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Christopher Williams – Français

Access to the English original text: Encounter with Christopher Williams

 


 

Rencontre entre Christopher Williams et
Jean-Charles François

Berlin, juillet 2018

 

Sommaire :

1. KONTRAKLANG, Berlin
2. Participation du public
3. La question de l’immigration
4. Médiation
5. Recherche artistique – Une tension entre théorie et pratique


1. KONTRAKLANG, Berlin

Christopher W.:

Je voudrais commencer par aborder mon activité de curator, de responsable de la programmation d’un lieu de concerts, parce que je pense que cela concerne le sujet de cette édition PaaLabRes. À Berlin, je co-organise une série de concerts mensuels qui s’appelle KONTRAKLANG (https://kontraklang.de). Il faut prendre en considération que dans un lieu comme Berlin où il y a une grande concentration de personnes qui font de la musique contemporaine, plus que partout ailleurs dans le monde, et à un niveau très élevé, les gens ont tendance à se spécialiser et ne se considèrent pas eux-mêmes comme faisant partie d’un écosystème plus large. C’est ainsi que, par exemple, les personnes qui font partie de la scène de l’art et du design sonore peuvent aller dans les galeries ou ont à faire avec la radio, mais elles ne vont pas nécessairement passer beaucoup de temps à aller à des concerts et à fréquenter le milieu des compositeurs et des musiciens. Et puis il y a comme on le sait des compositeurs-compositeurs qui ne vont qu’aux concerts de leur propre musique ou à des festivals. Ils sont à la recherche de commissions et parfois ils vont écouter ce que font leurs amis. Et puis encore il y a les improvisateurs qui se retrouvent dans certains clubs et qui ne vont jamais dans les festivals de musique contemporaine de type conventionnel. Bien sûr, tout le monde n’est pas comme cela, mais c’est une tendance qui semble se confirmer : les êtres humains aiment se séparer en tribus.

Jean-Charles F.:

Il n’y a rien de mal à cela ?

CW :

Eh bien, je pense qu’il y a beaucoup de mal à cela si cela devient la superstructure.

JCF :

Oui. Et dans le monde de l’improvisation, il y a aussi des sous-catégories.

CW :

Oui, même si le gâteau est petit, les gens éprouvent le besoin de le couper en tous petits morceaux. Je ne vais pas m’attarder sur cette condition permanente de l’humanité, sauf de constater qu’elle existe. Et c’est à cela que nous avons voulu nous confronter lorsque nous avons créé la série de concerts KONTRAKLANG il y a maintenant quatre ans. Nous avons voulu faire dérailler cette tendance et encourager plus d’intersections entre les différentes mini-scènes. En particulier, on gravite autour des formes d’échanges ou d’œuvres ayant des identités multiples. Quelquefois, souvent en réalité, nous organisons des concerts en deux parties, avec un entracte au milieu, avec deux présentations très différentes en termes d’esthétiques, de générations, etc. Mais elles peuvent être reliées par des types de questions ou de méthodes similaires. Par exemple, il y a à peu près deux ans, nous avons organisé un concert autour des collectifs. Deux collectifs ont été invités : d’une part, Stock11 (http://stock11.de), un groupe de compositeurs-interprètes, la plupart allemands, très ancrés dans un style de musique typique de la scène de la « musique contemporaine » [Neue Musik] ; ils ont présenté leur propre musique et ont joué des œuvres écrites par les différents membres du groupe. D’autre part, nous avons présenté un autre collectif plus expérimental, Umlaut (http://umlautrecords.com/), dont les membres ne jouent pas ensemble de façon régulière. Ils ne sont pas liés par des parcours musicaux communs. Ils ont un label d’enregistrements et un festival, ils forment un réseau de gens qui aiment être ensemble. Ils n’avaient jamais encore joué un concert ensemble en tant que « Umlaut » ; et alors nous leur avons demandé de présenter un concert ensemble. Je pense qu’ils étaient cinq ou six et ils ont réalisé une pièce ensemble pour la première fois. Ainsi, le même thème s’appliquait aux deux parties du concert, mais chaque partie se déroulait dans des conditions très différentes, avec des esthétiques très différentes, des philosophies très différentes dans la façon d’aborder le travail d’ensemble. C’est le genre de choses que l’on recherche avec plaisir. Il n’y a pas toujours un thème adéquat pour regrouper la diversité des éléments, mais il y a généralement un fil conducteur qui les relie et qui fait ressortir les différences d’une manière (on l’espère) provocatrice. Pour nous, cela a été très fructueux, parce que cela a créé des occasions de collaborations qui sans cela n’auraient normalement pas existé, et je pense aussi que cela a contribué à amener un public plus large que si nous nous étions limités à ne présenter que de la musique contemporaine, ou que de la musique improvisée, ou d’autres choses encore plus évidentes. Nous avons aussi invité des artistes sonores : nous avons présenté des performances-installations et des projets avec des artistes sonores qui écrivent pour des instruments. Les concerts ne sont pas nécessairement des formats adéquats pour les gens qui font de l’art sonore, parce qu’en général, ils travaillent dans d’autres types d’espaces ou de formats : la performance ne fait pas nécessairement partie des arts sonores. En fait, surtout en Allemagne, la façon d’envisager la performance est un des murs qui a été construit historiquement entre les arts sonores et la musique. Ce n’est pas ce qui se passe nécessairement dans d’autres endroits.

JCF :

Est-ce parce que les artistes sonores sont plus connectés au monde des arts plastiques ?

CW :

Exactement. Leur superstructure est le monde des arts, qui est en général opposé à celui de la musique.

JCF :

Est-ce aussi le cas pour les artistes sonores qui utilisent beaucoup les moyens électroniques et numériques ?

CW :

Parfois. Mais, parce que je suis américain, je pense que ma façon d’envisager les artistes sonores est plus œcuménique. Je ne sais pas où situer beaucoup des gens qui se décrivent comme artistes sonores, mais qui font aussi de la musique ou vice versa. Cela n’a pour moi peu d’importance, mais je le mentionne ici pour illustrer notre goût pour les zones grises dans KONTRAKLANG.

 

2. La Participation du public

JCF :

Il me semble que pour beaucoup d’artistes qui s’intéressent à la matière sonore, il y a une nécessité d’éviter l’univers ultra spécialisé des musiciens, garantie d’excellence mais source de grandes limitations. Mais il y a aussi la question du public. Très souvent il est composé des artistes, des musiciens eux-mêmes et de leur entourage. J’ai l’impression qu’il y a aujourd’hui une grande demande de participation active de la part du public, pas seulement d’être dans des situations d’avoir à écouter ou à contempler quelque chose. Est-ce le cas ?

CW :

L’écoute et la contemplation ne sont-elles pas actives ? Même dans le cas des concerts les plus formels, le public est physiquement actif avec la musique, je ne crois pas vraiment au concept de participation en tant que catégorie séparée d’activité. Tout ce que je fais en tant que musicien est de nature assez collaborative. Je ne fais presque jamais quelque chose par moi-même, que ce soit des pièces écrites pour d’autres personnes ou pour moi-même, ou d’improvisations ou même quand il s’agit de quelque chose où je suis ostensiblement « seul ». C’est toujours clairement dans des perspectives d’un partage avec d’autres. Et j’inclus dans cela bien sûr aussi la notion d’écoute, même si les personnes qui écoutent ne votent pas quelle pièce je dois jouer ensuite, ou même si elles ne participent pas à la production de mes sons avec des smartphones ou par d’autres moyens. L’imagination est par essence interactive et pour moi cela suffit amplement. Je ne passe pas vraiment beaucoup de temps sur la participation sociale explicite qu’on trouve dans une forme exagérée dans la musique pop ou dans la publicité, ou même dans les contextes organisés aujourd’hui dans les musées. Je suis très sceptique en fait. Est que tu connais un architecte et penseur qui s’appelle Markus Miessen ?

JCF :

Non.

CW :

Il a écrit un livre, The Nightmare of Participation[1] [Le cauchemar de la participation], dans lequel il démonte toute l’idée et critique les attitudes cyniques qui se cachent derrière. Il faut « laisser le peuple décider par lui-même ».

JCF :

Pourtant la participation active du public me paraît être ce qui constitue la nature même de l’architecture, dans l’adaptation active et des usagers aux espaces et aux parcours, voire à leurs modifications effectives. Mais bien sûr le processus est le suivant : les architectes construisent quelque chose à partir d’un fantasme de ce que sont les usagers, puis les usagers après coup transforment les lieux et les parcours planifiés.

CW :

Eh bien, l’architecture offre certainement un contexte intéressant pour réfléchir à la participation, car celle-ci peut être présente de multiples façons.

JCF :

Habituellement, les usagers n’ont pas d’autre choix que de participer.

CW :

Il faut qu’ils vivent là. Est-ce que tu connais l’œuvre de Lawrence Halprin ?

JCF :

Oui, tout à fait. Les « RSVP Cycles » [2].

CW :

Comme tu le sais, j’ai écrit un chapitre entier dans ma thèse de doctorat à ce sujet, et pendant les deux dernières années je me suis plongé dans ses travaux. J’ai aussi participé à une classe de danse de Anna Halprin, sa femme, qui a été tout autant responsable de cette histoire. Elle a quatre-vingt-dix-huit ans maintenant et elle continue à enseigner deux fois par semaine, sur les mêmes bases du chantier qu’elle a pratiqué depuis les années 1950, c’est incroyable. Anna continue à beaucoup parler des « RSVP Cycles ». Elle a une conception beaucoup plus simple et plus ouverte qu’avait son mari, l’architecte Lawrence Halprin au sujet des « RSVP cycles » : il avait une idée plus systématique sur comment cela pouvait fonctionner et comment on pouvait utiliser ce concept. C’est un cas très intéressant si l’on compare le sens utopique de participation (de la population) dans ses écrits avec comment il a pu réaliser en réalité ses propres projets. Dans son ouvrage City Choreographer Lawrence Halprin in Urban Renewal America[3], Alison Bick Hirsh considère avec sympathie l’œuvre de Halprin. Mais elle critique aussi la tension entre d’une part ses sensibilités modernistes, son besoin de contrôler les choses et d’avoir une reconnaissance de ses droits et d’autre part, son désir sincère de maximiser le potentiel de la participation du public à différents niveaux.

Le projet que j’utilise dans ma thèse pour comprendre les principes du RSVP est le Sea Ranch, une communauté écologique du nord de la Californie. Si tu le voyais, tu le reconnaîtrais immédiatement car ce style d’architecture a été largement copié : un revêtement en bois brut avec des toits très pentus et de grandes fenêtres – très emblématique. Il a développé ce type d’architecture pour ce lieu particulier : les toits inclinés détournent le vent venant de l’océan et créent une sorte de sanctuaire sur le côté de la maison qui ne fait pas face à la côte. Le revêtement en bois est une caractéristique historique de l’architecture régionale, les granges qui y ont été construites par les trappeurs russes avant que la terre ne soit développée. Avec ses nombreux collaborateurs, il a également établi des principes écologiques pour être adoptés par la collectivité : il y avait des règles concernant le type de végétation à utiliser sur les terrains privés, qu’aucune maison ne devait bloquer la vue sur la mer pour une autre maison, que la communauté devait être construite en groupes plutôt qu’en style de banlieue cossue, ce genre de choses. Et très vite, cette communauté est devenue si recherchée, en raison de sa beauté et de sa solitude, que les promoteurs immobiliers ont en gros fait fi des principes écologiques énoncés.

Finalement, ils se sont débarrassés de Lawrence Halprin et ont élargi la communauté d’une manière qui contredisait totalement sa vision initiale. Ce projet était basé sur le cycle RSVP, c’est-à-dire sur un modèle de processus créatif qui donnait la priorité à une représentation transparente des interactions entre les ressources (R), la partition (S pour score), les valeurs à mettre en action (V) et la performance ou réalisation effective (P). Mais le pouvoir de la finance, planant sur l’ensemble du processus, qui a en quelque sorte rendu tout le reste impuissant à un certain moment, n’est pas représenté dans son modèle. Cette dynamique de pouvoir asymétrique a apparemment été un problème dans beaucoup de ses projets. Ce n’était pas toujours une question d’argent, mais parfois c’est sa propre vision qui posait problème, car n’étant pas représentée de manière critique dans le processus de création.

JCF :

C’est la nature de tout projet, il se développe dans le temps, et soudainement il devient quelque chose d’autre, ou bien il disparaît.

CW :

Certains de ses projets d’urbanisme étaient ainsi assez extrêmes : une année de travail avec la communauté, à partir de ce qui avait été déjà construit ; rencontre avec les gens, mise en place de groupes de travail locaux avec des représentants de la communauté, organisation d’événements et d’enquêtes, réunions, et ainsi de suite dans la durée. Et puis, en fin de compte, ce qui s’est passé, c’est qu’il a façonné le projet de sorte qu’il parvienne aux conclusions qu’il voulait atteindre dès le début. Et je peux comprendre, d’une certaine manière, que cela ne puisse pas en être autrement, parce que si vous laissez au peuple le soin de décider de questions complexes, il va être difficile de parvenir à des conclusions. Ce n’est pas à cause de l’éducation qu’il a reçu et de ses idéaux esthétiques forts qui trouvent leur origine profonde dans le Bauhaus qu’il a fait cela. Il a étudié à la Harvard Graduate School of Design avec Walter Gropius. Il faut en conséquence savoir qu’il ne pouvait pas, à un certain niveau, éviter d’être influencé par ses impulsions modernistes. Je sais par expérience que les structures du pouvoir d’auteur disparaissent rarement dans ce genre de projets participatifs, et il est sage de l’accepter et de l’utiliser à l’avantage de la collectivité.

Dans le même chapitre de ma thèse, je parle d’une série de pièces de Richard Barrett. C’est une personnalité intéressante, un compositeur-compositeur illustre, qui a souvent utilisé une notation très complexe, mais il aussi été un improvisateur libre tout au long de sa carrière en utilisant surtout l’électronique. Il a un duo important avec Paul Overmayer qui s’appelle furt. Il y a à peu près quinze ans, Richard Barrett a commencé à travailler dans ses projets en reliant dans le même mouvement la notation et l’improvisation, ce qui alors était pour lui tout à fait nouveau dans son travail – avant cela, c’était plutôt l’utilisation de l’une ou de l’autre. Il a écrit une série de pièces intitulées fOKT, pour un octuor d’improvisateurs et de compositeurs-interprètes. Dans cette série de pièces, je trouve intéressant que son rôle dans le projet est dans une très grande mesure celui de leader, de compositeur, mais en faisant appel aux mondes sonores des interprètes, et en offrant sa composition comme une extension de sa pratique de performance sonore. Il a créé une situation dans laquelle il pouvait se fondre comme un des musiciens parmi d’autres. Il ne s’agissait pas de maintenir une structure de pouvoir comme avait pu le faire Lawrence Halpirn dans ses travaux. Je pense que c’est un formidable modèle pour montrer comment des compositeurs s’intéressant à l’improvisation peuvent travailler. C’est une alternative à des solutions plus faciles, comme lorsqu’un compositeur qui n’est pas lui-même un improvisateur donne aux improvisateurs une ligne de temps et leur dit : « faites ceci pendant quelque temps et puis faites cela ». Il y a d’autres moyens plus profonds pour s’engager dans l’improvisation en tant que compositeur si l’on n’adopte pas cette perspective qui consiste à être quelqu’un ne regardant la performance que d’un hélicoptère.

JCF :

Dans les années 1960, j’ai vécu beaucoup de situations telles que celle que tu décris, un compositeur incluant dans ses partitions des moments d’improvisation. De nombreuses versions expérimentales se déclinaient déjà sous la forme de partitions graphiques, d’improvisation dirigée (une partie s’appelle aujourd’hui « sound painting »), sans oublier les processus des formes aléatoires et de l’indétermination. À l’époque, cela a produit chez les interprètes énormément de frustration, ce qui a mené à la nécessité pour les instrumentistes et vocalistes de créer des situations d’improvisation « libre » qui se passaient de l’autorité d’une seule et unique personne portant la responsabilité de la création. Certes, aujourd’hui la situation des rapports entre composition et improvisation a beaucoup changé. Par ailleurs, les conditions de la création collective concernant la production immédiate de la matière sonore sont loin d’être clairement définies en termes de contenus et de relations sociales. Pour ma part, j’ai développé pendant les 15 dernières années, la notion de protocoles d’improvisation qui me paraissent nécessaires à des situations où des musiciens de traditions différentes doivent se rencontrer pour co-construire une matière sonore, à des situations de rencontre entre des musiciens et d’autres artistes (danseurs, acteurs, plasticiens, etc.) pour trouver des territoires communs, ou bien à des situations où il s’agit de personnes abordant l’improvisation pour la première fois. Pourtant je reste attaché à deux idées : a) l’improvisation tient sa légitimité dans la création collective de type de démocratie directe et horizontale ; b) les supports du monde « visuel » ne doivent pas être éliminés, mais l’improvisation doit chercher du côté de l’oralité et de l’écoute à favoriser d’autres supports.

 

3. La question de l’immigration

JCF :

Pour changer de sujet, et revenir à Berlin : tu sembles décrire un monde qui reste encore profondément attaché aux notions d’avant-garde et d’innovation dans des perspectives qui me paraissent être encore liées à la période moderniste – bien sûr je fais complètement partie de ce monde. Mais qu’en est-il par exemple du problème de l’immigration ? Même si en ce moment ce problème est particulièrement brûlant, je pense qu’il n’est pas nouveau. Les populations qui ne correspondent pas à l’idéal de l’art occidental viennent-ils aux concerts que tu organises ?

CW :

En fait, nous avons dans notre série de concerts plusieurs connexions avec des organisations qui aident les réfugiés, et nous les avons invités à nos événements. Il faut savoir que, sans doute, pour beaucoup de réfugiés – en plus du fait qu’ils sont dans un nouvel espace et qu’il leur faut ici recommencer à zéro sans beaucoup de famille ou d’amis (si toutefois ils en ont) –ils n’ont pas le droit de travailler. Certains d’entre eux s’inscrivent dans des cours d’allemand, recherchent des stages ou des choses comme cela, mais la plupart ne font que « traîner » en attendant de retourner dans leur pays et c’est bien sûr une recette pour aller au désastre. Alors il y a des organisations qui leur trouvent les moyens de s’impliquer ici dans la société. Nous les avons invités à KONTRAKLANG, C’est une invitation permanente à tous nos événements, ils peuvent y entrer gratuitement, les boissons sont offertes. De manière occasionnelle, nous avons eu des groupes de vingt à vingt-cinq personnes présentes faisant partie de ces organisations, et certains de ces concerts ont été parmi les meilleurs de la saison, car ils ont pu apporter une atmosphère complètement différente dans le public. Il faut savoir que ce sont des jeunes qui ont disons entre dix-huit ans ou moins et jusqu’à vingt-cinq ans – j’ai l’impression que très peu d’entre eux ont déjà assisté à des concerts formels, encore moins pour entendre de la musique contemporaine. Tout le rituel d’aller à la salle de concert, porter son attention sur ce qui est joué, éteindre son portable, semble ne pas faire partie de leur univers. Parfois, ils se parlent entre eux pendant les concerts, ils se lèvent pour aller au bar ou aux toilettes pendant que les pièces sont jouées. Cela dérange au premier abord, mais ils n’ont pas de tabous concernant les réactions qu’on peut avoir à la musique. Je me rappelle les applaudissements à la fin de certaines pièces, c’était tout à fait stupéfiant – ils se sont levés et se sont mis à huer et à crier, comme aucun membre de notre public habituel ne le ferait jamais. Et ils se mettent à rire et font des commentaires entre eux lorsque quelque chose d’étrange se passe. Évidemment c’est tout à fait réjouissant, et malgré tout un peu choquant pour un public habitué aux concerts de musique contemporaine. Malheureusement ils ne viennent plus aussi souvent ; nous avons peut-être besoin de les recontacter et d’en recruter d’autres, parce que cela a été une expérience très positive. Pourtant certains d’entre eux sont aussi revenus, ce n’était pas comme s’ils étaient venus une seule fois en se disant en sortant « merde alors, plus jamais cela ! ». Pourtant, certains sont revenus. Certains ont continué à venir et ont posé des questions sur ce que nous faisons, c’est très encourageant. Mais évidemment il s’agit d’une exception à la règle.

JCF :

Est-ce qu’ils viennent eux-mêmes avec leurs propres pratiques ?

CW :

Eh bien, je ne sais pas combien se sont engagés dans la voie d’être des musiciens à plein temps ou des musiciens professionnels, mais j’ai l’impression que beaucoup chantent ou jouent d’un instrument. Honnêtement, c’est une zone un peu aveugle.

JCF :

D’une façon plus générale, Berlin est un lieu qui est particulièrement connu pour son multiculturalisme. Il n’y a pas que les réfugiés récents.

CW :

Il est vrai qu’il y a dans cette ville des centaines de nationalités et de langages, et différentes communautés. Est-ce que tu te demandes pourquoi nos concerts sont tellement l’affaire des blancs ?

 

4. Médiation

JCF :

Il s’agit des relations entre le groupe des « modernistes » – qui est constitué en grande majorité par des blancs – avec le reste de la société. Cela a à voir avec l’impression que j’ai d’une disparition progressive de la musique contemporaine de ma génération qui dans le passé avait un large public qui est maintenant devenu de plus en plus clairsemé et avait une exposition médiatique qui a maintenant pratiquement disparue, tout cela au profit d’une mosaïque de pratiques diversifiées, chacune ayant un groupe d’aficionados passionnés mais peu nombreux.

CW :

À Berlin il y a, selon mon expérience, un public beaucoup plus nombreux que pratiquement partout ailleurs. Même s’il y a des concerts où il n’y a qu’une quinzaine ou une vingtaine de personnes, il y en a d’autres où, le plus souvent, il y en a cinquante ; ce qui est sympa. C’est le cas par exemple à des endroits comme Ausland[4], une des institutions underground des musiques improvisées. Ils existent depuis une quinzaine d’années et dans ce cadre, certains de mes amis organisent une série de concerts sous le nom de « Biegungen ». L’endroit est ce qu’il est, ce n’est pas très grand, mais si on arrive à y faire venir un certain nombre de gens, on s’y sent comme dans une fête informelle, c’est une scène assez vivante. Par ailleurs, il y a des festivals plus officiels dans lesquels il y a des centaines de personnes. KONTRAKLANG se situe entre les deux, autour de cent personnes par concert. Donc je n’ai pas l’impression que ce type de musique et son public sont en train de disparaître en tant que tels. Ce dont tu parles, je pense, c’est plutôt de la déconnexion qui existe entre la culture musicale et la pratique musicale.

JCF :

Pas tout à fait. Pour revenir à ce dont nous avons parlé ci-dessus, c’est plutôt l’idée d’une pléthore de « groupuscules », avec leurs propres réseaux qui s’étendent de par le monde, mais qui restent petits de taille. Il est souvent difficile d’être capable de faire la distinction entre un réseau et un autre. Il ne s’agit plus de faire la distinction entre le grand art et la culture populaire, mais plutôt d’une série de réseaux souterrains qui s’opposent par leurs pratiques et leurs affiliés à la machine uniformisante de l’industrie culturelle. Ces réseaux sont en même temps tellement proches, ils tendent tous à faire la même chose au même moment, et pourtant ils sont fermés dans le sens qu’ils ont tendance en même temps à éviter de faire quoique ce soit entre eux. Chaque réseau a ses festivals, scènes et salles de concert ; et si vous faites partie d’un autre groupe, il n’y a aucune chance d’être invité. La pensée de la multitude des divers undergrounds ouvre des champs de liberté illimitée, et pourtant elle tend complètement à multiplier les murs.

CW :

Les murs ! C’est ce que je veux dire quand je parle de la culture musicale : les gens s’organisent eux-mêmes, les discours qu’ils développent, les lieux où ils jouent, les publications qu’ils lisent, tout ce genre de choses. Pour moi, c’est évidemment très important, et cela a un impact majeur sur la pratique, mais je ne pense pas que la pratique est profondément liée à tout cela. Il y a beaucoup de terrains communs entre, par exemple, certains musiciens qui travaillent sur des drones ou sur des guitares électriques tabletop, les musiciens électroacoustiques, de la techno, et les DJs expérimentaux : les mêmes types de problèmes se manifestent dans le contexte des différentes pratiques. Mais quand il s’agit de ce qu’on appelle en allemand Vermittlung [la médiation], la présentation, la promotion, la dissémination de la musique, alors soudainement « swshhhh… » les praticiens se contredisent souvent complètement entre eux. . Ce qui m’intéresse plus, en tant que musicien qui comprend le travail réalisé à la base, c’est comment la pratique peut se connecter avec d’autres cultures et non pas la façon par laquelle les cultures musicales peuvent séparer les pratiques. La culture musicale doit être au service de la pratique, et c’est une des raisons pour laquelle j’ai choisi de m’intéresser à l’organisation de concerts, car je peux apporter ce type de savoir, celui de la connectivité qui existe entre différentes pratiques, pour la faire apparaître dans leur présentation au public. Trop de gens qui organisent des festivals, dirigent des institutions, des écoles ou des publications n’ont pas d’expérience directe du travail sur les matériaux. Ils ne voient donc pas les liens qui existent et ils ne les mettent pas en avant. Parfois ils osent peut-être se lancer dans la juxtaposition de deux traditions opposées lors de rencontres isolées, comme par exemple faire jouer des musiciens de la musique traditionnelle classique persane ou indienne avec un ensemble de musique contemporaine. Ces choses se passent de temps en temps, mais le plus souvent elles sont vouées à l’échec par le geste de concocter un cocktail sexy de ceux qu’on a présumé autres. Ce que nous essayons de faire dans notre série de concerts, c’est d’explorer les continuités qui sont déjà là, mais qui sont cachées hors de vue par nos préjugés dans nos propres cadres musicaux et culturels.

 

5. Recherche artistique – Une tension entre théorie et pratique

JCF :

On en arrive à la dernière question : les murs qui existent entre le monde académique de l’université et celui des pratiques effectives. Les praticiens de la musique sont exclus des institutions d’enseignement supérieur et de la recherche, ou bien plus souvent ne veulent pas y être associés. Mais en même temps, ils n’en sont pas complètement en dehors par les temps qui courent. Tu es dans une bonne position pour dire des choses à ce sujet ?

CW :

J’ai la chance de me situer à cheval entre les deux univers, et je ne suis pas obligé de choisir entre les deux, au moins au point où j’en suis. Je me suis toujours intéressé à la recherche, et évidemment aussi à faire de la musique en tant que telle. Au cours de mon doctorat, j’ai développé un goût prononcé pour développer l’interface qui existe entre les deux.

JCF :

Donc, pour toi, la notion de recherche artistique est importante ?

CW :

Oui et non. Les contenus de la recherche artistique sont importants pour moi, et je suis très attaché à l’idée que la pratique peut aider à résoudre des questions de recherche que les méthodes de la recherche plus scientifique sont incapables de faire. Je suis aussi très attaché aux potentiels que la pratique artistique – en particulier la musique expérimentale – peut apporter aux questions sociales, aux questions plus larges qui gravitent autour de la connaissance de la production et de la dissémination. Je m’intéresse aussi à l’utilisation de la recherche pour me faire sortir de mes propres limitations esthétiques. Toutes ces choses sont inhérentes à la recherche artistique, mais par contre, j’ai des sentiments ambivalents vis-à-vis de la recherche artistique en tant que discipline et de ses institutions. Le terme de « recherche artistique » est souvent utilisé de manière abusive. D’une part, le terme est communément utilisé par des praticiens qui n’arrivent pas à survivre dans le monde des arts ou de la musique, parce qu’ils n’ont pas les compétences pour le faire, ou bien qu’ils n’ont pas le courage de mener la vie d’artiste indépendant. D’autre part, des universitaires ont colonisé ce domaine, parce qu’ils sont à la recherche d’une spécialité. Ils peuvent peut-être venir de la philosophie ou des sciences sociales, de l’histoire de l’art, de la musicologie, des études théâtrales, de la théorie critique, des choses de ce genre. Pour eux, la recherche artistique est une sorte de nouveau gâteau qu’il convient de partager en morceaux.

JCF :

Oui, je vois.

CW :

Alors, il y a des colloques, des publications, des départements dans les universités, mais je n’arrive pas à déterminer si beaucoup de personnes dans le monde de la recherche artistique valorisent vraiment la pratique et comment ils s’y prennent pour le faire. On peut sans doute sentir combien je suis allergique à cet aspect de la recherche artistique en tant que discipline – toutes mes excuses pour cette diatribe. Disons seulement que je ne me préoccupe pas de la promotion ou de la théorisation de la recherche artistique en tant que discipline, je m’intéresse plus à la mener. Je suppose que la plupart des personnes qui produisent le meilleur travail dans ce domaine partagent le même sentiment. Ces questions me préoccupent plus que jamais en ce moment parce que, en premier lieu, je voudrais avoir sous une forme ou une autre des revenus réguliers : les difficultés de cette vie d’artiste indépendant commencent à me fatiguer !

JCF :

Effectivement, les rapports entre les différentes versions de carrières artistiques ne sont pas tout à fait pacifiques. Premièrement, les artistes indépendants, notamment dans le domaine des musiques expérimentales, considèrent souvent ceux qui sont à l’abri dans des institutions académiques ou autres comme trahissant l’idéal du risque artistique en tant que tel. Deuxièmement les professeurs tournés vers la pratique musicale instrumentale ou vocale, pensent souvent que toute réflexion sur leur propre pratique est un temps inutile pris sur la pratique effective exigée par le haut niveau d’excellence. Troisièmement beaucoup d’artistes font de la recherche sans le savoir, et quand ils en sont conscients, souvent ils refusent de diffuser leur art par des articles de recherche. Beaucoup de murs se sont dressés entre les mondes des pratiques indépendantes, des conservatoires et des institutions de recherche.

CW :

Eh bien, si on se limite à la question de l’improvisation, il y a de plus en plus de personnes qui sont à la fois des artistes praticiens et des chercheurs qui sont en position de pouvoir dans les institutions. Prenons le cas de George Lewis : il a tout changé. Il a payé de sa personne comme musicien et artiste et il a constamment produit des choses créatives intéressantes : en même temps il est devenu une figure majeure dans le domaine de la recherche sur l’improvisation. En étant professeur à l’Université Columbia à New York il a été capable de créer des opportunités pour tout un tas de gens et d’idées qui sans cela n’auraient pas pu être mises en place.

JCF :

À l’Université Columbia (et à Princeton), historiquement, Milton Babbitt[5] était la figure de proue du département de musique. C’est très intéressant de voir que maintenant c’est George Lewis, avec tout ce qu’il représente, qui occupe cette position qui en est devenu le personnage intellectuel et artistique le plus influent.

Toi-même tu as fait ton doctorat à l’Université Leiden aux Pays-Bas[4]. Cela semble être un endroit très intéressant ?

CW :

Certainement. Il y a beaucoup d’étudiants intéressants et l’équipe de professeurs est très petite – à la base Marcel Cobussen et Richard Barrett (ils ont été mes deux interlocuteurs principaux), et Henk Borgdorff qui est un théoricien d’envergure dans la recherche artistique. Le président de mon comité de doctorat a été Frans de Ruiter, qui a été le directeur du Conservatoire Royal de La Haye pendant de longues années avant de créer le département à Leiden. Je crois que Edwin van der Heide, un artiste sonore qui fait des sculptures cinétiques et beaucoup d’installations sonores, en fait maintenant partie. C’est un centre de rencontres où beaucoup de choses importantes se produisent dans notre domaine d’intérêt.

En ce qui concerne ma recherche d’un poste plus stable, je suis sûr que quelque chose va se présenter, je dois juste être patient et continuer à me renseigner. La plupart des opportunités de ce type dans ma vie se sont produites grâce à des relations personnelles de toute façon, donc je pense que je dois garder les yeux ouverts jusqu’à ce que la bonne personne se présente.

Notre rencontre touche à sa fin, car je dois m’en aller.

JCF :

Merci beaucoup pour cette rencontre très fructueuse.


1. 2010 Markus Miessen, The Nightmare of Participation, Berlin: Sternberg Press

2. See Lawrence Halprin, The RSVP Cycles: Creative Processes in Human Environment, G.Brazilier, 1970. Les RSVP cycles consituent un système méthodologique centré sur la collaboration et la créativité. La signification des lettres est comme suit : R = ressources; S = scores [partitions musicales] ; V = valeurs à mettre en action [value-action]; P = réalisation effective [performance]. Voir en.wikipedia.org

3. Alison Hirsch, City Choreographer: Lawrence Halprin in Urban Renewal America, University of Minnesota Press, 2014. (https://www.upress.umn.edu/book-division/books/city-choreographer)

4. « Ausland, Berlin, est un lieu indépendant pour la musique, le cinéma, la littérature, les performances et autres activités artistiques. C’est un lieu qui propose également son infrastructure aux artistes et à leurs projets pour des répétitions, des enregistrements et des ateliers, ainsi qu’un certain nombre de résidences. Inauguré en 2002, Ausland est géré par un collectif de bénévoles. » (https://ausland-berlin.de/about-ausland)

5. Milton Babbitt, compositeur américain (1916-2011), pionnier de la musique électronique et du sérialisme intégral. Théoricien très influent concernant le dodécaphonisme et de sa combinatorialité. Figure très importante dans la défense de la pratique musicale contemporaine et de ses apports théoriques au sein des universités américaines. Il a été en particulier associé à l’Université de Princeton et l’Université Columbia. (https://fr.wikipedia.org/wiki/Milton_Babbitt)

6. Voir « Leiden University – Academy of Creative and Performing Arts » (https://www.universiteitleiden.nl/en/humanities/academy-of-creative-and-performing-arts/research)


 

Christopher A. Williams (1981, San Diego) est un créateur, un organisateur et un théoricien de la musique expérimentale et de l’art sonore. En tant que compositeur et contrebassiste, il travaille dans les domaines de la musique de chambre, de l’improvisation et de l’art radiophonique et développe aussi des collaborations avec des danseurs, des artistes du son et des artistes visuels. Performances et collaborations avec Derek Bailey, Compagnie Ouie/Dire, Charles Curtis, LaMonte Young’s Theatre of Eternal Music, Ferran Fages, Robin Hayward (en tant que Reidemeister Move), Barbara Held, Christian Kesten, Christina Kubisch, Liminar, Maulwerker, Charlie Morrow, David Moss, Andrea Neumann, Mary Oliver et Rozemarie Heggen, Ben Patterson, Robyn Schulkowsky, l’Ensemble SuperMusique, les Vocal Constructivists, les danseurs Jadi Carboni et Martin Sonderkamp, le cinéaste Zachary Kerschberg et les peintres Sebastian Dacey et Tanja Smit. Ses travaux ont été présentés dans divers circuits de musique expérimentale nord-américains et européens, ainsi que sur VPRO Radio 6 (Pays-Bas), Deutschlandfunk Kultur, le Musée d’art contemporain de Barcelone, la Volksbühne Berlin et le Festival du film documentaire américain.

La recherche artistique de Christopher Williams se manifeste à la fois dans des publications universitaires conventionnelles et dans la réalisation pratique de projets multimédia. Ses travaux écrits ont paru dans des publications telles que le Journal of Sonic Studies, le Journal for Artistic Research, Open Space Magazine, Critical Studies in Improvisation, TEMPO, and Experiencing Liveness in Contemporary Performance(Routledge).

Il est le co-organisateur de la série de concerts KONTRAKLANG. De 2009 à 20015 il a été le co-organisateur de la série de conecerts de salon Certain Sundays.

Williams est titulaire d’un B.A. de l’Université de Californie San Diego (Charles Curtis, Chaya Czernowin, and Bertram Turetzky); et d’un doctorat Ph.D. de l’Université de Leiden (Marcel Cobussen and Richard Barrett). Sa thèse Tactile Paths : on and through Notation for Improvisers est pionnière dans le domaine du numérique et peut être trouvée sur www.tactilepaths.net.

Pour la période 2020-22 il a obtenu un poste de recherche post-doctorale à l’University of Music and Performing Arts, Graz, Autriche.

Voir http://www.christopherisnow.com

Clare Lesser – Français

Retour au texte original en anglais :
English

 


 

INTER MUROS

Une approche qui déconstruit la pratique d’interprétation de la pièce de John Cage, Four,
en se focalisant sur l’indécidable, l’interpénétration virale et la fusion des domaines.

Clare Lesser

Traduction de l’anglais: Jean-Charles François

Sommaire

Murus
John Cage – Four
Four⁶ – ART : Abu Dhabi, avril 2018
Pharmakoi
… commencer et finir à des points particuLiers de tEmps…

Références

 


Murus

Murus, maceria, moerus, mauer, mur…

Emmuré, mural, au bord…

… mur cellulaire, mur de prison, mur-rideau, mur d’enceinte de la ville…

…mur de soutènement, mur du port, mur de séparation, mur de liaison…

…clôture, partition, écran, séparateur, mur mitoyen, panneau, cloison…

…abris, garde, le mur du jardin, barrage, fortification…

…mur porteur, revêtement décoratif, Four Walls…

…déjanté, hors les murs… 

…mûre, mûr…

… travail de sape…

… avec/sans fondations…

Les murs, choses bien compliquées, et si l’on poursuit cette ligne de pensée, qui sait où cela va nous mener ? Peut-être va-t-on tomber à la renverse, cul par dessus tête … ou bien s’écraser contre le mur ?

Avant de faire sur le champ tomber les murs, il convient plutôt de considérer ce que cela pourrait signifier d’être entre les murs ou à l’intérieur des murs, de les questionner, de se confronter aux fragments de ciment et de sable du mortier qui les composent, de faire un peu trembler leurs fondations, sans doute. Mais comment procéder pour lancer ce processus ? La déconstruction semble être un bon point de départ ; en examinant les jointures, les chaînages d’angle… en pénétrant le tissu même de la question, en initiant le processus d’interrogation, d’affaiblissement, du ‘peut-être’. Donc essayons d’ouvrir nos yeux et nos oreilles au déroulement de la déconstruction à l’intérieur de chaque domaine et à travers les domaines, en s’inspirant de l’œuvre de Derrida et de Bernard Tschumi (je pourrais aussi bien faire appel à Simon Hantaï et Valerio Adami), en se concentrant sur deux terrains d’intérêts : le pharmakon (et l’indétermination) et le virus.

Il y a un certain nombre de contradictions ou d’oppositions qui apparaissent dans la liste d’ouverture  (abris/prison, mur de liaison/mur de séparation, mur porteur/revêtement décoratif). Les murs peuvent apparemment occuper simultanément deux ou plus de fonctions antagonistes, et dans ce cas, ils peuvent être considérés comme des pharmakoi. Considérons alors une œuvre de ‘musique’ dans laquelle ces murs, ces pharmakoi, ces possibilités de saper les fondations et de dissoudre les frontières, ces contradictions apparentes et ces bordures floues, ces exemples d’aporia (ou de perplexité), font partie intégrante de son interprétation, et dans laquelle l’instrumentiste créateur (le ‘joker’) peut s’adonner à déconstruire ou à pousser les ‘règles’ (les murs) du ‘jeu’ au point de rupture.

John Cage – Four

Four (1992) pour quatre performers, plutôt que ‘musiciens’ ou ‘interprètes’ spécifiquement, ou plutôt, disons qu’il s’agit de quatre ‘performers’ sur la couverture de la partition et de quatre ‘interprètes’ sur les parties instrumentales (s’agit-il de jouer à des jeux, à un théâtre, s’agit-il de jouer à jouer ?), est une des œuvres de John Cage basées sur des tranches de temps (entre crochets) [time-bracket], ainsi nommées parce que lors d’une interprétation chaque participant doit :

Jouer par rapport au temps flexible entre crochets. Lorsque les crochets sont connectées par une ligne diagonale elles [les tranches de temps] sont relativement proches les unes des autres. (Cage 1992, p2)

Ainsi, la partie de l’interprète numéro un commence comme suit :

0’00” ↔ 1’15”      0’55” ↔ 2’05”

 2

Cage donne aussi deux sortes d’information sur les types de son qu’il envisage, je dois dire ici qu’il n’y a pas de ‘contenu’ donné pour les représentation des tranches temps entre crochets, c’est ce que l’interprète doit inventer, car l’œuvre est écrite

pour n’importe quelle manière de produire des sons (vocalisation, chant, jeu sur un instrument ou des instruments, sons électroniques, etc.) … (Cage 1992, p1)

Et Cage nous dit en plus de

Choisir douze sons différents ayant des caractéristiques fixes (amplitude, structure des partiels, etc.) (Cage 1992, p2)

 

Ainsi, à l’intérieur des murs constitués par des ‘règles’, à l’intérieur des limites de la pièce, nous sommes en présence de contradictions ou d’opportunités créatives inscrites d’entrée de jeu au sein l’œuvre. Cage nous propose de manière moins évidente un pharmakon dans le fait que les sons sont apparemment à la fois fixés et libres. On peut penser que l’intention de Cage était que chacun des douze sons devait avoir des caractéristiques fixes, mais alors à quoi rime le début de la phrase dans ce cas-là ? Cela est redondant et ouvre la voie à la possibilité de l’aporia. Pourquoi ne pas dire seulement ‘produire douze sons avec des caractéristiques fixes (amplitude etc.)’ ? Cela paraîtrait tout à fait compréhensible pour tout musicien.

Il laisse aussi aux interprètes la complète détermination concernant leur provenance, c’est-à-dire à quel domaine ils/elles appartiennent (si elles/ils en ont un)[1], et tout aussi bien une certaine flexibilité dans la détermination de la ‘structure’ générale, dans la mesure où les tranches de temps (les murs de soutènement) permettent une variabilité dans le début et la fin du temps de chaque ‘événement’. Ces tranches de temps sont évidemment des coquilles vides – qui attendent d’être remplies, elles attendent d’être habitées par des évènements (ce que Derrida appelle « l’émergence d’une multiplicité disparate » [Tschumi 1996, p. 257]. En d’autres termes, leur ‘programmation’ n’est pas fixée. La relation ou hiérarchie entre le compositeur et l’interprète est complètement déstabilisée (un autre pharmakon), pour toute personne qui en fait ici ‘compose’ la réalisation de la performance : le compositeur, les interprète(s), les deux à la fois, ni l’un ni l’autre ? Chaque interprète est indépendant, dans un sens muré par rapport autres… peut-être ?

Le pharmakon peut-il être utile pour dépasser les limites, en changeant (en défiant) la structure du mur et de ses fonctions ? Si une opposition binaire (inclus/exclus, libre/bloqué, etc.) peut être bousculée, par exemple en ayant ses fonctions remises en cause, alors les murs deviennent des seuils, des conduits, des zones de connexion, et non plus des barrières. Le pharmakon est un des concepts majeurs qu’on peut trouver dans le Phaedrus de Platon, ce qui nous amène à considérer les explications de Derrida sur le pharmakon, tels qu’on peut les trouver dans « La pharmacie de Platon » :

Ce pharmakon, ce « médicament », ce philtre, qui acte à la fois comme remède et poison… (Derrida 2004, p75)

et

Ce charme, cette vertu envoûtante, ce pouvoir de fascination, peuvent être – alternativement ou simultanément – bénéfiques ou maléfiques. (Derrida 2004, p75)

et

Si le pharmakon est « ambivalent », c’est parce qu’il constitue un moyen dans lequel les oppositions s’opposent, le mouvement et le jeu qui les lient entre elles s’inversent ou font qu’un côté traverse l’autre (âme/corps, bon/mal, intérieur/extérieur, mémoire/oubli, parole/écrit, etc.). (Derrida 2004, p130)

Ainsi, le pharmakon est un espace dans lequel les oppositions peuvent être démantelées ; un passage ou mouvement de convergence et d’interpénétration, le soit/ou, le ni/ni, le ‘et’. Le démantèlement des oppositions n’est pas seulement confiné à la parole et l’écrit (bien que Derrida s’y réfère ici) : il relève tout aussi bien d’autres champs, comme par exemple l’architecture, le champ par excellence des murs, le bastion de la solidité et des structures apparentes, et en plus un espace de collaboration pour Derrida avec Peter Eisenmann et Bernard Tschumi pendant les années 1980[2]Derrida avait émis des doutes initialement sur ce type de collaboration, en disant à Tschumi « Mais comment un architecte peut-il être intéressé à la déconstruction ? Après tout, la déconstruction est antiforme, anti-hiérarchie, anti-structure, l’opposé de tout sur quoi l’architecture repose. » « « Précisément pour cette raison”, j’ai répondu. » (Tschumi 1996, p. 250). Tschumi a aussi fait remarquer que les stratégies de la déconstruction dans l’architecture s’étaient développées tout au long des années 1970 et 80, lorsque les architectes on commencé à

… se confronter aux oppositions binaires de l’architecture traditionnelle : à savoir, la forme versus la fonction, ou l’abstraction versus la figuration. Cependant, ils ont aussi voulu défier les hiérarchies qui se cachent sous ces dualités, comme par exemple « la forme suit la fonction » et « l’ornement est subordonné à la structure ».  (Tschumi 1996, p251)

Et la pratique pédagogique ‘radicale’ de Tschumi à l’Architectural Association et à Princeton au milieu des années 1970 a exploité la fusion des domaines (par exemple l’architecture et la littérature) d’entrée de jeu :

Je donnais à mes étudiants des textes de Kafka, Calvino, Hegel, Poe, Joyce et d’autres auteurs comme programmes pour des projets d’architecture. La grille de points du Garden de Joyce (1977)… réalisée avec mes étudiants du AA à l’époque comme un projet architectural basé sur Finnegan’s Wake a été consciemment réutilisée comme stratégie d’organisation pour le Parc de la Villette cinq ans plus tard. (Tschumi, 1997, p125)

Ainsi le projet du Parc de la Villette de Tschumi (1982-98), la restructuration et le développement d’un grand espace urbain (les anciens abattoirs au nord-est de Paris), a exploité la programmation transversale, une réévaluation de l’‘événement’, le jeu de la ‘trace’, et des stratégies variées de la déconstruction dans la composition des lignes, des points, et des surfaces. C’est probablement le caractère iconique des folies rouges vives de Tschumi qui a rendu ce projet si célèbre (structures à multiprogrammation ou sans programmation à l’intérieur du parc) : une des folies pouvait être soit un restaurant ou une salle de concert, ni un restaurant, ni une salle de concert, ou bien, un restaurant et une salle de concert. Ainsi les folies sont des pharmakoi, elles restent dans l’indécision ; elles rejettent les ‘murs’, le confinement, la ‘programmation’ prédéterminée. Elles sont des coquilles vides – des tranches de temps entre crochets.

Comment fonctionne cette pluralité des jeux de l’indécidable dans Four⁶ ? Qu’est ce qui est indécidable dans la pièce et quelles implications cela peut-il générer pour renverser les murs dans la pédagogie et la praxis ? Pour continuer cette exploration, je vais me tourner maintenant vers une réalisation récente de Four⁶ dont j’ai été l’instigatrice.

Une liste partielle des éléments d’indécision dans Four⁶ peut se présenter comme suit :

  • Forces – qui peut jouer dans cette pièce ?
  • Contenu – que peut-on inclure dans les tranches de temps entre crochets ?
  • Hiérarchie – qui est le compositeur ?
  • Partition – qui en a la maîtrise ?

 

Four⁶ – ART : Abu Dhabi, avril 2018

La « version art » – c’est le nom que j’ai donné à une performance réalisée en 2018 à Abu Dhabi centrée sur les arts plastiques (un peu comme Step : A Composition for Painting) – a été conçue comme un moyen de se détacher de la musique, tout en reconnaissant encore ses traces à l’intérieur de l’œuvre (figure 1). Chaque exécutant a été appelé à élaborer douze actions ayant des relations avec les arts. L’exécution des tranches de temps entre crochets pouvaient être soit prévue à l’avance et notée sur la partition, ou bien choisie et réalisée en temps réel au moment de l’exécution ‘live’. J’ai demandé aux exécutants d’interpréter le terme d’‘art’ à leur façon, ce qui a donné le résultat d’une mixture de performance art, d’art sonore, d’art plastique, de théâtre, de poésie performée, etc. ; et je leur ai aussi demandé d’élaborer leurs ‘évènements’ individuellement, de façon à ce que l’exécution publique se passe sans répétitions et que toutes les réactions restent spontanées, potentiellement surprenantes pour les exécutants regroupés sur scène et pour le public – (un clin d’œil à la définition de Cage de ‘l’action expérimentale’ en tant que ‘quelque chose dont le résultat n’est pas prévu’) (Cage 1961, p. 39)

Une pièce de toile de 2×1 mètres [6×3 pieds] a été utilisée, montée sur un cadre de bois et surélevée sur des blocs (pour avoir un espace permettant de couper la toile) et posée sur une grande table. Des objets ont été mis à la disposition des exécutants pour être utilisés si nécessaire : des tubes de peinture (acrylique) en blanc, noir et bleu, des tubes de peinture des mêmes couleurs, de la craie, du charbon, des couteaux, un verre d’eau, des bouteilles en verre, des crayons, des tournevis, des pinceaux (de différentes tailles), des taille-crayons (en acier), des chiffons (pour effacer ou peindre, etc.). Une des participantes avait aussi apporté un sabre laser pour faire de la peinture avec. Les interprètes étaient libres d’utiliser n’importe quelle partie de leur corps pendant la réalisation de l’œuvre. Le choix qui a été fait par les exécutants 2 et 3 étaient :

Exécutant 2 – Sons (Actions)

1. Parler, 2. Crayon, 3. Repeindre par dessus, 4. Wood blocks, 5. Blanc, 6. Couteau, 7. Noir, 8. Tournevis, 9. Bleu, 10. Silence, 11. Chanter, 12. Tousser.

Exécutant 3 – Sons (Actions)

1. Tacet, 2. Déchirer la partition et l’ajouter à la toile du canevas, 3. Secouer les pinceaux pour projeter de la peinture, 4. Eclabousser avec les pinceaux, 5. Faire gicler le tube de peinture, 6. Ecrire avec une craie, 7. Eclabousser avec de l’eau, 8 Percussion sur une bouteille et un pot de confiture, 9. Gommer, 10. Aiguiser un couteau, 11. Bousculer un autre exécutant, 12. Lacérer la toile du canevas.

 

Figure 1: portion de la toile du canevas immédiatement après l’exécution publique (avril 2018),
montrant la peinture fraîche et déchiquetée pendant l’exécution (au centre).

 

Pharmakoi

Le premier pharmakon concerne les forces en présence : qui a le droit de jouer cette œuvre ? Est-ce que la pièce est entourée de murs qui empêchent la participation et l’accès à son exécution ? Non, les frontières de l’exécution sont très ouvertes. En d’autres termes, n’importe qui peut jouer Four, on n’a pas besoin d’une formation classique ou formelle dans n’importe quelle tradition. Fourc’est de la musique et ce n’est pas de la musique ; cette pièce peut accueillir des exécutants de n’importe quel domaine artistique, en fait pouvant provenir de n’importe où, qui ont toute liberté de rester dans leur propre domaine (même si ces domaines vont s’entremêler) : artistes, musiciens, scientifiques, acteurs, historiens, philosophes, vétérinaires… la liste est infinie. Le mur de la discipline – le pour ‘qui ?’ est conçue la pièce – est instable et affaibli ; la pièce peut être jouée dans une mixture hybride de domaines, une infection virale à double sens (ou à quadruple sens) à tout moment au cours de l’exécution. On est en présence ici d’implications sociales et politiques ; il n’y a pas de barrières (murs) d’accès, pas de hiérarchie, et pas de fondement pédagogique requis.

C’est-à-dire : le programme n’a pas besoin d’être de la ‘musique’. La version que j’ai esquissée ci-dessus est basée sur un focus approximatif, mais ne requiert pas la présence d’un ‘thème’, il s’agit d’un réceptacle pour permettre à des évènements de se dérouler. Les exécutants appartenaient à différentes disciplines : musique, arts plastiques, psychologie et arabe classique. C’est ainsi que l’œuvre peut être considérée comme de la musique et en même temps n’est pas de la musique. Les tranches de temps entre crochets sont comme les folies du programme de Tschumi, décrites par Derrida comme « un espace d’écriture, un mode d’espacement qui donne lieu à un événement » (Tschumi, 2014, p. 115). Les folies ont un nombre de traits communs avec les tranches de temps entre crochets : une tranche de temps est un mode d’espacement dans le temps, et elle peut être remplie par n’importe quelle chose, par n’importe quel ‘événement’ qui crée du son, tiré de la collection de douze déterminée par chaque exécutant séparément, exactement comme une folie a un ‘programme’ indéterminé et ouvert à partir d’une collection d’évènements possibles[3]. La combinaison des évènements des tranches de temps (programmes) permet aux domaines individuels de fusionner, d’infecter, de réécrire, d’hybrider, comme dans l’exemple de notre folie, qui combine un espace de performance et d’un restaurant. Dans la version ‘art’, les domaines de la musique, du théâtre et de la philosophie occupent tous le même espace de temps.

Les évènements continuent aussi à vivre après coup, comme des cendres si vous voulez. Au fur et à mesure que la toile du canevas se sèche, la version ‘art’ continue de se modifier longtemps après que l’exécution de la pièce est terminée ; elle n’est donc pas confinée dans ces 30 minutes de ‘murs’ temporels. Elle continue d’évoluer à travers des changements de couleur et de texture (figure 2). Le processus de séchage à la fois révèle et dissimule l’écriture (sur la toile et en plus sur les lambeaux de partitions) et les modes d’application et d’addition (les morceaux de charbon dans la figure ci-dessous). Au fur et à mesure que la peinture se fissure et tombe, encore d’autres traces de la propre histoire de l’exécution apparaissent, alors que les parties individuelles peuvent devenir des objets d’art à part entière (figure 3) : une archéologie de la performance. Les cendres se laissent emporter par le flux.

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Figure 2: portion de la toile un mois après la performance (mai 2018),
montrant les modifications apportées à la couleur et la texture,
des parties en lambeaux (en bas à gauche)
et des morceaux de charbon (au centre à droite).

20210311_120558

Figure 3: : la partie de l’exécutant 4,
avec les additions de peinture faites
pendant les 30 minutes de la ‘performance’.

 

 

… commencer et finir à des points particuLiers de tEmps…[4]

Cage explique la structure variable très succinctement, dans la forme d’un mésostiche :

These time-brackets / are Used / in paRts / parts for which thEre is no score no fixed relationship / … / music the parts of which can moVe with respect to / eAch / otheR / It is not entirely / structurAl / But it is at the same time not / entireLy / frEe (Cage, 1993, p35-6)[5].

Il faut noter que Cage dit ‘les parties peuvent évoluer en rapport les unes avec les autres’ (les italiques sont miennes), et non pas qu’elles doivent ou sont dans l’obligation de le faire. Que pourrait vouloir dire ici le mot respect ? Littéralement qu’elles respectent l’espace des uns et des autres, les limites (murs) entre les participants, qu’elles ne doivent pas interférer, réécrire par dessus, gommer, infecter ou de franchir les programmes respectifs ; ou bien au contraire, qu’elles peuvent se frayer un chemin parce que les autres autorisent le libre passage, se permettant d’être infectées, gommées, greffées, hybridées ou réécrites par dessus, qu’elles permettent l’interpénétration parce que il n’y a pas de ‘partition, ni de relation fixe’, pas de mainmise de qui que ce soit ?[6] De nouveau, le mur est affaibli, sa fonction est hétérogène, ouverte au changement, mais sa trace, son fantôme restent présents.

S’il n’y a pas de partition, seulement des parties instrumentales, dans une danse du temps qui résulte d’une collection variable de quarante-huit coups, alors qui est le compositeur ? Qui a le contrôle sur la totalité ? Qui détient la clef qui permet le passage à travers les murs (s’ils existent) de la création de cette œuvre, de sa direction ? Il s’agit d’un autre pharmakon ; John Cage est l’auteur reconnu (son nom apparaît sur la couverture), mais en est-il vraiment l’auteur, l’auteur du contenu ? Nous n’avons que des parties, pas de partition, et nos parties n’ont pas de substance ; jusqu’à preuve du contraire elles sont informelles, sauf en termes de longueurs variables et de leur ordre, par exemple l’exécutant 1 commence avec l’événement sonore 2. C’est comme une pièce de théâtre sans livret unifié, avec des caractères qui ne connaissent pas leurs relations avec les autres caractères (en référence à l’idée de Cage que le terme « expérimental » implique des actions dont on ne peut prévoir l’issue), et avec des dialogues qui sont à la fois secrets et désordonnés. Dans Four⁶ on est en présence d’‘indications scéniques’ (instructions), et on a une ‘chorégraphie’ à temporalité variable qui nous indique approximativement quand nous devons placer les choses que nous avons trouvées en tant qu’exécutants. Mais attention, attendez un peu, n’est-ce pas à nous qu’appartiennent les contenus des tranches de temps ? Après tout, nous les avons trouvés, nous les avons élaborés et nous avons décidé précisément quand et on allait les placer, nous avons décidé que l’événement sonore 12 allait être de tousser ou de lacérer la toile et nous avons décidé quand nous allions tousser ou lacérer la toile à l’intérieur de la tranche de temps – alors ne serait-il pas plus approprié de dire que John Cage est un des auteurs de Four⁶ plutôt que John Cage est l’auteur de Four⁶?

Ainsi la hiérarchie reste indécise, il n’y a pas la présence d’un seul contrôle de décision dans l’exécution, il n’y a pas de partition ‘maître’. Les exécutants ont une marge considérable de manœuvre à condition qu’ils respectent les ‘règles’ (car Cage n’a jamais été pour la liberté pour tous sans limites). Même dans ce cas, c’est une façon de composer très généreuse et égalitaire, en se souvenant que les règles peuvent toujours être détournées (tout en restant dans leurs limites), être interprétées de nouvelles manières[7]. Tous ces ‘murs’ hiérarchiques qui peuvent bloquer le passage (ou au moins de le rendre sens obligatoire) de la communication entre les interprètes et le compositeur restent ouverts ; les murs sont perméables (y a-t-il même encore des murs ?), donc ni l’interface compositeur/interprète, ni l’interface interprète/interprète ne sont fixes. Dans la version ‘art’, l’interface public/interprète est aussi plus ouverte – la peinture peut éclabousser n’importe où. L’exécutant est un compositeur/exécutant qui interprète de manière hybride au sein d’une composition, en composant dans le cadre d’une interprétation ; le compositeur (Cage) s’est ouvert à la communication virale de l’interprète ; les interprètes se sont ouverts aux formes indépendantes/non indépendantes de la praxis greffée ; ils sont tous en interaction tout en gardant leur individualité, il peuvent tous réécrire par dessus le travail des autres (produisant des sons et/ou des peintures), il peuvent tous greffer le geste et l’expression, s’ouvrant au virus, menant des conversations dans beaucoup de ‘langages’ traversant les domaines, se permettant d’être pénétrés à un quasi niveau cellulaire.

Comme le dit Derrida :

… tout ce que j’ai fait, pour le résumer de manière très réductrice, c’est de dominer par la pensée du virus ce qu’on peut appeler une parasitologie, une virologie, le virus étant beaucoup de choses… Le virus fait partie d’un parasite qui détruit, qui introduit le désordre dans la communication. Même du point de vue biologique, c’est ce qui se passe avec le virus ; il déraille un mécanisme de communication type, son codage et son décodage (Brunette and Wills, 1994, p12)

Le virus déstabilise les choses, les fait trembler, les secoue, désorganise la communication (les messages sont perdus ou envoyés aux mauvais destinataires, ils peuvent donner lieu à une multiplicité d’interprétations), ouvre un espace pour les interventions imprévisibles, introduit l’aporia. Dans Four⁶  on peut voir l’évidence de ce virus à travers sa trace, la façon dont il laisse des marques (des empreintes) dans la poussière, dans les cendres (charbon), dans la peinture, dans le son. Ainsi on a une fusion virale des actions dans la performance (altérant les actions des autres qui laissent une marque), de ‘personnes’ (interprètes/public/compositeur), et de domaines (art/musique/théâtre, etc.) : dans la version ‘art’ de Four⁶, l’art, la musique et la danse sont tous présents, comme l’est le théâtre[8].

Le virus infecte les moments lorsque la surface de la toile du canevas est créée, lorsque les couleurs se mêlent à de nouvelles couleurs, quand elles s’ajoutent par dessus, se greffent, sont effacées ; il laisse une marque par l’accumulation et la révélation de couches, à travers l’écriture et la réécriture par dessus, à travers la déconstruction quand le couteau entaille la surface, exposant l’autre côté de la toile du canevas qui devient à son tour une nouvelle surface, à travers l’altération intentionnelle d’un ‘événement’ d’un autre exécutant par des interventions physiques – bousculer, gommer, couper et couvrir. Ainsi, le parasite de Derrida détruit (ou devrions-nous dire ‘fixe’ ?) ; mais il ne détruit que la possibilité du moment, un clin d’œil de l’‘histoire’ de cette toile peinte au moment de la performance. Il force à changer, à muter, et qui peut savoir où cela va nous mener ?

Il y a aussi d’autres traces dans les cendres ; ‘il y a là cendre’ (Derrida 2014, p. 3), des traces intertextuelles, des traces hypertextuelles, d’autres œuvres (dans des sens multiples : la propre histoire de la toile du canevas utilisée, son histoire éventuelle telle qu’elle aurait pu être, l’histoire qui est encore à venir et les histoires du domaine auquel maintenant elle s’associe). La collection de 48 évènements sonores constitue un filet de pêche rempli de traces ; celles des muralistes gréco-romains, celles des peintures religieuses baroque (dont l’élaboration collective posera sans cesse des questions pour savoir qui en est l’auteur[9]), celles des Fontana, Kiefer et Hantaï, des situationnistes, du Vienna Action Art, du Fluxus des débuts, d’Heiner Goebbels, de Robert Wilson, de Heiner Müller, les traces du théâtre post-dramatique, du danse-théâtre de Lindsay Kemp, et évidemment d’autres œuvres de Cage. Ces traces font références à d’autres traces, dans des chaînes de résonance infinie. Les traces de nos propres expériences seront aussi toujours présentes dans toute entreprise – comment pourraient-elles ne pas y être ? Les murs sont omniprésents, pour le meilleur ou pour le pire, faites en ce que vous voudrez, mais ils ne sont pas simplement des barrières. Peut-être qu’il vaut mieux reconnaître leur hétérogénéité fonctionnelle plutôt que d’essayer de les faire tomber ; de s’efforcer d’aller vers des versions plus faibles (des filets de pêche moins remplis), pour permettre leur transfiguration, pour embrasser leur indécidabilité, car alors les murs deviennent à peine perceptibles, presque transparents, des mur[mur]es[10].

 


 

1. Ceci s’applique aussi bien aux sons eux-mêmes.

2. Cage a trouvé de nouvelles façons d’apprécier la ville et de contempler ses constructions, ses traces, ses interactions, après avoir marché à travers Seattle en compagnie du peintre Mark Tobey. (Cage & Charles, 1981, p.158)

3. Dans un sens elles peuvent être considérées comme des hétérotopies.

4. Cage, 1993, p34 : « …begin and end at particuLar/points in timE… »

5. « Ces tranches de temps entre crochets / sont Utilisées / dans les paRties / les parties qui ne se réfèrEnt à aucune partition, ni de relation fixe / … / la musique dont les parties peuvent éVoluer par rapport à / les unes / les AutRes / Ce n’est pas complètement / structurAl / Mais en même temps ce n’est pas / compLètement / librE ».

6. Derrida utilise le terme de ‘Animadversions’ dans les textes tels que Glas, Cinders et « Tympan » (Marges de la philosophie) et c’est une autre façon de contempler la présentation tout en les commentant (de manière parfois explicite, parfois implicite, parfois silencieuse), simultanément, des actions séquentielles à travers la même surface, par exemple la toile du canevas.

7. Comme l’a dit Cage : « Nous ne sommes pas libres. Nous vivons dans une société cloisonnée. Nous devons prendre en compte ces cloisons. Mais pourquoi faut-il les répéter ? » (Cage & Charles, 1981, p. 90)

8. En ce qui concerne le théâtre, l’un de mes co-interprètes a presque coupé la toile du canevas en deux à un moment de la performance, et j’en ai été assez choquée – en me demandant s’il restait assez de surface pour pouvoir travailler dessus et si la chose allait complètement se détériorer – mais d’autre part, j’ai pensé que cela était très drôle et j’ai dû réprimer mon envie de rire pendant le reste de la performance, et cela fait entrer une autre trace dans le jeu, celle de la tradition du théâtre qui rend les co-interprètes comme des ‘cadavres’.

9. Dés l’année 1934, Cage a rencontré le travail collectif en groupe, ce qu’il a appelé l’attraction de l’art médiéval et gothique. (Kostelanetz, 1993, p.16)

10. Note du traducteur. Dans la version originale en anglais, Clare Lesser utilise « swallow » (avaler) qui contient « wall » (mur): « for then walls can be barely perceptible, almost transparent, they can be s[wall]owed ».


Références

Brunette, P., & Wills, D., Deconstruction and the Visual Arts: Art, Media, Architecture, Cambridge: Cambridge University Press, 1994.
Cage, J., Silence, Middletown, CT: Wesleyan University Press, 1961.
Cage, J., Four⁶, New York, NY: Edition Peters, 1992.
Cage, J., Counterpoint (1934) in Kostelanetz, R. (ed), Writings about John Cage, Ann Arbor, MI: University of Michigan Press, 1993.
Cage, J., Composition in Retrospect, Cambridge, MA: Exact Change, 1993.
Cage, J., & Charles, D., For the Birds, New York, NY: Marion Boyars, 1981. Edition en français: Pour les Oiseaux, Paris: Belfond, 1976.
Derrida, J., ‘Plato’s Pharmacy’ in Dissemination, trans. B. Johnson, London: Continuum, 2004. Edition en français : La dissémination, Paris, Editions du Seuil, 1972.
Derrida, J., Cinders, trans N. Lukacher, Minneapolis, MN: University of Minnesota Press, 2014.
Derrida, J., ‘Points de Folie – Maintenant l’architecture’ in Tschumi, B., Tschumi Park De La Villette, London: Artifice Books, 2014.
Kostelanetz, R. (ed), Writings about John Cage, Ann Arbor, MI: University of Michigan Press, 1993.
Tschumi, B. Architecture and Disjunction, Cambridge, MA: MIT Press, 1996.
Tschumi, B., ‘Introduction’, in J. Kipnis and T. Leeser (eds.), Chora L Works, New York: Monacelli Press, 1997.
Tschumi, B., Tschumi Park De La Villette, London: Artifice Books, 2014.

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Clare Lesser

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INTER MUROS

A deconstructive approach to performance practice in John Cage’s Four⁶, focusing on undecidability, viral interpenetration and the merging of domains.

Clare Lesser

Summary

Murus
John Cage – Four
Four⁶ – ART: Abu Dhabi, April, 2018
Pharmakoi
…begin and end at particuLar/points in timE…

References

 


Murus

Murus, maceria, moerus, mauer, mur…

Immured, mural, rim….

…cell wall, prison wall, curtain wall, city wall…

…retaining wall, harbour wall, dividing wall, connecting wall…

…enclosure, partition, screen, divider, party wall, panel, bulkhead…

…shelter, guard, garden wall, dam, fortification…

…load-bearing wall, decorative skin, Four Walls

…off the wall… 

…mûre, mûr…

…undermining…

…with/out foundations…

 

Complicated things walls, and if we step into this stream of thought, who knows where we’ll end up? Maybe we’ll be washed off our feet and land on our heads…or crash into a wall?

Rather than immediately breaking down any walls, consider what it could mean, instead, to be between or within walls, to question them, to pick at the mortar, to make their foundations tremble a little, perhaps. But how to go about this process? Deconstruction seems a good place to start; examining the joins, quoins…penetrating the fabric, initiating the process of interrogation, of weakening, of the ‘perhaps’. So, let’s attempt to open our eyes and ears to the unfolding of deconstruction within and across domains, drawn from the work of Jacques Derrida and Bernard Tschumi (I could equally bring in Simon Hantaï and Valerio Adami), focusing on two main areas of concern: the pharmakon (and undecidability) and the virus.

There are a number of apparent contradictions or oppositions in the opening list (shelter/prison, connecting wall/dividing wall, load-bearing wall/decorative skin). Walls can seemingly occupy two or more apparently opposing states simultaneously, and as such, could be seen as pharmakoi. So, let’s consider a work of ‘music’ where these walls, these pharmakoi, these possibilities for foundation shaking and boundary dissolving, these apparent contradictions and blurred edges, these instances of aporia (or perplexity), are integral to the performance, and where the performer/creator (the ‘wild card’) can strive to deconstruct, or push, the ‘rules’ (walls) of the ‘game’ to breaking point.

 

John Cage – Four

Four⁶ (1992) for four performers, rather than ‘musicians’ or ‘players’ specifically, or rather, it is for four ‘performers’ on the front cover and four ‘players’ on the parts (does this play at games, at the theatre, does it play with play?) is one of John Cage’s time-bracket works, so named because during performance each player should

Play within the flexible time brackets given. When the time brackets are connected by a diagonal line they are relatively close together. (Cage 1992, p2)

Thus, player one opens with:

0’00” ↔ 1’15”      0’55” ↔ 2’05”

2

Cage also gives us two pieces of information about the types of sound he has in mind, I should mention here that there is no given ‘filling’ for the time brackets, that is for the performers to provide, because the work is

for any way of producing sounds (vocalization, singing, playing an instrument or instruments, electronics, etc.) … (Cage 1992, p1)

And Cage further tells us to

Choose twelve different sounds with fixed characteristics (amplitude, overtone structure, etc.) (Cage 1992, p2)

So, within the walls of the ‘rules’, within the boundaries of the work, we have creative contradictions or opportunities in the work from the outset. Cage offers us a less obvious pharmakon in that the sounds are apparently both fixed and free. We assume that Cage intended that each of the twelve sounds should have fixed characteristics, but why the first sentence in that case? It is redundant, it opens up the possibility of aporia. Why not just say ‘produce twelve sounds with fixed characteristics (amplitude etc.)’? That would make perfect sense to a musician.

He also gives the performers complete agency regarding where, i.e. from what domain (if any), they come[1], as well as a certain amount of flexibility within the overall ‘structure’, in-as-much as the time brackets (containing walls) allow for variability in start and stop times for each ‘event’. Those time brackets are empty shells of course – waiting to be filled, waiting to be inhabited by events (what Derrida calls ‘the emergence of a disparate multiplicity’ [Tschumi 1996, p257]). In other words, their ‘programme’ is unfixed. The composer/performer relationship or hierarchy is completely unsettled (another pharmakon), for who is actually ‘composing’ the performance here: composer, performer(s), both, neither? Oh yes, and there’s no ‘master’ score either, only parts. Each player is independent, in a sense walled off from the others…perhaps?

Could the pharmakon be useful in overcoming boundaries, changing (challenging) the wall’s structure and function? If a binary opposition (included/excluded, free/trapped, etc.) can be overturned, i.e. have its function cast into doubt, then walls can become thresholds, conduits, zones of connectivity, not barriers. The pharmakon is one of the key concepts to be found in Plato’s Phaedrus, so let’s consider Derrida’s explication of the pharmakon, as found in Dissemination, “Plato’s Pharmacy”.

This pharmakon, this “medicine”, this philtre, which acts as both remedy and poison… (Derrida 2004, p75)

and

This charm, this spellbinding virtue, this power of fascination, can be – alternately or simultaneously – beneficent or maleficent. (Derrida 2004, p75)

and

If the pharmakon is “ambivalent”, it is because it constitutes the medium in which opposites are opposed, the movement and the play that links them among themselves, reverses them or makes one side cross over into the other (soul/body, good/evil, inside/outside, memory/forgetfulness, speech/writing, etc.). (Derrida 2004, p130)

So, the pharmakon is a space where oppositions can be overturned; a passage or movement of conjoining and interpenetration, the either/or, neither/nor, the ‘and’. The overturning of oppositions is not solely confined to speech and writing (although that is what Derrida is referring to here): it is equally relevant to other fields, e.g. architecture, the field par excellence of walls, the bastion of apparent solidity and structure, and yet also an important area of collaboration for Derrida with Peter Eisenmann and Bernard Tschumi during the 1980s[2]Derrida was somewhat dubious about such a collaboration initially, telling Tschumi “But how could an architect be interested in deconstruction? After all, deconstruction is anti-form, anti-hierarchy, anti-structure, the opposite of all that architecture stands for.” ‘“Precisely for this reason,” I replied.’ (Tschumi 1996, p250). Tschumi also remarks that deconstructive strategies in architecture were developing momentum throughout the 1970s and ‘80s, when architects began to

…confront the binary oppositions of traditional architecture: namely, form versus function, or abstraction versus figuration. However, they also wanted to challenge the implied hierarchies hidden in these dualities, such as “form follows function” and “ornament is subservient to structure”.  (Tschumi 1996, p251)

And Tschumi’s ‘radical’ pedagogical practice at the Architectural Association and at Princeton in the mid-1970s exploited the merging of domains (e.g. architecture and literature) from the outset:

I would give my students texts by Kafka, Calvino, Hegel, Poe, Joyce and other authors as programs for architectural projects. The point grid of Joyce’s Garden (1977)…done with my AA students at the time as an architectural project based on Finnegan’s Wake, was consciously re-used as the organising strategy for the Parc de la Villette five years later. (Tschumi, 1997, p125)

So Tschumi’s Parc de la Villette project (1982-98), the redesign and development of a large urban space (the former abattoir complex in north-eastern Paris), exploited cross-programming, a reappraisal of the ‘event’, the play of the ‘trace’, and various other deconstructive strategies in its composition of lines, points and surfaces. It is probably best known for Tschumi’s iconic bright red folies (multi-programme or programme-less structures within the park): one of the folies could be either a restaurant or a music venue, neither a restaurant nor a music venue, or, a restaurant and a music venue. So, the folies are pharmakoi, they are undecidable; they reject the ‘walls’, the containment, of pre-determined ‘programme’. They are empty shells – time brackets.

How does this plurality of undecidables play out in Four? What is undecidable in the work, and what implications might this have for overturning walls in pedagogy and praxis? To explore further, let’s turn to a recent performance of Fourwhich I instigated.

A partial list of the undecidables in Four could include:

  • Forces – who can perform the work?
  • Content – what will inhabit the time brackets?
  • Hierarchy – who is the composer?
  • Score – who is in control?

 

Four⁶ – ART: Abu Dhabi, April, 2018

The art version was conceived as a way of stepping away from music, while still acknowledging its trace within the work (figure 1). Each performer was asked to individually design twelve art related actions. Time bracket execution could be either pre-planned and notated on the score, or chosen/performed ‘live’. I asked the performers to interpret ‘art’ in any way they liked, which resulted in a mixture of performance art, sound art, fine art, theatre,  performance-poetry, etc; and I also asked the performers to devise their ‘events’ in isolation, so that the live performance would be unrehearsed and all reactions would be spontaneous, potentially surprising to executors, co-performers, and the audience  ̶  (a nod towards Cage’s definition of the ‘experimental action’ as ‘one the outcome of which is not foreseen’, Cage, 1961, p39).

A 6X3 foot canvas sheet was used, mounted on a wooden frame and supported on blocks (to allow space for cutting) on a large table. The following items were available to all the performers to use if they so chose: tubes of paint (acrylic) in white, black and blue, tubs of paint in the same colours, chalk, charcoal, knives, glasses of water, glass bottles, pencils, screw drivers, paint brushes (varied sizes), knife sharpeners (steel), rags (for erasing/painting, etc.,). One performer also brought a light -sabre to paint with. Performers were free to use any part of the body during the work’s realisation. The choices made by players 2 and 3 were:

Player 2 – Sounds (Actions)Speak,

1. Speak, 2. Pencil, 3. Overpaint, 4. Wood blocks, 5. White, 6. Knife, 7. Black, 8. Screwdriver, 9. Blue, 10. Silence, 11. Sing, 12. Cough.

Player 3 – Sounds (Actions)

1.  Tacet, 2. Shred score & add to canvas, 3. Rattle brushes, 4. Splatter with brush, 5. Paint tube thrown squirt, 6. Charcoal writing, 7. Water splatter, 8. Bottle & jar percussion, 9. Erase, 10. Knife sharpen, 11. Shove other performers, 12. Slash canvas.

Figure 1: portion of the canvas immediately after the performance (April 2018),
showing wet paint and shredded performance part (centre).

 

Pharmakoi

The first pharmakon concerns the forces involved: who can perform this work? Does the work have walls that prevent participation and access? No, the boundaries of performance are very open. In other words, anyone can perform Four; no classical or formal music training from any tradition is required. Fouris music and is not music; it will accommodate performers from any artistic domain, from anywhere in fact, who are perfectly at liberty to stay within their own domain (although these domains will bleed into one another): artists, musicians, scientists, actors, historians, philosophers, vets…the list goes on. The wall regarding discipline  ̶  the ‘who?’ is the work for  ̶  is unstable and weakened; the performance can be a hybrid, a mixture of domains, a two (or four) way viral infection in every moment of performance. There are social and political implications here; there are no barriers (walls) to access, no hierarchy, and no pedagogical foregrounding is required.

If the players can come from anywhere, any domain, then the ‘content’ or ‘programme’ of the time brackets will be equally open. That is: the programme does not have to be ‘music’. The version I have outlined above has a rough focus, but no ‘theme’ is actually necessary, it is a container for events to take place in. The performers were drawn from the fields of music, visual arts, psychology, and classical Arabic, so we have a work that is music and is not music. The time brackets are like Tschumi’s programme-less folies, described by Derrida as ‘a writing of space, a mode of spacing which makes a place for the event’ (Tschumi, 2014, p115). The folies have a number of shared traits with the time brackets: a time bracket is a mode of spacing in time, and it can be filled with anything, with any ‘event’ that creates sound, drawn from each player’s lexicon of twelve, just like a folie has an undefined and open ‘programme’ with a variable lexicon of possible events[3]. The combination of the time-bracket events (programmes) allows the individual domains to merge, to infect, to overwrite, to hybridise, like our earlier example of a folie, which interbred a performance space and restaurant. In the ‘art’ version, the domains of music, art, theatre and philosophy all occupy the same time space.

Events have afterlives too, cinders, if you like. As the canvas dries out, the art version continues to change long after the performance is finished; it is not confined within those 30-minute temporal ‘walls’. It continues to evolve through changes of colour and texture (figure 2). The drying process both reveals and conceals writing (on the canvas and the additional shreds of the parts) and the modes of application and addition (charcoal pieces below). As the paint cracks and falls off, yet more traces of the performance’s own history appear, while the pages of the individual parts can become art objects in their own right (figure 3): an archaeology of performance. The cinders are carried along in the flux.

20180508_190209

Figure 2: portion of the canvas one month after the performance (May 2018),
showing changes of colour and texture,
small shreds of parts (bottom left) and charcoal (centre right).

 

20210311_120558

Figure 3: player 4, part with paint additions
acquired during the 30 minutes of ‘performance’.

 

 

…begin and end at particuLar/points in timE…[4]

Cage explains variable structure very succinctly, in the form of a mesostic:

These time-brackets / are Used / in paRts / parts for which thEre is no score no fixed relationship / … / music the parts of which can moVe with respect to / eAch / otheR / It is not entirely / structurAl / But it is at the same time not / entireLy / frEe (Cage, 1993, p35-6).

Note that Cage says the ‘parts of which can move with respect to each other’ (my italic), not that they must or should. And what could respect mean here? Literally that they respect each other’s space, each other’s boundaries (walls), that they do not interfere, overwrite, erase, infect or cross-programme; or the opposite, that they can move because the others allow free passage, permit themselves to be infected, erased, grafted, hybridised or overwritten, that they allow interpenetration because there is ‘no score, no fixed relationship’, no controlling hand?[5] Again, the wall is weakened, it’s function is heterogeneous, open to change, but its trace, its ghost, is still there.

If there is no score, only parts in a timed dance drawn from a variable lexicon of forty-eight moves, then who is the composer? Who has overall control? Who holds the key that allows passage through the walls (if they exist) of this work’s creation, of its direction? It is another pharmakon; John Cage is the acknowledged author (his name is on the front cover), but is he really the author, the author of the content? We only have parts, no score, and our parts have no substance; as yet they are unformed, except in terms of variable lengths and their order, e.g. player 1 starts with sound event 2. It’s like a drama without a unified script, with characters who do not know their relationships to the other characters (back to actions with unforeseen outcomes), and dialogue that is both secret and disordered. In Four⁶ we have ‘stage directions’ (instructions), and we have a variable temporal ‘choreography’ which tells us approximately when to put the things that we, as performers, have found. But wait a minute, aren’t the fillings of the time brackets ours? We found them, after all, we devised the sounds, and we decided precisely when and where we were going to put them, we decided that sound event 12 was going to be coughing or canvas slashing and we decided when we were going to cough or slash the canvas within that time bracket – so perhaps it would be better to say that John Cage is an author of Four⁶ rather than John Cage is the author of Four⁶?

So, the hierarchy is undecided, there is no single controlling presence in the performance, there is no ‘master’score. The performers have a very considerable amount of agency as long as they play by the ‘rules’ (for Cage was never one for a free-for-all). Even so, it’s a very generous and egalitarian way of composing, always remembering that rules can be outmanoeuvred (whilst still remaining within them), interpreted in new ways[6]. All those hierarchical ‘walls’ that can block (or at least make it one way only) the passage of communication between performer and composer are open; the walls are porous (are they even walls anymore?), so neither the composer/performer interface nor the performer/performer interface is fixed. In the art version, the audience/performer interface is also more open – paint can fly everywhere. The performer is a composer/performer hybrid interpreting within a composition, composing within an interpretation; the composer (Cage) has opened himself up to the viral communication of the performer; the performers have opened themselves up to independent/not independent forms of grafted praxis; all interact while retaining their individuality, all can overwrite each other’s work (in sound and/or paint), all can graft gesture and expression, opening themselves to the virus, conversing in many ‘languages’ across domains, allowing themselves to be penetrated at a quasi-cellular level.

As Derrida says

…all I have done, to summarize it very reductively, is dominated by the thought of a virus, what could be called a parasitology, a virology, the virus being many things…The virus is in part a parasite that destroys, that introduces disorder into communication. Even from the biological standpoint, this is what happens with a virus; it derails a mechanism of the communicational type, its coding and decoding (Brunette and Wills, 1994, p12)

The virus unsettles things, makes them tremble, and shakes them up, disorders communication (messages get lost or ‘wrongly’ delivered, they are open to a multiplicity of interpretations), makes a space for unpredictable interventions, introduces aporia. In Four⁶ we can see the evidence of this virus through its trace, the way it leaves marks (imprints) behind in the dust, in the ashes (charcoal), in the paint, in the sound. So we have a viral melding of actions in performance (altering another’s actions which leaves a mark), of ‘persons’ (performers/audience/composer), and domains (art/music/theatre, etc.): in the art version of Four⁶,art, music and dance are all present, as is theatre[7].

The virus infects the moments when the the surface of the canvas is created, when colours blend to become new colours, are overwritten, are grafted, are erased; it leaves its mark through the accretion and revealing of layers, through writing and overwriting, through deconstruction as the knife slashes through the surface, exposing the underside of the canvas which in turn becomes a new surface, through the intentional alteration of another player’s ‘event’ by physical interventions – shoving, scrubbing, cutting and covering. So, Derrida’s parasite destroys (or should one say it ‘fixes’?); but it only destroys a moment’s possibility, an eye-blink of the painting’s ‘history’ (of this performance’s canvas). It forces a change, a mutation, and who knows where that will lead?

There are other traces in the ashes too; ‘il y a là cendre’ (Derrida, 2014, p3), intertextual traces, hypertextual traces, of other works (in multiple senses: the current canvas’ own history, its possible history that could have been, the history that is yet to come, and the histories of the domains to which it now aligns itself). The lexicon of 48 sound events is a net of traces; of the Greco-Roman muralists, of baroque religious painted interiors (whose collective endeavour will always raise questions of authorship[8]), of Fontana, Kiefer, and Hantaï, the Situationists, Vienna Action Art, early Fluxus, Heiner Goebbels, Robert Wilson, Heiner Müller, the traces of post-dramatic theatre, of the dance-theatre of Lindsay Kemp, and other works by Cage of course. These traces refer to other traces, in chains of infinite resonance.  The traces of our own experiences will always be present in any endeavour as well – how could they not be? Walls are omnipresent, for good, for ill, make of them what you will, but they are not merely barriers. Perhaps it is better to acknowledge their functional heterogeneity than to attempt to break them; to strive for weakened versions (as nets), to allow their transfiguration, to embrace their undecidability, for then walls can be barely perceptible, almost transparent, they can be s[wall]owed.

 


 

1. This is equally applicable to the sounds themselves.

2. Cage found a new appreciation for the city and new ways of looking at its constructions, its traces, its interactions, after taking a walk through Seattle with the painter Mark Tobey. (Cage & Charles, 1981, p158)

3. In one sense they could be considered heterotopias.

4. Cage, 1993, p34.

5. Derrida’s use of ‘Animadversions’ in texts such as Glas, Cinders and Tympan (Margins of Philosophy) are another way of looking at the presentation of, and commentary (sometimes explicit, sometimes implicit, sometimes silent) on, simultaneous, parallel and sequential actions across the same surface, i.e. the canvas.

6. As Cage said: ‘We are not free. We live in a partitioned society. We certainly must take those partitionings into consideration. But why repeat them?’ (Cage & Charles, 1981, p90)

7. Regarding theatre, one of my co-performers almost cut the canvas in half at one point during the performance, and I was quite shocked – wondering if there was both enough surface left to work on, and whether the whole thing would unravel-, but on the other hand, I thought it was very funny and had to stifle my desire to laugh for the rest of the performance, and that brings another trace into play, that of the theatre’s tradition of making co-performers ‘corpse’.

8. As early as 1934 Cage found the group endeavour of what he termed medieval or gothic art appealing. (Kostelanetz, 1993, p.16)


References

Brunette, P., & Wills, D., Deconstruction and the Visual Arts: Art, Media, Architecture, Cambridge: Cambridge University Press, 1994.
Cage, J., Silence, Middletown, CT: Wesleyan University Press, 1961.
Cage, J., Four⁶, New York, NY: Edition Peters, 1992.
Cage, J., Counterpoint (1934) in Kostelanetz, R. (ed), Writings about John Cage, Ann Arbor, MI: University of Michigan Press, 1993.
Cage, J., Composition in Retrospect, Cambridge, MA: Exact Change, 1993.
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Derrida, J., ‘Plato’s Pharmacy’ in Dissemination, trans. B. Johnson, London: Continuum, 2004.
Derrida, J., Cinders, trans N. Lukacher, Minneapolis, MN: University of Minnesota Press, 2014.
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Tschumi, B., Tschumi Park De La Villette, London: Artifice Books, 2014.