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Gérard Authelain

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A propos d’une question sur l’effondrement

Gérard Authelain

28 août 2018

 

Sommaire

La notion d’effondrement
Le bombardement du Centre culturel de Gaza
Comment réagir
Continuer le travail de musicien intervenant
Donner de l’espoir, poursuivre les actions
 


La notion d’effondrement

Le 20 août 2018 à 18h30, j’écrivais à Ouassem, président de la FNAMI, en réponse à un message téléphonique sur répondeur que je n’avais pu écouter en direct pour des questions de réseau. Il m’interrogeait sur la notion d’effondrement, et notamment sur ce que je pensais, à travers mes séjours en divers pays tels que la Palestine ou la Tunisie, de la façon dont vivaient des populations aux prises avec les difficultés dont on devine l’ampleur. Elargissant le débat, il m’interrogeait sur la façon dont on pouvait se préparer à affronter d’autres effondrements qui nous guettent tous : les conflits en germe avec les fermetures des frontières, les conditions climatiques, etc.  En quoi, ajoutait-il, ces effondrements réels ou en perspective interrogent-ils la profession de musicien intervenant ?

J’ai envoyé quelques lignes très sommaires, disant que même si je n’avais pas particulièrement réfléchi sur le thème de l’effondrement, il est vrai que j’ai pu voir, notamment en Palestine, et tout spécialement à propos de Gaza, comment des jeunes adultes (entre 18 et 30 ans) voyaient tout partir à vau-l’eau, ce qu’ils faisaient, avaient fait, projets qu’ils auraient pu faire. Les nouvelles que j’ai eues récemment dans le contexte de cette marche hebdomadaire du vendredi où il y a eu déjà beaucoup de morts et des blessés encore plus nombreux, confirment qu’ils sont bien dans une situation d’effondrement.

 

Le bombardement du Centre culturel de Gaza

Le 20 août à 20h50 (21 h 50 en France), je recevais un message d’une amie Palestinienne Gazaouie, avec qui nous correspondons par Facebook depuis 2016. Elle confirmait ce que nous avait appris la presse quelques jours plus tôt : le bombardement du centre culturel de Gaza sous le prétexte de traquer des responsables du Hamas, ruinant en une seule opération un bâtiment qui était le lieu où se déroulaient un grand nombre d’activités (conférences, théâtre, musique, danse, arts visuels, bibliothèque, échanges, etc.). Plus qu’un effondrement : un désastre culturel, une catastrophe humaine, l’anéantissement d’un lieu de vie, une brutalité impitoyable.

Je cite l’intégralité du texte qu’a publié cette amie Palestinienne, Huda Abdelrahman Al-Sadi, avec qui nous avons échangé téléphoniquement ou par Facebook, mais n’avons jamais pu nous rencontrer, elle n’ayant pas le visa d’autorisation de sortie de Gaza, et moi n’ayant jamais pu obtenir de visa pour y aller malgré trois demandes régulièrement refusées.

La dernière fois je vous ai écrit sous les bombardements lors de l’assassinat de deux enfants !
Mais cette fois, c’était vraiment difficile de vous réécrire sous les bombes par CHOQUE !

Comme Palestinienne, surtout une Gazaouie, la choque, la mort, les bombes , les pleurs, la peur, la destruction , tout est devenu de notre quotidien.
J’ai dit une fois, la plume, le théâtre, la lecture, la culture sont des armes plus puissantes que leurs armes.

Et ils ont tué le théâtre à Gaza en 8.8.2018.

J’étais au travail, lorsqu’on m’a dit que le centre culturel de Said Al.Mishal a été écrasé ; cinq étages comme un biscuit.

Je ne croyais personne et je ne voulais pas croire je me suis dit peut-être ce n’est qu’un missile qui n’a rien fait, peut-être l’occupant inhumain voulait juste nous faire peur comme d’habitude, peut-être ce n’est pas le centre culturel qui a été ciblé, peut-être une terre vide ; beaucoup de « peut-être » et rien de « certain ».

Les mots se confondent mais ce n’est pas la guerre pourquoi font-ils une telle destruction?
Pourquoi détruisent-ils nous souvenirs, nos rires ?

Ce bâtiment ne représente pas un bâtiment culturel mais plus.
Chaque mur garde dans ses bras les rires après chaque spectacle, les souvenirs de chaque répétition, les idées de chaque pièce, des chansons, nos âmes, nos talents, nos loisirs, notre jeunesse grandit entre ces murs, les rêves des jeunes privés de la vie.
Ce bâtiment pour moi et pour d’autres n’était jamais un bâtiment, il était le monde dont on est comme – gazaouis – privés.

Le monde qu’on n’a jamais vu !

« Un théâtre à Gaza » était une fois un rêve d’études pour moi j’avais l’habitude de dire : « à Gaza il n’y a pas de vrai théâtre, il n’y a que de petites salles », et je rêve de faire revivre le théâtre avec le français.
Maintenant je peux affirmer qu’il n’y a plus de théâtre à Gaza !

Depuis longtemps, je rêvais de vivre la date 8.8.2018[1] .
J’aime ce numéro et je voulais vivre cette date spéciale.

Et malheureusement avoir une date spéciale à Gaza est aussi interdit !
Une annonce a été lancée par le groupe Pal Theater – un groupe de comédiens amateurs qui ont appris à faire le théâtre eux-mêmes et qui ont promis de faire renaître le théâtre sans avoir un vrai théâtre ou de vrais matériels seulement en ayant leur envie de vivre à Gaza.

Pour une pièce de théâtre pour la grande fête et nous on attendait cette pièce avec impatience.
Et maintenant il n’y a plus de théâtre, il n’y a plus de pièce de théâtre.
Il nous reste la fête.

Bonne fête à tous mes amis.
Bonne fête à nous malgré tout.

 

Comment réagir ?

Après un tel message, il est difficile d’écrire quoi que ce soit. Et pourtant il faut que l’on écrive, que l’on parle, c’est le seul moyen qu’il nous reste pour dire que l’on refuse de se laisser abattre quelle que soit l’ampleur des massacres, où qu’ils soient. Je dois cela à Huda et je l’ai dit à Ouassem qui m’a demandé de poursuivre la réflexion que nous avions engagée téléphoniquement.

Le centre culturel de Gaza a été bombardé : il n’y a plus rien, plus qu’un monceau de gravats : c’est vraiment un effondrement, celui des murs au sens propre, mais surtout l’effondrement d’un avenir qui consistait à donner un peu d’air à tous ceux qui le fréquentaient et avaient engagé des projets culturels de toute sorte.

La question est certes comment rebâtir « quelque chose » alors qu’il n’y aura pas de bâtiments de sitôt. Elle est surtout de savoir quel espoir est possible autre qu’une illusion toujours reportée de croire que la communauté internationale se réveillera et sortira de son incompréhensible mutisme. En d’autres termes, nous, de l’extérieur, que peut-on dire à Huda qui ne soit autre qu’une simple manifestation d’empathie et le témoignage d’une amitié impuissante. Car ma perplexité date de plus longtemps. L’effondrement ne date pas de ce bombardement : en Cisjordanie depuis 2006, j’ai eu l’occasion de travailler dans les camps de réfugiés de Chatila et de Borj El Barajneh au Liban ; je connais bien la famille de Salah Hamouri à nouveau emprisonné sans jugement, et je peux allonger la liste. Chaque fois, avant de partir et en arrivant de l’autre côté du mur en territoire occupé, l’interrogation est la même : quel sens cela a-t-il que je vienne, moi qui n’ai pas à subir ces injustices, ces mépris, ces conditions humiliantes et dégradantes[2] ?

J’ai bien sûr une réponse, mais ne peux l’écrire sans prendre la précaution d’ajouter que cela peut vite donner à méprise, vite fournir une bonne conscience à peu de frais. Je dois simplement dire que si je poursuis une très modeste présence, c’est en fonction d’une conviction qu’il faut envers et contre tout ne jamais oublier la formule qu’avait déjà présentée Péguy : « Ça c’est étonnant, que ces pauvres enfants voient comment tout ça se passe et qu’ils croient que demain ça ira mieux, qu’ils voient comment ça se passe aujourd’hui et qu’ils croient que ça ira mieux demain matin… »[3]

Quand je disais à Ouassem, dans l’échange téléphonique, que je ne pouvais envisager la réalité de toute forme d’effondrement qu’en postulant en contrepartie la recherche de ce qui peut donner espoir, c’était finalement justifier le fait que l’action culturelle, fût-elle minime, est l’un des piliers qui permet de garder une petite flamme fragile dont parlait Péguy à la suite de la citation ci-dessus. Mais je sais qu’il est facile de tenir un tel discours quand l’on est soi-même confortablement installé dans un système où la liberté de circulation, d’expression, de pensée, d’information, permet d’avoir accès aisément à ce dont d’autres manquent cruellement.

 

Continuer le travail de musicien intervenant

Je sais que le mot « résilience » est aisément employé aujourd’hui, mot qui n’avait pas cours il y a une vingtaine d’années. Peu importe la formule, la question est de savoir où et comment trouver la force de se construire (dans une situation normale) et de se reconstruire (dans des situations d’effondrement) pour ne pas se résigner à la fatalité de la condition présente. Car c’est bien cela aussi, au-delà de toute situation tragique dont on a tous les images en tête, Syrie, Iraq, Yemen, Venezuela, Birmanie, etc., et qui nous concerne quotidiennement dans l’exercice professionnel quotidien. Quand je vais dans une classe (je suis toujours musicien intervenant dans des établissements scolaires, et que ce soit en France ou en Palestine, le questionnement est du même ordre), je ne sais rien des enfants ou des adolescents avec qui je fais quelques pas.

J’ai un certain confort, qui est celui de mon âge, de mon expérience passée, des institutions qui me font venir, et de toutes les protections dont je bénéficie, y compris celle d’être rapatrié en cas de problème. Mais ceci ne me donne aucune tranquillité sur le fond de l’intervention. Quels que soient les publics auprès de qui j’interviens, je ne me sens jamais en confort. Si je vais faire une série d’ateliers dans une classe de Segpa [Section d’enseignement général et professionnel adapté] de Vaulx en Velin ou de Saint Etienne, j’ai beau avoir ce que certains appellent les ficelles du métier, cela ne me donne aucune sécurité. Car le problème pour moi n’est pas de réussir une activité, d’aboutir à un résultat qui pourra témoigner que j’ai rempli le contrat pour lequel j’ai été sollicité. Certes il vaut mieux que les mandataires de l’opération aient l’occasion de faire un bilan positif selon leurs propres critères. Mais mon vrai souci est ailleurs.

Chaque fois que je vais dans une classe, mon interrogation première est celle des gamins avec lesquels je suis : quel est le mystère personnel dont chacun est porteur quand je les regarde ? Je ne sais rien d’eux, et ce qu’on pourrait m’en dire n’est qu’une minuscule parcelle, souvent comportementale, de ce qu’ils sont réellement. Le discours d’un adolescent est terriblement ambigu et terriblement trompeur aussi. Je ne sais pas à qui j’ai à faire. Ma position est de pouvoir lui permettre de faire un bout de chemin dont il pourra en tirer quelque chose (et je ne sais pas quoi). Je ne suis pas du tout dans l’esprit d’une « école » dont le terme sous-entend un enseignement à dispenser. Sans doute j’espère apprendre « des choses » au gamin mais ce n’est pas mon souci premier. Ma préoccupation est de savoir comment ce que nous allons faire ensemble va lui permettre de s’inventer une personnalité propre. On peut mettre le mot créativité si l’on veut, ou employer la formule démarche créative. A condition que l’on ne transfère pas l’essentiel de la création dans l’objet créé, mais dans l’épanouissement que cette démarche aura permis pour chacun.

Bien sûr, je ne vais pas dire que le résultat ne m’intéresse pas. Mais il ne me captive qu’à la mesure dont j’aurais pu deviner les progrès qu’il aura permis à chacun de faire pour son propre compte. Tant mieux si le public qui assiste à une représentation est enthousiaste, mais la vraie réussite s’évalue ailleurs, en dehors des comptes rendus de presse. C’est d’ailleurs pour cela que je fais beaucoup travailler en petits groupes, tout seuls, et moi pas loin : s’ils ont besoin ils viennent me chercher. S’ils n’ont pas besoin, tant mieux, ils font leur expérimentation, et on en parle après, après les disputes, après les rigolades, après les échecs, après les trouvailles dont ils sont fiers, après les questions nouvelles qu’ils se posent.

Et je ne suis jamais certain que cela va marcher à tous les coups, car je ne sais rien des situations effondrées dans lesquelles se trouvent les uns et les autres. Je continue souvent à travailler avec des adolescents de Segpa. Pour la plupart, je ne sais pas du tout d’où ils viennent. J’ai connu après coup des situations hélas extrêmes mais pas nécessairement exceptionnelles : le père ivrogne battant sa femme, ne sachant pas si son frère était du même père, et je pourrais continuer à peindre une série de tableaux à la manière d’Hector Malot ou d’Emile Zola.

Faire avec eux des activités créatives n’est pas une situation confortable, j’ai beau avoir tout le matériel que je veux et l’habitude de ces groupes aux réactions imprévisibles : cela ne donne aucun confort. Que l’on comprenne bien que mon problème n’est pas une question de savoir comment je vais garder un peu d’autorité, ou un minimum de retour à mon égard. De ce point de vue l’ingratitude propre à cet âge est une excellente médication. Elle renvoie à la seule question intéressante : en quoi notre rencontre a été source de progrès pour eux. Et cela je ne le sais jamais, car il faudrait que je les revoie dans six mois, dans trois ans. Ce n’est pas parce qu’on a fait de bons semis à l’automne dans un jardin qu’on est garanti d’un résultat au printemps suivant. On sait seulement que si l’on ne prépare pas le terrain pour que chacun y pose les graines dont il a envie de se nourrir, il y a peu de chances pour que l’on en voie les fruits ultérieurement.

 

Donner de l’espoir, poursuivre les actions

Quand j’étais au CFMI, je crois n’avoir jamais bercé d’illusions les étudiants sur le métier qui les attendait. Je ne crois pas leur avoir laissé croire que la profession était une situation confortable. Mais qu’elle était intéressante : oui. Pas facile, mais passionnante. Sportive, sans aucun doute. Enrichissante, ô combien. Ceux qui mettent leur sécurité dans des institutions, des méthodes, des ficelles, plutôt que dans une recherche de chaque moment sur ceux auprès de qui ils sont envoyés risquent de se réveiller tôt ou tard avec quelques déceptions, du genre de celles qu’on entend sur « la situation avant » et toutes les litanies sur les valeurs d’antan qui se perdent.

Je ne suis pas contre la didactique, mais je sais que ce n’est pas là où je mets la confiance dont j’ai besoin pour rencontrer des groupes d’enfants et d’adolescents. Pas plus que dans le matériel. Quand on invente, ce n’est pas la richesse du matériel qui détermine la qualité de la production : dans les musées archéologiques, quand on voit la richesse des vases en verre ou les décorations sur des vases en terre dont certains datent de 1000 ou 2000 ans avant JC, on voit que l’inventivité ne se limite pas à la performance des outils.

Ce qui n’empêche pas que je prépare toujours beaucoup les interventions que je vais faire, y compris celles qui concernent des pratiques où j’ai une habitude acquise au fil des années. Mais je prépare en fonction de ce que je perçois à travers le regard de ceux que je vais rencontrer, et où je devrai adapter quand je serai en face d’eux. Je ne vois pas comment on peut faire quelque chose de pertinent sans être dans la créativité permanente. Bon gré mal gré, on est dans la recherche incessante. Et pas pour entonner une énième ode à la création, mais parce que l’on sait que les enfants et les adolescents qui s’en sortiront sont ceux qui auront eu un esprit inventif, ou en tout cas ceux qui auront abordé leur vie d’adulte pour s’en tirer avec tous les moyens du moment : et surtout quelque chose qui donne du sens à ce qu’ils veulent être.

C’est pourquoi je pense véritablement que, malgré les monstruosités de Trump[4], il n’est pas vain ni illogique de poursuivre une action artistique ou culturelle, peu importe le terme, sous toutes les latitudes, dans la mesure où c’est une manière de dire qu’envers et contre tout il y a un avenir de l’homme, un avenir pour l’homme. S’interroger sur la façon dont on peut « donner de l’espoir à quelqu’un », c’est penser à la personne en premier lieu qui seule peut manifester ce après quoi elle tend. Le contenu et les modalités viennent après, et il n’est même pas certain que ce soit la question la plus difficile à résoudre.

 


 

1. Le 8 août était déclaré jour de soutien aux médias palestiniens. Selon l’Association du Club de prisonnier palestinien, le nombre de journalistes palestiniens détenus dans les prisons israéliennes s’élève à 23 journalistes. Ceux-ci ont demandé la formation d’un organe judiciaire international et plus largement sollicité le Conseil de Sécurité de l’ONU pour mener une enquête concernant la possibilité de mener leur travail d’information contrairement aux mesures d’intimidation, d’interrogatoires et de silence forcé qui leur sont imposées. (Note de l’auteur)

2. Et je me pose d’autant plus la question que je ne fais que de courts séjours, alors que des jeunes qui se nomment Alicia, Julie, Rose, Roxane, et d’autres, vont passer un an ou plus dans ces pays au titre de VSC et s’affrontent à ces réalités, et pour qui j’ai une grande admiration, sans compter les Palestiniennes et Palestiniens qui sont aux prises quotidiennement avec ces destructions et attaques permanentes.

3. Charles Peguy, Le Porche du mystère de la deuxième vertu. Paris : Nouvelle Revue Française, 1916.

4. On en a les résultats ces jours-ci avec sa décision de supprimer le budget de l’UNWRA dont on sait qu’une grande part de l’activité de l’ONU pour les Territoires occupés est le soutien aux écoles dans les camps de réfugiés. Italie, Hongrie, on ne sait pas mieux où ça va…