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Steven Schick

Access to the English original text: Encounter with Steven Schick

 


 

Entretien entre Steven Schick et
Jean-Charles François

Janvier 2018

 

Steven Schick est percussionniste, chef d’orchestre et auteur. Pendant plus de quarante ans, il a défendu la musique contemporaine en commissionnant et en créant plus de cent-cinquante pièces nouvelles. Il est le directeur musical de l’Orchestre symphonique de La Jolla et directeur artistique des San Francisco Contemporary Music Players. Il est professeur à l’Université de Californie San Diego.
(Voir www.stevenschick.com)

L’interview porte sur la pièce Inuksuit (2007) de John Luther Adams, qui a été jouée sous la direction de Steven Schick en janvier 2018, à la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis, les musiciens étant répartis également entre les deux côtés du « mur » de la frontière.


 

Jean-Charles F. :

Pour commencer, il faut noter que John Luther Adams[1] n’est pas du tout connu en France. Pourrais-tu nous donner une idée de qui il est ?

Steven S. :

Je sais qu’il n’est pas connu, car lorsque j’ai donné une classe de maître à « Manifeste » à l’occasion du 70ème anniversaire du Centre Pompidou à Paris, j’ai proposé cette pièce Inuksuit, et ils ne la connaissaient pas. Ce que tu dis n’est donc pas une surprise. John Luther Adams est un compositeur qui très jeune s’est installé en Alaska plutôt que de poursuivre la route qui mène traditionnellement les compositeurs au succès aux Etats-Unis. Et il a vécu là – je ne sais pas exactement – à peu près 25 ans. Et il a encore son studio dans la forêt de l’Alaska, même s’il n’y vit plus en permanence. Il vit maintenant à New York et souvent aussi dans le désert du Chili. Même s’il ne vit plus en Alaska, je pense que cette notion d’espace dans sa musique fait encore complètement partie de son langage. Et il s’est beaucoup intéressé à établir des relations entre la musique et la nature de façon personnelle avec des pièces à caractère dramatique : dans sa pièce intitulée Earth and the Great Weather, il y a des choses qui peuvent être présentées sous une forme théâtrale, un nombre conséquent de pièces plus courtes pour un seul interprète, etc. Il y a à peu près 7 ou 8 ans, il a commencé à écrire des formes beaucoup plus importantes, des pièces d’orchestre ou pour de grands ensembles et beaucoup de pièces écrites pour orchestre et des très grands chœurs. Cela semble avoir été un changement important pas seulement dans ses habitudes musicales, mais aussi dans la notoriété que pouvait apporter l’accès à un public beaucoup plus large. Le moment critique qui a marqué ce changement a été probablement la pièce Become Ocean. Je travaille avec lui depuis longtemps : il a écrit une pièce pour percussion, Mathematics of the Resonating Body en 2002, et ensuite j’ai été le co-commissionnaire d’une pièce pour ensemble de chambre, Become River, et aussi une pièce pour le La Jolla Symphony, Sila, qui doit être jouée en plein air. (voir www.johnlutheradams.net)

Jean-Charles F. :

En regardant la vidéo[2], il m’a été difficile de me représenter en quoi consistait cette pièce Inuksuit.

Steven S. :

Non, effectivement il ne s’agit que d’une vidéo de quelques minutes.

Jean-Charles F. :

Pourrais-tu décrire comment cela fonctionne ?

Steven S. :

Inuksuit date de 2007 et je pense que la création a eu lieu en 2009 au Banff Center[3] (Canada). C’est écrit pour de 9 à 99 percussionnistes partagés en trois groupes, en multiple de 3 par rapport aux forces qu’on peut solliciter. En plus, il y a un petit groupe de joueurs de piccolo qui peuvent venir se joindre à la fin. Les 3 groupes de percussionnistes partent d’un point central, ensuite le premier groupe quitte cet endroit et commence à s’en éloigner dans l’espace en faisant des sons imitant le vent – avec des mégaphones, des sons de respiration et d’autres choses de ce type. Le deuxième groupe a des tubes qu’il fait tourner en l’air pour produire des sons éoliens et d’autres choses de ce genre. Le troisième groupe fait encore d’autres choses. Graduellement les trois groupes se déplacent vers l’endroit qui leur a été accordé, et la pièce commence par une série d’interactions entre les groupes. Le groupe A commence avec quelque chose qui va déclencher une réponse du groupe B et du groupe C. Chacun joue sa partie individuellement et ainsi il y a une sorte de superposition changeante de textures, qui commence doucement, et atteint des niveaux très forts avec des tambours, des sirènes et des gongs, etc. À la fin de la pièce qui dure à peu près une heure, petit à petit tous les percussionnistes convergent vers le centre. La pièce finit avec de nouveau les sons de vent et les chants d’oiseaux. Je pense que la vidéo du New Yorker montre une séquence qui se passe vers le début de la pièce, ce qui donne l’impression que c’est juste un tas d’éléments épars. Mais quand on écoute la pièce dans son ensemble, on va entendre de grandes vagues de sons et d’évènements qui se propagent dans l’espace.

Jean-Charles F. :

Tous les interprètes jouent des parties indépendantes ?

Steven S. :

Ils ont tous des parties indépendantes et un chronomètre.

Jean-Charles F. :

Alors il n’y a pas de chef ?

Steven S. :

Il n’y a pas de chef, et en fait on n’a pas besoin d’avoir un chronomètre, parce qu’il suffit de connaître les signaux sonores qui déclenchent des évènements. Une personne du groupe A – cela a été souvent moi – donne les signaux sonores de départ.

Jean-Charles F. :

Est-ce que l’intention du compositeur est de développer une situation dans laquelle des musiciens amateurs coexistent avec des professionnels ?

Steven S. :

Pas vraiment. Je pense que les différentes parties instrumentales requièrent des musiciens professionnels, même dans le groupe A où elles sont les plus faciles, avec des conques et des triangles (les groupes B et C ayant des parties plus difficiles). Je sais que parfois la pièce est jouée par des élèves percussionnistes et des amateurs de l’endroit. C’est quelque chose qui peut marcher avec des œuvres comme celles par exemple de Michael Pisaro. Mais cela ne fonctionne pas vraiment pour la pièce de John qui est vraiment beaucoup plus difficile à jouer. Même si je ne pense pas qu’elle soit très difficile pour des musiciens professionnels, elle l’est certainement pour des amateurs. Voilà en quoi consiste la pièce et, ainsi, j’ai eu l’idée de la faire à la frontière avec la moitié des musiciens jouant du côté du Mexique, et l’autre moitié du côté des Etats-Unis – normalement la pièce est jouée à un seul endroit – mais dans la réunion au centre où la pièce commence et se termine, alors la frontière passe au milieu des musiciens. Il y avait 35 percussionnistes d’un côté et à peu près le même nombre de l’autre côté, 70 en tout, et ils rayonnaient dans l’espace. Du côté mexicain, le parc s’étend le long de la frontière mais est réduit dans sa largeur, ils ne pouvaient donc pas s’éloigner beaucoup de la frontière mais ils se déplaçaient en longueur. De notre côté (Etats-Unis) on pouvait se déplacer plus loin de la frontière. Donc on était en présence d’une forme un peu étrange, mais malgré tout on pouvait s’entendre, on pouvait entendre les signaux très clairement qui traversaient les deux côtés de la frontière. Mais ce concert a failli ne pas avoir lieu…

Jean-Charles F. :

À cause de la frontière ?

Steven S. :

À cause de beaucoup d’éléments, mais il faut dire que les douaniers américains [Border Patrol] – je pense que c’est très important de le dire – ont été très coopératifs. Pas tous, mais il y a eu un groupe de personnes travaillant pour le Border Patrol sans qui la pièce n’aurait jamais pu être présentée. Est-ce que tu as été voir le Friendship Park [parc de l’amitié] à la frontière (où le concert a eu lieu) ?

Jean-Charles F. :

Non, je n’y suis jamais allé, mais je connais son existence.

Steven S. :

Lorsqu’on va y faire une visite, cela ne paraît pas être un lieu très amical, surtout du côté des Etats-Unis ce n’est pas du tout amical. Mais quand j’ai commencé à penser faire ce concert, quelqu’un du Border Patrol m’a dit : « s’il pleut, le concert ne pourra pas avoir lieu ». Et j’ai répondu : « En effet, cela me paraît évident ». Mais ce qu’il voulait dire c’est que s’il pleuvait avant le concert, les routes seraient inondées et impraticables. Et ainsi il y a eu de la pluie les jours précédents le concert et ils ont dit : « vous ne pouvez pas y aller, les routes sont toutes fermées ». J’ai pensé « my God ! ». Alors nous avons essayé d’envisager toutes les solutions : nous avons pensé pouvoir mettre les instruments sur une camionnette et de passer par la plage. Mais le Border Patrol a insisté sur le fait qu’en essayant de faire cela on s’enliserait dans les sables et la camionnette pourrait alors prendre feu, etc. J’ai pensé ensuite qu’avec un nombre suffisant de personnes, chacune pouvant porter un instrument, on serait capable de jouer la pièce avec un minimum d’instruments. Il s’agissait d’une marche de 3 km, cela n’allait jamais fonctionner. Mais à la dernière minute – et en fait après qu’on ait décidé de supprimer le concert – un agent du Border Patrol avec qui on avait développé de bonnes relation a dit : « Bon ! Je crois que j’ai une bonne idée ! Il y a une route goudronnée non officielle que personne n’a le droit d’utiliser sauf le Border Patrol ; mais si vous venez à 9 heures du matin, on pourra l’ouvrir pendant 10 minutes, et vous pourrez faire passer vos instruments ». C’est ce que nous avons fait et le public a donc dû marcher les trois kilomètres sur la plage. Je pense qu’il y avait entre 300 et 400 personnes du côté des Etats-Unis, et à peu près le même nombre du côté du Mexique. Et c’est à la fin de la pièce que les choses ont été les plus intéressantes – la musique s’estompe petit à petit de façon à ce qu’on ne sache jamais quand la pièce se termine, il y a un silence, et ensuite il y a un autre chant d’oiseau, puis encore du silence, et on se demande si c’est le dernier son de la pièce. C’est ainsi qu’il y a beaucoup de calme à la fin de la pièce – et lorsque les applaudissements ont commencé à un moment donné du côté des Etats-Unis et pas encore du côté du Mexique, alors ils ont répondu et nous avons arrêté, et ce va-et-vient a continué pendant pas mal de temps, et cette sorte d’ovation a été tellement extraordinaire. Voilà cela faisait partie de la pièce. C’était bien !

Jean-Charles F. :

Quelle a été l’origine de ce projet ? S’agissait-il d’une collaboration avec l’Orchestre Symphonique de San Diego ?

Steven S. :

Oui. Ils m’ont demandé d’organiser un festival de percussions, et je leur ai dit que je ne voulais pas le faire parce qu’un festival de percussions ne me paraissait pas vraiment attractif. J’ai suggéré à la place un festival autour des lieux, du rythme et du temps, et ils ont pensé que c’était une bonne idée. En plus des concerts dans les salles de concert il y en a eu dans de nombreux lieux aux alentours. Et ainsi, cela faisait partie de ce festival et c’était mon idée. L’orchestre n’a pas joué vraiment un rôle important dans ce concert en particulier. Ils ont fait partie du planning, mais très peu de membres de l’orchestre y ont participé. Il y avait des concerts ici, et des concerts à Tijuana, et partout autour d’ici. Et nous avons présenté une nouvelle version de l’Histoire du Soldat de Stravinski en utilisant un texte d’un poète mexicain, Luis Urrea, au lieu de celui de Ramuz : un texte intitulé The Tijuana Book of the Dead [Le livre des morts de Tijuana] qui est très beau.

Jean-Charles F. :

Et John Luther Adams était-il présent au concert ?

Steven S. :

Non, il n’a pas pu venir.

Jean-Charles F. :

Tu étais en contact avec lui ?

Steven S. :

Oui, assez souvent. Même pendant la réalisation de la pièce. On lui a envoyé des photos.

Jean-Charles F. :

Je suppose que ce n’était pas le premier événement que tu organisais entre San Diego et Tijuana, ou entre la Californie et le Mexique ?

Steven S. :

Bien sûr. Nous avons réalisé plusieurs projets : j’ai eu un long partenariat avec le Lux Boreal Dance Company à Tijuana, et avec des musiciens mexicains, et le groupe Red Fish Blue Fish y a joué de façon régulière. Et en plus comme tu le sais il y a les concerts que je donne personnellement au Mexique. Mais en terme d’organisation, ces projets sont les plus importants. Et je vais organiser de nouveau le festival en 2021 et je pense continuer à organiser des collaborations avec les deux côtés de la frontière.

Jean-Charles F. :

Et tu as beaucoup d’étudiants qui viennent du Mexique ?

Steven S. :

Oui, c’est vrai, mais dire « beaucoup » semble exagéré. Celui qui a été le plus important c’est Ivan Manzanilla – l’as-tu connu ?

Jean-Charles F. :

Oui, je l’ai rencontré en Suisse.

Steven S. :

Je le vois assez fréquemment. Il est venu avec six de ses étudiants pour jouer la pièce de John Luther Adams. Il m’a écrit un texte la veille qui disait : « Mes étudiants n’ont jamais pris l’avion ! ».

Jean-Charles F. :

Alors, est-ce que tu penses que le mur va tomber ?

Steven S. :

Ce qui est intéressant dans cette affaire c’est que j’étais très mal à l’aise avec l’idée de donner l’impression qu’il s’agissait d’une manifestation de protestation. Parce que si nous avions pris cette façon de voir les choses, on ne nous aurait jamais donné l’autorisation de le faire. Il y a eu beaucoup de choses qui ont été organisées autour de cette question : il y a eu un orchestre de chambre allemand qui a tenté d’obtenir une autorisation, et il s’agissait clairement d’un mouvement protestataire envers le gouvernement de Trump, et évidemment rien de ce genre n’a pu être autorisé. J’ai voulu être très respectueux envers les services de douane car ils nous ont très bien traités en retour. Bien sûr, il y a un élément politique dans ce projet et on ne peut pas s’empêcher de penser que les connexions entre les humains et les sons passent facilement à travers les espaces et qu’aucun mur ne peut les en empêcher. Je ne vais pas m’étendre sur toute la poésie qui accompagne cette idée de mur. Mais il faut savoir que Al Jazeera était là aussi pour faire un reportage de cet événement, et ils voulaient vraiment que ce soit une manifestation protestataire. Et donc il y avait autour de cela un peu de frottement et même les journaux de San Diego voulaient savoir si cela faisait partie de la résistance à Trump. Je pense qu’on était assez d’accord vis-à-vis de la présidence de Trump, mais j’avais en même temps une autre idée des raisons pour lesquelles il fallait réaliser ce projet, et je pense que la résistance n’a pas vraiment été au centre de mes préoccupations. De toute façon, cela avait une valeur évidemment très politique et certainement toutes les personnes présentes y pensaient. Mais il y avait aussi d’autres aspects à considérer.

Jean-Charles F. :

Et – c’est sans doute la dernière question – y a-t-il aussi des murs à faire tomber dans le monde de la musique et des arts ?

Steven S. :

Eh bien, parmi les murs les plus importants, ce sont ceux qui entourent les salles de concert. On pense rarement de manière consciente l’existence des murs. Par exemple plusieurs personnes m’ont demandé de faire une pièce basée sur une sorte de mécanisme de guérison, d’aller dans un lieu donné, qui porte en son sein une blessure et de jouer une pièce qui s’y adresse d’une certaine manière. Les incendies au nord de Los Angeles à Ojai ont été l’occasion de la première proposition allant dans ce sens : il s’agissait de jouer la pièce de John Luther Adams dans la zone qui avait brûlée. Et j’en ai parlé à John, et j’étais face à cette idée assez réticent, parce que je voulais éviter que la pièce devienne cette sorte d’événement sans forme pouvant embrasser n’importe quelle valeur politique selon les désirs qu’on pouvait avoir à un moment donné. Je n’ai pas immédiatement sauté de joie à cette idée. Comme par exemple de prendre cette pièce et de la jouer dans d’autres parties du mur à la frontière avec le Mexique ou bien à Jérusalem, où à d’autres endroits du globe. Ce qu’il y a de plus beau dans cette pièce, je pense, qui la rend propice à ce genre d’expériences, c’est que après avoir écouté une heure de musique, où pour faire sens, tout le monde doit se focaliser intensément sur la production sonore, la pièce s’estompe et il reste cinq cent personnes, peu importe le nombre, qui écoutent avec une grande intensité et cette attention particulière se porte maintenant sur l’écoute des sons de la nature. C’est quelque chose d’extraordinaire, on peut s’écouter soi-même, écouter les personnes voisines, écouter le vent. C’est donc un outil qui permet d’entendre ce qui se passe dans un lieu. Et dans la mesure où l’on maintient cet aspect comme une des valeurs principales de la pièce, on peut l’exporter dans d’autres lieux.

Jean-Charles F. :

Mais ma question portait sur d’autres murs.

Steven S. :

Tu veux dire, pas simplement les murs physiques, mais d’autres types de murs ?

Jean-Charles F. :

Oui. L’exemple qu’on peut donner dans notre contexte concerne la musique populaire versus l’avant-garde de la musique classique occidentale. Ma question se situe en dehors de la pièce de John Luther Adams et de sa performance.

Steven S. :

Merci de clarifier. C’est exactement la chose qu’on essaie de faire dans la proposition faite au Banff Center (Canada) : tenter de faire disparaître la clôture qui paraît aujourd’hui plus comme des menottes que comme un outil. Je pense qu’on utilise des termes qui aujourd’hui n’ont plus de signification. Si on me demande : êtes-vous un musicien classique ? Je ne saurais pas quoi répondre. C’est vraiment une démarche très importante, mais je pense que le mécanisme pour s’adresser à ces questions doit réellement être très sophistiqué, parce que le problème est complexe. Je pense qu’il s’agit d’aller plus loin qu’un simple moment de « se sentir bien » où tout le monde reconnaîtrait que : « d’accord, on a un problème, il y a là un mur ». Mais dès qu’on veut faire quelque chose par rapport à ce problème, je ne te dis pas la difficulté et la complexité de la tâche, quand on réalise le nombre de personnes dont il va falloir changer l’esprit, et les préjugés et les partis-pris auxquels il va falloir se confronter. C’est le travail que nous avons réalisé à Banff – je ne pense pas que c’est ce qui se passe ici à l’Université de Californie San Diego dans le département de musique, même s’il y a un peu de cela. Être capable de réaliser cela me paraît crucial, et en conséquence la réponse est « oui » et il convient de trouver les mécanismes appropriés à chaque cas.

Jean-Charles F. :

Merci.

Steven S. :

Merci.

 

Transcription de l’entretien (en anglais) enregistré et traduction en français: Jean-Charles François.

___________________________________________________________________________

1. John Luther Adams n’a rien à voir avec le compositeur beaucoup plus connu sous le nom de John Adams.

2. Le New Yorker a publié un article de Alex Ross sur la version de Inuksuit présentée entre Tijuana et San Diego, accompagné d’une vidéo. Voir https://www.newyorker.com/culture/cultural-comment/making-the-wall-disappear-a-stunning-live-performance-at-the-us-mexico-border

3. Voir le Banff Centre : https://www.banffcentre.ca

Sharon Eskenazi

Access to the English translation Encounter with Sharon Eskenazi:

 


 

Rencontre avec Sharon Eskenazi
Jean-Charles François, Gilles Laval et Nicolas Sidoroff

Le 9 novembre 2019

 

Sharon Eskenazi a enseigné la danse et l’improvisation dans plusieurs écoles d’art et conservatoires en Israël de 2000 à 2011. Diplômée du « Movement notation Department of the Rubin Academy of Music and Dance » à Jerusalem, elle a poursuivi ses études à l’Université Lumière de Lyon où elle a obtenu un Master en danse (2013). Co-fondatrice du groupe DSF / Danser Sans Frontières à Rillieux-la-Pape, elle a réalisé au Centre Chorégraphique National de Rillieux-la-Pape (CCNR) en 2015 le projet Passerelles. Elle est l’assistante chorégraphique de Yuval Pick depuis 2014. Elle est Coordinatrice artistique et assistante chorégraphique au CCNR.
https://dansersansfrontieres.org/les-spectacles-les-projets/
http://ccnr.fr/p/fr/sharon-eskenazi-coordinatrice-artistique-et-assistante-choregraphique

Sommaire :

1. Présentation générale des projets Danser Sans Fronières (DSF) et Passerelles
2. Le projet Danser Sans Frontières
3. Le projet Passerelles
4. Les rapports danse/musique et la question de la créativité


1. Présentation générale des projets Danser Sans Fronières (DSF)
et Passerelles

Jean-Charles F. :

Peut-être, pour commencer, simplement décrire un peu ton parcours avant les projets qui ont eu lieu à Rillieux-la-Pape par exemple.

Sharon S. :

Donc, je suis née et ai grandi en Israël. J’y ai vécu jusqu’en 2011, quand on a décidé de revenir en France – mon mari est français, donc voilà pour lui c’était revenir – pour moi c’était un vrai changement de vie. Et donc mon parcours de danseuse s’est surtout déroulé en Israël, mais je dirais plutôt que je suis prof de danse et prof de chorégraphie. C’est ma spécialité : enseigner la chorégraphie ou les processus créatifs, c’est ce que j’ai fait en Israël. Dans mon travail j’ai fait beaucoup de projets entre israéliens et palestiniens. J’ai une amie très proche, Rabeah Morkus[*], qui est aussi une collègue palestinienne.

Gilles L. :

Vous étiez étudiantes ensemble ?

Sharon S. :

A un moment donné, on était toutes les deux dans l’équivalent d’un « CNSMD » entre guillemets – en Israël cela ne s’organise pas comme ça. C’est un groupe de jeunes qui dansent avec la Kibboutz Dance Company. (C’est la deuxième compagnie la plus grande en Israël, avec Betcheva.) C’est là qu’on s’est rencontré. Moi j’ai grandi là-bas et elle nous a rejoint quand elle avait 18 ans je crois. J’avais à peu près 18 ans moi aussi. Cela n’était pas dans mon Kibboutz mais juste à côté. Et donc on a passé un an ensemble dans cette formation.

Gilles L. :

Tu dis que ton métier est d’enseigner la chorégraphie, mais est-ce un diplôme ? Tu as fait des études pour ça ?

Sharon S. :

Oui. Mais c’était après. J’ai commencé… J’ai dansé toute ma vie, là, dans leur école, et puis j’ai fait la formation de deux ans avant d’être danseuse professionnelle, et puis après j’ai arrêté. Je me suis dit qu’en fait je ne voulais pas être danseuse et je voulais tout arrêter. Mais je me suis dit que, quand même, j’adorais la danse, donc j’allais continuer. Et je suis allé faire une Licence de quatre ans dans le domaine de la chorégraphie dans une fac de danse et de musique à Jérusalem, vraiment comme le CNSMD. Les trois majeures étaient : chorégraphie, improvisation et notation. Le système de notation ne peut pas être comme dans la musique, il essaie d’analyser le mouvement par des signes. Donc chaque notation a un système différent pour percevoir l’espace, le temps, le corps et les parties du corps. C’est super intéressant, moi j’adorais cela.

Gilles L. :

Donc ce sont des partitions ?

Sharon S. :

Oui. C’est complètement un autre monde, mais cela m’a vraiment ouvert la réflexion sur la chorégraphie et sur la composition. J’ai beaucoup appris, et plus que la chorégraphie, parce que la chorégraphie est aussi la scénographie et le spectacle, mais aussi la composition, c’est-à-dire comment on crée la partition-même des mouvements. Voilà, et après ça j’ai toujours dansé, mais dans des projets à droite à gauche, et j’ai commencé à enseigner assez vite la chorégraphie.

Nicolas S. :

Et la Licence était pour être chorégraphe ? Elle n’était pas pour être prof de chorégraphie ? Tu as parlé des trois majeures, il n’y avait pas une « mineure » pédagogie ou enseignement ?

Sharon S. :

Je ne peux pas dire, parce que certains en sont sortis et sont maintenant chorégraphes ou danseurs. Moi je suis sortie et j’étais prof, donc ce n’était pas orienté, mais il fallait faire aussi – comment on dit ? – des matières d’enseignement ou de pédagogie.

Jean-Charles F. :

Revenons sur les projets entre israéliens et palestiniens ?

Sharon S. :

Avec Rabeah pendant des années, on a monté des projets qui utilisent la danse, un outil pour rapprocher les deux peuples en conflit. Pour préciser un peu : on n’a jamais travaillé avec des palestiniens qui habitent en Palestine, donc on parle de palestiniens qui habitent en Israël. Quand je suis arrivée en France, on venait de lancer un autre projet en Israël, et j’ai été très déçue. C’était un peu dommage de ne pas pouvoir continuer à travailler avec elle. Et puis en arrivant en France, je me suis dit qu’en fait il n’y a pas qu’en Israël qu’il y a des problèmes d’identité, de vivre ensemble : comment on rencontre l’autre ? Sans avoir peur, comment tendre la main à quelqu’un qui est très différent et qui est des fois en conflit réel – bon c’est peut-être moins le cas en France mais… Quand je suis arrivée, je me suis dit qu’il y avait un vrai problème d’identité. Et donc j’ai eu l’idée de créer un lieu de création pour les jeunes qui aiment la danse et qui viennent de milieux sociaux différents, de réunir des jeunes de la ville nouvelle de Rillieux-la-Pape, là où nous habitions, c’était juste un hasard…

Gilles L. :

Comment êtes-vous arrivés ici ? Tu parles de « hasard » ?

Sharon S. :

En fait, on est arrivé dans la région lyonnaise par hasard, parce qu’on a cherché une école bilingue pour nos enfants qui ne parlaient pas français. Et on a trouvé une école à Lyon, c’est pour ça qu’on y est arrivé. Et à Rillieux-la-Pape parce qu’on a cherché une maison ou un appartement, et on n’était accepté nulle part parce qu’on n’avait pas les papiers nécessaires… Vous savez comment c’est ici, c’est très, très carré. Et donc « ici », par hasard, c’était la seule personne qui a accepté notre dossier. Alors on a dit oui tout de suite. Et moi je n’ai pas travaillé, je n’avais rien ici ; au départ j’ai décidé de ne pas chercher de travail parce que les enfants ont dû faire face à un très grand changement. Et puis, après un an, j’ai décidé de faire un Master 2 à Lyon II en danse, plus précisément arts du spectacle, parce que je ne parlais pas vraiment le français et j’avais très peu d’expérience de lire et d’écrire en français. Je me disais que, si je veux travailler ici, il faut bien améliorer mon niveau de français et avoir aussi un diplôme ou des formations en France. Et durant ce Master, j’ai décidé de fonder l’association « Danser sans frontières » (DSF) pour créer un groupe de jeunes danseurs amateurs, venant de cultures et d’endroits très différents et pratiquant différents styles de danse.

Jean-Charles F. :

Justement, toi-même, tu es ?

Sharon S. :

Moi je viens de la danse contemporaine. Mais comme je suis plus impliquée dans les processus de création, ce n’est pas un style particulier de danse qui m’intéresse, mais plutôt ce qu’il y a derrière, le contenu que quelqu’un amène dans sa danse. Donc ça peut être autant la danse urbaine comme la danse classique ou la danse contemporaine. C’est ça qui m’a intéressée dans cette démarche, c’est de créer un lieu de création. Pour moi, la création est un acte très important et qui libère la personne, qui lui donne accès à quelque chose d’intérieur, à son identité ; parce que pour créer, il faut savoir qui je suis et ce que je veux. Et donc, pour moi, la démarche n’était pas d’envisager un groupe de danse qui travaillait avec un prof enseignant telle ou telle danse ou telle ou telle chorégraphie. En plus de l’acte de la création comme acte fondateur, il s’agissait aussi de créer quelque chose ensemble parce que, si l’on crée ensemble, il faut toujours avoir quelque chose en commun, avoir la possibilité de parler, de partager, etc. Voilà, c’était là nos deux envies et donc j’ai fondé l’association fin 2013. Le groupe a été créé en avril 2014 avec 12 jeunes. Dès le départ il y avait la parité entre filles et garçons vraiment 6 et 6, donc c’était déjà bien… Et il y avait des jeunes de Rillieux-la-Pape, de la ville nouvelle comme d’autres quartiers, et aussi de Caluire-et-Cuire. Et on a commencé à travailler sur la première création ensemble, vraiment le début-début. Donc je leur ai proposé quelques démarches, quelques consignes de création et chacun a créé de petites choses en groupe qu’on a mises ensemble. Petit à petit, au cours des années, ça s’est vraiment développé. Et comme le but principal était de leur donner l’opportunité de créer, à la fin de la deuxième année, je crois, ils ont créé eux-mêmes leurs propres pièces. Donc une personne, un danseur ou une danseuse, a porté et signé la création. Et depuis c’est comme ça, c’est eux qui créent et moi je suis là pour faire mon métier : être un œil extérieur et les accompagner dans leurs démarches, dès le départ.

Jean-Charles F. :

Cela s’est passé dans le Centre Chorégraphique National de Rillieux ?

Sharon S. :

Alors, non. C’était une initiative personnelle et donc j’ai créé une association qui fait ses actions à Rillieux-la-Pape. Donc la mairie me donne chaque année un créneau dans un studio de la ville, et on travaille tous les dimanches de 16h à 19h. Donc c’est un vrai engagement de la part des jeunes, parce que ce n’est pas rien d’être présents tous les dimanches de 16h à 19h. Et en fait c’était un axe très clair : il n’y a pas d’auditions, ce n’est pas par le savoir-faire que quelqu’un peut être accepté, mais par l’engagement. Être engagé est aussi un aspect que je trouve super important pour les jeunes. Si on décide de faire quelque chose, c’est pour aller jusqu’au bout. Et ce n’est pas « je viens, je ne viens pas, c’est sympa, ce n’est pas sympa ».

Gilles L. :

Tu as eu des fois des soucis avec ça ?

Sharon S. :

Ah, oui ! Tout le temps.

Gilles L. :

Et qu’est-ce que tu dis aux gens ?

Sharon S. :

Ça veut dire que oui, parfois je dis aux gens par exemple qu’ils ne peuvent pas être sur scène parce qu’ils n’étaient pas avant aux répétitions. Parce que « là je ne peux pas, non, j’ai autre chose, ah non mais en fait, Sharon, je suis désolé(e), voilà, j’ai un repas de famille… » Alors ça arrive, mais maintenant, par exemple, je n’ai plus de soucis avec ça. Et même pour les jeunes qui rentrent chez nous, comme de nouvelles personnes qui rentrent, c’est tellement acquis que je n’ai pratiquement pas de soucis avec l’engagement.

Gilles L. :

Pour revenir sur la question de Jean-Charles, tu as été voir la mairie pour qu’ils te prêtent un studio de danse. Et après, petit à petit, cela s’est rapproché du Centre chorégraphique, dans un deuxième temps ?

Sharon S. :

Alors, le partenariat avec le Centre Chorégraphique National a commencé autour du projet « Passerelles ». En fait, dès le départ, en plus de toutes les démarches que j’ai racontées tout à l’heure sur la création commune, j’avais tout de suite dans ma tête cette envie de faire le projet « Passerelles ». Comme j’ai travaillé en Israël avec un groupe d’israéliens et de palestiniens, un groupe mixte, je me suis dit que cela pouvait être très intéressant de faire rencontrer les deux groupes et que chaque groupe puisse voir ce que veut dire de rencontrer l’autre. Qu’est-ce que cela veut dire de regarder un autre conflit un peu de loin, un conflit différent, tout en n’utilisant pas le mot « conflit », mais une situation sociale et culturelle et politique, telle que la situation en Israël ou la situation en France. Qu’est-ce que cela veut dire aussi d’avoir des identités très différentes. Comment chacun vit son identité propre sans la cacher, par exemple. Ce que j’ai trouvé ici très présent, c’est que… – peut-être il y a une envie politique ou une question culturelle ? – mais on a tendance à cacher sa singularité ou ses racines pour être comme tout le monde. Et donc je voulais vraiment que les jeunes – je ne sais pas – blacks ou arabes qui vivent ici dans la ville nouvelle se sentent fiers de leurs racines, de leurs origines, et qu’ils les expriment de manière libre. Et que c’est bien d’être tous différents et que chacun amène sa culture. Donc je pensais qu’en organisant une rencontre entre les français et le groupe israélo-palestinien, cela allait ouvrir des portes pour tous les participants. Mais, au départ ce n’était qu’un projet, vraiment sans argent, sans savoir si j’aurais quelqu’un derrière moi pour le porter. Et je commençais à peine à travailler avec Yuval Pick[*], directeur du Centre chorégraphique, à l’époque je n’étais pas son assistante, je n’avais même pas encore travaillé au CCNR. Je lui ai proposé ce projet, il était intéressé. C’était un an et demi après mon arrivée en France et je n’avais plus de groupe en Israël, donc il fallait aussi que j’aide ma copine palestinienne à en construire un…

Cela a été très laborieux. J’ai déjà lancé la machine ici. Le Grand Projet de Ville à Rillieux-la-Pape m’a aidée à monter un projet “politique de la ville”, donc j’ai pu obtenir de l’argent publique. Et donc il fallait absolument que ce projet aboutisse. Alors on a créé ensemble un groupe en Israël, moi un peu de loin, mais Rabeah de près. Et tout cela s’est réalisé en février 2015, date où le groupe israélo-palestinien est arrivé à Rillieux-la-Pape. Le CCNR a donné le cadre : cela veut dire le studio et aussi – parce qu’il y avait aussi le rez-de-chaussée – un lieu pour manger et accueillir tout le monde. Il y avait 24 personnes dans le groupe israélo-palestinien et 12 dans le nôtre, donc c’était un groupe énorme. Et en plus le CCNR a donné le temps au danseur Yuval Pick pour animer le stage, parce que l’idée c’était de se rencontrer, mais autour de la danse, pas juste dans un café ou pour faire la visite de Lyon. On a vécu une semaine de vrai stage de danse ensemble, avec les deux groupes. Et cela a été vraiment une rencontre humaine et un choc culturel très forts pour tout le monde. On avait la sensation que “faire tomber les murs” est possible. Mais ce n’est pas si simple, parce qu’il n’y avait pas de murs déjà établis dans les deux groupes, mais ils étaient très distants, ils étaient très différents, culturellement très éloignés. Ils n’avaient pas de langue en commun, car les français parlent à peine anglais, les israéliens et les palestiniens ne parlent pas le français. Il n’y avait pas non plus d’histoire commune entre les deux groupes et au sein de chaque groupe pris séparément. C’est-à-dire qu’à l’intérieur du groupe israélo-palestinien, il y avait des palestiniens et des israéliens qui n’ont pas l’habitude de travailler ensemble ni de faire des choses ensemble. Et à l’intérieur du groupe de DSF, comme je vous l’ai dit, il y avait des gens très différents. Et cela a vraiment fait un effet de « whhhfff » de – comment dire ? – oui, de rassemblement, de rapprochement plutôt. Des gens qui étaient des étrangers complets au départ sont devenus les meilleurs amis du monde une semaine après. C’était aussi vrai pour nous les adultes qui étions autour, on était très impressionné de cette force de la danse. Je dis de la danse, parce que ce n’est pas juste le fait de se rencontrer, pour moi, c’est la danse qui a permis de rencontrer l’autre, en premier lieu sans les paroles. C’est-à-dire sans les mots, et à travers le corps, parce que le corps parle et il a cette capacité d’accueillir le corps de l’autre, sans doute mieux qu’à travers les mots. Pour eux et pour nous aussi, cela a été une expérience très forte.

Il convient de juste expliquer un peu la démarche autour de ce projet, et voir comment cela s’est construit. J’ai commencé par la mairie et le Grand Projet de Ville pour obtenir des subventions publiques. Ce n’était une somme énorme, 3000 ou 3500€ je crois, et j’ai monté le projet avec ça. Pour pouvoir rentrer dans les frais, j’ai fait appel à des familles à Rillieux-la-Pape pour accueillir les jeunes. L’envie était de faire participer les habitants de Rillieux dans ce projet, de vraiment les impliquer dans une action commune. Cela s’est super bien passé, parce qu’ils étaient vraiment là et ils sont venus pour voir le spectacle. Ces gens, après, ont gardé contact avec les jeunes du groupe israélo-palestinien et du groupe français. C’est devenu un cercle proche du groupe DSF. En plus ces familles ont permis d’accueillir les jeunes sans avoir à sortir le budget que cela nécessite. Et puis j’ai aussi appellé des habitants de Rillieux-la-Pape pour être bénévoles dans la cuisine : on était 35 jeunes et puis les adultes autour. Donc on était 50 en tout qui devaient manger tous les jours, trois repas par jour, pour des jeunes. Et comme j’avais très peu de budget, il fallait quelqu’un qui puisse cuisiner et surtout des pâtes pour 50 personnes. C’était une autre façon d’intégrer les habitants dans ce projet. Et la MJC a aussi été partenaire.

 

2. Le projet Danser Sans Frontières

Gilles L. :

Tu te souviens comment tu as contacté ces gens-là, ces bénévoles ? C’était dans le journal municipal ?

Sharon S. :

Bonne question. Il y a un aspect très important : au départ, je n’ai pas créé le groupe DSF toute seule. Je l’ai créé avec Hatem Chaiti[*]. Il est danseur chorégraphe de hip-hop et habite à Rillieux-la-Pape. Il est tout ce que moi je ne suis pas : homme, musulman, qui danse hip-hop. Alors que je suis israélienne, femme, juive et je viens de la danse contemporaine. Je me suis dit, voilà, il ne suffit pas de dire aux autres de faire tomber les murs, il faut commencer à le faire avec soi-même. Donc il a commencé ce projet avec moi, et c’était très intéressant. Même quand j’ai mené des projets en Israël avec des palestiniens et des israéliens, c’était toujours dans le domaine de la danse contemporaine. Donc, là c’était différent. Je l’ai rencontré, et cela a été la première fois que j’ai assisté à un cours de danse hip-hop – parce qu’en Israël ce n’est pas comme ici, ce n’est pas très commun ; quoique maintenant cela l’est peut-être devenu mais il y a 10 ans je ne crois pas que c’était le cas. J’ai travaillé surtout dans des lieux qui forment des jeunes qui veulent être professionnels, la danse urbaine n’y était pas enseignée. Et donc j’étais assez éloignée de cette culture et c’est par Hatem que j’ai pu rencontrer le hip-hop. Cela a été le moyen de travailler avec des gens différents. Nous avons commencé le premier projet “Passerelles” ensemble. Il n’est pas né ici, mais cela fait des années qu’il habite et travaille à Rillieux-la-Pape, il a de la famille et des amis. Donc il m’a aidée aussi à trouver des bénévoles, et en plus à cette époque-là, il a travaillé à la MJC de Rillieux-la-Pape. Par Hatem on a fait aussi des partenariats avec la MJC, avec le CCNR et par DSF avec la ville. Donc c’était les trois partenaires qui ont porté finalement le projet.

Jean-Charles F. :

On peut peut-être revenir en arrière un tout petit peu. Tu as parlé d’engagement, je voulais savoir exactement ce que cela voulait dire : c’était simplement un engagement de temps ? Ou d’être là ? Ou est-ce qu’il y avait d’autres éléments qui entraient en compte ?

Sharon S. :

Pour moi c’était d’être là.

Jean-Charles F. :

C’est une présence physique et active ?

Sharon S. :

Oui, exactement.

Jean-Charles F. :

Est-ce la seule obligation ?

Sharon S. :

Oui, c’est tout ce qui est important en fait. Parce que chaque personne amène quelque chose, donc si elle est là, présente, elle va contribuer. Et si elle n’est pas là (ou seulement de temps en temps) cela ne tient pas, ni pour le groupe ni pour la personne elle-même.

Jean-Charles F. :

Alors quel était le profil des gens qui ont été éliminés ?

Sharon S. :

En fait je n’ai éliminé personne. Ce qui était important pour moi, c’était d’exiger une présence régulière, parce que l’engagement est justement un des problèmes des jeunes qui vivent dans la ville nouvelle. Soit, ils ont moins d’exemples dans leur vie d’engagement réel, soit ils ne se sentent pas responsables de ce qu’ils font. Donc amener chacun à apprendre combien l’engagement est important, était une démarche éducative essentielle pour moi. Parce que si quelqu’un n’est pas présent, il ne va pas apprendre. Il s’agissait moins d’éliminer qui que ce soit, que de dire que la réussite commence par là dans la vie professionnelle. C’était pour que cela soit clair.

Jean-Charles F. :

Donc je comprends et même j’adhère à cette idée, mais en même temps ce qui m’intéresse c’est de savoir un peu les raisons de ceux qui n’ont pas accroché.

Sharon S. :

Alors, voilà l’exemple d’un jeune qui avait beaucoup de problèmes personnels, et aussi à l’école. Il est arrivé jusqu’en troisième ou seconde à l’école, puis il en est parti. Et donc il avait un vrai problème d’engagement, une difficulté à croire en quelque chose. Je l’ai accompagné pendant trois ans, de 2014 jusqu’à 2017. Eh bien je peux vous dire que j’ai tout essayé. Je suis même allé avec lui à l’école de la seconde chance après qu’il ait été renvoyé de son lycée. Il a donc passé un an à la maison sans rien faire, et j’ai essayé avec sa mère et sa grand-mère, de faire en sorte qu’il continue DSF malgré tous ses problèmes et cela n’a pas été facile. Et à la fin je suis même allée dans son école pour être l’adulte responsable et cela n’a pas marché. Il est resté peut-être trois mois dans ce lycée, et puis il en est parti. Et après j’ai réessayé qu’il réintègre DSF, parce que je pensais que DSF était un cadre qui pouvait l’aider mais je n’y suis pas arrivée. Maintenant il n’est plus dans le DSF. Et c’est vrai que ce n’est pas le fait d’avoir mis l’engagement comme la règle numéro un qui a conduit à ce qu’il ne fasse plus partie du groupe DSF, parce qu’il avait toutes ses chances. Et la porte est toujours restée ouverte et il le savait. Mais ça montre qu’avoir des problèmes d’engagement n’est pas qu’une question de personnalité. C’est aussi une question d’expérience de vie, de… pas de problème familial, mais de…

Gilles L. :

… d’environnement ?

Sharon S. :

Oui d’environnement : qu’est qu’il y a autour de toi ? Qu’est-ce qui fait que tu n’arrives pas à être toi-même complètement dans un endroit pendant au moins un certain temps ? Parce que tu n’y crois pas ; parce que personne n’a confiance en toi, donc tu changes tout le temps, donc tu pars, tu reviens, tu pars, tu reviens, c’est super compliqué. Et c’est vrai que, par exemple, je sais que à la mairie, ils adhèrent au projet de DSF, mais une fois une élue m’a dit : « mais pourquoi vous ne travaillez pas avec des gens qui sont dans la rue ou qui sont en situation très précaire ? » Parce que c’est vrai que les gens de DSF, ce n’est quand même plus pareil maintenant. Même au début le jeune dont je parlais était un des plus vulnérables. Les autres ils font des études, ce sont aussi des jeunes qui sont très bien encadrés dans leur vie personnelle.

Gilles L. :

Oui, il y a beaucoup de futurs ingénieurs parmi ces jeunes danseurs…

Sharon S. :

Oui ils font de grandes études. Mais c’est vrai aussi que je crois et j’espère que le fait d’être dans ce cadre-là, dans DSF, cela a apporté beaucoup de choses à chacun. Donc cela a renforcé leur confiance et leur chemin professionnel. Maintenant il y en a qui sont devenus des danseurs professionnels, c’est grâce à cela aussi. Mais pas tous, DSF reste ouvert aux amateurs, ce n’est pas un groupe professionnel.

Jean-Charles F. :

Et juste pour finir avec ce groupe initial, qu’est-ce qui s’est passé à la première séance ? Ou les premières séances ? Au tout début ? Quelle était la situation spécifique ? Quels étaient les mécanismes qui ont pu créer le groupe ?

Sharon S. :

En fait, au début, cela n’a pas été facile d’établir des liens de confiance avec eux, à cause de leurs habitudes. Par exemple il y avait des jeunes qui ont pratiqué la danse contemporaine, le hip-hop et le « dance-hall » qui est la danse des îles, une danse africaine. Mais ceux qui pratiquaient ces trois styles de danse, le faisaient dans une manière – comment on peut décrire cela ? – dans une manière très stylée, c’est-à-dire : je produis, je copie le prof, je produis un style de danse, il y a un vocabulaire spécifique que je maîtrise plus ou moins. Il n’y a pas une démarche créative là-dedans, c’est juste une démarche de production, c’est-à-dire produire quelque chose et le faire bien. Et donc, moi, avec des exercices plutôt tournés vers la créativité, cela a été beaucoup plus difficile. La difficulté a été pour chacun de pouvoir développer quelque chose de créatif pour permettre un peu de les faire sortir de leurs zones de confort : « Ah ! Moi je sais bien tourner sur la tête, moi je sais bien faire ceci ou cela… je ne sais pas quoi… » Et à travers cette démarche, d’être un peu plus proche de l’artistique, parce que c’est cela qui m’intéresse, c’est l’art finalement. Et l’art n’est pas le vidéo-clip de MTV. L’art, c’est réussir à toucher la sensibilité de quelqu’un. C’est cela qui a été très difficile. Si l’on parle de murs, c’est là qu’il y a le mur le plus haut. Dans la cité en tout cas. On ne montre jamais quelque chose qu’on sait faire spécifique à soi-même indépendamment de la culture dominante du groupe auquel on appartient, sinon, il risque de nous rejeter. C’est un phénomène qu’on peut observer partout. Mais c’est encore plus vrai quand on grandit dans une cité telle que celle de la ville nouvelle de Rillieux. Alors ce n’est pas deux ou trois séances qui ont fait la différence. Ce travail a pris quelques années. Mais en même temps, je savais que c’était très important de leur faire découvrir l’art de la danse, parce qu’il y en a qui ne sont jamais venus à la Maison de la Danse par exemple, n’ont jamais vu un spectacle de l’art de la danse. Certains avaient derrière eux des années de pratique “culturelle”, et d’autres n’en avaient pas du tout. Et donc, rien que cette rencontre entre des gens qui pratiquent différemment la culture ou l’art, cela fait grandir tout le monde. Voilà, l’idée en plus était de leur faire découvrir l’art de la danse dans toutes ses formes. Donc on a été à la Maison de la Danse qui a même organisé pour nous une visite derrière les coulisses pour découvrir des métiers. Et après le projet Passerelles, ils étaient vraiment « chez eux » entre guillemets, au CCNR, au Centre Chorégraphique. Donc ils sont venus voir presque toutes les représentations en fin de résidence du CCNR, et c’est vraiment hardcore. Ce sont des compagnies émergentes qui font des choses qui ne se situent pas dans le mainstream, pas dans les pratiques reconnues par les institutions. Comment dire ? Ce n’est pas ce qu’on voit à la Maison de la Danse [rires]. Par exemple, même très simplement la question de l’homosexualité : je me rappelle une fois, une compagnie avait travaillé autour de ça, et pour eux, c’était vraiment la première fois qu’ils ont vu une telle expression libre autour de ce sujet. Après, il y a la question de la nudité (« t’as vu ? ») [rires] Donc c’était aussi une manière de leur faire découvrir en eux quelque chose d’artistique ou sensible, et de voir que c’est OK. On a la permission de toucher des choses qui, des fois, sont interdites ou sont cachées. Donc tout cela participait à faire tomber les murs de la façade. J’ai répondu à ta question ?

Nicolas S. :

On peut essayer de rentrer plus en détails. Dans PaaLabRes, on parle de la notion de protocole, le “truc” qui permet justement que ça commence. Donc la question de Jean-Charles portait aussi sur le moment où ils arrivent, le premier dimanche à 16h. Comment tu ouvres la porte, qu’est-ce que tu dis, la question du vestiaire et d’autres ? Et puis, qu’est-ce que tu leur dis au début, par quoi ça commence, est-ce que c’est sans paroles ou avec, et quelle première activité que tu leur fais faire ?

Sharon S. :

En fait, si je m’en rappelle bien, c’était en 2014, mais je crois qu’on a commencé par parler, parce que ce n’est pas une école de danse. On est parti vraiment de rien pour construire le groupe. Donc, hop, un samedi ou un dimanche arrive un groupe… chacun s’est présenté, un petit peu, et puis après, moi, je leur ai expliqué mes intentions sur la création, un peu comme je vous l’ai dit. J’ai commencé par leur parler du projet Passerelles, parce qu’il était déjà dans ma tête, et je voulais qu’ils le sachent pour voir s’ils en avaient envie. On a parlé du fait que chacun vient d’une technique ou d’un style de danse différents, que je n’avais pas l’intention de les mettre de côté et de ne faire seulement que du contemporain. Je voulais que cela soit clair, donc c’est la première chose que j’ai mis sur la table : chacun peut garder ce qu’il fait, tout va bien, on peut toujours faire du hip-hop si on veut ! C’était très important, parce qu’ils avaient un peu peur de se retrouver sans leurs habitudes ou sans ce qu’ils savent faire. Donc je ne me rappelle pas si on a fait la réunion et dansé tout de suite après, ou si c’était la fois d’après ? Je crois qu’on a dansé déjà, dans cette première rencontre. Je fais des exercices permettant de garder ce qu’on sait faire et quand même converser – danser – avec l’autre. Je suis rentrée tout de suite avec la danse. On a parlé, mais il y avait tout de suite une action de mouvements et de la danse. Je voulais qu’ils comprennent la démarche, et qu’ils voient que ce n’était pas un cours de danse comme ils ont l’habitude (avec un prof qui est là, les danseurs sont derrière et font ce que fait le prof). Ce n’est pas du tout comment cela que se passe. Je suis là, je parle, je donne des images, et eux ils doivent réagir, voilà. Bon, au départ c’est difficile, parce que comme je vous l’ai dit, ils n’avaient pas accès à cette manière de procéder. Ils n’avaient accès qu’à produire des mots qu’ils connaissent : des phrases, des mots et du vocabulaire déjà acquis.

Nicolas S. :

Quelles sont les images que tu donnes ? Est-ce que certaines marchent mieux que d’autres ou pas, certaines que tu as l’habitude d’utiliser ou pas, et pourquoi ?

Sharon S. :

Avec DSF, j’essaie de donner des images le plus – comment on pourrait dire ? – pratique, très dans l’action. [Elle montre par des gestes]. Parce que c’étaient vraiment des amateurs qui ne se connaissaient pas entre eux, donc il y avait plein de barrières qui rendait cela pas facile.

Jean-Charles F. :

Les images, ce ne sont pas des choses qui sont projetées ?

Sharon S. :

Alors, « image » n’est peut-être pas le mot parce que, en fait, ce sont des consignes qui concernent des actions à faire. Par exemple, c’est se donner la main. Et à partir de là, on peut proposer des choses, comme interdire de se séparer, pour voir ce qu’on peut faire avec cette idée. Voilà, ce genre de situation que chacun peut réaliser, même si cela n’est jamais simple, car cela touche à quelque chose d’intime. Il ne s’agit pas de produire quelque chose comme : hop ! j’ai fait un tour et tu dis « wow ! ». Ce n’est pas dans ce contexte que ça marche, que ça vibre. Donc j’essaye de faire des choses simples, mais pas si simples que cela. Parce que ce sont tout de même des danseurs : il faut à la fois qu’ils sentent la présence d’un défi par rapport à la danse, et que cela reste assez simple ou assez clair dans les actions pour ne pas les mettre en difficulté. J’essaye de trouver cet équilibre, puis d’improviser un peu avec ce qu’on peut observer. Je prépare un truc, mais après c’est le groupe qui improvise dessus. Et je ne me rappelle pas exactement ce que je faisais, bien sûr. [rires]

Jean-Charles F. :

Ce n’est pas grave…

Sharon S. :

Mais c’est sûr que c’était dans cet ordre-là, parce que je travaille toujours comme cela et que, petit à petit, de rencontres en rencontres, cela a commencé à faire sens. Mais cela a pris énormément de temps. Et aujourd’hui, par exemple, si j’invite des chorégraphes pour travailler avec le groupe DSF, et même moi de l’extérieur, je me dis « wow », c’est incroyable comme ils dansent, comment ils sont disponibles. Ce n’est pas seulement la disponibilité de leurs corps dans la danse, mais c’est aussi dans la disponibilité de leur for intérieur. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de limites et c’est très impressionnant. Et c’est aussi parce que, après cinq ans de travail en commun et avec moi, il s’est formé un noyau dur. Ils ont pu rencontrer des chorégraphes, des danseurs, ils ont participé à des workshops, des stages, avec pas mal de gens, ils ont vu des spectacles et à la fin ils ont aussi travaillé avec Yuval Pick, ils ont pu faire l’expérience d’un véritable processus de création avec un chorégraphe. C’est tout cela qui a fait que, maintenant, ils sont super disponibles et super ouverts d’esprit.

Gilles L. :

Il y a une confiance qui s’est installée aussi entre eux, qui fait que cela se ressent beaucoup quand j’ai été voir le spectacle.

Sharon S. :

Pour eux, c’est vraiment devenu une famille. Il y a quelques jours, le 30 octobre [2019], on a présenté un spectacle et ils ont passé une soirée ensemble. En fait, ils sont tout le temps ensemble en dehors de DSF, donc ils sont devenus vraiment comme une petite famille et des amis très proches… Ils partent en vacances ensemble, cela va au-delà de ce qui se passe au studio. Mais c’est vrai que la confiance entre eux les aide à être libres, parce que c’est toujours le regard de l’autre qui nous fait peur. Tout change quand le regard de l’autre devient tellement bienveillant…

 

3. Le projet Passerelles

Jean-Charles F. :

On peut revenir au projet Passerelles. Par exemple, donc, si je comprends bien, c’était de faire venir des jeunes – ou moins jeunes je ne sais pas – d’Israël et de Palestine et donc est-ce que tu pourrais décrire un petit peu en terme de la composition de ce groupe. Par exemple, tu as dit que les palestiniens vivaient en Israël mais où en Israël, et même chose pour les israéliens ?

Sharon S. :

Alors dans le premier groupe qui est venu à Rillieux-la-Pape en février 2015, ils étaient 24, 12 israéliens et 12 palestiniens (ou très proche de ça peut-être 11 et 13 ou un truc comme ça). Et c’était très important pour Rabeah et moi qu’il n’y ait pas 14 israéliens et 3 palestiniens parce que cela arrive souvent. Car, pour les palestiniens, ce n’est pas évident de faire des choses avec des israéliens. La parité n’est parfois pas du tout respectée quand on fait des choses en Israël. Et c’était aussi très important pour nous qu’il y ait une parité hommes/femmes, donc il y avait vraiment presque le même nombre de garçons comme de filles, israéliens et palestiniens. Rabeah et moi, nous venons toutes les deux du nord d’Israël, côté Liban et nous avons grandi dans la même région, elle dans un village palestinien, et moi dans un village israélien. Et donc la plupart des jeunes palestiniens étaient originaires du nord d’Israël. Juste pour peut-être expliquer : en Israël habitent à peu près un million de palestiniens.

Jean-Charles F. :

On les appelle les arabes-israéliens ?

Sharon S. :

Oui. Pour moi, en premier lieu, ce ne sont pas des arabes-israéliens. Ce nom est celui que les israéliens ont inventés pour ne pas dire que ce sont des palestiniens et ne pas créer ce lien avec les palestiniens de Palestine. Et si on demande aux arabes-israéliens leur nationalité, ils vont dire qu’ils sont palestiniens.

Jean-Charles F. :

Oui, d’accord.

Sharon S. :

Comme je savais que, entre les israéliens et les palestiniens, ce n’est pas facile, il y avait un vrai problème d’affirmation d’identité, surtout chez les palestiniens envers les israéliens, et de considération des israéliens envers les palestiniens. Et donc, dans le projet Passerelles, il y a eu un moment où la télé France 3 est venue les interviewer au studio ici à Rillieux-la-Pape, il y avait un journaliste et un photographe. Donc ils ont filmé, mais ils m’ont dit : « Mais on ne comprend pas, qui est qui ? On ne voit pas de signes distinctifs ». Je leur ai répondu : « oui, eh bien, c’est vrai. » Et j’ai décidé comme ça, en improvisant, de leur demander de venir vers la caméra et de dire leur prénom, nom, et d’où ils viennent dans la langue qu’ils préféraient. En fait, j’ai fait ça pour les israéliens et les palestiniens plus que pour les français, parce que je savais que cela allait être très révélateur. Et donc tous les palestiniens – et ils ont tous la nationalité israélienne, ils habitent tous en Israël – tous les palestiniens, tous, sont venus vers la caméra, ils ont dit en arabe, je suis « je-ne-sais-pas-qui », je suis palestinien, ah ! et je suis palestinien qui habite à Saint Jean d’Acre en Palestine. Pour les israéliens, même Saint Jean d’Acre est complètement en Israël, pas que pour les israéliens mais pour tout le monde. Pour les palestiniens, c’est en Palestine. Et pour les israéliens, cela a été un vrai choc : que quelqu’un dans le groupe qui habite en Israël puisse dire qu’il habite en Palestine. C’est quand même extraordinaire. Et moi je savais que les israéliens allaient être extrêmement choqués. Voilà, je raconte cette anecdote pour juste expliquer que Rabeah et moi on peut dire que nous sommes voisines. Mais en Israël ce n’est pas comme ici, les communautés ne vivent pas ensemble. C’est-à-dire que les écoles, l’Education Nationale, sont séparées. Donc tu peux grandir à cinq minutes d’intervalle et ne jamais rencontrer un palestinien avec un israélien, sauf quand tu fais tes courses. Les systèmes sont séparés, donc tu grandis séparément. Et des fois tu ne parles même pas la langue officielle parce que, si tes parents ne sont pas éduqués ou qu’ils ne sont pas en contact avec la société israélienne, tu peux finir l’école et ne pas savoir parler hébreux par exemple.

Gilles L. :

Mais tu peux vivre quand même en Israël sans parler hébreu ?

Sharon S. :

Alors ce n’est pas facile : on crée des citoyens de deuxième zone qui n’ont pas les mêmes moyens, parce qu’ils n’ont a pas la même facilité d’accès au pouvoir ou aux gens, ou même à l’éducation. Parce que si l’on ne parle pas hébreux, on ne peut pas aller à la fac. Alors par exemple, la plupart, ceux qui ont de l’argent vont faire leurs études à l’étranger. Ils contournent le problème de ne pas parler hébreux. Ils ne regardent pas la télé israélienne qui est en hébreux. Ils regardent la télé de la Jordanie, du Liban, de l’Égypte. Cela fait que tu vis en Israël, mais tu ne participes pas du tout à la culture israélienne.

Jean-Charles F. :

Quelles étaient les pratiques de danse de ces deux groupes ?

Sharon S. :

Alors Rabeah est une vraie pionnière dans la communauté palestinienne. En plus du problème avec Israël, avec l’identité israélienne, etc., les palestiniens ont aussi leurs problèmes internes : parce qu’il y a des musulmans et il y a des chrétiens. Et il y a aussi une guerre entre les chrétiens et les musulmans, ce n’est pas facile. Et en plus la danse n’est pas du tout la bienvenue, ni dans la communauté musulmane, ni dans la communauté chrétienne. On accepte difficilement la présence des pratiques artistiques et que les femmes puissent danser. Bon, aujourd’hui cela a changé, je parle d’il y a vingt ans, de l’époque où Rabeah a commencé, ce n’était pas du tout accepté. Aujourd’hui, petit à petit, cela commence à l’être. Elle a pu vraiment amener cela au cœur du village. Elle a créé et fondé une école de danse, qui était je crois la première école de danse de toute la communauté palestinienne. Elle a beaucoup défendu cette idée et il y a maintenant des élèves qui sont grands, et il y en a même certains qui sont devenus professionnels. Mais c’est un combat permanent. Tout le groupe palestinien était constitué de jeunes qui gravitaient autour de Rabeah, et donc qui n’habitaient pas loin de Saint Jean d’Acre, le village palestinien. En ce qui concerne les israéliens c’était plus compliqué, parce que j’étais déjà ici et qu’il n’y avait personne pour fédérer un groupe. Et donc, on les a un peu trouvés comme ça, sur la base de ceux qui étaient intéressés par cette démarche, par ce projet de travailler avec les palestiniens. L’idée n’était pas seulement de venir en France, mais de créer un groupe en Israël, et vraiment proposer quelque chose d’intéressant dans le travail ensemble. En réalité, ce groupe a été créé justement pour partir en France et quelque mois après, le groupe n’a plus fonctionné, parce que les gens étaient trop loin les uns des autres. En fait, on a créé le groupe deux mois avant le départ. Cela veut dire que, en décembre 2014, c’était la première fois qu’ils se sont rencontrés. Quand ils sont arrivés en France, c’est à peine s’ils formaient un groupe. Pour eux c’était le tout début du projet. En plus, ils étaient 24, c’est trop de gens pour pouvoir gérer un groupe. Il y a eu un grand changement dans le groupe israélo-palestinien qui est venu pour la deuxième fois en 2015 : ce n’est pas le même groupe, mais il y a comme ici un noyau dur qui a suivi le projet depuis le début.

Nicolas S. :

La première fois où ils se voient en Israël/Palestine, c’est en décembre 2014, du coup est-ce que Rabeah a utilisé les mêmes méthodes que toi ?

Sharon S. :

Oui. Mais dans leur groupe, il y avait moins de différence de styles de danse. Parce qu’elle travaille un peu comme moi, donc ces jeunes-là avaient déjà cette habitude-là. Et les israéliens qu’on a trouvés avec une autre copine qui travaille avec nous, connaissaient aussi déjà cette manière de travailler. Mais par contre, pour eux, c’était le fait de travailler ensemble qui était nouveau. Et Rabeah et moi, on a vraiment insisté que toutes les rencontres aient lieu dans le village palestinien. Parce que souvent, le plus fort demande au plus faible de venir vers lui. C’est plus facile de faire une rencontre dans une ville juive que d’aller dans un village palestinien. Donc on a dit : eh bien ceux qui seront acceptés dans le projet seront ceux qui ont cette volonté de franchir ce mur-là, cette porte-là. C’était presque l’audition pour le groupe : qui a l’audace de venir plusieurs fois dans un village palestinien sans avoir peur. C’est ce qu’ils ont fait… Les jeunes de Rabeah ont invité les jeunes israéliens. Par exemple ils ont aussi passé un week-end ensemble, en étant invités dans les familles palestiniennes. Parce que ce n’est pas que la danse, pas que l’art, c’est aussi une démarche citoyenne. Être invités a produit un déclic chez eux. Cela a été toujours un accueil super chaleureux, donc c’était super important.

Nicolas S. :

Et quelle était la langue utilisée dans la rencontre en Israël ?

Sharon S. :

C’était l’hébreu, parce que malgré tout – je disais que c’était des systèmes éducatifs différents – ils apprennent l’hébreu à l’école. Après il y en a qui ne parlait pas l’hébreu, comme par exemple un jeune qui était en seconde. Mais les autres parlaient bien. La langue officielle était l’hébreu. Ensuite on a essayé d’utiliser systématiquement l’arabe et l’hébreu, c’était une déclaration à caractère presque politique. Les âges étaient aussi assez différenciés. Il y avait un jeune qui avait 16 ans, mais aussi une fille de 25 ans qui était déjà en Master en Israël. Elle parlait anglais, hébreu et arabe couramment. Il y avait donc toutes sortes de situations.

Nicolas S. :

Si on revient à la question de Jean-Charles, du coup, en France, au CCNR, les deux groupes qui arrivent, qu’est-ce que vous leur faites faire et comment ? C’était un stage avec la compagnie de Yuval Pick ?

Sharon S. :

Oui. Et tous les jours il y avait un cours de danse avec Julie Charbonnier[*], une danseuse de la compagnie le matin et l’après-midi – pas tous les jours – et il y avait des séances avec Yuval. Il y avait une fois où on a fait des choses entre nous pour développer justement la cohésion du groupe. On a aussi fait un spectacle à la fin de cette semaine, avec chaque groupe séparément. Pendant cette semaine-là on a préparé un peu le spectacle, chaque groupe répétant ce qu’il allait présenter. Et puis on a travaillé avec Yuval pour préparer le spectacle – ce n’était pas un vrai spectacle – dans ce qui ressemblait à une master-class ouverte à tout le monde. Dans le spectacle, le vendredi soir, le groupe DSF a présenté une pièce, le groupe israélo-palestinien a présenté une pièce, et à la fin Yuval a organisé une improvisation guidée devant le public avec tout le monde, 35 personnes sur scène. Et donc on a préparé ça aussi. On a fait une visite à Lyon, on a fait une soirée à la MJC, on a fait une soirée débat avec les habitants de la ville aussi. Quoi d’autre ? [rires]

Gilles L. :

J’ai assisté au débat, il était très important quand même, surtout entre eux.

Jean-Charles F. :

On peut savoir ce qui s’est passé dans ce débat ?

Sharon S. :

En fait, dans le débat, justement, ce que je vous ai raconté sur les moments où chacun a dit d’où il vient dans sa langue maternelle et qui a soulevé cette question : est-ce que les israéliens peuvent accepter le fait que les palestiniens se sentent palestiniens et pas israéliens ? Et donc toute cette difficulté-là, entre les israéliens et les palestiniens.

Gilles L. :

Le débat a été très vif.

Sharon S. :

Oui on peut le dire. Donc ça a fait sortir plein de choses entre les israéliens et les palestiniens. Il faut savoir qu’il est beaucoup plus facile de s’exprimer librement en dehors du territoire, et d’en parler, d’échanger des idées. Parce qu’en Israël, ce n’est pas toujours très facile. Donc, pour eux, cela a été vraiment un temps très fort et révélateur. Parce que les palestiniens ont eu eux aussi peur que les israéliens ne puissent pas accepter cela, mais ils ont découvert que ce n’était peut-être pas le cas. Donc c’était un moment fort et dans le débat cette problématique est ressortie. Même si c’est une problématique très intime quelque part qui ne concerne pas les français, c’est comme dans chaque accord de paix, il y a toujours quelqu’un d’autre, il y a toujours un troisième, parce que dans un couple il faut une troisième personne pour faciliter l’échange. La présence du groupe français a un peu servi à cela aussi. Après c’était un débat en trois langues, donc ce n’était pas toujours facile. Mais que peut-on dire de plus de ce débat ?

Gilles L. :

Est-ce qu’ils en ont parlé entre eux ensuite ?

Sharon S. :

Là, pour le coup il y avait un débat, mais c’était un débat intime, interne, entre nous. Et il était très, très, difficile, beaucoup plus difficile que le premier. Mais je crois que pendant la première semaine, ils n’ont pas beaucoup parlé entre eux, surtout pas des problèmes politiques. Et en plus il y avait un vrai problème de langue, parce que l’anglais c’était vraiment très minime chez les français. Donc ce n’était pas des débats très sophistiqués. Et ils ont vingt ans quand même, et dans le groupe israélo-palestinien la moitié du groupe était mineur. La première fois il n’y avait pas beaucoup d’échange verbal entre les jeunes. Et par contre, l’échange dans la danse était super fort, on a senti plein de chose, même sans parler. Et c’est ça qui nous a conduit à dire que, en fait, on ne peut pas s’arrêter là, c’est dommage. Et on voulait faire une autre rencontre, cette fois-ci en Israël pour faire…

Jean-Charles F. :

Le retour.

Sharon S. :

Le retour. Voilà, le match retour, exactement, et donc on est parti dix mois après en Israël, en décembre 2015. Pour cela j’ai eu une subvention « politique de la ville », c’était plus facile de convaincre les décideurs de cette nécessité parce qu’ils avaient déjà vu le projet “Passerelles” numéro un. Donc, on a eu une subvention pour payer les billets d’avion. Il faut dire aussi que la première règle que je me suis donnée est qu’il n’y ait jamais, jamais une barrière par l’argent, que jamais quelqu’un puisse ne pas faire quelque chose parce qu’il n’a pas d’argent. En fait, ils participent un petit peu, parce que c’est important de dire que tout ne tombe pas du ciel. Mais si quelqu’un ne peut pas payer cette somme-là, je la prends en charge. Certains viennent de familles très, très modestes, donc c’est important. Et voilà, on est parti en Israël pour une semaine, et c’était un peu la même idée : faire des stages et des rencontres autour de la danse. Mais cette fois-ci, il n’y avait pas un centre comme le Centre Chorégraphique qui nous a accueilli pendant toute la semaine. On est parti deux jours là, un jour là, comme ça partout un peu en Israël, pour rencontrer des artistes israéliens et palestiniens. Bon, c’était plus des israéliens en danse, parce qu’il n’y a pas encore beaucoup de danse chez les palestiniens, même si cela commence. Mais on a rencontré d’autres artistes et des musiciens, on a fait plusieurs rencontres un peu partout. Par exemple, on a fait une activité à Haïfa dans un centre culturel pour les trois religions et on a aussi présenté le premier film “Passerelles”. On a été à Saint Jean d’Acre et on a travaillé avec une danseuse américaine qui a dansé pour Alvin Ailey. Elle est venue bénévolement pour donner deux jours complets de stage. On a été à Tel Aviv aussi rencontrer une chorégraphe, on a fait une jam session improvisée avec un musicien et des danseurs. On a passé une journée dans un centre de danse et d’écologie : un centre de danse qui défend l’environnement, par exemple où l’eau est récupérée. Tout le système est écologique, ils ont construit tous les studios et tout le bâtiment, tout refait avec de la terre et des choses comme ça, avec une forte volonté écologique. Et ils font du travail avec les personnes en situation de handicap par exemple. On a aussi passé deux jours à Kfar Yassif, c’est le village de Rabeah. Et donc on a rencontré et dansé avec un groupe de danse ethnique, de danse palestinienne, le Dabkeh.

Gilles L. :

Le Dabkeh ?

Sharon S. :

Le Dabkeh est la danse palestinienne, la danse traditionnelle de Palestine, pas que de Palestine mais c’est très lié aux palestiniens. Maintenant, parce qu’il y a un vrai besoin d’affirmation d’identité, beaucoup de jeunes commencent à apprendre cette danse comme un symbole de leur identité palestinienne. Il y avait aussi un musicien spécialiste de derbouka – magnifique ce qu’il a fait – qui a joué, et après on a dansé avec lui, on a improvisé.

 

4. Les rapports danse/musique et la question de la créativité

Jean-Charles F. :

Précisément justement, c’était une question : les rapports à la musique dans tous ces projets. Comment ça marche avec la musique, ou les musiciens ?

Sharon S. :

Normalement par exemple quand on travaille au studio, il n’y a pas de musicien. C’est-à-dire on travaille toujours avec la musique, elle est très importante…

Jean-Charles F. :

C’est de la musique enregistrée ?

Sharon S. :

Oui. Ce sont des musiques qu’on aime bien, qui donnent l’envie de danser, qui impulsent en fait [en claquant les doigts].

Jean-Charles F. :

Qu’on aime bien, c’est-à-dire ?

Sharon S. :

Ce n’est pas celle qu’on écoute à la maison, mais celle qu’on aime bien pour travailler la danse, c’est-à-dire pour faire travailler le corps, je ne sais pas comment vous expliquer, je peux vous faire écouter. Par exemple : Fluxion, Monolake, Aphex twin.

Jean-Charles F. :

Donc c’est toi qui choisis la musique ?

Sharon S. :

Oui, si c’est moi qui donne le cours, je choisis la musique. Je trouve que cette musique-là va donner envie de faire telle activité ou tels types de mouvements, elle crée cette envie dans le corps. Après, chacun utilise des musiques différentes. Et si on peut travailler avec un musicien, ce sera vraiment un projet construit autour de cela, parce que c’est très spécifique. Si je travaille avec une musique et des morceaux que je connais et que je choisis, il y a une diversité extraordinaire : je peux choisir à un moment de travailler sur Bach, parce que j’ai envie de cette ambiance-là, et après un truc électronique qui donne une autre énergie, ou un morceau tribal ou africain ou punk, etc. Cela donne une palette beaucoup plus riche – riche ce n’est peut-être pas le mot – plus grande qu’un musicien qui amène une couleur spécifique. Mais c’est super intéressant ; par exemple, quand on a travaillé avec le musicien palestinien. Mais c’était juste une expérience qu’on n’a pas pu développer.

Jean-Charles F. :

Et les participants amenaient de la musique aussi ?

Sharon S. :

Non. Mais c’est une bonne idée. [rires] Je prends.

Jean-Charles F. :

Cette idée de créativité n’est pas complètement évidente en ce qui me concerne, parce qu’elle peut se décliner sur des millions de registres. Notamment, je me demandais par exemple… La question de la scène, parce que la danse contemporaine me semble complètement liée à cette notion de « scène » dans le sens d’un théâtre et donc à de la chorégraphie. Alors que d’autres formes, notamment le hip-hop a des origines…

Sharon S. :

Dans la rue…

Jean-Charles F. :

Oui, et la rue est une scène mais qui n’est pas cette scène-là du tout. Et qui donc a des règles totalement différentes, notamment dans l’idée de ce qu’on pourrait identifier comme créativité. (Moi je ne sais pas si ce que je raconte a la moindre réalité.) D’autre part, tu as dit, autre problème, c’est que les palestiniens non seulement n’avaient pas de pratique de danse, au départ enfin, du projet de ton amie, mais la société elle-même ne regardait pas la danse comme quelque chose de « bien ». Mais en même temps après, on dit : ah mais il y a tout de même une forme traditionnelle de danse qui existe…

Sharon S. :

Mais c’est pas du tout pareil, par exemple le Dabkeh n’est dansé originellement que par des hommes…

Jean-Charles F. :

Donc là aussi, dans les formes traditionnelles de danse, cela me paraît être assez éloigné de la notion de scène dans la danse contemporaine… Et c’est vrai que, aussi, on a vu beaucoup ces dernières années de la « récup », enfin même depuis plusieurs siècles, c’est la tendance de l’occident à récupérer les formes pour les mettre en scène. Donc cela m’intéresserait de savoir comment cela s’articule au sein de ce projet. Parce que là ce sont aussi des murs qu’il convient de faire tomber, mais le danger de les faire tomber est qu’il y ait une forme qui mange l’autre.

Sharon S. :

Hm… C’est vrai que dans le hip-hop de la rue, on peut plutôt dire aujourd’hui de « battle », il y a énormément de créativité.

Jean-Charles F. :

C’est ce qui fait battre l’autre.

Sharon S. :

Voilà. Et puis, en fait, tu improvises avec tout ce que tu as, tout ce que tu peux. Voilà, donc ça crée des moments magnifiques, sauf que ce n’est pas une création, parce que ce n’est pas une écriture, c’est de l’impro et c’est le moment présent. Ce n’est pas du tout pareil.

Jean-Charles F. :

Ce n’est pas une écriture ?

Sharon S. :

C’est-à-dire : ce n’est pas une chorégraphie, pardon.

Jean-Charles F. :

Cela ne s’inscrit pas dans du corps qui bouge ? Ce n’est pas appris, cela ne peut pas être reproduit ?

Sharon S. :

Cela dépend. Pour moi, la créativité dans le hip-hop est vraiment dans les battles. Parce qu’il y a cette notion de [en claquant les doigts] de titiller l’autre et toujours l’amener à un niveau plus haut de je ne sais pas même quoi, de corps, d’invention… Mais il y a un autre aspect dans les battles, c’est qu’elles sont très dans la performance. C’est-à-dire que le plus important est de ne pas montrer quelque chose de plus intime, de plus sensible, mais de montrer une performance et qu’elle soit «nickel». Donc, par exemple, personnellement, cela m’intéresse moins. Ce n’est pas une question de style de danse, parce que cela ne m’intéresse pas du tout dans la danse contemporaine où cela existe aussi.

Jean-Charles F. :

Oui.

Sharon S. :

Ce n’est pas une question de style de danse, mais par contre une question de démarche. Après, c’est vrai que quand on choisit de mettre plus en lumière quelque chose d’intime et intérieur, on ne peut pas faire les deux. Parce que tu as dit tout à l’heure, l’un va écraser l’autre. Je ne sais pas si j’ai bien répondu à ta question.

Jean-Charles F. :

Oui.

Sharon S. :

Donc pour moi, ce n’est pas une question de récupération. Je connais le problème du colonialisme dans l’art. Mais pour moi ce n’est pas une question de style ou d’esthétique, c’est une question de ce qui m’intéresse, moi, dans la personne qui danse. Après, la première fois que j’ai vu une « battle », j’ai bien vu cette créativité, je me suis dit « wow ! ça c’est vraiment intéressant ». Mais comment peut-on préserver cette créativité en dehors de cette ambiance de performance ? Pour qu’il y ait cette possibilité d’être dans les nuances plus fragiles, plus intimes. Mais pour moi, ce n’est pas une question d’esthétique mais que, tout d’un coup, je puisse voir dans la personne quelque chose de très inventif, de très innovant même. Même si elle ne sait pas ce qu’elle a fait, c’est sorti comme ça, donc c’était incroyable.

Jean-Charles F. :

C’est un peu comme ça dans toutes les formes improvisées, non ?

Sharon S. :

Oui, mais cela dépend de l’objectif de l’improvisation, de l’expérience de chacun. Par exemple dans un jam de « contact improvisation » ou d’autres, le but n’est pas d’impressionner l’autre, et il n’y a pas vraiment de public qui regarde. Ce n’est pas un spectacle en forme de jam, c’est un partage.

Jean-Charles F. :

Oui, d’accord.

Sharon S. :

Après, je ne sais pas, peut-être qu’il y a d’autres formes d’improvisation avec des personnes qui ont d’autres objectifs. Tout existe, donc… Je trouve que l’objectif des choses est important. Par exemple, si l’objectif est de gagner quelque chose, ça veut déjà dire qu’on est en compétition ; eh bien, pour moi, c’est déjà problématique. Parce qu’on ne peut pas être en compétition : on est différent, donc chacun amène autre chose. Je comprends la logique de la compétition mais pour moi, ce n’est pas un cadre qui peut permettre d’être vraiment créatif. Parce qu’il faut tout le temps impressionner, impressionner encore plus. Alors cela fait sortir des choses incroyables, mais le but n’est pas de faire sortir des choses incroyables. Je ne sais pas si j’ai répondu à ta question, mais pour moi, le but n’est pas de récupérer mais d’amener vers quelque chose.

Jean-Charles F. :

Et la danse classique, c’est aussi la compétition…

Sharon S. :

Oui. C’est vrai. La danse classique aujourd’hui semble ne s’intéresser qu’à la performance.

Jean-Charles F. :

Performance dans le sens sportif du terme.

Sharon S. :

Oui. Si je fais seize pirouettes, et après j’arrive à sauter [en claquant les doigts] et bien me réceptionner en étant «nickel», alors le public applaudit. Donc c’est comme dans une battle, c’est-à-dire que la performance corporelle est beaucoup plus importante que « qu’est-ce que cela veut dire ». Parce que pourquoi est-on sur scène ? On n’est pas sur scène pour impressionner, je ne sais pas, peut-être que oui ? C’est-à-dire que je ne suis pas contre la virtuosité, mais elle doit servir quelque chose. Si elle ne sert qu’elle-même, cela ne m’intéresse pas. Cela peut être magnifique, mais cela ne m’intéresse pas en tant que art. C’est comme les chinois, ils font des trucs où tu ne peux que dire « c’est wow ! », c’est magnifique, les gens sont là et ils tournent sur la tête de l’autre, des choses incroyables, mais moi, cela ne me touche pas du tout, du tout. Alors, bien sûr c’est moi qui menait le projet donc on peut dire que c’est ma sensibilité qui a un peu créé une ligne directrice. Je crois que, peut-être, quand chaque projet est dirigé, il a la couleur de celui qui en est à la tête, c’est un peu normal. En tous les cas, je crois que même aujourd’hui, même après cinq ans, on peut complétement voir la présence de la danse urbaine dans tout ce qu’ils dansent dans DSF. Donc cela n’a pas été gommé, même si ce qu’ils font c’est bien aussi de la danse contemporaine. Je crois que même la dernière création de Jérôme Ossou avait une proposition très urbaine, avec les vestes et les codes qui vont avec les mouvements quotidiens, nourrie par ce qu’on traverse, par exemple le travail avec Yuval Pick.

Nicolas S. :

J’aurais peut-être une dernière question. Il faut que je la choisisse bien [rires] (il est six heures). Il y avait l’idée en février 2015 de faire un truc au Centre Chorégraphique National, avec la Compagnie Yuval Pick, etc. Donc c’est faire intervenir des personnes extérieures, moins l’idée de « professionnels » que l’idée d’une « extériorité » au projet lui-même. Puis dans le voyage en Israël en décembre, vous allez rencontrer plein d’autres personnes. As-tu une démarche spécifique vis-à-vis de ces personnes-là, qui vont être au centre d’une intervention, mais à un petit moment dans le projet global autour de l’idée d’une rencontre qui décale ou surprenne ? A l’endroit où je travaille, je suis assez à l’aise pour faire se rencontrer des musiciens très différents. On construit des dispositifs qui leur permettent de commencer à se poser des questions sur le fait que cela ne marche pas comme ils croient que ça marche, qu’il y a des évidences qu’ils ont besoin de déconstruire. C’est une bonne partie de mon métier, et j’aime bien le faire. Par contre, si à un moment on me dit que des palestiniens et des israéliens arrivent et se rencontrent, j’ai toute une littérature des luttes politiques menées et de l’histoire, mais j’ai moins de dispositifs à ma disposition. Qu’est-ce que tu demandes aux intervenants ? Est-ce que tu fais une démarche particulière vers les intervenants de la compagnie Yuval Pick le premier jour, ou pas ? Parce que je ne suis pas sûr non plus qu’il y en ait besoin… Pour résumer : comment tu t’y prends pour organiser la rencontre de ce projet-là avec des intervenants extérieurs ?

Sharon S. :

Je n’ai rien fait de particulier, sauf de présenter un peu l’historique du groupe et sa composition. Je n’ai rien fait d’autre parce que, en danse, on danse. Cela peut être aussi ce que tu as dit, faire une rencontre très spécifique pour trouver d’autres moyens de danser. Mais normalement, si on a un groupe très hétéroclite de gens, le fait de danser ensemble va tout de suite créer cela. C’est-à-dire qu’il n’y a pas d’autre moyen. On travaille avec le « contact », on ne travaille pas frontal, on travaille sans miroir et on ne travaille qu’avec les autres. Donc à la fin d’une heure et demie, eh bien, c’est très rare qu’on ne se sente pas proches. C’est vrai ! C’est-à-dire, c’est très corporel, ce n’est pas dans la tête, ce n’est pas intellectuel, c’est juste que c’est une réalité qui se passe entre des gens qui dansent ensemble et qui doivent toucher… Mais ce n’est pas un contact physique comme on en a dans la vie quotidienne, cela n’amène pas à un truc ni sexuel, ni d’empathie, c’est à la fois neutre et fonctionnel, mais cela crée quand même une relation très intime, d’une manière très différente que dans la vie qu’on connaît. En fait presque tous les intervenants – ici avec Yuval, ses danseurs, même en Israël – avait un peu la même démarche. Pas tous, il y a toutes sortes de démarches, parce que on a aussi fait un cours et appris une chorégraphie, mais tout était vécu comme une expérience particulière. Donc chaque fois que cela s’est passé, c’était une expérience nouvelle, et ils étaient ouverts à ça. Mais la plupart du temps c’est la démarche-même qui crée cela indépendamment de l’objectif premier du cours. C’est-à-dire que je peux faire un cours autour d’un sujet, mais ce qui va se passer dans un courant souterrain, c’est cela qui me paraît important. Donc on peut faire des ateliers très différents, mais à la fin cela sera ce qui va être le plus présent dans la sensation globale des gens. C’est mon expérience, je travaille avec beaucoup de publics très différents, donc je peux dire que ça marche pratiquement toujours. Après, cela peut ne pas marcher pour une personne qui se sent vraiment en danger par rapport à cela. Juste, peut-être pour finir le book de « Passerelles », c’est important de dire qu’après ces deux projets, il y avait un autre projet à Bordeaux. Mais le dernier projet qu’on a fait ensemble, avec les deux groupes israélo-palestiniens et français, était une création avec Yuval Pick, le chorégraphe du Centre Chorégraphique National. La pièce s’appelle Flowers crack concrete, avec l’idée de fleurs qui craquent le béton : comment peut-on faire tomber les murs entre les gens ? Toute la pièce était autour de ça et de la question : comment peut-on être singulier et faire ensemble ? Ne pas effacer la singularité pour être ensemble, mais justement, vivre sa singularité pour créer un ensemble. C’était l’objectif de Yuval, il a fait en même temps une création lui-même pour ses danseurs un peu dans la même idée, et une avec ce groupe-là. Cette fois-ci, il y avait 12 israélo-palestiniens et 12 français. Cela a été présenté à la Maison de la Danse et en Israël en 2018. Ce projet était très important au niveau des budgets et de l’organisation, il était porté cette fois-ci par le CCNR, et non plus par DSF.

Jean-Charles F. :

Merci beaucoup.

 


Artistes qui ont été mentionné(e)s dans cet Entretien

* La danseuse Julie Charbonnier a commencé sa formation professionnelle en 2010 en rejoignant le Conservatoire National Supérieur de Danse de Paris (CNSMDP). Trois ans plus tard, elle part s’installer à Bruxelles, et intègre la Génération XI de P.A.R.T.S, école créée par la chorégraphe Anne Teresa de Keersmaeker. Puis en 2014, elle intègre l’équipe du CCNR dirigé par Yuval Pick, comme danseuse permanente. Elle a le privilège de commencer cette aventure avec la reprise du duo Loom, qui est une pièce alliant une grande subtilité à un engagement physique puissant. http://www.ccnr.fr/p/fr/julie-charbonnier

* Hatem Chraiti, professeur de hip-hop et organisateur d’évènements. Au moment de la création de Danser Sans Frontières, il enseignait à la MJC de Rillieux-la-Pape. https://www.youtube.com/watch?v=fU9uHfdmgk8

* Rabeah Morkus est une danseuse palestinienne, née à Kfar-Yassif en 1972. Elle a fait ses études de chorégraphie et de pédagogie de la danse aux écoles Kadem et Mateh Asher. Elle a rejoint la troupe de théâtre de Saint-Jean-d’Acre et la compagnie Kibbutz, dont le directeur était alors Yehudit Arnon. Elle a participé à plusieurs créations dirigées au théâtre alternatif de Saint-Jean-d’Acre par Hamoutal Ben Zev, Monu Yosef et Dudi Mayan. En parallèle a son activité de danseuse, Rabeah travaille à la réinsertion par la danse dans un projet dont l’objectif est d’aider les enfants qui ont des conflits avec leur famille et les femmes victimes de violence domestique. Pour elle, la danse est aussi un moyen de surmonter les traumatismes. http://laportabcn.com/en/author/rabeah-morkus

* Yuval Pick. Nommé à la tête du Centre Chorégraphique National de Rillieux-la-Pape en août 2011, Yuval Pick a derrière lui un long parcours d’interprète, de pédagogue et de chorégraphe. Formé à la Bat-Dor Dance School de Tel Aviv, il intègre la Batsheva Dance Company en 1991 qu’il quitte en 1995 pour entreprendre une carrière internationale auprès d’artistes comme Tero Saarinen, Carolyn Carlson ou Russel Maliphant. Il entre en 1999 au Ballet de l’Opéra National de Lyon avant de fonder en 2002 sa propre compagnie, The Guests. Depuis il signe des pièces marquées par une écriture élaborée du mouvement, accompagnée d’importantes collaborations avec des compositeurs musicaux et où, dans une forme de rituel, la danse propose un équilibre sans cesse remis en cause entre l’individu et le groupe. http://www.ccnr.fr/p/fr/directeur-yuval-pick

Sharon Eskenazi – English

Return to the French original text: Rencontre avec Sharon Eskenazi

 


 

Encounter with Sharon Eskenazi
Jean-Charles François, Gilles Laval and Nicolas Sidoroff

November 9, 2019

 

Sharon Eskenazi taught dance and improvisation in several art schools and conservatories in Israël from 2000 to 2011. She graduated from the “Movement notation Department of the Rubin Academy of Music and Dance” in Jerusalem, and studied at the Université Lumière in Lyon where she obtained a Dance Master (2013). Co-founder of the group DSF / Danser Sans Frontières in Rillieux-la-Pape, she directed at the Centre Chorégraphique National in Rillieux-la-Pape (CCNR) in 2015 the projet Passerelles. She is the choreograph assistant of Yuval Pick since 2014. She is Artistic Coordinator and Assistant Choreograph at the CCNR.
https://dansersansfrontieres.org/les-spectacles-les-projets/
http://ccnr.fr/p/fr/sharon-eskenazi-coordinatrice-artistique-et-assistante-choregraphique

Summary :

1. General Presentation of the « Danser Sans Fronières » (DSF) and « Passerelles » Projects
2. « Danser Sans Frontières »
3. « Passerelles »
4. Relationships Dance/Music and the Question of Creativity


1. General Presentation of the « Danser Sans Fronières » (DSF)
and « Passerelles » Projects

Jean-Charles F. :

Perhaps, to begin with, could you just describe a little about your background before the projects that took place in Rillieux-la-Pape for example?

Sharon S. :

So, I was born and raised in Israel. I lived there until 2011, when we decided to come to France – my husband is French, so for him it was like coming back – for me it was a real life change. And so my career as a dancer took place mainly in Israel, but I would prefer to say that I am a dance teacher and a choreography teacher. That’s my specialty: teaching choreography or creative processes, that’s what I did in Israel. In my work I’ve carried out a lot of projects between Israelis and Palestinians. I have a very close friend, Rabeah Morkus[*], who is also a Palestinian colleague.

Gilles L. :

Were you students together?

Sharon S. :

At one point, we were both in the equivalent of a “Conservatoire Supérieur” in quotation marks – in Israel it’s not organized in the same way. It is a group of young people who dance with the Kibbutz Dance Company. (It’s the second largest company in Israel, along with Betcheva.) That’s where we met. I grew up there and she joined us when she was 18 I think. I was about 18 years old too. It wasn’t on my Kibbutz, it was right next door. And so we spent a year together in this training program.

Gilles L. :

You say your job is to teach choreography, but is there a diploma? Did you go to school for this?

Sharon S. :

Yes, but that was later. I started… I had danced all my life, there, in their school, and then I did the two-year training course before becoming a professional dancer, and then I stopped. I told myself that I didn’t actually want to be a dancer and I wanted to stop everything. But I thought, still, I loved dancing, so I decided to continue. And I went to do a four-year Degree in Choreography at a dance and music university in Jerusalem, really similar to the CNSMD [higher education conservatory]. The three majors were: choreography, improvisation and notation. The notation system cannot be the same as in music, it tries to analyze movement through signs. So each notation has a different system to perceive space, time, body and body parts. It’s very interesting, I loved it.

Gilles L. :

So these are scores?

Sharon S. :

Yes, it’s completely another world, but it really opened up my thinking on choreography and composition. I learned a lot, and much more than choreography, because choreography includes scenography and performance, but also composition, that is to say how you create the actual score of the movements. That’s it, and after that I continued to dance, but in different projects here and there, and soon I started to teach choreography .

Nicolas S. :

And the degree was for you to become a choreographer? Wasn’t it also to become a choreography teacher? You talked about the three majors, wasn’t there a « minor » in pedagogy or teaching?

Sharon S. :

I can’t say, because some people came out of this program and are now choreographers or dancers. I came out and I was a teacher, so it wasn’t turned towards it, but you had to take courses on – how do you say it? – teaching subjects or pedagogy.

Jean-Charles F. :

Let’s come back to the projects between Israelis and Palestinians?

Sharon S. :

With Rabeah over the years, we have set up projects that use dance as a tool to bring the two peoples in conflict closer together. To be more precise: we have never worked with Palestinians who live in Palestine, so we are talking about Palestinians who live in Israel. When I arrived in France, we had just launched another project in Israel, and I was very disappointed: it was a bit of a shame not to be able to continue working with her. And then when I arrived in France, I said to myself that in fact it’s not only in Israel that there are problems of identity, of living together: how do you meet others? Without being afraid, how do you reach out to someone who is very different and who is sometimes in real conflict – well, this is perhaps less the case in France, but… When I arrived, I realized that there was a real problem of identity here. And so I had the idea of opening a place of creation for young people who love dance and who come from different social backgrounds, to bring together young people from the new town of Rillieux-la-Pape [suburb of Lyon], where we lived, it was just a coincidence…

Gilles L. :

How did you happen to get here? You talk about “coincidence”, about luck?

Sharon S. :

In fact, we arrived in the Lyon area by chance, because we were looking for a bilingual school for our children who didn’t speak French. And we found a school in Lyon, that’s why we moved there. And in Rillieux-la-Pape because we were looking for a house or an apartment, and we were not accepted anywhere because we didn’t have the necessary papers… You know how it is here, it’s very, very strict. And so “here” [in Rullieux-la-Pape], by chance, was the only person who accepted our file. So we said yes right away. And I didn’t work, I had nothing here; at first I decided not to look for work because the children had to face a very big change. And then, after a year, I decided to do a Master 2 at Lyon II in dance, more precisely in performing arts, because I didn’t really speak French and I had very little experience of reading and writing in French. I thought that if I wanted to work here, I would have to improve my level of French and also have a diploma or training in France. And during this Master, I decided to create the association “Danser sans frontières” (DSF) [Dance without borders] to bring together a group of young amateur dancers, who come from very different places and cultures, and practice different styles of dance.

Jean-Charles F. :

Precisely, yourself, what style of dance do you come from?

Sharon S. :

I come from contemporary dance. But as I am more involved in the creative process, it is not a particular style of dance that interests me, but rather what is behind it, the content that people bring into their dance. So it can be urban dance as much as classical dance or contemporary dance. That’s what interested me in this project, to open up a place for creation. For me, creation is a very important act that liberates the person, that gives them access to something inside, to their identity; because to create, you have to know who you are and what you want. And so, for me, the approach was not to envision a dance group working with a teacher who would teach this or that dance or this or that choreography. In addition to the act of creation as a founding act, it was also about collective creativity because, if you create something together, you always have to build something in common, to have the possibility to talk, to share and so on. Those were our two goals and so I founded the association at the end of 2013. The group was created in April 2014 with 12 young people. From the beginning there was equality between girls and boys, really 6 and 6, so it was already good… And there were young people from Rillieux-la-Pape, from the new town as well as from other districts, and also from Caluire-et-Cuire. And we started to work on the first creation together, really the very beginning. So I suggested a few procedures, a few guidelines for creation, and each one created small things for the group, which we put together. Little by little, over the years, it really developed. And since the main goal was to give them the opportunity to create, at the end of the second year, I think, they created their own pieces. So, one person, a dancer, carried and signed the creation. And since then, it’s like that, they are the ones who create and I am there to do my job: to be an outside eye and to accompany them in their approaches, right from the start.

Jean-Charles F. :

It took place in the National Choreographic Center of Rillieux?

Sharon S. :

Not then. It was a personal initiative and so I created an association which carries out its actions in Rillieux-la-Pape. So every year the town council gives me a time slot in a studio belonging to the town, and we work there every Sunday from 4 to 7 pm. So it’s a real commitment on the part of the young people, because it’s no small thing to be present every Sunday from 4 to 7 pm. And in fact it was a very clear axis: there are no auditions, it is not by virtue of ability that someone can be accepted, but by virtue of commitment. Being committed is also an aspect that I find super important for young people. If you decide to do something, it’s to see it through to the end. And it’s not “I’m coming, I’m not coming, it’s cool, it’s not cool.”

Gilles L. :

Did you sometimes have trouble with that?

Sharon S. :

Ah, yes! All the time.

Gilles L. :

And what do you tell people?

Sharon S. :

That means yes, sometimes I tell people for example that they can’t be on stage during the performance because they haven’t been present at rehearsals before. Because they might say: “Well, I can’t, no, I’ve got something else on, ah no, but actually, Sharon, I’m sorry, I’ve got a family dinner…” Then it might happen, but now, for example, I don’t have to worry about it anymore. And for the young people who work with us, as well as new people who join us, it’s so much a matter of course that I have practically no worries about commitment.

Gilles L. :

To come back to Jean-Charles’ question, you went to the Town hall to ask them to lend you a dance studio. And then, little by little, it got closer to the Centre Chorégraphique, later on?

Sharon S. :

Then, the partnership with the Centre Chorégraphique National [in Rillieux] began around the project “Passerelles”. In fact, from the beginning, in addition to all the initiatives that I mentioned earlier about collective creation, I immediately had in my mind the desire to undertake the “Passerelles” project. As I worked in Israel with a group of Israelis and Palestinians, a mixed group, I thought that it could be very interesting to bring the two groups together so that each group could see what it means to meet the other. What does it mean to look at another conflict a little bit from a distance, a different conflict, while not using the word “conflict”, but a social and cultural and political situation, such as the situation in Israel or the situation in France. What does it also mean to have very different identities? How everyone lives their own identity without hiding it, for example. What I found very present here is that… – perhaps there is a political desire or a cultural question? – but one tends to hide one’s singularity or one’s roots in order to be like everyone else. And so I really wanted the young people – I don’t know – blacks or Arabs who live here in the new city to feel proud of their roots, their origins, and to express them freely. And that it’s good to be all different and that everyone brings their own culture. So I thought that by organizing a meeting between the French and the Israeli-Palestinian groups, it would open doors for all the participants. But, at the beginning it was just a project without any money, without knowing if I would have someone behind me to carry it. And I was just starting to work with Yuval Pick[*], director of the Centre Choréographique National, at the time I wasn’t yet his assistant, I hadn’t even started to work at the CCNR. I explained this project to him, he was interested. It was a year and a half after my arrival in France and I no longer had a group in Israel, so I also had to help my Palestinian friend Rabeah to build one…

This was very laborious. At first I started the whole thing here on my own. The Grand Projet de Ville in Rillieux-la-Pape helped me to set up a “city policy” project, so I was able to get public money. And so it was absolutely necessary for this project to succeed. So we created a group together in Israel, me a little bit far away, but Rabeah up close. And all this was realized in February 2015, when the Israeli-Palestinian group arrived in Rillieux-la-Pape. The Centre Choréographique National provided the framework: that meant the use of the studio and also – because there was also the first floor – a place to eat and welcome everyone. There were 24 people in the Israeli-Palestinian group and 12 in ours, so it was a huge group. In addition, the CCNR granted dancer Yuval Pick time to lead the workshop, because the idea was to meet around dance, but not just in a cafe or to visit Lyon. We lived a week of real dance workshop together, with both groups. And it was really a human encounter and a very strong cultural shock for everyone. We had the feeling that “breaking down the walls” is possible. But it’s not that simple, because there were no walls already established between the two groups, because they were very distant, they were very different, culturally very distant. They had no language in common, as the French barely spoke English, the Israelis and Palestinians did not speak French. There was also no common history between the two groups and within each group taken separately. That is, within the Israeli-Palestinian group, there were Palestinians and Israelis who were not used to working together or doing things together. And within the DSF group here, as I told you, there were very different people. And it really had a “whhhfff” effect of – how can I put it? – yes, of coming together, actually of getting closer. People who were complete strangers at first became best friends a week later. It was also true for us adults who were around, we were very impressed with this power that dance has. I say dance, because it’s not just the fact of meeting each other, for me, it’s the dance that made it possible to meet the other, in the first place without using spoken language. That is, without words, and through the body, because the body speaks and it has this capacity to welcome the body of the other, probably better than through words. For them and for us too, it was a very powerful experience.

Let’s just explain a little bit the approach to this project and see how it was built. I started with the Town Hall and the “Grand Projet de Ville” to obtain public subsidies. It wasn’t a huge sum, 3000 or 3500€ I think, and I set up the project with that. In order to be able to cover the costs, I called on families in Rillieux-la-Pape to host the young people. The desire was to get the inhabitants of Rillieux to participate in this project, to really involve them in a common action. It went really well, because they were really there and they came to see the performance. These people, afterwards, kept in touch with the young people of the Israeli-Palestinian group and the French group. It became a circle close to the DSF group. In addition, these families made it possible to welcome the young people without having to take out the budget that this required. And then I also called on the inhabitants of Rillieux-la-Pape to volunteer in the kitchen: there were 35 young people and then the adults around. So there were 50 of us in all who had to eat every day, three meals a day, for young people. And as I had a very small budget, I needed someone who could cook, especially pasta, for 50 people. It was another way to include the inhabitants in this project. And the MJC [Maison de Jeunes et de la Culture – Youth Cultural Center] was also a partner.

 

2. “Danser Sans Frontières”

Gilles L. :

Do you remember how you contacted these people, these volunteers? Was it in the municipal newspaper?

Sharon S. :

Good question. There’s one very important aspect: at the beginning, I didn’t create the DSF group alone. I created it with Hatem Chraiti[*]. He is a hip-hop dancer-choreographer and lives in Rillieux-la-Pape. He is everything I am not: a man, a Muslim, who dances hip-hop. Whereas I am Israeli, woman, Jewish and I come from contemporary dance. I said to myself, voilà, it’s not enough to tell others to break down the walls, you have to start doing it yourself. So he started this project with me, and it was very interesting. Even when I did projects in Israel with Palestinians and Israelis, it was always in the field of contemporary dance. So this was different. I met him, and that was the first time I attended a hip-hop dance class – because in Israel it’s not like here, it’s not very common; although now it may have become so, but 10 years ago I don’t think it was. I worked mostly in places that train young people who wanted to be professionals, urban dance was not taught there. And so I was quite far from this culture and it was through Hatem that I was able to discover hip-hop. It was a way to work with some different people. We started the first “Passerelles” project together. He wasn’t born here, but he has been living and working in Rillieux-la-Pape for years, he has family and friends. So he also helped me to find volunteers, and at that time he also worked at the MJC [Youth Cultural Center] in Rillieux-la-Pape. Through Hatem we also made partnerships with the MJC, with the CCND and through DSF with the Town. So it was the three partners who finally brought the project to fruition.

Jean-Charles F. :

Maybe we can go back a little bit. You talked about commitment, I wanted to know exactly what that meant: was it just a commitment of time? Or to be there? Or were there other things that came into play?

Sharon S. :

For me it was being there.

Jean-Charles F. :

Is it a physical and active presence?

Sharon S. :

Yes, exactly.

Jean-Charles F. :

Is it the only requirement?

Sharon S. :

Yes, that’s all that’s important actually. Because each person brings something, so if they are there, present, they will contribute. And if they’re not there (or only from time to time) it won’t work, neither for the group nor for the specific person.

Jean-Charles F. :

So what was the profile of the people who were removed?

Sharon S. :

In fact I didn’t take anyone out. What was important for me was to demand a regular presence, because commitment is precisely one of the problems of young people living in the new town. Either they have fewer examples in their lives of real commitment, or they don’t feel responsible for what they do. So getting everyone to learn how important commitment is was an essential educational process for me. Because if people aren’t there, they’re not going to learn. It wasn’t so much a question of eliminating anyone, as of saying that success starts with this commitment aspect in one’s professional life. It was to make that clear.

Jean-Charles F. :

So, I understand and even adhere to this idea, but at the same time what interests me is to know a little bit about the reasons for those who didn’t stay hooked.

Sharon S. :

So, here’s an example of a young person who had a lot of personal problems, as well as at school. He got to ninth or tenth grade and then he left school. And so he had a real problem with commitment, a difficulty in believing in something. I accompanied him for three years, from 2014 to 2017. Well I can tell you that I tried everything. I even went with him to the Second Chance School after he was expelled from his high school. So he spent a year at home doing nothing, and I tried with his mother and grandmother to make him continue DSF in spite of all his problems and it was not easy. And in the end I even went to his school to be the accompanying responsible adult and it didn’t work out. He stayed maybe three months in that school, and then he left. And then I tried again to get him back into DSF, because I thought that DSF was a framework that could help him, but I did not succeed. Now he’s no longer in DSF. And it’s true that it wasn’t the fact that we put commitment as the number one rule that led to him no longer being part of DSF, because he had every chance. And the door was always open and he knew it. But it shows that having commitment problems is not just a question of personality. It is also a question of life experience, of… not a family problem, but of…

Gilles L. :

… environment?

Sharon S. :

Yes of environment: what is around you? What makes you unable to be yourself completely in a place for at least some time? Because you don’t believe in it; because nobody trusts you, so you change all the time, so you leave, you come back, you leave, you come back, it’s super complicated. And it’s true that, for example, I know that at the Town Hall, they adhere to the DSF project, but once an elected representative told me: “but why don’t you work with people who are on the street or who are in a very precarious situation?” Because it’s true that the people of DSF are not like that now. Even at the beginning, the young person I was talking about was one of the most vulnerable. The others are students, they are also young people who are very well supervised in their personal lives.

Gilles L. :

Yes, there are a lot of future engineers among these young dancers…

Sharon S. :

Yes, they do major degree studies. But it’s also true that I believe and I hope that being in this context, in DSF, brought a tremendous benefit to everyone. It has strengthened their confidence and their professional path. Now some of them became professional dancers, thanks to that as well. But not all, DSF remains open to amateurs, it is not a professional group.

Jean-Charles F. :

And just to conclude with this initial group, what happened at the first session? Or the first few sessions? At the very beginning? What was the exact situation? What were the dynamics that enabled the development of the group?

Sharon S. :

In fact, in the beginning it was not easy to establish trust with them because of their habits. For example, there were young people who practiced contemporary dance, hip-hop and “dance-hall” which is a dance from the islands, an African dance. But those who practiced these three styles of dance, did it in a way – how can we describe it? – in a very stylish way, that is to say: I produce, I copy the teacher, I produce a style of dance, there is a specific vocabulary that I master more or less. There’s no creative approach to it, it’s just a production approach, that is, producing something and doing it well. And so, for me, with exercises that are more focused on creativity, it was much more difficult. The difficulty was for everyone to be able to develop something creative to get them out of their comfort zones: “Ah, I know how to turn on my head, I know how to do this or that well… whatever…” And through this approach, to be a little closer to artistic endeavors, because that’s what interests me, in the end, it’s art. And MTV’s video-clip isn’t art. Art is all about being able to touch someone’s sensibility. That’s what has been very difficult. If we talk about walls, that’s where the highest wall is. In this city anyway. To show what one is capable of doing specific to oneself is always dependent on the dominant culture of the group to which one belongs, or else, one risks being rejected. This is a phenomenon that can be observed everywhere. But it is even more true when one grows up in a city such as the new town of Rillieux. Then it is not two or three meetings that made the difference. This work took a few years. But at the same time, I knew that it was very important to make them discover the art of dance, because there are some who had never come to the Maison de la Danse for example, had never seen a dance art performance. Some had years of “cultural” practice behind them, and others didn’t at all. And so, just this encounter between people who practice culture or art differently, makes everyone grow. Moreover, the idea was to make them discover the art of dance in all its forms. So we went to the Maison de la Danse, which even organized for us a visit behind the scenes to discover the different professions. And after the Passerelles project, they were really “at home” in quotation marks, at the Centre Choréographique National. So they came to see almost every performance at the end of the CCNR residency, and this is really hard-core. These are emerging companies that are doing things that are not in the mainstream, not in the practices that are recognized by the institutions. How can I put it? That’s not what we see at the Maison de la Danse [laughs]. For example, even very simply the question of homosexuality: I remember one time, a company had worked around that, and for them, it was really the first time they’d seen such free expression around that subject. Then there’s the question of nudity (“you see what I see?”) [laughter]. So, it was also a way of making them discover something artistic or sensitive in them, and to see that it’s OK. We are allowed to touch things that are sometimes forbidden or hidden. So all this was part of breaking down the walls of the facade. Did I answer your question?

Nicolas S. :

We can try to go into more detail. In PaaLabRes, we talk about the notion of protocol, the “trick” that allows it to begin. So Jean-Charles’ question was also about when they arrive, on the first Sunday at 4 pm. How do you open the door, what do you say, the question of the locker room and others? And then, what do you tell them at the beginning, how does it start, is it without words or with words, and what is the first activity you make them do?

Sharon S. :

In fact, if I remember correctly, it was 2014, but I think we started talking because this is not a dance school. We really started from scratch to build the group. So, one Saturday or Sunday, a group arrived… everyone introduced themselves, a little bit, and then I explained to them my intentions on creation, a little bit like I told you. I started by telling them about the “Passerelles” project, because it was already in my head, and I wanted them to know about it to see if they would be interested. We talked about the fact that everyone comes from a different technique or style of dance, that I didn’t intend to put those aside and just do contemporary dance. I wanted to make that clear, so that’s the first thing I put on the table: everyone can stick to what they’re doing, it’s all right, we can still do hip-hop if we want! It was very important, because they were a little bit afraid of losing their habits or what they know how to do. So I don’t remember if we did the meeting and danced right after, or if it was the next time? I think we started to dance right away, in this first meeting. I proposed exercises that allowed them to stay in what they knew how to do and still converse – dance – with the other. I immediately started with dancing. We talked, but there was immediately an action of movement and dance. I wanted them to understand the process, and to see that it wasn’t a dance class like they’re used to (with a teacher there, the dancers are behind and do what the teacher does). That’s not how it works at all. I’m there, I’m talking, I’m giving images, and they have to react, that’s it. Well, at first it’s difficult, because as I told you, they didn’t have access to this way of doing things. They only had access to produce words they already knew: sentences, words and vocabulary they had acquired.

Nicolas S. :

What images do you give? Do some work better than others or not, some you are accustomed to using or not, and why?

Sharon S. :

With DSF, I try to give images the most – how shall I put it? – practical, very action-oriented. [She shows with gestures]. Because they were really amateurs who didn’t know each other, so there were a lot of barriers that made it not so easy.

Jean-Charles F. :

Images are not things that are projected on a screen?

Sharon S. :

Then, “image” may not be the right word because, in fact, they are instructions for actions to be carried out. For example, it’s holding hands. And from there, we can suggest things, such as forbidding separation, to see what we can do with this idea. That’s the kind of situation that everyone can do, even if it’s never simple, because it touches on something intimate. It’s not a question of producing something like, “Hop! I’ve done a spin round and you say ‘wow!’” It is not in this context that it works, that it vibrates. So I try to do simple things, but not that simple. Because they are still dancers: they have to feel the presence of a challenge in relation to the dance, and at the same time it has to remain simple enough or clear enough in the actions so as not to put them in difficulty. I try to find that balance and then improvise a little bit with what you can observe. I prepare something, but then the group improvises on it. And I don’t remember exactly what I was doing, of course. [laughter]

Jean-Charles F. :

It doesn’t matter…

Sharon S. :

But for sure it was in that order, because I always work like that and little by little, from encounter to encounter, it began to make sense. But it took a lot of time. And today, for example, if I invite choreographers to work with the DSF group, and even I from the outside, I say “wow”, it’s incredible how they dance, how available they are. It’s not only the readiness of their bodies in the dance, but it’s also the openness of their inner strength. That is to say, there are no limits and it is very impressive. And it is also because, after five years of working together and with me, a strong nucleus has been formed. They were able to meet choreographers, dancers, they participated in workshops, internships, with a lot of people, they saw performances and at the end they also worked with Yuval Pick, they were able to experience a real creative process with a choreographer. All this has made them super available and super open-minded.

Gilles L. :

There’s a trust that has also been established between them, which I felt a lot when I went to see the performance.

Sharon S. :

For them, it really became a family. A few days ago, on October 30 [2019], we presented a performance and they spent an evening together. In fact, they are together all the time outside of DSF, so they really became like a small family and very close friends… They go on vacation together, it goes beyond what happens in the studio. But it’s true that the trust between them helps them to be free, because it’s always the other’s look that scares us. Everything changes when the other’s gaze becomes so friendly…

 

3. “Passerelles”

Jean-Charles F. :

We can go back to the “Passerelles” project. So, for example, if I understand correctly, it was to invite young people here – or not so young, I don’t know – from Israel and Palestine; so could you describe a little bit the make up of this group. For example, you said that the Palestinians live in Israel, but where in Israel, and the same thing for the Israelis?

Sharon S. :

Well, in the first group that came to Rillieux-la-Pape in February 2015, there were 24, 12 Israelis and 12 Palestinians (or very close to that maybe 11 and 13 or something like that). And it was very important for Rabeah and me that there were not 14 Israelis and 3 Palestinians because it happens very often. Because, for Palestinians, it’s not easy to do things with Israelis. Parity is sometimes not respected at all when doing things in Israel. And it was also very important for us that there was parity between men and women, so there were really almost the same number of boys and girls, of Israelis and Palestinians. Rabeah and I both come from northern Israel, near Lebanon, and we grew up in the same area, she in a Palestinian village, and I in an Israeli village. And so most of the Palestinian youth were from northern Israel. Just to perhaps explain: there are about a million Palestinians living in Israel.

Jean-Charles F. :

They are called Arab-Israelis?

Sharon S. :

Yes. For me, first of all, they are not Arab-Israelis. This is the name that the Israelis have invented so as not to say that they are Palestinians and not to create this link with the Palestinians of Palestine. And if we ask the Arab-Israelis for their nationality, they will say that they are Palestinians.

Jean-Charles F. :

Yes, I see.

Sharon S. :

As I knew that between the Israelis and the Palestinians, it was not easy, there was a real problem of affirmation of identity, especially among the Palestinians towards the Israelis, and of consideration of the Israelis towards the Palestinians. And so, in the “Passerelles” project, there was a moment when France 3 TV came to interview them in the studio here in Rillieux-la-Pape, there was a journalist and a photographer. So they filmed, but they said to me, “But we don’t understand, who’s who? We don’t see any distinctive signs.” And so I said, “Yes, well, it’s true,” and I decided to improvise and ask them to come to the camera and say their first name, last name, and where they came from in the language they preferred. And so all the Palestinians – and they all have Israeli nationality, they all live in Israel – all the Palestinians, all of them, came to the camera, they said in Arabic, “I’m so-and-so, I’m a Palestinian, ah! and I’m a Palestinian who lives in Saint Jean d’Acre in Palestine.” For the Israelis, even Saint Jean d’Acre is totally in Israel, not just for the Israelis but for everyone. For the Palestinians, it is in Palestine. And for the Israelis, it was a real shock that someone in the group who lives in Israel could say that she or he is living in Palestine. It’s quite extraordinary. And I knew that the Israelis were going to be extremely shocked. So, I mention this anecdote just to explain that Rabeah and I can say that we are neighbors. But in Israel it’s not like here, the communities don’t live together. That is to say that the schools, the National Education, are separated. So you can grow up five minutes apart and never meet a Palestinian with an Israeli, except when you go shopping. The systems are separate, so you grow up separately. And sometimes you don’t even speak the official language because, if your parents are not educated or they are not in contact with Israeli society, you can finish school and not being able to speak Hebrew for example.

Gilles L. :

But can you still live in Israel without speaking Hebrew?

Sharon S. :

Then it’ s not easy: you create second-class citizens who don’t have the same opportunities, because they don’t have the same ease of access to power or to people, or even to education. Because if you don’t speak Hebrew, you can’t go to university. So, for example, most of those who have money go to study abroad. They get around the problem of not speaking Hebrew. They don’t watch Israeli TV, which is in Hebrew. They watch TV from Jordan, Lebanon, Egypt. So, you live in Israel, but you don’t take part in Israeli culture at all.

Jean-Charles F. :

What were the dance practices of these two groups?

Sharon S. :

Rabeah is a true pioneer in the Palestinian community. In addition to the problem with Israel, with the Israeli identity, etc., the Palestinians also have their internal problems: because there are Muslims and there are Christians. And there is also a war between Christians and Muslims, which is not easy. And besides, dancing is not at all approved of, neither in the Muslim community nor in the Christian community. It is difficult to accept the presence of artistic practices and that women could be allowed to dance. Well, today that has changed, I’m talking about twenty years ago, when Rabeah started, it was not accepted at all. Today, little by little, it is beginning to be so. She was really able to bring this to the heart of the village. She created and founded a dance school, which I believe was the first dance school to be established in the entire Palestinian community. She advocated this idea a lot, and now there are students who are grown up, and some of them even became professionals. But it’s a continuous struggle. The whole Palestinian group was made up of young people who gravitated around Rabeah, and therefore did not live far from Saint Jean d’Acre, the Palestinian village. As far as the Israelis were concerned, it was more complicated, because I was already here and there was no one to federate a group. And so, we found them somewhat like that, on the basis of those who were interested in this approach, in this project of working with the Palestinians. The idea was not only to come to France, but to create a group in Israel, and really offer something interesting through working together. In fact, this group was created precisely to go to France and a few months later, the group didn’t work anymore because people were too far away from each other. In fact, the group was created two months before the departure. That means that in December 2014, it was the first time they met. When they arrived in France, they hardly formed a group. For them it was the very beginning of the project, and there were 24 of them, which is too many people to manage a group. There has been a big change in the Israeli-Palestinian group that came for the second time in 2015: it is not the same group, but there is, like here, a core group that has followed the project from the beginning.

Nicolas S. :

The first time they saw each other in Israel/Palestine is in December 2014, so did Rabeah use the same methods as you?

Sharon S. :

Yes, but in their group there was less difference in dance styles. Because she works a little bit like me, so those young people already were used to that. And the Israelis that we found through another friend who works with us, also already knew this way of doing things. However, for them, it was the fact of working together that was new. And Rabeah and I really insisted that all the meetings take place in the Palestinian village. Because often the strongest ones ask the weakest to come to them. It’s easier to meet in a Jewish town than to go to a Palestinian village. So we said: well, those who will be accepted into the project will be those who have the will to cross that wall, that door. That was almost the audition for the group: who dares to come several times to a Palestinian village without being afraid. That’s what they did… The young people of Rabeah invited the young Israelis. For example, they also spent a weekend together, being invited to stay with Palestinian families. Because it’s not just dance, not just art, it’s also a civic initiative. Being invited to their homes has been a real turning point for them. It was also always a very warm welcome, and so it was very important.

Nicolas S. :

And what was the language used in the meeting in Israel?

Sharon S. :

It was Hebrew, because in spite of everything – I said that they were different educational systems – they learn Hebrew in school. Then there were some who didn’t speak Hebrew, for example, a young person who was in eleventh grade. But the others spoke well. The official language was Hebrew. Then we tried to use Arabic and Hebrew systematically, it was practically a political assertion. The ages were also quite different. There was a young man who was 16 years old, but also a 25-year-old girl who was already in a Master’s program in Israel. She spoke English, Hebrew and Arabic fluently. So there were all kinds of situations.

Nicolas S. :

If we come back to Jean-Charles’ question, so in France, at the Centre Chorégraphique National, the two groups that came in, what did you make them do and how? Was it a workshop with Yuval Pick’s company?

Sharon S. :

Yes, and every day there was a dance class with Julie Charbonnier[*], a dancer from the company, morning and afternoon – not every day – and there were sessions with Yuval. There was one time when we did things between us precisely to develop the cohesion of the group. We also did a performance at the end of that week, with each group separately. During that week we prepared the performance a little bit, each group rehearsing what they were going to present. And then we worked with Yuval to prepare the performance – it wasn’t a real performance – in what looked like a master class open to everyone. During the performance, on Friday night, the DSF group presented a piece, the Israeli-Palestinian group presented a piece, and at the end Yuval organized a directed improvisation in front of the audience with everybody, 35 people on stage. And so we prepared that too. We visited Lyon, we had an evening at the MJC [Youth Cultural Center], we had an evening debate with the inhabitants of the city as well. What else did we do? [Laughs]

Gilles L. :

I was present at the debate, it was very important after all, especially between them.

Jean-Charles F. :

Can we find out what happened in this debate?

Sharon S. :

In fact, in the debate, precisely what I told you about the moments when everyone said where they came from in their mother tongue and which raised this question: can the Israelis accept the fact that Palestinians feel Palestinian and not Israeli? And so there was all this difficulty between the Israelis and the Palestinians.

Gilles L. :

The debate was very intense.

Sharon S. :

Yes we can say that. So it brought out a lot of things between the Israelis and the Palestinians. It is much easier to express oneself freely outside the territory, and to talk about it, to exchange ideas. Because in Israel, it’s not always very easy. So, for them, it was really a very strong and revealing time. Because the Palestinians were also afraid that the Israelis could not accept this, but they found out that this may not have been the case. So, it was a powerful moment and in the debate this issue came out. Even if to some extent it’s a very intimate issue that doesn’t concern the French, it’s like in every peace agreement, there’s always someone else, there’s always a third person, because in a couple you need a third person to facilitate the exchange. The presence of the French group also served a little bit for that too. Afterwards it was a debate in three languages, so it wasn’t always easy. But what more can be said about this debate?

Gilles L. :

Did they talk about it among themselves afterwards?

Sharon S. :

There, there was then a debate, but it was an intimate, internal debate between us. And it was very, very, difficult, much more difficult than the first one. But I think that during the first week, they didn’t talk much among themselves, especially not about political problems. There was also a real language problem, because English was really very minimal among the French. So it wasn’t a very sophisticated debate. And they were twenty years old anyway, and in the Israeli-Palestinian group, half of the group was underage. The first time there wasn’t much verbal exchange between the young people. But on the other hand, the exchange in the dance was super powerful, we felt a lot of things, even without talking. And that’s what led us to say that, in fact, it was impossible to end there, it would have been a pity. We wanted to organize another meeting, this time in Israel…

Jean-Charles F. :

The return match.

Sharon S. :

That’s it, the return match, exactly, and so we left ten months later for Israel, in December 2015. For that I had a “politique de la ville” grant, it was easier to convince the decision-makers of this necessity because they had already seen the “Passerelles” project number one. So we got a subsidy to pay for the plane tickets. It must also be said that the first rule I gave myself was that there should never, ever be a barrier through money, that someone could not do something because they didn’t have money. In fact, they contributed a little bit, because it’s important to say that not everything falls from the sky. But if someone couldn’t pay that amount, I would make sure that the full amount was provided. Some come from very, very modest families, so it’s important. So we went to Israel for a week, and it was a bit the same idea: to do workshops and encounters around dance. But this time, there was no place like the Centre Choréographique National that hosted us for the whole week. We went for two days here, one day there, like that, everywhere in Israel, to meet Israeli and Palestinian artists. Well, it was more Israeli in dance, because there is still not much dance among Palestinians, even if it is starting. But we met other artists and musicians, we made several encounters all over the place. For example, we did an activity in Haifa in a cultural center for the three religions and we also presented the first film “Passerelles ”. We went to Saint Jean d’Acre and we worked with an American dancer who danced for Alvin Ailey. She came voluntarily to give two full days of training. We also went to Tel Aviv to meet a choreographer, we had an improvised jam session with a musician and some dancers. We spent a day in a dance and ecology center: a dance center that defends the environment, for example where water is collected. The whole system is ecological, they built all the studios and the whole building, everything redone with earth and things like that, with a strong ecological commitment. And for example, they do work with people with disabilities. We also spent two days at Kfar Yassif, which is the village of Rabeah.And so we met and danced with an ethnic dance group, a Palestinian dance, the Dabkeh.

Gilles L. :

The Dabkeh ?

Sharon S. :

Dabkeh is the Palestinian dance, the traditional dance of Palestine, not only from Palestine but it is very much linked to the Palestinians. Now, because there is a real need for identity affirmation, many young people are starting to learn this dance as a symbol of their Palestinian identity. There was also a musician specialized in derbuka – what he did was magnificent – who played, and afterwards we danced with him, we improvised.

 

4. Relationships Dance/Music and the Question of Creativity

Jean-Charles F. :

Precisely, this was a question: the relationship to music in all these projects. How does it work with the music, or the musicians?

Sharon S. :

Normally, for example, when we work in the studio, there is no musician. However we always work with music, it’s very important…

Jean-Charles F. :

Is it recorded music?

Sharon S. :

Yes, it’s music that we like, that stimulates the desire to dance, that pulses [snapping her fingers].

Jean-Charles F. :

Music that you like, that is?

Sharon S. :

It’s not the music we listen to at home, but the one we like to work with the dance, that is to say to make the body work, I don’t know how to explain it to you, I can make you listen. For example: Fluxion, Monolake, Aphex twin.

Jean-Charles F. :

Then, do you choose the music?

Sharon S. :

Yes, if I give the class, I choose the music. I find that this music will make you want to do such and such an activity or such and such a type of movement, it creates this desire in the body. Then, everyone uses different music. And if we can work with a musician, it will really be a project built around that, because it’s very specific. If I work with music and pieces that I know and that I choose, there is an extraordinary diversity: I can choose at one time to work on Bach, because I want that kind of atmosphere, and after that, an electronic thing that gives a different energy, or a tribal or African or punk piece, and so on. This gives a much richer palette – rich is perhaps not the word – larger than a single musician who brings a specific color. But it’s super interesting; for example, when we worked with the Palestinian musician. But it was just an experience that we couldn’t develop further.

Jean-Charles F. :

And the participants provided music as well?

Sharon S. :

No. But it’s a good idea. [laughs] I’ll remember it.

Jean-Charles F. :

This idea of creativity is not completely obvious as far as I’m concerned, because it can be declined in millions of registers. Especially, I was wondering, for example, the question of the stage, because contemporary dance seems to me to be completely linked to this notion of “stage” in the sense of a theater and therefore to choreography. While other forms, notably hip-hop, have their origins…

Sharon S. :

In the streets…

Jean-Charles F. :

Yes, and the street is a stage but it is not at all that particular theatre stage. And therefore it has totally different rules, especially in the idea of what we could identify as creativity. (Of course, I don’t know if what I’m saying has the slightest reality.) On the other hand, there is another problem: you said that not only the Palestinians didn’t practice dance, at the beginning of your friend’s project, but society itself didn’t see dance as something “good”. But at the same time afterwards, you say: ah but there is nevertheless a traditional form of dance that exists?

Sharon S. :

But it is not at all the same, for example the Dabkeh is danced originally only by men…

Jean-Charles F. :

So there again, traditional forms of dance seem to me to be quite far from the notion of stage in contemporary dance… And it’s true that, also, we have seen a lot in recent years of recuperation, well, even for several centuries, it’s the tendency of the West to recuperate forms in order to stage them. So it would interest me to know how this is articulated within this project. Because there are also walls that need to be broken down, but the danger of breaking them down is that one form might eat the other.

Sharon S. :

Hm… It’s true that in street hip-hop, we can rather talk about « battle » nowadays, there is a lot of creativity.

Jean-Charles F. :

That’s what causes the one to beat the other.

Sharon S. :

That’s it. And then in fact you improvise with everything you have, everything you are able to do. That’s it, so it creates beautiful moments, except that it’s not a creation, because it’s not writing, it’s improvisation and it’s the present moment. It’s not the same at all.

Jean-Charles F. :

It’s not writing?

Sharon S. :

I mean, it’s not a choreography, sorry.

Jean-Charles F. :

Isn’t it inscribed into a body that moves? Isn’t it learned, can’t it be reproduced?

Sharon S. :

It depends. For me, the creativity in hip-hop is really in the battles. Because there’s this notion of [snapping her fingers] to titillate the other one and always take it to a higher level of I don’t even know what, body, invention, etc. But there’s another aspect of battles, it’s that they’re very much about performance. That is to say that the most important thing is not to show something more intimate, more sensitive, but to show a performance and to make it “spotless”. So, for example, personally, I’m less interested in that. It’s not a question of style of dance, because this aspect doesn’t interest me at all in contemporary dance, where it also exists.

Jean-Charles F. :

Yes.

Sharon S. :

It’s not a question of style of dance, but a question of approach. Then, it’s true that when you choose to highlight something more intimate and inward, you can’t do both. Because you said earlier that one is going to crush the other. I don’t know if I answered your question properly.

Jean-Charles F. :

Yes.

Sharon S. :

So, for me, it’s not a question of recuperation. I know the problem of colonialism in art. But for me it’s not a question of style or aesthetics, it’s a question of what interests me in the person who dances. Afterwards, the first time I saw a “battle”, I saw this creativity, I thought “Wow! That’s really interesting”. But how can you keep this creativity outside of this competitive performance atmosphere? So that there would be this possibility of being in the more fragile, more intimate nuances. For me, it’s not a question of aesthetics, but that suddenly I might see in the person something very inventive, very innovative even. Even if this person doesn’t know what she or he is doing, it just came out like that, so it was amazing.

Jean-Charles F. :

It’s a bit like that in all improvised forms, isn’t it?

Sharon S. :

Yes, but it depends on the objective of the improvisation, on each person’s experience. For example, in a “contact improvisation” jam or other forms of jam, the goal is not to impress the other person, and there’s not really an audience watching. It’s not a show in the form of a jam, it’s a shared experience.

Jean-Charles F. :

Yes, I see.

Sharon S. :

Then, I don’t know, maybe there are other forms of improvisation with people who have other goals. Everything exists, and so… I think it is important that things have a purpose. For example, if the objective is to win something, it already means that we’re in competition; well, for me, that’s already problematic. Because we can’t compete, we’re different, so everyone brings something else. I understand the logic of competition, but for me, it’s not a context that can allow you to be really creative. Because you have to impress all the time, impress even more. So, it brings out amazing things, but the goal is not to bring out amazing things. I don’t know if I’ve answered your question, but for me, the goal is not to recuperate something but to lead to something else.

Jean-Charles F. :

And in classical dance, you also have a competition…

Sharon S. :

Yes. That’s right. Classical dance today seems to be only interested in competitive high-performance.

Jean-Charles F. :

Performance in the sports sense of the word.

Sharon S. :

Yes, if I do sixteen pirouettes, and then I manage to jump [snapping her fingers] and land well and be “perfect”, then the audience applauds. So, it’s like in a battle, where the body performance is much more important than “what does that mean.” Because why are we on stage? We’re not on stage to impress, I don’t know, maybe we are? That is to say that I’m not against virtuosity, but it has to serve a purpose. If it only serves itself, I’m not interested. It can be beautiful, but I’m not interested in it in artistic terms. It’s like the Chinese, they do things where you can only say “Wow!”, it’s beautiful, people are there and they turn on each other’s heads, some amazing things, but for me, it doesn’t move me at all, absolutely not at all. So, of course, I was the one who led the project, so you could say that it was my sensitivity that created a bit of a guideline. I think that, perhaps, when each project is directed, it has the color of the one who is at the head of it, it’s somehow natural. In any case, I think that even today, even after five years, we can completely see the presence of urban dance in everything they dance in DSF. So that hasn’t been erased, even though what they do is also contemporary dance. I think that even Jérôme Ossou’s last creation had a very urban aspect, with jackets and codes that match the daily movements, nurtured by what they experienced, for example the work with Yuval Pick.

Nicolas S. :

I might have one last question. I have to choose it carefully [laughter] (it’s six o’clock). There was the idea in February 2015 of doing something at the Centre Choréographique National, with the Yuval Pick Company, etc. So, it’s a matter of bringing in outsiders, less the idea of “professionals” than the idea of an “exteriority” to the project itself. Then in the trip to Israel in December, you’re going to meet a lot of other people. Do you have a specific approach towards these people, who will be at the center of an activity, but very briefly within the overall project, around the idea of an encounter that shifts or surprises? At the place where I work, I’m fairly comfortable allowing very different musicians to meet each other. We build situations that allow them to start questioning the fact that it doesn’t work the way they think it works, that there are foregone conclusions that they need to deconstruct. That’s a big part of my job, and I like to do it. On the other hand, if at some point I’m told that Palestinians and Israelis come and meet each other, I have a whole literature of political struggles and history, but I have fewer tools at my disposal to develop situations. What do you expect from the invited guests? Do you make particular requests to the Yuval Pick company’s interveners on the first day, or not? Because I’m not sure there’s a need for it either… To sum up: how do you go about organizing the encounter of this project with outside contributors?

Sharon S. :

I did nothing special, except to present a little bit of the history of the group and its composition. I didn’t do anything else because, in dance, we dance. It can also be what you said, to organize a very specific encounter in order to find other ways to dance. But normally, if you have a very heterogeneous group of people, the fact of dancing together is going to create that right away. In other words, there is no other way. We work with “contact”, we don’t work frontal, we work without mirrors and we only work with each other. So, at the end of an hour and a half, well, it’s very rare that you don’t feel close to each other. That’s true! That is, it’s very physical, it’s not in the head, it’s not intellectual, it’s just that it’s a reality that happens between people who dance together and who have to touch… But it’s not a physical contact like we have in everyday life, it doesn’t lead to anything sexual or empathetic, it’s both neutral and functional, but it still creates a very intimate relationship, in a very different way than in the life as we know it. In fact, almost everyone who intervened – here with Yuval, his dancers, even in Israel – had a bit of the same approach. Not all of them, there are all kinds of approaches, because we also did a class and learned a choreography, but everything was lived through as a special experience. So, every time it happened, it was a new experience, and they were open to that. But most of the time it’s the process itself that creates that, regardless of the primary objective of the course. That is, I can do a course around a subject, but what will happen in an underground stream is what I think is important. So, we can organize very different workshops, but in the end, it will be what is going to be the most present in the overall feelings of the people. That’s my experience, I work with a lot of very different publics, so I can say that it almost always works. Then it might not work for a person who really feels in danger about that. Just, maybe to finish the story of “Passerelles”, it’s important to say that after these two projects, there was another project in Bordeaux. But the last project that we did together, with the two groups, the Israeli-Palestinian and the French, was a creation with Yuval Pick, the choreographer of the Centre Chorégraphique National. The piece is called “Flowers Crack Concrete”, with the idea of flowers cracking concrete: how can you make the walls between people break down? The whole piece was about that and the question of how can we be singular and do things together? Not to erase individuality in order to be together, but to live one’s individuality in order to create an ensemble. That was Yuval’s objective, and at the same time he created a piece himself for his dancers with the same idea, and one with this group. This time there were 12 Israeli-Palestinian and 12 French. It was presented at the Maison de la Danse and in Israel in 2018. This project was very important in terms of budgets and organization, this time it was carried by the CCNR, not by DSF.

Jean-Charles F. :

Thank you very much.

 


Artists mentioned in this Encounter

* The dancer Julie Charbonnier started her professional training in 2010 at the Conservatoire National Supérieur de Danse de Paris (CNSMDP). Three years later, she moved to Bruxelles to join Génération XI of P.A.R.T.S, a school founded by the choreograph Anne Teresa de Keersmaeker. Then in 2014, she joined the team of the CCNR directed by Yuval Pick, as permanent dancer. She starts this adventure with the duo Loom, which is a piece combining a great subtility and a powerful physical involvement. http://www.ccnr.fr/p/fr/julie-charbonnier

* Hatem Chraiti . hip-hop teacher and events organizer.  At the time of the founding of « Danser Sans Frontières », he was a teacher at the MJC of Rillieux-la-Pape. https://www.youtube.com/watch?v=fU9uHfdmgk8

* Rabeah Morkus is a Palestinian dancer born in Kfar-Yassif in 1972. She studied choreography and dance pedagogy at the schools Kadem and Mateh Asher. She joined the   Saint-Jean-d’Acre theatre and the Kibbutz Company directed at that time by Yehudit Arnon. She participated to several creations conducted at the alternatie theatre of Saint-Jean-d’Acre by Hamoutal Ben Zev, Monu Yosef and Dudi Mayan. In parallel to her activity as a dancer,  Rabeah works at the rehabilitation through dance in a project with the goal of helping children in conflict with their family and the women who are victims of domestic violence. For her, dance is also a means to overcome traumas . http://laportabcn.com/en/author/rabeah-morkus

* Yuval Pick .Director of the Centre Chorégraphique National of Rillieux-la-Pape since August 2011, Yuval Pick is a very experienced perfomer and choreograph. He studied at the Bat-Dor Dance School in Tel Aviv, he joined the Batsheva Dance Company in 1991 until 1995 when he pursued an internaltional career with artists like Tero Saarinen, Carolyn Carlson or Russel Maliphant. He joined in 1999 the Ballet of Lyon National Opera and in 2002 he founded his own dance company, The Guests. He created pieces featuring an elaborated movement writing, and he collaborated extensively with musical composers, in ritual forms of dance,with an always questioned balance between individuals and the group. http://www.ccnr.fr/p/fr/directeur-yuval-pick

Christopher Williams – Français

Access to the English original text: Encounter with Christopher Williams

 


 

Rencontre entre Christopher Williams et
Jean-Charles François

Berlin, juillet 2018

 

Sommaire :

1. KONTRAKLANG, Berlin
2. Participation du public
3. La question de l’immigration
4. Médiation
5. Recherche artistique – Une tension entre théorie et pratique


1. KONTRAKLANG, Berlin

Christopher W.:

Je voudrais commencer par aborder mon activité de curator, de responsable de la programmation d’un lieu de concerts, parce que je pense que cela concerne le sujet de cette édition PaaLabRes. À Berlin, je co-organise une série de concerts mensuels qui s’appelle KONTRAKLANG (https://kontraklang.de). Il faut prendre en considération que dans un lieu comme Berlin où il y a une grande concentration de personnes qui font de la musique contemporaine, plus que partout ailleurs dans le monde, et à un niveau très élevé, les gens ont tendance à se spécialiser et ne se considèrent pas eux-mêmes comme faisant partie d’un écosystème plus large. C’est ainsi que, par exemple, les personnes qui font partie de la scène de l’art et du design sonore peuvent aller dans les galeries ou ont à faire avec la radio, mais elles ne vont pas nécessairement passer beaucoup de temps à aller à des concerts et à fréquenter le milieu des compositeurs et des musiciens. Et puis il y a comme on le sait des compositeurs-compositeurs qui ne vont qu’aux concerts de leur propre musique ou à des festivals. Ils sont à la recherche de commissions et parfois ils vont écouter ce que font leurs amis. Et puis encore il y a les improvisateurs qui se retrouvent dans certains clubs et qui ne vont jamais dans les festivals de musique contemporaine de type conventionnel. Bien sûr, tout le monde n’est pas comme cela, mais c’est une tendance qui semble se confirmer : les êtres humains aiment se séparer en tribus.

Jean-Charles F.:

Il n’y a rien de mal à cela ?

CW :

Eh bien, je pense qu’il y a beaucoup de mal à cela si cela devient la superstructure.

JCF :

Oui. Et dans le monde de l’improvisation, il y a aussi des sous-catégories.

CW :

Oui, même si le gâteau est petit, les gens éprouvent le besoin de le couper en tous petits morceaux. Je ne vais pas m’attarder sur cette condition permanente de l’humanité, sauf de constater qu’elle existe. Et c’est à cela que nous avons voulu nous confronter lorsque nous avons créé la série de concerts KONTRAKLANG il y a maintenant quatre ans. Nous avons voulu faire dérailler cette tendance et encourager plus d’intersections entre les différentes mini-scènes. En particulier, on gravite autour des formes d’échanges ou d’œuvres ayant des identités multiples. Quelquefois, souvent en réalité, nous organisons des concerts en deux parties, avec un entracte au milieu, avec deux présentations très différentes en termes d’esthétiques, de générations, etc. Mais elles peuvent être reliées par des types de questions ou de méthodes similaires. Par exemple, il y a à peu près deux ans, nous avons organisé un concert autour des collectifs. Deux collectifs ont été invités : d’une part, Stock11 (http://stock11.de), un groupe de compositeurs-interprètes, la plupart allemands, très ancrés dans un style de musique typique de la scène de la « musique contemporaine » [Neue Musik] ; ils ont présenté leur propre musique et ont joué des œuvres écrites par les différents membres du groupe. D’autre part, nous avons présenté un autre collectif plus expérimental, Umlaut (http://umlautrecords.com/), dont les membres ne jouent pas ensemble de façon régulière. Ils ne sont pas liés par des parcours musicaux communs. Ils ont un label d’enregistrements et un festival, ils forment un réseau de gens qui aiment être ensemble. Ils n’avaient jamais encore joué un concert ensemble en tant que « Umlaut » ; et alors nous leur avons demandé de présenter un concert ensemble. Je pense qu’ils étaient cinq ou six et ils ont réalisé une pièce ensemble pour la première fois. Ainsi, le même thème s’appliquait aux deux parties du concert, mais chaque partie se déroulait dans des conditions très différentes, avec des esthétiques très différentes, des philosophies très différentes dans la façon d’aborder le travail d’ensemble. C’est le genre de choses que l’on recherche avec plaisir. Il n’y a pas toujours un thème adéquat pour regrouper la diversité des éléments, mais il y a généralement un fil conducteur qui les relie et qui fait ressortir les différences d’une manière (on l’espère) provocatrice. Pour nous, cela a été très fructueux, parce que cela a créé des occasions de collaborations qui sans cela n’auraient normalement pas existé, et je pense aussi que cela a contribué à amener un public plus large que si nous nous étions limités à ne présenter que de la musique contemporaine, ou que de la musique improvisée, ou d’autres choses encore plus évidentes. Nous avons aussi invité des artistes sonores : nous avons présenté des performances-installations et des projets avec des artistes sonores qui écrivent pour des instruments. Les concerts ne sont pas nécessairement des formats adéquats pour les gens qui font de l’art sonore, parce qu’en général, ils travaillent dans d’autres types d’espaces ou de formats : la performance ne fait pas nécessairement partie des arts sonores. En fait, surtout en Allemagne, la façon d’envisager la performance est un des murs qui a été construit historiquement entre les arts sonores et la musique. Ce n’est pas ce qui se passe nécessairement dans d’autres endroits.

JCF :

Est-ce parce que les artistes sonores sont plus connectés au monde des arts plastiques ?

CW :

Exactement. Leur superstructure est le monde des arts, qui est en général opposé à celui de la musique.

JCF :

Est-ce aussi le cas pour les artistes sonores qui utilisent beaucoup les moyens électroniques et numériques ?

CW :

Parfois. Mais, parce que je suis américain, je pense que ma façon d’envisager les artistes sonores est plus œcuménique. Je ne sais pas où situer beaucoup des gens qui se décrivent comme artistes sonores, mais qui font aussi de la musique ou vice versa. Cela n’a pour moi peu d’importance, mais je le mentionne ici pour illustrer notre goût pour les zones grises dans KONTRAKLANG.

 

2. La Participation du public

JCF :

Il me semble que pour beaucoup d’artistes qui s’intéressent à la matière sonore, il y a une nécessité d’éviter l’univers ultra spécialisé des musiciens, garantie d’excellence mais source de grandes limitations. Mais il y a aussi la question du public. Très souvent il est composé des artistes, des musiciens eux-mêmes et de leur entourage. J’ai l’impression qu’il y a aujourd’hui une grande demande de participation active de la part du public, pas seulement d’être dans des situations d’avoir à écouter ou à contempler quelque chose. Est-ce le cas ?

CW :

L’écoute et la contemplation ne sont-elles pas actives ? Même dans le cas des concerts les plus formels, le public est physiquement actif avec la musique, je ne crois pas vraiment au concept de participation en tant que catégorie séparée d’activité. Tout ce que je fais en tant que musicien est de nature assez collaborative. Je ne fais presque jamais quelque chose par moi-même, que ce soit des pièces écrites pour d’autres personnes ou pour moi-même, ou d’improvisations ou même quand il s’agit de quelque chose où je suis ostensiblement « seul ». C’est toujours clairement dans des perspectives d’un partage avec d’autres. Et j’inclus dans cela bien sûr aussi la notion d’écoute, même si les personnes qui écoutent ne votent pas quelle pièce je dois jouer ensuite, ou même si elles ne participent pas à la production de mes sons avec des smartphones ou par d’autres moyens. L’imagination est par essence interactive et pour moi cela suffit amplement. Je ne passe pas vraiment beaucoup de temps sur la participation sociale explicite qu’on trouve dans une forme exagérée dans la musique pop ou dans la publicité, ou même dans les contextes organisés aujourd’hui dans les musées. Je suis très sceptique en fait. Est que tu connais un architecte et penseur qui s’appelle Markus Miessen ?

JCF :

Non.

CW :

Il a écrit un livre, The Nightmare of Participation[1] [Le cauchemar de la participation], dans lequel il démonte toute l’idée et critique les attitudes cyniques qui se cachent derrière. Il faut « laisser le peuple décider par lui-même ».

JCF :

Pourtant la participation active du public me paraît être ce qui constitue la nature même de l’architecture, dans l’adaptation active et des usagers aux espaces et aux parcours, voire à leurs modifications effectives. Mais bien sûr le processus est le suivant : les architectes construisent quelque chose à partir d’un fantasme de ce que sont les usagers, puis les usagers après coup transforment les lieux et les parcours planifiés.

CW :

Eh bien, l’architecture offre certainement un contexte intéressant pour réfléchir à la participation, car celle-ci peut être présente de multiples façons.

JCF :

Habituellement, les usagers n’ont pas d’autre choix que de participer.

CW :

Il faut qu’ils vivent là. Est-ce que tu connais l’œuvre de Lawrence Halprin ?

JCF :

Oui, tout à fait. Les « RSVP Cycles » [2].

CW :

Comme tu le sais, j’ai écrit un chapitre entier dans ma thèse de doctorat à ce sujet, et pendant les deux dernières années je me suis plongé dans ses travaux. J’ai aussi participé à une classe de danse de Anna Halprin, sa femme, qui a été tout autant responsable de cette histoire. Elle a quatre-vingt-dix-huit ans maintenant et elle continue à enseigner deux fois par semaine, sur les mêmes bases du chantier qu’elle a pratiqué depuis les années 1950, c’est incroyable. Anna continue à beaucoup parler des « RSVP Cycles ». Elle a une conception beaucoup plus simple et plus ouverte qu’avait son mari, l’architecte Lawrence Halprin au sujet des « RSVP cycles » : il avait une idée plus systématique sur comment cela pouvait fonctionner et comment on pouvait utiliser ce concept. C’est un cas très intéressant si l’on compare le sens utopique de participation (de la population) dans ses écrits avec comment il a pu réaliser en réalité ses propres projets. Dans son ouvrage City Choreographer Lawrence Halprin in Urban Renewal America[3], Alison Bick Hirsh considère avec sympathie l’œuvre de Halprin. Mais elle critique aussi la tension entre d’une part ses sensibilités modernistes, son besoin de contrôler les choses et d’avoir une reconnaissance de ses droits et d’autre part, son désir sincère de maximiser le potentiel de la participation du public à différents niveaux.

Le projet que j’utilise dans ma thèse pour comprendre les principes du RSVP est le Sea Ranch, une communauté écologique du nord de la Californie. Si tu le voyais, tu le reconnaîtrais immédiatement car ce style d’architecture a été largement copié : un revêtement en bois brut avec des toits très pentus et de grandes fenêtres – très emblématique. Il a développé ce type d’architecture pour ce lieu particulier : les toits inclinés détournent le vent venant de l’océan et créent une sorte de sanctuaire sur le côté de la maison qui ne fait pas face à la côte. Le revêtement en bois est une caractéristique historique de l’architecture régionale, les granges qui y ont été construites par les trappeurs russes avant que la terre ne soit développée. Avec ses nombreux collaborateurs, il a également établi des principes écologiques pour être adoptés par la collectivité : il y avait des règles concernant le type de végétation à utiliser sur les terrains privés, qu’aucune maison ne devait bloquer la vue sur la mer pour une autre maison, que la communauté devait être construite en groupes plutôt qu’en style de banlieue cossue, ce genre de choses. Et très vite, cette communauté est devenue si recherchée, en raison de sa beauté et de sa solitude, que les promoteurs immobiliers ont en gros fait fi des principes écologiques énoncés.

Finalement, ils se sont débarrassés de Lawrence Halprin et ont élargi la communauté d’une manière qui contredisait totalement sa vision initiale. Ce projet était basé sur le cycle RSVP, c’est-à-dire sur un modèle de processus créatif qui donnait la priorité à une représentation transparente des interactions entre les ressources (R), la partition (S pour score), les valeurs à mettre en action (V) et la performance ou réalisation effective (P). Mais le pouvoir de la finance, planant sur l’ensemble du processus, qui a en quelque sorte rendu tout le reste impuissant à un certain moment, n’est pas représenté dans son modèle. Cette dynamique de pouvoir asymétrique a apparemment été un problème dans beaucoup de ses projets. Ce n’était pas toujours une question d’argent, mais parfois c’est sa propre vision qui posait problème, car n’étant pas représentée de manière critique dans le processus de création.

JCF :

C’est la nature de tout projet, il se développe dans le temps, et soudainement il devient quelque chose d’autre, ou bien il disparaît.

CW :

Certains de ses projets d’urbanisme étaient ainsi assez extrêmes : une année de travail avec la communauté, à partir de ce qui avait été déjà construit ; rencontre avec les gens, mise en place de groupes de travail locaux avec des représentants de la communauté, organisation d’événements et d’enquêtes, réunions, et ainsi de suite dans la durée. Et puis, en fin de compte, ce qui s’est passé, c’est qu’il a façonné le projet de sorte qu’il parvienne aux conclusions qu’il voulait atteindre dès le début. Et je peux comprendre, d’une certaine manière, que cela ne puisse pas en être autrement, parce que si vous laissez au peuple le soin de décider de questions complexes, il va être difficile de parvenir à des conclusions. Ce n’est pas à cause de l’éducation qu’il a reçu et de ses idéaux esthétiques forts qui trouvent leur origine profonde dans le Bauhaus qu’il a fait cela. Il a étudié à la Harvard Graduate School of Design avec Walter Gropius. Il faut en conséquence savoir qu’il ne pouvait pas, à un certain niveau, éviter d’être influencé par ses impulsions modernistes. Je sais par expérience que les structures du pouvoir d’auteur disparaissent rarement dans ce genre de projets participatifs, et il est sage de l’accepter et de l’utiliser à l’avantage de la collectivité.

Dans le même chapitre de ma thèse, je parle d’une série de pièces de Richard Barrett. C’est une personnalité intéressante, un compositeur-compositeur illustre, qui a souvent utilisé une notation très complexe, mais il aussi été un improvisateur libre tout au long de sa carrière en utilisant surtout l’électronique. Il a un duo important avec Paul Overmayer qui s’appelle furt. Il y a à peu près quinze ans, Richard Barrett a commencé à travailler dans ses projets en reliant dans le même mouvement la notation et l’improvisation, ce qui alors était pour lui tout à fait nouveau dans son travail – avant cela, c’était plutôt l’utilisation de l’une ou de l’autre. Il a écrit une série de pièces intitulées fOKT, pour un octuor d’improvisateurs et de compositeurs-interprètes. Dans cette série de pièces, je trouve intéressant que son rôle dans le projet est dans une très grande mesure celui de leader, de compositeur, mais en faisant appel aux mondes sonores des interprètes, et en offrant sa composition comme une extension de sa pratique de performance sonore. Il a créé une situation dans laquelle il pouvait se fondre comme un des musiciens parmi d’autres. Il ne s’agissait pas de maintenir une structure de pouvoir comme avait pu le faire Lawrence Halpirn dans ses travaux. Je pense que c’est un formidable modèle pour montrer comment des compositeurs s’intéressant à l’improvisation peuvent travailler. C’est une alternative à des solutions plus faciles, comme lorsqu’un compositeur qui n’est pas lui-même un improvisateur donne aux improvisateurs une ligne de temps et leur dit : « faites ceci pendant quelque temps et puis faites cela ». Il y a d’autres moyens plus profonds pour s’engager dans l’improvisation en tant que compositeur si l’on n’adopte pas cette perspective qui consiste à être quelqu’un ne regardant la performance que d’un hélicoptère.

JCF :

Dans les années 1960, j’ai vécu beaucoup de situations telles que celle que tu décris, un compositeur incluant dans ses partitions des moments d’improvisation. De nombreuses versions expérimentales se déclinaient déjà sous la forme de partitions graphiques, d’improvisation dirigée (une partie s’appelle aujourd’hui « sound painting »), sans oublier les processus des formes aléatoires et de l’indétermination. À l’époque, cela a produit chez les interprètes énormément de frustration, ce qui a mené à la nécessité pour les instrumentistes et vocalistes de créer des situations d’improvisation « libre » qui se passaient de l’autorité d’une seule et unique personne portant la responsabilité de la création. Certes, aujourd’hui la situation des rapports entre composition et improvisation a beaucoup changé. Par ailleurs, les conditions de la création collective concernant la production immédiate de la matière sonore sont loin d’être clairement définies en termes de contenus et de relations sociales. Pour ma part, j’ai développé pendant les 15 dernières années, la notion de protocoles d’improvisation qui me paraissent nécessaires à des situations où des musiciens de traditions différentes doivent se rencontrer pour co-construire une matière sonore, à des situations de rencontre entre des musiciens et d’autres artistes (danseurs, acteurs, plasticiens, etc.) pour trouver des territoires communs, ou bien à des situations où il s’agit de personnes abordant l’improvisation pour la première fois. Pourtant je reste attaché à deux idées : a) l’improvisation tient sa légitimité dans la création collective de type de démocratie directe et horizontale ; b) les supports du monde « visuel » ne doivent pas être éliminés, mais l’improvisation doit chercher du côté de l’oralité et de l’écoute à favoriser d’autres supports.

 

3. La question de l’immigration

JCF :

Pour changer de sujet, et revenir à Berlin : tu sembles décrire un monde qui reste encore profondément attaché aux notions d’avant-garde et d’innovation dans des perspectives qui me paraissent être encore liées à la période moderniste – bien sûr je fais complètement partie de ce monde. Mais qu’en est-il par exemple du problème de l’immigration ? Même si en ce moment ce problème est particulièrement brûlant, je pense qu’il n’est pas nouveau. Les populations qui ne correspondent pas à l’idéal de l’art occidental viennent-ils aux concerts que tu organises ?

CW :

En fait, nous avons dans notre série de concerts plusieurs connexions avec des organisations qui aident les réfugiés, et nous les avons invités à nos événements. Il faut savoir que, sans doute, pour beaucoup de réfugiés – en plus du fait qu’ils sont dans un nouvel espace et qu’il leur faut ici recommencer à zéro sans beaucoup de famille ou d’amis (si toutefois ils en ont) –ils n’ont pas le droit de travailler. Certains d’entre eux s’inscrivent dans des cours d’allemand, recherchent des stages ou des choses comme cela, mais la plupart ne font que « traîner » en attendant de retourner dans leur pays et c’est bien sûr une recette pour aller au désastre. Alors il y a des organisations qui leur trouvent les moyens de s’impliquer ici dans la société. Nous les avons invités à KONTRAKLANG, C’est une invitation permanente à tous nos événements, ils peuvent y entrer gratuitement, les boissons sont offertes. De manière occasionnelle, nous avons eu des groupes de vingt à vingt-cinq personnes présentes faisant partie de ces organisations, et certains de ces concerts ont été parmi les meilleurs de la saison, car ils ont pu apporter une atmosphère complètement différente dans le public. Il faut savoir que ce sont des jeunes qui ont disons entre dix-huit ans ou moins et jusqu’à vingt-cinq ans – j’ai l’impression que très peu d’entre eux ont déjà assisté à des concerts formels, encore moins pour entendre de la musique contemporaine. Tout le rituel d’aller à la salle de concert, porter son attention sur ce qui est joué, éteindre son portable, semble ne pas faire partie de leur univers. Parfois, ils se parlent entre eux pendant les concerts, ils se lèvent pour aller au bar ou aux toilettes pendant que les pièces sont jouées. Cela dérange au premier abord, mais ils n’ont pas de tabous concernant les réactions qu’on peut avoir à la musique. Je me rappelle les applaudissements à la fin de certaines pièces, c’était tout à fait stupéfiant – ils se sont levés et se sont mis à huer et à crier, comme aucun membre de notre public habituel ne le ferait jamais. Et ils se mettent à rire et font des commentaires entre eux lorsque quelque chose d’étrange se passe. Évidemment c’est tout à fait réjouissant, et malgré tout un peu choquant pour un public habitué aux concerts de musique contemporaine. Malheureusement ils ne viennent plus aussi souvent ; nous avons peut-être besoin de les recontacter et d’en recruter d’autres, parce que cela a été une expérience très positive. Pourtant certains d’entre eux sont aussi revenus, ce n’était pas comme s’ils étaient venus une seule fois en se disant en sortant « merde alors, plus jamais cela ! ». Pourtant, certains sont revenus. Certains ont continué à venir et ont posé des questions sur ce que nous faisons, c’est très encourageant. Mais évidemment il s’agit d’une exception à la règle.

JCF :

Est-ce qu’ils viennent eux-mêmes avec leurs propres pratiques ?

CW :

Eh bien, je ne sais pas combien se sont engagés dans la voie d’être des musiciens à plein temps ou des musiciens professionnels, mais j’ai l’impression que beaucoup chantent ou jouent d’un instrument. Honnêtement, c’est une zone un peu aveugle.

JCF :

D’une façon plus générale, Berlin est un lieu qui est particulièrement connu pour son multiculturalisme. Il n’y a pas que les réfugiés récents.

CW :

Il est vrai qu’il y a dans cette ville des centaines de nationalités et de langages, et différentes communautés. Est-ce que tu te demandes pourquoi nos concerts sont tellement l’affaire des blancs ?

 

4. Médiation

JCF :

Il s’agit des relations entre le groupe des « modernistes » – qui est constitué en grande majorité par des blancs – avec le reste de la société. Cela a à voir avec l’impression que j’ai d’une disparition progressive de la musique contemporaine de ma génération qui dans le passé avait un large public qui est maintenant devenu de plus en plus clairsemé et avait une exposition médiatique qui a maintenant pratiquement disparue, tout cela au profit d’une mosaïque de pratiques diversifiées, chacune ayant un groupe d’aficionados passionnés mais peu nombreux.

CW :

À Berlin il y a, selon mon expérience, un public beaucoup plus nombreux que pratiquement partout ailleurs. Même s’il y a des concerts où il n’y a qu’une quinzaine ou une vingtaine de personnes, il y en a d’autres où, le plus souvent, il y en a cinquante ; ce qui est sympa. C’est le cas par exemple à des endroits comme Ausland[4], une des institutions underground des musiques improvisées. Ils existent depuis une quinzaine d’années et dans ce cadre, certains de mes amis organisent une série de concerts sous le nom de « Biegungen ». L’endroit est ce qu’il est, ce n’est pas très grand, mais si on arrive à y faire venir un certain nombre de gens, on s’y sent comme dans une fête informelle, c’est une scène assez vivante. Par ailleurs, il y a des festivals plus officiels dans lesquels il y a des centaines de personnes. KONTRAKLANG se situe entre les deux, autour de cent personnes par concert. Donc je n’ai pas l’impression que ce type de musique et son public sont en train de disparaître en tant que tels. Ce dont tu parles, je pense, c’est plutôt de la déconnexion qui existe entre la culture musicale et la pratique musicale.

JCF :

Pas tout à fait. Pour revenir à ce dont nous avons parlé ci-dessus, c’est plutôt l’idée d’une pléthore de « groupuscules », avec leurs propres réseaux qui s’étendent de par le monde, mais qui restent petits de taille. Il est souvent difficile d’être capable de faire la distinction entre un réseau et un autre. Il ne s’agit plus de faire la distinction entre le grand art et la culture populaire, mais plutôt d’une série de réseaux souterrains qui s’opposent par leurs pratiques et leurs affiliés à la machine uniformisante de l’industrie culturelle. Ces réseaux sont en même temps tellement proches, ils tendent tous à faire la même chose au même moment, et pourtant ils sont fermés dans le sens qu’ils ont tendance en même temps à éviter de faire quoique ce soit entre eux. Chaque réseau a ses festivals, scènes et salles de concert ; et si vous faites partie d’un autre groupe, il n’y a aucune chance d’être invité. La pensée de la multitude des divers undergrounds ouvre des champs de liberté illimitée, et pourtant elle tend complètement à multiplier les murs.

CW :

Les murs ! C’est ce que je veux dire quand je parle de la culture musicale : les gens s’organisent eux-mêmes, les discours qu’ils développent, les lieux où ils jouent, les publications qu’ils lisent, tout ce genre de choses. Pour moi, c’est évidemment très important, et cela a un impact majeur sur la pratique, mais je ne pense pas que la pratique est profondément liée à tout cela. Il y a beaucoup de terrains communs entre, par exemple, certains musiciens qui travaillent sur des drones ou sur des guitares électriques tabletop, les musiciens électroacoustiques, de la techno, et les DJs expérimentaux : les mêmes types de problèmes se manifestent dans le contexte des différentes pratiques. Mais quand il s’agit de ce qu’on appelle en allemand Vermittlung [la médiation], la présentation, la promotion, la dissémination de la musique, alors soudainement « swshhhh… » les praticiens se contredisent souvent complètement entre eux. . Ce qui m’intéresse plus, en tant que musicien qui comprend le travail réalisé à la base, c’est comment la pratique peut se connecter avec d’autres cultures et non pas la façon par laquelle les cultures musicales peuvent séparer les pratiques. La culture musicale doit être au service de la pratique, et c’est une des raisons pour laquelle j’ai choisi de m’intéresser à l’organisation de concerts, car je peux apporter ce type de savoir, celui de la connectivité qui existe entre différentes pratiques, pour la faire apparaître dans leur présentation au public. Trop de gens qui organisent des festivals, dirigent des institutions, des écoles ou des publications n’ont pas d’expérience directe du travail sur les matériaux. Ils ne voient donc pas les liens qui existent et ils ne les mettent pas en avant. Parfois ils osent peut-être se lancer dans la juxtaposition de deux traditions opposées lors de rencontres isolées, comme par exemple faire jouer des musiciens de la musique traditionnelle classique persane ou indienne avec un ensemble de musique contemporaine. Ces choses se passent de temps en temps, mais le plus souvent elles sont vouées à l’échec par le geste de concocter un cocktail sexy de ceux qu’on a présumé autres. Ce que nous essayons de faire dans notre série de concerts, c’est d’explorer les continuités qui sont déjà là, mais qui sont cachées hors de vue par nos préjugés dans nos propres cadres musicaux et culturels.

 

5. Recherche artistique – Une tension entre théorie et pratique

JCF :

On en arrive à la dernière question : les murs qui existent entre le monde académique de l’université et celui des pratiques effectives. Les praticiens de la musique sont exclus des institutions d’enseignement supérieur et de la recherche, ou bien plus souvent ne veulent pas y être associés. Mais en même temps, ils n’en sont pas complètement en dehors par les temps qui courent. Tu es dans une bonne position pour dire des choses à ce sujet ?

CW :

J’ai la chance de me situer à cheval entre les deux univers, et je ne suis pas obligé de choisir entre les deux, au moins au point où j’en suis. Je me suis toujours intéressé à la recherche, et évidemment aussi à faire de la musique en tant que telle. Au cours de mon doctorat, j’ai développé un goût prononcé pour développer l’interface qui existe entre les deux.

JCF :

Donc, pour toi, la notion de recherche artistique est importante ?

CW :

Oui et non. Les contenus de la recherche artistique sont importants pour moi, et je suis très attaché à l’idée que la pratique peut aider à résoudre des questions de recherche que les méthodes de la recherche plus scientifique sont incapables de faire. Je suis aussi très attaché aux potentiels que la pratique artistique – en particulier la musique expérimentale – peut apporter aux questions sociales, aux questions plus larges qui gravitent autour de la connaissance de la production et de la dissémination. Je m’intéresse aussi à l’utilisation de la recherche pour me faire sortir de mes propres limitations esthétiques. Toutes ces choses sont inhérentes à la recherche artistique, mais par contre, j’ai des sentiments ambivalents vis-à-vis de la recherche artistique en tant que discipline et de ses institutions. Le terme de « recherche artistique » est souvent utilisé de manière abusive. D’une part, le terme est communément utilisé par des praticiens qui n’arrivent pas à survivre dans le monde des arts ou de la musique, parce qu’ils n’ont pas les compétences pour le faire, ou bien qu’ils n’ont pas le courage de mener la vie d’artiste indépendant. D’autre part, des universitaires ont colonisé ce domaine, parce qu’ils sont à la recherche d’une spécialité. Ils peuvent peut-être venir de la philosophie ou des sciences sociales, de l’histoire de l’art, de la musicologie, des études théâtrales, de la théorie critique, des choses de ce genre. Pour eux, la recherche artistique est une sorte de nouveau gâteau qu’il convient de partager en morceaux.

JCF :

Oui, je vois.

CW :

Alors, il y a des colloques, des publications, des départements dans les universités, mais je n’arrive pas à déterminer si beaucoup de personnes dans le monde de la recherche artistique valorisent vraiment la pratique et comment ils s’y prennent pour le faire. On peut sans doute sentir combien je suis allergique à cet aspect de la recherche artistique en tant que discipline – toutes mes excuses pour cette diatribe. Disons seulement que je ne me préoccupe pas de la promotion ou de la théorisation de la recherche artistique en tant que discipline, je m’intéresse plus à la mener. Je suppose que la plupart des personnes qui produisent le meilleur travail dans ce domaine partagent le même sentiment. Ces questions me préoccupent plus que jamais en ce moment parce que, en premier lieu, je voudrais avoir sous une forme ou une autre des revenus réguliers : les difficultés de cette vie d’artiste indépendant commencent à me fatiguer !

JCF :

Effectivement, les rapports entre les différentes versions de carrières artistiques ne sont pas tout à fait pacifiques. Premièrement, les artistes indépendants, notamment dans le domaine des musiques expérimentales, considèrent souvent ceux qui sont à l’abri dans des institutions académiques ou autres comme trahissant l’idéal du risque artistique en tant que tel. Deuxièmement les professeurs tournés vers la pratique musicale instrumentale ou vocale, pensent souvent que toute réflexion sur leur propre pratique est un temps inutile pris sur la pratique effective exigée par le haut niveau d’excellence. Troisièmement beaucoup d’artistes font de la recherche sans le savoir, et quand ils en sont conscients, souvent ils refusent de diffuser leur art par des articles de recherche. Beaucoup de murs se sont dressés entre les mondes des pratiques indépendantes, des conservatoires et des institutions de recherche.

CW :

Eh bien, si on se limite à la question de l’improvisation, il y a de plus en plus de personnes qui sont à la fois des artistes praticiens et des chercheurs qui sont en position de pouvoir dans les institutions. Prenons le cas de George Lewis : il a tout changé. Il a payé de sa personne comme musicien et artiste et il a constamment produit des choses créatives intéressantes : en même temps il est devenu une figure majeure dans le domaine de la recherche sur l’improvisation. En étant professeur à l’Université Columbia à New York il a été capable de créer des opportunités pour tout un tas de gens et d’idées qui sans cela n’auraient pas pu être mises en place.

JCF :

À l’Université Columbia (et à Princeton), historiquement, Milton Babbitt[5] était la figure de proue du département de musique. C’est très intéressant de voir que maintenant c’est George Lewis, avec tout ce qu’il représente, qui occupe cette position qui en est devenu le personnage intellectuel et artistique le plus influent.

Toi-même tu as fait ton doctorat à l’Université Leiden aux Pays-Bas[4]. Cela semble être un endroit très intéressant ?

CW :

Certainement. Il y a beaucoup d’étudiants intéressants et l’équipe de professeurs est très petite – à la base Marcel Cobussen et Richard Barrett (ils ont été mes deux interlocuteurs principaux), et Henk Borgdorff qui est un théoricien d’envergure dans la recherche artistique. Le président de mon comité de doctorat a été Frans de Ruiter, qui a été le directeur du Conservatoire Royal de La Haye pendant de longues années avant de créer le département à Leiden. Je crois que Edwin van der Heide, un artiste sonore qui fait des sculptures cinétiques et beaucoup d’installations sonores, en fait maintenant partie. C’est un centre de rencontres où beaucoup de choses importantes se produisent dans notre domaine d’intérêt.

En ce qui concerne ma recherche d’un poste plus stable, je suis sûr que quelque chose va se présenter, je dois juste être patient et continuer à me renseigner. La plupart des opportunités de ce type dans ma vie se sont produites grâce à des relations personnelles de toute façon, donc je pense que je dois garder les yeux ouverts jusqu’à ce que la bonne personne se présente.

Notre rencontre touche à sa fin, car je dois m’en aller.

JCF :

Merci beaucoup pour cette rencontre très fructueuse.


1. 2010 Markus Miessen, The Nightmare of Participation, Berlin: Sternberg Press

2. See Lawrence Halprin, The RSVP Cycles: Creative Processes in Human Environment, G.Brazilier, 1970. Les RSVP cycles consituent un système méthodologique centré sur la collaboration et la créativité. La signification des lettres est comme suit : R = ressources; S = scores [partitions musicales] ; V = valeurs à mettre en action [value-action]; P = réalisation effective [performance]. Voir en.wikipedia.org

3. Alison Hirsch, City Choreographer: Lawrence Halprin in Urban Renewal America, University of Minnesota Press, 2014. (https://www.upress.umn.edu/book-division/books/city-choreographer)

4. « Ausland, Berlin, est un lieu indépendant pour la musique, le cinéma, la littérature, les performances et autres activités artistiques. C’est un lieu qui propose également son infrastructure aux artistes et à leurs projets pour des répétitions, des enregistrements et des ateliers, ainsi qu’un certain nombre de résidences. Inauguré en 2002, Ausland est géré par un collectif de bénévoles. » (https://ausland-berlin.de/about-ausland)

5. Milton Babbitt, compositeur américain (1916-2011), pionnier de la musique électronique et du sérialisme intégral. Théoricien très influent concernant le dodécaphonisme et de sa combinatorialité. Figure très importante dans la défense de la pratique musicale contemporaine et de ses apports théoriques au sein des universités américaines. Il a été en particulier associé à l’Université de Princeton et l’Université Columbia. (https://fr.wikipedia.org/wiki/Milton_Babbitt)

6. Voir « Leiden University – Academy of Creative and Performing Arts » (https://www.universiteitleiden.nl/en/humanities/academy-of-creative-and-performing-arts/research)


 

Christopher A. Williams (1981, San Diego) est un créateur, un organisateur et un théoricien de la musique expérimentale et de l’art sonore. En tant que compositeur et contrebassiste, il travaille dans les domaines de la musique de chambre, de l’improvisation et de l’art radiophonique et développe aussi des collaborations avec des danseurs, des artistes du son et des artistes visuels. Performances et collaborations avec Derek Bailey, Compagnie Ouie/Dire, Charles Curtis, LaMonte Young’s Theatre of Eternal Music, Ferran Fages, Robin Hayward (en tant que Reidemeister Move), Barbara Held, Christian Kesten, Christina Kubisch, Liminar, Maulwerker, Charlie Morrow, David Moss, Andrea Neumann, Mary Oliver et Rozemarie Heggen, Ben Patterson, Robyn Schulkowsky, l’Ensemble SuperMusique, les Vocal Constructivists, les danseurs Jadi Carboni et Martin Sonderkamp, le cinéaste Zachary Kerschberg et les peintres Sebastian Dacey et Tanja Smit. Ses travaux ont été présentés dans divers circuits de musique expérimentale nord-américains et européens, ainsi que sur VPRO Radio 6 (Pays-Bas), Deutschlandfunk Kultur, le Musée d’art contemporain de Barcelone, la Volksbühne Berlin et le Festival du film documentaire américain.

La recherche artistique de Christopher Williams se manifeste à la fois dans des publications universitaires conventionnelles et dans la réalisation pratique de projets multimédia. Ses travaux écrits ont paru dans des publications telles que le Journal of Sonic Studies, le Journal for Artistic Research, Open Space Magazine, Critical Studies in Improvisation, TEMPO, and Experiencing Liveness in Contemporary Performance(Routledge).

Il est le co-organisateur de la série de concerts KONTRAKLANG. De 2009 à 20015 il a été le co-organisateur de la série de conecerts de salon Certain Sundays.

Williams est titulaire d’un B.A. de l’Université de Californie San Diego (Charles Curtis, Chaya Czernowin, and Bertram Turetzky); et d’un doctorat Ph.D. de l’Université de Leiden (Marcel Cobussen and Richard Barrett). Sa thèse Tactile Paths : on and through Notation for Improvisers est pionnière dans le domaine du numérique et peut être trouvée sur www.tactilepaths.net.

Pour la période 2020-22 il a obtenu un poste de recherche post-doctorale à l’University of Music and Performing Arts, Graz, Autriche.

Voir http://www.christopherisnow.com

Cecil Lytle – Français

Access to the English original text: Encounter with Cecil Lytle

 


Rencontre avec Cecil Lytle,
Jean-Charles François et Nicolas Sidoroff

Lyon, le 3 août 2019

 

Le pianiste Cecil Lytle est venu à Lyon en août 2019 pour une visite amicale et touristique. Cecil Lytle a été le collègue de Jean-Charles François au sein du département de musique de l’Université de Californie San Diego pendant les années 1970-80. Depuis quelques années, dans le cadre d’un programme organisé par l’Université de Californie, Cecil Lytle a enseigné à Paris chaque été un cours sur l’histoire du jazz. Une visite du Cefedem AuRA s’est déroulée le 3 août 2019 en compagnie de deux membres de PaaLabRes : Nicolas Sidoroff qui enseigne dans cette institution et de Jean-Charles François qui en a été le directeur de 1990 à 2007. Nous avons évoqué l’histoire du Cefedem, la nature de son projet centré sur l’élaboration de programmes d’études uniques en leur genre, et aussi les difficultés institutionnelles constantes auxquelles cette institution a dû faire face depuis sa création. Après cette visite commentée, un entretien a eu lieu entre ces trois musiciens en vue d’en publier la transcription (à partir de l’enregistrement de cette séance) dans la troisième édition de paalabres.org, « Faire tomber les murs ». Cecil Lytle, tout au long de sa carrière musicale, a refusé à de se limiter à une seule esthétique. Il a beaucoup insisté pour combiner dans sa pratique plusieurs traditions. Par ailleurs, son influence importante dans le fonctionnement de l’université lui a permis de développer des actions dans le domaine de l’éducation en vue de la promotion sociale des minorités aux États-Unis issues des quartiers défavorisés. Le début de l’entretien est centré sur une prise de connaissance mutuelle entre Cecil Lytle et Nicolas Sidoroff. La pratique artistique de ce dernier est abordée, avant les aspects plus spécifiquement liés à notre invité dans le domaine des arts et de la politique. L’entretien a eu lieu en anglais. La version en français a été réalisée par Jean-Charles François et Nicolas Sidoroff à partir de la transcription de l’enregistrement de l’entretien.

 


Summary :

1. Introduction
2. Cecil Lytle, musicien à la conjonction de plusieurs traditions
3. À l’université et le lycée Preuss
4. Une école secondaire dans un quartier
5. Les murs et les pratiques pédagogiaues
6. Les murs et les pratiques musicales


1. Introduction

Jean-Charles F.:

Avant de commencer, il serait bien que tu [Nicolas] puisses faire part à Cecil de ton parcours. Nicolas était à New York au mois de juin, à la New School. C’est ainsi qu’il parle maintenant très bien anglais. [rires]

Nicolas S.:

Non… c’est mon accent [rires] ? J’ai été là-bas avec des collègues français et tous ne parlaient pas facilement anglais, alors il m’a fallu passer constamment de l’anglais au français et du français à l’anglais.

Cecil L.:

C’est comme nous à Paris. Nous commençons à dire quelque chose en français et ils répondent tout de suite en anglais.

Nicolas S.:

J’avais déjà été une fois entre Boston et New York, et cette fois là, j’avais beaucoup parlé en anglais pendant deux semaines. Mon anglais s’était sensiblement amélioré. Le mois dernier, pendant une semaine, c’était surtout le français !

Cecil L.:

Tu as été là-bas pour quoi faire ?

Nicolas S.:

Je suis doctorant à l’Université Paris VIII et je travaille sur la musique et la division du travail en musique, dans un laboratoire de Sciences de l’éducation. Nous avons constitués un collectif d’étudiants de cette université, pour se serrer les coudes, faire collectif dans nos recherches et travailler l’université selon nos expériences et nos idées. Et nous avons fait une proposition pour un colloque sur l’idée de ré-imaginer l’enseignement supérieur de manière critique. Il se déroulait à la New School, à New York. Sandrine Desmurs qui travaille au Cefedem AuRA[1] est aussi venue avec nous pour présenter les dispositifs que nous avons mis en place au Cefedem. J’ai assisté aussi à beaucoup de concerts, et j’en ai profité pour rencontrer le maximum de musiciens comme George Lewis, William Parker et Dave Douglas par exemple. Et par ailleurs, je travaille au Cefedem à mi-temps avec les étudiants et étudiantes de la formation diplômante en cours d’emploi. Et dans l’autre partie de mon temps, je joue de la musique, je mène des recherches notamment avec le collectif PaaLabRes, et je suis donc aussi un étudiant en thèse de doctorat en Sciences de l’éducation.

Cecil L.:

Et tu joues quel type de musique ?

Nicolas S.:

Oui, je joue principalement dans deux collectifs : un que je qualifie de post-improvisation, un type de musique appelé downtown[2]Downtown II – est-ce que tu connais cette expression ?

Cecil L.:

Je connais ce terme, c’est dans le sens de George Lewis ?

Nicolas S.:

Oui. L’expression a son origine à New York, mais beaucoup de gens jouent cette musique downtown et n’habitent pas New York.

Cecil L.:

C’est certain.

Nicolas S.:

Et c’est la deuxième génération de la musique downtown, qu’on appelle Downtown II, dont John Zorn est une des figures importantes ainsi que Fred Frith, pour prendre les plus connus. Ce n’est qu’une des deux branches de la musique que je fais. L’autre vient de l’île de la Réunion, une île à l’Est de l’Afrique, au Sud de Madagascar. Dans les petites îles de cette partie de l’Océan Indien, il y a des musiques spécifiques qu’on appelle le maloya et le séga. Et je joue cette musique avec des Réunionnais depuis une vingtaine d’année, surtout de la trompette.

Cecil L.:

C’est ce qu’on appelle l’ethnomusicologie ?

Jean-Charles F.:

Non, c’est une pratique que nous appelons musique traditionnelle, mais c’est surtout une culture vivante, ce n’est pas une musique du passé, mais d’aujourd’hui.

Nicolas S.:

Et le maloya est assez spécifique, parce que c’est une musique qui a été interdite pendant un temps extrêmement long.

Cecil L.:

Par les colonisateurs ?

Nicolas S.:

Oui, par les colonisateurs français.

Jean-Charles F.:

Les français sont toujours là. [rires]

Nicolas S.:

Cette musique est apparue sur le devant de la scène dans les années 1970 grâce aux communistes et aux indépendantistes. C’est au même moment que le reggae a aussi percé internationalement. Et alors s’est développé ce qu’on appelle le malogué ou maloggae (mélange de maloya et de reggae)[3] et seggae (sega and reggae). C’est devenu une sorte de mélange très actuel, nourri de musique traditionnelle, de musique populaire et de musique moderne. Donc, je joue avec une famille qui est venue en France il y a trente ans. Je jouais cette musique malogué, séga et seggae avec notamment le père qui chantait, jouait de la basse et dirigeait l’ensemble, et son fils qui chantait et jouait de la batterie. Il n’avait pas encore 18 ans quand je l’ai rencontré. Et il avait une dizaine d’année quand le malogué se créait, il n’arrivait pas à atteindre la pédale de grosse caisse ! [rires] Aujourd’hui, le groupe s’est reconfiguré sur une base reggae roots, il s’appelle Mawaar[4]. Cela veut dire “je verrai” en réunionnais, une bonne partie est chanté en créole. Et on travaille toujours ces musiques réunionnaises, même si on ne les joue plus sur scène. Le père dont je parlais est à la basse, et c’est le fils qui est très actif. Il joue de la guitare et de la batterie, il chante, il est un de ceux qui contribue le plus à la musique.

Cecil L.:

Est-ce que les gens de cette île parlent français ?

Nicolas S.:

Oui et le créole, un créole très élégant.

Cecil L.:

Tu as été dans cette île ?

Nicolas S.:

Oui, mais seulement pour une semaine, parce que le Cefedem a développé un programme de formation à la Réunion. Et j’ai pu observer les trois différentes langues créoles : la première, les français de Métropole peuvent la comprendre, même si certaines expressions ne sont pas françaises, elles restent compréhensibles ; la deuxième est mixte, les français comprennent certains mots mais pas tout ; et la troisième les français ne comprennent rien.

Cecil L.:

[rire] Tu ne joues que la musique. Comment est-ce que tu t’es intéressé à cette île, à ce lieu ?

Nicolas S.:

C’est parce que j’ai rencontré cette famille, et que j’ai eu très vite plaisir à discuter et jouer cette musique. Je dois dire que je fais de la musique en situation : j’ai rencontré des gens qui sont très intéressants et savent beaucoup de choses sur cette île, son histoire, ces musiques et sur leurs origines, etc. Donc j’ai partagé leur vie, passé du temps avec eux notamment en jouant de la musique.

Cecil L.:

C’est très important de rencontrer les gens là où ils vivent, de découvrir qui ils sont, de manger leur cuisine, d’entendre leurs histoires, de voir comment ils pleurent et comment ils sont heureux. Il y a un pianiste qui vit à Paris, Alain Jean-Marie qui vient de la Guadeloupe. Il joue du jazz traditionnel standard. Son jeu en jazz est complètement imprégné des chansons et des sonorités de la Guadeloupe, des chants traditionnels folkloriques transformés en jazz. C’est ce que les gens font du jazz dans le monde entier – ils créent leur propre version. Il chante en créole, c’est très intéressant. Il n’est pas un grand chanteur, mais il y met toute son âme, toute sa spiritualité. A quelle fréquence vas-tu en visite sur cette île ?

Nicolas S.:

Seulement cette fois-ci, et seulement pour une semaine.

Cecil L.:

Oh ! Ce n’est pas suffisant.

Nicolas S.:

Tout à fait insuffisant ! En plus, c’était vraiment spécial dans le cadre de cette histoire. J’y suis allé seul, sans cette famille et le groupe actuel, avec très peu de temps. C’est devenu comme une plaisanterie entre nous : oui, j’allais découvrir des musiques jouées là-bas en ce moment, rencontrer des musiciens ou musiciennes qui vivent dans cette île… Ils n’étaient pas contents que je puisse le faire sans leur présence. C’est la vie. Mais maintenant je vois bien qu’il faudra y retourner. Alors on travaille plus intensément sur le projet d’y aller pour jouer ensemble de la musique, et découvrir cette île avec eux.

Cecil L.:

C’est très courageux, je pense que c’est courageux d’étudier quelque chose de peu connu de l’Occident avant cela.

Nicolas S.:

C’est une pratique venue de la rue, en dehors des murs de l’université. On peut regarder cela avec les épistémologies du Sud, au départ des travaux de Boaventura de Sousa Santos. Il est portugais, participe à l’aventure du Forum Social Mondial. Il a travaillé en Amérique du Sud, en étudiant les communautés subalternes et dominées, comment elles s’organisent et comment elles utilisent et produisent des savoirs non reconnus ou non considérés par les colonisateurs et les occidentaux. Et il a inventé cette expression : « les épistémologies du Sud ». Et c’est très intéressant d’observer comment, maintenant, de plus en plus de travaux à l’université sont en train de se poser ce type de questions : la domination reste encore celle de l’objectivité des blancs, du Nord, de l’Occident…

Cecil L.:

Il y a aussi des travaux intéressants en littérature – certains de nos vieux collègues dans les études critiques. Sara Johnson, qui fait partie du département de littérature de l’Université de Californie San Diego, par exemple a écrit sur les transitions culturelles dans les Caraïbes et dans la Nouvelle-Orléans. En fait, j’ai fait lire à mes étudiants en musique des chapitres de son livre sur les goûts des îles et les pratiques culturelles – avec peu de rapport avec la musique. Mais les différences de classe qui existaient lorsque les français sont partis au moment où la colonie a cessé d’exister ont persisté[5][en Haïti] : les classes noires ont émergé de la culture indigène, ont intégré les classes moyennes et les forces armées, et elles se sont mises à se comporter comme les français [rire], d’une manière très aristocratique et la masse des gens se sont enfuis vers la Nouvelle-Orléans, à Charleston ou Atlanta, dans les États du Sud des Etats-Unis. Elle a écrit tout cela du point de vue de la socio-littérature. En réalité, les questions abordées par Sara ne concernent pas la littérature écrite, mais la littérature orale. Bien sûr de plus en plus de littérature écrite a vu le jour depuis l’indépendance, mais dans cette littérature, il s’agit de dénicher les histoires, les légendes, les contes de la tradition orale. Ses travaux consistent à retracer les évolutions culturelles qui ont eu lieu et qui peuvent se comparer étroitement avec les effets transculturels de la musique. Toutes ces histoires sont mises en musique, elles ne sont pas parlées, mais chantées, et les gens dansent en même temps.

 

2. Cecil Lytle, musicien à la conjonction de plusieurs traditions

Jean-Charles F.:

On devrait sans doute commencer la partie formelle de l’interview ?

Cecil L.:

Ah ! OK.

Jean-Charles F.:

Alors, peut-être pour commencer, est-ce que tu peux expliquer un peu qui tu es, quelles ont été tes aventures dans le temps ?

Cecil L.:

Je m’appelle Cecil Lytle, j’ai grand plaisir à être ici à parler avec des amis qui font de la musique et à me lier d’amitié avec des personnes qui font de la musique. Mon contact initial avec la musique… Comment est-ce que je me suis mis à faire de la musique ? Mon père était un organiste dans une église baptiste, il jouait de la musique de gospel. Je suis aussi le dernier enfant d’une famille de dix, j’ai neuf frères et sœurs. Nous étions tous tout le temps à l’église, une église baptiste pentecôtiste, cinq jours par semaine, nuit et jour.

Jean-Charles F.:

C’était où, à New York ?

Cecil L.:

À Harlem. Ce n’était pas la religion autant que la musique qui m’a influencé – peut-être que c’est la même chose. Je ne pense pas que mon père et ma mère étaient fondamentalistes. Ils pensaient seulement que c’était approprié pour des enfants d’aller à l’église. Parce que les enfants pouvaient être tentés de faire plein de mauvaises choses. On était tous à l’église, on chantait dans le chœur, on faisait toutes ces choses. Mon père jouait de l’orgue Hammond B3, et tout près de lui il y avait un petit piano à queue en mauvais état. Alors, on m’a dit que j’avais l’habitude de m’asseoir au piano quand j’avais à peu près cinq ans. Je pense que cela a été la manière la plus joyeuse de toute ma vie de faire de la musique [en frappant la table avec ses mains] avec les paumes de mes mains en même temps que le chœur… Ce n’étaient pas des musiciens professionnels, c’étaient des femmes qui nettoyaient les rues et des hommes qui travaillaient à la poste, donc ils n’avaient pas appris formellement la musique. Mais il faut imaginer le pouvoir produit par l’écoute d’un chœur de gospel placé directement en face de vous. On était obligé d’apprécier le mélange de chant, de sueur et de danse dans la prière pour le salut sur terre et au ciel. J’étais trop jeune pour apprécier totalement le pouvoir d’imagination des Africains-Américains, mais je savais que quelque chose de magique était en train de se produire à moins d’un mètre de moi, et j’avais désespérément envie d’en faire partie. Ils chantaient leur misère et leur bonheur dans le même souffle. Ainsi, chaque dimanche était un moment magique lorsque ces gens pouvaient exprimer leurs peines, leur pouvoir, et leur existence organique. Lorsqu’ils sortaient de l’église ils faisaient de nouveau face au monde réel, mais c’était une période de temps très spéciale pendant laquelle une centaine de personnes, cent cinquante personnes pouvaient se partager le pouvoir. C’est pourquoi je me souviendrai toujours de ce bonheur, la puissance de ce moment, de ces trois heures passées ensemble une fois par semaine. J’ai toujours voulu recréer cela chaque jour de ma vie. Le défi pour moi a été de voir comment faire cela quelque soit l’endroit où j’allais me trouver dans le futur.

À huit ou dix ans, j’ai reçu de véritables leçons de piano. Mon père avait un peu d’argent, assez d’argent pour m’envoyer au centre ville [downtown] prendre des cours avec un professeur de piano. Je ne sais pas comment mon père avait entendu parler de ce monsieur, mais c’était un juif russe, récemment émigré à New York. Il ne parlait pas du tout l’anglais, je ne parlais pas le russe. Pendant un an je n’avais le droit que de pianoter sur le couvercle du piano, en commençant par l’attaque du doigt. Des attaques de doigts pendant à peu près six mois, je ne jouais que sur le couvercle du piano ! Cela n’avait aucun sens pour moi, mais je comprends ce qu’il essayait de faire… aujourd’hui [rire]. Je pensais que mon père aurait dû lui payer seulement la moitié de ce qu’il demandait. Mais petit à petit cela a commencé à faire sens. Au même moment, je pense, j’ai commencé à écouter de la musique classique. Mon père m’emmenait régulièrement au Carnegie Hall et à d’autres endroits à New York pour écouter des pianistes. Je me souviens qu’il m’a emmené écouter Wilhelm Kempff, le pianiste allemand, il jouait la sonate Hammerklavier et j’ai le souvenir du pouvoir qu’a exercé cette pièce sur moi, cette folie, cela durait une éternité, et la fugue ! J’étais tout à fait fasciné. C’est universel. Alors j’ai essayé de mélanger ma musique de jazz gospel avec mes tentatives de jouer les sonates de Beethoven – c’était incroyable ! Et je pense que depuis ce moment-là, j’ai essayé d’aborder en même temps la musique traditionnelle, la musique classique et la musique improvisée. Quelques années plus tard, quand j’étais à Cleveland à l’Oberlin Conservatory, j’ai pensé que l’expérience musicale la plus importante dans ma vie avait été ces années de ma jeunesse dans cette église, et c’était à cause de l’autorité et la légitimité de ces chanteurs de gospel qui n’avaient pas reçu d’éducation musicale formelle – la légitimité de leurs sons.

J’imagine que vous avez eu ce genre d’expérience dans cette île de la Réunion. Des gens qui n’ont pas eu de formation musicale ou artistique formelle, mais qui produisent des choses très puissantes. Ils sont capables de communiquer et de dire ce qu’ils ont à dire. Je pense que c’est ce que j’ai essayé de faire ressortir dans toutes mes productions musicales. D’accéder au même ressenti. Ensuite, j’ai rencontré Jean-Charles François et d’autres personnes très intéressantes qui improvisent de différentes manières. Le but était le même, mais le langage et le vocabulaire étaient différents. Et j’ai trouvé que c’était fascinant d’entrer dans le domaine de la légitimité musicale de quelqu’un d’autre – de pouvoir mesurer ce qui pour lui ou elle était important… Aller visiter la musique éloignée de mon univers.

Le passage entre la musique gospel et le jazz était très facile – c’est la même musique, il suffit de changer les mots, de changer les limites, mais tous les accords sont identiques. On a sorti cette année un nouveau film sur Aretha Franklin – je pense que son titre est Amazing Grace – on la suit dans son parcours qui va de l’église, du gospel à sa carrière dans la soul. C’est toujours le même son, la même autorité, la même puissance.

Quand j’ai eu quinze ans, mon frère aîné Henry jouait de la batterie jazz, nous avons formé un trio de jazz et nous avons un peu joué autour de New York. Cela peut paraître bizarre, mais plus je m’insérais dans le monde du jazz, plus je me sentais mal à l’aise – je n’ai pas voulu passer ma vie à n’être qu’un musicien de jazz. J’ai pu observer la vie que menaient les gens du jazz que je côtoyais. Il y a eu un incident qui m’a fait réfléchir. C’était quand je jouais dans la salle de bal du Savoy avec un grand orchestre de danse qui accompagnait Arthur Prysock. Pendant que nous jouions, un type n’arrêtait pas de venir vers moi au piano en disant : « Hé, mec, laisse-moi jouer du piano, laisse-moi jouer du piano”. Il voulait s’asseoir à ma place. Je lui ai dit de parler au chef d’orchestre. Alors on a joué un autre morceau et il est revenu à la charge : « Hé mec ! » – j’avais quinze ans ou presque – et il était plus âgé – « Tu ne sais pas jouer ce genre de choses, laisse-moi jouer du piano, laisse-moi jouer du piano ». Bref, à la pause, je suis allé voir le chef d’orchestre et lui ai demandé : « C’est qui ce type ? Il m’embête! », et il m’a répondu : « Oh man ! Ne t’inquiète pas pour lui, c’est un junkie, c’est juste Bish« . C’était Walter Bishop J., un grand pianiste, un célèbre pianiste de jazz. J’avais ses disques à la maison. Mais il était accro à l’héroïne, il était tout perturbé dans sa tête et dans son corps, et cela m’a interloqué : « Est-ce que je veux finir par devenir comme lui ?” Ce qui me troublait, c’était qu’un homme de cinquante ans demande du travail à un jeune de quinze ans. Sans pourtant n’avoir rien contre le jazz, je n’ai pas voulu passer ma vie dans le milieu du jazz. Et je voulais aussi jouer d’autres musiques. Je pense donc que l’expérience de l’église et au moins des premiers concerts de jazz ont soulevé plus de questions dans ma tête que donné de réponses. Je savais par expérience que je voulais jouer de la musique qui avait de l’authenticité et du sens, mais en même temps je voulais faire beaucoup de choses différentes, pas seulement du gospel, pas seulement du jazz, pas seulement du be-bop, et pas seulement d’une seule et unique chose.

C’est ainsi que, quand j’ai rencontré Jean-Charles, je dirigeais le Gospel Choir de l’Université de Californie San Diego, et en même temps nous avons joué ensemble des concerts de musique contemporaine. Je pense que l’université m’a donné l’opportunité de faire tout ce que je voulais faire. Si je n’avais joué que dans les night clubs, je me serais ennuyé. Si je n’avais joué que des sonates de Beethoven, je me serais ennuyé… Nous avons joué Kontakte de Stockhausen, c’était passionnant ! C’est donc un peu comme cela que j’envisage la musique, je ne pense pas que mes attentes par rapport à ces premières expériences aient vraiment changé. L’authenticité de la musique que j’ai entendue dans mon enfance, mon initiation à une variété de musiques très tôt dans ma vie, m’ont en quelque sorte marqué à vie.

 

3. À l’université et le lycée Preuss

Jean-Charles F.:

Tu as été recruté par l’Université de Californie San Diego pour diriger le Gospel Choir et pour développer un programme de jazz, mais plus tard tu es devenu aussi le pianiste du département au delà des différentes esthétiques ?

Cecil L.:

Je pense que j’ai été recruté pour la musique afro-américaine et en plus pour des concerts et des conférences. Je ne me rappelle pas vraiment quel a été le titre exact de mon emploi. Nous avons joué des concerts ensemble et c’était très plaisant, on pouvait se parler après les répétitions, je dirigeais le Gospel Choir, et dans la foulée, il y avait la chanteuse Carol Plantamura et on répétait des mélodies, il y avait beaucoup d’opportunité pour faire des activités très variées. Je suppose que l’histoire de ma vie ne s’est pas déroulée en une seule ligne droite – mon histoire est un mystère et j’aime ça ! Mais c’était à l’époque du Third College à UCSD, quand le Third College était considéré comme la partie « révolutionnaire » de l’université. Et à bien des égards, c’était le cas. C’était le « troisième » de ce qui est devenu six collèges. Le Third College a été créé en 1965 autour du concept de l’antiquité grecque. Et ensuite, Martin Luther King a été assassiné, Bob Kennedy a été assassiné et des émeutes et des manifestations ont eu lieu contre la guerre au Vietnam. Les étudiants se sont soulevés et ont demandé : « Pourquoi étudier l’antiquité grecque au moment où l’histoire s’écrit maintenant dans les rues de l’Amérique ? » Donc, les étudiants ont changé la direction du collège dans un sens plus progressiste – j’essaie de ne pas utiliser le terme de gauche parce que je ne sais pas ce que cela veut dire aujourd’hui – en tout cas ils voulaient que le collège devienne politiquement plus actif. Et les leaders de ce mouvement étaient un professeur, le philosophe Herbert Marcuse, et une étudiante, Angela Davis qui finissait son doctorat en anthropologie. Elle a écrit l’histoire de cette période de sa vie et du campus à La Jolla de la nouvelle Université de Californie. Elle était en quelque sorte la porte-parole des étudiants, et Marcuse le porte-parole du corps professoral, et tous les deux ont contribué à orienter le Third College dans une direction progressiste. Le nom que les étudiants ont donné au College était « Lumumba-Zapata ». Est-ce que vous vous souvenez de Patrice Lumumba, le président du Congo qui avait été assassiné ? Et de Emilio Zapata, le révolutionnaire mexicain ? Ce nom n’a jamais été formellement reconnu, mais certains anciens étudiants continuent à l’appeler le College Lumumba-Zapata.

Jean-Charles F.:

Et le nom de « Third College » était alors utilisé parce que personne dans l’administration ne voulait que ce collège soit nommé Lumumba-Zapata et que c’était le troisième collège créé sur le campus.

Cecil L.:

Évidemment, la faculté ne voulait pas de Lumumba-Zapata. Les parents ne pouvaient pas imaginer envoyer leur précieux fils et, surtout, leur fille au Collège Lumumba-Zapata. Ils avaient peur, à juste titre, que nous en fassions des révolutionnaires politiques… Cela n’allait pas marcher. C’est ce que l’université a dit : « Pas de bêtises ! Pas de Lumumba-Zapata ! Nous l’appellerons « Third College ». Et nous avons utilisé ce nom officiel pendant les 20 années qui ont suivi.

En 1988, 52 interprètes et compositeurs de UCSD ont été à Darmstadt. Je suis devenu Provost du Third College[6] la semaine après notre retour des cours d’été de Darmstadt. Accéder à ce poste a été très significatif pour moi, parce que il m’a donné une plateforme pour réaliser des choses que je considérais dans l’intérêt de la justice, en travaillant à faire tomber les murs de l’université. Donc, la première question à laquelle je me suis attelée à été de trouver un nom au collège. Je voulais éviter que quand on demandait « Où allez-vous à l’université ? », on ne puisse répondre que « Je vais au numéro trois ! » Nous avons essayé « Third World College », cela ne convenait pas vraiment… Nous avons donc finalement donné un nom au collège, qui de nouveau avait un sens. On a rebaptisé le collège en 1991 avec le nom de Thurgood Marshall. C’est un nom qui est clairement associé à la justice sociale et aux attitudes progressistes en matière de relations entre les races et les classes. Jusqu’à nouvel ordre, c’est bien du Thurgood Marshall College qu’il s’agit[7].

Nicolas S.:

Est-ce que tu peux préciser qui est Thurgood Marshall ?

Cecil L.:

Il a été le premier juge afro-américain de la Cour suprême. Mais avant cela, il a annulé un certain nombre de lois racistes datant de l’époque de l’esclavage. Il a également défendu des détenus dans le couloir de la mort et des troupes afro-américaines accusées de lâcheté pendant la guerre de Corée. Plus tard, il a épousé une Philippine et a contribué à la rédaction de la constitution philippine avec ces principes d’équité et de justice. Son nom n’est certainement pas aussi identifiable que celui de Martin Luther King, Jr. Je ne suis donc pas surpris que son nom ne soit pas aussi connu à l’étranger. Mais il était au centre du mouvement des droits civils au côté de Martin Luther King. Il est intéressant de noter qu’ils n’étaient pas toujours d’accord en termes de stratégie. Thurgood Marshall a critiqué le projet de Martin Luther King d’inclure des enfants au sein des manifestations pour confronter la police – mettant ainsi les enfants en danger pour dramatiser les effets du racisme. Thurgood Marshall pensait que cette approche était trop dangereuse, car des gens pouvaient être tués, et il a estimé que sa tâche principale était de renverser les lois racistes qui enferment les gens dans leur état. Cependant, par leur désaccord, ils ont en fait bien travaillé ensemble sur une stratégie à double détente : King dans les manifestations de rue et Marshall dans les tribunaux. J’ai donc pensé qu’il était approprié – peut-être parce que son nom n’est pas aussi connu que celui de Martin Luther King – de mettre son nom sur la table, de nommer le collège d’après ce juge de la Cour suprême, Thurgood Marshall. Et cela nous a tous inspiré, les étudiants, les enseignants concernés et moi-même, à réfléchir à ces questions. C’est de manière quotidienne, qu’on devait se poser ce genre de questions : « La justice sociale est-elle présente dans nos enseignements ? Est-ce qu’on contribue à la justice sociale dans la communauté, dans les salles de classe ? Participe-t-on de manière significative aux idées qu’il a représentées ? » Je crois que le changement de nom a eu cet effet. Plus tard, nous avons remanié le programme d’études pour mettre l’accent sur une diversité d’expressions en littérature, sur une diversité d’expressions en sociologie, pour mettre à nouveau l’accent sur l’étude du Tiers Monde – c’était en 1988.

C’est alors que l’État de Californie a fait quelque chose de très négatif : pendant la campagne présidentielle de 1990, la Californie a adopté une loi qui condamnait la discrimination positive. Cela voulait dire que l’Université de Californie n’était plus autorisée à utiliser la race comme facteur déterminant pour l’admission des étudiants. La Californie avait décidé jusque là que les personnes de couleur noire ou hispaniques devaient bénéficier de considérations spécifiques en raison des discriminations historiques dont elles avaient fait l’objet dans le pays. Les citoyens californiens ont dit « Non, c’est pas bien, vous êtes en train d’exercer une discrimination au détriment des blancs » par référendum. Cela n’avait pas beaucoup de sens, mais c’est ce qui est ressorti de la nouvelle loi, la proposition 209. Bizarrement, la Californie a voté à une écrasante majorité pour Bill Clinton et, dans le même temps, a supprimé les préférences raciales. En fait, je me suis senti un peu piégé. En tant que Provost d’un collège nommé en l’honneur de Thurgood Marshall, il était de mon devoir de parler, de faire quelque chose pour contrer cette nouvelle loi. Alors, un groupe d’entre nous, des professeurs de l’Université de Californie San Diego et quelques étudiants se sont réunis pour envisager de construire un lycée allant de la 6e à la terminale pour les jeunes noirs et hispaniques issus des quartiers défavorisés vivants en dessous du seuil de pauvreté. On imaginait une école secondaire publique avec un statut de charter school[8], qui serait dirigée par l’université. Il faut savoir qu’il y a une tradition dans les universités américaines haut de gamme d’avoir en leur sein une école secondaire s’adressant à des « génies », les étudiants les plus brillants et les plus aisés, qui dès l’école primaire font déjà de l’algèbre et lisent les livres de Salman Rushdie pendant leur week-end. J’ai voulu ainsi utiliser à mon avantage cette idée de construire une école secondaire sur le campus de l’université, mais s’adressant à des enfants pauvres pour les amener à entreprendre des études supérieures, à les préparer à entrer dans les meilleures universités, notamment l’Université de Californie. Ce lycée pourrait aussi servir de modèle aux autres écoles publiques dans les quartiers, en montrant comment concevoir un programme d’études avec une pédagogie appropriée, et comment utiliser les étudiants comme tuteurs dans la salle de classe. Je ne voulais pas seulement réformer les écoles publiques, mais par la même occasion, aussi l’université. J’essayais de former deux types d’apprenants : ceux des quartiers pauvres présents dans l’école, et ceux de l’université qui n’avaient jamais rencontré ces jeunes auparavant – ayant sans doute changé de trottoir en les voyant.

Je pense que ce qui était subversif dans ce projet, c’était de réformer l’université et de faire en sorte que nos étudiants universitaires reçoivent des crédits académiques pour un travail de tutorat dans l’école. On accorde bien des crédits pour les cours de physique, d’histoire et d’ingénierie, de la même manière on peut accorder des crédits pour des cours particuliers donnés à l’école, pour être un bon citoyen. Et cela semble fonctionner, il n’y a pas beaucoup de décrocheurs, les élèves du lycée sur le campus se débrouillent très bien, ils ont été admis dans les universités les plus prestigieuses. 850 jeunes commencent en 6e et obtiennent leur diplôme en terminale. Notre lycée porte le nom du principal donateur : Peter Preuss. J’ai subi beaucoup de critiques de la part de mes amis de gauche, car nous avons également pris des millions à de jolis donateurs de droite qui se sentaient coupables de maltraiter les Noirs et les Mexicains. J’ai pris leur argent pour construire l’école secondaire Preuss parce que je me suis dit que je ferais plus pour la justice sociale avec leur argent qu’ils ne le feraient jamais. Donc, beaucoup de personnes bien intentionnées se sont fâchées contre moi parce que j’ai accepté le « prix du sang »… Parmi les donateurs, il y avait aussi des gens plus orientés à gauche [liberals]. Bref, on a construit l’école secondaire Preuss[9].

Nicolas S.:

Le bâtiment a été construit pour accueillir 850 élèves ?

Cecil L.:

Huit, cinq, zéro, c’est exact ! Nous savions que l’école serait couronnée de succès. Elle se trouve sur le campus universitaire sous notre contrôle, elle est juste à côté de l’hôpital universitaire et de l’école d’ingénieurs, donc au sein d’un environnement d’apprentissage, en dehors de la présence de gangs de délinquants. Les élèves s’imprègnent de la culture d’apprentissage de l’environnement universitaire. Le problème est de savoir comment traduire ce principe plus largement dans la communauté ? Comment aller dans un lycée qui se trouve dans le quartier, le ghetto, et essayer de construire ce genre d’environnement. C’est un problème épineux.

Bud Mehan, du département de sociologie de l’Université de Californie San Diego a été un partenaire dans cette entreprise. Ses travaux de recherche portent sur la question de comment réformer l’enseignement. Bud était en quelque sorte la partie intellectuelle de cette initiative ; j’étais le… – comment dire ? – le « politicien ».

 

4. Une école secondaire dans un quartier

Cecil L.:

Après quelques années de fonctionnement, nous avons découvert que de nombreux parents ayant un enfant au lycée Preuss avaient aussi un autre enfant au lycée de leur quartier. Une quarantaine de familles sont venues nous voir lors d’une réunion du conseil d’administration et nous ont demandé assez vigoureusement : « Pouvez-vous nous aider à créer une école secondaire Preuss dans notre propre quartier afin que nos enfants n’aient plus à prendre le bus pendant une heure et demie pour aller à l’université ? ». Nous avons commencé à rencontrer les parents tous les jeudis soir à la bibliothèque de l’école secondaire locale pendant environ un an et demi. Les grands-mères apportaient des « tamales » pour soutenir l’endurance pendant les longues réunions. Nous commencions à 19 heures, 19h30 jusqu’à 23 heures en discutant de la manière de procéder. C’était très excitant ! C’était comme si une révolution se préparait pour les parents, un mélange de parents  mexicano-américains et afro-américains, plus quelques autres. Ces parents avaient sous les yeux ce qu’il était possible de faire avec les jeunes de l’école Preuss et ils souhaitaient que la même chose puisse s’appliquer à tous les enfants du quartier. C’était très stimulant de voir comment ils prenaient les choses en main et étaient à la pointe du combat. Lors de nos rencontres nous avons écrit des lettres au San Diego Unified School District[10], pour demander la permission de changer les choses dans cette école locale. Le District était très agacé, sa réponse ne s’est pas fait attendre : le directeur de l’école qui avait accueilli cette révolution a été renvoyé. Ils l’ont licencié pour se débarrasser de lui, et ils ont dit que nous ne pouvions plus continuer à rencontrer les parents dans le périmètre de l’école. Alors, par les bonnes grâces du prêtre du quartier, nous avons commencé à nous réunir à l’église catholique de l’autre côté de la rue tous les jeudis soirs. Toute la communauté s’est mobilisée : l’Église, les parents, les coiffeurs, les gens du quartier. Et pendant un an et demi, nous avons rédigé le document de la charte pour demander au District scolaire l’argent nécessaire pour gérer l’école, notre propre école, sur le modèle de l’école Preuss. Ce document a été approuvé en 2004, lors d’une réunion très animée du conseil d’administration de l’école. Nous avons ouvert la Gompers Charter School l’année suivante, après une année de planification très chargée.

D’une certaine manière, je pense que la Gompers Charter School[11] est plus importante que la Preuss School. Cette dernière est bien protégée : les gangs ne viennent pas sur le campus de l’université. Les jeunes gens qui viennent à l’école de l’université ont une attente différente – ils viennent avec l’intention d’étudier. Mais dans les quartiers, il y a beaucoup de pression pour ne pas étudier, il y a des intimidations, et les gangs étaient tout le temps présents sur le campus de cette école. Nous avons également découvert quelque chose d’intéressant : s’il y avait une émeute dans une prison de Californie (San Quentin ou Chino State Prison) deux ou trois jours plus tard, nous savions qu’il y aurait une émeute au lycée. Si la personne « A » battait la personne « B » dans la prison, sa famille et ses amis se vengeaient sur les membres de l’autre famille dans le lycée local. C’était comme un jeu d’enfant : s’il y avait une émeute le lundi à la prison de Chino, par exemple, les Mexicains contre les Noirs, et que les Noirs perdaient de la pire manière, le jeudi une émeute de représailles éclatait au lycée. Le lien entre l’école et la prison est très fort, et nous avons dû trouver un moyen d’y remédier, parce qu’on ne peut pas enseigner à des enfants qui regardent constamment par-dessus leur épaule. Nous avons donc dû travailler avec la police et le procureur pour obtenir une injonction, un document juridique, selon lequel 200 membres de gangs connus ne pouvaient pas s’approcher à moins de trois pâtés de maisons de l’école pendant les heures de cours. Quelques-uns d’entre eux ont été jugés et arrêtés, et ils ont finalement compris le message et ont laissé la Gompers Charter School tranquille. C’est pourquoi je dis que Gompers est le véritable test pour valider le modèle de l’école Preuss. Elle se trouve dans le ghetto, dans le quartier, et elle est exposée physiquement à tous les préjudices de la communauté. Nous, les universitaires, nous avons donné des conseils, aidé à écrire les lettres et pris la parole lors des réunions, mais nous avons laissé les mères et les grands-mères élaborer leur propre projet. L’université n’est pas venue pour leur dire comment faire. Mais nous les avons certainement « soutenues ». De longues heures ont été consacrées à l’ouverture de la Gompers Charter School. J’aime à penser que Thurgood Marshall et Martin Luther King auraient tous les deux approuvé cet effort.

 

5. Les murs et les pratiques pédagogiques

Jean-Charles F.:

Tu as parlé de méthodes pédagogiques appropriées qui ont été utilisées, pourrais-tu nous en dire plus ?

Cecil L.:

Eh bien, nous sommes conscients – je veux dire que c’est de notoriété publique – que les familles pauvres ne peuvent pas toujours offrir un environnement propice à l’éducation menant aux études supérieures. Le jeune et les parents doivent construire puis encourager de bonnes habitudes d’étude et de réussite en vue de pouvoir aller à l’université. Même si le jeune choisit de ne pas aller à l’université, il sera un excellent plombier, car il est instruit, il connaît la technologie, il est un acteur créatif dans sa communauté, il peut construire l’avenir. Mais j’ai un parti-pris : je veux qu’ils aillent à l’université pour devenir des médecins et des avocats.

Et… la pédagogie : si nous avons appris deux ou trois choses, nous l’avons appris des parents. Au lycée américain, il y a ce qu’on appelle la « home room », où les élèves d’une même promotion commencent chaque journée dans une classe où le professeur principal revient sur les traditions de l’école. Dans la plupart des écoles secondaires, les élèves changent de classe et de « home room » d’année en année, avec un professeur principal différent et des élèves différents. Nous avons mis en place une innovation majeure, appelée “looped advisory” (aide récurrente ou en boucle donnée aux élèves), qui permet au même groupe d’enseignants/élèves de rester ensemble tout au long de la scolarité jusqu’à l’obtention du diplôme. L’enseignant apprend notamment à connaître la biographie de chaque élève, ce qui se passe dans le quartier, ce qui se passe avec les parents et les frères et sœurs. Nos enseignants apprécient les “looped advisory” car cela leur permet de faire plus que de remplir la mission d’enseignement, donc de pouvoir avoir un souci particulier pour chaque élève. Un certain nombre d’écoles à San Diego, Los Angeles et dans tout le pays ont adopté ce modèle. Il s’agit donc d’une différence pédagogique importante.

L’autre innovation pédagogique est d’avoir des étudiants de l’université présents dans la classe aux côtés du professeur et des élèves. Ainsi, dans une classe de mathématiques, il y a généralement un professeur, parfois un professeur adjoint, et jusqu’à vingt étudiants de l’université, tuteurs dans la classe, assis juste à côté du jeune, qui l’aident en mathématiques ou en lecture. Environ 65 % des élèves sont mexicains, originaires du Mexique, et ne parlent donc pas tous couramment l’anglais à leur arrivée en 6e. L’idée est donc d’accélérer leur apprentissage de la langue, mais aussi de leur donner de bonnes habitudes d’apprentissage. Les tuteurs de l’université rencontrent le professeur un jour par semaine pour préparer le plan de cours de la semaine suivante. C’est une méthode très efficace et très coûteuse. Les classes de petite taille coûtent cher. Les tuteurs ne sont pas payés mais ils reçoivent des crédits universitaires. Ils suivent un cours pour apprendre à enseigner, nous devons donc engager un professeur pour les instruire, ce qui ajoute des coûts supplémentaires – mais cela en vaut la peine. Il faut savoir que cela coûte environ un quart de plus pour éduquer des jeunes défavorisés en vue de les faire accéder à l’université. Il ne faut pas oublier qu’il est économiquement moins cher et plus sage d’assurer le développement d’un enfant à l’école que de réparer un adulte en prison.

Bien qu’on ait l’impression que ce sont des innovations majeures, il s’agit de réformes bien connues et documentées, dont tout le monde s’accorde à dire qu’elles sont nécessaires à la mise en place d’une éducation de qualité.

Jean-Charles F.:

Lors de ma visite à la Preuss School, j’ai pu observer un cours d’informatique où les élèves travaillaient en petits groupes de quatre pour élaborer un projet de petit chariot à quatre roues piloté par une personne, en vue d’une compétition régionale. Il s’agissait de faire dévaler une descente à ce chariot et celui qui arrivait le plus loin dans la remontée qui suivait, avait gagné. Chaque groupe devait avec l’aide d’un ordinateur trouver le moyen le plus efficace pour construire ce chariot en vue de gagner cette compétition.

Cecil L.:

Oui, les jeunes aiment beaucoup les jeux, et on utilise les jeux comme des outils d’instruction. Je ne parle pas des jeux vidéo, mais le laboratoire informatique de la Preuss School est à la pointe de la technologie et accessible aux élèves. Je ne me souviens pas de ce projet, cela me semble bien correspondre à ce qui se fait spécifiquement. Ce dont je me souviens, c’est un projet où les élèves étaient en compétition avec d’autres écoles pour construire une machine pour déplacer les œufs d’ici à là sans les casser. Il s’agissait donc de construire une machine qui ramasse les œufs, et il fallait en concevoir toute l’électronique, et les roues et les engrenages pour construire l’appareil et accomplir la tâche. Parfois ils échouent, c’est comme cela qu’on apprend. Comme beaucoup de mes collègues des laboratoires biomédicaux, ils échouent souvent ou ne sont pas à la hauteur. Il y a là une autre leçon : l’endurance et la créativité. Il faut répéter l’expérience jusqu’à ce qu’on y parvienne.

Jean-Charles F.:

Est-ce que les arts, la musique, jouent aussi un rôle dans l’école ?

Cecil L.:

Pas tellement. J’en suis assez déçu. Tout le monde pensait que Cecil Lytle allait construire une école de musique. Et ce n’est pas ce que j’ai fait… Je n’ai pas voulu exercer une influence pour cet aspect des choses, parce que les enfants sont tellement en retard dans les compétences de base. Le programme commence au niveau de la 6e et les élèves qui viennent lisent en gros au niveau du CM1. L’école Preuss passe donc beaucoup de temps en 6e et en 5e à améliorer leurs compétences pour atteindre le niveau attendu, si bien qu’en 4e, ils sont capables normalement de suivre les cours avec succès. Cela ne laisse malheureusement pas beaucoup de temps pour la musique ou l’athlétisme. Il y a une chorale, un petit orchestre, mais pas de cours individuels. Non, je n’ai pas mis l’accent sur les arts dans le programme scolaire : il s’agissait de leur permettre d’acquérir les compétences académiques de base afin qu’ils puissent décider de ce qu’ils voulaient faire de leur avenir. Un certain nombre d’élèves ont leur propre groupe musical, ils répètent après le lycée, mais nous n’avons pas de programme très élaboré d’études musicales. Je pense que la grande idée pédagogique a été d’individualiser l’enseignement autant que possible – de dispenser l’éducation dans une relation individuelle, que quelqu’un apprenne à connaître les points forts de l’élève. Un grand nombre de nos 850 étudiants sont originaires du Mexique et du reste de l’Amérique latine. L’espagnol est la langue maternelle, mais les jeunes sont, pour l’essentiel, illettrés en espagnol et en anglais ; il ne s’agit pas de l’espagnol classique. Il s’agit en général d’une utilisation très expressive, mais peu académique, des langues. C’est pourquoi de nombreuses classes sont bilingues les premières années, dans l’espoir de faire progresser les jeunes à partir de leurs compétences. Cela peut se faire, je pense, avec une grande détermination de la part de l’élève, du professeur et de la famille.

Jean-Charles F.:

Je connais quelqu’un qui enseigne dans la maternelle et le CP en Californie, dans un quartier avec beaucoup d’émigrants du Mexique. Il y a déjà pas mal d’années, il avait commencé à enseigner dans une formule bilingue, l’espagnol le matin, l’après-midi l’anglais. Mais ce programme a cessé à cause de régulations provenant des autorités qui prétendaient que c’était une mauvaise formule pour les enfants. Donc tout se fait en anglais maintenant.

Cecil L.:

C’est dommage !

Jean-Charles F.:

Il a été très déçu par cette décision.

Cecil L.:

Il a le devoir de l’être. Ils essaient de faire des économies. Dans ces situations en Californie du sud et dans beaucoup d’endroits aux Etats-Unis, il est indispensable d’avoir un enseignement bilingue.

Jean-Charles F.:

D’après ce que je sais, il ne s’agissait pas de faire des économies, mais d’imposer l’anglais.

Cecil L.:

Alors il y a un double bénéfice pour l’idéologie de droite.

Nicolas S.:

Tu ne parles que des succès obtenus, est-ce qu’il y a eu des échecs ou des aspects plus problématiques que tu as peut-être pu résoudre ?

Cecil L.:

Oui, on apprend en faisant des erreurs. Il y a une remarque très subtile à faire en termes de regret possible. Je pense à un incident qui m’est arrivé que je n’ai pas très bien géré et que j’ai sensiblement regretté. Cela s’est produit lorsque j’étais au lycée. Ma mère m’a demandé : « Est-ce que tu veux jouer ton Debussy pour le club des femmes de l’église ? » Et j’ai répondu quelque chose comme : « Oh, je ne veux pas jouer pour ces gens. » J’ai fait le malin ! À ce moment-là, je prenais des leçons de piano avec un professeur de la Julliard Music School et j’étais complètement plongé dans le grand art, ce qui m’avait fait oublier d’où je venais. Elle m’a giflé, j’avais dix-sept ans, elle m’a giflé. Elle m’a dit très sèchement : « Je suis une de ces personnes. » Ma mère était une femme pauvre de Floride et très peu instruite, mais elle a toujours su combien l’éducation avait de la valeur. Nous étions à ce moment-là tous les deux en train de nous rendre compte de la distance de classe que peut créer une telle éducation si l’on n’y prend pas garde. Ce n’est que des années plus tard que j’ai compris le crime que j’avais commis. J’ai réalisé ce que j’avais fait, et je devenais pour elle un ennemi, je devenais un aristocrate, je devenais quelqu’un faisant partie de l’élite, je devenais comme l’une des personnes qui essayaient toujours de nous expulser de notre logement.

Je pense donc que l’un de mes regrets ou l’une de mes craintes à propos de ces deux écoles est que nous risquons de rendre les étudiants ennemis de leurs familles si nous ne faisons pas attention. Comment faire ? Dans de nombreux cas, leurs grands-mères ne parlent que très mal l’espagnol littéraire, et ce jeune homme ou cette jeune fille lit Shakespeare et prévoit d’aller à Harvard. Cette collision peut être traitée avec soin et de manière individuelle. Chaque famille doit être mise en garde contre les bouleversements liés aux distinctions de classe et aux comportements correspondants, et trouver comment les éviter. Les enseignants et les conseillers parlent aux familles de ce qui pourrait arriver, mais nous ne pouvons pas rentrer à la maison avec eux et expliquer à la grand-mère pourquoi la petite-fille veut voter républicain [rires] ou autre chose. On ne leur apporte pas autant de soutien transitoire que celui qu’on souhaiterait pouvoir faire. C’est particulièrement inquiétant pour les jeunes Latinas. La famille (généralement le père) veut que sa fille réussisse en Amérique. Mais après avoir reçu de bonnes notes et obtenu des résultats élevés aux tests exigés à l’entrée des universités, il ne veut pas que sa fille aille à l’université. Nous avons eu plusieurs exemples d’étudiantes qui ont très bien réussi et qui ont été admises dans des écoles comme Harvard avec une bourse complète, et leur père dit : « non, tu restes à la maison, tu vas à l’université la plus proche ». Cela vous brise un peu le cœur, mais je comprends que c’est pour eux un changement trop important. Et beaucoup de ces familles ont trois ou quatre générations vivant dans la maison : la grand-mère, les parents, leurs progénitures, et peut-être un bébé. Ce choc des traditions, des générations et des valeurs, est donc bien réel. Si la Preuss School réussit, nous courons le risque de contribuer à créer les ennemis de la famille, nous créons les futurs propriétaires qui expulseront les gens dans leur situation, nous créons peut-être le futur chef de la police ou le futur magistrat. Donc, je ne sais pas si c’est un échec, mais c’est quelque chose auquel nous devons prêter attention dans la vie évolutive du jeune et de sa famille. C’était la leçon que j’ai reçue et j’ai dû l’apprendre un jour d’hiver froid dans notre cuisine. C’est quelque chose qui compte, c’est sûr. On a une famille qui est pauvre depuis au moins six générations avec à peine de quoi vivre et toujours au bord de la faillite. Et soudain, en une génération, la trajectoire de la famille change : l’enfant va à UCLA, UC San Diego, la fille ou le fils est sous tension, s’occupant de sa grand-mère en espagnol, et lisant par ailleurs Shakespeare ; ou jouant du Debussy. C’est donc quelque chose dont nous ne nous occupons jamais à fond, et que nous ne pouvons peut-être pas traiter de manière satisfaisante.

Nicolas S.:

J’ai aussi une question concernant la construction du bâtiment de la Preuss School, vous avez eu l’opportunité de choisir l’emplacement des espaces, les murs, l’architecture etc. ? Est-ce que vous avez fait un effort particulier pour changer le format standard – en France les écoles sont souvent appelées des casernes ?

Cecil L.:

Oh, des casernes de l’armée ! Eh bien peut-être que c’est le cas ! La Preuss School est très belle et offre de nombreux espaces ouverts. Nous avons dit à l’architecte que l’enseignement se ferait dans les salles de classe, mais comme nous vivons en Californie du Sud où il fait chaud, qu’une grande partie de l’enseignement se ferait en dehors des salles de classe. On leur a donc demandé de nous fournir un projet avec des salles de classe et des espaces à l’extérieur où les professeurs et les élèves peuvent se rencontrer sous la supervision des enseignants se trouvant à proximité. Ce qu’ils ont proposé était assez intelligent, en fait. La Preuss School est conçue sur un schéma à cinq doigts, avec un bâtiment administratif au centre, ici [avec des gestes de la main] et entre chaque bâtiment, des cours intérieures avec de petites tables pour que les tuteurs puissent rencontrer leur élève afin de revoir ensemble ce qui a été abordé dans les classes. Par conséquent, l’enseignement supervisé se déroule à l’extérieur de la salle de classe, et même sur les terrains de sport.

Le premier samedi de chaque mois est consacré à la réunion des parents d’élèves – 300 parents y assistent. Ce chiffre est sans précédent dans les écoles américaines – vous avez peut-être quatre parents, cinq parents, mais 300 ! Avec la Gompers Charter School, nous avons hérité d’une école qui est dans le ghetto depuis près d’un demi-siècle. Après avoir réussi à sécuriser le campus, nous avons démoli la plupart des murs de la cour intérieure et aussi créé des salles calmes pour les professeurs et les élèves. Mais nous ne pouvons pas démolir les bâtiments et repartir à zéro. Un nouveau bâtiment a été ajouté à la Gompers School pour le conseil familial et un gymnase pour le sport. Le gymnase est ouvert au public le soir, afin que les familles puissent venir faire du sport dans un centre de remise en forme. Nous avons essayé de faire en sorte que la Gompers School fasse partie de la communauté, et non de la fermer le soir et le week-end. Il y a encore des problèmes de sécurité. Nous avons recours à des policiers armés sur le campus. Contrairement à la Preuss School, la Gompers School essaie de survivre dans un quartier assez difficile.

Nicolas S.:

Et c’est la police publique qui assure ce service de gardiennage ?

Cecil L.:

Nous engageons notre propre police privée et la formons correctement sur la manière de se comporter. Nous avons un accord avec la police municipale pour qu’elle ne vienne pas sur le campus, à moins qu’elle ne soit appelée. Cela fonctionne plutôt bien. On peut malheureusement constater que quand la police municipale arrive dans un lieu, elle réprime sans différenciation et parfois elle aggrave les problèmes. Nous avons donc arrêté cela, et maintenant les agents de sécurité collaborent avec la police municipale. Personne n’aime voir la police arriver. Les agents de sécurité sont issus de la communauté, ils connaissent les gens, ils vont à l’église avec eux, c’est un peu plus convivial. Deux ou trois d’entre eux sont armés, les autres ne font que des rondes. Mais leur fonction est d’empêcher les gens d’entrer, c’est tout. Parce que les élèves ne font pas d’histoires.

 

6. Les murs et les pratiques musicales

Jean-Charles F.:

Une dernière question pour revenir à la musique : quels sont les murs qu’on peut observer dans le domaine des pratiques musicales ?

Cecil L.:

On a parlé de John Zorn et de George Lewis. Je pense que ces artistes ont pu anticiper ce que la musique va devenir. On n’en voit aujourd’hui que les prémisses. Ce qui me paraît ne plus avoir de sens aujourd’hui, ce sont les gens comme le pianiste trop sérieux ou le pianiste-athlète qui joue des études de Chopin comme personne, et qui ont par ailleurs beaucoup de goût, d’attitudes et de façons de faire les choses. Je ne sais pas si vous êtes d’accord ? Les gens pleurent l’orchestre symphonique qui se meurt, mais je ne pense pas que ce soit une mauvaise idée. Pourquoi faudrait-il qu’il y ait une douzaine d’orchestres à New York ? Un seul bon orchestre suffirait. On peut voir le signe écrit sur le mur : le public est en train de vieillir. Les gens me détestent si je dis cela, mais si l’orchestre se meurt par désintérêt, c’est qu’il devient une sorte de fossile préhistorique. Donc, y aura-t-il des orchestres dans environ 100 ans ? Il y en aura sans doute quelques-uns. Ils coûtent beaucoup d’argent et le répertoire qu’ils jouent est très limité, environ 25 œuvres différentes jouées chaque année dans tous les pays. Ce sont des pièces merveilleuses, je les aime, je les joue, mais cette institution est-elle viable ? Je ne pense pas qu’elle le soit, et je ne pense pas que sa mort soit si terrible…

Jean-Charles F.:

Je suis complètement d’accord.

Cecil L.:

Ce qui va persister, je pense, ce sont les problèmes que vous décriviez à propos de la création du Cefedem AuRA. C’est une preuve supplémentaire que ceux qui dominent la profession ne veulent pas changer les traditions. Et si vous faites quelque chose de nouveau, ou si vous avez une façon différente de faire quelque chose d’ancien, ils ne vous soutiendront pas et même vous donneront du fil à retordre. Donc quand vous décriviez votre combat pour la création de cette institution, je sais de quoi vous parlez. Mais il faut que vous preniez du plaisir à vous battre, sinon ils vont écraser tous vos efforts, et vous avec. Donc, je ne pense pas que ce soit une mauvaise idée. Je pense que des gens comme vous ou George Lewis en particulier sont vraiment passionnants et stimulants à observer dans leurs actions. Je suis particulièrement impressionné par la trompettiste/improvisatrice Stephanie Richards, qui vient d’être recrutée au département de musique à UCSD. Cela va être difficile, mais j’espère que si d’autres institutions se consolident, l’argent qui sert à soutenir les 20 orchestres de New York sera redistribué d’une manière ou d’une autre. Je pense que l’un des avantages inattendus de la technologie personnalisée développée au cours du dernier quart de siècle, est que chaque artiste est capable de trouver des moyens de contourner l’industrie de la musique et peut se promouvoir et se présenter à faible coût. Se subventionner soi-même, telle est la devise. Et je ne pense pas que ce soit un phénomène purement américain. Les artistes en Europe et ailleurs se font connaître sans le dispositif lourd des agents ou des salles de concert. Je continue cependant à penser que nous ne pouvons pas abandonner les « institutions » au nivellement par le bas de la qualité artistique. Il existe donc une tension dans ce que je préconise. Avec le temps, j’espère que l’approche de la promotion individualisée contraindra suffisamment les piliers des arts et de la culture dans la société pour repenser les interactions avec le public. L’Orchestre symphonique de La Jolla, par exemple, fait des choses intéressantes : il commande de nouvelles œuvres pour de grands ensembles. Les pièces ne rencontrent pas toujours le succès, mais les 700.000 sonates imprimées entre 1700 et 1900 ne le sont pas non plus.

Jean-Charles F.:

Eh bien, merci beaucoup.

Cecil L.:

Merci, cela m’a donné l’occasion de réfléchir à toutes ces choses.

Nicolas S.:

Bonne continuation !

 


1. Le Cefedem AuRA [Centre de Formation des Enseignants de la Musique Auvergne-Rhône-Alpes] a été créé en 1990 par le Ministère de la Culture pour délivrer le Diplôme d’Etat de professeur de musique (dans les conservatoires et écoles de musique).C’est un centre de ressources professionnelles et d’enseignement supérieur artistique pour la musique. Voir https://www.cefedem-aura.org

3. Voir par exemple les groupes Naessayé et l’album Oté la sere en 1991, ou Cyclon et l’album Maloggae en 1993. Et pour le seggae (séga et reggae), voir par exemple, Kaya et Ras Natty Baby et les Natty Rebels).

5. Voir Sara Johnson, The Fear of French Negroes: Transcolonial Collaboration in the Revolutionary Americas (Berkeley: University of California Press, 2012). Ce livre est une étude interdisciplinaire qui explore comment les peuples ont répondu à l’effondrement et la reconsolidation de la vie coloniale qui a suivi la Révolution haïtienne (1791-1845). Le livre est basé sur les expressions liées à la situation politique trans-coloniale des noirs, à la fois dans le domaine esthétique et expérientiel, dans des pays tels que l’Hispaniola, la Louisiane, la Jamaïque et Cuba.

6. Le provost est l’administrateur principal de nombreux établissements d’enseignement supérieur aux États-Unis. Ici, il s’agit de la direction d’un collège intégré au sein de l’Université de Claifornie San Diego. Le College propose tout un panel de matières dans un ou deux champs d’activités, dans un programme menant au Bachelors of Arts. L’université est une sorte de regroupement de Collèges. Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Provost_(fonction) et https://www.calvin-thomas.com/campus/programme-campus-access/university-colleges-community-colleges/

8. Les charter schools sont des écoles américaines laïques à gestion privée bénéficiant d’une très large autonomie dans l’enseignement et dans les programmes scolaires ; leur financement est public. Ces établissements sont sous contrat, fondés la plupart du temps par des enseignants ou par des parents d’élèves, et sont (entièrement) gratuits (comme les écoles publiques). Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Charter_School

10. Aux États-Unis, les écoles publiques sont gérées par des districts qui sont gouvernés par des Conseils d’administration. La présidence de ceux-ci est en général élue par un vote populaire (au suffrage universel au sein du district), et recrute un superintendant, en général un administrateur qui a déjà une longue expérience de l’enseignement public et qui assume le rôle de directeur général. Chaque district est plus ou moins indépendant et dépend des préconisations du gouvernement de chaque État des États-Unis et du Conseil d’administration du district. Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Commission_scolaire

Reinhard Gagel – Français

Access to the original English text: Encounter with Reinhard Gagel

 


 

Rencontre entre Reinhard Gagel et
Jean-Charles François

Berlin, June 29, 2018

 

Reinhard Gagel Reinhard Gagel est un pianiste, improvisateur, chercheur et pédagogue qui est associé à l’Exploratorium Berlin, un centre en existence depuis 2004 consacré à l’improvisation et à sa pédagogie, qui organise des concerts, des colloques et des ateliers (il a pris sa retraite en mars 2020). Il travaille à Berlin, Cologne et Vienne. Cet entretien a eu lieu en juin 2018 à l’Exploratorium Berlin (www.exploratorium-berlin.de). Cet entretien a été enregistré, transcrit, traduit de l’anglais et édité par Jean-Charles François.

 


Sommaire :

1. Rencontres transcutlturelles
2. La Pratique de l’improvisation entre les arts
3. Pedagogie de l’improvisation, idiomes, timbre
 


1. Rencontres transculturelles

Jean-Charles F.:

Je pense qu’aujourd’hui beaucoup gens évoluent dans différents milieux ayant des identités professionnelles, artistiques, sentimentales, philosophiques, politiques (etc.) incompatibles les unes aux autres. Le langage qu’il convient d’utiliser dans un contexte particulier, ne convient pas du tout à un autre contexte. Beaucoup d’artistes occupent sans trop de problèmes des fonctions dans deux domaines antagonistes ou plus. Beaucoup enseignent et donnent parallèlement des concerts. Les antagonismes concernent les milieux de l’enseignement artistique par rapport à ceux de la production artistique sur scène, ou les milieux de l’interprétation de partitions écrites par rapport à ceux de l’improvisation, ou encore les conservatoires de musique vis-à-vis des départements de musicologie dans les universités. Les discours des uns et des autres sont souvent ironiques et peu susceptibles de dégénérer en conflits majeurs. Néanmoins ils correspondent à des convictions profondes, comme la croyance que la pratique est bien supérieure à la théorie ou vice versa : beaucoup de musiciens pensent que toute pensée réflexive est une perte de temps prise sur celui qu’il convient de consacrer à la pratique de l’instrument.

Reinhard G.:

Il y a aussi en Allemagne un courant de pensée qui considère dépassé de travailler à la fois dans la pédagogie et dans l’improvisation. À l’Exploratorium (à Berlin), pendant des années et des années tous les musiciens de Berlin ont dit que l’Exploratorium était uniquement un institut de pédagogie. C’est en train de changer véritablement : par exemple nos concerts incluent des musiciens qui sont aussi des chercheurs. Il y avait un problème entre le monde universitaire et celui des musiciens praticiens, et je pense que ces frontières sont en train d’être un peu effacées, en vue de pouvoir développer des échanges. Le type de symposium que j’organise – tu as participé au premier – constitue un premier pas dans cette direction. Les musiciens qui y sont invités sont aussi des chercheurs, des pédagogues, des enseignants. Mais nos débats portent surtout en Allemagne sur l’interaction constante entre théorie et pratique musicale. Il s’agit là de ma modeste contribution à tenter de dépasser le problème qui existe dans beaucoup de colloques auxquels nous participons : des paroles sans fin et des successions de présentations et peu de chose en rapport véritable avec la pratique musicale. Votre action avec PaaLabRes semble aller dans la même direction : de rassembler les différents aspects du monde artistique.

Jean-Charles F.:

De combler les écarts. C’est-à-dire d’avoir dans les Editions de notre espace numérique un mélange de textes de type universitaire et de textes qui n’en sont pas et de les accompagner de productions artistiques, de formes artistiques qui grâce au numérique mélangent les genres.

Reinhard G.:

Dans vos éditions vous utilisez le français et l’anglais ?

Jean-Charles F.:

Oui et non. On tient beaucoup à s’adresser au public français qui a encore souvent du mal à lire l’anglais. Traduire des textes importants écrits en anglais et encore peu connus en France me paraît très important, cela a été le cas des textes de George Lewis, David Gutkin et Christopher Williams. Malheureusement nous n’avons pas la possibilité de traduire les textes écrits en allemand. Nous sommes en train de développer une version bilingue anglais-français de la première édition. La troisième édition est bi-lingue.

Reinhard G.:

J’ai le sentiment que votre publication est intéressante, même si je n’ai pas eu beaucoup de temps pour la lire en détail. Je trouve le thème de la prochaine édition « Faire tomber les murs » vraiment très important. Le prochain symposium que j’organise à l’Exploratorium en janvier (2019) est basé sur le « L’improvisation avec l’étrange (et avec les étrangers), Transitions entre les cultures à travers l’improvisation (libre) ? ». J’ai invité un musicien compositeur et chercheur, Sandeep Bhagwati, qui travaille dans une université au Canada, et vit à Berlin. Il appartient à au moins deux cultures et il a créé un ensemble à Berlin qui essaie de mélanger des éléments provenant de beaucoup de cultures différentes pour produire une nouvelle forme de mixité. Ce n’est pas comme ce qu’on appelle la « world music » ou la musique interculturelle ou quelque chose de ce genre – je pense qu’ils essaient de trouver un nouveau son. Cela doit se construire à partir de toutes les sources des musiciens qui composent l’ensemble et qui sont tous originaires de cultures différentes. Et je l’ai invité à donner un concert et de prononcer le discours d’ouverture du symposium. Le dernier symposium a porté sur l’esprit multiple [multi-mindedness]. Cette idée je pense a été inventée par Evan Parker, et cela se réfère au problème de comment un grand groupe de musiciens s’organise de manière autonome pour jouer ensemble. Certains musiciens utilisent des méthodes d’autogestion, d’autres utilisent diverses formes de direction d’ensemble. Comme par exemple mon propre Offhandopera qui réunit beaucoup de gens pour créer un opéra sur le moment, avec l’utilisation modérée de la direction d’ensemble. Le symposium a donné lieu à de bons échanges d’information et le nouveau numéro de Improfil[1] (2019) sera consacré à ces questions.

Jean-Charles F.:

Une première réaction à ce que tu viens de dire pourrait être de se demander comment cette idée de transculturalisme est différente de la démarche de Debussy prenant pour modèle le gamelan indonésien pour l’intégrer dans certaines de ses pièces. Il y a par exemple beaucoup de compositeurs qui utilisent d’autres cultures du monde entier comme inspiration pour leurs propres créations. Parfois ils mélangent dans leurs pièces des musiciens traditionnels avec des musiciens de formation européenne classique. La question qu’on peut se poser devant ces tentatives sympathiques est celle du match retour : mettre les musiciens de la musique classique européenne à leur tour dans des situations d’inconfort en se confrontant aux pratiques et conceptions d’autres musiques traditionnelles. Il ne s’agit pas seulement de traiter d’une certaine façon le matériau musical de cultures particulières, mais de confronter les réalités de leurs pratiques respectives. À Lyon dans le cadre du Cefedem AuRA[2] que j’ai créé et dirigé pendant dix-sept ans, et où à partir de l’année 2000 nous avons développé un programme d’études regroupant des musiciens issus des musiques traditionnelles, des musiques actuelles amplifiées, du jazz et de la musique classique. L’idée principale a été de considérer chaque entité culturelle comme devant être reconnue dans l’intégralité de ses « murs » – nous avons souvent utilisé le terme de « maison » – et que leurs méthodes d’évaluation devaient correspondre à leurs modes de fonctionnement. Mais en même temps, les murs des genres musicaux devaient être reconnus par tous comme correspondant à des valeurs en tant que telles, à des nécessités indispensables à leur existence.

Reinhard G.:

Pour leur identité.

Jean-Charles F.:

Oui. Mais nous avons aussi organisé le cursus pour que tous les étudiants des quatre domaines soient aussi obligés de travailler ensemble sur des projets concrets. Il s’agissait d’éviter que comme dans beaucoup d’institution, les genres soient reconnus comme dignes d’être présents, mais séparés dans des disciplines qui ne communiquent que très rarement, et font encore moins d’activités ensemble. On a pas mal d’exemple où un professeur dit à ses élèves qu’il ne faut surtout pas aller voir ceux qui font d’autres types de musique.

Reinhard G.:

C’est typique de ce qui se passe dans l’enseignement secondaire.

Jean-Charles F.:

En fait, cela se passe aussi beaucoup dans le cadre de l’enseignement supérieur. La question se pose aussi de manière très problématique vis-à-vis de l’absence des minorités des quartiers populaires en France dans les conservatoires : les actions menées pour améliorer le recrutement peuvent être souvent considérées comme de nature néo-colonialiste, ou bien au contraire sont basées sur la préconception que seules les pratiques déjà existantes dans ces quartiers définissent de manière définitive les personnes qui y habitent. Comment faire tomber les murs ?

Reinhard G.:

Cela correspond assez bien à mes conceptions :

    1. Ma première idée a été de dire que la musique improvisée est une musique typiquement européenne – l’improvisation libre – il y a par exemple des différences de pratiques entre l’Angleterre et l’Allemagne. Les musiciens britanniques ont une autre manière de jouer. Mais pourtant il y a beaucoup de choses en communs entre les deux pays. Je me pose la question de savoir s’il s’agit d’un langage commun, je n’ai pas de théorie toute faite à ce sujet. Il y a d’une part les caractéristiques liées à un pays ou à un groupe de musiciens, mais d’autre part il y a beaucoup de possibilités de se rencontrer dans des formats ouverts comme par exemple lors du CEPI[3]  l’année dernière. Si je joue avec une personne en partageant le même espace je n’ai pas l’impression qu’il s’agit d’un musicien italien ou d’une musicienne italienne. Pourtant c’est bien une italienne ou un italien et il y a une tradition de l’improvisation spécifique à l’Italie.
    2. Mais l’idée qui m’est venu ensuite à l’esprit est celle de Peter Kowald – tu le connais ? – le contrebassiste de Wuppertal qui avait l’idée du village global. Son idée était d’essayer de voir s’il y avait un langage commun à la musique improvisée entre les cultures. Il a utilisé le terme de « Village global » pour l’improvisation et il a organisé des rencontres entre des musiciens de différentes origines. (Voir l’article de Christopher Irmer dans la présente édition : Christoph Irmer, Nous sommes tous étrangers à nous-mêmes).
    3. Et la troisième idée qui me motive concerne des choses que je trouve très importantes dans la situation politique actuelle : la rencontre entre différentes cultures dans le cadre de la recherche scientifique. Dans le livre de Franziska Schroeder Soundweaving : Writings on Improvisation[4]  il y a un article écrit par un musicien suédois, Henrik Frisk, sur un projet de recherche concernant un groupe musical qui a essayé de développer un ensemble avec deux musiciennes vietnamiennes et deux musiciens suédois. Il décrit dans son texte les difficultés qu’ils ont eues à surmonter : par exemple on ne peut se contenter de juste dire « OK, jouons ensemble » mais il faut aussi essayer de comprendre la culture de l’autre, c’est-à-dire l’étrangeté qui malgré tout existe. Ainsi ils constituent un bon exemple. Les musiciens suédois sont allés au Vietnam et les musiciennes vietnamiennes en Suède. Et ils ont essayé de se situer au milieu entre les deux cultures : ce qu’est la tradition de la musique vietnamienne, ce qui était permis ou non, et ainsi de suite… Ils se sont rencontrés, ils ont travaillé et joué ensemble. Et cela a constitué la base de mon idée d’organiser le prochain symposium de janvier avec des musiciens et des chercheurs, et j’ai trouvé Sandeep qui est je pense très conscient de ces questions : pour lui c’est un aspect important de son projet. Il m’a dit qu’il ne parle pas de transculturalisme, mais de trans-traditionalisme. Parce que, dit-il – c’est la même chose que ce que raconte Frisk – une culture a toujours une tradition et vous devez connaître cette tradition, votre culture ne peut pas être tout ce qui compte, mais la tradition est ce qui est le plus important. Et je suis très curieux de savoir ce qu’il va dire et de ce que le débat qui va suivre va nous apprendre.
Jean-Charles F.:

Et à l’Exploratorium, comment est abordée la question du public et des difficultés à y faire venir des groupes sociaux spécifiques ?

Reinhard G.:

Nous avons développé depuis un an un projet qui s’intitule « groupe musical interculturel » [Intercultural music pool]. Et il y a en Allemagne et en Europe des questions qui se posent aujourd’hui : celle des réfugiés, celle des frontières, celle de n’en faire entrer que quelques-uns et pas trop ; et en plus celle du terrorisme et de l’envahissement et de tout cela. Dans cette situation, en Allemagne, on va dans les deux directions : d’une part les décisions politiques officielles et d’autre part les initiatives locales qui tentent d’intégrer les émigrés. C’est ainsi que nous avons décidé de développer un projet d’intégration pour que des personnes provenant d’autres pays puissent jouer avec des musiciens installés depuis longtemps en Allemagne. Et il y a des exemples de chœurs qui existent à Berlin où les gens chantent ensemble. Matthias Schwabe[5] et moi avons accompagné ce projet du point de vue théorique, avec les papiers et autres démarches nécessaires. Ce projet est en place depuis un an mais aucun réfugié n’y participe. Dans cet ensemble, il y a deux musiciens qui viennent d’Espagne, mais ce n’est pas du tout ce qu’on espérait. Certains musiciens sont venus et ont dit que c’était possible de le faire avec l’improvisation ; l’improvisation constitue un lien pour rassembler les gens. Je ne sais pas comment nous allons continuer, mais c’est un fait : nous avons essayé de rendre ce projet public, mais ils ne sont pas venus. En conséquence je pense qu’il nous faut nous poser des questions étant donné cet échec concernant l’inter-culturalisme et le trans-culturalisme. Et pour moi la question est de savoir si l’improvisation est réellement le lien, le pont qui convient ? Par exemple, il est peut-être plus important pour moi d’apprendre un chant syrien que d’improviser avec une personne provenant de ce pays. Je vais demander au musicien qui conduit ce « groupe musical interculturel » de faire le bilan de ces expériences. Nous n’avons pas encore réalisé l’évaluation de cette action, mais il paraît important de le faire avant le symposium. Voici les questions qui se posent à nous : l’improvisation est-elle véritablement une activité qui implique un langage commun ? Non, je pense que ce n’est peut-être pas le cas.

 

2. Les pratiques d’improvisation entre les arts

Jean-Charles F.:

En bien, très souvent je me pose aussi cette question : pourquoi, si l’improvisation est libre, pourquoi le résultat sonore s’inscrit la plupart du temps dans ce qu’on caractérise comme la musique contemporaine du point de vue classique et européen ? Et une façon de penser cet état des choses de manière théorique consiste à dire que l’improvisation, historiquement, est apparue, au moment où le structuralisme dominait la musique des années 1950-60, comme une alternative. L’alternative a consisté à inverser simplement les termes : comme la musique structuraliste se présentait alors comme écrite sur une partition, et en plus l’était dans tous les moindres détails, alors on devait en inverser les termes et jouer en se passant complètement de toute notation. Et comme la musique structuraliste avait développé l’idée que chaque pièce de musique idéalement devait avoir son propre langage, alors il fallait absolument développer la notion de musique non-idiomatique, ce qui évidemment n’existe pas. Et comme toutes les partitions structuralistes étaient écrites pour des sonorités instrumentales bien définies dans des traités, alors toutes ces sonorités devraient idéalement être éliminées au profit d’une production instrumentale n’appartenant qu’à celui qui la créait. Vous pouvez continuer à inverser toutes les choses importantes de la culture structuraliste de l’époque. Mais à inverser tous les termes on risque de ne dépendre que de la culture de référence, et de ne rien changer fondamentalement. D’autre part, et c’est un paradoxe, ce que l’improvisation libre n’a pas manqué de conserver est particulièrement intéressant : ses productions artistiques sont restées « sur scène » devant un public. Hors de la scène la musique n’existe pas. Voilà un héritage de l’occident romantique dont il est difficile de se défaire. En conséquence on peut dire que l’improvisation libre a développé des stratégies pour prolonger la tradition de la culture savante européenne tout en prétendant qu’elle faisait exactement le contraire !

Reinhard G.:

Je pense qu’il est important de souligner qu’il ne s’agit pas seulement de considérer l’improvisation en tant que telle, mais aussi toutes les choses qui accompagnent l’improvisation. Je suis d’accord avec toi au sujet du romantisme, l’improvisation sur scène et l’idée de l’inspiration sur le moment, l’idée du génie, d’être en attente de moments géniaux. Pour moi, tout le monde de la musique improvisée parle de la qualité, bonne ou mauvaise, des improvisations et de l’inspiration du moment, l’esprit du moment en jazz, ce sont des choses importantes qui ne concernent pas seulement la pratique de l’improvisation. J’ai découvert par toi les ouvrages de Michel de Certeau et je lis beaucoup de choses sur le collectivisme et ses applications dans les prestations collectives et la théorie de la performance : cette théorie essaie de mener une réflexion sur la manière de montrer quelque chose, et il ne s’agit pas seulement de la musique sur la scène. Mais il est possible d’envisager des choses en dehors de la seule musique liée à la scène : on peut aller jouer hors de la salle de concert, et mélanger le public avec les musiciens et trouver de nouvelles formes de pratique de la danse et de la musique. J’aime assez bien cette idée de dire que l’improvisation n’est pas seulement liée aux choses géniales, mais est en réalité une chose commune ; c’est une façon de faire de la musique ; c’est élémentaire, on doit faire de la musique de cette façon. Je rencontre ainsi une personne et je produis des sons avec elle, et si une personne dit « OK, j’ai une chanson », alors chantons la ensemble, et si je ne connais pas cette chanson, on ne va jouer qu’une strophe, qu’une phrase ou quelque chose comme cela. Je pense aussi que le concept de qualité est aussi une idée occidentale, la perfection dans le jeu…

Jean-Charles F.:

L’excellence!

Reinhard G.:

Cessons de dire qu’il est nécessaire d’organiser des concerts, mais disons plutôt qu’il est nécessaire d’investir des lieux où il est possible de jouer, voilà ce qui m’intéresse. L’Exploratorium va un peu dans cette direction : on organise des scènes ouvertes où les gens peuvent jouer ensemble, et ainsi les gens sont invités à produire de la musique par eux-mêmes. Il ne s’agit pas de faire quelque chose que quelqu’un leur dicte de faire, mais c’est « faisons-le ensemble ». Je pense donc qu’il est nécessaire de penser l’improvisation non seulement en termes de ce qui constitue son noyau central, au cœur de la musique, peut être aussi non seulement en termes du noyau constitué par les interactions entre musiciens, mais aussi de penser l’improvisation au cœur des concerts et des situations Voilà qui me paraît intéressant. Par exemple, le jeu de « pétanque » organisé par Barre Phillips[6] : c’était un peu cette idée de mettre quelque chose en commun, non pas pour un public, mais pour nous-même. Et aujourd’hui, nous nous rencontrons avant de jouer ensemble dans un concert[7], et pas seulement le jour même au moment du concert.

Jean-Charles F.:

C’est vrai.

Reinhard G.:

Voici ce qui pourrait se passer : c’était mon idée de t’inviter à faire un concert, mais il serait très intéressant de faire une répétition avant le concert. J’aimerais le faire en plus de jouer lors du concert, et d’essayer des choses et de pouvoir en parler. Pour moi cette situation a la même importance que de faire des concerts. Cela va de pair avec l’idée d’aller et de venir, de trouver des choses, de se permettre de sortir de la cage, de sortir un petit peu de la cage de l’improvisation limitée aux choses musicales, d’aborder les questions d’idiomes, d’interactions, d’examiner d’autres aspects…

Jean-Charles F.:

Avec PaaLabRes, nous avons développé depuis deux ans un projet de rencontre des pratiques entre danse et musique au Ramdam[8] près de Lyon, notamment avec des membres de la Compagnie Maguy Marin. Ce projet était là aussi basé sur l’idée de rassembler deux cultures différentes et d’essayer plus ou moins de développer des matériaux en commun, les musiciens et musiciennes devant faire des mouvements corporels (en plus de leurs productions sonores), les danseuses et danseurs produire des sons (en plus de leur production dansée). L’improvisation était ici un moyen de nous rassembler sur des bases d’égalité. En effet ce que permet l’improvisation, c’est de mettre en responsabilité pleine et entière les participants vis-à-vis des autres membres du groupe et de garantir un fonctionnement démocratique. Cela ne voulait pas dire qu’il y avait absence de situations où une personne en particulier assumait pour un moment d’être le/la leader exclusif du groupe. À l’Exploratorium, qu’en est-il des interactions entre les domaines artistiques, est-ce que vous avez des actions qui vont dans ce sens ?

Reinhard G.:

Oui. Je suis aussi un artiste plasticien. Depuis un an j’ai un studio – à la campagne – qui me sert d’atelier : je crée dans une continuité ma musique et mes œuvres plastiques, et en octobre (2018), moi, un musicien et un poète, nous allons jouer un concert en interprétant mes tableaux. En ce qui concerne les autres formes artistiques, la question de l’improvisation n’est pas la chose la plus importante. Dans les arts plastiques, je pense qu’il n’y a pas de réflexion sur les questions d’improvisation.

Jean-Charles F.:

Dans notre projet avec la danse, à un certain moment l’année dernière, Christian Lhopital[9], un artiste peintre nous a rejoint. Si tu vas regarder la deuxième édition sur le site de PaaLabRes, la carte qui donne accès aux divers contenus est une reproduction d’une de ses peintures. Il est venu participer à une session de rencontre entre la danse et la musique. Tout d’abord il a hésité, il a dit : « Qu’est-ce que je vais faire ? » ; puis il a dit : « OK je vais venir le matin de 10 heures à midi et je vais observer ». La session a commencé comme à l’habitude par un échauffement qui dure près de deux heures, c’est une expérience assez fascinante, car l’échauffement est complètement dirigé au début par une personne de la danse qui petit à petit organise des interactions très riches entre tous les participants et cela se termine dans une situation très proche de l’improvisation en tant que telle. On commence par des exercices d’étirements très précis, puis des actions dirigées en duo, en trio ou en quatuor, et petit à petit en continuité cela devient de plus en plus libre. Eh bien, après quelques minutes, Christian est venu se joindre au groupe, parce que dans le cadre d’un échauffement personne n’a peur d’être ridicule, car l’enjeu n’est pas de produire quelque chose d’original. Et puis à la suite de cela il est resté parmi nous tout le week-end et a participé aux improvisations avec ses propres moyens dans son domaine artistique.

Reinhard G.:

C’est quelque chose de très important. Par exemple, si on se dit ou pense : « lorsque je fais de la musique je dois être complètement présent, concentré, et prêt à jouer », alors la musique ne se matérialise pas forcément dans l’action. Si on se dit : « OK je vais essayer ceci ou cela » [il joue avec des objets se trouvant sur la table, les verres, crayons, etc.] et cela produit des sons qui je pense peuvent prétendre être de la musique, de penser que la musique ne fonctionne que quand elle est enregistrée, ou quand elle ne se fait que sur une scène, ou si on l’écoute dans des enregistrements parfaitement réalisés. Cela peut devenir une façon complètement différente de pratiquer la musique. Dans la musique occidentale, je pense, historiquement au 17/18e siècles les musiciens étaient à la fois des compositeurs et des musiciens praticiens (aussi improvisateurs) ; c’était une culture de la mise en commun de la pratique musicale ; il y avait Karl-Philip Emmanuel Bach et l’idée de la Fantaisie et de se rencontrer pour jouer dès l’aube, avec l’expression de sentiments et avec des larmes, et c’était pour eux des évènements très importants. Plus tard, je pense, on a développé l’idée qu’il fallait apprendre à jouer les instruments avant de pouvoir produire véritablement de la musique.

Jean-Charles F.:

Spécialisation.

Reinhard G.:

Oui, la spécialisation.

Jean-Charles F.:

Et pour continuer cette histoire, Christian Lhopital a participé au processus d’improvisation en utilisant la scène comme si c’était un canevas pour dessiner en utilisant des papiers découpés et en dessinant des choses dessus au fur et à mesure du déroulement des improvisations.

Reinhard G.:

Je voudrais bien voir ça, où puis-je trouver ces informations ?

Jean-Charles F.:

Pour l’instant ce n’est pas disponible, cela pourrait peut-être le devenir.

Reinhard G.:

OK.

Jean-Charles F.:

Tu as dit tout à l’heure que les plasticiens ne parlaient pas beaucoup d’improvisation.

Reinhard G.:

C’est peut-être un préjugé de ma part.

Jean-Charles F.:

C’est assez vrai pourtant, Christian, l’artiste à Lyon n’en avait jamais fait. Nous avons rencontré le trompettiste américain Rob Mazurek[10], qui est un improvisateur mais aussi un artiste plasticien. Il produit des tableaux en trois dimensions qui lui servent de partitions musicales. La relation entre les pratiques musicales et la production d’art plastique n’est pas évidente.

Reinhard G.:

Oui. La question est plutôt d’entrer en transe par différents moyens d’expression, et je pense qu’avec la musique et la danse les choses sont plus évidentes parce que cela s’inscrit en continuité dans le temps et que l’on peut trouver des combinaisons dans les diverses manières de faire évoluer le corps et de produire des sons sur les instruments. Mais prenons par exemple la littérature, l’improvisation de la littérature. Ce serait quelque chose de très intéressant à réaliser.

Jean-Charles F.:

Il y a la poésie improvisée, le slam.

Reinhard G.:

Le slam, OK.

Jean-Charles F.:

Le slam est souvent improvisé. Et il y a des formes poétiques traditionnelles improvisées. Par exemple Denis Laborde a écrit un livre[11] sur les pratiques de poésie improvisée au Pays Basque dans des logiques de compétition – comme dans le sport – en improvisant des chants selon la tradition et des règles très précises : le public décide qui est le meilleur chanteur. Il y a des traditions où la littérature est orale est se renouvelle continuellement d’une certaine manière.

Reinhard G.:

Il y a des chanteurs qui inventent leur texte pendant l’improvisation.

Jean-Charles F.:

Mais ma question portait sur ce que faisait dans ce domaine un centre comme l’Exploratorium. Est-ce qu’il y a des expériences qui ont été réalisées ?

Reinhard G.:

Oui. Un des ateliers se consacre à cet aspect des choses, mais il n’est pas mis au centre de notre programme.

Jean-Charles F.:

De quoi s’agit-il ?

Reinhard G.:

C’est une artiste plasticienne qui fait des tableaux – je n’ai pas assisté à cet atelier, je ne peux pas dire exactement ce qu’elle fait – mais elle donne des matériaux aux participants, elle leur donne des couleurs et d’autres choses, et elle les laisse développer leurs propres manières de dessiner ou de peindre. Elle a conduit cet atelier en public pendant notre festival de printemps.

Jean-Charles F.:

Mais elle fait cela avec de la musique ?

Reinhard G.:

Non. Elle ne le fait pas. Je ne sais vraiment pas pourquoi. Peut-être parce que c’est un peu notre façon de procéder ici, qui consiste à dire en quelque sorte : « chacun fait à son idée ». Ah ! Quand nous aurons déménagé dans nos nouveaux locaux, nous pourrons être plus ouvert à des collaborations.

Jean-Charles F.:

Et vous avez aussi de la danse ici ?

Reinhard G.:

Oui nous avons de la danse.

Jean-Charles F.:

Quelles sont les relations avec la musique ?

Reinhard G.:

C’est plutôt dans le domaine des rencontres sur scène. Il y a trois ou quatre danseurs ou danseuses qui viennent avec des musiciennes (musiciens) pour des performances en public, et il y a des scènes ouvertes avec de la musique et des mouvements, et jeudi dernier nous avons eu ici la « Fête de la musique ». Les performances qui sont données ici regroupent souvent danse et musique.

Jean-Charles F.:

Mais il ne s’agit que de rencontres informelles ?

Reinhard G.:

Oui. Informelles. Anna Barth[12], qui est une de mes collègues et travaille à la bibliothèque avec moi, c’est une danseuse Butoh. Elle a beaucoup travaillé avec Matthias Schwabe dans cette façon très lente et concentrée de se mouvoir, et ils ont fait des performances ensemble. Mais cela ne fait pas partie de nos préoccupations majeures. Notre action se préoccupe de l’improvisation dans tous les arts, mais à 90% il s’agit surtout de la musique. Il y a un peu d’improvisation théâtrale mais seulement un tout petit peu. L’Exploratorium se focalise surtout sur l’improvisation musicale.

 

3. Pédagogie de l’improvisation, idiomes, timbre

Jean-Charles F.:

Y-a-t-il d’autres sujets dont tu voudrais nous faire part ?

Reinhard G.:

Oui. Il y a une question que je me pose qui n’a rien à voir avec le multiculturalisme. Je travaille à Vienne à l’Université de Musique et d’Arts Vivants avec des musiciens (musiciennes) classiques sur l’improvisation. Ce sont des étudiants de l’Institut de musique de chambre. Je n’ai eu que deux ateliers avec elles (eux). Je ne leur donne qu’un minimum d’instructions. Par exemple : « Jouez en trio » et après je les laisse jouer, c’est de cette manière que je commence l’atelier. Et pendant cette première improvisation, il y a beaucoup de choses qu’ils sont capables de jouer, et ils le font, ils n’ont pas de problèmes comme de se dire « OK ! Je n’ai pas d’idées et je ne veux pas jouer ». Elles jouent et je les invite à le faire. Et elles utilisent tout ce qu’elles ont appris à bien faire après quinze années d’études. Mon idée est que je n’enseigne pas l’improvisation, mais j’essaie de les laisser s’exprimer à travers la musique qu’ils connaissent et qu’ils sont capables de jouer, et cela implique qu’ils ont les ressources pour improviser, pour faire de la musique pas seulement par la reproduction. Elles peuvent être à m’même aussi d’inventer de la musique. Et pour elles, c’est une surprise que cela fonctionne si bien. Ils sont présents, concentrés et ils ont vraiment une bonne technique instrumentale et ce qu’ils font sonne de manière très intéressante. Le sentiment exprimé par tous est que « ça marche ! ». Alors je réfléchis sur une théorie de l’improvisation qui n’est pas basée sur la technique, mais sur quelque chose comme la mémoire, mémoire de toutes les choses que vous avez dans votre esprit, dans votre cerveau, dans votre corps, et avec tout cela vous n’avez qu’à leur permettre de jouer ce qu’elles veulent. Et je pense que si nous vivions dans une culture dans laquelle il y aurait de manière plus importante cette idée de jouer et d’écouter et dans laquelle les musiciennes classiques auraient le droit d’improviser plus souvent et de s’améliorer dans le jeu improvisé, on pourrait développer une culture commune de l’improvisation. C’est ce que j’ai fait pendant les cinq ou six ans passés et j’ai de nombreux enregistrements avec de la musique très étonnante. Ce que je veux discuter avec toi c’est au sujet de ces ressources. Quelles sont les ressources de l’improvisation ? Qu’est-ce que c’est pour toi l’improvisation ? Je pense qu’il serait intéressant de mieux cerner ce que serait une idée commune de l’improvisation.

Jean-Charles F.:

Oui. C’est une question très compliquée. Historiquement, dans mon propre parcours, j’étais très intéressé dans les années 1960 par l’idée de l’instrumentiste créateur. Le modèle à ce moment-là déjà était Vinko Globokar et j’avais alors la conviction que trente ans plus tard il n’y aurait plus de compositeurs en tant que tels, spécialisés, mais plutôt des sortes de musiciens au sens large du terme. Mais curieusement à ce moment-là je ne croyais pas que l’improvisation – surtout l’improvisation libre – était la voie à adopter. Dans le groupe qui évoluait au Centre Américain du boulevard Raspail à Paris avec le compositeur, pianiste et chef d’orchestre australien Keith Humble[13], nous pensions plus en termes de faire de la musique qui n’appartenait à personne, la « musique non-propriétaire ». On pensait par exemple que le Klavierstücke X de Stockhausen – seulement des clusters – était grandiose, sauf que les clusters ne peuvent pas n’appartenir qu’à Stockhausen. Le concept de cette pièce, « jouer tous les clusters possibles sur un piano dans un très grand nombre de combinaisons » pouvait très bien être réalisé sans faire référence au détail de la partition. C’est ainsi que nous organisions des concerts à partir de collages de concepts contenus dans des partitions, mais sans jouer spécifiquement ces partitions.

Reinhard G.:

Je peux comprendre cela, car pour moi aussi le terme de collage est une chose très importante.

Jean-Charles F.:

J’ai quitté Paris pour l’Australie en 1969, puis San Diego en Californie en 1972. Une des raisons de cette expatriation avait été l’expérience, à Paris, de jouer dans de nombreux ensembles de musique contemporaine avec la plupart du temps trois ou quatre répétitions avant chaque concert avec des musiciens très compétents dans la lecture à vue des partitions. On avait l’impression de jouer toujours la même musique d’un ensemble à un autre. Les interprètes pouvaient réaliser les notes écrites très rapidement, mais au prix d’un timbre standardisé. On avait l’impression d’être en présence des mêmes sonorités, pour moi, les timbres étaient d’une grisaille désespérante. Au Centre Américain, au contraire, sans la présence du moindre budget – ce n’était donc pas une situation « professionnelle » – on faisait de la musique avec autant de répétitions nécessaires au développement des sonorités. Il s’agissait d’une situation alternative d’un très grand intérêt. Et c’est exactement ce que pouvait offrir aux États-Unis une université tournée vers la recherche dans laquelle il fallait passer au moins la moitié de son temps à conduire des projets de recherche. Il y avait beaucoup de temps à disposition pour faire des choses de votre propre choix. Et une fois de plus certains compositeurs dans cette situation voulaient recréer les conditions de la vie professionnelle des grandes villes européennes autour d’un ensemble de musique contemporaine : jouer très bien les notes le plus vite possible sans se préoccuper de la réalité du timbre. C’est ainsi qu’avec le tromboniste John Silber nous avons décidé de commencer un projet intitulé « KIVA »[14], que nous n’avons pas voulu appeler « improvisation », mais plutôt « musique non écrite ». Et ainsi, comme je l’ai décrit ci-dessus, nous avons purement et simplement inversé les termes du modèle de l’ensemble contemporain : d’une manière négative, notre méthode unique a été de nous interdire de jouer des figures, des mélodies, des rythmes identifiables, et dans des modes habituels de communication. Il s’agissait plutôt de jouer ensemble, mais dans des discours parallèles superposés sans volonté de les rendre compatibles. On se réunissait trois fois par semaine pour jouer une heure et demie et ensuite écouter sans faire de commentaires l’enregistrement de ce qui venait de se passer. Au début les choses étaient très chaotiques, mais après deux années de ce processus nous avions développé un langage commun de timbres, une sorte de vie en commun dans la même maison au cours de laquelle se développent de petites routines sous forme de rituels.

Reinhard G.:

Et quelles étaient les sources de ce langage, d’où cela venait-il ?

Jean-Charles F.:

C’était simplement le jeu trois fois par semaine et l’écoute de ce jeu et l’absence de communication ou de discussions susceptibles d’influencer le jeu de manière positive.

Reinhard G.:

Ah ! Il n’y avait pas de discussion entre vous ?

Jean-Charles F.:

Bien sûr nous parlions, mais nous pensions que la discussion ne devait pas influencer notre manière de jouer. Mais ce processus – et aujourd’hui cela ne paraît plus possible à réaliser – était très lent, très chaotique, et à partir d’un certain moment un langage a émergé que personne d’autre ne pouvait vraiment comprendre.

Reinhard G.:

… Seulement vous-mêmes !

Jean-Charles F.:

Oui. Les compositeurs en particulier n’y comprenaient rien car c’était une alternative dérangeante…

Reinhard G.:

Mais ce n’était pas une musique traditionnelle, mais la musique que vous aviez développée… Est-ce que c’était l’expérience de la musique contemporaine qui vous a donné le vocabulaire de départ ?

Jean-Charles F.:

Oui bien sûr, c’était notre base commune. L’inversion négative des paramètres comme je l’ai noté ci-dessus ne change pas fondamentalement les conditions d’élaboration du matériau, donc la référence restait tout de même la grande somme des pratiques contemporaines depuis les années 1950. Mais en même temps, comme Michel de Certeau l’avait noté à l’époque lorsqu’il était présent sur le campus de San Diego, il y avait un rapport entre nos pratiques et les processus utilisés par les mystiques du 17e siècle. Il s’agissait pour les mystiques de trouver dans leurs pratiques le moyen de se détacher de leur tradition et de leurs techniques. C’est exactement le contraire de ce que tu as décrit, c’est un processus dans lequel le corps a emmagasiné un nombres incroyable de clichés, et les bons instrumentistes ne pensent jamais à leurs gestes quand ils jouent parce qu’ils sont devenus automatiques. C’est ce que nous avons tenté de faire évoluer vers l’oubli. Tu as mentionné l’idée de mémoire.

Reinhard G.:

Oui, la mémoire.

Jean-Charles F.:

C’était exactement une autre idée, de tenter d’oublier tout ce qu’on avait appris pour pouvoir réapprendre quelque chose d’autre. Bien sûr, ce n’est pas exactement comme cela que cela s’est passé, il s’agit d’une mythologie que nous avons développée. Mais cela reste pour moi un processus fondamental. La peur des musiciens classique c’est de perdre leur technique, et bien sûr quoi qu’il arrive ils ne la perdront jamais. Dans ce processus, je n’ai jamais perdu mes capacités à jouer de manière classique, mais elles ont été beaucoup enrichies. L’importance de ce processus, c’est que par un voyage dans des contrées inconnues, on peut revenir chez soi et avoir une autre conception de sa technique.

Reinhard G.:

C’est une combinaison de choses nouvelles et d’anciennes ?

Jean-Charles F.:

Oui. Ainsi il est possible de travailler avec des musiciens classiques dans des situations dans lesquelles ils doivent laisser leur technique de côté. Et dans le cas de John Silber par exemple – il avait emprunté cette idée à Globokar, et Ornette Coleman avait fait le même type d’expérience[15] – parce que nos périodes de jeu duraient très longtemps sans interruptions, il se fatiguait lorsqu’il ne jouait que du trombone. Donc il avait décidé de jouer aussi sur un autre instrument et il avait choisi le violon, dont il n’avait jamais abordé l’étude. Il a dû réinventer complètement par lui-même une technique très personnelle de jouer de cet instrument et il a été capable de produire des sonorités que personne n’avait produites jusqu’alors.

Reinhard G.:

Mais le processus par lequel passe ces musiciens classiques avec lesquels je travaille me paraît différent : c’est un peu une autre façon d’envisager le jeu instrumental. Si je leur dis « jouez ! », ils n’essaient pas vraiment de jouer de nouvelles choses, mais ils recombinent…

Jean-Charles F.:

Oui, ce qu’ils connaissent.

Reinhard G.:

Elles recombinent ce qu’elles connaissent. Mais parce qu’elles sont en situation de jouer en ensemble, elles ne peuvent pas en avoir le contrôle. Il y a toujours quelqu’un qui vient croiser ce qu’ils font. S’ils ont des attentes, il y a toujours quelqu’un qui vient les perturber, et il faut alors trouver de nouvelles voies. Et ce qui est intéressant, c’est qu’elles sont capables de suivre ces croisements sans s’irriter et dire « non, je ne peux pas … ». Il s’agit d’un phénomène dans lequel, lors de nombreux ateliers, les participants disent d’abord « je ne peux pas » et dès qu’ils se lancent – un peu comme le peintre que tu as mentionné – ça fonctionne. Et la question que je me pose est : est-ce un problème musical ou est-ce un problème lié à la situation ? Ma théorie est qu’il y a soudainement un espace et quelqu’un leur permet de faire quelque chose et elles le font. Et c’est intéressant de noter qu’elles ne le font jamais toute seule de leur propre initiative. Ils viennent me voir et ils jouent, puis ils vont à l’extérieur et ils ne le font plus jamais. Il faut qu’il y ait la présence d’un groupe et d’un espace dédié à cette activité. Il y a un musicien qui est venu avec son quatuor à cordes et ils ont essayé d’improviser. Plus tard il m’a dit qu’ils ont joué en bis une improvisation lors d’un concert ; mais ils n’ont pas annoncé que c’était une improvisation mais que c’était écrit par un compositeur chinois ; et il a dit que le public a vraiment beaucoup aimé ce bis, et il a vraiment été étonné que cela puisse se passer ainsi. Pour moi le problème m’a paru clair, parce que s’ils avaient annoncé qu’ils jouaient leur propre musique, il y aurait eu des gens qui n’auraient pas voulu l’écouter. Si vous jouez du Mozart, c’est que vous jouez quelque chose de sérieux, qu’il y a un effort à faire, et ainsi de suite. Donc l’improvisation est plus centrée sur la personnalité de celui ou celle qui la réalise, et vous prenez du plaisir à le faire, c’est cela qui est intéressant.

Jean-Charles F.:

On dit – je ne sais pas si c’est vraiment le cas – que Beethoven jouant du piano en concert improvisait la moitié du temps et que le public préférait de beaucoup ses improvisations plutôt que ses compositions.

Reinhard G.:

C’est un fait intéressant en effet.

Jean-Charles F.:

Est-ce que c’était ainsi parce que les improvisations étaient plus simples structurellement ?

Reinhard G.:

Maintenant nous sommes en présence de deux voies possibles. La première nous conduit vers un champ ouvert dans lequel on se dit : « je ne veux pas faire ce que d’autres ont déjà fait ou sont en train de faire ». Et d’autre part la deuxième consiste à dire : « je vais faire une improvisation qui ne sera pas – comment tu l’appelles ?…

Jean-Charles F.:

… Un effacement, un oubli.

Reinhard G.:

… un effacement complet. Il s’agit là de « penser vos manières de procéder d’une façon nouvelle » plutôt que d’envisager un contenu musical nouveau ; et ainsi il ne s’agit pas d’une posture très d’avant-garde. Oui, on produit de la musique un peu polytonale, avec des poly-rythmes, et des harmonies un peu fausses, un peu comme du Chostakovitch, etc. Mais pour moi la chose importante c’est de ne pas dire : « nous allons créer une nouvelle musique », mais que les étudiants puissent envisager la séance de travail comme des improvisateurs. Ce qu’ils sont capables de faire dans cette situation et les capacités qu’elles peuvent développer vont leur servir à explorer les choses par elles-mêmes : « ce n’est pas quelque chose d’original qui va me définir, je ne suis qu’un tout petit peu ouvert à la nouveauté, mais j’aime la musique qu’on produit ensemble, je trouve qu’elle me touche complètement. » Cela se passe de manière très directe parce qu’ils jouent en tant que personnes et non pas comme quelqu’un à qui je dirais « s’il te plaît, joue moi maintenant de la mesure 10 à la mesure 12, de manière ouahhhhh [chuchotement bruité], tu sais comment il faut faire ». Mais s’ils décident de le faire par eux-mêmes et c’est complètement différent.

Jean-Charles F.:

Oui, mais pour moi la question essentielle c’est le timbre, les qualités du son. Parce qu’il y a une équation entre la musique structurelle et les autres : plus l’accent est mis sur la complexité d’une grammaire établie, moins est intéressante la matière sonore et plus l’accent est mis sur la qualité complexe du timbre et moins l’intérêt se porte sur la complexité des structures syntaxiques. Si l’on considère la musique classique européenne des 19e et 20e siècles, il y a un long processus dans lequel le jeu instrumental devient de plus en plus standardisé, et le modèle instrumental dominant de cette période est le piano. Et donc l’enjeu est de créer beaucoup de musiques différentes, mais du point de vue de ce qui est représenté par le système de notation, les notes et leurs durées, qu’on peut aisément réaliser sur l’équivalence des touches du clavier. Il s’agit de manipuler ce qui est standardisé dans le système de notation, de construction d’instruments et de techniques de production sonore, de manière non-standardisée et différenciée d’une œuvre à une autre. L’approche structurelle dans ce cas-là devient très utile[16]. Et évidemment on fait énormément d’expérimentation dans ce cadre avec le pillage des musiques traditionnelles en les transformant en notes : bien sûr dans cette démarche on perd 99% des valeurs sur lesquelles fonctionnent ces musiques. L’équation est compliquée parce que à partir du moment où apparaissent les musiques concrètes et électroniques, on a une branche culturelle différente qui se met en place, une conception des sons qui est différente. Et avec les musiques populaires comme le rock, la combinaison de notes n’a aucun intérêt, car trop simpliste tendant à être basée sur peu d’accords, ce qui fait que cette musique est plus accessible. Mais ce qui compte c’est le son du groupe, qui est éminemment complexe. Les musiciens de ces musiques passent un temps considérable à élaborer en groupe une sonorité qui va constituer leur identité, à réinventer leur jeu instrumental à partir de ce qu’ils identifient dans les enregistrements du passé pour s’en démarquer. Suivant ce modèle beaucoup de situations peuvent être envisagées dans les ateliers d’improvisation qui mettent les musiciennes dans des processus où elles doivent imiter ce qui est vraiment impossible à imiter chez les autres, situations difficiles, surtout pour des musiciennes qui sont tellement efficaces dans la lecture de notes. Que se passe-t-il lorsqu’un (une) clarinettiste joue un certain son et maintenant avec votre propre instrument, un piano par exemple, on doit imiter de la manière la plus exacte la sonorité qu’il produit ?

Reinhard G.:

C’est une question de timbre.

Jean-Charles F.:

Oui. Le monde de l’électronique crée un univers de résonances. C’est vrai même si l’on n’utilise pas des moyens électroniques. Mais en même temps, tu as complètement raison de penser que la tradition du jeu à partir des notes écrites sur la partition reste encore un facteur très important des pratiques musicales dans notre société.

Reinhard G.:

Dans la société occidentale.

Jean-Charles F.:

On peut encore faire beaucoup de bonnes choses dans ce contexte.

Reinhard G.:

Il y a une mémoire, un réservoir et des archives. Je pense – et cela me surprend beaucoup, mais c’est exactement comme cela que je vois les choses – je pense que l’improvisation ne fonctionne pas avec des notes, et se détermine en fonction de timbres. J’appelle cela musicaliser le son. Avec le musicien classique, on a une note, et ensuite il est nécessaire de la musicaliser, il faut la décoder.

Jean-Charles F.:

L’inscrire dans un contexte de réalité.

Reinhard G.:

Exactement ! L’inscrire dans un contexte, l’amener à sonner. Et lorsqu’on transforme le signe en son, en tant que musicienne classique on est en présence de beaucoup de fusion du signe au son, en utilisant tout ce qu’on a appris et tout ce qui constitue la technique. La technique vous permet de réaliser des variations de dynamiques, d’articulations et de pleins autres éléments. C’est la manière par laquelle elles et ils ont vraiment appris à jouer. Et maintenant je vais enlever les notes et leur demander de continuer à faire de la musique. Et c’est ainsi que je commence souvent mes ateliers en leur demandant de ne jouer que sur une seule hauteur de note. Les sept ou huit personnes qui participaient la semaine dernière à mon atelier à Vienne, ont réalisé une improvisation sur une seule hauteur avec la tâche de faire des choses intéressantes avec cette hauteur. Et c’est intéressant parce qu’il y a tant de nuances à leur disposition, et cela sonne vraiment très, très, bien. Et pour moi c’est la porte qui s’ouvre vers l’improvisation, ne pas se précipiter sur beaucoup de hauteurs, mais de commencer toujours par des choses qui se basent sur les qualités sonores. Si l’on se penche sur l’histoire de la musique, je pense que les humains qui vivaient il y a quarante mille ans n’avaient pas de langage, mais ils avaient des sons [il se met à chanter].

Jean-Charles F.:

Comment le sais-tu ?

Reinhard G.:

J’ai un enregistrement [rire] ! Et j’ai fait avec mes étudiants l’expérience suivante : faites un dialogue parlé sans utiliser de mots [il donne un exemple avec sa voix], ça marche. Ils ne peuvent pas te dire quelque chose de précis, mais l’idée émotionnelle est présente. Je pense que tu seras d’accord que le timbre de la voix parlée est vraiment une chose très importante comme l’a noté Roland Barthes dans Le Grain de la voix[17]. Je suis d’accord avec lui. J’essaie d’amener ces musiciens classiques à improviser un peu dans leur tradition, donc ils ne créent pas de nouvelles choses, afin de découvrir leur instrument, mais à l’intérieur de leur tradition.

Jean-Charles F.:

Du point de vue de leurs représentations.

Reinhard G.:

Oui exactement, et ce qui est issu dans cet atelier est très intéressant.

Jean-Charles F.:

C’est une manière très pédagogique de mener les choses, sinon les participants sont perdus.

Reinhard G.:

Oui. L’ancien directeur du département de musique de chambre à l’Université de musique et d’arts de la scène à Vienne aime l’improvisation. Je pense que ce qu’il aime dans l’improvisation c’est que les étudiants apprennent à se mettre en contact entre eux et en contact avec la question de la production du timbre. Pour la musique de chambre, ce sont des choses très importantes. Je ne suis pas moi-même un instrumentiste parfait parce que je ne passe pas des milliers d’heures en répétitions, mais je pense que je peux travailler avec cela dans mon esprit, je peux vraiment trouver de nombreux artistes qui travaillent dans la musique sur partitions qui sont intéressants, c’est vraiment très riche.

Jean-Charles F.:

Dans un quatuor à cordes, il faut que les quatre musiciens travaillent des heures sur ce qu’on appelle l’accord des instruments, ce qui est en fait une façon de créer une sonorité de groupe.

Reinhard G.:

C’est ce que je fais avec l’improvisation, je fonctionne d’une façon très proche de cette tradition. Les tâches sont souvent orientées vers l’intonation entre musiciennes ou musiciens, mais il ne s’agit pas d’aller seulement du coup d’archet dans la direction du coup d’archet parfait, mais aussi en direction de la musique. Eh bien, j’ai été très content de cet entretien qui pourra nourrir mes écrits. Je voudrais écrire un livre sur l’improvisation réalisée avec des musiciens classiques, mais je n’en ai pas le temps, tu sais comment va la vie…

Jean-Charles F.:

Il faut être retraité pour pouvoir avoir le temps de faire les choses ! Merci d’avoir pris ce temps pour parler.

 


1. Improfil est une publication périodique allemande [connectée à l’Exploratorium Berlin] centrée sur la théorie et la pratique de l’improvisation et qui fonctionne en tant que plateforme d’échanges professionnels entre artistes, enseignants et thérapeutes, pour qui le l’improvisation est un des aspects importants de leurs activités. Voir https://exploratorium-berlin.de/en/home-2/

2. Le Cefedem AuRA [Centre de Formation des Enseignants de la Musique Auvergne-Rhône-Alpes] a été créé en 1990 par le Ministère de la Culture pour la formation des enseignants des écoles de musique et conservatoires. C’est un centre de ressources professionnelles et d’enseignement supérieur artistique de la musique.Le centre mène des recherches sur la pédagogie de la musique et publie un périodique, Enseigner la Musique. Voir https://www.cefedem-aura.org

3. CEPI, Centre Européen pour l’Improvisation : ”Pour moi, le CEPI est le point de rencontre entre des musiciens improvisateurs, avec d’autres praticiens de tous les domaines artistiques, des chercheurs, des penseurs, tous ceux et celles dont l’activité ou la curiosité est tournée vers de nouvelles formes et méthodes pour faire les choses. Les rencontres portent sur l’échange d’idées et d’expériences, et aussi sur la participation collective à un processus créatif, en bref, il s’agit d’improviser ensemble. » Barre Phillips, 2020. Voir http://european.improvisation.center/home/about

4. Franziska Schroeder, Soundweaving : Writings on Improvisation, Cambridge, England : Cambridge Scholar Publishing. Voir la traduction française de Henrik Frisk, “Improvisation and the Self: to listen to the other”, dans la présente édition de paalabres.org. : Henrik Frisk, L’improvisation et le moi.

5. Matthias Schwabe est le fondateur et le directeur de l’Exploratorium Berlin.

6. Pendant les rencontres du CEPI à Puget-Ville (en 2018 en particulier), Barre Phillips a proposé un jeu de pétanque dans lequel chaque équipe était composé de deux lanceurs de boules et de deux personnes improvisant en même temps.

7. La rencontre a eu lieu un jour avant [juillet 2018] un concert de musiques improvisées à l’Exploratorium Berlin avec Jean-Charles François, Reinhard Gagel, Simon Rose et Christopher Williams.

8. RAMDAM, UN CENTRE D’ART [à Sainte-Foy-lès-Lyon] est un lieu de travail, c’est un lieu flexible, ouvert à une multiplicité d’usages, dont les espaces sont modulables et transformables en fonction des besoins et des contraintes des projets accueillis. Ramdam est le lieu de résidence de la Compagnie Maguy Marin. Voir https://ramdamcda.org/information/ramdam-un-centre-d-art

9. Christian Lhopital est un artiste contemporain français né en 1953 à Lyon. Il pratique essentiellement le dessin et la sculpture. Présenté à la 11e biennale d’art contemporain de Lyon, Une terrible beauté est née, par Victoria Noorthoorn, il a exposé sous forme de cabinet de dessins un ensemble de 59 dessins d’époques différentes, de 2002 à 2011. En juin 2014, les Éditions Analogues à Arles ont édité le livre Ces rires et ces bruits bizarres, avec un texte de Marie de Brugerolle, illustré de photos de dessins muraux à la poudre de graphite, de sculptures et de dessins miniatures, de la série « Fixe face silence ». https://fr.wikipedia.org/wiki/Christian_Lhopital

10. Rob Mazurek est un artiste/abstractiviste multidisciplinaire, qui met l’accent sur la composition électroacoustique, l’improvisation, la performance, la peinture, la sculpture, la vidéo, le film, et les installations. Il a passé la majeure partie de sa vie créative à Chicago et ensuite au Brésil. Il vit actuellement à Marfa, au Texas avec son épouse Britt Mazurek. Voir le lieu-dit « Constellation Scores » dans la seconde édition de ce site (paalabres.org) : Accès à Constellation Scores. Voir https://www.robmazurek.com/about

11. Denis Laborde, La Mémoire et l’Instant. Les improvisations chantées du bertsulari basque, Bayonne, Saint-Sébastien, Ed. Elkar, 2005.

12. Anna Barth est une danseuse indépendante, chorégraphe et directrice artistique du DanceArt Laboratory Berlin. Elle a étudié la danse moderne, l’improvisation et la composition au “Alwin Nikolais and Murray Louis Dance Lab” à New York et la danse Butoh pendant plusieurs années avec le célèbre co-fondateur et maître de la danse Butoh, Kazuo Ohno et avec son fils Yoshito Ohno au Japon. https://www.annabarth.de/en/bio.html

13. Keith Humble était un compositeur australien (1927-1995), chef d’orchestre et pianiste qui considérait ces trois activités en continuité dans une pratique ressemblant aux fonctions de musicien avant l’avènement du compositeur professionnel aux 19e et 20e siècles. Pendant les années 1950 et 1960, il a vécu en France. Il a été l’assistant de René Leibowitz et en 1959, à l’American Centre for Students and Artists à Paris, il a fondé le ‘Centre de Musique, un « atelier d’interprétation et de création » centré sur la présentation et le débat autour de la musique contemporaine. C’est dans ce contexte que Jean-Charles François l’a rencontré et à continuer travailler avec lui jusqu’en 1995. Voir http://adb.anu.edu.au/biography/humble-leslie-keith-30063

14. KIVA, 2 CD, Pogus Produce, New York. Recordings 1985-1991, avec Jean-Charles François, percussion, Keith Humble, piano, Eric Lyon, manipulations vocoder par ordinateur, Mary Oliver, violon et alto, John Silber, trombone.

15. Voir Henrik Frisk article, op. cit. dans la présente édition. Henrik Frisk, L’improvisation et le moi.

16. Voir Jean-Charles François, Percussion et musique contemporaine, chapter 2, « Contrôle direct ou indirect de la qualité des sons », Paris : Editions Klincksieck, 1991.

17. Roland Barthes, « Le grain de la voix », Musique enjeu 9 (1972).

Giacomo Spica Capobianco – English

Retour au texte original en français : Entretien avec Giacomo Spica Capobianco

 


Encounter with Giacomo Spica Capobianco

Jean-Charles François and Nicolas Sidoroff

May 2019

 

Summary:

Introduction

I. The Orchestre National Urbain

II. Actions carried out at La Duchère (Lyon neighborhood) 2015-2019

a. The Projet
b. The Origin of the Projet
c. Instrument Building: The Spicaphone
d. The Residencies
e. The Writing Workshops
f. The Organization of the First Residency

III. Cra.p, An Art Center

IV. Political Politics and Citizen Politics

List of institutions mentioned in this text (with links)

 

Introduction

Giacomo Spica Capobianco has been working for more than thirty years to break down walls, fill in ditches, open windows in the walls to see what’s behind, build bridges so that antagonisms can meet, discover each other, confront each other peacefully. In 1989, he created the Cra.p, “Centre d’art – musiques urbaines/musiques électroniques”. The objective of this center is:

to exchange knowledge and know-how in the field of urban electro music, to cross aesthetics and practices, to provoke encounters, to invent new forms, to create artistic clashes, to give the means to express oneself. [Cra.p Home Page]

It is through real acts of development of artistic practices that his action has taken shape in a variety of contexts difficult to define with hastily predetermined labels, but with a special concern for people who often “have no access to anything”. The breaking down of boundaries, in the reality of his action, never corresponds to forcing one aesthetic on another or to the detriment of another. On the contrary, his action is based on the creation of situations designed to help individuals develop their own artistic production, collectively, in the company of others, whatever their differences.

 

I. The Orchestre National Urbain

Jean-Charles F.:

Can you give us some details about the Orchestre National Urbain [National Urban Orchestra]. What is it and how does it work?

Giacomo S. C.:

The Orchestre National Urbain was created following an idea I had a long, long time ago. In 2006, at the Forum on popular music in Nancy, I answered someone who asked me what I was doing, “Yeah, I am setting up the ONU” [United Nation] with a giggle. So, he said, “What’s it all about?” I told him, “It’s the Orchestre National Urbain.” OK, that was in 2006. In 2012 it started titillating me and in 2013 I decided to really create the Orchestre National Urbain.

The Orchestre National Urbain[1], is not the ONU [UN], let’s not be mistaken, it’s just a thumb of the nose. The cast of this orchestra is made up of both men and women musicians, there is parity between men and women. There are people who come from classical music, jazz, hip hop, electro, from all directions, it’s not about making a melting pot of everyone because it looks good, or everyone is great, it’s absolutely not that. It’s about working together to produce music, everybody also having a fairly strong pedagogical intent. It’s about working with a lot of people in the deprived neighborhoods, but also not just these people.

I asked around who would be interested in joining an orchestra with me. Lucien16S (Sébastien) was the first to express some interest. Also, Thècle who does beat-box here, electro, a very interesting girl who took part in our training program. asked her if she wanted to be part of the ONU and she said yes. Afterwards, another person came to join, and so on. The number of people has changed since then, because some people have left. It has been a little while since it has stabilized to eight people. The goal of the game is to have a written repertoire, everything is written. You can still improvise, you can improvise, but it’s really a very structured music to start with, which I composed. The texts are shared, which means that I’m not the only one who writes the texts, I write very few of them, it’s more the others who create them. And the name of the game was to compose everything by recording directly with a spicaphone (my one-stringed stick) and the use of my looper, and then to work in an oral way with people. This approach avoids having scores and all that it implies. Except for the brass players, because sometimes they would say, “Scores!” Then, we had to find people who wanted to be part of this dynamic. The idea was also that they could come and share their knowledge with any public and on top of that have some patience as well. I recently met a girl on drum set who was a candidate. We discussed it, she told me: “Anyway, no pedagogy, no improvisation.” I told her: “No ONU! Ciao!” I thought we couldn’t get along if pedagogy and improvisation were against her nature. We had to create a team that wanted to do this kind of thing. It was a very long process, because we had to set up a repertoire that lasted a little over an hour. Immediately the question arose as to the raison d’être of the Orchestre National Urbain, what does it represent politically, and what does it mean? It’s not only an artistic project, but it’s also to come back to the most remote neighborhoods and put a dent in things to get them going again. From there, I wrote a project that I presented to the local authorities (City of Lyon, Préfecture, DRAC and Lyon Métropolei). Everyone accepted. So, they started to help us a little with small grants to get started. We were able to launch the projects we had announced. I’m not saying that we now have thousands and hundreds of euros, but we now receive more support than what we had at the beginning.

With the Orchestre National Urbain, the idea is to settle in a city and ask to have access to a concert hall. We stay for a week, it doesn’t cost them anything because we are financed so that all the people involved are paid, and for a week we work with all the kids in the area.

Today, the reflection is not limited with the Orchestre National Urbain to sharing our practices with people from the most remote neighborhoods, but also to do so with people working in higher education. In other words, to show them our way of working. I want to see how we can take young musicians to work first on the artistic side and then on ways of looking at pedagogy. That is the main idea. A base has been established with the Orchestre National Urbain. But it is a base that moves, that is not fixed. In other words, there is a base and then there are around punctual and satellite projects. I just came back from Morocco, I discovered that in Morocco they are very interested in this project. I worked with Berbers, Berber tribes, mostly women, it was very interesting. If all goes well, we will be invited to go and play in Morocco in September (2019), and I don’t just want to go and play in Morocco to pretend to be the star. We will go there to meet the Berbers and work with them both artistically and pedagogically. That’s why I went there: I played and developed pedagogical situations. And I want to develop this more and more. My wish is that the Orchestre National Urbain will multiply in other regions, in other countries, and that this reflection can be part of a network, because we think it works well. Today we have a result, that is to say that we are quite happy with what is happening and especially with the relationship we are able to establish with the people we meet.

For me, it’s a bit like the results of thirty years of Cra.p where I’ve done a lot of projects, a lot of music, and where I’ve had the chance to meet a lot of different people and work with them. There was a moment when I thought that I needed to create something very, very tightly framed, but geared towards meeting people, and to see how you can develop things and reflections from this project. And with a huge cock a snook: for the Orchestre National Urbain, to call itself the ONU [UN] means a lot to me – and it is a political and cultural act. As far as Cra.p is concerned, I’m super happy. We have been around for thirty years, with people that we have been able to bring today to get a State Diploma and who now work here, others will follow the same path, it’s all working well. And I would like it to be a model for other cities and towns, in other regions, but it’s very fragile because we are perhaps the only ones to have developed this idea.

Jean-Charles F.:

So, inside the ONU, the way I understand things, it is at the same time a musical ensemble, and also a sort of commando somehow, a group of reflection and a pedagogical team. So, it’s a multi-entry structure. And at the same time, within it there is diversity. Could you talk about this diversity? And also, how do those who come from this diversity meet each other?

Giacomo S. C.:

Diversity is achieved through the choice of the members of the orchestra. I didn’t want to have only people for example connected to amplified popular music (in addition they are in a network of which I myself am a part). Moreover, diversity was not achieved by a calculation, but by affinity. This means that I had the chance to meet people from different worlds, I don’t have blinders on. I’m often invited to go towards others who are not supposedly part of my musical field, but I don’t see what that means: going towards others doesn’t necessarily imply abandoning one’s own way of seeing things. But when a classical singer comes to see us, I find it very interesting to wonder how we’re going to work together. She has learned things on her own, we have built things of our own, how can this be connected? Is the public going to be able to get involved in this process as well? Because inevitably, when you have eight people who all come from completely different places, and who present themselves in front of an audience that is also different, you wonder how they will consider this work, how they will react. That’s what interests me. It means that we have to ask ourselves how we’re going to be able to shake up the blinders of those who are separated by the barriers they’ve built, we’re at the heart of the subject of your edition, “Breaking down the walls”. For more than twenty years we have been saying with great ambition (and utopia) that we were going to be able to change things to make the departments of jazz, rock, traditional music, or other “something” departments work together. I don’t think things have changed that much.

Casting people from very different backgrounds in this way brings back this ambition to the forefront, and we demonstrate that it can be successful. And right now, I’ve just invited a cellist, Selim Penarañda, because we had a saxophonist who could hardly ever be there. I knew Selim and I called him. He has an extremely interesting background, it’s very rare. He is of Andalusian Arab origin, from an Algerian mother and a Spanish father. He was born in La Croix-Rousse [a Lyon neighborhood]. He was not at all destined to be a classical cellist. Selim ended up doing classical music, because he had a great teacher when he was in school: for the last half hour every day, she would play classical music for them. When he was 12 years old, he said, “What’s that?” She said, “It’s cello.” So, he said, “I want to play the cello”. His parents struggled to get him a cello and he managed to get lessons, and everything followed on. Now he is a cellist and he is a teacher. He is a teacher and a musician. He comes from classical music, and all of a sudden you amplify his cello, and everything starts happening, and he’s delighted. He says, “Finally, I find a project where I feel good.” And furthermore, he plays chamber music. And that’s the kind of situation I’m interested in.

Nicolas S.:

How did you meet him, for example?

Giacomo S. C.:

He came to enroll here, and he told us: “I play cello and chamber music; I want to work on the new technology”. We talked and he did a three-month internship with us. But he was playing so much that he couldn’t go on. He didn’t have time to continue the training he wanted to do here, so he disappeared. We then had Caroline Silvestre on trombone, we tried to work with her for a while and it didn’t work because there were two residencies where she couldn’t come. So Sébastien told me that he had contacts with Sélim and that we could try to work with him. I accepted right away, that’s how it happened. And Selim is delighted, he has direct tools for dealing with encounters, he does things that work directly, he lends his cello, and so on.

Then there’s the trombonist Joël Castaingts who joined the ONU about a year ago, because Caroline Sylvestre couldn’t continue. He’s a very interesting person, what really appealed to me about this guy is that he wasn’t the kind of person who refused to lend his trombone to those who participated in the workshops. For example, he would play something and then he would pass his trombone to one of the kids and say, “Go ahead and play”. That’s a sign for me, because you still have to be careful when you do that, because you can get bacteria, you don’t know what the kids are doing. It’s a sign of trust, for me it means a lot of things.

It’s very positive, but this choice is also made because, when you go in a residency, you are in front of an audience with whom you have to share these different ways of making music. You have to take into account how they see a lyrical singer, how they see a classical cellist, how they see a crazy person with instruments made from simple materials, how they see someone who makes rap music. And they realize that in fact these people can actually work together. How they see a dancer who’s not hip hop, nor in contemporary or classical dance, but who’s moving and all of a sudden, she’s making sense of her body, and how they can make sense of their bodies too. I have practiced this axis so much and for so long that it has become almost an unconscious act on my part and it could not be done otherwise. This is more or less the story of diversity and encounter. Indeed, this meeting of diversities is difficult and takes time. It’s not as simple as that, since the current team is not the same one as two or three years ago. Because there are some people who couldn’t hold out, faced with reasoning which was so disruptive to them. Recently, I’ve seen people leave the orchestra saying, “No, my idea is not to make music like that.” Then all of a sudden, it was people who were not ready to do that, who were trying to put some kind of very personal thing inside the project and that made it a project within the project. And I also find that this type of encounters is interesting at the research level, that’s what we would like to see a little bit more in educational training programs, where unfortunately, I say, it’s getting worse and worse. That’s why I’m talking about the lower regression in relation to higher education. I think there is an even more worrying backtrack than the one we experienced in the 1960s and 1970s: that period was perhaps more interesting than the one we’re experiencing today. You can go to any place where you practice music, there are very few of them with interesting things going on between the different musical castes present. There’s a kind of partitioning that drives me crazy.

This is how the Orchestre National Urbain was conceived. But it goes further than that: we are in the process of building up a repertoire. My ambition is also to meet other groups. I talked about it some time ago with Camel Zekri who told me: “With traditional music, we really need to put something together”. With Karine Hahn, not long ago, I talked about Gaël Rassaert with his Camerata du Rhône, a string ensemble, why not organize a meeting with them? What could we do together? I have a network of rappers, so we’re going to invite rappers on stage so that practices can be confronted. What interests me is to organize a platform with an orchestra where it moves. How can you envision that it’s not all and everything? What coherence can we find with traditional music from any ethnic group, from any place? How can we meet with contemporary music, with classical music musicians, with whomever? It’s not just about meeting each other, it’s also about knowing how we think together about the problems that it raises, how we really work together in common. That’s more or less the idea of this project[2].

 

II. Actions carried out at La Duchère ( Lyon neighborhood) 2015-2019

a. The Projet

Jean-Charles F.:

Could you describe a particular action in detail? A project you have done recently or less recently. Something where you would have all the elements at hand.

Giacomo S. C.:

A very recent action is the work carried out at La Duchère, a neighborhood in Lyon (in the 9th district). So, la Duchère project has been in existence for three or four years, working to create a group of young people: four years ago they were 12/13 years old, now they are 16/17. This work, for me, has given the most interesting result today, certainly in the research on the behavior of this group and its entourage. We did three residencies there, the last one took place in April 2019, always with the same young people, which allowed us to see how they had evolved. From the point of view of the young people, it was something that worked very well. It set in motion a lot of possible openings. Then, it’s more difficult when we have people who participate in the project and who are hired by a Social Center, a MJC [Maisons des Jeunes et de la Culture, Cultural and Youth Centersi], a Music School, or a Conservatory, and who, because their directors suddenly throw in the towel, can no longer work with us. This means that we can no longer work with people who are in constant contact with the kids. Precisely at the Duchère there were some unforeseen changes: the project took place in the library/media library of the Duchère and the Conservatoire de Lyon [CRRi] was a partner. All of a sudden, this place burned down due to a criminal act. All the equipment used to make music burned down. That’s how the MJC de la Duchère opened its doors to welcome these kids.

The aim of the Orchestre National Urbain is to identify young people, above all to bring them to a diploma course. We’re seeing a drift that I described in 2005 in Enseigner la musique,[3] and we’re going to have to work hard on this: animators working in one place, who initially do a bit of music, but don’t have that function, are trying, despite the fact that they already have a job, to take the place of the Orchestre National Urbain’s players, while requesting to be trained. So the problem is that these people act as a screen in front of the young people without being aware of it or being too well aware of it. The worst thing here is to mislead kids, telling them they’re going to be stars, they’re going to play everywhere and they’re going to make big bucks. That’s what Cra.p has been fighting against for thirty years, that’s why we’re here, I think. We receive a lot of requests to train MJC’s activity leaders and during the meetings I fight very strongly against this attitude which consists in pushing the kids into an illusion that will in any case bust if they continue this way. I don’t have anything against the MJC activity leaders, it’s not a minor job. And since they absolutely want to be trained to help young people, we don’t say no. We can welcome these activity leaders in training on one condition: there has to be a charter that stipulates that the goal of the training is to bring them up to a Conservatory degree and then to a teaching State Diploma in music. This is where we are, in concrete terms, right now.

Jean-Charles F.:

I would like to go one step back: at the Duchère, you said that it had worked well, but what worked well?

Giacomo S. C.:

What has worked well is that over the four years you have a stable public, a group of twelve children who have grown up, who have continued to be involved in the project and who continue to make music. At the beginning they were kids who had never touched an instrument or written texts. That’s it, the machine is up and running. They are also starting, themselves, to get the younger ones to work. That’s where it works. This project consists in saying:

  1. We’re going to take kids from neighborhoods that have no future anyway, because even if they go to school, there won’t be a job when they finish.
  2. For those who are interested, they will be given the necessary tools to go all the way.
 
And where I’ m pleased that it works is that, although the decision-makers and facilitators change, the kids stay. I think that’s where the success is. It means that we’ve managed to amaze them and encourage them. For me, they are the future educators with whom we will be able to work, and who will be in relay with the work we are doing in the 8th arrondissement of Lyon. It’s going to become a network: the 8th with the 3rd, the 7th and the 9th. And we will train these kids so that we can get them back to be a link with their neighborhood, so that they can develop things and so that they can have a similar position to that of a violin teacher at the conservatory. La Duchère is the most interesting example for the moment, because it’s still going on, it didn’t collapse, it’s the same people from the beginning. What’s super interesting for us is that there are more girls than boys, knowing that in certain neighborhoods the position of girls is culturally restricted.
Jean-Charles F.:

To make music, in the Duchère context, what does it mean in terms of, for example, oral learning, use of instruments and technologies, styles of music?

Giacomo S. C.:

This is the reflection that motivated me a lot: how was I going to set up a pedagogical project precisely so as not to fall into the flaws of a single particular aesthetic? When you arrive in a neighborhood, we tend to talk only about rap, R’n’B, a lot of trap currents, a lot of things that are happening now. That’s not what interests me. Of course, it’s not that I’m not interested in making them do rap or anything else, but that’s not what really concerns me. More, it’s about creating a group that produces a collective creation, and we don’t have to dictate to them what aesthetics they should choose. There are also writing workshops, and we’re not going to tell them what subject matter they need to address. They just have to avoid talking about sex, politics, and religion, because, being overseen by the Ministry of the Interior, we’re not allowed to do that with minors. Working in a collegial or collective writing workshop, they choose their own subject matter.

Then, we always work with musical orality, quickly, with loopers, with electronic instruments, with drums and with a lot of other things. Because in the Orchestre National Urbain, there are not only electronic musicians, but there is also a trombonist, there is a cellist, there is a drum set player. The trick is to give them a little bit of basic skills and let them build their own projects and their own aesthetics. And we can’t say that, tomorrow for example, the group de la Duchère is going to do songs [chanson], rap or something else: who cares? They create something and after a while they will do with it what they want to do with it. That’s the goal. But it’s certainly out of the question to arrive and say: we’re going to do a workshop of this or that music. We don’t know, since we also put young people in contact with people from the classical music world, types of musicians they are not used to meeting. At the moment, I am preparing a video for the festival where we see the cellist, Selim Peñaranda getting people working, he has an electric cello – in the Orchestre National Urbain it’s more appropriate to play with an electric cello than with an acoustic one. When he gets kids to work with a cello, all of a sudden, a contact is created. His approach is very interesting, but that doesn’t mean that he’s suddenly going to turn them into classical musicians or rock musicians. It’s more a question of saying: “You make music.” The idea is to simply make music. But that’s not my only concern. It’s also about taking into account all the different professions in the performing arts. It means that for a while, you may have someone working in sound engineering explaining to them what a mixing desk is and all that it implies. Because there are some, in the mass, who are not going to be musicians, but who may be interested in other aspects of the performing arts. For example, one of them is going to be interested in lights, or another one is going to be interested in décors (we don’t do décors). By showing that there is also work in the world of the performing arts, we open up a field of possibilities for everyone. There are far too few minority people working in this sector. And then these people are not even aware of what’s going on, they don’t even know that there are vocational training centers for that.

The example for the moment, the lab if you want, the most interesting is that of the Duchère. It’s not simple at all, because I’m in the process of wrestling with several people, because they don’t understand that they simply have to provide the interface. You have to tell them all the time, that this is not for them. But they know it as well as I do: when you bring something interesting, you have to provide the interface, without wanting to take over the main role, as in a slightly mafia-like system (i.e. the animator who would like to take the place of the young people in training for the State Diploma in Popular Music [Diplôme d’État de Musiques Actuelles Amplifiées]i).

 

b. The Origin of the Project

Nicolas S.:

What interests us is how do you start? What was the beginning, the starting impulse?

Giacomo S. C.:

In the background of the Duchère, one dimension must be emphasized: to be able to attract young people, to get them into this process, it was not done in a snap of the fingers, and they would not have come without a teaser. At the Duchère media library where the project began, we were asked: “What can you offer to attract kids?” I suggested something very simple: a “round of loopers.” It means:

a) There are several people.
b) We turn on loopers.
c) Each one takes a microphone.
d) One produces onomatopoeias in the microphone such as clack, plack, pluck, plick, click, etc.
e) One puts them in loop with the loopers and it turns.
f) And then, you may freely play with it.

We created three stations in the library in the middle of the afternoon, without requiring people to register. We started to make sound and the kids arrived. And then we teased them: “Do you want to go on? Yes? Well! Paf! Poof!” It started. At one point, they left: “Where are you going?” – “I’m coming back.” They came back with 15 of their friends, it went fast. Because, for them, it would be absolute bliss to have a machine like that in their possession. So, we did the loopers’ round and the objective was to work with Lucas Villon, who is a musician working for the Lyon Regional Conservatory. He was in training at Cra.p while taking care of the kids there. He was the relay, and we said to all these kids, “Here you have the possibility to come every Tuesday evening from 6 to 7:30 or 8 p.m., with Lucas.” We went to see them from time to time, we went there three times a year. And a year later, we organized the first residency, and there we saw them all again. So, the residency also developed from the work that Lucas had done, that’s what created this group. For three years, every year we did a residency with this group, and now we’ve just done one. That’s how these kids became faithful to us. But, in the beginning, they were not regular users of the MJC [Youth Cultural Center] de la Duchère, nor of the library. Maybe they went there to look for a book, but there was no cultural activity organized for them. Afterwards, since the library burned down, we saw with the MJC if it was possible to open something and they took over. That’s how it happened.

Nicolas S.:

I am more and more convinced that people are experimenting with things and are gradually building an experiment by trying things without really knowing what they are building. Ten years later, this produces something more or less interesting and yet it works, and it has answered the questions that were asked at the beginning. And after ten years of experimentation, they will always be talking from where they have ended up. And what’s often missing is the narrative that finally gets you to understand the insight of experimentation, so you can allow others to start doing something similar.

What’s interesting for me is the whole process that took place to invent this particular system, in this particular place, which could be quite different elsewhere. At La Duchère, you just talked about the loopers’ round at the library. What is it that at a given moment, given the circumstances, the encounters and the situations, this round of loopers is made possible? Why did you find it interesting to go and do this project there?

Giacomo S. C.:

In fact, this project was made possible initially by the concern of the elected officials of a city, its social and cultural actors. It is this concern on their part that gave meaning to the loopers’ round. Otherwise you come, you do a round of loopers and it’s direct consumption by the individuals who pass by: they’ve consumed something and then we don’t talk about it anymore. If there isn’t a sufficiently global awareness among the citizens who are there, surrounded by all these people who decide for them, or who think for them, if there isn’t a common reflection, we can’t work. The relevance of the loopers’ round is that, when it happens, it corresponds to how you can bring people to an artistic act very quickly, and how you can hang them up right away so that, after that, they can work in the long term and that suddenly it will make sense in the city. In this case, this project took place on the site of the Duchère where culture had been put aside completely for religious, political, social and financial reasons. The problem was: how to succeed in putting a breeding pond back in place. I think the loopers’ round is a possible solution among any other. We could have just as easily worked with the instruments I’m building there [at Cra.p], putting them in the library and then having them hit the cans. It would have been the same for me. The important thing is to think about the best way to involve people in a long-term process, so that we can create a team of people who are going to raise awareness among these youngsters as they grow up.

Nicolas S.:

Before arriving at the round, how do you raise awareness of the team of people around them and who decide for them, how do you get in touch with them? What makes that, at some point, they are the ones who come looking for you saying: “Giacomo (or the Cra.p) we need you”? What relationships do you build, because there is a long-term story there too?

Giacomo S. C.:

Most of the time we do a bit of advertising, well, not much advertising, the town councils have been called upon a little. So, there is no accident, there are moments like that when we were sought at the moment when things were being set up. A few years ago, within the framework of the Orchestre National Urbain, I met a musician – Lucas Villon (see above) – whom I met at the CFMIi a few years before and who told me: “I would like to work with you.” It’s the only one in twenty years of CFMI – I’ve been working there for twenty years, four days a year – it’s the only one who came to see me and said, “I want to set up a workshop with the kids in a neighborhood, to do hip-hop, if that’s what they want.” At that time, I was working very hard on the Orchestre National Urbaini and on these issues. I asked him to join the Cra.p. training program. The Lyon Regional Conservatory paid him for two years of training here, because he was not up to date on practices within the neighborhoods and on writing workshops. So, he came to see me because he had a project to set up a hip hop workshop at La Duchère and he said, “I’m coming to see you because I need you, can you help me?” So that’s how it was done, and there are a lot of places, you know, where we’ve been called to try to solve big problems. As for example, some time ago at Morel College [Junior high school], Place Morel in La Croix-Rousse [Lyon neighborhood]. The documentalist had called us, in order to find solutions because there was a rather delicate social split in this college: you had the Whites on one side, and the Arabs and the Blacks on the other, and they were fighting each other from morning to night. She had the intelligence to tell herself that she was going to find people to set up a hip hop workshop in rap music and in dance too, and so we worked there for more than a year. It’s requests like that that allow us to reflect afterwards, to say, well, we’ve been through this, what does it achieve, even on a sociological level, how does it evolve? Most of the time, on all the actions that we have carried out, we have been called, we have not been the ones who solicited the institutions.

Nicolas S.:

At the Duchère, it is Lucas who comes to see you, but do you also have an analysis with the people around him, in order to decide that it is worth doing something there?

Giacomo S. C.:

In fact, we received a call from the Lyon town hall, and they told us that there were big problems at the MJC Vergoin of the 9th arrondissement in Saint-Rambert [Lyon neighborhood]. It’s the politicians who are calling us today, who tell us that they need us to put out the fire there, who are asking us to put things in place. In this case, for the story of the Duchère, it was Lucas who made the first step. We met one of the people in charge of the 9th arrondissement media-library, who is also very involved in this and there was a round-table discussion with other people in charge of the town, before starting the project. For me, when there is a round table discussion, if there are not strong enough political reflections behind the project, I don’t go along. That means that I absolutely don’t want to do what we were made to do more than 25 years ago when things were burning everywhere, one-off actions to calm things down, to prevent people from burning cars. That is over. When we met the people at the Duchère, we demanded that we work on the long term: not for one year, but for 3, 6, 9, 12, 15 years. Even if we are not the ones who are going to carry out the project, we needed to be able to create a team capable of grasping what we had put in place and so that it could continue. These are decisions that are made even before arriving on the loopers’ round, it’s well before, it’s really the preparation, with the elected officials and with everyone. Actually, I was a little hesitant to contact these people, but it’s easy to do, you call them and then you demand that everyone be around the table. And they get moving nevertheless, and afterwards it’s good, because there are some who adhere, there are some who don’t, but at least you can talk with them. That’s how the preparation before the beginning of the project went. There is always a reflection that has to be done before starting something in relation to the problem that is posed. It’s not like in the case of a master class where you come, you do something great and you leave straight away, without any reflection before or after, it’s direct consumerism, for me that’s not interesting. The thinking that we carry out before any project concerns the question of what we could set up with a specific public, which most of the time has been hindered. Rarely have we arrived in a place where everything was completely comfortable. If the local people did not understand what we were bringing, no connection could be established with them. I also believe that what gives us more and more work today is that there is less comfort everywhere. You have to find a balance in order precisely to federate when you get to the loopers’ round, it’s actually very simple: you’ve already arrived.

Nicolas S.:

And the time between the moment when Lucas says, “I want to do that” and the moment of the loopers’ round how long is it, a year, a year and a half?

Giacomo S. C.:

No, it’s faster than that, it’s very fast, we’re still talking about rapid emergence here, we have to be quick.

Nicolas S.:

You have to be quick, but you have to get in touch with the librarian who is interested, and make sure that you get the around the table you talked about?

Giacomo S. C.:

It’s 3 or 4 months. There is this first meeting with 2 or 3 people, and then after they understand, they can interface with the others. Because it’s all about interfaces, you don’t call an elected representative directly and say that we have to see each other, it doesn’t work like that. In fact, you need the interfaces that advise people to say that they have to meet us, because there is an interesting project that we want to set up with them. You can see that’s how it works. Today we’re a little bit beyond that stage, because we’re accredited by Grand Lyon agglomerationi, which means that we have a recognition label that took 30 years to establish. The relevance of a project doesn’t simply depend on the fact that I come to play and then do one or two master classes, but it’s: what continuities, what processes are put in place so that people seize control on the project. The project at La Duchère is the most interesting example for us, you can see it by the way these young people take control of it and above all the space we leave for them. Because the biggest battle when you are on a site like that is to make those who work there and who are in regular positions understand that they have to leave space for the young people who come to do things there.

Jean-Charles F.:

Can you develop this idea of collective, democratic creation. How does it really happen? What are the procedures?

Giacomo S. C.:

It’s very simple: there are eight of us, sometimes ten, each with a very specific discipline, with a project. So, we have to work together to ensure that it’s not just a simple consumption, with each person doing his or her own thing in his or her own corner, we have to establish links between all the disciplines.

 

c. Instrument Building: The Spicaphone.

Giacomo S. C.:

When you arrive at the sites, you realize that buying an instrument is impossible. Many refuse to make music because they think they can’t do it for financial reasons. In my workshop, I can have a quarter of an hour with kids working with the instruments present: we are in a phase of awakening, of meeting people; we are not really in a music learning situation, it’s not about delivering music courses, it’s only the possibility to be with an instrument, with a microphone, with a looper, to insert a loop and with all that to do one’s own thing. I let them see what can be developed with several instruments I built myself. If I have five participants in front of me in a space-time, each one will be able to create something. I tell them: “This is the instrument I built like this, it works like this, it has this function, you can use it like this.” I make them play these instruments and from there we create something.

For example, I built a spicaphone, it’s a very simple single-stringed instrument. I love playing with this kind of thing, because I don’t consider myself a guitarist anyway. It’s a posture to be a guitarist, you are part of a family, and if you don’t jerk off at 150 000 km per hour on the neck, you’re not a guitarist. I don’t like the “hero” side of the guitar. So, I told myself that I was going to put only one string, so I wouldn’t be like the others and with a piece of wood even less. And this piece of wood, a polenta spoon, is even worse. People wonder what that thing is, I show them that in fact it works. And when they tell me that they can’t buy a guitar, I tell them no, you can take any piece of wood and make your own. I’m going back to Morocco to build a lot of this kind of instruments. I intend to build six-string orchestras, for example E, A, D, G, B, E, like the ones on the guitar, with six people, each playing a single string.

When you take a drum set, you take it apart and six people can play. This allows you to get back to more interesting things related to collective creation and ensemble playing. It’s mostly about thinking that if I put a kid with something like this in his hands, he’ll play right away. If I put a six-string guitar in his hands, he doesn’t play, I have to fiddle with it, I have to put it in his lap and he has to take sticks to hit it, because that’s the only way he feels comfortable, because otherwise there are too many strings. With the spicaphone there is only one string: “Look, you can do toum toum toum just that, or Tooum Tooum Tooum Tooum simply on the beats.” And that’s it, it starts. This instrument costs only seven euros. These types of instruments, we say among ourselves that they are “crap”, reversing the meaning of the word!

I play with this instrument by fiddling with a lot of tricks; for example, I play with a cello bow. I also let them see that with an instrument like this with one string, you can also create sound materials. You can go as far as creating things with electronic means that are different from sound synthesis. They are very attracted by that; they wonder where the sounds come from when they see me playing. That’s what they’re interested in because suddenly they think it’s possible to do it. And as soon as it’s possible, they adhere, and they come. It’s a pedagogy that doesn’t consist in doing your scales for hours before being able to conceive of an artistic project. It’s a different attitude: approaching music right away, without going through this absolute obligation to learn your scales. However, I don’t talk about scales but about finger dexterity: to be at ease, I make them work on the speed of execution, to feel the fingers on the notes. But I don’t talk to them about notes or scales or things like that. In fact, they are building themselves on their own from that situation. And afterwards, that doesn’t mean that there isn’t the presence of a very sharp theoretical ground, since they are brought up to the point of writing texts, because everybody writes, on very precise rhythmic frames, it’s ultimately rhythmic solfège. You lead them into that, but in order to do that you have to go through a lot of practice beforehand. That is to say, we come back to how we ourselves learned to make music: it was very punk, you would take an instrument that you couldn’t play, you would lock yourself in some stuff, you would play, and then, afterwards, you would go into theory. The opposite works less well for me.

Nicolas S.:

You’re not the only one who thinks that! [laughter]

Giacomo S. C.:

Yes, I take the example of what we lost. Academic pedagogy bothers me today, it’s even found in rock music. I’m more than disappointed to see all these young people we’ve graduated – young and old – doing exactly what they criticized for years, I find it absurd. I remember meeting the inspectors who had recently come to Cefedemi for a sort of audit to find out what popular music was doing in a place like that. And the first thing they told me was that they were touring around France a bit because they couldn’t stand to see popular music behaving like classical music with scores in rock bands. I found that quite interesting. However, I’m not against scores…

I built a spicaphone for a young Kosovar girl, Aïsha, who had never studied music before. I don’t know what happened over there, but at first she didn’t speak, she was there, she was barely speaking to us. I told her: “You can do toum toum toum toum toum toum toum toum toum toum toum toum [he sings a melody], you can do whatever you want, or you can do toum toum toum toum toum toum [regular and on one pitch] and stay on the beats.” I explained to her: “We’ll turn some sounds (in a loop) and then you’ll play, and then you’ll see. Very shyly, she asked me how to do it: I told her to take the instrument, tap a rhythm, try to place one or two notes and see how it could work. It worked right away, there was direct contact. She started to play this way, she fell in love with the instrument, she wanted me to build one for her, and now she’s playing with it. We put an amplification system at her disposal, and she said that it didn’t sound the same anymore. But she started playing with it, with the idea of varying the sound. And later on, all of a sudden, they came to tell me that she had started to sing as well, even though she didn’t know how to do it, and that up to that point she didn’t even speak. In four years, we’ve seen her evolve and now she’s a leader! We didn’t know where she was going to position herself. She assumed a position.

I have tried with other instruments and it doesn’t work as well. That’s why I’m not the kind of guy who builds maracas out of Coca-Cola cans by putting rice in them.

Jean-Charles F.:

What I find interesting is that the spicaphone is a real instrument.

Giacomo S. C.:

Yes, it’s a real instrument, it’s not just a phony one.

 

d. The Residencies

Nicolas S.:

Do the residencies take place during the school holidays?

Giacomo S. C.:

Practically all the time. For the moment we have not made a residency outside school holidays. The first day, when we arrive, it takes a while to settle in. As there is a dance person, Sabrina Boukhenous, she is taking the whole group, while we install everything, so as not to lose time. At the end of the first day, there is the presentation of part of the dance: the group comes to present what they have done, and we introduce ourselves.

Once we’re settled in, on the second day we’re going to start getting the groups together, we’re going to focus during the second day on the writing workshop, because if there are fifteen, twenty people, we can do a writing workshop with fifteen, twenty people and make subgroups inside. We can do five groups of four, with four different topics. Once we have something solid in the writing workshop, we put them on stage right away, so that something emerges: even if they have only written twenty sentences, they have to get them out. As soon as the writing workshop is over, we keep 20 to 30 minutes, so that they can come and present what they have done. Things evolve very quickly, from one day to the next you realize that something has happened.

And then, on the third day, the music workshops on the instruments begin. The number of people is divided by period of time and they are rotated through the workshops. We make them discover all the instruments. They go around all the different instruments so that they can immediately touch them and play them, so that it puts them in a perspective of making sounds, because otherwise if we start playing the aliens ourselves with our instruments, they won’t get hooked, it’s not going to work.

Then they go to see the trombonist, Joël Castaing, he makes them try his instrument straight out. Then they go to Selim, the cellist, the same thing happens, they play and create something. In electro, we’re going to do the same thing using a computer to produce sounds. On drum set, she’s going to make them play, most of the time she makes them play freely at first, and then she tells them: “Well, you can also do that, you can add that, your bass drum can be there, and you can play together.” And then all of a sudden, as we have this single-stringed instrument, the spicaphone, with a bass sound, then we can make a link between the bass (the spicaphone) and the drums. There is also a vocal techniques workshop, with Thècle, a lyric singer, beat-boxer, who also does electro. Finally, Sébastien Leborgne (better known as Lucien 16S) takes them in a writing workshop. For a week, they get to see a little bit of everything that is possible to do. That’s how it goes. That’s the way it works when we work with them for the first time.

All the workshops meet together at the end of the period, we try each time to have between 3/4 of an hour and 1 hour on the final moment, at least, let’s say, over a week, at the end of the third day. We get them up on stage, in small groups, and we say, “Well, there you go! Play!” We let them play. At the beginning it’s pretty messy, but the mess is important, because all of a sudden it gets structured. Then, we tell them: “If, for example, we talk about a 4-beat, 5-beat, 7-beat meter; there are seven of you, we’re doing seven beats; you take one beat each.” They each have an instrument, it’s very simple, it creates a structure and then two people add texts, and that’s how it starts. Everything falls into place, and then suddenly they are told, “Paf! Improvisation moment!” They improvise freely and then we define a framework for their improvisation. That’s what I’ve been doing for years, very simple things. But these very simple things are the means of structuring the group; all of a sudden they play and find an interest in it. Every day we make them play and at the end of the week there is a concert. They play with a full house, at the Duchère, without pretension. For example, I remember there was a full house with the Préfecture’s delegate and other kids from very troubled neighborhoods. What we do with the Orchestre National Urbaini is not always easy for them, I thought they were going to burn us! Well, no, that went very well. The kids who get to perform, we don’t fill their heads with a bunch of rubbish, telling them “That’s it, you’re stars”, that’s absolutely not the case. Instead, we explain to them that it’s a job. We talk a lot with them, we accompany them, we get them into situations, we involve them, and that’s why we see them again afterwards. And so, at La Duchère, this is the fourth year that we have seen them. All this is done with very little material that we leave them to use between our interventions. We also make sure that the people in charge of the Youth Cultural Center (MJC)i manage to have equipment for the kids, so that all year long they can have a room and come to work there. And there are activity leaders who are starting to help them. So, it’s good that they help them, as long as they don’t help them too much and don’t divert them from their personal development. That’s why the activity leaders who ask for it can come here, to learn, or rather to dis-learn, so that they don’t format as usual kids who have things to say and who are the music of tomorrow.

 

e. The Writing Workshops

Jean-Charles F.:

And there are text-writing workshops. Can you talk about their importance in the set-up?

Giacomo S. C.:

Well, the importance is on many levels. First, it just means “writing”. In the many writing workshops that we organize, we realize more and more that people haven’t mastered the simple act of writing. The kids even less so. The texts don’t necessarily have to have rhythm, they do what they want. If they want to read aloud their text, they can. I’m not talking about rap, or slam, but of “spoken words” [in English in the text], period. Then, if it becomes rhythmic, it’s up to them. But for those who wish, we also teach them how to loop a text: if, for example, someone says: “My sentences I wish they sound like this”, then we determine the number of space-time, and if it is four (or five or other numbers) beats, how to work on four beats (or other basic numbers). The function of writing, for me, goes further than that. These are collective writing workshops, so there is a common thinking process through discussions on a topic chosen by the participants. And there are bound to be people who don’t necessarily agree among themselves, and that’s what’s interesting. It’s through discussion that the workshop begins: you start talking about something, you try to determine what the reasons might be for talking about it, it can get out of hand, then it calms down, there is an exchange of ideas, and then all of a sudden there is a common thinking process. But we don’t do anything in there. In other words that the thinking process must be carried out between them. We are simply there to be the time keepers: after enough debate, at some point they have to get down to writing. We provide them with writing techniques, we see how it goes in terms of syntax and the vocabulary search. It is clear that writing allows the person to develop a social structuring. We feel this especially in this type of writing, because we are not in a situation where writing is detached from social realities. For me, the beneficial effect of this activity is at 100%. And then there is the problem of how to deliver the text on stage – I’m more likely to call it sound poetry with text declamation. What do they do with it? Rhythm or no rhythm, it doesn’t matter. They simply need to be able to engage in a project, in a space-time. They are told: “There, you are now presenting something to us”. And it’s up to them to make their own montage, the relationship between what the text is saying, the content of the reflection, the choice of music and so on.

 

f. The Organization of the First Residency

Nicolas S.:

Could you describe the first moment of the first workshop? It seems to me that there are almost three profiles of intervening people from outside, with the eight workshops. So, what is the possible path for one of these people? What makes him or her enter the place at a certain moment and what does s/he do when s/he arrives? And then there would be the same description for the move of one of your eight members of the Orchestre National Urbaini: what do you do before, during and after? Are the eight workshops at the same time or not? And then afterwards, could you describe what a person working in the host structure does, but who is not one of your eight, or what the audience who comes to participate does?

Giacomo S. C.:

Do you remember what you just said to me there?

Nicolas S.:

Yeah. [laughs] So, maybe the easiest thing: are all eight workshops taking place at the same time, for example? How does it work at the beginning? You’re there all eight of you, all the time?

Giacomo S. C.:

One must always adapt to the context, i.e. one can never predict that, from this time to this time, everyone will intervene at the same time. We are always there as a group. We only take the children for two hours a day, but then we work full-time from 9 a.m. to 6 p.m. Within that time, we dedicate two full hours for the children, and then it’s up to their families. Because we have to take into account the fact that they may have another activity: if they have a soccer activity in the afternoon, we take them in the morning, or the other way around – I say soccer or something else. Everybody is there all the time, because what is important is that the trombonist is not just centered on his instrument and then he can’ t understand what is going on. There’s a constant relationship between the members of the staff, that means that everyone is rotating all the time. But there is a time when you have to fix things too. The kids have to really pass through all the situations, even if they’re not attracted to a particular one. You make them understand how important this particular instrument can be, for example, in a group like the Orchestre National Urbain and what role it plays. Whether you like it or not, you have to go through it. It’s for example the children who come and say: “But I only want to be behind a computer to make instrusi”. We say, “OK, but you have to understand how a text is set up, so you can compose music for people who make texts”, and all of a sudden it works. I have a recent example, at La Duchère, of a young boy who had difficulty performing his text on stage: we talked a lot, we made him feel confident, the second time it was already better. But then he found himself behind the machines on a pad sending sound, and there he was super comfortable; when he came back to the text, it completely freed him. They all have that polyvalence there. That is, we want them to rotate. Because in the relationship between the text and the other sounds, we talk about interaction, we never talk about accompaniment. Because we don’t accompany the text, we interact with it, it’s improvisation. So, with the one who is performing the text, there are four or five who interact. After letting one or two texts go by, he or she finds himself or herself doing the music. One is at the service of the other all the time, and I think that’s very important, not to start saying that we have separately a group of singers or of a group of musicians. No, all of them have to have a fairly strong polyvalence.

We will say that most of the time, they’re willing to go for it. Rarely have we had kids who didn’t want to do something. But there are also those who don’t know at the beginning what they want to do. For example, Aïcha, who I already mentioned, who didn’t talk at all at the beginning. And then some of them only want to do one thing and others on the contrary want to do everything.

Nicolas S.:

During the workshops, do you work in different rooms, or are you always in the same place where the sound mixes? When working on electronics, and you with the spicaphone, are you in different rooms?

Giacomo S. C.:

Yes, or when it’s not too loud, it’s possible to work in the same space. There are also workshops that can be joined together. For example, in the dance workshop it can be interesting to have the presence of the musicians participating in the rhythm workshop, there can be this relationship. It all depends on the space, because if you go to a place where you have enough space, you’re going to be able to organize things as you wish, and if you only have two rooms, you’re going to have to deal with that. That means that the workshops are set up according to the available space. Depending on the location, it is not always possible to have all eight instructors working at the same time.

Nicolas S.:

And all of you, you are on stage with them to perform with them?

Giacomo S. C.:

No, no, we don’t play, we don’t accompany them, that’s not the point, they are the ones who perform. Many people always say to me, “Ah, but it would be nice if you played with them.” I answer, “No, they’re the ones playing.” That’s the most important thing for them. It’s up to them to take the initiative. That’s it, we know how to do it, but it’s up to them to do it, it’s not up to us. I really care, and I always tell everyone, “You don’t perform for them, you leave it to them, the ball is in their court.” Then there is also a negotiation with the people I recruit in the Orchestre National Urbain it is to know if they are prepared to share their instrument But that’s another story.

Nicolas S.:

Do you consider that out of the two hours in a day, there is one hour of workshop and one hour of work with the large group?

Giacomo S. C.:

Yes, they are mainly prepared to perform. For me, I break it up: the first day, after the dance workshop, it’s a big group meeting, we let them see who we are and what we do; the second day they start to present us something from the writing workshop and the third day, well, they start to really play, that is, they’re all really in a real situation. From then on, when we have a lot of them, we’re not going to have an 8-10 band on stage, it’s useless at first, but we’re going to form groups, trios, quartets, and then mix them up. On Friday, we really prepare them to present something on stage, we talk to them about a sound check as well. It’s not just about playing, it’s not just about creating a piece, it’s also about how to do a sound check, how to work with a person who’s on sound amplification, how to work with a person who’s on lights. We don’t mean a stage coach like, “I’m going to go like this”. We are absolutely against that idea. They are very free in their postures. And it’s the same for dance: we don’t make them dance so that they dance, but so that they become aware of the reality of their bodies, because we make them understand that it’s the body that produces music, that when they play, you have to be aware of the body. But it’s not to make them into dancers, absolutely not. It’s not that. I mean, especially the body at that age, what do you do with it? To really release a lot of stress. And then it’s also about awareness of rhythm, because we’re on very rhythmic music.

Nicolas S.:

So, you were describing two hours and all that, but I guess on Friday they’re not just there for two hours?

Giacomo S. C.:

No, they come earlier. But they are always there, right! When we’re here, they’re in other rooms, they work everywhere. At La Duchère for example, they spend as much time in other rooms where they work. Because now the thing is on its way, and us, we only take them for two hours.

Nicolas S.:

During residency, what did the kids do when they weren’t with you for two hours?

Giacomo S. C.:

They were working in a lot of other rooms; they were rehearsing what they had started working with us. They’re not all there from 9:00 to 6:00, because you’ve got some who were doing sports or other things. But there was still a small core that was there all the time without any other commitments. They were free. For that, you have to come across directors of facilities who are open-minded, and to say that we are not going to compartmentalize our cultural activities by telling young people to come only from such and such an hour. The stays open and then if the rooms are not occupied – anyway there are such large spaces at La Duchère – they can work undisturbed. And then, in the end, there are not so many activities during the day. Because you have a theater space and things like that, where it’s for adults who only come in the evening.

Nicolas S.:

And you were talking about the times when you chat a lot with them. How do these conversations disorganize and organize themselves?

Giacomo S. C.:

We will sit with them. I remember a young boy who arrived who had a very virulent text that was not actually from him. He had a vision of what he wanted to do. A bit hardcore, but hardcore rap, but in everything he said, you could feel it wasn’t coming from him. So, I crashed into him. It was a pretty hard clash. The next day he came over and he thanked me, because he said, “Yeah, I finally understood…” Because I had said to him: “There you are not being yourself, you have to write down what you are yourself; there you are hiding behind a person, so we will never see you as who you are; if you want to be yourself, you have to be yourself.” That’s an interesting discussion, because when you arrive and they’re full of illusions about “what music is, what music mean…” There is the misconception that success is mandatory. This is not true. Once again we are faced with a gap between the realities of the professional world and the idea they have of the star system, the Star académie[4] and so on, all that crap that does not do us any good. When we arrive, we tell them: “Well, no, it doesn’t work like that.” When I arrive with a piece of wood to play with, well, they burst out laughing, or tin cans, they’re laughing hard. Then, when I start to play, they laugh less. These discussions are there to give meaning to actions. And if the whole team is there, it’s to help them and to raise them into something a little more interesting than what the media make them believe. I mean, especially the ones they watch and listen to. Luckily, not all media are like that. These are discussions that are long and interesting, and it’s completely thought-provoking, without resorting to some kind of guru diktat and saying that things have to be absolutely like this or that. It’s more like saying, “If you want to be yourself, this is not the way things happen.” That’s part of the discussion. And also, there are discussions about attitudes, such as the relationship between boys and girls. There’s even talk about homosexuality. When we say that we don’t talk about sex, we can still say that homosexuality exists and that it is not a crime. There are little things like that that we need to talk about. We also talk about drugs. That means that we’re in a landscape where everywhere there are drugs and it’s not good drugs, it’s shit! Because now there’s starting to be crack in every street corner. And then, worse than that, there’s another crack shit coming and they’re the ones who are going to be the victims. So, we also do prevention. I’m working a lot on that. And these are discussions that seem to me as important as making music. And that’s the role we take on. But if you don’t take on that role, what are you going to get? We’re not going to make them into animals making music, and then you take away the score, and it’s: nothing works anymore. You have to go further. I don’t have a score, I don’t have it, there’s no score [laughter]. The discussion is not prepared, it is done as needed, like when, all of a sudden, you have a child who is going to arrive disturbed for X reasons. Or on the contrary, because they are not only disturbed, you have a kid who can arrive in a fantastic top form, he has achieved something, well we are going to discuss it, we are going to share it with everyone. And then you have one or the other who has a big problem, a big worry, so we are going to talk about it. In any case, we don’t say: “No, no, wait, we’re not social workers.” I don’t know what that means. So, you have to be a little bit ready to listen and to serve the people in front of you. I don’t think we’re in a situation where we’re giving a course. We’re not going to give a half-hour class and then go home, that’s not how we see things.

Nicolas S.:

Let’s go back over the whole story. So, the round of loopers, the workshops on Tuesday afternoon with Lucas, the external musician paid by the Lyon Conservatory. Lucas, who is not part of the Orchestre National Urbain, what is his role?

Giacomo S. C.:

He’s there during the residency because he’s looking after all these children. He acts as an intermediary and he ensures continuity – because if you have them once a year in a residency you won’t see them all the time – by developing things with them. Between the first and second residency, a one-year time span, they evolve, they continue. That is to say that we invited the children to come here, it was Lucas who brought them, to work with other groups of their age here, to program them in the Crapul festival at the Kraspek [a concert place in Lyon; Crapul for Carrefour des Rencontres Artistiques Pluriculturelles Urbaines de Lyon], it was the first time they were going to perform, they were coming down from La Duchère. So, what was fabulous was – I would have liked to have had all the politicians present – to have had veiled women, their parents who came to Kraspek, it’s not bad at all. And then they played. But they played a real project, it wasn’t: “Ah! Between the little Arabs of our neighborhood and then the violets, oranges, of people of all colors, we did something.” No, that’s not it. It’s: they worked their brains out to make a creation together, right, and then they found themselves on stage freaking out and saying: “Well, we’re in a place, we don’t really understand this sardine tin, what it is…” It was crowded up front, and all of a sudden, they played. And then it was frrrrt, the trick… And Lucas’s role was to think about how the interaction with the young people from here and his own is going, how we, on our side, make our people work, and how he, on his side, makes his own work so that it comes together. And so that’s how this research is conducted. For me, it was completely successful. And this year, during the Crapul festival at the Kraspek this week, those we worked with from La Duchère will perform on the last day. They’re going to play with headliners of former students, for example Balir, who is thirty-seven or thirty-eight years old, who came to Cra.p, when he was fifteen, and who has a career now, so I called him and he agreed to perform. The idea of bringing in a guy like that, who is known in this milieu at the youth level, is also not to give them illusions, but to show that in fact it is possible to do it. This link seems important to me, so that over time, it won’t be worn out. What interests me is to have Aïcha and all these young girls who have grown up come here next year, for example, so that we can offer them training (they don’t have the means to pay for it): 1st, 2nd, 3rd cycles, as we do with everyone, after getting them into the DEMi – if there is no more DEM, all the better, because that’s starting to tire me out – to see at what level they will arrive with a real group in which they will play and why not enter higher education program, present themselves for a diploma course and leave with a degree. This so that they, in turn, in their neighborhood, can redevelop things in connection with the conservatory. Thus, finally, we will be able to offer young people from a deprived community some work. In a neighborhood like La Duchère today – I remind you and you can keep the recording and say it very loudly – the amplified popular music [Musiques actuelles amplifiées] is a disaster area, because some people have put a monopoly on a certain place, and no one goes there and certainly no citizen of La Duchère. That’s the kind of struggle I’m waging… if I manage to do it before I get killed….

 

III. Cra.p, An Art Center

Giacomo S. C.:

The Cra.p has now become an art center because the way of working there is completely different from what we used to do before. It’s no longer just a training center. There are workshops in which students, people and groups have a lot of autonomy. And then we signed agreements with the diffusion partners. So, everyone performs a lot, because that’s what I missed the most until now.

Jean-Charles F.:

For you, getting people to perform is not part of their training program?

Giacomo S. C.:

Maybe it’s information, or disinformation, I don’t know, but it’s not just about workshops anymore, even if they continue to be very powerful moments over one or two days. Then we provide spaces where everyone should be able to work independently. After three months, we can already feel a considerable change in commitment. It’s really better, and it also allows us to take on more people.

Jean-Charles F.:

I think that all teaching ought to increasingly take this form.

Giacomo S. C.:

I think it’s obvious now, we can see that the rest is not working well. Well, it works for a while, until a certain age, we’ll say, children until a certain age, and after that, it doesn’t work anymore, so people leave and disappear.

Nicolas S.:

You say that the Cra.p is no longer a training center but an art center. So pedagogy, training, what is it for you?

Giacomo S. C.:

In fact, for me there are two things:

  1. In the first place, if we put things back in perspective, I am not a teacher, I don’t have any teacher status, I haven’t had teacher training, education training or anything like that. Rather, there’s a recognition of the work of sharing that I’ve done. Pedagogy I don’t know if that’s what I do. I was told that I’ m doing pedagogy but I didn’t even know that. It’s more about making music, doing things and sharing them. In fact, I lost that a little bit for a few years, hiding behind some kind of label, it wasn’t even me who found it. But I was told I was a pedagogue dude and all that, and it was becoming a little too institutional and too formal for me. I think that for me and the team I work with, it lost meaning in the actions we were able to carry out.
  2. All of a sudden, I consider myself more like an artist-musician, but without pretension. This means that it’s my job to share things, a passion and a job I do rather than to conduct a certified academic pedagogy. There is no certificate of what one does, and that’s what interests me, because certification makes me more and more afraid when I see what is going on in my pedagogical environment. Because, for years I was one of the people who worked in the excitement at the birth of amplified popular music until the opening of the diploma course and I saw shifts that worry me much more today than they reassure me. That’s why I don’t want to continue with this kind of reflection or this kind of work. And there, every time I go somewhere (I come back from Morocco for example) and I meet people, I play too, so I make people see something of what I do, and I get them to play a lot. The idea, in fact, is to bring them right away into an artistic project rather than a project where pedagogy is more important than art. The idea is to put people in situations even if they are not artists, so it changes the approach we have with people, we perceive them in a different way.

Two weeks ago, I experienced some pretty amazing things, I still put all the people I was working with on stage, some unexpected things happened, for me, but then even more for them. There were people with psychological problems who were unable to speak and putting them into an artistic project process unlocked a lot of things. I think it’s more interesting to do it that way. If I had talked to them about pedagogy, I would have locked them even more into their problem. Here’s the philosophical thinking, it tends to go more in that direction, it’s to say that it’s not a mutation, but a return to when I was much younger than that: we were more, as a group, sharing things, rather than as pseudo-teachers who tell people how to do things. Coming back to those sources, that’s something completely fascinating for me. This is why I say today that Cra.p is not an educational center – moreover this has never been the case, these are only headings that imposed themselves at a certain moment, but in fact this is not true, it was not the right thing to say – but it is an art center, a meeting place for multicultural artistic crossbreeding. It is a place open to many things that does not lock itself into a single specialization. I remember when, Jean-Charles, you said that Giacomo is a guy who makes people work in rap but who doesn’t do rap himself, and that’s a little bit like that, going back to the idea that we’re not in an absolute specialization of pedagogy, it’s open to a lot of things. In any case, we can see that there is a permanent recycling of the art, and so we must avoid closing ourselves up.

Jean-Charles F.:

Just one point, in an ironic way…

Giacomo S. C.:

Yes please.

Jean-Charles F.:

Doesn’t everything you say have to do with pedagogy?

Giacomo S. C.:

Maybe, yes, maybe that’s the word.

Jean-Charles F.:

What you say is based on a long experience that has been passionately devoted to pedagogy to a very large extent. Moreover, I agree 100% with what you say.

Nicolas S.:

We agree!

Giacomo S. C.:

Yes, but then maybe it’s the deviation of the jargon.

Jean-Charles F.:

Well, the jargon, everyone has some! But it may also be a question of institutionalization, of the influence of those who control the institutions.

Giacomo S. C.:

But right now, where are the obstacles? What is the attitude of the people you face when you tell them that we’re going to make them work on an educational project? And how are they going to react when you tell them on the contrary that we’re going to put them in a situation where they’re going to embark on an artistic project? How will they feel? You, you have a rather powerful experience in this, so you have the rhetoric and the quick understanding of the reactivity, I’m not sure that ordinary people, younger, who have less experience, and who are not completely in the field, have the same reaction, it’ s more those that I deal with.

Jean-Charles F.:

It’s obvious. You’re not going to start by meeting people and telling them that we’re going to piss them off for six months with workshops.

Giacomo S. C.:

Yes, but you can piss them off and tell them right away that they’re going to learn things first and only then will they be able to fulfill their artistic dreams.

Jean-Charles F.:

Yes, absolutely.

Giacomo S. C.:

Yes, there is some pedagogy. But I never said that I was a pedagogue, it was the others who said it for me. In the beginning I didn’t even know what it meant, to tell you that I was quite ignorant. The trick is to share things, but as I experienced it when I was a blue-collar worker: there were old people who taught me the trade, I was an apprentice; well, I didn’t have a book and they told me, “Here, we’re going to make this thing, we’ll show you and you’re going to put your hands in it.” It was very manual, and I understood a lot of things thanks to the old people because otherwise I wouldn’t have been able to make it my trade.

Jean-Charles F.:

In conservatories we find the case of people who are suspicious of pedagogy and who put the emphasis on the long-term artistic project, but who tell their students that in the meantime they must practice scales. It is not enough to say that one is going to make an artistic project from the outset without there being mechanisms to achieve it.

Giacomo S. C.:

I would rather say that we are here to help with the experience we have, because the idea of “training” also bothers me a lot. You have to help give birth to an artistic project to a person, and to what he or she is himself or herself. I don’t know how to do scales, because I haven’t learned to do that. I know there are people who do it very well, but we’ll never do it. We don’t do repeats, we don’t learn music by retaking over a piece, I don’t believe in it at all.

Jean-Charles F.:

I didn’t say all this to imply that this is what you are doing, but to try to further reflect on what you are telling us and start a debate with you.

Giacomo S. C.:

My approach is mainly based on the mirror of what people send back to me and what they ask me, and from there to take into consideration where they are at. This means that it is impossible to build oneself alone, I don’t believe in it at all, it doesn’t exist anyway. And if today I have tools, and I have a lot of work to do in this field, and I’m quite happy about it, satisfied with what’s happening – I can never be satisfied enough – it’s thanks to all the people I’ve met over the last 30 years, they’re the ones who influenced me, it’s not me who influenced them, that’s obvious. In fact, when you want to try to keep that, it’s less comfortable, because all of a sudden, when you make that choice, you get away from a lot of things: for example, you quit teaching at a national music school because you don’t agree with the current pedagogical behavior, you don’t work with just anyone, you get completely marginalized, you become an electron completely outside the cultural world. It can go a long way; it can even go as far as not being programmed in certain places because we are against it. That’s one way of looking at it. But where I’m quite satisfied, well, quite happy today, is that I see that in fact there is a much younger population that thinks more and more in this way, and that everything else is becoming quite “has been.” It’s a bit my way of thinking from the beginning that is being questioned: I got caught in the mousetrap, now I have to get out of it [laughter].

Jean-Charles F.:

This is my fault.

Giacomo S. C.:

No, it’s not the case. But you were not alone, I will provide some names: Gérard Authelain and Camille Roy.

Nicolas S.:

You were a whole gang. What’s interesting, if I pick up on what you’re saying, is that you have a way of naming things that is hyper situated in the place and time you are, this in interaction with the people you’re talking to. And it’s precisely because you manage to have fairly precise descriptions of ways of organizing things, as you’ve just done at La Duchère, that you can develop a discourse in relation to acts. I would say that what you are doing is research, in relation to what I am working on. Then the people from teacher’s training centers will be able to say that it’s pedagogy because that’s their word, and others will say that it’s an artistic practice, each group of people can use their own key words.

Giacomo S. C.:

Of course. I leave it up to the people to give the label. When Eddy Schepens tells me that I am not an artist, but a craftsman, I answer him: “If you want.” I don’t question his own way of looking at things.

Nicolas S.:

And then do you take the proposals into account and try to see what it allows you to say and do?

Giacomo S. C.:

Yes of course. I think that if I can reflect today, and see things from different aspects, it’s because I have experienced all these things through actions. Otherwise I would not be as comfortable – and I am not quite there yet – I can see that there is a transformation to be accomplished, one cannot separate oneself from the movement of the population, from what it is experiencing politically, from what it is experiencing socially. I don’t think you can separate culture from that, so it’s necessary to constantly renew thinking in connection with what’s going on. What bothers me about the pedagogical side of the word “pedagogical”, where it has its weight, is that it’s a method: there are some who adopt methods that are 150 years old, that’s fine, but 150 years ago we didn’t live as we do today. All these backward-looking people bore me deeply because that’s why it doesn’t work, and that’s why this word pedagogy has unfortunately changed a bit. The word pedagogy bothers me a lot today, and that’s why I’ve completely discarded it. It’s a rather easy solution to pretend to do pedagogy, in order to put oneself on a pedestal. Being a pedagogue should mean that it means managing others, and that’s not insignificant. It gives power over others, and that’s what worries me a bit about the use of this word today.

I have a passion for many things, whether it is music, painting or any other art. But it’s above all when it comes to the meeting of the arts that I see things that completely annoy me. I tell myself that we are going to hit a wall: there is nothing, or very few interesting things coming out. We can see that it is a recuperation by the artist’s vision full of glitter and flicker bling-bling. It’s too black and white for me all this, and then there’s nothing else around, it doesn’t relate to reality. If we take music as a case in point, it’s really a catastrophe today, so what should we do next? Recently, I was in Morocco and I filmed a band playing on the Medina square in Meknes, with rotten equipment. They were surrounded by people, it was full to bursting point, with veiled women, everyone was dancing, it was good playing, it was very roots [in English in the text]. So, I said to myself, this is the truth of artistic communication. It was of Islamophobia day, so I filmed it and I sent it to the whole world, to France from everywhere, and everyone responded that it was great. I thought, yes, it was great, except that when you see someone in a veil it pisses you off too. You just have to remember that we’re actually experiencing cultural shifts that are quite interesting. Today, I’m paying attention to labels that can lock us into a caste. When I am told “You are a teacher”, I answer “No”, I am not a teacher, because I don’t have the status of a teacher. The headings, the titles, the labels, that’s what hides the whole problem a little bit. It’s too easy to manipulate. The titles we give people, that worries me a lot.

 

IV. Political Politics and Citizen Politics

Jean-Charles F.:

How do you see the context of Cra.p, today, in relation to the political context in general?

Giacomo S. C.:

I could say that right now I have one position, and on Sunday I might have another [the Sunday in question was the day of the European elections] [laughter]. I’m doubly annoyed, because I could have escaped to Italy, but it’s worse there. So, I’m caught in a stranglehold.

If I look back over the past thirty years, well, there have been some very chaotic moments politically, because what’s quite interesting sociologically on that period is that we’ve actually had a lot of changes: we’ve had several governments, several attitudes, people running local communities providing grants who have changed, it’s been a bit of a roller coaster ride, and now it’s starting to stabilize. But it’s stabilizing because, since I made the proposal with the Orchestre National Urbaini for undertaking such work, all of a sudden, things are really opening up, and I find that politicians are taking a serious look at the problems. But it is linked to a context, for me, much more worrying, in other words that there is a form of global radicalization of thought, and not just of religious thought. I’m talking about global thoughts, I’m not just talking about Islam or anything, or even Christians or Jews. I’m not talking about religion, I’m talking about a context of mindsets that are changing. In fact, it’s a mess all the same: the proposal I made with the Orchestre National Urbain called into question the ways of doing things, especially ours, in relation to the people we reach – people who very often have no access to anything. But all of a sudden, politicians take hold of this kind of proposal, even today, they are very fond of it. So, in what I call political politics, an exchange is happening, leaders are finally starting to think and understand things. Because during the thirty years we fought, they didn’t understand all the time. They are beginning to understand, but not all of them. I think it’s an interesting development, but it’s also because we have a lot of arguments to present today. It means that we started from a situation where we had nothing. The State authorities [the DRACi] didn’t know where to put us, so we had to create a new box which consists of saying that the aesthetics linked to urban music are of vital importance, and this box has finally been taken into account by politicians. But it has taken more than twenty-five years of struggle so that today – we’ll say since about five or six years ago – we are more peaceful and serene at work. For me, there is political politics, that is to say, politicians, and then there is what I am going to call citizen politics: it is this one that interests me, because it is those who are on the street who are doing politics, not those who say, “That’s the way to do it,” in any case, they don’t do anything. And there, I have a lot of doubts about citizen politics at the moment. I have a lot of doubts, because I have the good fortune to work with both people from higher education and people from the lower regression. When you go to a neighborhood where there’s nothing left, it’s a no-man’s land, there are only lawless zones, even the cops don’t go there. You’re going to try to install things culturally, but there’s a gap that has grown so wide, such a big divide, that makes some people wonder why we come, they don’t see the point, and that’s what worries me the most. In fact, they no longer understand the cultural interest that we bring to them and what kind of socialization development this will produce. But those who don’t understand are not the people in the neighborhood but those who are in charge around it. For example, some leaders among social workers have created a real divide. And then there’s another gap that worries me more and more: in fact, I try to do regular work with people from higher education, who are in the educational training centers, but there’s no way to make connections. In other words, we try to put things in place in connection with these neighborhood populations, but people don’t feel like it, they don’t want to do it. These are the aspects of citizen politics that worry me a lot, in fact, we’re going right into the wall. I’m afraid that in a short period of time it’s going to produce uninteresting results, because there’s such a strong split. In the teacher training centers, there is a lack of reflection around questions concerning cultural practices in the deprived neighborhoods, the links that we are trying to develop between the Cra.p and these institutions are not working well. There are forms of refusal that are expressed, where all of a sudden you feel that one is singling out a public by saying “Well, that’s good, but that’s not a culture I’m interested in,” and that’s felt physically.

And I think we had a hump in the 1990s: in 1989 exactly, when the Cra.p association was born, there was such a big gap between aesthetics! In 1992 or 1993, things were happening, and we were heading towards a rather interesting ground. For example, there was that famous meeting in 1998 between rappers and classical musicians from Cefedemi, we really had gone up a step. For me, now, we’re going in the other direction, it’s completely fallen off. Gangrene has already taken its place. It will take a long time to get out of this hole. And I think that if we don’t gather more forces to reflect on this, we are heading for difficult times; but I’ve been talking about this problem for thirty years. So, from the point of view of politics, all of a sudden, politicians are very fond of any proposal along these lines: we now have a lot of support for the project of the National Urban Orchestra. We even signed an agreement with Grand Lyon Agglomeration, a kind of labeling. The Prefecture is very supportive, as is the city of Lyoni.

If we consider Cra.p’s cultural policy from the beginning, it was to say: “We’re going to open our doors to people who are nowhere, and see how we can bring them through diverse and varied encounters to enter higher education.” At one point, we thought about how these kids, one day, could go to higher education institutions. I’m still fighting on this, but for me, it’s not yet won. With the Orchestre National Urbain, we have put it back on track, again we’ve created trouble, which has consisted of saying: “What do we do, do we go or don’t we go?” We’re starting to get interesting results, because the fact that we’re working in many neighborhoods and districts of the region and throughout the whole Agglomeration, has allowed us to invite young people who make music and animation to enter into training here at the Cra.p. Thus, several of them came to work with us this year in order to bring them to the State Diplomai, the famous diploma that would allow them to work and be considered on an equal footing with the others. It’s working well. But it goes further than that: it is also how these people meet each other. I’ll take an example of a young person we spotted a little over a year ago during a master class in the Lyon 8th arrondissement. As we were talking, we felt that he had things to say and that he was already experimenting things on his own. He told us: “How do you deal with all these people who have jobs in activity leadership with a minimum of qualifications, because, as they don’t make some sacred music, as their practice is considered as underclass music, you can’t give them a diploma.” It is this kind of state of affairs that revolts me. I told him to come and work with us, he’s been with us for a year now and it’s going really well. We’re going to take him to a diploma program, in the hope that he’ll get a diploma through a training program in relation to the work he does on Wednesdays with the kids from the 8th arrondissement neighborhood in Lyon. When I say that it goes further than that, I mean that he himself meets a lot of other people here, and not only those who are part of the culture he practices. What interests me is to see how he can work with people who come from classical music, contemporary music, jazz, etc. When I report this on the outcome indicators, it can only be beneficial at the moment vis-à-vis the political decision-makers who help us.

Coming back to the question of the history of current politics – citizen politics and political politics – what has reversed now is less concern about the decision-makers, because they have understood, but more concern about the public itself. Since we are in direct contact with the Prefecture, we are happy to be able to meet its delegate. So all of a sudden they are interested: there is a result.

It’s not that there is no expression from those who live in the deprived neighborhoods, it’s that there is nothing. If they do it they do it in their corner. We just did a week’s residency at the MJC [Youth Cultural Center] of Rilleux-la-Pape. Oddly enough, we didn’t have many children, and all those we tried to hook up, to come and rehearse what they wanted to do on their own, stayed outside the MJC, but didn’t want to go inside. But this was not because of our presence, it was something that already existed before. There is a gap between all the cultural places in the neighborhoods and the people who live there. And since when has this gap existed? Since the birth of SMACi – and I don’t spit on the birth of SMAC. I myself knew what there was before the SMACs, I was one of the people who did a lot of work in all the MCJsi in the region: I used to leave with a flyer, with a sampler, with a drum machine, etc., and with a colleague, we used to do workshops in all the MCJs, we had a fairly large network. In those days, kids would gladly come and take part. When all of a sudden, the labeling of the Scènes des Musiques Actuelles Amplifiées, the famous SMAC, was launched, there was a kind of call for air for a public coming from outside the neighborhood. Obviously, it’s much more interesting to go to a SMAC now, because when you’re doing rock or any kind of music, you’d better go there. Before this public didn’t go there, because it was the MJCs. There was then a much more popular aspect of culture in the MCJs and all of a sudden there was a kind of elitism, even in rock, which worries me a lot, and it pushes all the minorities aside. So, let’s take some very simple examples: there are a lot of guys who were doing hip hop dance workshops in the MCJs and got fired. That means that when you fire one person, the whole population goes with who gets fired. It’s a phenomenon that goes back to the 1960s and 1970s, when they put all the minorities back in their place, because they provided chicken coops for them, they put them back in, they get them stuck in there, they build great facilities in the community where they live and they don’t have access to them. It is a whole other population that comes from outside that uses the place. That’s where the gap is. That’s an empirical observation. It’s more than shameful when I see that! That’s why, when I come with the Orchestre National Urbain, I’m not always welcome! It’s war! When I arrive I say: “These kids, we have to take them, we have to bring them back, and then they have to have a job; because they are from there (it’s not only because they are from there), they have the right like the others, they are taxpayers.” And there, to make people understand that, well, it’s a crazy job! It’s a crazy job! And when I talk about this gap to young people who don’t have financial problems, who live normally and more comfortably for some, and when they are asked to make an effort to make things change, very few come forward. So that’s why I say we’re in a regression. Finally, it’s a loop, we have a real obsessive-compulsive disorder. I feel like I’m fourteen again when, in the Salle des Rancy MJC, I was told at the time: “Come and help us sand canoes and kayaks”. With all the friends, the local losers, we sanded canoes and kayaks. And when we had to leave in June for the Ardèche, all the little bourgeois of the area left and we stayed here. That’s the canoe-kayak effect. And so we are in the process of returning to this situation. That’s what worries me today. That’s why it’s malfunctioning all over the place. In fact it’s very simple, it’s not new, that’s why there are kids who fall under the grip of the fundamentalists of any religious or political community, or with drugs and extremes, leading them to say: “Well, here I have a task; over there I don’t have a task. There I don’t have a job.” Because there is no job either. Myself, I’m not far from quitting, I’ve been doing this for more than thirty years. It’s not that I want to do anything else, but when I retire what am I going to do? Am I going to drop everything? Am I going to run away? No. I want to do more things, but I also want more people to worry a little bit. There’s still a fracture, whether we like it or not. And that’s why everyone up there says, “But no, the kids from the neighborhoods have to go to higher education.” That’s the fashion these days. But it’s not just a fad, you have to think more about that.

Jean-Charles F.:

Yes, because on the government side about higher education and the Grandes Ecoles we hear the opposite narrative: meritocracy must take precedence over this aspect you describe.

Nicolas S.:

In what you have developed, there is the idea of a ditch, a gap. The pretext for our meeting was the idea of “Breaking down the walls.” In the ditch, there is a kind of depth and width, and you also use the term gap. Does that change things, a little bit, that formulation or not?

Giacomo S. C.:

With the wall, you don’t see what’s on the other side. For me with the gap there is a hole, but you still see what’s happening on the other side. That’s how I see it. If I go back to our history, in May 1989 we created the Cra.p, and in November the Berlin Wall came down. All of a sudden it gave us a kick in the ass, and I think that strongly reinforced our motivations. We were being challenged as well. All our walls were graphitized and a symbolism was set in motion. And the story of the wall, the walls that there are now, the idea of bringing them down, yes, I’m for it, but at the same time, what’s behind them? The gap is rather visible and how do you build a bridge so that it will pass over this hole? What bridge? What passageway? And there isn’t one. Here [the interview took place at the Cra.p headquarters, in the Guillotière neighborhood in Lyon], we are in a neighborhood that is, I remind you, on the other side of the bridge [Guillotière is separated by a bridge on the Rhône to what is called in Lyon the “presqu’île” (peninsula)]. There is also a café called “L’autre côté du pont” [The other side of the bridge]. It is not for nothing that we are called “The other side of the bridge.” I was born there. What you have to know is that on the other side of the bridge, therefore, the “presqu’île”, there it was absolute comfort, in every sense of the word, and here it was absolute shit in every sense of the word. Because here it was one of the most rotten neighborhoods: there were slums everywhere. My father when he arrived was living in a room in a rotten shanty town that went all the way to La Part-Dieu. When I was a kid, there was still the military infantry barracks, even the cavalry barracks, in the place of La Part-Dieu, and all around you had small shacks with small factories, it was filthy as hell. At first there were only Italian emigrants, because one of them came, and he made everyone come. After 1962, the Algerians arrived, and so on. But we are on the other side of the bridge. Once again, it is the bridge that makes this connection. And we were always looking on that other side. And when you reached a certain age you could go to the other side of the bridge. But when you would go there, it was to smash other gangs’ faces in, and often on December 8 [in Lyon, this is a festive day: “La Fête des Lumières”]. Because it was a different world there. I’m more interested in these kinds of divides than in the idea of the wall, because the wall, for me, hides something. In fact, it’s good to be able to see if what is opposite is reachable so that you can consider doing something. There you go, I rather have these concepts of gap/divide and bridge in my vision.

The gap comes from what I said before: there was a time when we got to do things. We went uphill, and then wham! it cracked again. And why? I’m not a sociologist, but I think we should certainly look into how it is that all of a sudden, we find ourselves faced with a phenomenon of decline, and that it’s always a minority that ends up on the streets! As we have all the kids from the Painlevé School with us all year round [the Cra.p premises are in this elementary school] – we study this a little – we see some extremely interesting reactions: it’s a school where they welcome everyone, even the Gypsies, they don’t discriminate, even people from the CLIS (Class for School Inclusion), mentally handicapped people who are mixed with the other children. It’s the children’s behavior that interests us, and that’s where the problem starts: when you see for example a little Gypsy girl sitting down, she gets up, there’s never another one to sit in her place. Yet they are first, second and third generation children, people of color. They don’t sit where the Gypsy girl sat because she is plague-stricken. There are a lot of attitudes like that, so what do we do? What do we do with these kids? Because the problem we have in some neighborhoods, for example, is that there is homophobia and racism. If we reminded them of what their parents experienced in terms of racism, I don’t know if they would understand. There is a radicalization that is very, very, very disturbing, there is a fascism close to Nazism in the neighborhoods. Because we’ve created all that: if you leave people alone and you don’t give them anything anymore, what do they do? They go crazy! And I think that’s it, we’ve kind of given up on cultural exchange at all levels. Jacques Moreau (director of the Cefedem AuRAi), last year, came here, at Cra.p, with Colombian musicians: they were talking about the problems they had with the public in Colombia, which is obviously not on the same scale as here, we don’t live in the same country. But I told them: “You certainly have a problem, but it’s not the same as ours.” We have such a strong colonial past in France that today we have to deal with all the communities that are coming, and with those that are already here. So it’s both a richness and a hair-splitting headache that is not so easy to put in motion. But it has to be done, and if we don’t do it, we’re dead. And that’s what’s happening. We don’t do it. National Education has given up, completely, nothing happens at the schools anymore. I have kids who go to school, when I see what they bring me I think they are crazy. As I said before, in the circle of social centers, it’s dead. What do we do? We do education for only certain people in the social centers. And today you have thousands of music schools in the social centers. And on the other side we have the MJCs. We have a stratum, like this, boxes to put the population in. I say it’s not bad, but what’s the connection? Okay, we work like this because we can’t put everyone in the same place anyway. But is there a link between these institutions? Is there a dialogue between them? This is where the heart of the political question lies: today these links do not exist. I keep fighting and telling them this. We did a lot of work for two years at Pôle Neuf, in the ninth arrondissement of Lyon, we work a lot with the ninth, all over La Duchère, and Pôle Neuf is the MJC Saint-Rambert. Saint-Rambert is a quarter where it’s perhaps the most affluent area of Lyon, where all the great footballers have their houses, and all that… Next to it is the completely destitute workers’ cité of Vergoin. A study was carried out where for example – it was not me who did it, it was the people who reported it to us – it was shown that there were families with one or two children who declared 3000/4000€ per year in taxes. Per year! So you can imagine the problem: they have 3000 bucks to make the year, right? It’s not bad! And here we have carried out a work, precisely, to try to bring people together, so that they can meet, always on the artistic project, that is to say with the Orchestre National Urbain. We tried to create synergies between people and genres, all aesthetics and all populations combined, to create a great orchestra like the Orchestre National Urbain, to do things and to continue. We’re quite frustrated, because we haven’t managed to do it. Impossible. We have a long way to go! Because there is a gap that is so violent: neither the Social Center nor the MJC have had – by their authority – a high enough interesting commitment for something to exist. And from then on it was war between the Social Center and the MJC, and they are in the same building! Well, when I talk about links, I get angry. Recently at a meeting with politicians, elected officials, I said that we have in Auvergne-Rhône-Alpes one of the most interesting cultural poles. There’s a Cefedem, there’s a CFMI, there’s a CNSMi, there are grandes écoles, there are lots of associations that do things… But what’s the link between everyone, there’s no link! I signed a convention with everyone, I’m a bit of a mercenary. So there is one who says to me: “Ah, you work with them? Ah, you shouldn’t work with that one. You have to work with that one.” But I don’t care. The answer I give is, “What is the pathway of a citizen who comes, a young citizen, or even a not-so-young citizen, who comes to register?” How do we do it? And then after some politicians told me this kind of bullshit: “Yes, but you can’t take people from such and such a place, because we finance that place.” Well, they keep telling us not to do communitarianism, but they just create one, a segmentation of space. Concerning the Cra.p, I’ve heard unacceptable things, that you need to have 100% of local people, otherwise you don’t get any support. There are gaps like that. For my part, I refuse to go and establish something in a neighborhood that is completely isolated from everything, to work only with people from this neighborhood. That would be a big mistake for me. I’d rather be here in this working-class neighborhood and have people come from all sides, because they move around, they meet each other, and it makes for much more interesting things.

Jean-Charles F.:

Thank you Giacomo for all these very fruitful exchanges.

Nicolas S.:

And thank you for going into so much detail about activities and reflections that remain mostly invisible. It is very interesting and useful to explain them.

 


1. Today, the Orchestre National Urbain is composed of : Giacomo Spica Capobianco (1 string Spicaphone, Voice, Spoken Word), Lucien 16 s (Machines, Spoken Word, Human Beat Box), Thècle (Singer, Voice, Computer Music, Spoken Word, Human Beat Box), Sabrina Boukhenous (Dance), Dilo (Drum set), Joël Castaingts (Trombone), Selim Peñaranda (Cello), Dindon (Sound, Spoken Word) et Philipp Elstermann (Lights).

 

2. About Giacomo Spica Capobianco’s experience and the Orchestre National Urbain, see also « L’O.N.U. (Orchestre National Urbain) à Lyon. Musique, quartiers et rencontre des cultures, une démocratie urbaine réinvestie [Music, District, Cultures meeting, an Urban Democracy Re-invested] » in Enseigner la Musique n°13&14, Lyon : Cefedem AuRA, 2019,p. 489-500.
In this journal, Giacomo Spica Capobianco details the workshops he organized in psychiatric hospital (p. 101-130).

3. Enseigner la musique is a publication of the Cefedem AuRA (Lyon). See Enseigner la musique N°8, 2005, p. 66-68 et p. 127.

4. A television show, in which young people perform before a jury of professionals.

ONU, Orchestre National Urbain [Urban National Orchestra], an ensemble founded in 2012 by Giacomo Spica Capobianco (See the first part of this transcription).
The City of Lyon, South-Est of France, had a population of more than 500,000 within less than 20 sq mi. Since 2015, it have formed the Metropolis of Lyon, called Grand Lyon with 58 suburban municipalities (a population of around 1,400,000), a directly elected metropolitan authority now in charge of most urban issues.
A prefecture designates the departments of the prefectural administration headed by a prefect, as well as the building that houses them. It represents the State in the Departments or Regions.
The Drac, Direction régionale des affaires culturelles, is an institution representing the State in the Region, in charge of supervising cultural policies.
The Metropolis of Lyon, called Grand Lyon, is a directly elected metropolitan authority in charge of most urban issues, formed with the town of Lyon and 58 suburban municipalities (a population of around 1,400,000).
The City of Lyon, South-Est of France, had a population of more than 500,000 within less than 20 sq mi. Since 2015, it have formed the Metropolis of Lyon, called Grand Lyon with 58 suburban municipalities (a population of around 1,400,000), a directly elected metropolitan authority now in charge of most urban issues.
A prefecture designates the departments of the prefectural administration headed by a prefect, as well as the building that houses them. It represents the State in the Departments or Regions.
The Drac, Direction régionale des affaires culturelles is an institution representing the State in the Region, in charge of supervising cultural policies.
MJC, Maisons des Jeunes et de la Culture, [The Youth and Cultural Centers] are non profit associations which link youth and culture within a popular education perspective.
CRR, for Conservatoire à Rayonnement Régional [Regional Conservatory].
DE, Diplôme d’État [State Diploma] of music teacher, is a higher education diploma (Bachelor). It’s the most common diploma for teaching instrumental or vocal music in schools of music (conservatories but not only).
DEM, Diplôme d’études musicales [Musical Studies Diploma], is a pre-professional diploma obtained at the end of a course in a music school.
Cefedem (Centre de Formation des Enseignants de la Musique) AuRA (Auvergne Rhône-Alpes) is a higher musical education institution accredited and funded by French ministry of Culture, to train musical teachers.
CFMI, Centre de Formation des Musiciens Intervenants à l’école [especially in elementary school], proposes different programs that allow musicians of diversified background to work in artistic and cultural education.
CNSM(D), Conservatoire national supérieur de musique (et de danse), high education institution for music and dance. There are two CNSMD in France, Paris and Lyon.
CFMI, Centre de Formation des Musiciens Intervenants à l’école is a music teacher’s training program for musicians who are going to be in residence in primary schools. It proposes different programs that allow musicians of diversified background to work in artistic and cultural education.
Cefedem (Centre de Formation des Enseignants de la Musique) AuRA (Auvergne Rhône-Alpes) is a higher musical education institution accredited and funded by French ministry of Culture, to train musical teachers.
Short for “instruments”, the electronic sounds that accompany a text like in rap.
The label Scène de Musiques ACtuelles [Popular Music on Stages], corresponds, since 1998, to the program of the French ministry of Culture towards the promotion of today’s popular music.

 


 

List of institutions mentioned in this text

Cefedem AuRA (Centre de Formation des Enseignants de la Musique Auvergne Rhône-Alpes): higher musical education institution accredited and funded by French ministry of Culture in 1990 to deliver a DE, Diplôme d’État [State Diploma], for music teachers. Cefedem AuRA is a professional ressources and higher education music center. It trains instrumental and vocal teachers, with an equal balance between artistic capacities and pedagogical competences and the perspectives on the musician for society, the community musician.

CFMI (Centre de Formation des Musiciens Intervenants à l’école): music teacher’s training program for musicians who are going to be in residence in primary schools. Attached to the University Lyon II, the Lyon CFMI is devoted to the training of accomplished musicians of diversified background. It proposes different programs that allow them to work in artistic and cultural education.

Cnsmd (Conservatoire national supérieur de musique et de danse): high education institution for music and dance. There are two Cnsmd in France, Paris and Lyon.

Cra.p (Centre d’art – musiques urbaines/musiques électroniques [Art Center – Urban Music/Electronic Music]): center in Lyon, founded in 1989 by Giacomo Spica Capobianco.

CRR (Conservatoire à Rayonnement Régional [Regional Conservatory]): see for example the one in Lyon.

Drac (Direction régionale des affaires culturelles): institution representing the State in the Region, in charge of supervising cultural policies.

ENM de Villeurbanne: founded in 1980 by the composer Antoine Duhamel, the National School of Music, Dance and Theatre of Villeurbanne is well-known for the diversity of its programs in music (classical, contemporary, Baroque, traditional, jazz, popular song, rock, and amplified music), in dance (African, Baroque, contemporary, hip-hop and Oriental), and in theatre. The ENM is a “Conservatoire à rayonnement départemental” (CRD), with an habilitation to deliver a DEM, Diplôme d’études musicales [Musical Studies Diploma].

Métropole de Lyon: political disctict also called Grand Lyon. “It is a directly elected metropolitan authority encompassing the city of Lyon and most of its suburbs. It has jurisdiction as both a department and a métropole, taking the territory out of the purview of the department of Rhône. It had a population of 1,385,927 in 2017” <en.wikipedia/Lyon_Metroplis>.

MJC (Maison des Jeunes et de la Culture): the Youth and Cultural Centers are non profit associations which link youth and culture within a popular education perspective. <fr.wikipedia/MJC>.

ONU (Orchestre National Urbain [Urban National Orchestra]): an ensemble founded in 2012 by Giacomo Spica Capobianco.

Préfecture: A prefecture designates the departments of the prefectural administration headed by a prefect, as well as the building that houses them. It represents the State in the Departments or Regions. For the Lyon area, see Préfecture du Rhône.

SMAC: the label Scène de Musiques ACtuelles [Popular Music on Stages], corresponds, since 1998, to the program of the French Ministry of Culture towards the promotion of today’s popular music.

Ville de Lyon: The City of Lyon, South-Est of France, had a population of more than 500,000 within less than 20 sq mi <en.wikipedia/Lyon>.

 

Giacomo Spica Capobianco

Access to the English translations: Encounter with Giacomo Spica Capobianco


 

Entretien avec Giacomo Spica Capobianco

Jean-Charles François et Nicolas Sidoroff

Mai 2019

 

Sommaire

Introduction

I. L’Orchestre National Urbain

II. Actions menées à la Duchère 2015-2019

a. Le Projet
b. L’origine du projet
c. Instruments construits spécialement : Le spicaphone
d. Les résidences
e. Les ateliers d’écriture
f. L’organisation de la première résidence

III. Cra.p, Centre d’art

IV. Politique politicienne et politique citoyenne

Liste des institutions mentionnées dans cet entretien (et liens)

 

Introduction

Giacomo Spica Capobianco travaille depuis plus de trente ans à enfoncer les cloisons, combler les fossés, ouvrir des fenêtres dans les murs pour voir ce qu’il y a derrière, construire des ponts pour que les antagonismes puissent se rencontrer, se rendre visite, se confronter pacifiquement. En 1989, il a créé le Cra.p, « Centre d’art – musiques urbaines/musiques électroniques » dont l’objectif est

d’échanger des savoirs et savoirs-faire dans le domaine des musiques urbaines électro, croiser les esthétiques et les pratiques, susciter les rencontres, inventer des nouvelles formes, créer des chocs artistiques, donner les moyens de s’exprimer. [accueil du site Cra.p]

C’est à travers des actes tangibles de développement de pratiques artistiques que son action a pris forme dans une variété de contextes difficiles à définir par des étiquettes hâtivement déterminées, mais avec un souci particulier pour les personnes qui bien souvent « n’ont accès à rien ». L’effacement des frontières, dans la réalité de son action, ne correspond jamais à l’imposition d’une esthétique sur une autre ou au détriment d’une autre. Bien au contraire, son action est fondée sur la présence de dispositifs conçus pour aider les individus à développer leur propre production artistique, ceci de manière collective, en compagnie d’autres personnes, quelles que soient leurs différences.

 

I. L’Orchestre National Urbain

Jean-Charles F. :

Peux-tu nous donner quelques précisions sur l’Orchestre National Urbain. Qu’est-ce que c’est et comment ça marche ?

Giacomo S. C. :

L’Orchestre National Urbain a été créé suite à une réflexion que j’ai eue il y a très, très longtemps. En 2006, au Forum des musiques actuelles à Nancy, j’avais répondu à quelqu’un qui me demandait ce que je faisais, « Ouais, j’ai monté l’ONU » en rigolant. Alors il a dit : « C’est quoi ? » Je lui avais dit : « C’est l’Orchestre National Urbain. » Bon, c’était en 2006. En 2012 ça a commencé à me chatouiller et en 2013 je me suis décidé à créer l’Orchestre National Urbain.

L’Orchestre National Urbain[1], ce n’est pas l’ONU, il ne faut pas qu’on se trompe, c’est un peu un pied de nez. Le casting de cet orchestre est composé à la fois de musiciennes et de musiciens, il y a une parité femmes-hommes. Il y a des gens qui viennent du classique, du jazz, du hip hop, de l’électro, de tous les côtés, ce n’est pas pour faire un melting pot de tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil, ce n’est absolument pas ça. C’est travailler ensemble pour produire de la musique, tout le monde ayant aussi un propos pédagogique assez fort. C’est aussi faire travailler plein de gens dans les quartiers, mais pas que des gens de quartier.

Donc, j’ai demandé dans mon entourage qui serait intéressé à se joindre à un orchestre avec moi. Lucien16S (Sébastien) le premier s’est dit intéressé. Thècle aussi qui fait du beat-box ici, de l’électro, une fille très intéressante qui a suivi notre formation. Je lui ai proposé et elle a dit oui. Après, une autre personne est venue se joindre, et ainsi de suite. Le nombre de personnes a bougé depuis, parce qu’il y en a qui sont partis. Cela fait déjà un petit moment que cela s’est stabilisé à huit personnes. Le but du jeu, c’est d’avoir un répertoire écrit, tout est écrit. On fait tout de même de l’impro, on peut faire de l’impro, mais c’est vraiment une musique très construite au départ, que j’ai composée. Les textes sont partagés, cela veut dire que je ne suis pas le seul à écrire les textes, j’en écris très peu, c’est plutôt les autres qui les font. Et le but du jeu, j’ai voulu tout composer en enregistrant directement avec un spicaphone (mon bâton à une corde) et l’utilisation de mon looper, puis de travailler de façon orale avec les gens. Cette démarche évite d’avoir des partitions et tout ce que cela suppose. Sauf pour les cuivres, parce que parfois ils disaient : « Partitions ! ».

Après, il a fallu trouver des gens qui avaient envie de se retrouver dans cette dynamique-là. L’idée était aussi de venir partager leur savoir avec n’importe quel public et d’avoir de la patience en plus. J’ai rencontré récemment une fille à la batterie qui était candidate. On en a discuté, elle m’a dit : « De toutes façons, moi, pas de pédagogie, pas d’impro. » Je lui ai dit : « Pas d’ONU ! Ciao ! » J’ai pensé qu’on ne pouvait pas s’entendre si la pédagogie et l’improvisation étaient contre sa nature. Il fallait créer une équipe qui avait envie de faire ce genre de choses. Cela a été un travail très long, parce qu’il a fallu mettre en place un répertoire d’un peu plus d’une heure. Tout de suite s’est posée la question de la raison d’être de l’Orchestre National Urbain, qu’est-ce que cela représente politiquement, et qu’est-ce que cela veut dire ? C’est non seulement un projet artistique mais c’est aussi pour revenir dans les quartiers les plus éloignés de tout et de mettre un coup pour que les choses se relancent. À partir de là, j’ai écrit un projet que j’ai présenté à la Ville de Lyon, à la Préfecture, à la DRAC et à la Métropole de Lyoni. Tout le monde a accepté. Donc ils ont commencé à nous aider un peu avec de petites subventions pour démarrer. On a pu commencer les projets que nous avions annoncés. Je ne dis pas qu’on a aujourd’hui des mille et des cents, mais on reçoit un soutien plus important que celui qu’on a eu au départ.

Avec l’Orchestre National Urbain, l’idée est de se poser dans une ville et de demander une salle de concert. On se pose pendant une semaine, cela ne leur coûte rien parce qu’on est financé pour que tous les intervenants, musiciennes et musiciens soient payés, et pendant une semaine on fait travailler tous les mômes qui sont dans le coin.

Aujourd’hui la réflexion ne se limite pas avec l’Orchestre National Urbain à partager nos pratiques avec les gens des quartiers les plus reculés, mais aussi de le faire avec les gens qui bossent dans l’enseignement supérieur. C’est-à-dire leur mettre le nez dans nos pratiques. Là, on commence avec le CNSMi, moi j’ai envie de voir comment on peut prendre des jeunes musiciens et musiciennes pour travailler d’abord sur l’artistique, puis sur les manières d’envisager la pédagogie. Voilà le but du jeu. Un socle s’est institué avec l’Orchestre National Urbain. Mais c’est un socle qui bouge, qui n’est pas figé. C’est-à-dire, il y a un socle et puis il y a autour des projets ponctuels et satellites. Je rentre juste du Maroc, j’ai découvert qu’au Maroc ils sont très intéressés par ce projet. J’ai fait travailler des berbères, des tribus berbères, surtout des femmes, c’était très intéressant. Si tout va bien, on nous invite à aller jouer au Maroc au mois de septembre [2019], et je ne veux pas simplement aller jouer au Maroc pour faire la star. On va y aller pour rencontrer les berbères et faire un travail avec eux à la fois artistique et pédagogique. C’est pour cette raison que j’ai été là-bas : j’ai joué et j’ai fait de la pédagogie. Et j’ai envie de développer cela de plus en plus. Mon souhait c’est que l’Orchestre National Urbain fasse des petits dans d’autres régions, dans d’autres pays et que cette réflexion puisse s’inscrire dans un réseau, parce nous pensons que cela fonctionne bien. Aujourd’hui on a un résultat, c’est-à-dire qu’on est assez contents de ce qui se passe et surtout de la relation qu’on est capable d’établir avec les gens qu’on rencontre.

Pour moi, c’est un peu le bilan de trente ans de Cra.p où j’ai fait plein de projets, de musique, et où j’ai eu la chance de rencontrer plein de personnes différentes et de travailler avec elles. Il y a un moment où je me suis dit qu’il fallait créer un truc très, très cadré, mais axé sur la rencontre, et de voir comment on développe des choses et des réflexions à partir de ce projet. En plus avec un pied-de-nez énorme : pour l’Orchestre National Urbain, s’appeler l’ONU, cela représente plein de choses pour moi – et il s’agit bien là d’un acte politique et culturel. En ce qui concerne ce qui se passe à Cra.p, je suis super content. On a quand même trente ans d’existence, avec des gens qu’on a pu amener aujourd’hui à obtenir un Diplôme d’État et qui maintenant travaillent ici, d’autres vont suivre le même parcours, tout cela fonctionne bien. Et j’aimerais que cela puisse faire école ailleurs et dans d’autres villes, dans d’autres régions, mais c’est très fragile car on n’est peut-être que les seuls à avoir développé cette idée.

Une préfecture désigne les services de l’administration préfectorale à la tête desquels est placé un préfet, ainsi que le bâtiment qui les héberge.
Les DRAC (Direction régionale des affaires culturelles) sont des organismes représentant l’Etat en région, chargé de conduire la politique culturelle.
La Métropole de Lyon est une collectivité territoriale regroupant 59 communes qui composent le territoire du « Grand Lyon ».
CNSMD (Conservatoire national supérieur de musique et de danse) : enseignement supérieur spécialisé en musique et en danse. Il y a deux CNSMD en France, Paris et Lyon.
Jean-Charles F. :

Donc, à l’intérieur de l’ONU, la façon dont je comprends les choses, c’est à la fois un ensemble musical, un commando quelque part, un groupe de réflexion et une équipe pédagogique. Donc c’est une structure à entrées multiples. Et d’autre part, à l’intérieur même il y a une diversité. Pourrais-tu parler de cette diversité ? Et aussi comment ceux qui sont issus de cette diversité se rencontrent ?

Giacomo S. C. :

La diversité est réalisée par le choix des membres de l’orchestre. Je ne voulais pas avoir uniquement des gens par exemple branchés musiques actuelles amplifiées (en plus ils sont dans un réseau dont je fais moi-même partie). Par ailleurs la diversité ne s’est pas faite par un calcul, mais par affinité. Cela veut dire, que j’ai eu la chance de rencontrer des gens d’univers différents, je n’ai pas des œillères. On me propose souvent d’aller vers les autres qui ne font pas partie soi-disant de mon domaine musical, pourtant je ne vois pas ce que cela veut dire : aller vers l’autre n’implique pas forcément d’abandonner sa propre façon de voir les choses. Mais lorsqu’une chanteuse lyrique vient nous voir, je trouve qu’il est très intéressant de se demander comment on va faire pour travailler ensemble. Elle a appris des choses de son côté, on a construit des choses du notre, comment est-ce que cela peut se rejoindre ? Est-ce que le public va pouvoir s’impliquer lui aussi dans cette démarche ? Car fatalement, quand on a huit personnes qui viennent toutes d’endroits complètement différents, et qui se présentent devant un public qui lui aussi est différent, on se demande comment il va considérer ce travail, comment il va réagir. C’est cela qui m’intéresse. Cela veut dire qu’il faut se demander comment on va pouvoir bousculer un petit peu les œillères de ceux qui sont séparés par les cloisons qu’ils ont construites, on est au cœur du sujet de votre édition « Faire tomber les murs ». Depuis plus de vingt ans on se disait avec beaucoup d’ambition (et d’utopie) qu’on allait être capable de changer les choses pour faire travailler ensemble les départements de jazz, de rock, de musiques traditionnelles, ou d’autres départements « machins ». Je trouve que les choses n’ont pas tellement changé.

Le fait de faire un casting avec des gens qui viennent d’horizons très différents, de cette manière, remet cette ambition au premier plan, et nous démontrons que sa réalisation est possible. Et là je viens d’inviter tout bêtement un violoncelliste, Selim Penarañda, parce qu’on avait une saxophoniste qui ne pouvait pratiquement jamais être là. Je connaissais Selim et je l’ai appelé. Il a un parcours extrêmement intéressant, c’est très rare : il est d’origine arabe andalouse, d’une mère algérienne et d’un père espagnol. Il est né à la Croix-Rousse. Il n’était absolument pas destiné à être musicien classique violoncelliste. Selim s’est retrouvé à faire de la musique classique, parce qu’il a eu une prof géniale quand il était à l’école : pendant la dernière demi-heure, tous les jours, elle leur faisait écouter de la musique classique. À 12 ans, il lui a dit : « C’est quoi ça ? ». Elle a dit : « C’est du violoncelle », alors il a dit : « Je veux faire du violoncelle ». Ses parents ont tant bien que mal essayé de lui procurer un violoncelle et il est arrivé à avoir des cours et tout a suivi. Maintenant il est violoncelliste et il est prof. Il est prof et musicien. Il vient du classique, et tout d’un coup, on amplifie son violoncelle, et tout se met à jouer, et il est ravi. Il dit : « Enfin, je trouve un projet où je me sens bien ». Et à côté de cela, il fait de la musique de chambre. Et moi c’est ce genre de situations qui m’intéresse.

Nicolas S. :

Comment tu le rencontres, lui par exemple ?

Giacomo S. C. :

Lui, il est venu s’inscrire ici, et il nous a dit : « Je fais du violoncelle et de la musique de chambre ; j’ai envie de travailler sur la nouvelle technologie ». On discute et il fait un parcours de trois mois chez nous. Mais il joue tellement qu’il ne peut pas continuer. Il n’avait pas le temps de continuer la formation qu’il avait envie de faire ici, donc il disparaît. On avait alors Caroline Silvestre au trombone, on a essayé de travailler avec elle pendant un moment et ça n’a pas marché parce qu’il y a eu deux résidences où elle ne pouvait pas venir. Alors Sébastien m’a dit qu’il avait des contacts avec Sélim et qu’on pourrait essayer de travailler avec lui. J’ai tout de suite accepté, ça s’est fait comme ça. Et Selim est ravi, il a des outils directs dans la rencontre, il fait des choses qui fonctionnent directement, il passe son violoncelle, etc.

Ensuite, c’est le tromboniste Joël Castaingts qui est rentré à l’ONU il y a un an à peu près, parce que Caroline Sylvestre n’a pas pu continuer. C’est quelqu’un hyper intéressant, ce qui m’a vraiment séduit chez ce mec-là, c’est qu’il n’était pas le genre de gars qui refusait de passer son trombone à ceux ou celles qui participaient aux ateliers. Par exemple il joue quelque chose et ensuite il passe son trombone à un des jeunes et lui dit « Vas-y joue ». C’est un signe pour moi ça, car il faut quand même faire gaffe quand tu fais ça, parce que tu peux te prendre une bactérie, tu ne sais pas ce que les gamins font. C’est un signe de confiance, pour moi ça veut dire beaucoup de choses.

C’est très positif, mais ce choix-là est fait aussi parce que, quand on va en résidence, on est face à un public à qui il faut faire part de ces différentes manières de faire de la musique. Il faut prendre en compte comment ils voient une chanteuse lyrique, comment ils voient un violoncelliste classique, comment ils voient un dingue avec des instruments construits à partir de simples matériaux, comment ils voient quelqu’un qui fait du rap. Et ils s’aperçoivent qu’en fait ces gens-là peuvent travailler ensemble. Comment ils voient une danseuse qui ne fait ni du hip-hop, ni du contemporain, ni du classique, mais qui fait du mouvement et que, tout d’un coup, elle donne sens à son corps et comment eux peuvent donner sens à leur corps aussi. Cet axe-là, je l’ai pratiqué tellement et depuis si longtemps, que c’est devenu presque un acte inconscient de ma part et que cela ne pouvait pas se faire autrement. Voilà à peu près l’histoire de la diversité et de la rencontre. Justement, cette rencontre des diversités est difficile et prend du temps. Ce n’est pas si simple que ça, puisque l’équipe actuelle n’est pas celle d’il y a deux ou trois ans. Parce qu’il y a des personnes qui n’ont pas tenu le coup, face à des logiques qui les bousculaient tellement. Récemment, j’ai vu des personnes quitter l’orchestre en disant : « Non, ma logique ce n’est pas de faire de la musique comme cela. » Tout d’un coup, c’est des gens qui n’étaient pas prêts à suivre cette démarche, qui tentaient d’installer une espèce de chose très personnelle à l’intérieur du projet et cela faisait un projet dans le projet. Et je trouve aussi que ce type de rencontres est intéressant au niveau de la recherche, c’est ce qu’on aimerait voir un petit peu plus dans les lieux de formation, où malheureusement, je le dis, c’est de pire en pire. C’est pour ça que je parle de la régression inférieure par rapport à l’enseignement supérieur. Je pense qu’il y a une régression même plus inquiétante que celle qu’on a vécu pendant les années 1960-70 : cette époque était peut-être plus intéressante que celle qu’on vit aujourd’hui. On peut aller dans n’importe quel endroit où l’on pratique de la musique, on n’en trouve que très peu avec des choses intéressantes qui se passent entre les différentes castes musicales en présence. Il y a des cloisonnements qui me rendent fou.

Voilà comment on a conçu l’Orchestre National Urbain. Mais cela va plus loin que cela : on est en train de roder un répertoire. Mon ambition, c’est aussi de rencontrer d’autres formations. J’en parlais, il y a quelque temps, avec Camel Zekri qui me disait : « Avec les musiques traditionnelles, il faudrait vraiment qu’on monte un truc ensemble ». Avec Karine Hahn, il n’y a pas longtemps, j’ai parlé de Gaël Rassaert avec sa Camerata du Rhône, un ensemble de cordes, pourquoi ne pas organiser une rencontre avec eux ? Qu’est-ce qu’on pourrait faire ensemble ? Moi j’ai un réseau de rappeurs, alors on va inviter des rappeurs sur scène pour que les pratiques se confrontent. Ce qui m’intéresse, c’est d’organiser une plateforme avec un orchestre où ça bouge. Comment envisager que ce ne soit pas tout et n’importe quoi ? Quelle cohérence peut-on trouver avec les musiques traditionnelles de n’importe quelle ethnie, de n’importe quel endroit ? Comment se rencontrer avec la musique contemporaine, avec la musique classique, avec n’importe qui ? Il ne s’agit pas simplement de se rencontrer, c’est aussi de savoir comment on réfléchit ensemble aux problèmes que cela pose, comment on travaille réellement en commun. Voilà à peu près l’idée de ce projet-là[2].

 

II. Actions menées à la Duchère 2015-2019

a. Le Projet

Jean-Charles F. :

Est-ce que tu pourrais décrire une action particulière dans le détail ? Un projet que tu as fait récemment ou moins récemment. Quelque chose dont on aurait tous les éléments.

Giacomo S. C. :

Une action toute récente, c’est le travail réalisé à la Duchère, un quartier de Lyon (dans le 9ème arrondissement). Donc la Duchère, cela a trois ou quatre ans d’existence, de travail, pour arriver à créer un groupe de jeunes ; il y a quatre ans ils avaient 12/13 ans, ils en ont 16/17 maintenant. Ce travail, pour moi, a donné le résultat aujourd’hui le plus intéressant, certainement dans la recherche sur les comportements de ce groupe et de son entourage. On a fait trois résidences là-bas, la dernière a eu lieu au mois d’avril 2019, toujours avec les mêmes jeunes, ce qui a permis de voir comment ils avaient évolué. Du point de vue des jeunes, c’est quelque chose qui a très bien fonctionné. Cela a mis en route beaucoup d’ouvertures possibles. Après, c’est plus difficile quand on a des gens qui participent au projet et qui sont embauchés par un Centre social, une MJCi, une École de musique, ou un Conservatoire, et qui, parce que tout à coup leurs directions baissent les bras, ne peuvent plus travailler avec nous. C’est qu’on ne peut plus alors travailler avec des personnes qui sont en lien constant avec les mômes. Justement à la Duchère il y a eu des changements imprévus. Le projet se déroulait au sein de la bibliothèque/médiathèque de la Duchère et le Conservatoire de Lyon [un CRRi] était partenaire. Tout d’un coup, ce lieu a brûlé par un acte criminel. Tout le matos qui permettait de faire de la musique a brûlé. C’est ainsi que la MJC de la Duchère a ouvert ses portes pour accueillir ces mômes-là.

L’objectif de l’Orchestre National Urbaini, c’est de repérer des jeunes, surtout pour les amener jusqu’à une formation diplômante. On s’aperçoit d’une dérive que j’ai déjà décrite en 2005 dans Enseigner la musique[3], il va falloir qu’on travaille beaucoup là-dessus : des animateurs en poste dans un endroit, qui au départ font un peu de musique, mais n’ont pas cette fonction-là, qui cherchent, malgré le fait qu’ils ont déjà un métier, à prendre la place des intervenants de l’Orchestre National Urbain, tout en demandant à être formés. Et donc, là où ça pose un problème, c’est que ces personnes-là font écran devant les jeunes sans s’en rendre compte ou s’en rendant trop bien compte. Le pire ici c’est de donner des illusions à des mômes, en leur disant qu’ils vont devenir des stars, qu’ils vont jouer partout et qu’ils vont se faire du fric. C’est contre cela que Cra.p s’est battu pendant trente ans, c’est carrément pourquoi on est là, je pense. On a beaucoup de demandes pour former les animateurs de MJC, et lors des réunions je me bats très fortement contre cette attitude qui consiste à pousser les mômes dans une illusion qui de toute façon se cassera la gueule s’ils continuent comme ça. Je n’ai rien contre les animateurs de MJC, ce n’est pas un sous-métier. Et puisqu’ils veulent absolument se former pour aider les jeunes, on ne dit pas non. On peut accueillir ces animateurs en formation à une condition : il faut qu’il y ait une charte qui stipule que le but de la formation c’est de les amener jusqu’à un DEM et après à un Diplôme d’Étati. Voilà concrètement où on en est, là, maintenant.

ONU (Orchestre National Urbain), ensemble créé en 2012 par Giacomo Spica Capobianco (voir la première partie de cet entretien).
Les MJC (Maison des Jeunes et de la Culture) sont des structures associatives qui lient jeunesse et culture dans une perspective d’éducation populaire.
pour Conservatoire à Rayonnement Régional.
Un DEM (Diplôme d’Études Musicales) s’obtient à la fin d’un enseignement initial dans un établissement d’enseignement spécialisé de la musique. Un DE (Diplôme d’État) de « professeur de musique » est un diplôme d’enseignement supérieur, équivalent à une Licence 3.
Jean-Charles F. :

Je reviens en arrière : à la Duchère, tu as dit que cela avait bien fonctionné, mais qu’est-ce qui a bien fonctionné ?

Giacomo S. C. :

Ce qui a bien fonctionné, c’est qu’au cours des quatre années, tu as un public qui reste stable, un groupe de douze enfants qui ont grandi, qui ont continué à s’impliquer dans le projet et qui continuent à faire de la musique. Au départ c’est des mômes qui n’avaient jamais touché un instrument, ni écrit de textes. Là, ça y est, la machine est lancée. Ils commencent aussi, eux-mêmes, à faire travailler les plus petits. C’est là que ça fonctionne. Le projet en question, c’est de dire :

  1. On va prendre des mômes dans les quartiers qui de toutes façons n’ont pas d’avenir, parce que même s’ils vont à l’école, il n’y aura pas de boulot quand ils vont arriver au bout.
  2. Pour ceux qui sont intéressés, on va leur donner les moyens d’aller jusqu’au bout.
 

Et là où je suis content que ça marche, c’est que, malgré que les décideurs et les animateurs changent, les mômes restent. Je trouve que la réussite, elle se fait là. Cela veut dire qu’on est arrivé à les surprendre et les encourager. La sauce a pris et ils continuent, pour moi ce sont les futurs formateurs avec qui on va pouvoir travailler, et qui vont être en relais avec le travail qu’on est en train de faire dans le 8ème arrondissement de Lyon. Ça va devenir un réseau : le 8ème avec le 3ème, le 7ème et le 9ème. Et ces mômes là on va les former pour pouvoir les récupérer pour être un lien avec le quartier, qu’ils développent des choses et qu’ils aient un poste au même titre qu’un professeur de violon au conservatoire. La Duchère est l’exemple le plus intéressant pour le moment, parce que cela perdure, ce n’est pas tombé, ce sont les mêmes personnes depuis le début. En plus ce qui est super intéressant pour nous, c’est qu’il y a plus de filles que de garçons, en sachant que dans les quartiers la position des filles est quand même assez restreinte culturellement.

Jean-Charles F. :

Faire de la musique, dans le contexte « Duchère », cela veut dire quoi en termes par exemple d’apprentissage par l’oralité, d’utilisation d’instruments et de technologies, de styles de musique ?

Giacomo S. C. :

C’est la réflexion qui m’a beaucoup animé : comment j’allais monter un projet pédagogique justement pour ne pas tomber dans les travers d’une esthétique particulière ? Quand tu arrives dans un quartier, on a tendance à ne parler que du rap, de la R’n’B, de plein de courants de trap, de plein de choses qui arrivent maintenant. Ce n’est pas ça qui m’intéresse. Bien sûr ce n’est pas que cela ne m’intéresse pas de leur faire faire du rap ou quoi que ce soit d’autre, mais ce n’est pas là mon propos. Il s’agit plutôt d’arriver à créer un groupe qui produit une création collective, et nous n’avons pas à leur dicter quelles esthétiques ils doivent choisir. Il y a aussi des ateliers d’écriture, on ne va pas non plus leur dire quels thèmes ils doivent aborder. Ils doivent simplement éviter de parler de sexe, de politique et de religion, parce que, étant tenu par le Ministère de l’Intérieur, on n’a pas le droit de faire ça avec des mineurs. À partir d’un atelier d’écriture collégial ou collectif, c’est eux qui choisissent leurs propres thèmes.

Après cela, il y a des travaux toujours d’oralité musicale, rapidement, avec des loopers, avec des instruments électroniques, avec une batterie et avec pleins d’autres choses. Parce que dans l’Orchestre National Urbain, il y a des musiciens de l’électronique, mais il y a aussi un tromboniste, il y a un violoncelliste, il y a une batterie. Le truc, c’est de leur donner un peu des billes, et de les laisser construire eux-mêmes leurs projets et leurs propres esthétiques. Et on ne peut pas dire, demain par exemple, que le groupe de la Duchère va faire de la chanson, du rap ou autre chose : on s’en fout. Ils créent quelque chose et au bout d’un moment ils en feront, eux, ce qu’ils veulent en faire. Le but c’est cela. Mais ce n’est surtout pas d’arriver et de dire : on fait un atelier de telle ou telle musique. On ne sait pas, puisqu’on met aussi les jeunes en contact avec des gens de la musique classique, des types de musiciens qu’ils n’ont pas l’habitude de rencontrer. En ce moment, je suis en train de préparer un diaporama pour le festival où l’on voit le violoncelliste, Selim Peñaranda, qui fait bosser des gens, il a un violoncelle électrique – dans l’Orchestre National Urbain c’est plus approprié de jouer avec un violoncelle électrique qu’avec un acoustique. Quand il fait bosser des mômes avec un violoncelle, tout à coup il se crée un contact. Sa démarche est très intéressante, mais cela ne veut pas dire que, tout d’un coup, il va en faire des musiciens classiques ou des musiciens de rock. Il s’agit plutôt de dire : « Vous faîtes de la musique ». L’idée est de faire simplement de la musique. Mais ce n’est pas ma seule préoccupation. Il s’agit aussi de prendre en compte tous les métiers du spectacle vivant. Cela veut dire que pendant un moment, on a quelqu’un au son qui leur explique ce qu’est une table de mixage et tout ce que cela implique. Parce qu’il y en a, dans la masse, qui ne vont pas faire de musique, mais qui peuvent s’intéresser à d’autres aspects du spectacle vivant. Par exemple, l’un d’entre eux va s’intéresser aux lumières, ou un autre va s’intéresser aux décors (on ne fait pas de décors). En montrant qu’il y a aussi du travail dans le monde du spectacle vivant, on ouvre un champ de possibilités pour tout le monde. Il y a bien trop peu de public issu des minorités qui travaille dans ce monde-là. Et puis ces gens ne sont même pas au courant de ce qui se passe, ils ne savent même pas qu’il y a des centres de formation pour cela.

L’exemple pour le moment, le labo si on veut dire, le plus intéressant, c’est la Duchère. Ce n’est pas simple du tout, car je suis en train de me prendre la tête avec plusieurs personnes, parce qu’ils ne comprennent pas qu’ils doivent assurer simplement l’interface. Il faut le leur répéter tout le temps, que ce n’est pas à eux que cela s’adresse. Mais ils le savent autant que moi : quand on amène quelque chose d’intéressant, il faut assurer l’interface, sans vouloir récupérer au passage le rôle principal, comme dans un système un peu maffieux (l’animateur qui voudrait prendre la place des jeunes en formation pour le Diplôme d’État des Musiques Actuelles Amplifiées)i.

 

b. L’origine du projet

Nicolas S. :

Ce qui nous intéresse c’est de savoir comment on commence : quel a été le début, l’impulsion de départ ?

Giacomo S. C. :

Dans l’histoire de la Duchère, il faut souligner une dimension : pour pouvoir attirer des jeunes, pour qu’ils rentrent dans ce processus, cela ne s’est pas fait en un claquement de doigt, et eux ne seraient pas venus sans qu’il y ait eu une accroche. À la bibliothèque médiathèque de la Duchère où le projet a commencé, on nous a demandé : « Qu’est-ce que vous pouvez nous proposer pour attirer des mômes ? » Moi, j’ai proposé un truc très simple : une « ronde des loopers ». Cela veut dire :

a) on est à plusieurs ;
b) on allume des loopers ;
c) chacun prend un micro ;
d) on produit des onomatopées dans le micro telles que clac, plac, plouc, plic, clic, etc. ;
e) on les met en boucle avec les loopers et ça tourne ;
f) et après on s’amuse librement.

On a mis trois postes en plein après-midi dans la bibliothèque, sans obliger les gens à s’inscrire. On a commencé à faire du son et les mômes sont arrivés. Et là on les a aguichés : « Tu veux ? Oui ? Bien ! Paf ! Pouf ! ». Cela s’est mis en route. À un moment, ils sont partis : « Tu vas où ? » – « Je reviens ». Ils sont revenus avec 15 de leurs amis, ça va vite. Parce que, pour eux, ce serait le bonheur absolu d’avoir une machine comme ça en leur possession. Donc on a fait la ronde des loopers et l’objectif était de travailler avec Lucas Villon qui est dumiste au CRRi de Lyon. Il était en formation au Cra.p tout en s’occupant des mômes là-bas. Il a été le relais, et on a dit à tous ces mômes, « Voilà, vous avez la possibilité de venir tous les mardis soirs de 18h à 19h30 ou 20h, avec Lucas ». Nous on allait les voir de temps en temps, on y a été trois fois dans l’année. Et un an après, on a organisé la résidence, et là on les a tous revus. Donc, la résidence s’est aussi développée à partir du travail que Lucas avait fait, c’est ce qui a créé ce groupe-là. Pendant trois ans, on a fait chaque année une résidence avec ce groupe, et on vient d’en faire une. Voilà comment ces mômes se sont fidélisés. Mais au départ ils ne venaient pas à la MJC de la Duchère, ni à la bibliothèque. Peut-être qu’ils y passaient pour y chercher un bouquin, mais il n’y avait pas d’activité culturelle organisée pour eux. Après, comme la bibliothèque a brûlé, on a vu avec la MJC si c’était possible d’ouvrir quelque chose et c’est eux qui ont pris le relais. Voilà comment cela s’est passé.

Nicolas S. :
Je suis de plus en plus convaincu que les gens expérimentent des choses et construisent progressivement une expérience en tentant des trucs sans bien savoir ce qu’ils sont en train de construire. Dix ans après, cela produit un truc plus ou moins intéressant mais qui fonctionne et qui a répondu aux questions qui se posaient au départ. Et après dix ans d’expérimentation, on parle toujours de l’endroit où on est arrivé. Et il manque souvent le récit pour enfin comprendre l’intelligence de l’expérimentation, ce qui fait que tu peux permettre aux autres de commencer à faire quelque chose.
Ce qui est intéressant pour moi, c’est toute la démarche qui a eu lieu pour inventer ce système-là, à cet endroit précis, ce qui pourrait être tout à fait différent ailleurs. À la Duchère, tu viens de parler de la ronde des loopers à la bibliothèque. Qu’est-ce qui fait que à un moment donné, étant données les circonstances, les rencontres et les situations, cette ronde des loopers est rendue possible. Qu’est-ce qui fait que vous avez trouvé intéressant d’aller faire cette expérience à cet endroit-là ?

Giacomo S. C. :

En fait cette expérience a été rendue possible au départ par la préoccupation des élus d’une ville, de ses acteurs sociaux et acteurs culturels. C’est cette préoccupation de leur part qui a donné du sens à la ronde des loopers. Sinon on vient, on fait une ronde des loopers et c’est de la consommation directe par les individus qui passent : ils ont consommé un truc et puis on n’en parle plus. S’il n’y a pas une sensibilisation assez globale des citoyens qui sont sur place, entourés par tous ces gens qui décident un peu à leur place, ou qui pensent pour eux, s’il n’y a pas une réflexion commune, on ne peut pas travailler. La pertinence de la ronde des loopers est que, quand elle arrive, elle correspond à comment on va pouvoir amener très rapidement des personnes à un acte artistique, et comment tout de suite les accrocher pour que, après cela, ils puissent travailler à long terme et que tout d’un coup cela prenne sens dans une ville. En l’occurrence, ce projet s’est tenu sur le plateau de la Duchère où la culture a été mise complètement de côté pour des raisons religieuses, politiques, sociales et financières. Le problème était de : comment arriver à remettre un vivier en place. Je pense que la ronde des loopers est un argument comme un autre. On aurait pu tout aussi bien les faire travailler avec des instruments que je construis là [ici au Cra.p], les mettre dans la bibliothèque et puis les faire taper sur des bidons. Cela aurait été pour moi la même chose. L’importance est de réfléchir au meilleur moyen pour pouvoir impliquer les gens dans un processus à long terme, pour qu’on arrive à créer une équipe de gens qui vont sensibiliser ces jeunes qui vont grandir.

Nicolas S. :

Avant d’arriver à la ronde, comment tu sensibilises l’équipe de gens qui les entourent et qui décident, comment entres-tu en contact avec eux ? Qu’est-ce qui fait que à un moment, ce sont eux qui viennent te chercher en disant : « Giacomo (ou le Cra.p) on a besoin de vous » ? Quelles relations tu construis, parce qu’il y a là aussi une histoire à long terme ?

Giacomo S. C. :

La plupart du temps on fait un peu de pub, enfin peu de pub, les mairies ont été peu sollicitées. Alors il n’y a pas de hasard, il y a des moments comme ça où on est venu nous chercher au moment où des choses étaient en train de se mettre en place. Il y a quelques années, dans le cadre de l’Orchestre National Urbain, j’ai rencontré un musicien intervenant – Lucas Villon – qui est dumiste au CRR de Lyon, que j’avais eu au CFMIi quelques années auparavant et qui m’avait dit : « Oui, j’aimerais bien travailler avec toi ». C’est le seul en vingt ans de CFMI – j’y suis intervenu pendant vingt ans, à raison de quatre jours par an – c’est le seul qui est venu me voir et qui m’a dit : « Je veux monter un atelier avec les mômes dans un quartier, pour faire du hip-hop, si cela correspond à leurs souhaits ». À ce moment-là je travaillais à fond sur l’Orchestre National Urbaini et sur ces questions-là. Je lui ai proposé d’entrer en formation au Cra.p. Le conservatoire lui a payé deux ans de formation ici, parce qu’il n’était pas pointu sur les pratiques dans les quartiers et sur les ateliers d’écriture. Donc il est venu me voir car il avait le projet de monter un atelier hip-hop à la Duchère et il m’a dit : « Je viens te voir parce que j’ai besoin de toi, est-ce que tu peux m’aider ? » Donc cela s’est fait comme ça, et il y a plein d’endroits où on nous a appelé pour tenter de régler de gros problèmes. Comme par exemple il y a pas mal de temps au collège Morel, place Morel à la Croix-Rousse. La documentaliste nous avait appelés, pour trouver des solutions parce qu’il y avait une scission sociale assez délicate dans ce collège : tu avais les blancs d’un côté et les arabes et les noirs de l’autre et ça se foutait sur la gueule du matin au soir. Elle a eu l’intelligence de se dire qu’elle allait trouver des gens pour monter un atelier hip-hop en musique rap et en danse aussi, et donc on a travaillé pendant plus d’un an là-bas. Ce sont des demandes comme ça qui nous permettent de mener une réflexion après coup, de se dire, voilà, on a vécu ça, qu’est-ce que ça donne, même sur un plan sociologique, comment ça évolue ? La plupart du temps, sur toutes les actions qu’on a mené, on a été appelé, ce n’est pas nous qui avons sollicité les institutions.

CFMI pour Centre de Formation des Musiciens Intervenants à l’école, qui propose différentes formations permettant de travailler dans les domaines de l’éducation artistique et culturelle, et de l’action artistique auprès de différents publics, notamment dans les champs social et sanitaire.
Nicolas S. :

À la Duchère, c’est Lucas qui vient te voir, mais as-tu aussi une analyse des gens qui l’entourent pour décider que cela vaut le coup d’y mener une action ?

Giacomo S. C. :

En fait, nous avons reçu un appel de la ville de Lyon qui nous a dit qu’il y avait de gros problèmes à la MJC Vergoin du 9ème arrondissement à Saint-Rambert. Ce sont carrément les politiques qui nous appellent aujourd’hui, qui nous disent qu’ils ont besoin de nous pour éteindre le feu là-bas, ils nous demandent de mettre en place des choses. En l’occurrence, pour l’histoire de la Duchère, c’est Lucas qui a fait le premier pas. On a rencontré une des responsables de la médiathèque-bibliothèque du 9ème, très engagée aussi là-dedans et il y a eu un tour de table avec d’autres responsables de la ville, avant d’entamer le travail. Pour moi, quand il y a un tour de table, s’il n’y a pas derrière le projet des réflexions politiques assez fortes, je ne marche pas. Cela veut dire que je ne veux absolument pas faire ce qu’on nous a fait faire il y a plus de 25 ans quand ça brûlait de partout, des actions ponctuelles pour calmer, pour éviter que les gens brûlent des bagnoles. Cela c’est fini. Quand on a rencontré les gens à la Duchère, nous avons exigé qu’on travaille sur le long terme : non pas sur un an, mais sur 3, 6, 9, 12, 15 ans. Même si ce n’est pas nous qui allons porter le projet, il faut qu’on puisse créer une équipe pour qu’elle se saisisse de ce qu’on a mis en place et pour qu’elle puisse continuer. Ce sont des décisions qui sont prises avant même d’arriver sur la ronde des loopers, c’est bien avant, c’est vraiment la préparation, avec les élus et avec tout le monde. En fait, j’hésitais un peu à contacter ces gens-là, mais c’est simple de le faire, tu les appelles et puis tu exiges qu’il y ait tout le monde autour de la table. Et ils se bougent quand même, et après c’est bien, parce que, il y en a qui adhèrent, il y en a qui n’adhèrent pas, mais au moins on peut discuter avec eux. Voilà comment s’est passée la préparation avant le commencement du projet. Il y a toujours une réflexion qui doit être menée avant d’entamer quelque chose par rapport au problème qui est posé. Ce n’est pas comme dans le cas d’une master class où on vient, on fait un truc super et on repart aussi sec, sans aucune réflexion ni avant ni après, c’est de la consommation directe, pour moi ce n’est pas intéressant. La réflexion que nous menons avant tout projet, porte sur la question de qu’est-ce qu’on pourrait mettre en place avec un public déterminé, qui la plupart du temps a été empêché. Rarement on est arrivé dans un lieu où tout était confortable. Si les personnes du lieu ne comprenaient pas ce qu’on amenait, le lien ne s’établissait pas avec elles. Je crois aussi que ce qui nous donne de plus en plus de travail aujourd’hui c’est qu’il y a moins de confort partout. Il faut trouver un équilibre pour arriver justement à fédérer. Quand on arrive à la ronde des loopers, en fait c’est très simple : on est arrivé.

Nicolas S. :

Et le temps entre le moment où Lucas te dit « J’ai envie de faire ça » et le moment de la ronde des loopers c’est quoi, c’est un an, un an et demi ?

Giacomo S. C. :

Non, c’est plus vite que ça, c’est très vite, on est quand même sur de l’émergence rapide là, il faut faire vite.

Nicolas S. :

Il faut faire vite mais il faut prendre contact avec la bibliothécaire qui est intéressée, et que vous arriviez à faire en sorte qu’il y ait le tour de table dont tu as parlé ?

Giacomo S. C. :

C’est trois ou quatre mois. Il y a cette première réunion avec deux ou trois personnes, et puis après ils comprennent et donc ils peuvent faire l’interface avec les autres. Parce que c’est des histoires d’interfaces, tu n’appelles pas directement un élu en disant qu’il faut qu’on se voie, cela ne marche pas comme ça. En fait, tu as besoin des interfaces qui conseillent aux gens et disent qu’il faut qu’ils nous rencontrent, parce qu’il y a un projet intéressant qu’on veut monter avec eux. On voit bien que c’est comme cela que ça marche. Aujourd’hui on a dépassé un peu ce stade, parce que on est labellisé par le Grand Lyoni, c’est-à-dire qu’on a une étiquette de reconnaissance qui a mis trente ans à s’établir. La pertinence d’un projet ne dépend pas simplement du fait que je vienne faire jouer et puis faire une ou deux master classes, mais c’est : quelles continuités, quels processus on met en place pour que les gens s’emparent du projet. Le projet à la Duchère est l’exemple pour nous le plus intéressant, on le voit à la manière avec laquelle ces jeunes-là s’en emparent et surtout quelle place on leur laisse. Parce que la plus grosse bataille quand tu es sur un site comme ça, c’est d’arriver à faire comprendre à ceux qui y travaillent et qui sont en poste qu’ils laissent de la place aux jeunes qui viennent y faire des choses.

Le « Grand Lyon » est le nom de la Métrople de Lyon, collectivité territoriale créée le 1er janvier 2015 en fusionnant la Communauté urbaine de Lyon et une partie du Conseil général du Rhône (59 communes, env. 1,4 million d’habitants).
Jean-Charles F. :

Peux-tu développer cette idée de création collective, démocratique. Comment cela se passe-t-il réellement ? Quels sont les dispositifs ?

Giacomo S. C. :

C’est très simple : on est huit, parfois dix, avec chacune et chacun une discipline bien précise, avec un projet. Alors une concertation est nécessaire pour que ce ne soit pas une simple consommation, avec chacun ou chacune faisant ses trucs dans son coin, il faut établir des liens entre toutes les disciplines.

 

c. Instruments construits spécialement. Le spicaphone.

Giacomo S. C. :

En arrivant sur les sites, on constate qu’acheter un instrument c’est quelque chose d’impossible. Beaucoup refusent de faire de la musique parce qu’ils pensent ne pas pouvoir le faire pour des raisons financières. Dans mon atelier, je peux avoir un quart d’heure avec des mômes à travailler avec les instruments présents : on est dans une phase d’éveil, de rencontre ; on n’est pas vraiment dans un apprentissage de la musique, il ne s’agit pas de cours de musique, c’est seulement la possibilité d’être avec un instrument, avec un micro, avec un looper, de rentrer une boucle et avec tout cela de faire son propre truc. Je leur fais voir ce qu’on peut développer avec plusieurs instruments que j’ai moi-même construits. Si j’ai cinq participants ou participantes en face de moi dans un espace-temps, chacune ou chacun va pouvoir créer quelque chose. Je leur dis : « Voilà cet instrument je l’ai construit comme ça, ça marche comme ça, ça a cette fonction là, vous pouvez vous en servir comme ça. » Je les fais jouer sur ces instruments et à partir de là on crée quelque chose.

Par exemple, j’ai construit un spicaphone, c’est un instrument très simple à une corde. J’adore jouer avec ce genre de choses, parce que de toute façon je ne me considère pas comme un guitariste. C’est une posture d’être guitariste, tu fais partie d’une famille, et si tu ne te branles pas à 150 000 km à l’heure sur le manche, tu n’es pas guitariste. Je n’aime pas le côté « héros » de la guitare. Donc je me suis dit que j’allais mettre une seule corde, ainsi je ne serais pas comme les autres et avec un bout de bois encore moins. Et puis ce bout de bois, c’est une cuillère à polenta c’est encore pire. Les gens se demandent qu’est-ce que c’est que ce truc-là, je leur démontre que, en fait ça marche. Et quand ils me disent qu’ils ne peuvent pas s’acheter de guitare, je leur dis « non » : on peut prendre n’importe quelle branche en bois pour s’en fabriquer une. Il est question que je retourne au Maroc pour fabriquer plein de ce genre d’instruments. J’ai l’intention de monter des orchestres à six cordes par exemple Mi La Ré Sol Si Mi, comme celles de la guitare, avec six personnes, chacune jouant une seule corde.

Quand tu prends une batterie, tu la démontes et six personnes peuvent jouer. Cela permet de revenir à des choses plus intéressantes liées à la création collective et au jeu ensemble. C’est surtout de se dire que si je mets un môme avec un truc comme ça dans les mains, il joue tout de suite. Si je lui mets une guitare à six cordes, il ne joue pas, il faut que je la trafique, il faut que je la lui mette sur les genoux et qu’il prenne des baguettes pour taper dessus, parce qu’il n’y a que comme ça qu’il se sent à l’aise, parce qu’il y a trop de cordes. Avec le spicaphone il n’y a qu’une corde : « Regardes tu peux faire toum toum toum rien que ça, ou Tooum Tooum Tooum tout bêtement sur les temps ». Et ça y est, ça démarre. Cet instrument ne coûte que sept euros. Ces types d’instruments, on dit entre nous qu’ils sont « crados », en retournant le sens de ce mot !

Je joue avec cet instrument en trafiquant plein de trucs, par exemple, je joue avec un archet de violoncelle. Je leur fais aussi voir qu’en fait, avec un instrument comme ça à une corde, tu peux aussi créer de la matière sonore. On peut aller jusqu’à créer des choses avec des moyens électroniques différents de ceux de la synthèse. Ils sont très attirés par ça, ils se demandent d’où sortent les sons quand ils me voient jouer. C’est ce qui les intéresse parce que d’un coup ils se disent que c’est possible de le faire. Et à partir du moment où c’est possible, ils adhèrent et ils viennent. C’est une pédagogie qui ne consiste pas à faire tes gammes pendant des heures avant d’être capable d’envisager un projet artistique. C’est une attitude différente : aborder tout de suite la musique, sans passer par cette obligation absolue d’apprendre ses gammes. Après, je ne parle pas de gamme mais de dextérité des doigts : pour être à l’aise, je les fais bosser sur la rapidité d’exécution, pour sentir les doigts sur les notes. Mais je ne leur parle ni de notes ni de gammes, ni de choses comme cela. En fait, ils se construisent eux-mêmes à partir de cette situation. Et après, cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas la présence d’un plan théorique très pointu, puisqu’on les amène jusqu’à l’écriture de textes, parce que tout le monde écrit, sur des carrures rythmiques très précises, c’est du solfège rythmique en fin de compte. On les amène là-dedans, mais pour cela on est obligé de passer par toute une pratique avant. C’est-à-dire qu’on en revient à comment nous-mêmes on a appris à faire de la musique : c’était très punk, tu prenais un instrument que tu ne sais pas jouer, tu t’enfermais dans un truc, tu jouais, et ensuite, après coup, tu abordais la théorie. L’inverse pour moi fonctionne moins bien.

Nicolas S. :

Il n’y a pas que pour toi [rires].

Giacomo S. C. :

Oui je prends l’exemple de ce qu’on a perdu. La pédagogie académique me gêne aujourd’hui, on la trouve même dans le rock. Je suis plus que déçu de voir tous ces jeunes qu’on a diplômés – des jeunes et des moins jeunes – qui refont exactement ce qu’ils ont critiqué pendant des années, je trouve ça absurde. Je me souviens d’avoir rencontré les inspecteurs qui étaient venus récemment au Cefedemi pour une espèce d’audit pour savoir ce que faisaient les musiques actuelles dans un lieu comme ça. Et la première chose qu’ils m’ont dit, c’est qu’ils faisaient un peu le tour de la France parce qu’ils ne supportaient pas de voir les musiques actuelles se comporter comme les musiques classiques avec des partitions dans les groupes de rock. J’avais trouvé ça assez intéressant. Pourtant je ne suis pas contre les partitions…

J’ai construit un spicaphone pour une jeune Kosovar, Aïcha, qui n’avait jamais fait de musique. Je ne sais pas ce qui s’est passé là-bas, au début elle ne parlait pas, elle était là, elle nous adressait à peine la parole. Je lui ai dit : « Tu peux faire toum toum toum toum toum toum toum [mélodie], tu peux faire ce que tu veux, ou tu peux faire toum toum toum toum [régulier et sur une seule hauteur] et rester sur les temps ». Je lui ai expliqué : « On va faire tourner quelque chose et puis tu joues ; et puis tu verras bien ». Très timidement, elle m’a demandé comment faire : je lui ai dit de prendre l’instrument, de taper un rythme, d’essayer de placer une ou deux notes et de voir comment ça pouvait marcher. Tout de suite ça a pris, il y avait un contact direct. Elle a commencé à jouer de cette manière, elle a craqué sur cet instrument, elle a voulu absolument que j’en construise un pour elle, et maintenant elle joue avec. On lui a mis un ampli à portée de main et elle a dit que cela ne produisait plus le même son. Mais elle s’est mise à jouer avec ça, avec l’idée de varier la sonorité. Et plus tard, tout d’un coup on est venu me dire qu’elle s’était mise en plus à chanter alors qu’elle ne savait pas le faire, et que jusqu’ici elle ne parlait même pas. En quatre ans, on l’a vu évoluer et maintenant c’est une leadeuse ! On ne savait pas où elle allait se positionner. Elle a pris position.

J’ai essayé avec d’autres instruments et cela marche moins bien. C’est pour cela que je ne suis pas du genre à construire des maracas avec des boîtes de Coca-Cola en mettant du riz dedans.

Le Cefedem (Centre de formation des enseignants de la musique) AuRA (Auvergne-Rhône-Alpes) a été créé en 1990 par le Ministère de la Culture, c’est un centre de ressources professionnelles et d’enseignement supérieur artistique de la musique. Il forme au DE (Diplôme d’État) de « professeur de musique », équivalent Licence 3.
Jean-Charles F. :

Ce qui me paraît intéressant c’est que le spicaphone est un vrai instrument.

Giacomo S. C. :

Oui c’est un vrai instrument, ce n’est pas que de la bidouille.

 

d. Les résidences

Nicolas S. :

Les résidences se passent pendant les vacances scolaires ?

Giacomo S. C. :

Pratiquement tout le temps. Pour le moment on n’a pas fait de résidence en dehors des vacances scolaires. Le premier jour, quand on arrive, il faut un temps pour s’installer. Comme il y a une personne à la danse, Sabrina Boukhenous, elle va prendre tout le groupe, pendant qu’on installe tout, pour ne pas perdre de temps. À la fin du premier jour, il y a la restitution d’une partie de la danse : le groupe vient présenter ce qu’ils ont fait, et nous, on se présente.

Une fois qu’on est installé, le deuxième jour, on va commencer à réunir les équipes, on va mettre l’accent pendant le deuxième jour sur l’atelier d’écriture, parce que s’ils sont quinze, vingt, on peut faire un atelier d’écriture avec quinze, vingt personnes et faire des sous-groupes à l’intérieur. On peut faire cinq groupes de quatre, avec quatre thèmes différents. Une fois qu’on a quelque chose de solide dans l’atelier d’écriture, on les met tout de suite sur scène, pour qu’il se dégage quelque chose : même s’ils n’ont écrit que vingt phrases, il faut qu’ils nous les sortent. Dès la fin de l’atelier d’écriture on garde de 20 à 30 minutes, pour qu’ils viennent un peu nous présenter ce qu’ils ont fait. Les choses évoluent très vite, du jour au lendemain tu t’aperçois qu’il s’est passé quelque chose.

Et puis après, le troisième jour, commencent les ateliers de musique sur les instruments. On fait une division du nombre de personnes par division du temps et on les fait tourner dans les ateliers. On leur fait découvrir tous les instruments. Ils font le tour complet des différents instruments pour qu’ils puissent tout de suite les toucher et les jouer, comme ça cela les met dans une optique de faire, parce qu’autrement si nous faisons nous-mêmes les extra-terrestres avec nos instruments, ils ne vont pas accrocher, cela ne va pas marcher.

Ensuite ils vont voir le tromboniste, Joël Castaing, il leur fait carrément essayer son instrument. Après, ils vont vers Selim, le violoncelliste, il se passe la même chose, ils jouent et créent quelque chose. En électro, on va faire la même chose en se servant d’un ordinateur pour produire des sons. En batterie, elle va les faire jouer, la plupart du temps elle les fait d’abord jouer librement, et puis après elle leur dit : « Ben voilà, tu peux aussi faire ça, tu peux ajouter ça, ta grosse caisse elle peut être là, et vous pouvez jouer à deux. » Et puis d’un coup, comme on a cet instrument à une corde, le spicaphone, avec un son de basse, alors on peut faire un lien entre la basse (le spicaphone) et la batterie. Il y a aussi un atelier de techniques vocales, avec Thècle, une chanteuse lyrique, beat-boxeuse, qui fait aussi de l’électro. Finalement, Sébastien Leborgne (plus connu sous le nom de Lucien 16S) les prend en atelier d’écriture. Pendant une semaine, on leur fait voir un petit peu tout ce qu’il est possible de faire.
Voilà comment cela fonctionne. C’est la façon de procéder quand on les reçoit pour la première fois.

Tous les ateliers se rejoignent à la fin de la période, on essaie à chaque fois d’avoir entre 3/4 d’heure et 1 heure sur le dernier moment, au moins, disons, sur une semaine, au bout du troisième jour. On les fait monter sur scène, par petits groupes et on leur dit : « Eh bien, voilà ! Jouez ! » On les laisse jouer. Au départ c’est un beau bordel, mais le bordel c’est important, parce que tout d’un coup cela se structure. Après, on leur dit : « Si par exemple on parle d’une mesure à quatre temps, à cinq temps, à sept temps. Vous êtes sept, on fait du sept temps. Vous prenez un temps chacun ». Ils ont chacun un instrument, c’est très simple, cela crée une structure et puis deux personnes se rajoutent avec des textes, c’est ainsi que cela se met en route. Tout se met en place, c’est alors que tout à coup on leur dit : « Paf ! Moment d’improvisation ! » Ils improvisent librement et ensuite on définit un cadre pour leur improvisation. C’est ce que je fais depuis des années, des choses très simples. Mais ces choses très simples sont le moyen de structurer le groupe ; tout d’un coup ils jouent et y trouvent un intérêt. Tous les jours on les fait jouer et à la fin de la semaine, il y a un concert. Ils jouent avec un parterre plein, à la Duchère, sans prétention. Par exemple, je me rappelle, il y avait une salle pleine avec le délégué du préfet et d’autres mômes issus de quartiers très perturbés. Ce qu’on fait avec l’Orchestre National Urbaini, ce n’est pas toujours simple pour eux, je pensais qu’ils allaient nous brûler ! Eh bien, non, ça c’est très bien passé. Les mômes qu’on fait jouer, on ne leur en met pas plein la tête, en leur disant « Ça y est, vous êtes des stars », ce n’est absolument pas le cas. On leur explique plutôt que c’est un métier. On parle beaucoup avec eux, on les accompagne, on les amène à se mettre en situation, on les implique, et c’est pour cela qu’après on les revoit. Et donc, à la Duchère, cela fait la quatrième année qu’on les voit. Tout cela se fait avec très peu de matos qu’on leur laisse pour qu’ils l’utilisent entre nos interventions. On fait aussi en sorte que les responsables de la MJC se débrouillent pour avoir du matos aussi pour les gamins, pour que toute l’année ils puissent disposer d’un local et venir y travailler. Et là, il y a des animateurs qui commencent à les aider. Alors, c’est bien qu’ils les aident, à condition de ne pas trop les aider et de ne pas les détourner de leur développement personnel. C’est pour cette raison que les animateurs qui en font la demande, peuvent venir ici, pour se former, ou plutôt pour se déformer, pour ne pas qu’ils formatent une fois de plus des mômes qui ont des choses à dire et qui, eux, sont la musique de demain.

 

e. Les ateliers d’écriture

Jean-Charles F. :

Et il y a des ateliers d’écriture de texte. Peux-tu parler de leur importance dans le dispositif ?

Giacomo S. C. :

Eh bien, l’importance, elle est à plein de niveaux. Cela veut dire déjà « écrire ». Dans les nombreux ateliers d’écriture qu’on organise, on s’aperçoit de plus en plus que les gens ne maîtrisent pas le simple acte d’écrire. Les mômes encore moins. Les textes n’ont pas forcément à être rythmés, ils font ce qu’ils veulent. S’ils veulent lire leur texte sur une voix parlée, c’est possible. Je ne parle pas de rap, ni de slam, mais de spoken words, mots parlés, un point c’est tout. Après, si cela devient rythmique, c’est un choix qui leur appartient. Mais pour ceux qui le souhaitent, on leur apprend aussi comment on peut mettre en boucle un texte : si par exemple, quelqu’un dit : « Mes phrases j’aimerais qu’elles sonnent comme ça », alors, on détermine le nombre d’espace-temps, et si c’est du quatre temps (ou du cinq ou d’autres nombres), comment on travaille sur du quatre temps (ou d’autres nombres de base). La fonction de l’écriture, pour moi, va plus loin que ça. Ce sont des ateliers d’écriture collective, donc, du coup, il y a une réflexion commune à travers les discussions sur un thème choisi par les participants. Et là, il y a forcément des gens qui ne sont pas d’accord entre eux et c’est ça qui est intéressant. C’est par la discussion que l’atelier commence : on se met à parler de quelque chose, on essaie de déterminer quelles sont les raisons pour en parler, cela peut partir en vrille, puis cela se calme, il y a des échanges d’idées et puis tout d’un coup il y a une réflexion commune. Mais nous, on ne fait rien là-dedans. C’est dire que la réflexion doit se passer entre eux. Nous on est simplement là pour être les garants du temps : après avoir assez débattu, à un moment donné il faut se mettre à l’écriture. On leur donne des techniques d’écriture, on voit comment cela se passe au niveau de la syntaxe et de la recherche du vocabulaire. On sent très bien que l’écriture permet de développer chez la personne une structuration sociale. On le sent surtout dans ce type d’écriture, parce qu’on n’est pas dans une représentation de l’écriture détachée des réalités sociales. Pour moi, l’effet bénéfique de cette activité est de 100%. Et après, se pose le problème de comment dire le texte sur la scène – je vais plutôt appeler cela de la poésie sonore avec de la déclamation de texte. Qu’est-ce qu’ils en font ? Rythme ou pas rythme, cela n’a aucune importance. Il faut simplement qu’ils ou elles puissent s’engager dans un projet, dans un espace-temps. On leur dit : « Voilà, vous nous présentez quelque chose ». Et c’est à eux de faire leur propre montage, la relation entre ce que le texte raconte, le contenu de la réflexion, le choix de la musique, etc.

 

f. L’organisation de la première résidence

Nicolas S. :

Pourrais-tu décrire le premier moment du premier atelier ? Il me semble qu’il y a presque trois profils de personnes extérieures, avec les huit ateliers. Du coup, c’est quoi le parcours possible pour une de ces personnes ? Qu’est-ce qui fait qu’à un moment elle entre dans le lieu et qu’est-ce qu’elle y fait quand elle arrive ? Et après il y aurait la même description vis-à-vis du coup de l’un de vos huit membres de l’Orchestre National Urbaini : qu’est-ce que vous faites, vous, avant, pendant et après ? Est-ce qu’il y a les huit ateliers en même temps ou pas ? Et puis après, pourrais-tu décrire ce que fait une personne travaillant dans la structure d’accueil, mais qui n’est pas un de vos huit ou de ce que fait le public qui vient participer ?

Giacomo S. C. :

Tu te rappelles ce que tu viens de me dire là ?

Nicolas S. :

Ouais. [rires] Du coup, peut-être le plus facile : est-ce que les huit ateliers ont lieu en même temps, par exemple ? Comment cela se passe au début ? Vous êtes là les huit, là, tout le temps ?

Giacomo S. C. :

Il faut toujours s’adapter au contexte, c’est-à-dire qu’on ne peut jamais prévoir que de telle heure à telle heure tout le monde va intervenir au même moment. On est tout le temps là en tant que groupe. On ne prend les enfants que deux heures par jour, mais nous, après on travaille à temps plein de 9 heures à 18 heures. À l’intérieur de ce temps-là, on prend deux heures pleines pour les enfants, et après c’est selon leur famille à eux. Parce qu’il faut prendre en compte le fait qu’ils ont peut-être une animation : s’ils ont une animation foot l’après-midi, eh bien on les prend le matin, ou bien l’inverse – je dis foot ou autre chose. Tout le monde est là tout le temps, parce que ce qui est important c’est que le tromboniste ne soit pas simplement centré sur son biniou et qu’après il ne comprenne pas ce qui se passe. Il y a une relation constante entre les membres de l’encadrement, cela veut dire que tout le monde tourne tout le temps. Mais il y a un moment où il faut fixer les choses aussi. Il faut qu’ils passent vraiment partout, même s’ils ne sont pas attirés par un endroit. On leur fait comprendre l’importance que peut avoir cet instrument particulier, par exemple, dans un groupe comme l’Orchestre National Urbain et quel rôle il y joue. Qu’on aime ou qu’on n’aime pas, il faut en passer par là. C’est comme les enfants qui viennent et qui disent : « Mais moi je ne veux être que derrière un ordinateur pour faire des instrusi. » On dit : « OK, mais il faut que tu comprennes comment un texte se met en place, pour que tu puisses composer de la musique pour des gens qui font du texte », et là tout d’un coup ça fonctionne. J’ai un exemple récent, à la Duchère, d’un jeune garçon qui avait du mal à faire son texte sur scène : on a beaucoup discuté, on l’a mis en confiance, la deuxième fois c’était déjà mieux. Mais après il s’est retrouvé derrière les machines sur un pad à envoyer du son, et là il était super à l’aise ; quand il est revenu au texte, ça l’a complètement libéré. Ils ont tous cette polyvalence-là. C’est-à-dire, on veut qu’ils tournent. Parce que dans les rapports entre le texte et les autres sons, on parle d’interaction, on ne parle jamais d’accompagnement. Parce qu’on n’accompagne pas le texte, on interagit avec lui, c’est de l’impro. Donc, avec celui ou celle qui est au texte, il y en a quatre ou cinq qui font l’interaction. Après avoir laissé passer un ou deux textes, il ou elle se retrouve à la musique. L’un est au service de l’autre tout le temps, et je pense que ça c’est très important, pour ne pas commencer à dire qu’on a un groupe de chanteuses/chanteurs ou de musiciens/musiciennes. Non, tous doivent avoir une polyvalence assez forte.

On va dire que la plupart du temps, ils sont partants. Rarement on a eu des mômes qui n’avaient pas envie de faire un truc. Mais il y a aussi ceux qui ne savent pas au départ ce qu’ils veulent faire. Par exemple, Aïcha, dont j’ai déjà parlé, qui ne parlait pas au début. Et puis certains d’entre eux ne veulent faire qu’une seule chose et d’autres au contraire veulent tout faire.

Sons électroniques qui accompagnent un texte comme dans le rap.
Nicolas S. :

Pendant les ateliers, est-ce que vous travaillez dans des salles différentes, ou bien êtes-vous toujours dans le même lieu dans lequel le son se mélange ? Quand vous travaillez sur de l’électronique, et toi avec le spicaphone, vous êtes dans des salles différentes ?

Giacomo S. C. :

Oui. Ou alors quand ce n’est pas trop sonore, il est possible de travailler dans le même espace. Il y a aussi des ateliers qui peuvent se rejoindre. Par exemple, dans l’atelier de danse il peut être intéressant d’avoir la présence des musiciens qui participent à l’atelier rythmique, il peut y avoir cette relation-là. C’est que tout dépend de l’espace, parce que si tu vas dans un lieu où tu as assez d’espace, tu vas pouvoir organiser les choses à ta guise, et si tu n’as que deux pièces, il va falloir que tu combines avec. Cela veut dire que le montage des ateliers se fait en fonction de l’espace. Selon le lieu, il n’est pas toujours possible d’avoir les huit intervenants en même temps.

Nicolas S. :

Et vous, vous êtes sur scène avec eux pour les accompagner ?

Giacomo S. C. :

Non, non, on ne joue pas, on ne les accompagne pas, ce n’est pas le but, c’est eux qui jouent. On me dit tout le temps : « Ah mais cela serait bien que vous jouiez avec eux. » Je réponds : « Non, c’est eux qui jouent ». C’est le plus important pour eux. C’est à eux de prendre l’initiative. Voilà, on sait faire, mais c’est à eux de faire, ce n’est pas à nous. Je tiens vraiment, et je le dis toujours à tout le monde, « Vous ne jouez pas pour eux, vous les laissez, c’est à eux de prendre des billes ». Après il y a une négociation aussi avec les gens que j’embauche dans l’Orchestre National Urbain, c’est de savoir s’ils sont prêts à partager leur biniou. Mais ça, c’est une autre histoire.

Nicolas S. :

Tu considères que sur les deux heures dans une journée, il y a une heure d’atelier et une heure de travail en grand groupe ?

Giacomo S. C. :

Oui, on les prépare surtout à jouer. Pour moi, je fragmente le truc : le premier jour, après l’atelier de danse, c’est une réunion du grand groupe, on leur fait voir qui on est et ce qu’on fait ; le deuxième jour ils commencent à nous présenter quelque chose par rapport à l’atelier d’écriture et le troisième jour, eh bien, ils commencent à jouer vraiment, c’est-à-dire ils sont vraiment tous en situation réelle. À partir de là, quand on en a beaucoup, on ne va pas avoir un groupe de 8-10 sur scène, ça ne sert à rien dans un premier temps, mais on va former des groupes, des trios, des quartets, et ensuite cela se mélange. Le vendredi, on les prépare vraiment à présenter quelque chose sur scène, on leur parle d’une balance aussi. Il ne s’agit pas seulement de jouer, de créer un morceau, c’est aussi comment on réalise une balance, comment travailler avec une personne qui est à la sonorisation, comment travailler avec une personne qui est aux lumières. On ne parle pas de coach scénique, genre « je me mets comme ça ». Nous sommes absolument contre cette idée. Ils sont très libres de leurs postures. Et c’est pareil pour la danse : on ne leur fait pas faire de la danse pour qu’ils dansent, mais pour qu’ils prennent conscience de la réalité de leur corps, parce que on leur fait bien comprendre que c’est le corps qui produit la musique, que quand ils jouent, il faut avoir conscience du corps. Mais ce n’est pas pour en faire des danseuses et des danseurs, absolument pas. Ce n’est pas ça. C’est : surtout le corps à cet âge-là, qu’est-ce qu’on en fait ? Pour libérer vraiment un tas de stress. Et puis il s’agit aussi de la conscience du rythme, parce qu’on est sur des musiques très rythmiques.

Nicolas S. :

Du coup tu décrivais deux heures, mais je suppose que le vendredi, ils ne sont pas là que deux heures ?

Giacomo S. C. :

Non, ils viennent plus tôt. Mais ils sont tout le temps là, hein ! Quand nous on est là, ils sont dans d’autres pièces, ils travaillent de partout. À la Duchère par exemple ils passent autant de temps dans d’autres pièces où ils bossent. Parce que maintenant le truc est en route, et nous on les prend deux heures.

Nicolas S. :

Pendant la résidence, ils faisaient quoi les gamins quand ils n’étaient pas avec vous pendant ces deux heures ?

Giacomo S. C. :

Ils bossaient dans plein d’autres pièces, ils répétaient ce qu’ils avaient commencé à travailler avec nous. Ils ne sont pas tous là de 9 heures à 18 heures, parce que tu en as qui avaient des activités sportives ou d’autres choses. Mais il y avait tout de même un petit noyau qui était tout le temps là sans qu’il y ait d’obligation. Ils sont libres. Pour cela, il faut tomber sur des directeurs de lieux qui ont une ouverture d’esprit, et de dire qu’on ne va pas compartimenter nos activités culturelles en disant aux jeunes de ne venir que de telle heure à telle heure. La porte reste ouverte et puis si les salles ne sont pas occupées – de toutes façons ce sont des espaces tellement grands à la Duchère – ils peuvent travailler tranquillement. Et puis, en fin de compte, il n’y a pas tellement d’activités pendant la journée. Parce que tu as un espace de théâtre et des choses comme ça, où cela s’adresse à des adultes qui ne viennent que le soir.

Nicolas S. :

Et tu parlais des moments où l’on discute beaucoup avec eux. Pour ces conversations, comment ça se désorganise et ça s’organise ?

Giacomo S. C. :

On va s’asseoir avec eux. J’ai le souvenir d’un jeune garçon qui est arrivé qui avait un texte très virulent qui n’était pas de lui en fait. Il était dans une représentation de ce qu’il voulait faire. Un peu hardcore, mais rap hardcore, mais dans tout ce qu’il disait, on sentait que cela ne venait pas de lui. Donc, je lui ai rentré dedans. C’était un clash assez dur. Le lendemain il est venu et il m’a remercié, parce qu’il a dit : « Oui, en fin de compte, j’ai compris… » Parce que je lui avais dit : « Là ce n’est pas toi, il faut que tu écrives ce que tu es toi ; là tu te caches derrière une personne, donc on ne te verra jamais ; si tu veux être toi-même, il faut être toi-même. » Voilà une discussion intéressante, parce que, quand on arrive et qu’ils sont bourrés d’illusions sur « c’est quoi la musique, c’est quoi faire de la musique… » C’est la fausse idée que la réussite est obligatoire. Ce n’est pas vrai. Une fois de plus on est en face d’un fossé entre les réalités du métier et l’idée qu’ils ont du star système, de la « star académie » et j’en passe, toutes ces conneries-là qui ne nous font pas du bien. Quand on arrive, on leur dit : « Ben non, ça ne se passe pas comme cela ». Quand j’arrive avec un bout de bois pour jouer avec, eh bien, ils éclatent de rire, ou des boîtes de conserve, ils sont morts de rire. Après quand je joue, ils rigolent moins. Ces discussions sont là pour donner du sens aux actions. Et si toute l’équipe est là, c’est pour les aider et pour les élever dans un truc un peu plus intéressant que ce que les médias leur font croire. Enfin, surtout ceux qu’ils regardent et qu’ils écoutent. Heureusement ce n’est pas le cas de tous les médias. Ce sont des discussions qui sont longues et intéressantes, et cela nourrit complètement la réflexion, sans avoir recours à une espèce de diktat guru et de dire que les choses doivent être absolument comme ceci ou cela. Il s’agit plutôt de dire : « Si tu veux être toi-même, ce n’est pas comme cela que ça se passe. » Voilà, cela fait partie des discussions. Et aussi il y a des discussions sur des attitudes, comme par exemple les relations entre les garçons et les filles. On parle même sur l’homosexualité. Quand on dit qu’on ne parle pas de sexe, on va tout de même pouvoir dire que l’homosexualité existe et que ce n’est pas un crime. Il y a des petites choses comme ça sur lesquelles on doit parler. On parle aussi de drogues. Cela veut dire qu’on est dans un paysage où partout il y a de la drogue et puis ce n’est pas de la bonne drogue, c’est de la merde, quoi ! Parce que maintenant il commence à y avoir du crack dans tous les coins. Et puis, pire que ça, il y a une autre merde de crack qui est en train d’arriver et c’est eux qui vont en être les victimes. Donc nous faisons aussi de la prévention. Moi je bosse beaucoup là-dessus. Et ce sont des discussions qui me semblent autant importantes que de faire de la musique. Et là on assume ce rôle-là. Mais si tu ne prends pas ce rôle-là, qu’est-ce que tu vas obtenir ? On ne va pas en faire des bêtes à faire de la musique et puis ensuite tu leur enlèves la partition, et c’est : plus rien ne marche. Il faut aller plus loin. Moi je n’ai pas de partition, je n’en ai pas, il n’y en a pas [rires]. La discussion ne se prépare pas, elle se fait au fur et à mesure des besoins, comme quand, tout d’un coup, on a un enfant qui va arriver perturbé pour X raisons. Ou bien au contraire, parce qu’ils ne sont pas que perturbés, tu as un gamin qui peut arriver avec une pêche pas possible, il a réussi quelque chose, eh bien on va en discuter, on va en faire part à tout le monde. Et puis tu as une ou un autre qui a un gros problème, un gros souci, alors on va en parler. De toutes façons on ne dit pas : « Non, non, attendez, on n’est pas animateur social ». Je ne sais pas ce que cela veut dire, ça. Donc, il faut être un petit peu à l’écoute et au service aussi des gens qui sont en face de soi. Je pense qu’on n’est pas dans une situation de donner un cours. On ne va pas faire une demi-heure de cours et puis on rentre chez nous, ce n’est pas comme cela qu’on voit les choses.

Nicolas S. :

On reprend l’historique. Donc, la ronde des loopers, les ateliers le mardi après-midi avec Lucas, l’intervenant extérieur rémunéré par le CRRi de Lyon. Lucas, qui ne fait pas partie de l’Orchestre National Urbain, quel est son rôle ?

Giacomo S. C. :

Il est là pendant la résidence parce que, lui, il encadre tous ces enfants. Il fait l’intermédiaire et il assure la continuité – parce que si on les a une fois par an dans une résidence on ne les verra pas tout le temps – en développant des choses avec eux. Entre la première et la deuxième résidence, une période d’un an, ils évoluent, ils continuent. C’est-à-dire qu’on a invité les enfants à venir ici au Cra.p, c’est Lucas qui les a amenés, à faire un travail avec d’autres groupes de leur âge ici pour les programmer dans le « festival Crapul au Kraspek » (Carrefour des Rencontres Artistiques Pluriculturelles Urbaines de Lyon), c’était la première fois qu’ils allaient jouer, ils descendaient de la Duchère. Alors ce qui était fabuleux, c’était – là j’aurais aimé avoir tous les politiques présents – c’était d’avoir des femmes voilées, leurs parents qui sont venus au Kraspek, c’est quand même pas mal. Et là ils ont joué. Mais ils ont joué un vrai projet, cela n’a pas été : « Ah ! entre les petits arabes de notre quartier et puis des violets, des oranges, de toutes les couleurs, on fait un truc ». Non, ce n’est pas cela. C’est : ils se sont pris la tête pour faire une création ensemble, d’accord, et après ils se sont retrouvés sur scène à flipper et à dire : « Eh bien, on est dans un lieu, on comprend pas trop c’te boîte à sardines ce que c’est… » C’était noir de monde devant, et tout d’un coup ils ont joué. Et là ça été frrrrt, le truc… Et le rôle de Lucas a été de réfléchir à comment se passe l’interaction avec les jeunes d’ici et les siens, comment nous, de notre côté, on fait travailler les nôtres ; et comment lui de son côté fait travailler les siens pour que cela se rejoigne. Et donc, voilà comment cette recherche est menée. Pour moi, c’était complètement réussi. Et cette année, pendant le festival Crapul au Kraspek cette semaine, ceux qu’on a eus de la Duchère vont jouer le dernier jour. Ils vont jouer avec des têtes d’affiche d’anciens étudiants, par exemple Balir qui a trente-sept ou trente-huit ans, qui est arrivé à Cra.p, quand il avait quinze ans, et qui a un parcours maintenant, donc je l’ai appelé et il a accepté de jouer. L’idée de faire venir un mec comme ça, qui est connu dans ce milieu-là au niveau des jeunes, c’est aussi ne pas leur donner d’illusions, mais de faire voir qu’en fait on peut y arriver. Ce lien-là me paraît important pour que dans le temps, cela ne s’épuise pas. Ce qui m’intéresse, c’est de faire venir l’année prochaine ici par exemple Aïcha et toutes ces jeunes filles qui ont grandi, pour qu’on leur offre une formation (elles n’ont pas les moyens d’en payer une) : 1er, 2ème, 3ème cycles, comme on fait avec tout le monde, après les faire entrer en DEMi – s’il n’y a plus de DEM tant mieux, parce que ça, cela commence à me fatiguer – de voir à quel niveau elles vont arriver avec un vrai groupe dans lequel elles vont jouer et pourquoi pas entrer au Cefedem, se présenter pour avoir une formation diplômante et sortir avec un DEi. Ceci afin qu’à leur tour dans le quartier, elles puissent redévelopper des choses en lien avec le conservatoire. Ainsi, enfin, on va pouvoir faire travailler des jeunes issus d’une cité. Une cité comme la Duchère où aujourd’hui – je le rappelle et vous pouvez garder l’enregistrement et le dire très fort – les musiques actuelles amplifiées sont une catastrophe, parce que des gens ont mis un monopole sur un lieu, et personne ne va dedans et aucun citoyen de la Duchère n’y va. Voilà, c’est un peu cette lutte-là que je mène… si j’arrive à le faire avant de me faire tuer…

Le DEM (Diplôme d’Études Musicales) s’obtient à la fin d’un enseignement initial dans un établissement d’enseignement spécialisé de la musique.
Le DE (Diplôme d’État) de « professeur de musique » dans l’enseignement spécialisé (les conservatoires mais pas uniquement). Il est équivalent à une Licence 3., pour enseigner dans un établissement.

 

III. Cra.p, Centre d’art

Giacomo S. C. :

Le Cra.p est devenu maintenant un centre d’art parce que la façon de travailler y est complètement différente par rapport à ce qu’on faisait avant. Ce n’est plus simplement un centre de formation. Il y a des ateliers dans lesquels les étudiants, les gens et les groupes ont beaucoup d’autonomie. Et puis on a signé des conventions avec des partenaires de diffusion. Donc, tout le monde joue beaucoup, parce que c’est ça qui me manquait le plus jusqu’à maintenant.

Jean-Charles F. :

Faire jouer les gens, pour toi, ce n’est pas de la formation ?

Giacomo S. C. :

C’est peut-être de l’information, ou de la déformation, je ne sais pas, mais on n’est plus uniquement sur des ateliers, même s’ils continuent à être des moments très forts sur une ou deux journées. Ensuite nous mettons à disposition des espaces où chacun doit pouvoir travailler en autonomie. On sent déjà un changement considérable, après trois mois, sur l’engagement. C’est vraiment mieux et puis du coup cela permet aussi de prendre plus de monde.

Jean-Charles F. :

Je pense que tous les enseignements devraient prendre de plus en plus cette forme.

Giacomo S. C. :

Je crois que c’est une évidence maintenant, on voit bien que le reste ne marche pas bien. Enfin ça marche un temps, jusqu’à un certain âge on va dire, des enfants jusqu’à un certain âge, et après ça, ça ne fonctionne plus donc les gens s’en vont et disparaissent.

Nicolas S. :

Tu dis que le Cra.p n’est plus un centre de formation mais un centre d’art. Du coup la pédagogie, la formation, c’est quoi pour toi ?

Giacomo S. C. :

En fait, il y a pour moi deux choses :

  1. Déjà, si on remet les choses en place, moi je ne suis pas prof, je n’ai aucun statut de professeur, je n’ai pas suivi une formation de professeur, de formation de maître ou de quoi que ce soit de ce genre. Il y a plutôt une reconnaissance du travail de partage que j’ai mené. La pédagogie je ne sais pas si c’est ce que je fais. On m’a dit tu fais de la pédagogie mais moi je ne le savais même pas. Il s’agit plutôt de faire de la musique, de faire des choses et de les partager. En fait j’ai perdu cela un petit peu pendant quelques années, en me masquant derrière une espèce d’intitulé, ce n’est même pas moi qui l’ai trouvé. Mais on me disait que j’étais un pédagogue machin et tout ça, et ça devenait un truc un peu trop institutionnel et trop cadré pour moi. Je pense que pour moi et l’équipe avec qui je travaille, cela a perdu du sens dans les actions qu’on a pu mener.
  2. Tout d’un coup, je me considère plus comme un artiste-musicien, mais sans prétention. Cela veut dire que c’est mon boulot de partager des choses, une passion et un travail que je fais plutôt que de mener une pédagogie académique certifiée. Il n’y a pas de certificat de ce qu’on fait, et c’est cela qui m’intéresse, parce que la certification me fait de plus en plus peur quand je vois ce qui se passe dans mon entourage de la pédagogie. Parce que, pendant des années j’ai fait partie des gens qui ont travaillé dans l’effervescence à la naissance des musiques actuelles amplifiées jusqu’à l’ouverture de la formation diplômante et j’ai vu des dérives qui m’inquiètent beaucoup plus aujourd’hui qu’elles ne me confortent. C’est pourquoi je n’ai pas envie de continuer à alimenter ce genre de réflexion ou ce genre de travail. Et là, chaque fois que je vais quelque part (je reviens par exemple du Maroc) et que je rencontre des gens, je joue aussi, donc je fais voir quelque chose de ce que je fais, et je fais jouer beaucoup. L’idée, en fait, c’est de les amener tout de suite dans un projet artistique plutôt que d’un projet où la pédagogie est plus importante que l’artistique. Il s’agit de mettre en situation les personnes mêmes si elles ne sont pas artistes et donc ça change un peu l’approche qu’on a avec les gens, on les perçoit de façon différente.

Il y a deux semaines, j’ai vécu des choses assez étonnantes, j’ai quand même mis tous les gens avec qui je travaillais sur scène, il s’est passé des choses inattendues, pour moi, mais alors encore plus pour eux. Il y avait des gens avec des problèmes psychologiques qui étaient incapables de parler, et le fait de les mettre dans un processus de projet artistique, ça a débloqué plein de choses. Je pense que c’est plus intéressant de le faire comme ça. Si je leur avais parlé de pédagogie, je les aurais enfermés encore plus dans leur problème. Voilà, la réflexion philosophique, elle va plutôt dans ce sens, c’est de dire que ce n’est pas une mutation, mais un retour à quand j’étais bien plus jeune que ça : on était plus, en tant que groupe, à partager des choses, plutôt qu’en tant que pseudo-profs qui font faire des choses. Revenir à ces sources-là, cela me passionne complètement. C’est pourquoi je dis aujourd’hui que Cra.p n’est pas un centre de formation – d’ailleurs cela n’a jamais été le cas, ce ne sont que des intitulés qui se sont imposés à un certain moment, mais en fait c’est faux, ce n’était pas ce qu’il fallait dire – mais c’est un centre d’art, un lieu de rencontre des carrefours artistiques pluriculturels. C’est un endroit ouvert à beaucoup de choses qui ne s’enferme pas sur une spécialisation unique. Je me souviens quand, Jean-Charles, tu disais que Giacomo c’est un mec qui fait travailler des gens en rap mais qui ne fait pas du rap lui-même, et c’est un peu ça, revenir à cette idée qu’on n’est pas dans une spécialisation absolue de la pédagogie, c’est ouvert à plein de choses. De toute façon, on voit bien qu’il y a un recyclage permanent de l’art, et donc il faut éviter de s’enfermer.

Jean-Charles F. :

Juste un point, d’une façon ironique…

Giacomo S. C. :

Oui je t’en prie.

Jean-Charles F. :

Tout ce que tu dis, cela ne concerne-t-il pas la pédagogie ?

Giacomo S. C. :

Peut-être, oui, peut-être que c’est le mot.

Jean-Charles F. :

Ce que tu dis est basé sur une longue expérience qui a été d’une manière passionnée consacrée dans une très grande mesure à la pédagogie. En plus je souscris à 100% avec ce que tu dis.

Nicolas S. :

On souscrit !

Giacomo S. C. :

Oui, mais alors c’est peut-être la déviance du jargon.

Jean-Charles F. :

Eh bien, le jargon, tout le monde en a ! Mais c’est aussi peut-être une question d’institutionnalisation, de l’influence de ceux qui contrôlent les institutions.

Giacomo S. C. :

Mais justement, là, où sont les freins ? Quelle est l’attitude des personnes que tu as en face quand tu leur dis qu’on va les faire travailler sur un projet pédagogique ? Et comment vont-ils réagir quand on leur dit qu’au contraire on va les mettre en situation de se lancer dans un projet artistique ? Quel sera leur ressenti ? Toi, tu as une expérience assez forte là-dedans, donc tu as la rhétorique et la compréhension rapide de la réactivité. Je ne suis pas sûr que des gens lambda, plus jeunes, qui ont moins d’expérience, et qui ne sont pas complètement dans le milieu, aient la même réaction, moi c’est plutôt ceux-là que je touche.

Jean-Charles F. :

C’est évident. Tu ne vas pas commencer par voir les gens et leur dire qu’on va les emmerder pendant six mois avec des ateliers.

Giacomo S. C. :

Oui, mais tu peux aller les emmerder en leur disant d’entrée de jeu que voilà, ils vont d’abord apprendre des choses et seulement après ils vont pouvoir réaliser leurs rêves artistiques.

Jean-Charles F. :

Oui, absolument.

Giacomo S. C. :

Oui, il y a de la pédagogie. Mais moi je n’ai jamais dit que j’étais pédagogue, c’est les autres qui l’ont dit à ma place. Au départ je ne savais même pas ce que ça voulait dire, pour te dire que j’étais quand même assez ignare. Le truc c’est de partager des choses, mais comme je l’ai vécu quand j’étais ouvrier : il y avait des vieux qui m’ont appris le métier, j’étais apprenti ; eh bien je n’avais pas de bouquin et on me disait « Tiens on va fabriquer tel truc, on va te faire voir et tu vas mettre les mains dedans ». C’était très manuel, et j’ai compris plein de choses grâce aux anciens parce qu’autrement je n’aurais pas pu en faire mon métier.

Jean-Charles F. :

Dans les conservatoires on trouve le cas de personnes qui se méfient de la pédagogie et qui mettent l’accent sur le projet artistique à long terme, mais qui disent à leurs élèves qu’en attendant il faut faire des gammes. Il ne suffit pas de dire qu’on va faire d’emblée un projet artistique sans qu’il y ait des dispositifs pour y parvenir.

Giacomo S. C. :

Je dirais plutôt qu’on est là pour aider avec l’expérience qu’on a, parce que l’idée de « former » ça me gêne aussi beaucoup. Il faut aider à faire naître un projet artistique chez une personne, et venant de ce qu’elle est elle-même. Moi, je ne sais pas faire des gammes, parce que je n’ai pas appris cela. Je sais bien qu’il y a des gens qui font ça très bien mais nous, on ne le fera jamais. On ne fait pas de reprise, on ne reprend pas un morceau pour apprendre la musique, moi je n’y crois absolument pas.

Jean-Charles F. :

Je n’ai pas dit tout cela pour impliquer que c’est ce que tu fais, mais pour essayer de pousser plus loin la réflexion sur ce que tu nous racontes et provoquer un débat avec toi.

Giacomo S. C. :

Ma démarche est surtout basée sur le miroir de ce que me renvoie les gens et de ce qu’ils me demandent, et à partir de là de prendre en considération où ils en sont. Cela veut dire que c’est impossible de se construire tout seul, je n’y crois absolument pas, de toute façon ça n’existe pas. Et si aujourd’hui j’ai des outils, et j’ai du boulot beaucoup de boulot dans ce domaine-là et j’en suis assez content, satisfait de ce qui se passe – satisfait je ne le serais jamais assez – c’est grâce à tous les gens que j’ai rencontrés depuis trente ans, c’est eux qui m’ont construit, ce n’est pas moi qui les ai construits, c’est évident. En fait, quand on veut essayer de garder cela, c’est moins confortable, parce que tout d’un coup, quand on fait ce choix, on s’écarte de plein de choses : par exemple on quitte une École Nationale de Musique parce qu’on n’est pas d’accord avec le comportement pédagogique en vigueur, on ne travaille pas avec n’importe qui, on se marginalise complètement, on devient un électron complètement externe au monde culturel. Cela peut aller très loin, cela va jusqu’à ne pas être programmé à certains endroits parce qu’on est contre. C’est une façon de voir les choses. Mais là où je suis assez satisfait, enfin assez content aujourd’hui, c’est que je vois qu’en fait il y a une population bien plus jeune qui pense de plus en plus de cette manière, et que tout le reste devient bien « has been ». C’est un peu ma façon de penser au début qui est remise en cause : je me suis fait un peu happer dans la souricière, maintenant il faut en sortir [rires].

Jean-Charles F. :

C’est de ma faute.

Giacomo S. C. :

Non, ce n’est pas le cas. Mais tu n’étais pas tout seul, je vais donner des noms : Gérard Authelain et Camille Roy.

Nicolas S. :

Vous étiez toute une bande. Ce qui est intéressant, si je reprends ce que tu dis, c’est que tu as une manière de nommer les choses qui est hyper située à l’endroit et à l’époque où tu es, ceci en interaction avec les gens avec qui tu parles. Et c’est justement parce qu’on arrive à avoir des descriptions de dispositifs assez précis comme tu viens de le faire sur la Duchère, que tu peux développer un discours en rapport avec des actes. Je dirais que ce que tu fais, c’est de la recherche, en rapport avec ce que je suis en train de travailler. Alors, les gens du Cefedem pourront dire que c’est de la pédagogie parce que c’est leur mot, et d’autres dirons que c’est bien une pratique artistique, chaque groupe de personnes peut utiliser ses propres mots-clés.

Giacomo S. C. :

Évidemment. Moi, je laisse les gens donner le soin de l’intitulé. Quand Eddy Schepens me dit que je ne suis pas un artiste, mais un artisan, je lui réponds : « si tu veux ». Je ne conteste pas sa propre manière d’envisager les choses.

Nicolas S. :

Et puis est-ce que après tu prends en compte les propositions pour essayer de voir ce que ça permet de dire et de faire ?

Giacomo S. C. :

Oui évidemment. Je pense que si je peux mener une réflexion aujourd’hui, et voir les choses sous différents aspects, c’est parce que j’ai vécu toutes ces choses-là à travers des actes. Sinon je ne serai pas aussi à l’aise – d’ailleurs je ne le suis pas encore tout à fait – je vois bien qu’il y a une transformation à accomplir, on ne peut pas se séparer de la mouvance de la population, de ce qu’elle vit politiquement, de ce qu’elle vit socialement. Je pense qu’on ne peut pas séparer la culture de cela, ce qui fait qu’il est nécessaire de renouveler perpétuellement la pensée en connexion avec ce qui se passe. Ce qui me gêne dans le côté pédagogique du mot « pédagogique », là où il a son poids, c’est que c’est une méthode : il y en a qui adoptent des méthodes qui ont 150 ans d’existence, c’est très bien, mais il y a 150 ans on ne vivait pas comme aujourd’hui. Tous ces passéistes m’ennuient profondément parce que c’est pour cela que ça ne marche pas, et c’est pour cela que ce mot de pédagogie s’est malheureusement un peu transformé. Le mot de pédagogie me gêne beaucoup aujourd’hui, et c’est pour ça que je l’écarte complètement. C’est une solution assez facile de prétendre faire de la pédagogie, en vue de se mettre soi-même sur un piédestal. Être pédagogue, cela devrait vouloir dire que c’est gérer les autres, et quand même ce n’est pas rien. Cela donne un pouvoir sur les autres, c’est un peu cela qui m’inquiète dans l’utilisation de ce mot aujourd’hui.

Je me passionne pour beaucoup de choses, que ce soit en musique, en peinture ou dans tous les autres arts. Mais c’est surtout quand il s’agit de la rencontre des arts que je vois des trucs qui m’insupportent complètement. Je me dis qu’on va dans le mur : il n’y a rien, ou bien peu de choses intéressantes qui sortent. On voit bien que c’est récupéré par une vision de l’artiste plein de paillettes et de bling-bling. C’est trop propre pour moi tout cela, et puis il n’y a rien d’autre autour, cela ne correspond pas à la réalité. Si on prend en l’occurrence la musique, c’est vraiment une catastrophe aujourd’hui, et donc quel devenir envisager ? Récemment, j’étais au Maroc et j’ai filmé un groupe qui jouait sur la place de la Médina à Meknès, avec du matos pourri. C’était entouré de gens, c’était plein à craquer, avec des femmes voilées, tout le monde dansait, ça jouait, c’était très « roots ». Je me suis dit alors, voilà où est la vérité de la communication artistique. C’était le jour de l’islamophobie, donc je l’ai filmé et je l’ai envoyé au monde entier, en France de partout, et tout le monde a répondu que c’était génial. Je me suis dit que oui, c’était génial, sauf que quand vous voyez quelqu’un de voilé cela vous emmerde aussi. Il faut juste se rappeler qu’en fait, on vit des décalages culturels qui sont quand même assez intéressants. Aujourd’hui, je fais attention aux intitulés qui peuvent nous enfermer dans une caste. Quand on me dit « Tu es prof », je réponds « Non », que je ne suis pas prof, parce que je n’ai pas un statut de prof. Les intitulés, les titres, les étiquettes, c’est ce qui cache un petit peu tout le problème. C’est trop facile à manipuler. Les titres qu’on donne aux gens, cela m’inquiète beaucoup.

 

IV. Politique politicienne et politique citoyenne

Jean-Charles F. :

Comment est-ce que tu vois le contexte de Cra.p, aujourd’hui, par rapport au contexte politique en général ?

Giacomo S. C. :

Je pourrais dire que juste là j’ai une position, et dimanche j’en aurai peut-être une autre [Le dimanche en question était le jour des élections européennes] [rires]. Je suis doublement emmerdé, parce que, j’aurais pu m’échapper en Italie, mais c’est pire. Donc je suis pris dans un étau.

Si je fais le bilan des trente ans, eh bien, il y a des moments très chaotiques politiquement, parce que ce qu’il y a d’assez intéressant sociologiquement sur ce passage-là, c’est qu’en fait on a eu plein de changements : on a eu plusieurs gouvernements, plusieurs attitudes, des gens qui dirigeaient des collectivités locales, des subventions qui ont changé, cela a été en dents de scie et là, ça commence à se stabiliser. Mais cela se stabilise parce que, depuis que j’ai fait la proposition avec l’Orchestre National Urbaini de ce travail, tout d’un coup les choses s’ouvrent vraiment, et je trouve que les politiques se penchent sérieusement sur les problèmes. Mais c’est lié à un contexte, pour moi, beaucoup plus inquiétant, c’est-à-dire qu’il y a une forme de radicalisation globale des pensées, et pas simplement des religieux. Je parle de pensées globales, je ne parle pas seulement de l’Islam ou de quoi que ce soit, ou mêmes des chrétiens ou des juifs. Je ne parle pas de religion, je parle d’un contexte des mentalités qui sont en train de changer. En fait c’est tout de même bien le bordel : la proposition que j’ai faite avec l’Orchestre National Urbain remettait en cause les façons de faire, surtout les nôtres, par rapport aux gens qu’on touche – ce sont des gens qui bien souvent n’ont accès à rien. Mais, tout d’un coup, les politiques se saisissent de ce genre de proposition, même aujourd’hui, ils en sont très friands. Donc, dans le cadre de ce que j’appelle la politique politicienne, il est en train de se passer un échange, les dirigeants commencent enfin à penser et à comprendre des choses. Parce que pendant les trente ans qu’on s’est battu, ils ne comprenaient pas tout le temps. Ils commencent à comprendre, mais pas tous. C’est je pense une évolution intéressante, mais c’est aussi parce qu’on a de quoi argumenter aujourd’hui. Cela veut dire qu’on est parti d’un constat où l’on n’avait rien. La DRACi ne savait pas où nous mettre, il a fallu créer une nouvelle case qui consiste à dire que les esthétiques liées aux musiques urbaines ont une importance vitale, et cette case a enfin été prise en compte par les politiques. Mais il a fallu plus de vingt-cinq ans de combat pour qu’aujourd’hui – on va dire depuis il y a à peu près cinq ou six ans – on soit plus tranquille et plus serein pour travailler. Pour moi, il y a la politique politicienne, c’est-à-dire les hommes politiques et puis il y a ce que je vais appeler la politique citoyenne : c’est celle-ci qui m’intéresse, parce que ce sont ceux qui font la rue qui font de la politique, ce n’est pas ceux qui disent « Il faut faire comme ça ». De toutes façons ils ne font rien. Et là, j’ai plein de doutes sur la politique citoyenne, en ce moment. J’ai plein de doutes, parce que j’ai la chance de travailler à la fois avec des gens de l’enseignement supérieur et des gens de la régression inférieure. Quand on va dans un quartier où il n’y a plus rien, c’est un no man’s land, il n’y a plus que des zones de non-droit, même les flics n’y vont pas. Tu vas essayer d’y installer des choses culturellement, mais il y a un fossé qui s’est tellement creusé, une fracture tellement grande, qui fait que certains se demandent pourquoi on vient, ils n’en voient pas l’intérêt, et c’est cela qui m’inquiète le plus. En fait ils ne comprennent plus l’intérêt culturel qu’on leur apporte et quel développement de socialisation cela va produire. Mais ceux qui ne comprennent pas ne sont pas les gens du quartier mais bien ceux qui dirigent autour de ça. Par exemple, certains animateurs sociaux ont créé un vrai fossé. Et puis il y a un autre fossé qui m’inquiète de plus en plus : en fait, j’essaie de faire un travail régulier avec des gens de l’enseignement supérieur, qui sont dans les centres de formation, mais il n’y a pas moyen de tisser des liens. C’est-à-dire, on essaie de mettre des choses en place en lien avec ces populations des quartiers, mais les gens n’en n’ont pas envie, ils ne veulent pas le faire. Ce sont ces aspects de la politique citoyenne qui m’inquiètent beaucoup, en fait, on est en train d’aller tout droit dans le mur. Je crains que dans peu de temps cela va produire des résultats inintéressants, parce qu’il y a une fracture tellement forte. Dans les centres de formations, il y a une absence de réflexion autour des questions concernant les pratiques culturelles dans les quartiers, les liens qu’on essaie de développer entre le Cra.p et ces institutions ne fonctionnent pas bien. Il y a des formes de refus qui s’expriment, où tout à coup on sent qu’on montre un public du doigt en disant « Bon, c’est bon ça, ce n’est pas une culture qui m’intéresse » et cela se sent physiquement.

Et je trouve qu’on a eu une bosse dans les années 1990 : en 1989 exactement, à la naissance de l’association Cra.p, il y avait un fossé tellement grand entre les esthétiques ! En 1992 ou 93 il se passait des choses, et on allait vers un terrain assez intéressant. Par exemple, il y a eu cette fameuse rencontre en 1998 entre des rappeurs et des musiciens classiques du Cefedem, on avait vraiment monté une marche. Pour moi, maintenant, on va dans l’autre sens, c’est complètement retombé. Déjà la gangrène a bien pris sa place. Pour ressortir de ce trou, cela va prendre beaucoup de temps. Et là, je pense que si on ne réunit pas plus de forces pour réfléchir là-dessus on va vers des temps difficiles ; mais cela fait trente ans que je parle de ce problème. Donc là, du point de vue de la politique politicienne, tout d’un coup, les politiques eux sont friands de toute proposition allant dans ce sens : on est maintenant très soutenu par rapport au projet de l’Orchestre National Urbain. On a même signé une convention avec le Grand Lyoni, une espèce de labélisation. La préfecture nous soutient beaucoup, la ville de Lyon aussi.

Si on prend la politique culturelle de Cra.p depuis le début, cela a été de dire : « On va ouvrir nos portes à des gens qui sont nulle part, et voir comment on va pouvoir les amener grâce à des rencontres diverses et variées à entrer dans l’enseignement supérieur ». À un moment donné, on a réfléchi à comment ces mômes-là, un jour, pourraient venir au Cefedem ou au CNSMi, etc. Je continue à me battre là-dessus, mais pour moi, cela n’est pas encore gagné. Avec l’Orchestre National Urbain on a remis ça en route, on a remis ce pavé dans la mare qui consiste à dire : « Qu’est-ce qu’on fait, on y va ou on n’y va pas ? » On commence à avoir des résultats intéressants, puisque le fait de travailler sur plein de quartiers, d’arrondissements de la région et sur toute l’Agglomération, nous a permis d’inviter des jeunes personnes qui font de la musique et de l’animation à entrer en formation ici au Cra.p. C’est ainsi que plusieurs d’entre elles sont venues travailler chez nous cette année en vue de les amener jusqu’au Diplôme d’Étati, ce fameux diplôme qui leur permettrait de travailler et d’être considérées au même titre que les autres. Ça marche bien. Mais cela va plus loin que cela : c’est aussi comment ces personnes se rencontrent avec les autres. Je prends un exemple d’un jeune qu’on a repéré il y a un peu plus d’un an lors d’une masterclass dans le 8ème arrondissement. En discutant, on a senti qu’il avait des choses à dire et qu’il vivait déjà des choses de son côté. Il nous a dit : « Comment s’occupe-t-on de tous ces gens qui ont des boulots d’animation avec des espèces de Bafa ou de Beatep, parce que, comme ils ne font pas une musique sacrée, comme leur pratique est considérée comme une musique de sous-classe, on ne peut pas leur donner un diplôme ». C’est ce genre d’états de fait qui me révolte. Je lui ai dit de venir travailler avec nous, cela fait un an qu’il est là et ça marche super bien. On va l’amener jusqu’à la formation diplômante, dans l’espoir qu’il obtienne un diplôme, à travers une formation en relais avec le travail qu’il fait le 8ème (Centre social du Quartier des États-Unis). Quand je dis que cela va plus loin que ça, c’est qu’il fait lui-même la rencontre de plein d’autres gens ici, et pas seulement avec ceux qui font partie de la culture qu’il pratique. Ce qui m’intéresse, c’est de voir comment il peut bosser avec des gens qui viennent du classique, du contemporain, du jazz, etc. Quand je rapporte cela sur les indicateurs de résultat, cela ne peut être que bénéfique en ce moment vis-à-vis des décideurs politiques qui nous aident.

Pour revenir sur la question de l’histoire de la politique actuelle – la politique citoyenne et la politique politicienne – ce qui s’est inversé maintenant, c’est moins d’inquiétude envers les décideurs, parce qu’ils ont compris, mais c’est plus d’inquiétude sur le public même. Puisqu’on est en relais directement avec la préfecture, on est content de pouvoir rencontrer le délégué. Donc, tout d’un coup ça les intéresse : il y a un résultat.

Ce n’est pas qu’il n’y ait pas d’expression de la part de ceux qui vivent dans les quartiers, c’est qu’il n’y a rien. S’ils le font ils le font dans leur coin. On vient de faire une semaine de résidence à la MJC de Rilleux-la-Pape. Bizarrement, on a eu peu d’enfants, et tous ceux qu’on a essayé d’accrocher, pour venir répéter ce qu’ils avaient envie de faire par eux-mêmes, restaient à l’extérieur de la MJC, mais ne rentraient pas dedans. Mais cela, ce n’est pas du fait de notre présence, c’est quelque chose qui existait déjà avant. Il y a une fracture entre tous les lieux culturels dans les quartiers et les populations qui y habitent. Et depuis quand cette fracture existe ? Depuis la naissance des SMACi, et je ne crache pas sur la naissance des SMAC, j’ai moi-même connu ce qu’il y avait avant les SMAC. J’ai fait partie des gens qui ont fait tout un travail dans toutes les MJC de la région : je partais avec un fly, avec un sampler, avec une boîte à rythme, etc., et avec un collègue, on faisait des ateliers un peu dans toutes les MJC, on avait un réseau assez large. En ce temps-là, les mômes venaient volontiers participer. Quand il y a eu tout d’un coup la labélisation des Scènes des Musiques Actuelles Amplifiées, ces fameuses SMAC, il y a eu une espèce d’appel d’air pour un public venant de l’extérieur du quartier. Évidemment, c’est beaucoup plus intéressant d’aller dans une SMAC maintenant, parce que quand on fait du rock ou n’importe quelle musique, on a intérêt à y aller. Avant ce public n’y allait pas, parce que c’était les MJC. Il y avait alors dans les MJC un aspect beaucoup plus populaire de la culture et, tout d’un coup, une espèce d’élitisme s’est installée, même dans le rock, qui m’inquiète beaucoup, et cela écarte toutes les minorités. Alors on prend des exemples très simples : il y a plein de gars qui faisaient des ateliers de danse hip-hop dans les MJC et qui se sont fait virés. Cela veut dire que, quand on vire une personne, c’est toute la population qui va avec qui est virée. C’est un phénomène qui remonte aux années 1960-70 où on remet toutes les minorités à leur place, parce qu’on a prévu des cages à poules pour eux, on les remet dedans, on les coince bien là-dedans, on construit de superbes équipements dans la cité où ils habitent et eux n’y en ont pas accès. C’est toute une autre population autre qui vient de l’extérieur qui utilise les lieux. Voilà où est la fracture. C’est un constat. C’est plus qu’honteux quand je vois ça ! C’est pour cette raison que, quand j’arrive avec l’Orchestre National Urbain, je ne suis pas accepté partout ! C’est la guerre ! Quand j’arrive je dis : « Ces mômes, il faut qu’on les prenne, faut qu’on les ramène, et puis il faut qu’ils aient du boulot ; parce qu’ils sont de là (ce n’est pas uniquement parce qu’ils sont de là), ils ont le droit comme les autres, ce sont des contribuables. » Et là, pour faire comprendre cela, eh bien, c’est un boulot de fou ! C’est un boulot de dingue ! Et quand je parle de cette fracture-là à de jeunes personnes qui n’ont pas de problèmes financiers, qui vivent normalement et plus aisément pour certains, et quand on leur demande de faire un effort pour que les choses changent, il y en a très peu qui viennent. Donc, c’est pour cela que je dis qu’on est dans une régression. Enfin c’est une boucle, on a un vrai trouble obsessionnel compulsif. J’ai l’impression d’avoir de nouveau quatorze ans quand, dans la MJC de salle des Rancy, on m’avait dit à l’époque : « Viens nous aider à poncer les canoës-kayaks ». Avec tous les potes, les paumés du coin, on avait poncé les canoës-kayaks. Et quand il a fallu partir au mois de juin en Ardèche, c’est tous les petits bourgeois du coin qui sont partis et nous, on est resté ici. C’est l’effet canoës-kayaks. Et donc on est en train de revenir à cette situation. C’est ça qui m’inquiète aujourd’hui. Voilà pourquoi c’est en train de dysfonctionner un peu de partout. En fait c’est très simple, ça ne date pas d’aujourd’hui, c’est pour cette raison qu’il y a des mômes qui tombent sous la coupe des intégristes de n’importe quelle communauté religieuse ou politique, ou avec la drogue et les extrêmes et qui les amènent à se dire : « Ben voilà, j’ai une tâche ; là-bas je n’en ai pas de tâche. Du boulot on en n’a pas. » Car il n’y a pas de boulot non plus. Moi-même, je ne suis pas loin aussi d’arrêter, cela fait plus de trente ans que je fais ça. Ce n’est pas que j’ai envie de faire autre chose mais quand je serai à la retraite je vais faire quoi ? Je vais laisser tout tomber  Je vais m’en aller en courant ? Non. J’ai envie de développer encore des choses, mais j’ai aussi envie qu’il y ait plus de gens qui s’inquiètent un peu. Il y a quand même une fracture, qu’on le veuille ou non. Et c’est pour ça que là-haut, tout le monde dit : « Mais non, il faut que les mômes des quartiers aillent dans l’enseignement supérieur. » C’est la mode actuellement. Mais ce n’est pas qu’un effet de mode, il faut réfléchir plus longuement à cela.

La DRAC (Direction régionale des affaires culturelles) est un organisme représentant l’Etat en région, chargé de conduire la politique culturelle.
Le « Grand Lyon » est le nom de la Métrople de Lyon, collectivité territoriale créée le 1er janvier 2015 en remplacement de la communauté urbaine de Lyon (59 communes, env. 1,4 million d’habitants).
Le label SMAC (Scène de Musiques Actuelles) correspond au programme du Ministère de la Culture pour la valorisation et la diffusion des musiques actuelles depuis 1998. Un lieu avec un tel label a trois missions : la création-production-diffusion de concerts, l’accompagnement des pratiques musicales (professionnelles et amateures) et l’action culturelle.
Jean-Charles F. :

Oui, parce que du côté du gouvernement au sujet de l’enseignement supérieur et des grandes écoles on entend le discours contraire : il faut que la méritocratie prime sur cet aspect que tu décris.

Nicolas S. :

Dans ce que tu as développé, il y a l’idée de fossé, de fracture. Notre prétexte à notre rencontre était l’idée de « Faire tomber les murs ». Dans le fossé, il y a une sorte de profondeur et de largeur, et tu utilises aussi le terme de fracture. Est-ce que cela change des trucs, un peu, cette formulation-là ou pas ?

Giacomo S. C. :

Avec le mur, tu ne vois pas ce qu’il y a de l’autre côté. Pour moi la fracture il y a un trou, mais tu vois quand même ce qui se passe de l’autre côté. C’est comme cela que je le vois. Si je reviens un peu à notre histoire, en mai 1989 on crée Cra.p, et en novembre c’est la chute du mur de Berlin. Tout d’un coup cela nous a donné un coup de pied au cul, et je pense que cela a fortement renforcé nos motivations. C’est qu’on était contesté en plus. Alors que tous nos murs étaient graphés et qu’une symbolique s’était mise en route. Et l’histoire du mur, les murs qu’il y a maintenant, l’idée de les faire tomber oui, je suis pour, mais en même temps il y a quoi derrière ? La fracture, elle, est plutôt visible et comment on met un pont pour que ça passe quoi, sur ce trou-là ? Quel pont ? Quelle passerelle ? Et il n’y en a pas. Ici [l’interview a eu lieu au siège du Cra.p, dans le quartier de la Guillotière à Lyon], on est dans un quartier qui est, je vous le rappelle, l’autre côté du pont [de la Guillotière, en traversant le pont sur le Rhône, on arrive à ce qu’on appelle à Lyon la « presqu’île »]. Il y a d’ailleurs un café qui s’appelle « L’autre côté du pont ». Ce n’est pas pour rien qu’on s’appelle « l’autre côté du pont ». Moi je suis né là. Ce qu’il faut savoir, c’est que de l’autre côté du pont, donc, la presqu’île, là c’était le confort absolu, dans tous les sens du terme, et ici, c’était la merde absolue dans tous les sens du terme. Parce qu’ici, c’était l’un des quartiers des plus pourris : il y avait des bidonvilles de partout. Mon père quand il est arrivé, il vivait dans une pièce, dans un bidonville pourri qui allait jusqu’à la Part-Dieu. Quand j’étais gamin, il y avait encore la caserne d’infanterie militaire, de cavalerie même, à la place de la Part-Dieu, et tout autour tu avais des petites baraques avec des petites usines, c’était crado à mourir. Il n’y avait que des émigrés italiens, dans un premier temps, parce qu’il y en a un qui est venu et il a fait venir tout le monde. Après 1962, les algériens sont arrivés, et ainsi de suite. Mais on est de l’autre côté du pont. Encore une fois de plus, c’est le pont qui fait ce lien. Et nous on regardait toujours de ce côté-là. Et quand tu arrivais à un certain âge tu pouvais passer de l’autre côté du pont. Mais quand tu allais là-bas, c’était pour te foutre sur la gueule avec d’autres bandes, et souvent le 8 décembre. Parce que là-bas, c’était un monde à part. Voilà, ces fractures-là m’intéressent plus que l’histoire du mur, parce que le mur, pour moi, il cache quelque chose. En fait c’est bien de pouvoir voir si ce qui est en face est atteignable et de pouvoir envisager de faire quelque chose. Voilà, j’ai plutôt ces concepts de fracture et de pont dans ma vision.

La fracture vient de ce que j’ai dit avant : il y a un moment où on est arrivé à faire des choses. On est monté, et puis paf ! Cela s’est re-fissuré encore une fois. Et pourquoi ? Je ne suis pas sociologue, mais je pense qu’il y aurait certainement à chercher comment se fait-il que tout d’un coup on se retrouve devant un phénomène de descente, et que c’est toujours une minorité qui se retrouve à la rue ! Comme on a tous les mômes de l’Ecole Painlevé près de nous toute l’année [les locaux du Cra.p sont dans cette école primaire] – nous, on étudie ça un peu – on voit des réactions quand même extrêmement intéressantes : c’est une école où ils accueillent tout le monde, même les Roms, ils n’ont pas de discriminations, même des gens de CLIS (Classe pour Inclusion Scolaire), des déficients mentaux qui sont avec les autres enfants. C’est le comportement des enfants, qui nous intéresse, et c’est là que le problème commence : quand tu vois par exemple une petite Rom qui est assise, elle se lève, il n’y en a plus jamais un qui va s’asseoir à sa place. Pourtant ce sont des enfants de première, deuxième et troisième générations, des gens de couleur. Ils ne s’assoient pas là où la Rom s’est assise parce qu’elle est pestiférée. Il y a plein d’attitudes comme ça, alors, qu’est-ce qu’on fait ? Qu’est-ce qu’on fait avec ces mômes ? Parce que le problème qu’on a par exemple dans certains quartiers, c’est qu’il y a de l’homophobie et du racisme. Si on leur rappelait ce que leurs parents ont vécu en termes de racisme, je ne sais pas s’ils comprendraient. Il y a une radicalisation qui est quand même très, très, inquiétante, il y a un fascisme proche du nazisme dans les quartiers. Parce que on a créé tout cela : si tu laisses les gens entre eux et tu ne leur donnes plus rien, qu’est-ce qu’ils font ? Ils deviennent dingues ! Et je crois que c’est ça, on a un peu laissé tomber l’échange culturel à tous les niveaux. Jacques Moreau [directeur du Cefedem AuRAi], l’année dernière, est venu ici, à Cra.p, avec des colombiens : ils parlaient des problèmes qu’ils avaient, eux, avec le public en Colombie, qui n’est pas la même échelle qu’ici évidemment, on n’est pas le même pays. Mais je leur ai dit : « Vous avez certainement un problème, mais qui n’est pas le même que le nôtre, quoi. » Nous, on a un passé colonial tellement fort en France, qu’en fait, aujourd’hui, il faut faire avec toutes les communautés qui arrivent, et avec celles qui sont déjà là. Alors c’est à la fois une richesse et un casse-tête chinois qui n’est pas si simple à mettre en route. Mais ça il faut le faire, et si on ne le fait pas on est mort. Et c’est ce qui est en train de se passer. On ne le fait pas. L’Éducation Nationale a baissé les bras, complètement, à l’école il ne se passe plus rien. Moi j’ai des mômes qui vont à l’école, quand je vois ce qu’ils me rapportent, je me dis qu’ils sont fous. Comme je l’ai déjà dit, dans le cercle des centres sociaux, c’est mort. Qu’est-ce qu’on fait ? On fait de l’éducation pour certaines personnes dans les centres sociaux. Et aujourd’hui tu as des milliers d’écoles de musique dans les centres sociaux. Et de l’autre côté on a les MJC. On a une strate, comme ça, des cases pour y mettre la population. Moi je dis que c’est pas mal, mais quel est le lien ? D’accord, on travaille comme ça parce que de toutes façons on ne peut pas mettre les gens tous au même endroit. Mais est-ce qu’il y a un lien entre ces institutions ? Est-ce qu’il y a une concertation entre elles ? C’est là où se trouve le cœur de la question politique : c’est qu’aujourd’hui ces liens n’existent pas. Je n’arrête pas de me battre et de le leur dire. On a fait tout un travail pendant deux ans à Pôle Neuf, dans le neuvième arrondissement de Lyon, on travaille beaucoup avec le neuvième, sur toute la Duchère, et Pôle Neuf c’est la MJC Saint-Rambert. Saint-Rambert est un quartier où c’est la zone peut-être la plus friquée de Lyon, où tous les grands footballeurs ont leurs maisons, et tout ça… Il y a à côté la cité ouvrière du Vergoin complètement démunie. Une étude a été menée où par exemple – ce n’est pas moi qui l’ai faite, c’est les gens qui nous ont rapporté ça – on a montré qu’il y avait des familles avec un ou deux enfants qui déclaraient 3000/4000€ par an d’impôts. Par an. Alors tu imagines un peu le problème : ils ont 3000 balles pour faire l’année, quoi ! C’est pas mal ! Et là on a mené un travail, justement, pour essayer de réunir des populations, pour qu’elles se rencontrent, toujours sur le projet artistique, c’est-à-dire avec l’Orchestre National Urbain. On a essayé de créer des synergies entre les gens et les genres, toutes esthétiques confondues et toutes populations confondues, pour créer un grand orchestre au même titre que l’Orchestre National Urbain, pour faire des choses et pour continuer. On est assez frustré, parce qu’on n’est pas arrivé à le faire. Impossible. On a du chemin à faire ! Parce que là il y a un écart qui est tellement violent : ni le Centre Social ni la MJC n’ont eu – par leur autorité – un engagement assez intéressant pour que quelque chose puisse exister. Et à partir de là ça a été la guerre entre le Centre Social et la MJC, et ils sont dans le même bâtiment ! Bon, quand je parle des liens, moi je deviens fou de rage. Récemment à une réunion avec des politiques, des élus, j’ai dit qu’on avait en Auvergne-Rhône-Alpes un pôle culturel parmi les plus intéressants. Il y a un Cefedem, il y a un CFMI, il y a un CNSMi, il y a des grandes écoles, il y a plein d’associations qui font des choses… Quel est le lien entre tout le monde, il n’y en a pas ! Moi j’ai signé une convention avec tout le monde, je suis un peu le mercenaire. Donc, il y en a un qui me dit : « Ah ! tu travailles avec eux ? Ah ! Tu ne dois pas travailler avec celui-là. Il faut travailler avec celui-là. » Mais moi je m’en fous. La réponse que je fais, c’est : « Quel est le parcours d’un citoyen qui vient, un jeune, citoyen, ou même moins jeune, qui vient s’inscrire ? » Comment on fait ? Et puis après certains politiques m’ont dit ce genre de conneries : « Oui, mais vous ne pouvez pas prendre des gens de tel endroit, parce que nous on finance cet endroit-là. » Eh bien, ils nous parlent de ne pas faire du communautarisme, mais ils en font un, une segmentation de l’espace. Concernant le Cra.p, j’ai entendu des choses inacceptables, qu’il fallait 100% de gens du coin, autrement on ne t’aide pas. Il y a des fractures comme ça. Pour ma part, je refuse d’aller m’implanter dans un quartier complètement à l’écart de tout, pour ne travailler qu’avec les gens du quartier. Ce serait pour moi une grossière erreur. Je préfère être ici dans ce quartier populaire et que les gens puissent venir de tous les côtés, parce qu’ils se déplacent, ils se rencontrent, et cela suscite des choses beaucoup plus intéressantes.

Cefedem pour Centre de Formation des Enseignants de la Musique (Cefedem Auvergne Rhône-Alpes, centre de ressources professionnelles et d’enseignement supérieur artistique de la musique).
CFMI pour Centre de Formation des Musiciens Intervenants à l’école.
CNSM(D) pour Conservatoire national supérieur de musique (et de danse).
Jean-Charles F. :

Merci Giacomo de tous ces échanges très fructueux.

Nicolas S. :

Et merci d’être autant entré dans les détails sur des activités et des réflexions qui restent la plupart du temps invisibles. C’est très intéressant et utile de les expliciter.

 


1. Actuellement l’Orchestre National Urbain est composé de : Giacomo Spica Capobianco (Spicaphone 1 corde, Voix, Spoken Word), Lucien 16 s (Machines, Spoken Word, Human Beat Box), Thècle (Chant Lyrique, Voix, M-A-O, Spoken Word, Human Beat Box), Sabrina Boukhenous (Danse), Dilo (Batterie), Joël Castaingts (Trombone), Selim Peñaranda (violoncelle), Dindon (Son, Spoken Word) et Philipp Elstermann (Lights).

 

2. À propos du parcours de Giacomo Spica Capobianco et de l’Orchestre National Urbain, voir aussi « L’O.N.U. (Orchestre National Urbain) à Lyon. Musique, quartiers et rencontre des cultures, une démocratie urbaine réinvestie » dans Enseigner la Musique n°13&14, « Les musiciens et la Cité : enjeux démocratiques des pratiques de la musique. Réflexions, regards critiques, expérience », Lyon : Cefedem AuRA, 2019, et p. 489-500.
Dans ce même numéro, Giacomo Spica Capobianco détaille ses ateliers en milieu psychiatrique (p. 101-130).

3. Voir Enseigner la Musique n°8, « Education permanente, action culturelle et enseignement : les défis des musiques actuelles amplifiées », Lyon : Cefedem RA et CNSMD de Lyon, 2005, p. 66-68 et p. 127.

 


 

Listes des institutions mentionnées dans cet entretien

Cefedem AuRA, Centre de Formation des Enseignants de la Musique Auvergne Rhône-Alpes : Créé en 1990 par le Ministère de la Culture, le Cefedem AuRA est un centre de ressources professionnelles et d’enseignement supérieur artistique de la musique. Il forme au DE (Diplôme d’État) de « professeur de musique » dans les établissements d’enseignement spécialisé. Ce diplôme est équivalent à une Licence 3.

CFMI, Centre de Formation des Musiciens Intervenants à l’école : Rattaché à l’Université Lyon II, le CFMI de Lyon « accueille en formation des musicien·nes confirmé·es, aux parcours diversifiés, il leur propose différentes formations leur permettant ensuite de travailler dans les domaines de l’éducation artistique et culturelle, et de l’action artistique auprès de différents publics, notamment dans les champs social et sanitaire ».

CNSMD, Conservatoire national supérieur de musique et de danse : enseignement supérieur spécialisé en musique et en danse. Il y a deux CNSMD en France, Paris et Lyon.

Cra.p, « Centre d’art – musiques urbaines/musiques électroniques » : centre basé à Lyon, créé en 1989 par Giacomo Spica Capobianco.

CRR, Conservatoire à Rayonnement Régional : voir par exemple celui de Lyon.

DRAC, Direction régionale des affaires culturelles : organisme représentant l’Etat en région, chargé de conduire la politique culturelle.

ENM de Villeurbanne : Fondée en 1980 par le compositeur Antoine Duhamel, l’École Nationale de Musique, Danse et Art Dramatique de Villeurbanne est réputée pour la diversité de son offre en musique (classique, contemporain, baroque, traditionnelles, jazz,chanson, rock et musiques amplifiées), en danse (africaine, baroque, contemporaine, hip-hop et orientale), et en théâtre. L’ENM de Villeurbanne est un Conservatoire à rayonnement départemental et est habilité à délivrer un DEM, Diplôme d’études musicales.

Grand Lyon : « La Métropole de Lyon est née le 1er janvier 2015 : c’est une collectivité territoriale unique en France créée par la fusion de la Communauté urbaine de Lyon et du Conseil général du Rhône sur les 59 communes qui composent le territoire du Grand Lyon. ». Elle compte environ 1,4 million d’habitants.

MJC, Maison des Jeunes et de la Culture : structure associative qui lie jeunesse et culture dans une perspective d’éducation populaire <fr.wikipedia>.

ONU, Orchestre National Urbain : ensemble créé en 2012 par Giacomo Spica Capobianco.

Préfecture : ce mot désigne les services de l’administration préfectorale à la tête desquels est placé un préfet, ainsi que le bâtiment qui les héberge. Voir par la Préfecture du Rhône.

SMAC : Le label SMAC « Scène de Musiques Actuelles » correspond, depuis 1998, au programme du Ministère de la Culture pour la valorisation et la diffusion des musiques actuelles. Un lieu avec un tel label a trois missions : la création-production-diffusion de concerts, l’accompagnement des pratiques musicales (professionnelles et amateures) et l’action culturelle.

Ville de Lyon : la municipalité de Lyon.

 

Encounter with Guigou Chenevier

Access to the English translation of the text by Guigou Chenevier :  Break Down the Walls

Access to the French texts : a) Entretien ; b) Faire tomber les murs.


 

Encounter with Guigou Chenevier

 Jean-Charles François, Gilles Laval et Nicolas Sidoroff

September 2019, Rillieux-la-Pape

 

Summary

Part I : Art Resists Time
Prelude over a cup of coffee
Art Resists Time – General Presentation
Art Resists Time – Diversity of Actions
Art Resists Time – Writing Workshops
Art Resists Time – Echanging Roles
A place of resistance: time

Part II : Helping Migrants
The Association Rosmerta
The Relationships between Artistic and Political Acts

 


Part I : Art Resists Time

Prelude over a cup of coffee

Guigou C. :

Les Allumés du jazz, does that ring a bell ? They organized three days of meetings in Avignon, last November, with a lot of guests to talk about the issue(s) of resistance to business, of how to create musical networks, etc. As I couldn’t take part in it because I was in the middle of working on Ubu Roi, I handed the baby over to Cyril Darmedru, who did a really judicious contribution there, I think. After that, Les Allumés edited a document with all the written contributions of this meeting, as well as complementary texts, and even a vinyl with music from all the musicians present. There are a lot of interesting articles in this document, I think. This is for your information.
Les allumés du jazz

In fact, I was initially approached because I know Jean Rochard, the head of the Nato label who’s also in charge of Les Allumés. I really like this guy… He was invited to take part in what was called at the time “the Counter Forum of Culture”, because we were lucky enough to have in Avignon, the “Forum of Culture”. That was at the time of Sarkozy. There have been several Forums like this in Avignon with the European Ministers of Culture under high police protection, etc. With Sud Culture [a trade union organization in the cultural daomain] (of which I’m a member), we decided to organize a counter-forum: we organized three or four editions, with many exciting guests each time. And so, one year we invited Rochard. I thought his contribution was really cool. In addition, since we were (we are or we were, I don’t really know if I should say it in the present or in the past tense since I’m not there anymore) on the Hauts Plateaux above the AJMi Jazz Club[1] and Les Allumés du Jazz are obviously very close to the AJMi. So there you go, they asked me if I wanted to do something, but it was too complicated for me at the time.

Gilles L. :

He founded the Nato record company in the early 1980s and has been recording American musicians. Notably Michel Portal in Minneapolis with musicians from Prince. He’s stubborn, it’s an incredible label.
Nato

Guigou C. :

Nato, it’s a great label! They’re one of the first ones to produce for example Jean-François Pauvros and a lot of other musicians like that.

Gilles L. :

I often play his records in Villeurbanne for my students, especially News from the Jungle.

Jean-Charles F. :

Should we begin the interview?

Gilles L. :

Are we going to have coffee or should we begin?

Jean-Charles F. :

Yes, there is coffee, I forgot! [laughter]

Gilles L. :

Shall we begin after we have coffee or before we have coffee… during coffee… ?

Jean-Charles F. :

After coffee.

Gilles L. :

[from far] Do you want sugar?

Guigou C. :

No, not me. Do you want sugar?

Nicolas S. :

No thank you.

Jean-Charles F. :

No.

Gilles L. :

Really? Well, so much the better. [noise of pouring coffee]

Jean-Charles F. :

Thank you.

Gilles L. :

I believe it’s very hot, be careful. [Noises, the coffee is served. Very long silence with a loud noise of a machine far away]

Guigou C. :

Oh! We are lucky! Do you know him? [He shows the book by Serge Loupien, La France Underground 1965/1979 Free Jazz et Rock Pop, Le Temps des Utopies] There’s a lot of things I’ve learned. There’s talk of Etron Fou Leloublan but… that’s anecdotal, sorry. There are a lot of super interesting things that I didn’t know and that I discovered. Still, it was a rather prolific era… Notably, he tells, I mean, he quotes this story that I think is absolutely great, it’s one of the first Sun Ra concerts in France in 1970, at the Pavillon Baltard in Paris, before it was the Cité de la Villette, and so there’s a big hall, a big hangar, which holds 3000 people, there are 5000 guys who come to see Sun Ra, I don’t know if you can imagine that today. And so they can’t all get in, obviously, because it’s too small. So some of them start screaming at the exit: “Yeah, it’s an outrage!” They yell at Sun Ra and all that: “Say, you’re not going to play like this in these conditions, leaving half the people outside”. So you’ve got Sun Ra with his golden cape and the badge of the Sun, coming out of the hall with the whole orchestra behind him playing. They’re going right under the nose of the CRS. And the cops, they say, “Oh, it’s not going to be like in ’68 again” [laughter] And then he comes back with everyone behind him, the 5,000 guys in the hall, it’s huge, that’s it [laughter]. It’s an incredible story!

Jean-Charles F. :

I understood 5000 busses! [bus instead of gus (guys)]

Guigou C. :

Busses? It would have been even more people. [laughter] Well then? At some point you have to begin, right?

Jean-Charles F. :

Voilà! So, there is this project “L’Art résiste au temps” [“Art resists time”].

Guigou C. :

I still remember it.

Jean-Charles F. :

Gilles, if you want to intervene you may do so, since you were part of it…

Guigou C. :

You have the right to do it.

Gilles L. :

Well, I will let you explain…

 

Art Resists Time – General Presentation

Guigou C. :

Well, how to explain…? How did I come up with that particular storyline? First was to tell myself at a certain point that I felt a bit like making the connection between my supposedly artistic and my supposedly militant commitments. Having lived through this on many occasions, I have very often – I think you have too – met either extremely cutting-edge artists, interesting in their artistic practice, but totally useless at the political level, completely disconnected from reality, I would say, in my opinion; and conversely, hyper-acute militants who just listen to shitty music… There’s no way we can get the two things to come together. So that’s where we started from, actually, the whole reason for it, anyway. So, from there I read and reread Naomi Klein’s The Shock Doctrine: The Rise of Disaster Capitalism. This is an ultimate reference book on the state of the world today. And then I started to think about how we could work, which meant, among other things, finding times for work and reflection, for creation, different from the usual times. It meant settling down in places and staying there, and trying to do things with people, and then also breaking down barriers in terms of artistic practices. Hence the desire to form a team where there would not only be musicians, but also a visual artist, an actress / stage director, a philosopher, etc. And so that’s what we did. And then came one of the first work residencies at 3bisf, which is a contemporary art center inside the Montperrin psychiatric hospital in Aix-en-Provence.

Gilles L. :

Didn’t we do the Thor residency before? A week of research work, workshops, role-playing proposed by the various people you had brought together, most of whom did not know each other.[2] The main idea was to do research, but not specifically to find.

Guigou C. :

But the first real public residence, if I dare say so, happened at the 3bisf. Well, then, I had started talking with Sylvie Gerbault who was the director, now she has retired. It’s true that we musicians rarely have the opportunity and the habit of working on long residencies. And she actually forced us to stay for about three weeks or something like that. Which for us was a long time. Three weeks? What are we going to do for three weeks? Why three weeks? And in fact, by being there, I’m talking under Gilles’ control, it’s true that we realized that, in relation to the patients, the people who live there, after a while you don’t know who’s a patient, who’s a doctor.

Gilles L. :

Yes, the doctors are not dressed in their usual uniform.

Guigou C. :

No, they’re not in white coats, and they also invite an outside audience, since we had in fact taken it as a principle to make times that were open to the public in the broadest sense; that is to say, in the morning, there were some sort of writing workshops, and from there we would take up bits of texts that we set to music. In short, this is what the actress Agnès Régolo would undertake. So, there were times at the table, so to speak, and we didn’t know who was who, in fact. We knew pretty much who we were, although not always. But there were also patients, well, people who were being interned in this hospital, doctors and nurses, and then people from outside. It was quite funny because after a while you didn’t really know who was who!

Gilles L. :

We didn’t know who the insane ones were!

Guigou C. :

On the notion of madness, it was really interesting. And then, I became aware of this towards the end of that residency, effectively there were some people who were very shy or who had difficulty coming to us, and who ended up improvising some sort of flashes at times at the end of our residency, because they had time to acclimatize to us and to understand a little bit of the stuff. At first, they didn’t dare come, they came to the door of our working space, they took a look, then they left, then little by little they came. And at the time that was really interesting. We were almost totally immersed in it during all that time. And, well, after we got out of the hospital, we had three or four residencies, one in Rillieux-la-Pape, when it was still Maguy Marin who was at the Centre Chorégraphique National, and then two near Nancy, one in Frouard and a second one in Vandœuvre.

 

Art Resists Time – Diversity of Actions

Jean-Charles F. :

And so, the participants at the hospital at 3bisf, were they mostly writing texts?

Guigou C. :
So, there were different things: well, there were some who either choose to improvise or to write texts. So, what was written, at times, either they said it themselves, or we said it for them. And then there were some flashes of lightning, while we were making the presentation, for example, there was a patient who was there, who was a former hairdresser, who came and did some sort of interventions that disrupted us. In addition, I had used the term « disrupters », I wanted to have disrupting people taking part, this was just fine [laughter]. But the guy was great, because he understood the thing. He was exactly where he needed to be, he didn’t overdo it, he gave… Who did he give a gold chain to?
Gilles L. :

I don’t know, it was quite surprising.

Guigou C. :

He gave a jewel, just like that, to a member of the team, because he was happy… He wanted to show his interest, his gratitude, for our presence, and all that. But without going too far, without monopolizing what was going on. And then he went back to his seat. So, it was quite an astonishing thing! I remember, in the workshop – I don’t know if you remember? – one morning, we were around the table and may be the writing assignment was something like: “Do or write something that you’ve never done or written before”. At one point somebody got up, climbed up on the table, walked across the table and went back to sit down and said, “I’ve never done that!”

Gilles L. :

We seemed to understand then that he was a patient, but sometimes we were wrong. There were a couple of people, I was sure that they had been there for at least three or four years and in fact, they were just people who lived in town and who came to take part in the workshops.

Guigou C. :

Yes, I remember we did a little game with inflated balloons. It was just to have sound, very easily to make, with balloons. The assignment was: use the balloon. One of them makes it squeak, and then you have a guy next to him – and I was sure it was a guy from the outside – he starts… he was laughing his head off. And then you think: “Phew!” [laughter] Maybe he’s been living here for a few years. No, but there are some incredible things! Really amazing!

Jean-Charles F. :

So, there was a visual artist, what was her role?

Guigou C. :

Our friend Suzanne Stern, she has a somewhat marginal practice as a visual artist, if I dare say so. Initially she was a painter, and then she got fed up with it, after dealing for quite a long time with all the galleries network, etc., etc. So, she did her own stuff, at home, often in her house in the middle of the countryside. In the workshops at 3bisf, how can I explain, she used all the materials that were produced, the little pieces of paper with bits of text that she scattered all over the place… And then she used the material that was produced to make something out of it. She also had an overhead projector, she projected things on the wall, she hung things everywhere. The idea was to invade the space and transform it a little bit in her own way, and then sometimes she would also come and disturb us. [laughter] It’s good to do that.

Jean-Charles F. :

Disturb in doing what?

Guigou C. :

It could have been, I don’t know, maybe we were playing, doing a musical improvisation and then she would come and stick a little piece of stuff on your instrument with a little phrase written on it with I don’t know what, and then it would have meant: just cope with that! A lot of things like that.

Jean-Charles F. :

And the philosopher, then?

Guigou C. :

The idea for me was that he could really produce thought, because I think we’re in a period where there’s a serious lack of thinking. And so, he really used the time of the residency to write a text around Hannah Arendt, about culture, about what it meant to be engaged. Because these are the three main themes of this project: resistance, art and time. Vast subjects. So, he took off on that. I really wanted that, that at some point in the thing we were going to do, there would be a little bit of suspended time where you stop and that’s what we did. He was at his table and he read his text. It took I don’t know how long, ten minutes,  but I liked it. It was also about breaking the format of a concert. That’s what it was all about. Afterwards, it’s like all the projects that we can carry out, it could have gone much further than it did, if we could have kept it going longer and dug even deeper.

Gilles L. :

Because during the whole first part anyway the audience was on stage, especially in Aix and Rillieux.

Guigou C. :

And also, in Frouard, near Nancy. People were very friendly. We held writing workshops with retired women, little ladies who were knitting. They gave us knitwear as gifts afterwards, etc. They wrote great things that we used a lot. And each time it got more fulfilling. In the end we had a lot of material. That allowed us to draw from it and not necessarily do the same thing every time.

Jean-Charles F. :

And some of the participants did music too?

Guigou C. :

Yes, it happened. It was really interesting, but a lot, a lot of work actually. When we were at the Montperrin Psychiatric Hospital in Aix, we divided the time into two parts: in the morning, it was the open workshop with people, but this workshop always gave rise to a time of public encounter. So, well, in the public, there could be one person, like two, ten or twenty, but it didn’t matter, something was presented. In those days, people, patients or others could intervene as they wished. So, it happened that some people tried Karine Hahn’s harp, for example, an instrument that was a rather fascinating instrument for non-musicians. And in the afternoon we concentrated more on the overall artistic construction of the project. This meant that a lot had to be done. The days were really busy.

Jean-Charles F. :

And precisely, in the team of musicians, then, there was Karine Hahn, who is a rather classical harpist.

Guigou C. :

But she has experimented a lot of things.

Jean-Charles F. :

Was she a disturbing element?

Guigou C. :

Oh, I think she was as disturbed as everybody else, she disturbed us too, but I think she enjoyed it, I think, well, she should talk about it herself. We amplified her harp, she did a lot of experiments.

 

Art Resists Time – Writing Worskhops

Jean-Charles F. :

And so, everything was improvised?

Guigou C. :

Not everything. I had also written pieces, even some of them fully written. For example, I gave Nicolas [Sidoroff] the score of a piece based on time. I had composed it using the times of sunrise and sunset, since it was a question of time. I had fun finding some kind of rule to transpose the sunrise and sunset times into musical notes – everybody had fun doing that kind of thing, right? [laughs] It was quite fun, but very hard for people to play [laughs]: “Oh, that’s great! However, wait a minute…”. We still managed to play that piece pretty well.

Gilles L. :

Where is the CD?

Nicolas S. :

To go into the details of the length of your immersion: was everyone on the team there for the three weeks?

Guigou C. :

Yes, because the hospital Montperrin in Aix is a bit in the middle of nowhere. There were a lot of people who came from far away and Mathias [the philosopher Matthias Youchencko] also had to continue his studies, so he came when he could. So, there you have it, we stayed almost all the time.

Nicolas S. :

Then, in fact, the project continued even when one person was not there?

Guigou S. :

Yes, we all had enough work in progress to do each time, so that even if one of us was leaving for two days, it didn’t stop the project from moving forward. On the contrary, sometimes it was nice to have someone who could get out of the way a little so that you could step back to get some perspective on things.

Nicolas S. :

At the hospital, I understood that there were several workshops happening at the same time?

Guigou C. :

Yes, because there were so many of us, we divided the group into several working sub-groups – which we did the very first times, before going to the hospital, when we had worked on the time, we divided into small groups, among ourselves. But at the hospital, I don’t remember if we did that, but I think it’s quite possible that we worked in at least two groups at the same time. One group that was more focused on writing, and one more focused on improvisation. In any case, we experimented a little everything we could experiment, that was the idea.

Nicolas S. :

And if we take a look at the schedule for the three weeks, what happens on the first morning? Do you arrive the day before?

Guigou C. :

In fact, when Sylvie Gerbault had suggested that we stay there for three weeks, I panicked a little: “Oh! hell! what are we going to do?” In the first place we will have different people that we don’t know, we’ve never worked with (in quotes) “crazy” people. And so, I had gone scouting with Agnès, one morning at the psychiatric hospital of Montfavet near Avignon, where a writing workshop existed for a very long time. They’ve done a lot of publications. It’s called “Papiers de soi”, it’s a play on words [papiers de soi = papers of self; papiers de soie = silk papers]. And so, we went there a little bit as outsiders, but we also took part in the writing games they were doing that day. We immediately understood that it could be an easy meeting point to put in place, without needing to have a musical instrumental technique, for example. It allowed people to meet and talk to each other and so on. And so the writing seemed to me to be a possible source of inspiration for the whole team. [Gilles puts the CD of Art résiste au temps (Art resists time) in the background.] Which seems good to me, beyond our own concerns, I find that the writing and the reflection were very much in tune. In fact, in tune with what we wanted to do, from philosophical thought to completely wacky remarks on any subject. [To Gilles:] “Did you find the CD?”

Nicolas S. :

When you arrive, who came the first time?

Guigou C. :

I don’t remember who came, but anyway we also spent some time with the 3bisf team. I had met them before, the team of animators, nurses, etc. We had the advantage that this is a place dedicated to this type of experimentation in a certain way. In fact to say, they are used to welcoming “artists” (in quotes) in residency, and they are used to mixing people, artists, hospital staff and the outside public.

Gilles L. :

This is quite specific to them. It’s one of the few hospitals to have that.

Guigou C. :

They took us to different pavilions to meet different types of patients more or less afflicted, the goal being to explain to them why we were there and what we wanted to do. And then afterwards, everyone decided whether or not to take part in the project. So, some people came, others didn’t. The problem with this type of project is that you can’t count on the regular attendance of participants. When people are on medication, it’s difficult. You have some who come regularly, you have some who are there all the time, and then there are those who come once and you don’t see them anymore – and it’s a real shame they didn’t come back, because it was good – but well, that’s how it is. [music continues]

Nicolas S. :

And the idea of operating with a workshop in the morning, with a public presentation, therefore a public workshop and made public from the public… [laughter] That was in the initial contract specification?

Guigou C. :

We thought about it with the team and decided that it could be good. It was also a means of making room for the patients in a way. We knew that we also wanted on our side to come up with a product of our own, even if I don’t like that word very much, a finished product that was only in the process of being developed. The idea was that it would be in constant evolution, but we had nevertheless planned a real public presentation at the end. The idea was that we could take the necessary time to mature and that we too could be shaken up, depending on what the external participants could do. Some things we kept, others we didn’t, because we said to ourselves “Well, she did something incredible for us, it would be good to integrate her at that time”. Then, of course, we could have gone much further in this process, but the notion of perturbation and perturbators and being perturbed ourselves by outsiders, was the central idea.

Jean-Charles F. :

The music on the CD we’re listening to is going to make the transcription of the recording of the encounter even more difficult! [laughter]

Gilles L. :

Yes, it might be the case.

Nicolas S. :

There is a chance.

Jean-Charles F. :

But you want to copy France-Culture where every time someone speaks, there has to be music behind it. [laughter]

Gilles L. :

No, no, it was for me to remember.

Guigou C. :

Yes, I listen to the CD again with pleasure.

Jean-Charles F. :

We will include excerpts of the music, yes, for sure. Forgive me. [Some extracts of L’art résiste au temps can be found in the Grand Collage: follow the paths and click on the river.]

Nicolas S. :

What happened between the morning and afternoon? The afternoon was more between you but with open doors, were there still people watching?

Guigou C. :

Yes, always, that’s the rule of how the place works, is that you are never locked up, people can see you, come in at any time. Which is pretty cool. It puts you in a different mindset towards your work, that’s what I liked.

 

Art Resists Time – Exchanging Roles

Nicolas S. :

Several times I’ve heard you talk about exchanges of role among team members. Can we go into a little more detail about what this meant for you?

Gilles L. :

I remember, at the very beginning, at Le Thor, we tried to interchange the roles of philosopher, stage directress, visual artist, and between musicians. We were a bit lost at first, but we made videos of that; we said to ourselves: “Well, we’re searching, but we are not obliged to find!”. We were wandering a bit sometimes.

Guigou C. :

Well, we did some experiments, like any group, but then, they were not necessarily converted tries… That is to say, well, it’s always funny and interesting to say: “I’m not a stage director or an actor, but I’m going to take over the text, and you’re a musician and you’re going to take on another role”. After a while, you reach the limits of this exercise: the one who’s better at making music is the musician, and so on. But we searched a lot at the beginning, and I think that this time, the time before going to the psychiatric hospital, all the time we spent together at Le Thor, for example, was also very important. Well, there were no mentally ill people, but it was very interesting because we hadn’t set any specific goals, except to try all the things that came through our minds. It was a time that contributed a lot to the shape the project took afterwards. I am comfortable with my contradictions, but I had prepared a certain number of pieces that were relatively all written, because I like to write pieces. And in retrospect, if I had to do it again now, maybe I wouldn’t do it like that. Maybe I would write a lot less, because it was a bit paradoxical with the idea that everything should be made on the spot. At the same time, well, I wanted to come up with a pretty coherent result with a certain thread, and in particular to be able to use certain texts that I had specifically identified in Naomi Klein’s book, these were things that I really wanted people to say. So, one of the contradictions for me in the project was surely the fact of having extremely determined things in writing that I had brought with me, when the idea was really to do something very, very, collective, with nothing predetermined at the beginning. Well, that was true up to a certain point, but not really completely. It’s the exercise of democracy: you’re free, but not completely.

Jean-Charles F. :

It was also your texts?

Guigou C. :

These were texts found mostly in Naomi Klein’s The Shock Doctrine, but not exclusively.

Jean-Charles F. :

And what were these texts about?

Guigou C. :

On a kind of assessment of what is happening in the world. And this Shock Doctrine that she described very well. There was this idea of resistance in every sense of the word.

Gilles L. :

There is a film about Naomi Klein’s book The Shock Doctrine, which we watched together with the whole team.

Guigou C. :

It’s a documentary, which is obviously less interesting than the book, because in this case when you try to illustrate a 500-page book in an hour and a half, there are a lot of things that you just skip over. There are some gems in the documentary, like little interviews with Margaret Thatcher, things like that, which are still pretty mind-boggling, but otherwise the book is a hundred times more interesting.

Gilles L. :

When she thanks Pinochet for example.

Guigou C. :

Voilà! There is also the passage where Milton Friedman receives his Nobel Prize in Economics, in Oslo. There are a few troublemakers who have managed to get into the hall and try to prevent the ceremony from taking place, and then, well, they are quickly evacuated, and Friedman has a little smile on his face and says to the journalists: “Considering what I wrote, it could have been much worse than that!” [laughter] It’s absolutely cynical [laughs]. [silence]

Jean-Charles F. :

Good! [silence, noise of pouring some liquid]

Guigou C. :

Hello? Any more questions?

Jean-Charles F. :

[to Gilles:] Do you have anything to add?

Gilles L. :

As Guigou said, the choice was made to exchange the roles over one or two sessions. I think it was also a way to meet and then react if the situation allowed it. In fact, it was more a time of meeting each other where we tried things. In the end, it created bonds and trust between us. Since we let go and allowed ourselves to go anywhere with others without being afraid of being in uncomfortable situations. So, there’s something that reminds me of what we do with PaaLabRes in the improvisation workshops,[3] with the dance-music meetings at the Ramdam,[4] or what we did this weekend with CEPI.[5]

Guigou C. :

We had also experimented a lot when I had worked with Maguy Marin and Volapük. We had done all kinds of improvisations. It was a great period when we had three months of rehearsals to put on a show. That helps!

Nicolas S. :

But what you describe is essential, even if it is difficult to tell or describe. On the one hand, we have the impression that this exchange of roles allows above all a meeting between you to make the work go well, in fact it is just experimentation without any particular objective. But on the other hand, and this is what is very interesting for me, it allows a certain number of things: a way of “mixing up our incompetencies” or “mixing up our discomforts”, etc., a form of equality in discomfort. All this allows other things to emerge, very different from those produced, for example, by a musician who a priori knows how to play his/her instrument. And so, it allows forms of encounters, which no longer exist afterwards, when each person actually takes up the role to which she/he is most accustomed. In any case, it’s very interesting to try to explain it, to describe it and to go into a little more detail. Because when you have a creative time of three weeks, it’s easier. Conversely, when you have less time, how is it possible that this kind of thing happens anyway? And as you said, looking without having to find seems to me an absolute necessity.

 

A Place of Resistance: Time

Guigou C. :

I think that was one of the reasons that made the link between time and resistance. In this regard, I remember something that struck me: a discussion about art that I had with a friend of mine, an Italian painter, Enrico Lombardi, from the Area Sismica gang in Meldola. He said to me: “In any case, the only place of resistance that is still possible today is time.” Time to take the time, time to do things, and I thought it was super accurate. That is to say, we know very well that there aren’t many possible spaces left where you can still resist something, except for refusing the time constraints that are imposed on you all the time. That doesn’t mean it’s always easy to do, but… And then, I experienced it in a much more extreme and important way than in Art résiste au temps, when I had set up the Figures project. We worked for six months – in fact, it lasted much longer than six months – with a group of unemployed people who were on the RMI [Revenu Minimum d’Insertion – Minimum income of insertion], and whom we had recruited just to make music for six months, a bit like what Fred Frith did with Helter Skelter in Marseille. When you work every day for six months with fifteen guys who have nothing else to do but experiment things, eight hours a day, it becomes an amazing mad thing. And, in this case, we did take some time, it was great. Then, the small events that we produced for a public around this project were almost like epiphenomena of an incredible laboratory work. I think that it made an impression on a lot of people – well, on those who took part in it in any case – it was an incredible amount of time. It’s an insane luxury to be able to do that. I really enjoyed it.

Jean-Charles F. :

This is one of the great frustrations at the moment: the inability to have long enough time slots. I went to work at the university (in 1972) for these reasons. I was able to run projects there for over fifteen years.[6]

Guigou C. :

Not bad!

Jean-Charles F. :

After that, the Cefedem was a project that I ran for over seventeen years, and without this length of time we could not have done anything. But in the artistic field, there was a whole period between 70-80 where there were a lot more possibilities than today to take the time to do things. So, well, it’s a double-edged sword, because in the time taken, there can be a very marked elitist aspect, the exclusivity of small groups. But at the same time, to break down the boundaries, there is no other way out.

Gilles L. :

But, I think it also depends on the artistic domains, because in music, the fact is that we are used to working in an incredible urgency, to prepare concerts or things like that. I was talking to Camel Zekri who works with circus artists, I think it’s two or three times over periods of two months of residency, before the creation. So it’s already over a year and a half and he would say to me: “But that’s crazy! We really have time, even time to waste. We have the time to do nothing, to go and listen to others, and at the same time to compose with an incredible calmness.” He tells me “That changes everything.” We are so little used to that. And then, with companies like Maguy Marin’s, it’s often the same thing: three months minimum for preparing a creation.

Guigou C. :

Well, that’s what Bastien and Thomas told me, did you know?

Gilles L. :

Yes.

Guigou C. :

I know two young super musicians, Bastien Pelenc and Thomas Barrière. They work with the circus company Trottola (https://cirque-trottola.org). Each show takes a year to set up. I saw their last show, which is superb by the way, I recommend it to you. So, they melted down a church bell just for the show: incredible! There’s a whole set of machinery under the stage and at one point they hoist this bell from under the stage with a winch system to the top of the tent. It is magnificent. Well, the musicians spent the first three or four months of the creation without making a single musical note. They were only working on building the device, and obviously it changes everything at the end, you don’t have the same result.

Gilles L. :

So how do you do that with a project that is only musical?

Jean-Charles F. :

In the 1960s, I was a percussionist in contemporary music ensembles, it was four rehearsals for a concert of creations. So, it was awful! It was frustrating. But we also had a group at the American Center [Le Centre de Musique] where we did as many rehearsals as we could possibly do, but we were not paid.

Guigou C. :

Ah! Obviously..

Gilles L. :

But yes, without being paid, you can create a lot of things. There when they work for a year, I don’t know if they get paid all the time, but, in any case, they can make a living from it. In music we are used to rehearsing for free.

Jean-Charles F. :

And there was this fundamental difference, it was the situation at the university, paid time to experiment.

Gilles L. :

But I don’t think the criterion is necessarily whether you get paid or not. I don’t have any specific examples that come to mind, but the number of rock bands I’ve seen, especially a long time ago: you get a slap in the face, because you can see that they’ve been working like crazy for all their Saturday-Sunday for years, and when they get on stage, they play! It’s not an approximate thing because you’ve only done two rehearsals. There’s a great side to this way of doing things. A way that we, we lost a little bit, because we’re also too much in survival stories, well I speak for myself. So we have to get paid, we don’t have time to lose, and that’s it. [silence]

Jean-Charles F. :

Yes, absolutely. There is a lack of funding for this kind of research situation. Whereas it seems to me that in the 70s and 80s, there was much more support from public institutions in the cultural sector.

Guigou C. :

For me, I remember that in recent times, what has really brought the question of time to light is the movement of the intermittents du spectacle in 2003. I remember some fascinating debates on this issue, that is, the question of the whole invisible part of the work that is produced and not taken into account, you see? It’s really the hidden part of the iceberg, as they say. The spectators just see the emerged part of the work, and all our dear politicians don’t even want to hear about it. It has to be profitable, it has to be fast, and then they don’t really care anyway.

 

 

Part II : Helping Migrants

The Association Rosmerta

Jean-Charles F. :

Perhaps we can move on to the more recent projects you have carried out, for example your work with migrants?

Guigou C. :

Yeah, that’s not a musical project, but it’s exciting. Actually, it’s simple: it’s the militant part of my activity. In Avignon, we’ve been wondering for a while about the welcoming of migrants in the city. It was becoming more and more of a problem. I remember, it’s quite crazy, I was a bit of an activist at RESF [Réseau éducation sans frontières – Education without borders network] when this network was created at least fifteen or twenty years ago. If I exaggerate the line a bit, at the time, it was just a matter of fighting to find two migrants who arrived in Avignon, because there were very few of them! Now, all this has been totally reversed, for a few years now we can no longer cope. And we can no longer endure the inertia, the incompetence, the bad will of the institutions. This inertia is also the result of a political project, we should not have any delusions. That is to say, if there are so many problems, it is because there is a fierce will not to welcome these people. So, to cut a long story short: for more than a year and a half, a small group of people had been negotiating with the city, the diocese and the prefecture. We were trying to tell them, “Wait, there’s a real problem, every week, there are fifteen, twenty, thirty people sleeping in the street, who are not being accommodated, etc.” The answers varied according to the interlocutors: for example, the city of Avignon said “Ah, yes, we know!” This is not a really rich municipality, but socialist, so not left-wing, it’s socialism à la Valls! In short, they would tell us: “Yes, yes, we know there are problems, but you have to understand that we don’t have any buildings, etc.” At the prefecture, they completely denied it: “There is no problem, besides, people just have to call 115 and they will be immediately be housed.” At the diocese, they told us the same thing. The archbishop of Avignon has inclination to the extreme right. So, after a year of discussions – we have kept traces of all this mess – we said to ourselves last fall: “We are not going to spend another winter like that, now we have to take action.” We identified a number of possible buildings, including this former school belonging to the diocese. And we heard that they wanted to sell the building in question for 800,000€. Well, there you have it, very good, wonderful: an old school, with everything you need. It was in activity until 2016 and was therefore in relatively good condition, the closure was due to management problems. And then at the end of December 2018, we occupied the place and squatted it.

We got help from people who know how to do this kind of things, it’s a bit complicated at the beginning when you’ve never done it before. You have to consider the risks. So, we created an association called “Rosmerta”, we’re a collegiate of persons who signed its statutes. That means that seven of us are legally responsible in case of problems. We are currently housing 50 people. We have determined the criteria for taking in people, to protect ourselves from a certain number of people that we would not have been able to take care of. To be clear: all adult male drug addicts, sometimes violent. We clearly determined that we would only take in isolated minors or families. A lot of minors or just over 18 have been taken in, but as in many cases they don’t have papers, it is impossible to know if they are 16 or 18 years old. And we take in families, there are currently six of them. Most of them are Africans, but not only: there is a family of Georgians whose husband was a political opponent who was killed; so his wife and kids left from there and arrived in France, I don’t know how. Personally, I take care of a family of Indians from Punjab, whose wife was in a forced marriage; they arrived in Paris at the end of 2017 in a refugee center and then they were told, “Well no, you can’t stay, there is no more room. Well, let’s have a look on the map… Ah! Avignon, there seems to be some room!” They went there and stayed in a center for a few months. And they were kicked out just as we opened the place, so they ended up there. These are absolutely incredible life stories in most cases. So now we have 1200 adherents. Since December 2018, we have been holding a public event in the site every month, and each time we ask the people who come to join the association for a symbolic €1. And we have about 300 relatively active volunteers. We have the support of part of the population. And then there is a lawsuit in progress…

Jean-Charles F. :

Concerning the place or helping migrants?

Guigou C. :

So, we have two things in parallel: we have a lawsuit following the archbishop’s complaint of squatting; and parallel to that, the departmental services accuse us of having welcomed the public in a place without having passed the security commission first – which is tantamount to saying that we are squatting. Of course, it’s normal, it’s a squat! We were auditioned by the cops. The good side is that we are still in Avignon, so we still took advantage of the media coverage in July for the Festival. We had the visit of Emmanuelle Béart in July 2018, who used her networks, which made it possible to avoid the immediate expulsion, and gave us a little time. Parallel to all this, three working groups were formed, following the General Assemblies. One group is more concerned with resistance whatever the situation in the place; one group is looking into the idea of pushing the city to pre-empt the place; and another is working on the purchase of the building (800.000€), well, with all kinds of questions about this last issue. As far as I’m concerned, I’m completely against the idea of buying it for many reasons. First of all, because I don’t want to give 800.000€ to an extreme right archbishop, but on top of that this 800.000€ could be used for something else. Moreover, if you buy and you become an owner… Initially, the idea for us was to point out the negligence of the institutions and not to replace them, but on the contrary to tell them: “We did it because you don’t do it, but now it’s up to you to assume your political responsibilities.” To become professionals in the welcoming of migrants, I think, is not the goal and that it is not to do anyone a service to supplant the city or the prefecture. So, there is a lot of internal debate on these issues. But I would still say that overall, it’s a hell of a story. It’s pretty awesome. We encountered almost no problems, except sometimes a little tension on the management. What really struck me recently is to see how young people are gradually becoming autonomous: when we opened, obviously all the people who arrived there were completely lost, and little by little – some of them have been living there since December, not all of them because there are also many people who come and go – there are some who take things into their own hands: housekeeping, all sorts of things, formalities, as accompanying their friends to the ASE (Aide Sociale à l’Enfance – Child welfare) or to the department. Two were invited by Olivier Py, the director of the Avignon Festival, to take part in readings around the Odyssey, etc. Well, we did a lot of stuff. So, it’s a great project, extremely strong on one side, and extremely fragile on the other. So that’s it.

Jean-Charles F. :

Are there any artistic aspects to this project?

Guigou C. :

Yes, workshops have been set up by a whole bunch of people who are close to Rosemerta: puppet workshop, Beatbox workshop. Lots of stuff happens in the place. I admit that, personally, I haven’t done anything on this level, because I don’t want to mix things up too much, I find it a bit complicated. So, when I go there, I’m on duty or I take care of my Indian family or other things, but I haven’t done any musical things.

Nicolas S. :

What are the public events every month that you were talking about?

Guigou C. :

Well, mostly concerts with people who are close to us, let’s say, and also not too far away geographically, because that’s the easiest thing to do.

Nicolas S. :

And the workshops are aimed internally, within the setting of the people who are in the place or are they also open to the outside world?

Guigou C. :

There is a strong desire to organize meetings with the outside world, yes, and then a willingness to provide tools for people to be integrated. So, we also offer French courses, artistic or cultural workshops and many other things. It’s clearly a desire on our part that this dimension be present.

 

 

Relationships between arts and politics

Guigou C. :

There’s one aspect I haven’t talked about that is quite interesting from a political point of view. This place was used in the summer by a company of comedians called Del Arte, who made their nest egg by having a large percentage of amateurs perform with them – they did what all the other theatre rental places practice in Avignon. The first meeting was rather interesting and then we had no more news, except for extremely nasty letters against us that they sent to the Prefect. Maybe they were expecting that we would be evicted sooner? And as there are a number of people from the live performing arts with us, we have been accused by some people from the Festival of just wanting to get our hands on this place for purely artistic and cultural reasons, and not to take care of the migrants! We were caught between the sympathies of the diocese for the extreme right and the merchants of the temple of the theater, it was a bit complicated! And it still is.

Nicolas S. :

In our reflections on the history of walls, there is also this idea of a kind of necessity to go against the wind or against a certain number of things: the wall as a form of shelter and also as a form of intolerable barrier. In what you were saying, there seems to be a will not to mix artistic and political activity. And I tend to consider this as a kind of wall that you put up… How would you characterize it? How do you live with it more or less comfortably?

Guigou C. :

It’s just that, if you want, when you play in a marching band or with a street theater group, it’s extremely simple to come and play in a place where there are zero comforts. And it’s not that simple in most of my musical projects. So the only thing I could imagine doing, which I haven’t done yet but could do, is my little solo Musiques Minuscules[7] [tiny music]. For that I don’t need anything in broad terms, so I could do it, but otherwise it’s not always the right kind of form. And on top of that, I think that culturally, it’s not always easy. The audience is very varied, and of course I could come with my stuff completely out of whack, but it can make things untidy among left-wing Catholics! If I make a small parallel: I’m quite involved in the anti-nuclear collective in Avignon, and I’ve been trying to hook them up a number of times so that we could play with the Mutants Maha,[8] a project on Fukushima. Two or three years ago we did a piece of our repertoire for two people in a lighter version, and we took the little text that went with it. I told them that it would be nice to do the whole concert with the trio and everything that comes with it: “Well, okay! Do you agree to do this on April 26, the day of the commemoration of Chernobyl on Piazza Pio?” I said, “No, it’s just not possible.” I mean, first of all, not to mention whether or not we’re going to have electricity, you still need a little time to set up; you need a little bit of attention so that what you’re trying to get through will bear some fruit, and not to have the passers-by with shopping bags coming in the middle… Eventually, there’s a moment when it just doesn’t work, it’s not suitable for the mess to do it in that place under those conditions. It’s a real question what you’re asking, especially in relation to the place of the event. Then, it also happens that most of my projects are done with people who are not based in Avignon, so that means bringing people from far away to do a concert where they’re not paid, and so on. No, it’s often just a little bit complicated on so many levels, so I don’t necessarily want to get into that.

Jean-Charles F. :

In the case of slavery, slavers made sure that people who lived in the same place had to come from very different places so that they did not have common cultural references. This seemed more conducive to being able to impose artistic forms, like the quadrille in Martinique, for example. It’s very interesting to see how the slaves managed to recreate artistic forms that both respected the imposed rules and at the same time recreated or created their own culture. In what you’re describing, do we find this same phenomenon, that is, people coming from very different places, with the great danger of imposing ready-made artistic forms on them and the need to give them time to develop things of their own?

Guigou C. :

I’m not sure I’m super clear on this issue, which I think is very important. But what is also very clear is that it is quite impressive to see what some of these young people have experienced. I’ve spoken with some of them, I know a little bit about their backgrounds. They’ve been through some crazy stuff. But they’re still eighteen-year-olds or sixteen-year-olds living in 2019 with a cell phone, and they’re listening to rap like everyone else, or reggae or whatever. There’s this double thing going on all the time that’s very disturbing. There is a complexity that exists in everything anyway, especially in their situation, which goes beyond the caricatures people are drawing on their own. For example, one Sunday we distributed leaflets at all the exits from Mass to try to explain our point of view in relation to that of the Archbishop. In the church next to where we are, some people told us: “But anyway they are not real migrants because they are too well dressed.” They would have to be in rags to be considered real migrants. And that’s interesting to see too. I think you have to do things in a way… I don’t know if “subtle” is the right word, or… is not too much [laughs], come on, let’s go: subtle. For example, I brought the Indian family to the “100 guitares sur un bateau ivre[9] [Guitars on a Drunk Boat] concert in June 2018. They thought it was great, and then I invited them to what I did in Avignon. There I find that when you get to build a relationship, you can start sharing stuff. When it’s people you don’t know at all, whose history you know nothing about, imposing something on them, I find it a bit difficult.

Nicolas S. :

Through the notion of encounter and of the long time – already mentioned – you describe a way of overcoming the kind of separation, between professional artistic activity in the sense of a show presented on stage and the almost daily militant acts. For my part, I find myself in forms of edges (or fringes) where things get mixed up when one suggests trying to do things together. I find it hard to detach myself from being in, doing or thinking about music making: I love playing music and experimenting with it, it’s something that keeps me alive. So even when I was teaching math or French – I did a lot of it, for example, in an educational outreach program – I couldn’t ignore all the musical resonances that came up, whether I was using it or not. With kids coming from all over the place, I often had proposals to do things that were eminently artistic, for me, but above all not recognized by the authorities. These proposals didn’t even exist on their radar. I’m trying to describe this kind of somewhat vague thing in which, in fact, you act as a musician, but not necessarily by making music as it is recognized and labeled by the Institutional forms with a capital I. I’m trying to describe this kind of thing. You talked about puppet or Beatbox workshops, how do you work with them?

Guigou C. :

I didn’t take care of them, I can’t tell you. But again, the basic thing here is that even in the two hundred or three hundred volunteers who work there, you have extremely different people, which is one of the aspects of complexity.

Nicolas S. :

And a richness…

Guigou C. :

It goes from the most radical, politically speaking, to the softest. So sometimes it’s complicated: at the moment we’re in a period of great tension, I think, between those who think, of which I am one, that there is a deficit of democracy, that we should involve the inhabitants – that is, the people we shelter – much more in the decisions than they actually are, and not consider them as children to whom we give charity, basically. And then those who are more in a process – how can I put it? – catho, machin, you know? [laughter] I can’t find the word.

Nicolas S. :

Cathos-paternalists ?

Guigou C. :

Yes, so there are these things… Well, it turns out that many people in the Rosmerta association immediately seized the cultural aspect. Personally, I feel more useful to do other things, such as papers so that the kids can go to school, than to come and do my je-ne-sais-quoi show, which is not necessarily going to interest anyone, at least not right away in these conditions. I could be wrong. Maybe it would have been useful, I don’t know. But in any case, I didn’t feel doing it at the time.

Nicolas S. :

I think it’s time.

Gilles L. :

It’s time! !

Guigou C. :

Monseigneur !

Jean-Charles F. :

Well, thank you.

Guigou C. :

Well, you are welcome. Thank you for stopping by.

 


1. AJMi Jazz Club (Association pour le Jazz et la Musique improvisée) is in Avignon a place devoted to jazz and improvisation in existence since 1978.  AJMi

2. Here is the list of participants to the project « L’art résiste au temps » :
Guigou Chenevier / drums, machines, compositions, Laurent Frick / voicet, keyboards and sampler, Karine Hahn / harp, Serge Innocent / drums, percussions, trumpet, Gilles Laval / guitare, Franck Testut / bass, Agnès Régolo /theatrical disturbances, Suzanne Stern / visual arts disturbances, Matthias Youchencko / philosophical disturbances, Emmanuel Gilot / sound.
With the participation of : Fred Giulinai / keyboards, sampler, Fabrice Caravaca, Philippe Corcuff / written, spoken, declaimed, gesticulated texts.

3. In 2012-13 took place monthly encounters of members of the PaaLabRes Collective to experiment with improvisation protocoles (Jean-Charles François, Laurent Grappe, Karine Hahn, Gilles Laval, Pascal Pariaud, Gérald Venturi). Many members of the collective lead improvisation workshops on a regular basis (for example, this is the case with Gilles Laval and Pascal Pariaud at the National Music School in Villeurbanne).

4. During 2016-17, at the Ramdam – a Center for artistic practices near Lyon – took place experimental encounters between dancers from the Compagnie Maguy Marin and musicians from the PaaLabRes collective, with the objective to develop common practices (dance/music) in the improvisation domain. Ramdam

5. Founded in 2014 by Enrico Fagnoni and Barre Phillips, CEPI (Centre Européen Pour l’Improvisation) organizes nomadic encounters in the improvisation domain. In August 2018, these took place in Valcivières in Haute-Loire (Auvergne). Jean-Charles François and Gilles Laval participated in these encounters. CEPI

6. Between 1975 and 1990, the experimentalgroup KIVA, founded by the trombonist John Silber and the percussionist Jean-Charles François was in residence at the University of California San Diego.

7. Musiques Minuscules, Guigou Chenevier.

8. Les Mutants Maha, Guigou Chenevier : drums, compositions / Takumi Fukushima : violin, voice / Lionel Malric : keyboards.
« Zizeeria Maha » is the scientific name of a butterfly. A very special butterfly, since it is found especially in the Fukushima region of Japan. Since the terrible nuclear accident of March 11, 2011, this butterfly mutated. Many malformations on its legs, wings and antennae have been detected by Japanese scientists. These malformations make this butterfly look more like an unsightly snail than the elegant insect it was originally.
From this horrible news item read in the press, Guigou Chenevier thought about the idea of mutant compositions. Minimalist musical compositions at first almost drifting little by little towards strange and monstrous forms. Embarking Takumi Fukushima in this adventure was the obvious choice. Adding the two hands of Lionel Malric, an expert in keyboard tinkering, quickly sank in. Les Mutants Maha is a project of musical creation, at the heart of which writing and architecture dominate.
 No (or few) improvisations in this post-atomic universe where cows, useless producers of a noxious milk, are slaughtered in the open field, but rather this search for mutations and ionizations. A small tribute to Edgar Varèse can never do any harm…

9. Reference to the performance of « 100 Guitares Sur Un Bateau Ivre » by Gilles Laval. See Bateau Ivre.

Entretien avec Guigou Chenevier

Accéder au texte de Guigou Chenevier :  Faire tomber les murs

Access to the English translations : a) Encounter ; b) Break Down the Walls.


 

Entretien avec Guigou Chenevier

 Jean-Charles François, Gilles Laval et Nicolas Sidoroff

Septembre 2019, Rillieux-la-Pape

Sommaire

Première partie : L’art résiste au temps
Prélude autour d’un café
L’art résiste au temps – Présentation générale
L’art résiste au temps – La diversité des actions
L’art résiste au temps – Ateliers d’écriture
L’art résiste au temps – L’échange des rôles
Un lieu de résistance : le temps

Deuxième partie : L’accueil des migrants
L’association Rosmerta
Les relations actes artistiques / actes politiques

 


Première partie : L’art résiste au temps

Prélude autour d’un café

Guigou C. :

Les allumés du jazz, cela vous dit quelque chose ? Ils ont organisé trois jours de rencontres à Avignon, en novembre dernier, avec plein d’invités pour parler de la question (des questions) de la résistance au business. Comment créer des réseaux musicaux, etc. Comme je ne pouvais pas y participer parce que j’étais en pleine création sur Ubu Roi, j’ai refilé le bébé à Cyril Darmedru, qui y a fait une intervention très judicieuse, je trouve. Après ça, Les Allumés ont édité un document avec toutes les contributions écrites de cette rencontre et des textes complémentaires, et même un vinyle avec des musiques de tous les musiciens présents. Il y a plein d’articles intéressants dans ce document, je trouve. Pour information, voilà.
Les allumés du jazz

En fait, j’étais au départ sollicité parce que je connais Jean Rochard, le responsable du label Nato qui s’occupe aussi des Allumés. C’est est un mec que j’aime beaucoup… On l’avait invité pour participer à ce qu’on avait appelé à l’époque « le Contre Forum de la Culture », parce que nous avions la chance d’avoir, à Avignon, le « Forum de la Culture ». Ça c’était du temps de Sarkozy. Il y a eu plusieurs Forums comme ça à Avignon avec les Ministres de la Culture européens sous haute protection policière, etc. Avec Sud Culture (dont je fais partie), on avait décidé d’organiser un contre forum : on a organisé, trois ou quatre éditions, avec pas mal d’invités passionnants à chaque fois. Et donc, une année on avait invité Rochard. J’avais trouvé son intervention vraiment chouette. En plus comme on était, (on est ou on était, je ne sais plus très bien si je dois le dire au présent ou au passé vu qu’à présent je n’y suis plus), sur les Hauts Plateaux qui se trouvent au-dessus de l’AJMi Jazz Club[1] et Les Allumés du Jazz sont évidemment très en lien avec l’AJMi. Donc voilà, ils m’ont demandé si je voulais bien faire quelque chose, mais c’était trop compliqué pour moi à ce moment là.

Gilles L. :

Il a fondé la maison de disques Nato au début des années 1980, et il a été enregistrer des musiciens américains. Notamment Michel Portal à Minneapolis avec des musiciens de Prince. Il est têtu, c’est un label incroyable.
Nato

Guigou C. :

Nato, c’est un super label ! C’est un des premiers qui a produit par exemple Jean-François Pauvros et des tas d’autres musiciens comme ça.

Gilles L. :

Moi je fais souvent écouter ses disques à Villeurbanne, notamment News from the Jungle.

Jean-Charles F. :

 Bon, on commence ?

Gilles L. :

On prend le café ou on commence ?

Jean-Charles F. :

Ah oui, il y a le café, j’avais oublié. [rires]

Gilles L. :

On commence après le café ou avant le café… ou pendant le café… ?

Jean-Charles F. :

Après le café.

Gilles L. :

[de loin] Est-ce que vous voulez du sucre ?

Guigou C. :

Non, moi non. Vous voulez du sucre ?

Nicolas S. :

Non merci.

Jean-Charles F. :

Non.

Gilles L. :

Vraiment ? Ben tant mieux. [Bruit du café qui est versé]

Jean-Charles F. :

Merci.

Gilles L. :

Je crois que c’est très chaud, hein, faites gaffe. [Bruits, le café est versé. Très long silence avec un fort bruit continu d’une machine éloignée.]

Guigou C. :

Oh ! On est gâté ! Tu le connais ? [Il montre le livre de Serge Loupien La France Underground 1965/1979 Free Jazz et Rock Pop, Le Temps des Utopies] Il y a pas mal de choses que moi, j’ai appris. Il est question d’Etron Fou Leloublan mais… ça c’est anecdotique, pardon. Il y a plein de choses super intéressantes que je ne savais pas et que j’ai découvert. Quand même une époque assez foisonnante… Notamment il raconte, enfin, il cite cette anecdote que je trouve absolument géniale, c’est, en 70, un des premiers concerts de Sun Ra en France, Pavillon Baltard à Paris, avant que ce soit la Cité de la Villette, et donc il y a une grande salle, un grand hangar, qui contient 3000 personnes, il y a 5000 gus qui viennent pour voir Sun Ra, je ne sais pas si tu t’imagines ça aujourd’hui. Et donc ils ne peuvent pas tous rentrer, évidemment, parce que c’est trop petit. Du coup il y en a qui commencent à gueuler à la sortie : « Ouais, c’est un scandale ! » Ils interpellent Sun Ra et tout ça : « Comment dire, vous n’allez pas jouer comme ça dans ces conditions, en laissant la moitié des gens dehors ». Du coup tu as Sun Ra avec sa cape dorée et l’insigne du Soleil, qui sort de la salle avec tout l’orchestre derrière lui qui joue. Ils vont jusque sous le nez des CRS. Et les flics, ils disent « Oh ! Ça ne va pas recommencer comme en 68 » [rires] Et après il re-rentre avec tout le monde derrière lui, les 5000 gus dans la salle, c’est énorme, voilà [rires]. L’histoire est incroyable !

Jean-Charles F. :

J’avais compris 5000 bus !

Guigou C. :

Bus ? Ça aurait été encore beaucoup plus ! [rires] Bon alors ? Il y a un moment il faut commencer, c’est ça ?

Jean-Charles F. :

Voilà ! Donc il y a ce projet « L’Art résiste au temps ».

Guigou C. :

Je m’en rappelle encore.

Jean-Charles F. :

Et donc, Gilles, si tu veux aussi intervenir puisque tu en faisais partie…

Guigou C. :

Tu en as le droit.

Gilles L. :

Ben je te laisse la présentation…

 

L’art résiste au temps – Présentation générale

Guigou C. :

Ben, la présentation… Comment je suis arrivé à monter cette histoire-là ? Le point de départ, c’était de me dire à un moment donné que j’avais un peu envie de faire la jonction entre mon engagement supposé artistique et mon engagement supposé militant. Pour avoir vécu ça à des tas de reprises, j’ai très souvent – je pense que vous aussi – rencontré soit des artistes extrêmement pointus, intéressants dans leur pratique artistique, mais totalement nuls au niveau politique, complètement déconnectés de la réalité, je dirais, selon moi ; et inversement des super militants hyper pointus, mais qui écoutent des musiques de merde… Il n’y a pas moyen d’arriver à faire joindre les deux trucs, quoi ! Donc c’est parti de ça, en fait, l’idée en tout cas de départ. Donc partant de là j’ai lu et relu la Stratégie du choc de Naomi Klein. Un bouquin de référence absolue sur la situation du monde d’aujourd’hui. Et puis ensuite, j’ai commencé à réfléchir à comment on pourrait travailler, ce qui signifiait notamment de prendre des temps de travail et de réflexion, de création, différents des temps habituels. C’est-à-dire se poser dans des endroits et y rester, et essayer de faire des choses avec les gens, et puis aussi décloisonner au niveau des pratiques artistiques. D’où l’envie de constituer une équipe où il n’y aurait pas seulement des musiciens, mais où il y aurait donc une plasticienne, une comédienne metteur en scène, un philosophe, etc. Et donc, c’est ce qu’on a fait, voilà. Et puis après est arrivé une des premières résidences de travail au 3bisf, qui est un lieu d’art contemporain à l’intérieur de l’hôpital psychiatrique Montperrin à Aix-en-Provence.

Gilles L. :

On n’avait pas fait le Thor avant ? Une semaine de travail de recherche, d’ateliers, de mises en situation proposées par les différentes personnes que tu avais réunies et dont la plupart ne se connaissait pas d’ailleurs[2]. L’idée principale étant de chercher, mais pas spécialement de trouver.

Guigou C. :

Mais la première vraie résidence publique, si j’ose dire, c’était au 3bisf. Donc là, ben, quand j’avais commencé à parler avec Sylvie Gerbault qui était la directrice, maintenant elle est partie à la retraite. C’est vrai que nous, musiciens, on a rarement l’occasion et l’habitude de travailler sur des temps de résidence longs. Et elle, en fait, elle nous a imposé de rester, je ne sais pas, c’était trois semaines, un truc comme ça. Ce qui pour nous était énorme. Trois semaines ? Qu’est-ce qu’on va faire, pendant trois semaines ? Pourquoi trois semaines ? Et en fait, en étant là, je parle sous le contrôle de Gilles, c’est vrai qu’on s’est rendu compte qu’effectivement, par rapport aux patients, aux gens qui vivent là, au bout d’un moment tu ne sais plus qui est patient, qui est médecin.

Gilles L. :

Oui les médecins ne sont pas habillés en tenue.

Guigou C. :

Non, ils ne sont pas en blouses blanches et ils invitent aussi un public extérieur, puisqu’en fait, nous, on avait pris comme principe de faire des temps ouverts au public au sens très large ; c’est-à-dire que le matin, il y avait des espèces d’ateliers d’écriture, et à partir de là on reprenait des bouts de textes qu’on mettait en musique. Bon bref, ce dont la comédienne Agnès Régolo s’emparait. Donc il y avait des temps à la table, si j’ose dire, et on ne savait pas qui était qui, en fait. Nous, on savait à peu près qui on était, encore que pas toujours. Mais il y avait aussi des patients, enfin des gens qui étaient donc internés dans cet hôpital, des médecins et des infirmiers, et puis des gens de l’extérieur. C’était assez rigolo parce qu’au bout d’un moment tu ne savais plus vraiment qui était qui, quoi !

Gilles L. :

Qui sont les fous, on ne sait pas !

Guigou C. :

Et ça sur la notion de folie, c’était intéressant, vraiment. Et puis donc, enfin, moi, j’ai pris conscience de ça vers la fin de cette résidence-là, c’est qu’effectivement, il y a quelques personnes qui étaient là qui étaient très timides ou qui avaient du mal à venir vers nous, et qui ont fini par improviser des espèces de fulgurances à des moments sur la fin de notre résidence, parce qu’ils avaient eu le temps de s’acclimater à nous et de comprendre un peu les trucs. Au début ils n’osaient pas venir, ils venaient au bord de notre espace de jeu, ils jetaient un œil, puis ils s’en allaient, puis petit à petit ils sont venus. Et ça, vraiment, sur le coup, c’était intéressant. On était en immersion vraiment presque totale pendant tout ce temps là, quoi. Et, puis bon, après on est sortis de l’hôpital et on a fait trois ou quatre résidences, une à Rillieux-la-Pape, quand c’était encore Maguy Marin qui était au Centre Chorégraphique, et puis deux sur Nancy, une à Frouard et une deuxième fois, à Vandœuvre.

 

L’art résiste au temps – La diversité des actions

Jean-Charles F. :

Et donc les participants à l’hôpital au 3bisf, ils faisaient des textes essentiellement ?

Guigou C. :
Alors il y a eu différentes choses : bon, il y en a qui ont soit improvisé, soit écrit.
Donc ce qui était écrit, à des moments, soit ils l’ont dit eux-mêmes, soit, nous, on l’a dit pour eux. Et puis il y a eu quelques fulgurances, pendant qu’on faisait la présentation, par exemple il y avait un patient qui était là, qui était un ancien coiffeur, qui est venu et qui a fait des espèces d’interventions qui nous ont bien perturbé. En plus, moi j’avais utilisé le terme « perturbateurs », j’avais envie qu’il y ait des perturbateurs, c’était juste bien [rires]. Mais le gars en question, il a été super, parce qu’il a bien compris le truc, quoi. Il était exactement là où il fallait, il n’en a pas fait trop, il a donné… À qui il a filé une chaîne en or ?
Gilles L. :

Je ne sais plus, c’était assez surprenant.

Guigou C. :

Il a filé un bijou, comme ça, à un membre de l’équipe, parce qu’il était content… Enfin, il voulait montrer son intérêt, sa gratitude, pour notre présence, et tout ça. Mais sans trop déborder, sans prendre totalement le monopole de ce qui se passait. Et puis après il est retourné s’asseoir. Alors c’est un truc assez étonnant, quoi ! Je me rappelle, en atelier – je ne sais pas si tu te souviens ? – un matin, on était autour de la table et je ne sais plus, la consigne d’écriture c’était quelque chose du genre : « Faites ou écrivez quelque chose que vous n’avez jamais fait ou écrit ». À un moment quelqu’un s’est levé, est monté sur la table, a traversé la table à pied et est retourné s’asseoir en disant : « J’avais jamais fait ça ! ».

Gilles L. :

Là on a semblé comprendre que c’était un patient, mais parfois on s’est trompé. Moi, il y avais un couple de gens, j’étais sûr qu’ils étaient là depuis au moins trois ou quatre ans et en fait, c’était juste des gens qui habitaient en ville et qui venaient participer aux ateliers.

Guigou C. :

Oui, je me rappelle qu’on avait fait un petit jeu avec des ballons gonflés. C’était histoire d’avoir du son, très facilement productible, donc avec des ballons de baudruche. La consigne était : utilisez le ballon. Y en a un qui le fait couiner, et du coup tu as un mec à côté – et j’étais sûr que c’était un mec qui venait de l’extérieur – il se met… il était mort de rire quoi. Et là tu te dis : « Ouf ! » [rires], peut-être qu’il réside ici depuis quelques années. Non mais il y a des trucs incroyables quoi ! Vraiment étonnants !

Jean-Charles F. :

Donc, il y avait une plasticienne, quel était son rôle ?

Guigou C. :

Notre amie Suzanne Stern, elle a une pratique de plasticienne un peu marginale, si j’ose dire. Elle est peintre au départ, et puis elle en a eu ras le bol, depuis bien longtemps de tout ce qui est réseau des galeries, etc., etc. Donc elle a fait ses propres trucs, chez elle, souvent dans sa maison en pleine cambrousse. Dans les ateliers au 3bisf elle a, comment dire, utilisé tous les matériaux qui étaient produits, les petits bouts de papier avec des bouts de textes qu’elle a mis un peu partout…Et ensuite elle a utilisé la matière qu’on produisait pour faire quelque chose avec. Elle avait aussi un rétroprojecteur, elle projetait des trucs au mur, elle accrochait des trucs partout. L’idée c’était un peu d’envahir l’espace, de le transformer un peu à sa manière, et puis des fois elle venait aussi nous perturber. [rires] C’est bien de faire ça.

Jean-Charles F. :

Perturber en faisant quoi ?

Guigou C. :

Ça pouvait être, je ne sais pas, on était peut-être en train de jouer, de faire une impro musicale et puis elle venait te coller un petit bout de machin sur ton instrument avec marqué je ne sais pas quoi, une petite phrase, et puis ça voulait dire : débrouilles toi avec ça ! Plein de choses de cet ordre-là.

Jean-Charles F. :

Et le philosophe alors ?

Guigou C. :

L’idée pour moi, c’était qu’il puisse produire vraiment de la réflexion, parce que je trouve qu’on est dans une période où on manque sérieusement de réflexion. Et donc, il a vraiment utilisé le temps de la résidence pour écrire un texte autour de Hannah Arendt, de la culture, de ce que cela voulait dire l’engagement. Parce que ce sont les trois grands thèmes de ce projet : la résistance, l’art et le temps. Vastes sujets. Donc il est parti là-dessus. J’avais vraiment envie de ça, qu’à un moment dans le truc qu’on allait faire, il y ait un temps un peu suspendu où on s’arrête et c’est ce qu’on a fait. Il était à sa table et il a lu son texte. Ça a pris je ne sais plus combien de temps, dix minutes, je ne sais plus combien, mais moi j’aimais bien ça. C’était aussi histoire d’un peu casser le format d’un concert. Voilà, c’était un peu ça. Après, c’est comme tous les projets qu’on peut mener les uns ou les autres, cela aurait pu aller beaucoup plus loin que cela n’a été, si on avait pu le faire vivre plus longtemps et creuser davantage encore.

Gilles L. :

Parce que toute la première partie quand même le public était sur scène, notamment à Aix et à Rillieux.

Guigou C. :

Et aussi à Frouard, près de Nancy. Les gens étaient très proches. On a fait des ateliers d’écriture avec des retraitées, des petites dames qui faisaient du tricot. Elles nous ont offert des tricots après comme cadeaux, etc. Elle écrivaient des trucs super qu’on a utilisés plus. Enfin à chaque fois ça s’est enrichi. À la fin on avait beaucoup de matière. Cela permettait de piocher dedans et de ne pas refaire forcément la même chose à chaque fois.

Jean-Charles F. :

Et certains participants faisaient de la musique aussi ?

Guigou C. :

Oui, c’est arrivé. C’était vraiment intéressant, mais beaucoup, beaucoup de boulot en fait. Quand on était à l’hôpital psychiatrique Montperrin à Aix, on avait découpé le temps en deux partie : le matin, c’était l’atelier ouvert avec les gens, mais cet atelier donnait toujours lieu à un temps de rencontre publique. Alors, bon, il pouvait y avoir une personne, comme deux, dix ou vingt, mais peu importe, on présentait quelque chose. Dans ces temps-là, les gens, les patients ou autres pouvaient intervenir comme ils voulaient. Donc c’est arrivé qu’il y en ait qui essayent la harpe de Karine Hahn, par exemple, un instrument un peu fascinant pour des non-musiciens. Et l’après-midi on se concentrait plus sur la construction artistique globale du projet. Du coup cela demandait de fournir beaucoup. Les journées étaient bien remplies.

Jean-Charles F. :

Et précisément, dans l’équipe des musiciens, donc, il y avait Karine Hahn, qui est une harpiste plutôt classique.

Guigou C. :

Mais qui a expérimenté beaucoup de choses.

Jean-Charles F. :

C’était comme un élément perturbateur ?

Guigou C. :

Oh, je pense qu’elle était aussi perturbée que tout le monde, qu’elle nous a perturbés aussi, mais je pense que cela lui a bien plu, me semble-t-il, enfin, il faudrait qu’elle en parle elle-même. On a sonorisé sa harpe, elle a fait plein d’essais.

 

L’art résiste au temps – Ateliers d’écriture

Jean-Charles F. :

Et donc tout était improvisé ?

Guigou C. :

Pas tout. Moi j’avais écrit des pièces aussi, certaines très écrites même. Une dont j’avais filé la partoche à Nicolas [Sidoroff] sur le temps. Je l’avais composé en utilisant les horaires de lever et de coucher du soleil, puisqu’il était question de temps. Je m’étais amusé à trouver une espèce de règle pour transposer les heures de lever et de coucher du soleil en notes de musique – tout le monde s’est amusé à faire ce genre choses, non ? [rires] C’était assez amusant, mais très difficile à jouer pour les gens [rires] : « Oh ! C’est superbe ! Après… ». On a quand même réussi à jouer cette pièce à peu près bien.

Gilles L. :

Il est où le disque ?

Nicolas S. :

Pour un peu entrer dans le détail du temps long de votre immersion : est-ce que tout le monde de l’équipe était là pendant les trois semaines ?

Guigou C. :

Oui, parce que l’hôpital d’Aix Montperrin, c’est quand même un peu au milieu de nulle part. Enfin il y avait pas mal de gens qui venaient de loin et Mathias [le philosophe Matthias Youchencko] avait aussi ses cours donc il venait quand il pouvait. Donc voilà, on est quand même restés quasiment tout le temps.

Nicolas S. :

Donc, en fait, le projet continue même quand une personne n’est pas là ?

Guigou S. :

Oui, on avait tous suffisamment de choses à chaque fois à remettre sur le chantier, si tu veux, pour que même s’il y en avait un qui partait deux jours, cela n’empêchait pas le truc d’avancer. Même au contraire, des fois c’était bien d’avoir quelqu’un qui pouvait s’extraire un peu pour avoir du recul à des moments sur les choses.

Nicolas S. :

À l’hôpital, j’avais compris qu’il y avait plusieurs ateliers en même temps ?

Guigou C. :

Oui, comme on était quand même nombreux, c’est arrivé qu’on divise le groupe en plusieurs sous-groupes qui travaillaient – ce qu’on a fait les toutes premières fois d’ailleurs, avant d’aller à l’hôpital, quand on avait bossé sur le temps, on se répartissait en petits groupe, entre nous. Mais à l’hôpital, je ne me souviens plus si on a fait ça, mais je crois que oui, c’est bien possible qu’on ait bossé au moins en deux groupes à des moments. Notamment un groupe qui était plus centré sur l’écriture, et un plus sur l’impro musicale. De toute façon, on a expérimenté un peu tout ce qu’on pouvait expérimenter, c’était un peu ça l’idée.

Nicolas S. :

Et si on reprend un peu l’agenda pendant les trois semaines, comment ça se passe le premier matin ? Vous arrivez la veille ?

Guigou C. :

En fait, quand Sylvie Gerbault m’avait proposé qu’on reste là trois semaines, sur le coup j’ai un peu paniqué : « Oh ! putain ! qu’est-ce qu’on va faire ? » Déjà un public qu’on ne connaît pas, on n’a jamais travaillé avec des gens « fous » entre guillemets. Et donc j’étais allé en repérage avec Agnès, une matinée à l’hôpital psychiatrique de Montfavet près d’Avignon, où il y a un atelier d’écriture qui existe depuis très longtemps. Ils ont fait plein de publications. ça s’appelle « Papiers de soi », c’est un jeu de mots. Et donc, on y était allé un peu en mode extérieur, mais en participant aussi aux jeux d’écriture qu’ils faisaient ce jour-là. On a tout de suite compris que ça pouvait être un point commun facile à mettre en place, sans avoir besoin d’une technique instrumentale, par exemple. Ça permettait de faire se rencontrer les gens, de les faire discuter ensemble, etc. Et donc l’écriture m’a semblé être un ferment possible entre toute l’équipe. [Gilles met le CD de « l’Art résiste au temps » en fond.] Ce qui me semble bien, au-delà de notre affaire à nous, c’est que je trouve que l’écriture et la réflexion étaient bien en phase. En fait en phase avec ce qu’on voulait faire, de la réflexion philosophique en passant par les propos complètement barrés sur n’importe quel sujet. [A Gilles : ] « Tu as retrouvé le CD ? »

Nicolas S. :

Quand vous arrivez, qui vient la première fois ?

Guigou C. :

Je ne sais plus qui est venu, mais de toutes façons on a passé un peu de temps avec l’équipe du 3bisf aussi. Je les avais rencontré avant, l’équipe des encadrants, des infirmiers, etc. On avait l’avantage que c’est un endroit qui est consacré à ce type d’expérimentations-là d’une certaine manière. C’est-à-dire qu’ils ont l’habitude de recevoir en résidence des « artistes » entre guillemets et ils ont l’habitude que les gens, les artistes, les personnels hospitaliers et le public extérieur se mélangent…

Gilles L. :

C’est un peu leur spécificité. C’est un des rares hôpitaux à avoir ça.

Guigou C. :

Ils nous ont emmenés dans différents pavillons rencontrer différents types de malades plus ou moins atteints, le but étant qu’on leur explique pourquoi on était là et ce qu’on voulait faire. Et puis après, chacun décidait de participer ou non au projet. Donc il y en a qui sont venus, d’autres qui ne sont pas venus. Après, le problème de ce genre de projet-là, c’est qu’évidemment tu ne peux pas compter sur une régularité de présence des participants. Quand les gens sont sous médocs c’est difficile. Tu en as qui viennent régulièrement, tu en as qui sont tout le temps là, et puis il y a ceux qui viennent une fois et que tu ne vois plus – et c’est vraiment dommage qu’ils ne soient pas revenus, parce que c’était bien – mais bon, c’est la règle du jeu. [la musique continue]

Nicolas S. :

Et l’idée du fonctionnement avec un atelier le matin, avec un rendu public, donc un atelier public et rendu public du public… [rire] C’était dans le cahier de commande du début ?

Guigou C. :

C’est en y réfléchissant avec l’équipe, qu’on s’est dit que ça pouvait être bien. C’était aussi une manière de laisser de la place aux malades en quelque sorte. On savait qu’on voulait aussi arriver de notre côté à nous à un produit, même si je n’aime pas beaucoup ce mot là, un produit fini qui n’était qu’en cours d’élaboration. L’idée c’était justement que ce soit en évolution constante, mais on avait quand même prévu une vraie présentation publique à la fin. L’idée c’était qu’on puisse prendre le temps de maturation nécessaire et que nous aussi, ça puisse nous bousculer, en fonction de ce que pouvaient faire les participants extérieurs. Il y a des choses qu’on a gardées, d’autres pas, parce qu’on s’est dit « Ben tiens, là, elle nous a fait un truc incroyable, ça serait bien de l’intégrer à ce moment là ». Après, bien sûr, on aurait pu aller beaucoup plus loin dans ce processus, mais l’idée de perturbation et de perturbateurs et de se faire perturber nous-mêmes par des gens extérieurs, c’était ça l’idée centrale.

Jean-Charles F. :

La musique du CD qu’on est en train d’écouter va rendre la transcription de l’enregistrement de l’entretien encore plus difficile ! [rires]

Gilles L. :

Peut-être oui.

Nicolas S. :

Il y a des chances.

Jean-Charles F. :

Mais tu veux faire comme France-Culture où chaque fois qu’il y a quelqu’un qui parle, il faut qu’il y ait de la musique derrière. [rires]

Gilles L. :

Non, non, c’était pour me remémorer.

Guigou C. :

Oui, je réécoute le CD avec plaisir.

Jean-Charles F. :

On mettra des extraits de la musique, oui, c’est certain. Excusez moi. [Plusieurs extraits de L’Art résiste au temps peuvent être trouvés dans le Grand Collage (suivre les chemins et cliquer sur la rivière).]

Nicolas S. :

Qu’est-ce qui se passait entre le matin et l’après-midi ? L’après-midi était plutôt entre vous mais avec des portes ouvertes, il y avait tout de même des gens qui regardaient ?

Guigou C. :

Oui, toujours, ça c’est la règle du fonctionnement du lieu, c’est que tu n’es jamais enfermé, les gens peuvent te voir, entrer à n’importe quel moment. Ce qui est plutôt chouette. Ça te met dans une autre attitude par rapport à ton travail, c’est ce que j’ai bien aimé.

 

L’art résiste au temps – L’échange des rôles

Nicolas S. :

Je vous ai entendu plusieurs fois parler d’inversement de rôles parmi les membres de l’équipe. Peut-on entrer un peu dans le détail de ce que cela voulait dire pour vous ?

Gilles L. :

Je me rappelle, au tout début, au Thor on essayait d’inter-changer les rôles entre philosophe, metteuse en scène, plasticienne, les musiciens et musiciennes. On était un peu perdus au début, mais on avait fait des vidéos de ça, où on se disait : « Ben on cherche, mais on n’est pas obligés de trouver ! ». On était un peu en errance, parfois.

Guigou C. :

Bon, on a fait des essais, comme tout groupe, mais après, qui ne sont pas forcément des essais transformés… C’est-à-dire que, bon, c’est toujours rigolo et intéressant de dire « Moi je ne suis pas metteur en scène ou comédien, mais je vais m’emparer du texte, et toi tu es musicien et tu vas assumer un autre rôle ». Voilà, au bout d’un moment tu rencontres les limites de cet exercice-là : celui qui est tout de même plus performant à faire de la musique, c’est le musicien, et ainsi de suite. Mais on a beaucoup cherché au début et moi, je trouve que ce temps-là, le temps avant l’hôpital psychiatrique, tout le temps où on s’était vu au Thor par exemple, c’était aussi très important. Bon il n’y avait pas de malades mentaux, mais c’était très intéressant parce qu’on ne s’était fixé aucun objectif précis, si ce n’est d’essayer toutes les choses qui pouvaient nous traverser l’esprit. C’était un temps qui a beaucoup contribué à la forme que le projet a pris ensuite. Après, j’assume mes contradictions, mais j’avais donc préparé un certain nombre de pièces assez écrites, parce que j’aime bien écrire des pièces. Et après coup, si cela serait à refaire maintenant, peut-être que je ne le referais pas comme ça. Peut-être que j’écrirais beaucoup moins de choses, parce que c’était un peu paradoxal avec l’idée que tout se fabrique sur le tas. En même temps, bon, j’avais bien envie d’arriver à un résultat à peu près cohérent en ayant un certain fil conducteur, et notamment de pouvoir utiliser certains textes que j’avais vraiment identifié dans le livre de Naomi Klein, c’était des choses que j’avais vraiment envie qu’on dise. Donc, une des contradictions, pour moi, du projet, c’était sûrement ça, d’avoir des choses très écrites que j’avais amenées moi, alors que l’idée c’était vraiment de faire un truc très, très, collectif, avec rien de prédéterminé au départ. Bon, ce qui était vrai jusqu’à un certain point, mais pas vraiment complètement [rires]. C’est l’exercice de la démocratie : tu es libre, mais pas complètement.

Jean-Charles F. :

C’était aussi tes textes ?

Guigou C. :

C’était des textes repérés pour la plupart dans La Stratégie du Choc de Naomi Klein, mais pas que.

Jean-Charles F. :

Et ces textes portaient sur quoi ?

Guigou C. :

Sur un espèce de constat de ce qui se passe au niveau du monde. Et cette Stratégie du Choc qu’elle a très bien décrit. Il y avait cette idée de résistance dans tous les sens du terme.

Gilles L. :

Il y a un film autour du bouquin de Naomi Klein La stratégie du choc. Qu’on avait visionné ensemble avec toute l’équipe.

Guigou C. :

C’est un documentaire, qui est moins intéressant évidemment que le bouquin, parce qu’en l’occurrence quand tu essaies d’illustrer un bouquin de 500 pages en une heure et demie, il y a plein de choses que tu zappes. Il y a quelques perles dans le documentaire, comme des petites interviews de Margaret Thatcher, des choses comme ça, qui sont quand même assez hallucinantes, mais sinon quand même, le bouquin est cent fois plus intéressant.

Gilles L. :

Quand elle remercie Pinochet par exemple.

Guigou C. :

Voilà ! Il y a aussi le passage où Milton Friedman reçoit son prix Nobel d’économie, à Oslo. Justement il y a quelques perturbateurs qui ont réussi à entrer dans la salle et qui essaient d’empêcher la cérémonie de se dérouler, puis, bon, ils sont très vite évacués, et Friedman a un petit sourire en coin et il dit aux journalistes : « Vu ce que j’ai écrit, cela aurait pu être bien pire que ça ! » [rires] C’est d’un cynisme absolu [rires]. [silence]

Jean-Charles F. :

Bien ! [silence, bruit d’un liquide qui se verse]

Guigou C. :

Allo ? Encore des questions ?

Jean-Charles F. :

[à Gilles :] Toi, tu as des choses à rajouter ?

Gilles L. :

Comme l’a dit Guigou, on a fait ce choix d’inverser les rôles sur une ou deux séances. Je pense que c’était une manière aussi de se rencontrer et puis de réagir si la situation le permettait. Effectivement, c’était plus des moments de rencontre où on essaie des choses. À la fin cela a créé des liens et aussi de la confiance entre nous. Puisqu’on se lâche et qu’on se permet d’aller un peu n’importe où avec les autres sans avoir peur d’être dans des situations inconfortables. Donc il y a quelque chose qui me rappelle ce qu’on propose avec PaaLabRes dans les ateliers d’impro[3], avec les rencontres danse-musique au Ramdam[4], ou ce qu’on a fait ce week-end avec le CEPI[5]

Guigou C. :

On avait beaucoup expérimenté aussi quand j’avais bossé avec Maguy Marin et Volapük. On avait fait toutes sortes d’improvisations. C’était une période faste où on avait trois mois de répétitions pour monter un spectacle. Ça aide !

Nicolas S. :

Mais ce que vous décrivez est essentiel, même si c’est difficilement racontable ou descriptible. D’une part, on a l’impression que cet échange de rôle permet surtout une rencontre entre vous pour que le travail se passe bien, en fait c’est juste de l’expérimentation sans objectif particulier. Mais d’autre part, et c’est ce qui est très intéressant pour moi, cela permet un certain nombre de choses : une manière de « mélanger nos incompétences » ou de « mélanger nos inconforts », etc., une forme d’égalité dans l’inconfort. Tout ceci permet que d’autres choses émergent, très différentes de celles produites, par exemple, par un musicien qui a priori sait jouer de son instrument. Et donc, ça permet des formes de rencontres, qui n’existent plus ensuite, quand chacun effectivement reprend le rôle auquel il est le plus habitué. En tout cas c’est très intéressant d’essayer de l’expliquer, de décrire cela et d’entrer un peu plus dans le détail. Parce qu’effectivement quand tu as un temps de création de trois semaines, c’est plus facile. À l’inverse, quand tu as moins de temps, comment est-il possible que ce genre de choses arrive malgré tout ? Et comme tu le disais, chercher sans être obligé de trouver me paraît une nécessité absolue.

 

Un lieu de résistance : le temps

Guigou C. :

Je pense que c’était une des raisons qui faisait le lien entre temps et résistance. À ce propos, je me souviens d’une chose qui m’avait marqué : une discussion sur l’art que j’avais eu avec un ami peintre italien, Enrico Lombardi, de la bande d’Area Sismica à Meldola. Il me disait en substance : « De toute façon, le seul lieu de résistance qui reste possible encore actuellement, c’est le temps. » Le temps de prendre le temps, le temps de faire les choses, et j’ai trouvé ça super juste. C’est-à-dire qu’on sait très bien qu’il n’y a plus beaucoup d’espaces possibles où tu peux encore résister à quelque chose, si ce n’est celui de refuser le carcan du temps qu’on t’impose tout le temps. Cela ne veut pas dire que c’est toujours facile à faire, mais… Et puis, moi, je l’ai vécu de façon encore beaucoup plus extrême et importante que dans l’Art Résiste au Temps, quand j’avais monté le projet des Figures. On avait bossé six mois – en fait, ça a duré beaucoup plus que six mois – avec un groupe de chômeurs qui étaient au RMI (à l’époque ça n’était pas encore le RSA), et qu’on avait fait embaucher pour uniquement faire de la musique pendant six mois, un peu comme ce qu’avait fait Fred Frith avec Helter Skelter à Marseille. Quand tu bosses tous les jours pendant six mois avec quinze gus qui n’ont que ça à faire que d’expérimenter des choses, huit heures par jour, ça devient un truc de dingues. Et là on a pris du temps, c’était génial. Après, les petits évènements qu’on a produits publiquement autour de ce projet-là, ce n’était presque que des épiphénomènes d’un travail de laboratoire incroyable. Je pense que cela a marqué plein de gens – enfin, ceux qui y ont participé en tout cas – c’était un temps incroyable. C’est un luxe de dingue, de pouvoir faire ça. J’ai vraiment aimé cela.

Jean-Charles F. :

C’est une des grandes frustrations actuelles : c’est l’incapacité d’avoir des plages de temps assez longues. Je suis allé à l’université (en 1972) pour ces raisons-là. J’ai pu y mener des projets sur quinze ans[6].

Guigou C. :

Pas mal !

Jean-Charles F. :

Après, le Cefedem, c’était un projet que j’ai mené sur dix-sept ans, et sans cette temporalité on n’aurait rien pu faire. Mais dans le domaine artistique, il y a eu toute une période entre 70-80 où il y avait énormément plus de possibilités qu’aujourd’hui de passer du temps. Alors, bon, c’est à double tranchant, parce que dans le temps pris, il peut y avoir un aspect élitiste très marqué, d’exclusivité de petits groupes. Mais en même temps, pour faire éclater les frontières, il n’y a pas d’autre issue.

Gilles L. :

Mais, je pense que ça dépend aussi des domaines, parce que dans la musique, le constat c’est qu’on a l’habitude de travailler dans une urgence incroyable, pour monter des concerts ou des choses comme ça. Je discutais avec Camel Zekri qui travaille avec des circassiens, je crois que c’est deux ou trois fois sur des périodes de deux mois de résidence, avant la création. Donc c’est déjà sur un an et demi et il me disait : « Mais c’est fou ! On a vraiment le temps, même le temps de perdre du temps. On a le temps de ne rien faire, d’aller écouter les autres, et du coup de composer avec une tranquillité incroyable ». Il me dit « Ça change tout ». On a tellement peu l’habitude de ça. Et puis, avec les compagnies comme celle de Maguy Marin c’est souvent la même chose : trois mois minimum pour une création.

Guigou C. :

Ben, c’est ce que m’ont raconté Bastien et Thomas, tu sais ?

Gilles L. :

Oui.

Guigou C. :

Je connais deux jeunes super musiciens, Bastien Pelenc et Thomas Barrière. Ils bossent avec la compagnie de cirque Trottola (https://cirque-trottola.org). Chaque spectacle prend un an à monter. J’ai vu leur dernier spectacle qui est superbe d’ailleurs, je vous le conseille. Donc, ils ont fait carrément fondre une cloche d’église rien que pour le spectacle : monstrueux ! Il y a tout un dispositif de machinerie en dessous de la scène et à un moment ils hissent cette cloche de sous la scène avec un système de treuils jusqu’au sommet du chapiteau. C’est magnifique. Et bien les musiciens ont passé les trois ou quatre premiers mois de la création sans faire une seule note de musique. Ils ne travaillaient que sur de la construction du dispositif, et évidemment cela change tout à l’arrivée, tu n’as pas le même truc.

Gilles L. :

Alors comment faire ça avec un projet uniquement musical ?

Jean-Charles F. :

Dans les années 60, j’étais percussionniste dans les ensembles de musique contemporaine, c’était quatre répétitions pour un concert de créations. Donc, c’était horrible ! C’était frustrant. Mais on avait par ailleurs un groupe au Centre Américain [Centre de Musique] où on faisait autant de répétitions possibles et imaginables, mais pas payées.

Guigou C. :

Ah ! Evidemment.

Gilles L. :

Mais oui, sans être payés c’est sûr qu’on peut créer plein de choses. Là quand ils bossent pendant un an, je ne sais pas s’ils sont payés tout le temps, mais en tout cas ils peuvent en vivre. Dans la musique on a l’habitude de répéter gracieusement.

Jean-Charles F. :

Et il y avait cette différence fondamentale, c’était la situation à l’université, du temps payé pour expérimenter.

Gilles L. :

Mais bon, moi je pense que le critère n’est pas forcément de savoir si tu es payé ou pas. Je n’ai pas d’exemples précis qui me viennent en tête, mais le nombre de groupes de rock que j’ai pu voir, notamment il y a longtemps : tu te prends une claque, parce que tu vois bien qu’ils ont bossé comme des cinglés pendant tous leurs samedis-dimanches pendant des années, et quand ils arrivent sur scène, ça joue quoi ! Ce n’est pas un machin approximatif parce que tu n’as fait que deux répètes. Il y a un côté super dans cette manière de faire les choses. Une façon que nous, on a un peu perdu, parce qu’on est aussi trop dans les histoires de survie, enfin je parle pour moi. Il faut donc se faire payer, on n’a pas de temps à perdre, et voilà. [silence]

Jean-Charles F. :

Oui, absolument. Il y a une absence de subventions pour ce genre de situation de recherche. Alors qu’il me semble que dans les années 70-80, il y avait beaucoup plus de support de la part des institutions publiques dans le domaine de la culture.

Guigou C. :

Moi je me rappelle que dans l’époque récente, ce qui a vraiment mis en lumière la question du temps, c’est le mouvement des intermittents en 2003. Je me souviens de débats passionnants sur cette question-là, c’est-à-dire la question de toute la partie invisible du travail qui est produit et qui n’est pas pris en compte, tu vois ? C’est vraiment la partie immergée de l’iceberg comme on dit. Les spectateurs voient juste la partie émergée du travail, et tous nos chers responsables politiques ne veulent même pas en entendre parler. Il faut être rentable, que ça aille vite, et puis de toute façon ils s’en foutent à vrai dire.

 


 

Deuxième partie : L’accueil des migrants

L’association Rosmerta

Jean-Charles F. :

Peut-être peut-on passer aux projets plus récents que tu as menés, par exemple ton travail avec des migrants ?

Guigou C. :

Ouais, ça ce n’est pas un projet musical, mais c’est passionnant. En fait, c’est simple : c’est la partie militante de mon activité. Sur Avignon, ça fait un moment qu’on se posait la question de l’accueil des migrants sur la ville. C’était de plus en plus un problème. Je me souviens, c’est assez fou d’ailleurs, j’ai un peu milité à RESF [Réseau éducation sans frontières] quand ce réseau s’est créé il y a au moins quinze ou vingt ans. Si je caricature un peu le trait, à l’époque, c’est tout juste si on ne se battait pas pour trouver deux migrants qui arrivaient sur Avignon, parce qu’il y en avait très peu ! Maintenant, tout cela s’est totalement inversé, depuis quelques années on ne sait plus faire face. Et on ne veut plus subir l’inertie, l’incompétence, la mauvaise volonté des institutions. Cette inertie est aussi la résultante d’un projet politique, il ne faut pas se faire d’illusions. C’est-à-dire que, s’il y a autant de problèmes, c’est parce qu’il y a la volonté farouche de ne pas accueillir ces gens-là. Donc, pour faire court : depuis plus d’un an et demi, un petit groupe de gens était en négociation avec la ville, le diocèse et la préfecture. On essayait de leur dire « Attendez ! là, il y a un vrai problème, chaque semaine, il y a, quinze, vingt, trente personnes qui dorment dans la rue, qui ne sont pas hébergées, etc. ». Les réponses étaient variables selon les interlocuteurs : par exemple la ville d’Avignon disait « Ah ! oui on sait ! ». Il s’agit d’une municipalité pas vraiment riche mais socialiste donc pas de gauche, c’est du socialisme à la Valls ! Bref, eux nous disaient : « Oui, oui, on sait qu’il y a des problèmes, mais vous comprenez, on n’a pas de bâtiments, etc. » À la préfecture, ils niaient complètement : « Il n’y a aucun problème, d’ailleurs il suffit que les gens appellent le 115 et ils seront tout de suite logés. » Et le diocèse nous a baladé pareillement. L’archevêque d’Avignon a des sympathies avec l’extrême droite. Donc, au bout d’un an de discussions – on a gardé des traces de tout ce bazar – on s’est dit, là, à l’automne dernier : « On ne va pas repasser un hiver comme ça, maintenant il faut que l’on passe à l’action ». On avait repéré un certain nombre de bâtiments possibles, dont cette ancienne école qui appartient au diocèse. Et on apprend qu’ils veulent vendre le bâtiment en question 800.000€. Bien voilà, très bien, formidable : une ancienne école, avec tout ce qu’il faut. Elle a été active jusqu’à 2016 et est donc elle est en relativement bon état, la fermeture venait de problèmes de gestion. Et alors fin décembre 2018, on a investi le lieu et on l’a squatté.

On s’est fait aider par des gens qui savent faire ce genre de choses, c’est un peu compliqué au début quand tu n’as jamais fait ça. Il faut envisager les risques. Donc on a créé une association qui s’appelle « Rosmerta », on est une collégiale de sept personnes à avoir signé ses statuts. C’est-à-dire qu’on est sept aussi à être responsables légalement en cas de problème. Actuellement on loge 50 personnes. On a déterminé les critères d’accueil des gens, pour se prémunir d’un certain nombre de gens dont on aurait pas su s’occuper. Pour être clair : tous les toxicomanes mâles adultes, parfois violents. On a clairement déterminé qu’on n’accueillerait que des mineurs isolés, ou des familles. On a pris énormément de mineurs ou justes majeurs, mais comme dans nombre de cas ils n’ont pas de papiers, c’est impossible de savoir s’ils ont 16 ou 18 ans. Et on accueille des familles, il y en a six actuellement. En grande majorité des africains mais pas uniquement : il y a une famille de géorgiens dont le mari était un opposant politique qui s’est fait dessouder ; donc sa femme et ses gosses sont partis de là-bas et sont arrivés en France je ne sais pas trop comment. À titre personnel, je m’occupe d’une famille d’indiens du Pendjab, dont la femme a subi un mariage forcé ; ils sont arrivés à Paris fin 2017 en centre d’accueil et puis on leur a dit ; « Ben non, vous ne pouvez pas rester, il y a plus de place. Bon, on va regarder sur la carte… Ah : Avignon, il y a l’air d’y avoir de la place ! » Ils sont venus là, ils se sont retrouvés dans un centre pendant quelques mois. Et ils ont été virés juste au moment où on a ouvert le lieu, donc ils ont atterri là. Ce sont des parcours de vie absolument incroyables dans la plupart des cas. Voilà, donc actuellement on a 1200 adhérents. On fait un événement public dans le lieu chaque mois depuis décembre 2018, et à chaque fois, on demande aux gens qui viennent, d’adhérer même pour un € symbolique. Et on a environ 300 bénévoles relativement actifs. On a le soutien d’une partie de la population. Et puis un procès en cours…

Jean-Charles F. :

Pour le lieu ou pour l’accueil ?

Guigou C. :

Alors on a deux trucs en parallèle : on a un procès suite au dépôt de plainte de l’archevêque pour squat ; et parallèlement à ça, les services départementaux nous accusent d’avoir accueilli du public dans un lieu sans avoir fait passer la commission de sécurité avant – ce qui revient à dire qu’on squatte. Ben oui, c’est normal, c’est un squat ! On a été auditionnés par les flics. Le bon côté est qu’on est quand même à Avignon, donc on a quand même profité de la médiatisation du mois de juillet. On a eu la visite d’Emmanuelle Béart en juillet 2019 qui a fait marcher ses réseaux ce qui a permis d’éviter l’expulsion immédiate, et nous a laissé un peu de temps. Parallèlement à tout ça, trois groupes de travail se sont constitués, suite à des AG. Un groupe est plus sur la résistance quelque soit la situation dans le lieu ; un groupe est dans l’idée de pousser la ville à préempter le lieu ; et un autre travaille sur l’achat du bâtiment (800.000€), bon, avec toutes sortes de questionnement par rapport à cette dernière question. En ce qui me concerne, je suis complètement contre l’idée de l’acheter pour plein de raisons. D’abord parce que je n’ai pas envie de filer 800.000€ à un archevêque d’extrême droite, mais en plus ces 800.000€ pourraient servir à autre chose. De plus, si on achète et qu’on est propriétaire… Au départ, l’idée pour nous était de pointer l’incurie des institutions et pas de se substituer à elles, mais au contraire de leur dire : « On l’a fait parce que vous ne le faîtes pas, mais maintenant c’est à vous d’assumer vos responsabilités politiques. » Sinon, devenir les professionnels de l’accueil des migrants, je pense que ce n’est pas le but et que ce n’est pas un service à rendre à quiconque de se substituer à la ville ou à la préfecture. Donc il y a tout un tas de débats internes sur ces questions-là. Mais je dirais quand même globalement que c’est une sacrée histoire. C’est assez génial. On a rencontré presque aucun problème, à part parfois un peu de tensions sur la gestion. Ce qui m’a vraiment frappé récemment, c’est de voir à quel point les jeunes s’autonomisent petit à petit : quand on a ouvert, évidemment tous les gens qui débarquaient là étaient complètement paumés, et petit à petit – certains vivent là depuis décembre 2018, pas tous parce qu’il y a aussi beaucoup de gens qui vont et qui viennent – il y en a qui prennent les choses en main : le ménage, toutes sortes de choses, des démarches, comme accompagner leurs potes à l’ASE (Aide sociale à l’enfance) ou au département. Deux ont été invités par Olivier Py pour participer à des lectures autour de l’Odyssée, etc. Bon, on a fait plein de trucs. Donc, c’est un super projet extrêmement fort d’un côté, et extrêmement fragile de l’autre. Voilà.

Jean-Charles F. :

Y a-t-il des aspects artistiques dans ce projet ?

Guigou C. :

Oui, des ateliers ont été mis en place par tout un tas de gens qui sont proches de Rosmerta : atelier marionnettes, atelier Beatbox. Plein de trucs se font dans le lieu. J’avoue que, personnellement, je n’ai rien fait sur ce plan là, parce que je n’ai pas trop envie de mélanger les choses, je trouve que cela est un peu compliqué. Donc quand j’y vais, je fais des permanences ou je m’occupe de ma famille indienne ou d’autres choses, mais je n’ai pas fait de trucs musicaux.

Nicolas S. :

Quels sont les événements publics tous les mois dont tu parlais ?

Guigou C. :

Ben, c’était surtout des concerts avec des gens qui sont proches de nous, on va dire, et pas trop loin géographiquement, parce que c’est ce qu’il y avait le plus simple à faire.

Nicolas S. :

Et les ateliers sont à visée interne, dans le cadre des gens qui sont dans le lieu ou c’est avec une ouverture vers l’extérieur ?

Guigou C. :

On a une volonté de rencontres avec l’extérieur, oui, et puis une volonté de fournir des outils pour que les gens s’intègrent. Donc on fait aussi des cours de français, des pratiques artistiques ou culturelles et plein d’autres choses. C’est clairement une volonté de notre part que cette dimension-là soit présente.

 

 

Les relations actes artistiques / actes politiques

Guigou C. :

Il y a un aspect dont je n’ai pas parlé qui est assez intéressant d’un point de vue politique. Ce lieu était utilisé l’été par une compagnie de comédiens Del Arte, qui a fait son petit pécule en faisant jouer un grand pourcentage d’amateurs – ils ont fait comme tous les loueurs de salles à Avignon. La première rencontre était plutôt intéressante puis on n’a plus eu de nouvelles, sauf des lettres extrêmement dures à notre encontre qu’ils ont envoyées au préfet. Peut-être tablaient-ils sur notre expulsion plus tôt ? Et comme il y a un certain nombre de gens du monde du spectacle avec nous, on a été accusé par certaines personnes du Festival de vouloir juste mettre la main sur ce lieu pour des raisons uniquement artistiques et culturelles, et pas pour s’occuper des migrants ! On est pris entre les sympathies du diocèse pour l’extrême droite et les marchands du temple du théâtre, c’était un peu compliqué ! Et cela l’est toujours.

Nicolas S. :

Dans nos réflexions sur l’histoire des murs, il y a aussi cette idée d’une forme de nécessité contre le vent ou contre un certain nombre de choses : le mur comme une forme d’abris et aussi comme une forme de barrière intolérable. Dans ce que tu disais, on a l’impression d’une volonté de ne pas mélanger l’activité artistique et l’activité politique. Et j’essaie de voir ça comme un espèce de mur que tu mets… Comment tu le qualifierais ? Comment tu vis avec plus ou moins confortablement ?

Guigou C. :

C’est juste que, si tu veux, quand tu joues dans une fanfare ou avec un groupe de théâtre de rue, c’est extrêmement simple de venir jouer dans un lieu où il y a zéro confort. Et ce n’est pas si simple que ça dans la plupart de mes projets musicaux. Donc la seule chose que je pourrais imaginer de faire, que je n’ai pas fait pour l’instant mais que je pourrais faire, c’est mon petit solo « Musiques Minuscules »[7]. Pour cela, je n’ai besoin de rien en gros, donc je pourrais le faire, mais sinon ce n’est pas toujours des formes adaptées. Et en plus de ça, je pense que, culturellement, ce n’est pas toujours évident. Le public est très varié, et bien sûr je pourrais venir avec mes trucs complètement barrés, mais ça peut faire désordre au milieu des cathos de gauche ! Si je fais un petit parallèle : je suis assez impliqué dans le collectif anti-nucléaire d’Avignon, et cela fait un certain nombre de fois que j’essaie de les brancher pour qu’on joue avec les Mutants Maha[8], un projet sur Fukushima. Il y a deux ou trois ans on avait fait un morceau de notre répertoire à deux dans une version allégée, et on avait pris le petit texte qui allait dessus. Je leur ai dit que ça serait bien de faire le concert complet avec le trio et tout ce qui vient avec : « Bon, Ok ! Est-ce que vous êtes d’accord pour faire ça le 26 avril, le jour de la commémoration de Tchernobyl sur la place Pie ? » J’ai répondu : « Non, ce n’est juste pas possible ». Je veux dire, d’abord sans parler du fait de savoir si on va avoir de l’électricité, mais tu as quand même besoin d’un petit temps d’installation ; tu as besoin d’un petit peu d’attention pour que le propos que tu essaies de dégager porte un peu ses fruits, et pas d’avoir les passants avec des cabas qui arrivent au milieu… Enfin, il y a un moment où ça ne marche tout simplement pas, ce n’est pas adapté au bazar de faire ça à cet endroit-là dans ces conditions-là. C’est une vraie question ce que tu poses, notamment par rapport au lieu. Après, il se trouve aussi que la plupart de mes projets sont menés avec des gens qui ne sont pas sur Avignon, donc ça veut dire de faire venir des gens de loin pour faire un concert où ils ne sont pas payés, et ainsi de suite. Non, c’est souvent juste un peu compliqué à plein de niveaux, donc je n’ai pas forcément envie de me mettre là-dedans.

Jean-Charles F. :

Dans le cas de l’esclavage, les esclavagistes faisaient en sorte que les gens qui vivaient au même endroit devaient provenir d’endroits très différents de façon à ce qu’ils n’aient pas de repères culturels communs. Cela paraissait plus propice à pouvoir imposer des formes artistiques, le quadrille en Martinique par exemple. C’est très intéressant de voir comment les esclaves s’en sont sortis pour recréer des formes artistiques qui à la fois respectaient les règles imposées et en même temps recréaient ou créaient leur propre culture. Dans ce que tu décris, est-ce qu’on retrouve ce même phénomène, c’est-à-dire des gens qui viennent d’endroit très différents, avec le grand danger de leur imposer des formes artistiques toutes faites et la nécessité de leur donner du temps pour développer des choses qui leur soient propres ?

Guigou C. :

Je ne suis pas sûr d’être super clair par rapport à cette question-là qui me semble effectivement très importante. Mais par ailleurs, ce qui est très clair aussi c’est que c’est assez impressionnant de voir ce que certains de ces jeunes-là ont vécu. J’ai parlé un peu avec certains d’entre eux, je sais un peu quel a été leurs parcours. Ils ont vécu des trucs complètement dingues. Pourtant, c’est quand même des jeunes de dix-huit ans ou de seize ans qui vivent en 2019 avec un téléphone portable, et qui écoutent du rap comme tout le monde ou du reggae ou je ne sais pas quoi. Il y a ce double truc en permanence qui est très troublant. Il y a une complexité qui existe de toutes façons dans tout et notamment dans leur situation à eux, qui dépasse les caricatures que les gens se font. Par exemple, un dimanche on a fait une distribution de tracts à toutes les sorties de messe pour essayer d’expliquer notre point de vue par rapport à celui de l’archevêque. Dans l’église d’à côté de là où on est, des gens nous ont dit : « Mais de toute façon c’est pas des vrais migrants parce qu’ils sont trop bien habillés. » Il faudrait qu’ils soient en haillons pour être considérés comme des vrais migrants. Et ça c’est intéressant à voir aussi. Je pense qu’il faut faire les choses de façon… je ne sais pas si le mot “subtile” convient, ou… n’est pas de trop [rires] allez, allons-y : subtile. Par exemple, j’ai fait venir la famille indienne, au concert des “100 guitares sur un bateau ivre”[9] en juin 2018. Ils ont trouvé ça super, et puis je les ai invités à ce que j’ai fait à Avignon. Là je trouve que quand tu arrives à établir une relation, tu peux commencer à partager des trucs. Quand ce sont des gens que tu ne connais pas du tout, dont tu ne connais rien de l’histoire, leur imposer je-ne-sais-quoi, moi j’ai un peu du mal.

Nicolas S. :

Par la rencontre et le temps long – dont on a déjà parlé –, tu décris une manière de dépasser l’espèce de séparation, entre l’activité artistique professionnelle au sens de spectacle présenté sur scène et les actes militants presque quotidiens. Pour ma part, je me trouve dans des formes de lisières où des choses se mélangent quand on propose d’essayer de faire ensemble des choses. J’ai du mal à me départir du fait d’être dans, de faire ou de penser la fabrication musicale : j’adore jouer de la musique et expérimenter, c’est un truc qui me fait vivre. Donc même quand je faisais des cours de maths ou de français – j’en ai fais beaucoup par exemple dans un programme de réussite éducative –, je ne pouvais pas ignorer toutes les résonances musicales qui apparaissaient, que j’utilisais ou pas. Avec des gamins qui venaient d’un peu partout, j’avais quand même assez souvent des propositions pour faire des choses qui étaient éminemment artistiques, pour moi mais surtout pas reconnues par la DRAC. Ces propositions n’existent même pas dans leur radar. Je cherche à décrire cette espèce de truc un peu flou dans lequel, en fait, tu agis comme musicien, mais pas forcément en faisant de la musique telle qu’elle est reconnue et labellisée par les formes Institutionnelles avec un « I » majuscule. Tu as parlé d’ateliers marionnette ou beatbox, comment se travaillent-ils ?

Guigou C. :

Je ne m’en suis pas occupé, je ne peux pas te le dire. Mais encore une fois, là, le truc de base, c’est que quand même dans les deux cent ou trois cent bénévoles qui travaillent sur ce lieu, tu as des gens extrêmement différents, ce qui est un des aspects de la complexité.

Nicolas S. :

Et une richesse…

Guigou C. :

Cela va des plus radicaux, politiquement parlant, au plus mous. Alors parfois c’est compliqué : en ce moment on est dans une période de grande tension, je pense, entre ceux qui pensent, dont je fais partie, qu’il y a un déficit de démocratie, que l’on devrait notamment associer beaucoup plus les habitants – donc les gens qu’on héberge – aux décisions qu’ils ne le sont et non pas les prendre comme des enfants à qui on apporte l’aumône, en gros. Et puis ceux qui sont plus dans une démarche – comment dire ? – catho, machin, tu vois ? [rires] Je ne trouve pas le mot.

Nicolas S. :

Cathos-paternalistes ?

Guigou C. :

Oui. Donc il y a ces choses-là… Bon, il se trouve que beaucoup de gens de l’association Rosmerta se sont tout de suite emparés de l’aspect culturel. À titre personnel, je me sens plus utile à faire d’autres choses, comme des papiers pour que les gamins puissent aller à l’école, que de venir faire mon spectacle de je-ne-sais-quoi, qui va pas forcément intéresser quiconque, en tout cas pas dans l’immédiat dans ces conditions-là. Je peux me tromper. Peut-être que cela aurait été utile, je n’en sais rien. Mais en tout cas je ne l’ai pas senti à ce moment là.

Nicolas S. :

Je crois que c’est l’heure !

Gilles L. :

C’est l’heure !

Guigou C. :

Monseigneur !

Jean-Charles F. :

Eh bien merci.

Guigou C. :

Eh bien de rien. Merci à vous d’être passés.

 


1. AJMi Jazz Club (Association pour le Jazz et la Musique improvisée) est un lieu à Avignon de jazz et d’improvisation en existence depuis 1978. AJMi

2. Voici la liste des personnes ayant pris part au projet « L’art résiste au temps » :
Guigou Chenevier / batterie, machines, compositions, Laurent Frick / chant, clavier et sampler, Karine Hahn / harpe, Serge Innocent / batterie, percussions, trompette, Gilles Laval / guitare, Franck Testut / basse, Agnès Régolo / perturbations théâtrales, Suzanne Stern / perturbations plastiques, Matthias Youchencko / perturbations philosophiques, Emmanuel Gilot / son.
Avec la participation de : Fred Giulinai / clavier, sampler, Fabrice Caravaca, Philippe Corcuff / textes écrits, dits, clamés, gesticulés.

3. En 2012-13 ont eu lieu des rencontres mensuelles du groupe PaaLabRes d’expérimentation sur les protocoles d’improvisations (Jean-Charles François, Laurent Grappe, Karine Hahn, Gilles Laval, Pascal Pariaud, Gérald Venturi). Beaucoup de membres du collectif PaaLabRes animent des ateliers d’improvisation de manière régulière (par exemple c’est le cas de Gilles Laval et de Pascal Pariaud à l’ENM de Villeurbanne).

4. En 2016-17, au Ramdam – un Centre d’accueil des pratiques artistiques près de Lyon – ont eu lieu des rencontres expérimentales entre des danseuses et danseurs de la Compagnie Maguy Marin et des musiciens de PaaLabRes pour développer des pratiques communes dans le domaine de l’improvisation. Ramdam

5. Créé en 2014 par Enrico Fagnoni et Barre Phillips, le CEPI (Centre Européen Pour l’Improvisation) organise des rencontres nomadiques dans le domaine de l’improvisation. En août 2018, ces rencontres ont eu lieu à Valcivières en Haute-Loire. Jean-Charles François et Gilles Laval y ont participé. CEPI

6. Entre 1975 et 1990, le groupe expérimental KIVA, créé par le tromboniste John Silber et le percussionniste Jean-Charles François a été en résidence à l’Université de Californie San Diego.

7. Musiques Minuscules, Guigou Chenevier.

8. Les Mutants Maha, Guigou Chenevier : batterie, compositions / Takumi Fukushima : violon, voix / Lionel Malric : claviers.
« Zizeeria Maha » est le nom savant d’un papillon. Un papillon bien particulier, puisqu’on le trouve en particulier dans la région de Fukushima au Japon. Depuis le terrible accident nucléaire du 11 Mars 2011, ce papillon a muté. De nombreuses malformations au niveau de ses pattes, de ses ailes et de ses antennes ont été détectées par les scientifiques japonais. Ces malformations font plus ressembler aujourd’hui ce papillon à un disgracieux escargot qu’à l’élégant insecte qu’il était à l’origine.
A partir de cet horrible fait divers lu dans la presse, Guigou Chenevier a réfléchi à l’idée de compositions mutantes. Des compositions musicales minimalistes d’abord presque dérivant peu à peu vers des formes étranges et monstrueuses. Embarquer Takumi Fukushima dans cette aventure était l’évidence. Y adjoindre les deux mains de Lionel Malric, expert en trafiquage de claviers, coula rapidement sous le sens. Les Mutants Maha est un projet de création musicale, au cœur duquel l’écriture et l’architecture seront maitresses.
Pas (ou peu) d’improvisations dans cet univers post- atomique ou les vaches, inutiles productrices d’un lait nocif, sont abattues en pleins champ, mais plutôt cette recherche de mutations et d’ionisations. Un petit hommage à Edgar Varèse ne peut jamais faire de mal…

9. Allusion à la création « 100 Guitares Sur Un Bateau Ivre » de Gilles Laval. Voir Bateau Ivre.