers participants, les ressources disponibles, les références, etc. D’après Isabelle Stengers, l’idée de contrainte, qu’il faut distinguer des « conditions », n’est pas une alternative qui est imposée de l’extérieur, ni une façon d’instituer une légitimité, mais la contrainte ne doit être satisfaite que d’une manière indéterminée et ouverte sur beaucoup de possibilités. La signification est déterminée a posteriori à la fin du processus (Stengers 1996, p. 74). Les contraintes doivent être prises en compte, mais ne définissent pas des voies à prendre lors de la réalisation du processus. Les systèmes de contraintes fonctionnent le mieux quand des personnes différentes de champs de spécialisation différents sont appelées à développer quelque chose ensemble.

 

5. Protocoles

Nous avons nommés « protocoles » des processus de recherche collective qui se passent avant une improvisation et qui vont en colorer le contenu, puis accumuler dans la mémoire collective un répertoire d’actions déterminées. Le détail de ce répertoire d’actions n’est pas fixé, et il n’est forcément décidé qu’un répertoire donné doive être convoqué lors d’une improvisation. La définition du terme de protocole est bien évidemment ambiguë et pour beaucoup semblera aller complètement à l’encontre d’une éthique de l’improvisation. Le terme est lié à des connotations de circonstances officielles, voire aristocratiques, où des comportements considérés comme acceptables ou respectables sont complètement déterminés : il s’agit de modes de conduites socialement reconnus. Protocole est aussi utilisé dans le monde médical pour décrire des séries d’actes de soins à suivre (sans omissions) dans des cas précis. Ce n’est pas dans le sens de ces contextes que nous utilisons le terme.

La définition de protocole est ici liée à des instructions écrites ou orales données à des participants au début d’une séance d’improvisation collective déterminant des règles de relations entre individus ou bien de définition d’un matériau particulier, sonore, gestuel ou autre. Elle correspond à peu près à celle du Larousse (en ligne) : « Usages conformes aux relations entre particuliers dans la vie sociale. » et « Ensemble des règles, questions, etc., définissant une opération complexe ». Les participants doivent accepter que pendant un temps limité, des règles d’interactions dans le groupe soient fixées en vue de construire quelque chose en commun ou en vue de comprendre le point de vue d’autrui, d’entrer dans un jeu avec l’autre. Une fois expérimenté, quand des situations ont pu être construites, le protocole en lui-même doit être oublié pour faire place à des interactions beaucoup moins liées à des règles de comportement, en retrouvant l’esprit de l’improvisation non planifiée. L’idéal, dans le cadre de l’élaboration des protocoles, est d’arriver à un accord collectif sur le contenu, sur la formulation des règles. En fait ce n’est que rarement le cas dans l’expérience réelle, car les gens on tendance à comprendre les règles de manière différente. Un protocole est le plus souvent proposés par une personne en particulier, l’importance étant de faire tourner parmi les autres personnes présentes la possibilité d’en proposer d’autres, et aussi de pouvoir donner la possibilité aux autres personnes d’élaborer des variations autour du protocole présenté.

La contradiction qui existe entre la préparation intensive que les improvisateurs s’imposent à eux-mêmes individuellement et l’improvisation sur scène qui se fait « sans préparation  se retrouve maintenant au niveau collectif : une préparation intensive du groupe d’improvisateurs doit avoir lieu collectivement avant qu’il soit possible d’improviser d’une manière spontanée en reprenant les éléments du répertoire accumulé, mais sans qu’il y ait une planification du détail de ce qui va se passer. Si les membres du collectif ont développé des matériaux en commun, ils peuvent maintenant plus librement les convoquer selon les contextes qui se présentent lors de l’improvisation.

C’est ainsi qu’on est en présence d’une alternance entre d’une part des moments formalisés de développement du répertoire et d’autre part des improvisations qui sont soit basées sur ce qu’on vient de travailler ou bien plus librement sur la totalité des possibilités données par le répertoire et aussi par ce qui lui est extérieur (rencontres fortuites entre productions individuelles). L’objectif est donc bien de mettre les participants dans de réelles situations d’improvisation où l’on peut déterminer son propre cheminement et dans lesquelles idéalement tous les participants sont dans des rôles spécifiques d’égale importance.

On peut catégoriser les différents types de protocoles ou de procédures, mais il faut se garder d’en dresser le catalogue détaillé, dans ce qui ressemblerait à un manuel. Les protocoles doivent de fait toujours être inventés ou réinventés dans chaque situation particulière. En effet la composition des groupes en terme d’hétérogénéité des domaines artistiques en présence, des niveaux de capacités techniques (ou autres), d’âge, de milieu social, d’origine géographique, des cultures différentes, d’objectifs particuliers par rapport à la situation du groupe, etc., doit à chaque fois déterminer ce que le protocole propose de faire et donc son contenu contextuel.

Voici quelques catégories de protocoles possibles parmi celles que nous avons explorées :

  1. Coexistence de propositions. Chaque participant peut définir une sonorité et/ou un geste particuliers. Chaque participant doit maintenir sa propre production élaborée tout au long d’une improvisation. L’improvisation ne concerne donc que la temporalité et le niveau des interventions personnelles en superpositions ou juxtapositions. L’interaction se passe au niveau d’une coexistence des diverses propositions dans des combinaisons variées choisies au moment de la performance improvisée. Des variations peuvent être introduites dans les propositions personnelles.
  2. Sonorités collectives élaborées à partir d’un modèle. Des timbres sont proposés individuellement pour être reproduits tant bien que mal par la totalité du groupe pour pouvoir créer une sonorité collective donnée.
  3. Co-construction de matériaux. Des petits groupes (4 ou 5) peuvent avoir la mission de développer une sonorité collective cohérente. Le travail s’envisage au niveau oral, mais chaque groupe peut choisir sa méthode d’élaboration, y compris par l’utilisation de notations sur papier. Puis de l’enseigner à d’autres groupes de la manière de leur choix.
  4. Constructions de structures rythmiques (boucles, cycles). La situation caractéristique de ce genre de protocole est le groupe disposé en cercle, chaque participant à son tour dans le cercle produisant un son, ou un geste, court improvisé, tout ceci dans une forme de hoquet musical. Généralement la production des sons ou des gestes qui tournent en boucle dans le cercle est basée sur une pulsation régulière. Les variations sont introduites par des silences dans le déroulement régulier, des superpositions de cycles de longueurs qui peuvent varier, d’irrégularités rythmiques, etc.
  5. Nuages, textures, sonorités et/ou mouvements gestuels collectifs – individus noyés dans la masse. Sur le modèle développé par un certain nombre de compositeur de la seconde moitié du vingtième siècle tels que Ligeti et Xenakis, des nuages ou textures sonores (cela s’applique aussi bien aux gestes et mouvements corporels) peuvent être développées à partir d’une sonorité donnée distribuée de manière hasardeuse dans le temps par un nombre suffisant de personnes les produisant. Le collectif produit une sonorité globale (ou mouvements corporels) dans laquelle les productions individuelles sont fondues dans la masse. L’improvisation consiste la plupart du temps à faire évoluer la sonorité globale ou les mouvements corporels de façon collective vers d’autres qualités sonores.
  6. Situations d’interactions sociales. Les sonorités ou les gestes ne sont pas définis, mais la manière d’interagir entre participants l’est. Premièrement il y a la situation qui consiste à passer du silence à des mouvements gestuels et corporels (ou à une sonorité) collectivement déterminés, comme dans les situations d’échauffement ou de phases de début d’improvisation dans lesquelles le jeu effectif improvisé ne commence que quand tous les participants se sont accordés dans tous les sens du mot accord : a) celui qui consiste à ce que les instruments ou les corps soient accordés b) celui qui concerne le test que fait le collectif de l’acoustique et la disposition spatiale d’une salle pour se sentir ensemble dans un environnement particulier, c) celui qui concerne le fait que les participants se sont mis d’accord pour faire socialement la même activité. C’est par exemple ce que l’on appelle le prélude dans la musique classique européenne, l’alãp dans la musique indienne classique du nord de l’Inde, un processus d’introduction progressive dans un univers sonore plus ou moins déterminé, ou à déterminer collectivement. Deuxièmement il peut s’agir d’interdictions de faire une ou plusieurs actions dans le cours de l’improvisation. Troisièmement il peut s’agir de déterminer des règles de temps de jeu des participants ou d’une structuration particulière du déroulement temporel de l’improvisation. Finalement on peut déterminer des comportements, mais pas les sonorités ou gestes que les comportements vont produire.
  7. Des objets étrangers à un domaine artistique, par exemple qui n’ont pas de fonction de produire des sons dans le cas de la musique, peuvent être introduits pour être manipulés par le collectif et déterminer indirectement la nature des sonorités ou gestes qui vont accompagner cette manipulation. L’exemple qui vient à l’esprit de manière immédiate est celui de l’illustration sonore de films muets. Mais il y a une infinité d’objets possibles à utiliser dans cette situation. L’attention des participants se porte principalement sur la manipulation de l’objet emprunté à un autre domaine et non sur la production particulière de ce qu’exige la discipline habituelle.

 

6. Conclusion

Les deux concepts de dispositif et de système de contraintes semblent être une façon intéressante de définir ce que pourrait être la recherche artistique, en particulier dans le contexte de projets de création collective dans des groupes non homogènes : créations collectives improvisées, actes artistiques s’inscrivant dans des contextes socio-politiques, relations formelles/informelles aux institutions, questions concernant la transmission des connaissances et des savoir-faire, diverses manières d’interagir entre des êtres humains, entre des humains et des machines, entre des humains et non-humains. Ces perspectives élargissement considérablement le champ d’application des actes qu’on peut qualifier d’artistiques : l’élaboration de programmes dans le cadre d’institutions d’enseignement, projets de recherche interdisciplinaires, ateliers divers (voir François et al. 2007) deviennent alors de situations artistiques à part entière qui se situent en dehors de l’exclusivité des prestations publiques sur scène.

Nous sommes aujourd’hui confrontés à un monde électronique d’une extraordinaire diversité de pratiques artistiques et en même temps à une multiplication des réseaux socialement homogènes. Ces pratiques tendent à développer de fortes identités et des hyperspécialisations. Cela nous oblige de manière urgente à travailler sur la rencontre des cultures qui tendent à s’ignorer mutuellement. Dans des espaces informels aussi bien que formels, à l’intérieur de groupes socialement hétérogènes, il convient d’encourager des manières de développer des créations collectives sur la base de principes d’une démocratie directe. Le monde des technologies électroniques permet de plus en plus l’accès de tous à des pratiques de création et de recherche, à des niveaux divers et sans avoir à passer par les parcours balisés des institutions. Cela nous obligent à débattre des façons dans lesquelles ces activités peuvent être ou non accompagnées par des artistes travaillant dans des espaces formels ou informels. La nature indéterminée de ces obligations – non pas en terme d’objectifs, mais de mises en pratique effectives – nous ramène de nouveau à l’idée des actes artistiques nomades et transversaux.

 


1. Ont participé à ce projet : Laurent Grappe, Jean-Charles François, Karine Hahn, Gilles Laval, Pascal Pariaud et Gérald Venturi.

2. Derek Bailey définit les termes de « idiomatique » et de « non-idiomatique » comme relevant d’une question d’identité à un domaine culturel particulier, et non pas tellement en termes de contenu de langage musical : « Non idiomatic improvisation has other concerns and is more usually found in so-called ‘free’ improvisation and, while it can be highly stylised, is not usually tied to representing an idiomatic identity. » (1992, p. xii)

 


Bibliographie

Bailey, Derek. 1992. Improvisation, its nature and practice in music. Londres: The British Library National Sound Archive. [en français : 1999. L’improvisation : sa nature et sa pratique dans la musique. Paris : Outre Mesure, Coll. Contrepoints. Trad. par Isabelle Leymarie]

Becker, Howard. 2007. « Le pouvoir de l’inertie », Enseigner la Musique N°9/10, Lyon : Cefedem AuRA – CNSMD de Lyon, pp. 87-95. (cette traduction en français est tirée de Propos sur l’Art, pp. 59-72, Paris : L’Harmatan, 1999, trad. Axel Nesme.

Coessens, Kathleen, Darla Crispin and Anne Douglas. 2009. The Artistic Turn, A Manifesto. Gand : Orpheus Institute, distribué par Leuven University Press.

Deleuze, Gilles et Felix Guattari. 1980. Mille Plateaux. Paris : Editions de Minuit.

François, Jean-Charles, Eddy Schepens, Karine Hahn, et Dominique Clément. 2007. « Processus contractuels dans les projets de réalisation musicale des étudiants au Cefedem Rhône-Alpes », Enseigner la Musique N°9/10, Cefedem Rhône-Alpes, CNSMD de Lyon, pp. 173-194.

François, Jean-Charles. 2015a. “Improvisation, Orality, and Writing Revisited”, Perspectives of New Music, Volume 53, Number 2 (Summer 2015), pp. 67-144. Publié en français dans la première édition de paalabres.org, station timbre sous le titre « Revisiter la question du timbre ».

Foucault, Michel. 1977. « Entrevue. Le jeu de Michel Foucault », Ornicar, N°10.

Hennion, Antoine. 1993. La Passion musicale, Une sociologie de la médiation. Paris : Editions Métailié, 1993.

Hennion, Antoine. 1995. « La médiation au cœur du refoulé », Enseigner la Musique N°1. Cefedem Rhône-Alpes et CNSMD de Lyon, pp. 5-12.

PaaLabRes, collectif. 2016. Station « débat », débat organisé par le collectif PaaLabRes et le Cefedem Auvergne-Rhône-Alpes en 2015.

Stengers, Isabelle. 1996. Cosmopolitiques 1 : La guerre des sciences. Paris : La Découverte / Les empêcheurs de penser en rond.

Stengers, Isabelle. 1997. Cosmopolitiques 7 : Pour en finir avec la tolérance, chapter 6, « Nomades et sédentaires ? ». Paris : La Découverte / Empêcheurs de penser en rond.

Sudnow, David. 2001. Ways of the Hand, A Rewritten Account. Cambridge, Mass. : MIT.

 

Stefan Östersjö et Nguyễn Thanh Thủy

Access to the English original text on The Six Tones site.
Cet entretien a été publié en anglais sous le titre “Longing for the Past: musical expression in an inter-cultural perspective” dans le site du groupe The Six Tones.

« L’Improvisation et le moi : écouter l’autre » par/by Henrik Frisk

In this edition, this article is complementary and also focuses on The Six Tones project.
Dans la présente édition, cet article est complémentaire et porte aussi sur le projet The Six Tones.

 


Entretien réalisé à Hanoï en 2006.

 

Nostalgie du passé[1] :
L’expression musicale dans une
perspective interculturelle

Stefan Östersjö et Nguyễn Thanh Thủy

Traduction de l’anglais : Jean-Charles François

 

Stefan Östersjö et Nguyễn Thanh Thủy

Stefan Östersjö et Nguyễn Thanh Thủy à Hanoï en 2006. Photo : Henrik Frisk

 
Nguyễn Thanh Thủy (NTT) :

 
Un jour j’ai enseigné à une étudiante de l’Académie de Musique de Malmö un chant originaire du sud du Vietnam. Le chant est construit sur une gamme spécifique. Pour un auditeur vietnamien, cette gamme évoque toujours une impression de tristesse, même de dépression. En fait le nom de cette gamme « Ai, Oán » veut dire « déprimé ». J’ai été très surprise lorsque l’étudiante m’a dit, après m’avoir écoutée dans l’exécution de ce chant, qu’elle ne le trouvait pas du tout triste. Pour elle le chant évoquait quelque chose de paisible et de joyeux.
Jusqu’à ce moment, je pensais que la musique était un langage universel partagé par tous. Maintenant je réalise que ce n’est pas si simple. Cette étudiante était déjà très compétente dans le domaine de l’interprétation musicale, pourtant elle ne partageait pas ma façon de comprendre la musique. Une des questions fondamentales lorsqu’on enseigne la musique traditionnelle est de transmettre les connaissances sur lesquelles l’expression de la musique est fondée. Ce problème a aussi été abordé par Bruno Nettl, en citant ce que son principal professeur de musique traditionnelle persane lui avait dit un jour :

Dr. Nettl […] jamais vous ne serez en mesure de comprendre cette musique. Dehors, n’importe quel ouvrier du bâtiment sans éducation comprend instinctivement des choses que vous serez incapable de comprendre. (Nettl, 2009 : 197-198)

Ainsi, la question qui se pose est la suivante : est-ce vraiment impossible de parvenir à transmettre ces choses ? C’est évidemment cette question qui a été constamment sous-jacente pendant toute la durée de notre travail au sein du groupe The Six Tones, est-ce aussi ton impression ?

Stefan Östersjö (SÖ) :

 
Oui, n’est-ce pas là la question fondamentale ? Je me souviens de la première pièce que nous avons jouée en duo pour dan tranh et guitare en 2006, Dạ Cổ Hoài Lang[2]. Je pense que ma manière de comprendre ce chant a changé substantiellement au cours des quelques années passées. Je pense qu’en 2006 j’ignorais complètement que cette pièce avait à voir avec la nostalgie et je sais que je ne la percevais pas comme cela. L’année suivante, on était en train de répéter pour une tournée en Suède au cours de laquelle nous devions jouer deux versions distinctes de la pièce, une en trio et une en duo dans la version déjà développée l’année précédente à Hà Nội. Lors de l’une des répétitions je pense, Ngô Trà My[3] m’a fait part de ce que racontaient les paroles de ce chant : comment la femme nostalgique de son mari est évoquée par la sonorité des tambours de guerre dans le lointain. Je pense que c’était plus difficile de ressentir une impression de nostalgie dans la version en duo que nous avons jouée par sa tendance à contenir beaucoup de notes. Dans la musique occidentale, la tristesse et la nostalgie vont de pair le plus souvent avec un tempo lent. Et je pense que cela doit être la même chose dans la musique vietnamienne. Mais est-ce que toi-même, tu entends cette pièce comme « rapide » ?

NTT :
Non pas du tout. Pour moi, la pièce est vraiment lente et triste. Et pour nous, l’expression dans la musique traditionnelle est liée à la gamme utilisée et à l’expression spécifique du vibrato. Les différents modes de vibrato ont souvent été décrits brièvement par Trần Văn Khê, un chercheur en musique vietnamienne. Lorsqu’on joue une gamme « triste » ou « gaie », le vibrato dans la gamme triste doit être lent et tenu, jusqu’à l’extinction du son : comme si on quittait son domicile sans savoir quand on serait en mesure d’y revenir. En conséquence c’est triste. Le vibrato dans la gamme « gaie » doit être rapide, court, s’élevant jusqu’à la prochaine hauteur, puis retournant rapidement à la première hauteur, comme l’heureux retour de quelqu’un qui s’en va et revient vite chez lui.

SÖ :
Une des pièces emblématiques de la mélancolie et de la nostalgie dans la musique occidentale savante est la série des pavanes Lachrimae de John Dowland. Certaines d’entre elles, par exemple Lachrimae amantis, ont des figurations rapides et des contrepoints complexes, mais je doute que l’auditeur occidental soit capable de percevoir cela autrement que comme une musique lente et funèbre. Je pense que quand j’ai joué Dạ Cổ Hoài Lang en 2006 à Hà Nội, mon écoute restait tellement à la surface des choses que j’étais incapable de saisir l’essence de la musique. Une des conséquences était que j’entendais la musique comme rapide plutôt que lente. Cela a été pour moi différent à Hà Nội en 2010 lors de l’enregistrement d’un CD du groupe The Six Tones avec des musiciens invités. Nous avons fait deux enregistrements de Dạ Cổ Hoài Lang avec le flûtiste Lê Phổ avec en combinaison le tiêu, la guitare et l’électronique. Cette fois-là, je pense que ma façon de comprendre la musique convergeait beaucoup mieux avec ses conceptions. En fait, nous n’avons eu qu’une répétition avant la séance d’enregistrement et ensuite nous avons fait trois prises qui étaient tellement fortes et tellement différentes que nous voulions les inclure toutes les trois…

NTT :
J’ai le même sentiment. Je trouve qu’il est maintenant beaucoup plus facile de jouer la musique vietnamienne avec toi. C’est comme si nous utilisions le même langage pour faire parler la musique. Mais il est évident que jouer avec toi de la musique traditionnelle reste encore une expérience différente, à la fois quand nous adoptons de nouveaux matériaux musicaux comme les sons électroniques ou bien quand tu ne joues que le ty-ba ou la guitare avec uniquement la mélodie du cadre donné. C’est ce qui me plaît : l’expression change de manière inattendue. Ainsi la façon d’exprimer la nostalgie dans Dạ Cổ Hoài Lang n’est pas la même que celle que je connaissais dans le passé. Certaines personnes me demande si ma façon de jouer la musique traditionnelle a changé au cours du temps à travers le travail effectué avec The Six Tones. Je pense que c’est le cas, mais je ne pourrais vraiment pas dire dans quel sens cela se passe, et ce que signifient ces changements.

SÖ :
Oui, je me demande combien de temps cela prend pour atteindre le type d’écoute que « n’importe quel ouvrier du bâtiment sans éducation » (ibid.) a acquis. Je pense au moment où Betty Carter, dans un enregistrement ‘live’ au Village Vanguard, passe sans difficulté d’un standard traitant de la nostalgie à un autre, « Body and Soul » et « Heart and Soul ». On peut entendre le public qui ricane et rit, mais je crois que ce rire n’est pas simplement une réponse heureuse au trait d’esprit proposé par la musique, mais plutôt à une résonance profonde avec ce qu’exprime leur sentiment de tristesse et de nostalgie. Ils sont réellement présents comme sujets résonants, comme le dirait Jean-Luc Nancy. N’est-ce pas cela l’essence de l’écoute ? D’être en résonance avec le son signifie toujours de prendre part, de participer. En tant qu’« invité » dans un certain contexte culturel, la résonance est tout d’abord complètement absente. La résonance se construit lentement à travers l’expérience de la vie dans le monde : « Ce qui retentit en moi, c’est ce que j’apprends avec mon corps » disait Roland Barthes (1977 : 237).

NTT :
Je me souviens d’un défi que je me suis donné à moi-même en 2005, lorsque j’ai enregistré Dạ Cổ Hoài Lang pour un CD en solo. L’idée était d’éviter de faire ressortir l’atmosphère triste et nostalgique de la pièce comme c’est normalement le cas, mais de la rendre seulement paisible et sereine. Cela a été difficile pour moi si je m’en souviens bien. La résonance de la pièce était déjà là dans ma tête, dans mon corps. Au moment de jouer la première phrase de la pièce (ou bien quelquefois, quand cela se passait bien, au moment de jouer la seconde phrase), j’étais déjà complètement absorbée par l’atmosphère triste et nostalgique. Il fallait que je m’arrête, que je me mette à méditer, à vider mon cerveau avant de recommencer à jouer la pièce. Alors, je ne peux qu’abonder dans ton sens, pour ne pas être une « invitée » dans une certaine culture, on a besoin d’apprendre à écouter cette résonance au-delà du son, au-delà du langage, et d’apprendre avec son corps.

SÖ :
C’est très intéressant. Qu’est-ce que la connaissance au-delà du son ? Un moment spécial au cours de la répétition de la séance d’enregistrement avec Lê Phổ me vient à l’esprit. Henrik Frisk jouait l’électronique sur la base de boucles qu’il avait enregistrées. En fait, je pense que la manière avec laquelle nous avons structuré l’électronique était basée sur une version plus occidentale de la mélancolie : la sonorité des boucles – basées sur des échantillons de guitare qu’on avait faits dans la chambre de l’hôtel – et leur manière de créer un environnement sonore qui en quelque sorte renforçait l’expression de la musique jouée par la flûte et la guitare. En conséquence, nous étions, bien sûr, anxieux de savoir quel était le sentiment de Lê Phổ en travaillant avec ce genre d’électronique. (Henrik procédait de temps en temps au traitement électronique de la flûte.) Eh bien, à notre surprise, il n’a rien dit sur l’électronique, il semblait parti ailleurs (mais peut-être était-il plutôt parti dans une introspection dans son fort intérieur) et il a dit que c’était bien, qu’il pensait à sa mère et à sa maison et ensuite, il s’est mis à jouer. C’est seulement maintenant quand nous parlons ensemble du contenu expressif de ce chant que je réalise ce qu’il voulait dire au juste. Lorsqu’il parle de sa mère, il parle de la même nostalgie pour le passé que celle qui est le fondement même de cette musique.

NTT :
En fait, en disant cela, tu franchis une nouvelle étape vers la compréhension de l’expression de cette musique.

SÖ :
Exactement, je vois bien. Dans un sens cela nous ramène à la citation de Nettl que tu as mentionnée. Un long voyage est nécessaire pour atteindre le niveau de compréhension que peut avoir un auditeur autochtone, on a toujours besoin d’appréhender un très grand nombre de couches de connaissances vivantes. La nostalgie n’a jamais le même sens et ni les mêmes modes d’expression dans les différentes cultures… ou alors s’agit-il de la même nostalgie mais exprimée de différentes manières ? Je pense que cette question reste sans réponse.

 
 


1. Vong Cổ (littéralement « nostalgie du passé ») est un chant vietnamien et une structure musicale utilisée principalement dans le théâtre musical cải lurong et dans la musique de chambre nhac tài tử du Sud-Vietnam. Ce chant a été composé entre 1917 et 1919 par Mr. Cao Văn Lầu (aussi appelé Sáu Lầu ou Sáu Làu), de Bac Liêu, une province du sud du Vietnam (Trainor 1975). Le chant a gagné une grande popularité et éventuellement sa structure est devenue la base de beaucoup d’autres chants. La mélodie a essentiellement un caractère mélancolique et est chanté en utilisant des inflexions modales vietnamiennes.

2. Dạ Cổ Hoài Lang (Nostalgie de l’être aimé) est une pièce de musique classique vietnamienne qui a été composée par Cao Văn Lầu (Sáu Lầu) sur la base de sa composition plus ancienne Vọng Cổ. D’après différentes sources, le chant a été composé entre 1917 et 1920. Dạ Cổ Hoài Lang décrit l’amour d’une femme pour son mari qui a été envoyé depuis longtemps au front. Elle ressent de la solitude, du malaise et s’inquiète s’il continue encore de l’aimer en vivant dans un pays éloigné où il pourrait être attiré par d’autres femmes.

3. Ngô Trà My joue du đàn bầu dans The Six Tones, un groupe créé en 2006 avec le projet d’une rencontre en termes égaux entre la musique traditionnelle vietnamienne et l’expression expérimentale occidentale.

 


Références bibliographiques

Barthes, Roland (1977) : Fragments d’un discours amoureux, Éditions du Seuil, Paris.

Trainor, John (1975) : “Significance and Development in the Vọng Cổ of South Vietnam.” Asian Music, vol. 7, no. 1, Southeast Asia Issue, pp. 50-57.

Nettl, Bruno (2009) : “On learning the Radif and improvisation in Iran” in Nettl, Bruno and Solis, Gabriel (Ed) : Musical Improvisation. Art Education and Society. University of Illinois Press, Urbana and Chicago.

 

Henrik Frisk

Cet article a été publié en anglais dans / The original English text of this article can be found in:
Soudweaving: Writings on Improvisation [by Franziska Schroeder et Mícheál Ó hAodha (ed.), Newcastle upon Tyne : Cambridge Scholars publishing, 2014].

Voir le site d’Henrik Frisk pour la possibilité d’un accès au texte original en anglais.
See: Henrik Frisk site for the possibility of access to the English original text.

« Nostalgie du passé : L’expression musicale dans une perspective interculturelle »

Dans la présente édition, cet article de Stefan Östersjö et Nguyễn Thanh Thủy est complémentaire au texte de Henrik Frisk au sujet du projet The Six Tones.
In this edition, this article by Stefan Östersjö and Nguyn Thanh Thy is complementary to the text by Henrik Frisk on the subject of The Six Tones project.

 


 

L’improvisation et le moi : écouter l’autre

Henrik Frisk

Traduction de l’anglais : Jean-Charles François

Sommaire

Résumé
La liberté et la question du moi
Liberté et pratique musicale
Le groupe The Six Tones
Identités, cultures, pouvoir, habitudes
Tứ Đại Oán
Devenir capable d’écoute
La question de l’authenticité

Références bibliographiques

 

Résumé [abstract]

Écouter l’autre : cette phrase soulève un nombre incalculable de questions. Apprendre à écouter ceux avec qui l’on joue est un des aspects essentiels de la pratique de l’improvisation, mais, par expérience, je pense que la tâche la plus difficile est de s’écouter soi-même. Écouter l’autre tout en jouant ne veut évidemment pas dire qu’il faille complètement renoncer à sa propre identité, ni devenir comme l’autre, mais s’accorder ou entrer en résonance avec l’autre. C’est dans l’interaction entre plusieurs personnes (deux ou plus) que se déroule l’improvisation ouverte et sans attaches, dans un jeu qui se situe entre s’ajuster à ce que fait l’autre et s’écouter soi-même. Dans cet article, ma pratique artistique au sein d’un groupe suédois-vietnamien The Six Tones sert de contexte pour aborder quelques aspects de la question du moi [self] et de l’autre, en utilisant trois concepts, chacun exerçant une profonde influence sur le moi [self] : la liberté, l’habitude et l’individualité. Je n’aborderai ces concepts, si vastes et profonds, que dans un contexte relativement limité et tourné vers la pratique.

 

La liberté et la question du moi

L’impact de la liberté, un concept tout-à-fait essentiel pour comprendre l’improvisation, est intimement lié aux questions plus sociales et politiques que je vais aborder et on peut le comprendre de différentes façons, comme par exemple la liberté du moi [freedom of the self] et la liberté de se détacher du moi [freedom from the self]. L’habitude est un facteur qui peut à la fois permettre la liberté et limiter son champ d’expression : il existe un nombre important d’exemples de destruction des habitudes fonctionnant comme une force créative. De plus, l’habitude fait partie de la constitution de soi-même, et détacher l’habitude de son propre moi peut être un moyen pour amorcer le changement. L’individualité, un aspect qui est, lui aussi, important dans le jazz et les musiques improvisées, est une notion intéressante et complexe, qui peut contribuer à transformer la liberté-de-soi en un pouvoir de domination. La liberté est une condition nécessaire à l’expression individuelle, qui à son tour risque de restreindre l’espace de liberté des autres. Dans le groupe The Six Tones, parce qu’il se situe dans un contexte interculturel, les définitions des termes de moi, d’autrui, d’écoute, d’habitude et d’individualité sont aussi abordées en sortant du domaine exclusif de la musique. L’article commence par se situer dans des perspectives locales, qu’elles soient stylistiques ou géographiques, et se termine sur la question du centre et de la périphérie avec des perspectives un peu plus larges. À titre préliminaire, il convient de remarquer qu’il est à la fois possible et important de s’engager dans une discussion du social et du politique dans ce contexte, et j’ai la conviction que dans le domaine des arts, y compris dans celui de la recherche artistique, il est approprié d’envisager un tel débat.

Je ne vais pas essayer d’utiliser un format théorique en vue de l’appliquer au déroulement des pratiques artistiques. J’essaie plutôt de comprendre ce qui s’est passé dans la phase initiale du travail dans notre groupe, et ce qui a motivé mes premières réactions personnelles et celles qui ont suivi. En présentant ces expériences à la lumière des idées que je vais énoncer ci-dessous, et en comprenant mes propres réactions comme l’expression d’un système de domination, il m’est possible de considérer ma propre pratique artistique comme véhicule d’une pensée sociale et politique à travers la musique, et aussi d’être capable d’aborder les questions difficiles du moi, de l’habitude et de la liberté. La méthode employée se présente comme un cycle récursif à travers les étapes de la pratique artistique, de la réflexion, de l’évaluation et de la théorie en tant que pratique.

La question du moi est une question philosophique complexe, et je ne prétends pas que ce texte en prend en compte tous les angles possibles de manière exhaustive. Mon intérêt principal se situe dans le rôle du moi considéré à partir d’une perspective très pratique :  dans une interaction musicale, comment le moi peut-il en même temps répondre à l’autre, être libre et rester individuel, et quelle est l’épistémologie de cette aspiration ? En vertu de la nature subjective de l’improvisation et de beaucoup de pratiques créatives, le rôle du moi est essentiel aux différents processus du travail artistique comme ceux de la création, de l’évaluation, de l’élaboration et de la présentation. Beaucoup de théories ont été développées pour expliquer les opérations de « la mystérieuse nature du moi » (Griffiths 2010 : 167), susceptible de changements constants, mais le moindre essai pour définir sa nature s’avère une opération qui le change. Que la réflexion qu’on a sur le moi altère en fait notre propre compréhension du moi constitue un principe fondamental dans la plupart des types de thérapie, bien qu’il soit impossible de savoir si c’est la compréhension de soi-même qui est altérée, ou bien si c’est le moi en tant que tel. La connexion et l’interdépendance du moi avec le temps et l’espace, avec autrui, avec le corps, et avec les sphères socio-politiques et les relations de pouvoir montrent clairement que le moi se trouve sans cesse dans un état d’incomplétude, constamment en devenir potentiel. L’anthropologue Gregory Bateson, j’y reviendrai plus loin dans ce texte, identifie le moi comme une agrégation « d’habitudes de perception et d’actions adaptatives » (Bateson 1972a : 242). Si sa définition peut sembler ici trop formelle dans le cadre de ce texte, l’habitude, il faut le reconnaître, contribue à la définition du moi de manière significative, et une partie de mon argumentation se base ici sur l’idée qu’altérer les réponses habituelles est une manière d’altérer le moi.

Pour illustrer une des manières par lesquelles la rencontre avec autrui change non seulement le moi mais aussi l’autre, Deleuze et Guattari prétendent qu’il est possible de traverser ou de transgresser la frontière entre le moi et l’autre : « Chaque fois qu’il y a transcodage, nous pouvons être sûrs qu’il n’y a pas une simple addition, mais constitution d’un nouveau plan comme d’une plus-value. » (Deleuze et Guattari 1980 : 386)[1]. Je prétends que l’improvisation est singulièrement un puissant moyen pour aborder les questions de subjectivité, d’identité et des sphères du moi et de l’autre, et les principaux aspects de la rencontre entre le moi et l’autre peuvent être anticipés et développés dans le domaine de la pratique musicale.

 

Liberté et pratique musicale

La liberté en général est un concept qui revient souvent dans les débats sur l’improvisation musicale, mais on peut se demander quelle est la fonction de la liberté dans la constitution du moi ? Dans un contexte plus général, Hannah Arendt affirme que « soulever la question de “Qu’est-ce que la liberté ?” semble une entreprise sans espoir » (Arendt 1993 : 143). La question de la liberté dans le domaine des pratiques musicales ne s’avère pas moins compliquée. Depuis la parution du disque célèbre d’Ornette Coleman, Free Jazz: A Collective Improvisation (Coleman 1961) le terme de Free Jazz a été adopté et, à partir de ce moment-là, un débat s’est ouvert qui n’a jamais cessé sur ce qui a en réalité été libéré dans le processus. Est-ce le musicien qui a été libéré ou est-ce la musique ? Ou bien quelque chose d’autre ? Le mouvement du Free jazz aux États-Unis dans les années 1960 a été intimement lié à celui des droits civiques, apportant une dimension politique au débat. En surface, l’improvisation peut sembler être un moyen pour créer une musique libérée des chaînes des structures formelles que la notation par exemple impose au musicien. La subjectivité et l’individualité jouent et ont joué un rôle important dans beaucoup de pratiques du jazz et des musiques improvisées qui ont rejeté tout ce que préconisaient les autres formes de musique[2]. Même si nous savons que de telles descriptions ne correspondent pas à la réalité, l’idée qui continue de prédominer est que le jazz est une musique qui doit être créée sur le moment et dont la substance est définie par la volonté de l’improvisateur et non par des facteurs ou des structures externes.

Beaucoup ont critiqué avec raison la notion que le jazz et les musiques improvisées étaient dénués de planification et insensibles à l’histoire et la mémoire[3], mais le champ est complexe et il n’est pas possible de définir le concept d’improvisation à partir d’un seul axe. L’idée que le musicien improvisateur est un être « mystique incapable de décrire son propre processus créatif est à la base des préjugés culturels conventionnels concernant le jazz » (Lewis 1996 : 170) ; elle a été proposée par des compositeurs reconnus, privilégiés et normatifs, et aussi par des musiciens improvisateurs eux-mêmes. Il convient pourtant de noter que beaucoup des tentatives pour cibler l’improvisation comme étant imprévisible, non planifiée, spontanée et basée principalement sur le « ressenti émotif » [“feelings”] ont fait partie dans une grande mesure d’une stratégie politique élaborée en vue d’interdire aux musiciens de jazz l’accès aux institutions centralisées du subventionnement culturel. Une expression qui, selon l’opinion largement répandue, parce qu’elle est création sur le moment, ne peut être prise au sérieux dans une culture dominée par le concept d’auteur.

L’exigence pour les musiciens de jazz d’affirmer leur individualité et en même temps d’être libre peut devenir rapidement source de problèmes. En se concentrant sur son propre droit à l’individualité, on peut finir par utiliser sa propre liberté pour prétendre contrôler la situation au détriment de la liberté des autres. Il est surprenant de constater que ce mode de comportement se rencontre souvent dans l’improvisation jazz où à la fois la liberté, le pouvoir d’expression et la lisibilité musicale sont hautement valorisés. Dans son livre The Philosophy of Improvisation, Gary Peters appelle cela l’« aporie de la liberté » [“aporia of freedom”]. Bien que la liberté soit généralement pensée comme un concept positif, il affirme que c’est une erreur de négliger sa « dualité équivoque » [“questionable duality”](Peters 2009 : 165) : « ma liberté se réalise aux dépens de la liberté de l’autre, mon propre monde autonome est constitué aux dépens de l’hétéronomie de l’autre » (Benson 2003 : 165). Cette dualité paraît peut-être encore plus évidente à la lumière de l’idée mythique du créateur dont la subjectivité et l’individualité font partie de sa vocation et constituent la nature même et la valeur de l’œuvre artistique. Un représentant emblématique tel que Boulez de la notion du virtuose véritablement créatif, a fait preuve d’un manque évident de compréhension envers Cage et son idée de mettre de côté ses propres intentions. Pour Boulez, éviter ou même négliger la projection de soi-même dans la détermination des œuvres serait tout simplement irresponsable (Boulez, 1964)[4]. Dans le contexte de l’improvisation, le créateur autonome ne joue peut-être pas un rôle aussi envahissant, mais la combinaison de créativité, en tant que propriété individuellement constituée constamment en attente de sa réalisation, et de liberté va en effet encourir le risque de limiter la liberté de l’autre. De plus, l’artiste romantique du XIXe siècle a été la source d’une mythologie si puissante que même aujourd’hui elle a un impact à la fois sur les auteurs, les compositeurs et les musiciens. L’acte créatif est si solidement attaché à celle du génie Kantien que la vision de ce qu’est un musicien improvisateur, dont la créativité ne dépend pas de la création d’une œuvre musicale mais d’impulsions réalisées sur le moment au cours de la performance, continue de s’en inspirer.

Alors que la recherche d’un son individuel est, dans la plupart des cas, un acte très conscient, il existe aussi une recherche équivalente pour l’expression pure, ou inconsciente, illustrée par les tentatives d’Ornette Coleman de court-circuiter les caractéristiques habituelles de son jeu au saxophone. Pour pouvoir être en mesure de « créer de la manière la plus spontanée possible – ‘sans mémoire’, un propos de sa part qui a souvent été cité » (Litzweiler 1992 : 117), il s’est mis à jouer du violon et de la trompette sans les avoir « réellement » étudiés. Ces instruments lui ont donné la liberté de jouer et d’improviser dans une manière que sa mémoire rendait difficile à réaliser sur son saxophone. Lorsqu’il jouait du saxophone, Coleman restait en partie dominé par ses méta-connaissances, sa connaissance du jeu sur le saxophone. Il était aussi sous l’influence de ses habitudes encodées mentalement autant que corporellement et, pour Ornette Coleman, cela constituait un obstacle à sa spontanéité. Au violon il a adopté une technique très originale qui lui a permis d’outrepasser « non seulement la tradition du jazz, mais aussi toutes les traditions musicales occidentales. Il n’a pas eu de professeurs ou de guides pour lui montrer comment jouer de la trompette et du violon et il a délibérément évité d’apprendre les techniques standardisées » (Ibid.). Ces instruments « inconnus » ont donné à Coleman le sens d’une liberté interne, libérée de la mémoire physique associée au jeu du saxophone : une liberté vis-à-vis de la mémoire et une liberté par rapport à l’influence de paramètres extramusicaux. Cette démarche l’a mené vers une expression personnelle dans laquelle la transformation de l’intention au résultat n’était pas dominée par une notion préconçue de savoir comment cela devait sonner. Coleman a identifié la mémoire corporelle comme sans doute la dimension la plus importante dans la lutte pour être libre, et en utilisant un nouvel outil, il a neutralisé l’impact des habitudes liées au jeu du saxophone.

 

Le groupe The Six Tones

Au début de l’année 2006, Stefan Östersjö et moi avons initié ensemble un projet avec Nguyễn Thanh Thủy et Ngô Trà My, deux musiciennes vietnamiennes alors en visite temporaire en Suède comme professeures invitées à l’Académie de Musique de Malmö. Thủy joue du đàn tranh, une cithare traditionnelle vietnamienne jouée en pinçant les cordes avec la main droite et en ajoutant du vibrato et des glissandi avec la main gauche. Le đàn tranh a des affinités avec le kayagum coréen et le koto japonais. Le đàn bầu, joué par My, est un instrument à une seule corde joué avec un plectre en bambou avec la main droite tandis que la hauteur du son est altérée par la position de la main gauche en poussant, ou en tirant, une barre qui va ainsi tendre ou détendre la corde. Différentes harmoniques peuvent être produites en fonction de l’endroit où la corde est pincée, et le son de la corde est capté par un micro magnétique et amplifié à travers un petit haut-parleur. Depuis 2006 nous avons effectué un certain nombre de tournées et de projets dans différentes combinaisons et divers contextes.

Le groupe The Six Tones se présente comme une rencontre entre la musique traditionnelle vietnamienne et la musique expérimentale de l’Europe occidentale, et dès sa création l’objectif principal a été de trouver des formes d’interaction entre ces deux cultures musicales plus ou moins sur un pied d’égalité. Cependant, en dehors de ces intentions musicales interculturelles, la signification politique et sociale de cette ambition est devenue pour le groupe l’objet d’expérimentations et d’interrogations, en se demandant quel impact cela pouvait avoir sur la pratique en général. L’expérimentation est un concept qui se trouve au centre de nos préoccupations. Selon John Corbett « par définition, les données expérimentales doivent être capables de déboucher sur des comportements qui n’avaient pas été prévus dans l’hypothèse. L’expérimentation est par conséquent conçue comme un procédé excellent d’exploration et de découverte, comme une occasion idéale pour rencontrer le nouveau, l’imprévu et l’inhabituel » (Corbett 2000 : 165). Ainsi, pour pouvoir rencontrer véritablement le nouveau et l’imprévu, une remise en cause des différents aspects de la notion de centre et de périphérie a été nécessaire : la musique occidentale est-elle la norme et la musique traditionnelle vietnamienne un autre exotique  Est-ce que Stefan et moi « rendons visite » à une musique en dehors de notre propre sphère, ou est-ce plutôt Thủy et My qui sont forcées de se rapprocher de nous  Est-ce vraiment possible de communiquer sur un pied d’égalité dans un contexte qui implique tant d’inégalités économiques et sociales ? Est-ce que nous sommes capables, en tant qu’occidentaux, de nous débarrasser de l’héritage colonial qui gouverne encore à bien des égards nos interactions avec l’Orient lors de notre rencontre avec Thủy et My dans ce groupe ? De telles questions dépassent le périmètre restreint du projet The Six Tones et ne seront pas complètement abordées dans ce texte, mais il est tout de même possible de les traiter au compte-gouttes dans celles qui sont plus orientées vers l’individualité : quel est le rôle du moi dans la rencontre avec l’autre ? Même si mon propre intérêt pour le moi dans la pratique artistique a commencé plus de dix ans avant le début du groupe The Six Tones, le projet a renforcé ma conviction que le moi, l’individualité, la liberté et l’habitude étaient des éléments importants, dont les interrelations jouent un grand rôle dans ma pratique musicale et en dehors d’elle.

 

Identités, cultures, pouvoir, habitudes

Pour commencer il nous a fallu réévaluer nos propres identités musicales, et en ce qui me concerne, il m’a fallu questionner mes fonctions de compositeur et d’improvisateur et reconsidérer quel devait être mon niveau d’influence, et comment il devait évoluer. Pour pouvoir créer les préconditions nécessaires pour que les deux traditions musicales différentes puissent se mélanger entre elles, plutôt que seulement coexister sans développer des interactions plus profondes, l’influence individuelle sur les structures musicales a dû être soigneusement négociée. À cause de notre manque d’expérience dans ce type de collaborations, nos premières rencontres ont été très hésitantes. J’ai trouvé extrêmement difficile de trouver un équilibre entre mes propres initiatives et la nécessité en même temps de laisser assez d’espace aux contributions de Thủy et My. Une des raisons de cet état des choses était le fait que ni Thủy, ni My ne parlaient bien anglais, et une autre était l’asymétrie sociale entre les deux sous-groupes. Comme Thủy et My sont deux femmes, l’origine géographique des quatre membres s’ajoutait en parallèle à leur sexe, c’est dire combien la collaboration était saturée de disparité et d’inégalité. Même si la musique peut être considérée comme une forme neutre de communication avec la potentialité de compenser les différences sociales, elle peut tout aussi bien les déguiser. Tandis que nous nous trouvions dans l’environnement familier de l’académie de musique – chez nous musicalement, culturellement et socialement – elles étaient des étrangères en visite ne possédant pas la maîtrise de la langue ou du contexte culturel.

En réfléchissant à la situation, des questions se posent alors sur l’identité, la culture, le pouvoir et les habitudes, notions qui sont toutes, dans une certaine mesure, interactives, alors que dans un contexte culturellement et socialement homogène ces questions ne sont pas souvent soulevées, car une grande partie de la négociation se déroule dans un contexte plus large, en dehors de la salle de répétition. Les signifiants, les références et les négociations esthétiques qui font partie du commun, hérités et nourris depuis longtemps par une éducation initiale de musicien et de compositeur, sont aisément accessibles à ceux qui appartiennent au même contexte, même si le simple fait de réunir ensemble des musiciens appartenant à des genres différents soit dans certains cas suffisant pour créer des obstacles difficiles, voire carrément impossibles, à résoudre.

Lors de notre première rencontre dans le studio de composition de l’Académie de Musique de Malmö, j’ai pris conscience de manière aiguë de l’asymétrie qui existait entre Stefan et moi d’une part et de Thủy et My d’autre part. Étant donné l’histoire du Vietnam en particulier, et l’histoire de l’homme blanc en général, j’ai eu peur que mon identité, mon individualité, et mon origine culturelle ne viennent entraver la liberté de Thủy et My de participer dans leurs propres termes. Mais au lieu de les laisser parler pour elles-mêmes, je me suis appuyé sur ma préconception de ce que signifiait d’être une femme vietnamienne en visite en Suède. En voulant compenser pour ce que je percevais comme une vulnérabilité, j’arrivais au résultat contraire : je les assujettissais à ma propre façon de concevoir le monde, le contexte, la musique et nos interactions. Parce qu’elles ne pouvaient pas s’exprimer dans le cadre de notre système normatif, elles sont restées sans voix. C’est là l’archétype d’un comportement que les occidentaux ont employé envers autrui[5]. Bien plus tard j’ai réalisé que mes hypothèses au sujet de Thủy et My étaient erronées. En effet, elles se sont senties confinées dans un environnement culturel étranger qui ne leur laissait que peu de latitudes, mais initialement elles n’ont pas eu de problème avec nos interactions, sauf en ce qui concerne mon comportement. Après tout, elles n’étaient pas seulement des étrangères : elles étaient aussi des musiciennes professionnelles prêtes à participer à un nouveau projet. Il est maintenant possible de prétendre que cette impasse était réglée, qu’il n’y avait pas besoin alors d’approfondir la question du déséquilibre entre les deux sous-groupes. Pourtant une partie de mon argumentation repose ici sur l’idée que les modes de comportement inhérents aux rencontres interculturelles, telles que celle-ci, sont vieux comme le monde et qu’il ne suffit pas d’identifier simplement les problèmes complexes en question pour qu’ils cessent d’exercer une influence sur le moi. Comme l’a très bien décrit Edward Saïd, pour qu’un changement soit effectif, il ne suffit pas de parler d’asymétrie ; il est aussi nécessaire de rétablir ce qui a été auparavant transformé :

Formellement l’orientaliste considère qu’il accomplit lui-même l’union de l’Orient et de l’Occident, mais il ne fait que réaffirmer la suprématie technologique, politique et culturelle de l’Occident. Le poids de l’histoire dans ce type d’union est radicalement atténué sinon banni. Considérée comme un courant du développement, comme un fil conducteur narratif ou comme une force dynamique se déployant systématiquement et matériellement dans un temps et dans l’espace, l’histoire humaine – de l’Orient ou de l’Occiden – est subordonnée à une conception essentialiste, idéaliste de l’Occident et de l’Orient. Parce qu’il se sent lui-même placé sur le bord même de la division entre l’Est et l’Ouest, l’orientaliste ne parle pas seulement en vastes généralités ; il essaie aussi de convertir chaque aspect de la vie orientale ou occidentale dans un signe sans médiation de l’une ou de l’autre moitié géo-graphique. (Saïd 1978 : 246-7)

Dans ce qui suit je vais essayer de décrire le développement continu du groupe après cette première rencontre peu convaincante, et l’évolution de notre projet à travers notre interprétation du chant Tứ Đại Oán.

 

Tứ Đại Oán

Tứ Đại Oán est une mélodie populaire traditionnelle vietnamienne dans le mode Oan. L’idée de jouer de la musique traditionnelle vietnamienne dans le groupe The Six Tones est venue peu de temps après notre première rencontre en 2006, mais le travail sur Tu Dai Oan a été entrepris pour la première fois en 2007 quand nous avons commencé à développer la version que nous avons jouée depuis lors[6]. Au Vietnam, ce chant est très populaire et il est souvent entendu joué sur un đàn tranh, un instrument sur lequel la mélodie de ce chant est naturellement idiomatique. Stefan l’a transcrit pour une guitare à dix cordes et, pour avoir plus de contrôle sur les vibratos et les glissandos, il l’a jouée avec un slide. Ces types d’ornementations sont importants dans la tradition vietnamienne et le mode musical définit comment et où on doit les jouer.

La décision de réaliser une version en trio de Tứ Đại Oán pour đàn tranh, guitare à dix cordes et électronique en temps réel, a constitué une tentative de créer une structure offrant un large éventail de possibilités expressives. Parce que c’est un instrument à cordes pincées avec une boîte de résonance en bois, la guitare à dix cordes a la capacité d’établir un lien entre le đàn tranh et l’électronique. Différente du luth vietnamien, le đàn tỳ bà[7], la guitare à dix cordes a beaucoup de qualités en commun avec le đàn tranh. L’enjeu de créer une version cohérente de la mélodie du Tứ Đại Oán n’a évidemment pas été résolu par la seule instrumentation et il fallait éviter l’impasse dans laquelle nous nous étions trouvés en 2006. À ce moment-là, Thủy était une musicienne ayant une grande maîtrise de la tradition, Stefan avait travaillé la musique vietnamienne sur son instrument pendant six mois et je l’avais étudiée pendant à peu près la même période. N’ayant abordé la musique vietnamienne que de façon rudimentaire, Stefan et moi ne comprenions pas beaucoup les nuances de la tradition, tandis que, au même moment, Thủy avait tout juste commencé à étudier la musique occidentale contemporaine. En plus, nous n’avions à peu près aucun langage parlé en commun. Étant donné l’ambition de créer un espace partagé pour explorer la musique sans être trop étroitement liés ni à la tradition de Thủy ni à la nôtre, tout en maintenant assez de traits signifiants des deux styles de musique pour pouvoir les identifier, jouer ensemble s’est trouvé être le seul moyen de communication à notre disposition. C’est ainsi que l’improvisation nous a paru la seule voie possible à emprunter.

Dans sa présentation à l’EMS 2006, Appropriation, exchange, understanding, l’expert britannique en musique électronique Simon Emmerson a souligné que les musiciens ont toujours échangé des concepts et des idées à travers l’acte même de jouer ensemble, souvent sans utiliser le langage. Mais Emmerson a également évoqué l’idée que tout système d’échange implique une certaine forme de distorsion, de réduction, d’appauvrissement ou de perte : « Même si une partie de ces déperditions va être l’inévitable résultat du changement social global, on ne pourra pas éviter de se poser les questions éthiques liées à la connaissance et à la conscience. » (Emmerson 2006)[8] Même si au fil du temps nous avons pris de plus en plus conscience de la complexité du projet, c’est dès le début que les dimensions sociales et politiques ont fait partie des préoccupations du groupe The Six Tone, mais la question importante soulevée par Emmerson est de savoir comment identifier les valeurs qui peuvent être mises en péril au cours d’une collaboration. Il souligne aussi que l’idée de musique interculturelle est en général canalisée par des technologies occidentales telles que la notation et qu’elle est jouée en utilisant les pratiques européennes d’interprétation de la musique [European performance practices]. L’objectif général avec The Six Tones, a été pourtant de démanteler la distinction binaire entre l’Est et l’Ouest et de n’ignorer ni l’une ni l’autre des traditions en présence. Nous avons cherché à établir une rencontre dynamique entre les traditions, en plaçant au centre des préoccupations l’échange de connaissances plutôt que son appropriation. En examinant ce qui s’est passé dans le processus, il paraît évident qu’Emmerson a des arguments convaincants lorsqu’il conclut que dans les projets interculturels il y a la nécessité de développer une sensibilité aux différences significatives qui existent de manière très pratique dans les qualités sonores et les comportements, et qui existent tout autant dans les valeurs esthétiques et culturelles, afin de prendre conscience de ce qui se perd dans une transaction interculturelle (Emmerson 2006 : 8).

Une séance de travail et un concert à l’Académie Nationale de Musique du Vietnam se sont tenus à l’automne 2006 et ont constitué un tournant majeur dans le développement de The Six Tones. Si la première rencontre à Malmö avait été extrêmement hésitante et dominée par les tentatives infructueuses pour contrecarrer la perception d’inégalité à l’intérieur du groupe, la visite à Hanoï a eu un impact notable sur l’évolution du projet. Travailler avec Thủy et My dans leur propre pays a changé notablement la situation, ce qui a été renforcé par le renversement temporaire des rôles puisque Stefan et moi-même étions maintenant des visiteurs dans un pays étranger ayant peu de compréhension des codes en vigueur et de sa culture.

 

Devenir capable d’écoute

Ceci a été renforcé lorsque nous avons découvert comment étaient envisagés les rôles de genre au Vietnam, et de quelle manière ils étaient différents de ceux en usage en Occident. Ce qui nous a frappés, c’est le nombre exceptionnel des positions tenues par les femmes au Vietnam alors qu’elles sont en Europe traditionnellement occupées par des hommes. La direction de l’Académie de Musique et beaucoup des postes importants dans cette institution sont tenus par des femmes, et beaucoup d’emplois à l’autre bout de la hiérarchie, comme les agents d’entretiens et les secrétaires, sont tenus par des hommes. D’après Văn Kỳ (2002), les femmes au Vietnam ont historiquement occupé une position de force, mais la situation à Hanoï aujourd’hui est plus probablement influencée par le rôle que les femmes vietnamiennes ont eu à assumer pendant la guerre du Vietnam, plutôt que par une évidence historique de matriarcat. Cependant l’expérience au sein du groupe de cette différence subtile et pourtant importante a clairement affecté nos relations mutuelles. Était-il raisonnable ou non de traiter Thủy et My délicatement comme des femmes fragiles, sensibles et subalternes ? De les voir évoluer dans leur propre pays a clairement démontré que certaines de nos hypothèses étaient basées sur des préjugés[9].

Grâce à un aperçu assez rudimentaire de la société vietnamienne, la base des interactions dans le groupe a pu changer radicalement, la différence majeure étant la manière avec laquelle j’ai pu me situer par rapport à Thủy et My. J’ai pu dans une certaine mesure me libérer de mes préjugés sur elles en tant qu’étrangères, par définitions des victimes – de me libérer de réactions typiques, d’habitudes. Je suis devenu capable d’écoute.

Il peut paraître évident qu’un contact plus rapproché avec une culture étrangère et un système social, et aussi avec la musique avec laquelle on est en train d’interagir et qu’on essaie de mieux connaître, va produire une communication plus naturelle et moins tendue, et que le contraire – c’est-à-dire le manque d’informations sur les spécificités d’une musique et d’une culture – va produire une sorte de confusion, ce qu’on a pu constater au début malencontreux du groupe The Six Tones. Pourtant, ce qui pose ici question n’est pas seulement d’ordre épistémologique. Gregory Bateson affirme :

[Dans] l’histoire naturelle des êtres humains vivants, l’ontologie et l’épistémologie ne peuvent pas être séparées. Les croyances (communément inconscientes) de l’être humain sur la question de savoir dans quelle sorte de monde on vit, va déterminer comment il le conçoit et comment il va le vivre dans ses actes, et ses manières de percevoir et d’agir vont déterminer ses croyances par rapport à la nature. L’homme vivant est ainsi contraint à l’intérieur d’un réseau de principes épistémologiques et ontologiques qui – quelle que soit la vérité ou la fausseté ultime – deviennent pour lui partiellement des principes qui se réalisent d’eux-mêmes. (Bateson 1972b : 314)

En examinant les comportements humains comme s’inscrivant dans des systèmes holistiques et cybernétiques, comme le suggère Bateson, on peut examiner de nouveau notre rencontre initiale et la considérer comme un système instable n’ayant aucun moyen de se corriger lui-même. Avec de bonnes intentions, j’ai essayé de compenser une inégalité supposée en assumant que je, en tant que ‘moi’, pouvais corriger le déséquilibre. D’après Bateson cette éventualité serait de l’ordre de l’impossible. La stabilité d’un système complexe, tel un groupe de musiciens qui jouent ensemble, est fonction du produit de toutes les parties du système (de toutes les « transformations des différences » (Ibid. : 316) comme le dit Bateson), et il est hors de question qu’une seule partie du système puisse contrôler toutes les autres de façon unilatérale. Au contraire, tous les composants du système doivent constamment adapter leurs actions en fonction des informations générées par le système en interne. En d’autres termes, le problème n’était pas tellement dû à l’absence de langage commun, mais à notre inaptitude à capter les informations produites en interne par le groupe en vue de pouvoir s’y ajuster de manière appropriée. La tendance à plutôt se replier sur ses habitudes, comme je le fis, en pensant que le moi, en tant que tel, peut contrebalancer un manque d’information, est caractéristique du comportement du monde occidental qui, d’après Bateson, a une prédisposition culturelle et sociale à penser le moi comme un agent clairement défini qui produit des actions intentionnelles sur des objets plutôt que de considérer les aspects holistiques du système. Même s’ils abordent les questions à partir d’angles très différents, il y a un parallélisme entre a) le moi occidental de Bateson incapable de se voir comme faisant partie d’un système plus large et mutuellement dépendant, b) la description de Saïd de l’orientaliste qui réaffirme la suprématie de l’Occident, et c) l’appel d’Emmerson à être sensible, dans les projets interculturels, aux différentes valeurs esthétiques et culturelles. Tous les trois identifient l’aspect problématique du moi occidental dans sa rencontre avec l’autre non-européen.

Ce n’est qu’un an après notre première visite à Hanoï que nous avons commencé à aborder Tứ Đại Oán. Dans les années qui ont suivi nous l’avons joué un grand nombre de fois et nous avons continué à en développer la forme et l’expression. Même si cela fait référence à une improvisation, Tứ Đại Oán fait partie d’une tradition musicale qui est en fait très déterminée et qui ne permet qu’une série limitée de permutations possibles. Même si notre intention n’était pas de propager principalement un style de jeu traditionnel, notre espoir était de maintenir assez de traits signifiants de la pièce originale pour que la musique puisse être reconnue comme provenant de l’héritage musical vietnamien. En tirant les leçons de nos expériences antérieures, notre méthode a consisté à progresser avec prudence et en dialogue constant avec Thủy, la seule parmi nous ayant une expérience solide de la musique traditionnelle vietnamienne. Lors des répétitions[10] nous avons souvent laissé l’initiative à Thủy tandis que Stefan et moi sommes restés à l’arrière-plan, en nous contentant de proposer de temps en temps des idées ou de faire des commentaires sur notre jeu. À ce moment-là on avait déjà mené des expériences en commun, et on avait aussi acquis une meilleure connaissance de nos origines musicales, sociales et culturelles respectives, mais il nous manquait toujours un langage commun, ce qui est, de nouveau en référence à Emmerson, assez souvent le cas dans les projets interculturels.

N’ayant pas eu la possibilité de discuter efficacement de nos improvisations pendant les répétitions et d’en négocier les termes, nous avons été obligés de procéder par une méthode d’essais et d’erreurs. En utilisant des itérations courtes de cycles jouer-évaluer-changer, nous avons lentement pris conscience de ce qui pouvait marcher. En utilisant cette méthode nous avons été capables non seulement de mettre en pratique la communication entre nous ou bien d’améliorer notre groupe en tant que système cybernétique, mais aussi de constituer un moyen efficace pour nous enseigner mutuellement certaines des spécificités de jeu dans nos traditions respectives et, peut-être plus important, d’apprendre comment négocier des parties de nos traditions musicales. Un des choix que nous avons fait au début pour déterminer la forme a été de rallonger l’introduction qui est dans la tradition assez libre – la partie de la pièce où les musiciens ont plus de liberté pour improviser dans le sens occidental du terme. Nous avons inséré une section d’improvisation au milieu de la pièce, et à la fin une improvisation plus longue. Le đàn tranh et la guitare jouaient la mélodie, et je me joignais à eux principalement dans les sections improvisées. C’est cette forme que nous avons gardée intacte pendant les années où nous avons joué Tứ Đại Oán, en soi un moyen de maintenir une alliance avec l’origine traditionnelle vietnamienne du chant, mais cela a été aussi un moyen efficace pour nous permettre de renégocier les détails de la structure de son exécution.

Simon Emmerson nous alerte sur le risque de masquer une sonorité par d’autres : certains aspects ou certaines qualités d’un son produit par l’un d’entre nous peuvent obscurcir certaines qualités d’un son produit par un autre. Cette façon de penser peut par extension s’appliquer au niveau où une culture peut en masquer une autre. Le colonialisme, entre autre, a eu pour effet une appropriation culturelle ou un impérialisme culturel, et dans le groupe The Six Tones l’appropriation a été quelque chose que nous pensions pouvoir identifier, mais le concept subtil de « masquer » est difficile à définir. Le fait de masquer un son par un autre probablement existe d’une façon ou d’une autre dans toutes les musiques ; mais la question que pose Emmerson – « Est-ce que nous avons masqué quelque chose de “significatif” selon le point de vue interne à la culture ? » (Emmerson 2006 : 2) – est réelle ; il ne s’agit pas tellement de savoir si quelque chose a été perdu mais plutôt qu’est-ce qui a été perdu, quelle est l’importance de cette qualité, et dans quelles perspectives sa perte peut-elle être vécue. Je suis plutôt enclin à soutenir que mon attitude au début du projet, avant le premier voyage à Hanoï, manquait de respect. Mes présuppositions sur la musique vietnamienne, bien que constituées en toute bonne foi, n’étaient pas fondées sur la connaissance de la tradition en tant que telle mais plutôt sur mes propres préjugés à son sujet ; mais, lorsqu’Emmerson nous alerte sur l’action de masquer et écrit que si l’échange continue, « à la longue l’élément masqué peut disparaître puisqu’il ne joue plus aucune fonction à l’intérieur de la musique » (Ibid.), on ne doit pas prendre trop littéralement son propos. Dans notre cas, l’idée de penser que nous puissions effacer ou détruire des parties de la tradition vivante de la musique vietnamienne aurait été équivalente à surestimer l’influence et le pouvoir de notre groupe. Indépendamment de la validité de cette préoccupation par ailleurs légitime, notre expérience avec The Six Tones a été de pouvoir aller très loin dans le mélange des deux modes d’expression sans pour autant masquer les traits signifiants de la musique originale. C’est surtout dans l’harmonisation de la dimension sociale qu’il nous a fallu nous adapter. Au fur et à mesure qu’elle s’est renforcée, nos artefacts musicaux l’ont aussi été.

 

La question de l’authenticité

Finalement, il est intéressant de noter que tandis que Stefan a considéré nécessaire de se plonger plus profondément dans la théorie et la pratique du jeu de la musique vietnamienne traditionnelle, j’ai plutôt eu le souci de ne pas faire de l’authenticité un paramètre de mon jeu. Une des raisons c’est que l’instrument de Stefan a une certaine affinité avec les instruments avec lesquels nous avons travaillé, alors que l’électronique ne trouve pas d’équivalent évident dans la tradition musicale vietnamienne. Au fur et à mesure je suis devenu de plus en plus audacieux dans mes expérimentations avec la musique[11]. La conséquence de cette attitude a été que dans les concerts j’ai pris des risques téméraires, qui ont parfois produit des « erreurs », et dans certains cas ces expérimentations ont éventuellement produit des changements dans la dynamique de la forme. L’effet de mes « erreurs » a servi involontairement la même fonction que le violon de Coleman, le « désappointement abrupt des attentes de sens » qui nous font reconsidérer ce que nous avons entendu et comment nous l’avons vécu (Barthes 1968 : 144). En retournant à l’idée de groupe comme système cybernétique, nous pouvons utiliser le langage de Bateson et arriver à la conclusion expérimentale qu’une fois que le système a atteint un point dans lequel les transformations des différences sont communiquées efficacement entre les différentes parties, même les grandes discontinuités, telles que mes erreurs, sont bien assumées. Je veux pourtant souligner que le fondement de cette affirmation dépend de l’idée que l’expérimentation est une méthode sur laquelle les participants se sont mis d’accord et surtout que le moi est prêt à se débarrasser de ses habitudes et à écouter l’autre.

En Occident il y a évidemment une tendance à toujours considérer que l’art musical occidental est placé au centre et que tout ce qui lui est extérieur se trouve à la périphérie. Le regard de l’eurocentrisme prend ses racines dans le concept que l’Occident est le point de focalisation social, économique et politique du monde, au sein duquel la musique – disons, d’une musicienne vietnamienne – sera toujours située à la périphérie. En tant que telle, cette musique peut servir de complément insolite et plein de couleurs, mais ne pourra jamais s’engager dans une rencontre avec l’Occident dans des termes d’égalité. Même l’attribution de valeurs telles que « belle » ou « magistrale » ne change pas son lieu et ne déplace pas son statut vers le centre. C’est tout à fait le contraire : esthétiser l’autre, ou les expressions de l’autre, est un moyen efficace de l’exclure. Beaucoup d’auteurs et de chercheurs ont abordé ces questions. En plus des œuvres déjà citées dans cet article, pour en mentionner quelques-unes, on trouve George Lewis qui utilise les idées de Somer sur l’autre épistémologique pour aborder la situation des musiciens de jazz africains-américains (Lewis 1996), la théoricienne du post-colonialisme et philosophe Gayatri Chakravorty Spivak qui se demande de manière rhétorique Les subalternes peuvent-elles parler ? (1988 ; 2009 en français), Edward Saïd ouvrant un débat sur l’inégalité considérable dans la guerre en Palestine dans “Permission to narrate” (Saïd 1984), et Gloria Jean Watkins, connue aussi sous le nom de bell hooks, qui aborde la question de sa propre origine dans l’Amérique raciste dans le texte d’importance décisive, Marginality as site of resistance (hooks b., connue aussi sous le nom de G. J. Watkins 1990).

L’hypothèse formulée par Deleuze et Guattari, déjà mentionnée ci-dessus, que dans le transcodage, le devenir-autre est un moyen de résoudre l’opposition entre le moi et l’autre, l’Est et l’Ouest, le centre et la périphérie, a été assez énergiquement rejetée par Spivak (1988). En portant un large regard sur le monde, elle pose des questions importantes concernant la marginalisation permanente de ceux qui n’ont pas accès, ou qui ont un accès limité aux sources de l’impérialisme culturel. Dans son étude, comme cela a été déjà mentionné, c’est parce que la subjectivité eurocentrique, qui d’après Spivak est personnifiée par Deleuze et Foucault, menace d’obscurcir encore plus le subalterne[12] :

Ce n’est pas seulement que tout ce qu’ils lisent, que ce soit critique ou non critique, est empêtré dans le débat de la production de cet Autre, en se prononçant en faveur ou en critiquant la constitution du Sujet comme appartenant à l’Europe. C’est aussi que, dans la constitution de l’Autre de l’Europe, on prend bien soin d’effacer les ingrédients textuels avec lesquels un tel sujet peut se concentrer, peut occuper (investir ?) son itinéraire. (Spivak 1988 : 75)

Quelle est la signification de ces questions complexes que sont l’économie, l’hyper-capitalisme, la domination du monde et le post-colonialisme dans le contexte de la musique improvisée ? Comment la déconstruction des concepts de centre et de périphérie peut-elle s’appliquer à la pratique artistique d’un groupe comportant deux musiciennes vietnamiennes et deux musiciens suédois ? Pourquoi est-il nécessaire de considérer l’héritage des structures de pouvoir lorsqu’on s’attaque à la tâche qui semble facile de créer une plateforme réalisable pour des interactions musicales et culturelles ? Quel impact cela a-t-il avec la notion du moi ? Mon hypothèse ici c’est que le moi est constitué d’habitudes de comportement, conscientes autant qu’inconscientes, comme l’a suggéré Bateson (1972b). Ces habitudes sont encodées culturellement avec des idées qui concernent la liberté et l’individualité, et dans les arts elles sont souvent construites sur l’idée du moi qui se projette (Frisk 2013). Bien qu’il soit facile de comprendre que les habitudes et les codes culturels sont différents dans d’autres cultures, la pensée postcoloniale, nous fait comprendre que le savoir n’est pas suffisant (voir par exemple Saïd 2000, Frisk et Östersjö 2013b) : pour laisser à l’autre la parole et pour se permettre de l’écouter, il est nécessaire de se débarrasser d’un certain nombre de ces habitudes. Après plusieurs années de travail en commun, mon expérience est que, dans le contexte du groupe The Six Tones, ni moi-même, ni les autres membres du groupe n’avons eu à limiter nos marges de manœuvre. La raison pour laquelle on en est arrivé là, c’est que nous avons travaillé dès le début avec le projet délibéré de se débarrasser consciemment de nos habitudes et de limiter notre liberté, comme je l’ai décrit en partie ci-dessus. À travers ce processus nous sommes maintenant dans une position qui est capable de nous permettre beaucoup d’espace de liberté individuelle. La thématique principale de cet article, qui est de promouvoir les dimensions sociales et politiques des interactions musicales à travers l’improvisation en explorant le moi et les conséquences de la liberté et de la formation d’habitudes, peut être explorée avec succès à travers la pratique elle-même.

Au moment où l’art en général et la musique en particulier, sont réduits à l’état de marchandisation à un degré que même le sociologue allemand Theodor Adorno n’aurait pu anticiper, la recherche artistique est l’un des quelques champs qui ont le potentiel de résister aux tendances entrepreneuriales dans les institutions d’enseignement de la musique et à l’intérieur du champ même de la musique, et pour s’engager en permanence à soulever les questions artistiques et sociales importantes auxquelles nous devons faire face dans le futur.

 


1. Voir aussi (Semetsky 2011 : 140).

2. Après tout, composer pour un orchestre symphonique ne fait sens que si les sonorités qu’il offre sont relativement générales. Il s’ensuit que l’orchestre symphonique est une machine qui propose une collection limitée de sons et qui s’arrêterait de fonctionner en tant que telle si ses musiciens commençaient à revendiquer leur propre son individuel et singulier, comme l’ont fait Ben Webster et Johnny Hodges dans l’Orchestre de Duke Ellington.

3. Comme l’a indiqué Bruno Nettl : « Dans la conception du monde de la musique savante, l’improvisation est l’incarnation de l’absence d’une planification précise et de la discipline » (Nettl 1998 : 7). Voir aussi Lewis (1996), Bailey (1992).

4. Voir aussi mon exposé dans Frisk (2013, pp. 144-5).

5. J’aborderai cette question à nouveau vers la fin de cet article.

6. Il existe trois enregistrements de Tứ Đại Oán avec The Six Tones. Une vidéo enregistrée en direct de Göteborg en 2009, un enregistrement de Hanoï (The Six Tones 2010), et une vidéo live enregistrée à Malmö, 2011 (Frisk et Östersjö 2013b).

7. Le đàn tỳ bà est très proche du Pipa chinois.

8. Cette citation n’apparaît que dans le résumé de l’article (accès le 16 novembre 2013), en dehors de l’article lui-même.

9. Pour un exposé plus approfondi et plus complet sur les rôles de genre au Vietnam, voir Drummond et Rydstrøm (2004).

10. Les répétitions mentionnées ici se sont déroulées aux Studios de Musique Electronique de Stockholm (EMS) pendant la fin de l’hiver 2009 et nous avons à peu près tous les enregistrements vidéo de ces sessions. Ce qui s’est passé lors de ces répétitions est décrit en détail dans Östersjö et Nguyen (2013).

11. Par audacieux, je veux dire qu’étant moins préoccupé par l’évaluation de ce qui est bon et de ce qui est mauvais et moins concentré sur l’histoire et l’idiomatique de la tradition dans l’élaboration de mon propre jeu, j’ai malgré tout évidemment le respect le plus profond pour la tradition musicale vietnamienne telle qu’elle est portée par des musiciennes de la stature de Thủy et My.

12. Il y a eu des tentatives pour que Deleuze, Guattari et Foucault obtiennent réparation en prouvant que leur pensée n’était pas enracinée dans l’eurocentrisme et qu’elle ne mène pas nécessairement à l’oppression de l’autre (voir par exemple Robinson et Tormey 2010).


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