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Nous sommes tous étrangers à nous-mêmes

Christoph Irmer (2019)

Pour un musicien improvisateur comme Peter Kowald[1], il était encore naturel de soutenir qu’il fallait au premier abord se préoccuper de soi-même et, dans un deuxième temps, exiger qu’on s’ouvre vers l’inconnu : « Et si l’on jette un regard sur notre monde, sur notre conception du monde aujourd’hui (…), alors il est certainement très important qu’on apprenne à répondre à quelque chose – humblement, en quelque sorte – qui nous paraît sur le moment étrange. Bien sûr on y perd aussi quelque chose. Les normes auxquelles on s’était habitué et dont on avait pris conscience, ne vont plus fonctionner comme avant. Et peut-être que, si l’on se frotte à quelque chose d’étranger, quelque chose de nouveau va se produire, et c’est, évidemment, ce que l’étranger a de mieux à offrir. »[2] Au début des années 1990, Kowald considérait l’étranger ou l’inconnu comme pouvant apporter beaucoup plus qu’un  simple enrichissement à l’expression musicale. Il parlait de friction (« Reibung ») ouvrant la voie à la création de sons. Mais a-t-il pris en considération que l’inconnu en premier lieu constitue le noyau dur de l’ouverture vers le large, le caractère fugitif et fantastique de l’improvisation ? Il se peut que le choc de l’inconnu soit tel que nous ne soyons pas toujours en capacité d’assumer en toute liberté de nous « frotter à quelque chose d’étranger » de façon fertile et heureuse.

À peu près à la même époque, à la fin des années 1980, un livre a été largement débattu qui de manière similaire traitait du thème de l’étranger et de l’autre : Étrangers à nous-mêmes[3] de Julia Kristeva. L’auteure écrit que l’étranger n’est ni « l’apocalypse en mouvement, ni l’adversaire du moment à éliminer en vue d’apaiser le groupe », mais : « Étrangement, l’étranger nous habite : il est la face cachée de notre identité, l’espace qui ruine notre demeure, le temps où s’abîment l’entente et la sympathie. De le reconnaître en nous, nous nous épargnons de le détester en lui-même. » (p. 9). Sans être capable d’annuler ces modes d’aliénation – et même, sans offrir la possibilité de ne jamais faire disparaître l’étrangeté – Kristeva suggère qu’il convient de devenir ami avec l’inconnu : « Les amis de l’étranger, à part les belles âmes qui se sentent obligées de faire le bien, ne sauraient être que ceux qui se sentent étrangers à eux-mêmes » (p. 37). Ceci nous amène à ce que Kristeva nomme une « communauté paradoxale » : « faite d’étrangers, qui s’acceptent dans la mesure où ils se reconnaissent étrangers eux-mêmes. » (p. 290)

Kristeva soulève la question de la communauté paradoxale en relation avec la communauté des esprits aliénés. Cela n’a rien à voir avec l’idéal des conceptions communistes et bourgeoises de l’identité. Au contraire, la communauté future en tant que telle s’appuie sur des différences corporelles-physiques qui sont invisibles et imprévisibles (improvisation), co-existantes et se formant en constellations, vulnérables et compliquées. « Il ne s’agit pas simplement – humainement – de notre aptitude à accepter l’autre ; mais d’être  à sa place, ce qui revient à se penser et à se faire autre soi-même. » (p. 25) Bien qu’elle se situe dans ce postulat de l’idée illusoire qu’on peut combler le fossé avec l’inconnu en essayant tant bien que mal d’être capable de « vivre avec les autres, vivre autres » (p. 10) et de se dire : « Si je suis étranger, il n’y a pas d’étrangers » (p. 284) – Kristeva reprend la notion de Freud du « surnaturel » et nous met au défi de « nous dire désintégrés pour ne pas intégrer les étrangers et encore moins les poursuivre, mais pour les accueillir dans cette inquiétante étrangeté qui est autant la leur que la nôtre. » (p. 284)

Dans les années 90 du 20e siècle commence le grand examen critique : qu’est-ce qui a changé, qu’est-ce qui a été accompli ? Le système politique qui s’appelait communiste a été détruit. Le soi-disant « Occident libre » est célébré comme étant le vainqueur – ce qui par la suite a donné lieu aux guerres dans les Balkans, au génocide au Rwanda, et à beaucoup d’autres évènements graves. Julia Kristeva avait raison : nous avons besoin de penser notre communauté. À la fin des années 1980, Peter Kowald a élaboré un projet d’ensemble sous le nom de « Global Village », un groupe dans lequel il a intégré des musiciens non-européens. Sa ville d’origine est toujours Wuppertal ; sa deuxième résidence est à New York. La fièvre des voyages le taraude et il voudrait retourner chez lui : nostalgique de sa maison, de la rue où il vit et où vivent ses voisins. Étrange disjonction : d’une part la contrebasse sur son dos, il voyage au Japon, en Amérique, en Grèce, en Suisse et à Tuva (Sibérie), en Turquie, au Portugal, en Espagne, en Italie. Il donne des ateliers, rencontre partout des musiciens. Un CD célèbre sera le « Duos Europe / America / Japan » (FMP 1991), des duos qui ont eu lieu entre 1984 et 1990. D’autre part, il demeure ancré dans son « village », s’implique dans des initiatives citoyennes, en coopération avec le milieu de la danse, en particulier avec Pina Bausch.

Peter Kowald aurait eu 75 ans cette année (2019). Dix-sept ans après sa mort, d’autres constellations d’aliénation ont apparu aujourd’hui qui ont réduit le profil du globe-trotter en un voyageur romantique. Il est possible que, pour Kowald, ceci n’aurait pas été facile à vivre. La relation paradoxale entre l’affiliation et la non-affiliation dans la société joue un rôle important dans les conceptions modernes de manières de vivre au début du 21e siècle : jusqu’à la désintégration du public plutôt qu’à son renforcement.  Les idéaux qu’on avait eus jusqu’ici sur les formes de vie en commun sont en phase d’être dissous ; nous vivons à l’âge de la distraction politique et sociale. Julia Kristeva avait en partie prévu ce qui allait se passer aujourd’hui politiquement et culturellement – plus que Kowald. La notion d’altérité implique aujourd’hui une aliénation qui apporte avec elle un sens de non affiliation avec chacun de nous – dans ce monde globalisé, nous ne devenons pas frères ou sœurs, ni immédiatement opposants ou ennemis. Dans l’improvisation, que ce soit dans la vie quotidienne ou dans les arts, nous essayons de nous faire une idée de ce qu’on pourrait appeler un désastre politique. Nous sommes juste au tout début de commencer à comprendre notre nouveau monde à travers l’improvisation : comme une communauté paradoxale – et de commencer à apprendre comment pouvoir vivre ensemble au moyen de l’improvisation dans le futur.

(Le 16 juin 2019)

 


 

1. Le contrebassiste allemand Peter Kowald (1944-2002) a été un des représentants les plus importants de la musique improvisée libre. Il a commencé à jouer avec Peter Brötzmann à Wuppertal au milieu des années 1960 et plus tard il est devenu le co-fondateur du label FMP avec Alexander von Schlippenbach, Jost Gebers et Detlef Schönenberg.

2. Citation de Noglik, Bernd dans Fähndrich, Walter : Improvisation V, Wintterthur 2003, p. 170f.

3. Kristeva, Julia. Étrangers à nous-mêmes. Paris : Gallimard, Collection Folio essais (n° 156), 1988.

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