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Sharon Eskenazi

Access to the English translation Encounter with Sharon Eskenazi:

 


 

Rencontre avec Sharon Eskenazi
Jean-Charles François, Gilles Laval et Nicolas Sidoroff

Le 9 novembre 2019

 

Sharon Eskenazi a enseigné la danse et l’improvisation dans plusieurs écoles d’art et conservatoires en Israël de 2000 à 2011. Diplômée du « Movement notation Department of the Rubin Academy of Music and Dance » à Jerusalem, elle a poursuivi ses études à l’Université Lumière de Lyon où elle a obtenu un Master en danse (2013). Co-fondatrice du groupe DSF / Danser Sans Frontières à Rillieux-la-Pape, elle a réalisé au Centre Chorégraphique National de Rillieux-la-Pape (CCNR) en 2015 le projet Passerelles. Elle est l’assistante chorégraphique de Yuval Pick depuis 2014. Elle est Coordinatrice artistique et assistante chorégraphique au CCNR.
https://dansersansfrontieres.org/les-spectacles-les-projets/
http://ccnr.fr/p/fr/sharon-eskenazi-coordinatrice-artistique-et-assistante-choregraphique

Sommaire :

1. Présentation générale des projets Danser Sans Fronières (DSF) et Passerelles
2. Le projet Danser Sans Frontières
3. Le projet Passerelles
4. Les rapports danse/musique et la question de la créativité


1. Présentation générale des projets Danser Sans Fronières (DSF)
et Passerelles

Jean-Charles F. :

Peut-être, pour commencer, simplement décrire un peu ton parcours avant les projets qui ont eu lieu à Rillieux-la-Pape par exemple.

Sharon S. :

Donc, je suis née et ai grandi en Israël. J’y ai vécu jusqu’en 2011, quand on a décidé de revenir en France – mon mari est français, donc voilà pour lui c’était revenir – pour moi c’était un vrai changement de vie. Et donc mon parcours de danseuse s’est surtout déroulé en Israël, mais je dirais plutôt que je suis prof de danse et prof de chorégraphie. C’est ma spécialité : enseigner la chorégraphie ou les processus créatifs, c’est ce que j’ai fait en Israël. Dans mon travail j’ai fait beaucoup de projets entre israéliens et palestiniens. J’ai une amie très proche, Rabeah Morkus[*], qui est aussi une collègue palestinienne.

Gilles L. :

Vous étiez étudiantes ensemble ?

Sharon S. :

A un moment donné, on était toutes les deux dans l’équivalent d’un « CNSMD » entre guillemets – en Israël cela ne s’organise pas comme ça. C’est un groupe de jeunes qui dansent avec la Kibboutz Dance Company. (C’est la deuxième compagnie la plus grande en Israël, avec Betcheva.) C’est là qu’on s’est rencontré. Moi j’ai grandi là-bas et elle nous a rejoint quand elle avait 18 ans je crois. J’avais à peu près 18 ans moi aussi. Cela n’était pas dans mon Kibboutz mais juste à côté. Et donc on a passé un an ensemble dans cette formation.

Gilles L. :

Tu dis que ton métier est d’enseigner la chorégraphie, mais est-ce un diplôme ? Tu as fait des études pour ça ?

Sharon S. :

Oui. Mais c’était après. J’ai commencé… J’ai dansé toute ma vie, là, dans leur école, et puis j’ai fait la formation de deux ans avant d’être danseuse professionnelle, et puis après j’ai arrêté. Je me suis dit qu’en fait je ne voulais pas être danseuse et je voulais tout arrêter. Mais je me suis dit que, quand même, j’adorais la danse, donc j’allais continuer. Et je suis allé faire une Licence de quatre ans dans le domaine de la chorégraphie dans une fac de danse et de musique à Jérusalem, vraiment comme le CNSMD. Les trois majeures étaient : chorégraphie, improvisation et notation. Le système de notation ne peut pas être comme dans la musique, il essaie d’analyser le mouvement par des signes. Donc chaque notation a un système différent pour percevoir l’espace, le temps, le corps et les parties du corps. C’est super intéressant, moi j’adorais cela.

Gilles L. :

Donc ce sont des partitions ?

Sharon S. :

Oui. C’est complètement un autre monde, mais cela m’a vraiment ouvert la réflexion sur la chorégraphie et sur la composition. J’ai beaucoup appris, et plus que la chorégraphie, parce que la chorégraphie est aussi la scénographie et le spectacle, mais aussi la composition, c’est-à-dire comment on crée la partition-même des mouvements. Voilà, et après ça j’ai toujours dansé, mais dans des projets à droite à gauche, et j’ai commencé à enseigner assez vite la chorégraphie.

Nicolas S. :

Et la Licence était pour être chorégraphe ? Elle n’était pas pour être prof de chorégraphie ? Tu as parlé des trois majeures, il n’y avait pas une « mineure » pédagogie ou enseignement ?

Sharon S. :

Je ne peux pas dire, parce que certains en sont sortis et sont maintenant chorégraphes ou danseurs. Moi je suis sortie et j’étais prof, donc ce n’était pas orienté, mais il fallait faire aussi – comment on dit ? – des matières d’enseignement ou de pédagogie.

Jean-Charles F. :

Revenons sur les projets entre israéliens et palestiniens ?

Sharon S. :

Avec Rabeah pendant des années, on a monté des projets qui utilisent la danse, un outil pour rapprocher les deux peuples en conflit. Pour préciser un peu : on n’a jamais travaillé avec des palestiniens qui habitent en Palestine, donc on parle de palestiniens qui habitent en Israël. Quand je suis arrivée en France, on venait de lancer un autre projet en Israël, et j’ai été très déçue. C’était un peu dommage de ne pas pouvoir continuer à travailler avec elle. Et puis en arrivant en France, je me suis dit qu’en fait il n’y a pas qu’en Israël qu’il y a des problèmes d’identité, de vivre ensemble : comment on rencontre l’autre ? Sans avoir peur, comment tendre la main à quelqu’un qui est très différent et qui est des fois en conflit réel – bon c’est peut-être moins le cas en France mais… Quand je suis arrivée, je me suis dit qu’il y avait un vrai problème d’identité. Et donc j’ai eu l’idée de créer un lieu de création pour les jeunes qui aiment la danse et qui viennent de milieux sociaux différents, de réunir des jeunes de la ville nouvelle de Rillieux-la-Pape, là où nous habitions, c’était juste un hasard…

Gilles L. :

Comment êtes-vous arrivés ici ? Tu parles de « hasard » ?

Sharon S. :

En fait, on est arrivé dans la région lyonnaise par hasard, parce qu’on a cherché une école bilingue pour nos enfants qui ne parlaient pas français. Et on a trouvé une école à Lyon, c’est pour ça qu’on y est arrivé. Et à Rillieux-la-Pape parce qu’on a cherché une maison ou un appartement, et on n’était accepté nulle part parce qu’on n’avait pas les papiers nécessaires… Vous savez comment c’est ici, c’est très, très carré. Et donc « ici », par hasard, c’était la seule personne qui a accepté notre dossier. Alors on a dit oui tout de suite. Et moi je n’ai pas travaillé, je n’avais rien ici ; au départ j’ai décidé de ne pas chercher de travail parce que les enfants ont dû faire face à un très grand changement. Et puis, après un an, j’ai décidé de faire un Master 2 à Lyon II en danse, plus précisément arts du spectacle, parce que je ne parlais pas vraiment le français et j’avais très peu d’expérience de lire et d’écrire en français. Je me disais que, si je veux travailler ici, il faut bien améliorer mon niveau de français et avoir aussi un diplôme ou des formations en France. Et durant ce Master, j’ai décidé de fonder l’association « Danser sans frontières » (DSF) pour créer un groupe de jeunes danseurs amateurs, venant de cultures et d’endroits très différents et pratiquant différents styles de danse.

Jean-Charles F. :

Justement, toi-même, tu es ?

Sharon S. :

Moi je viens de la danse contemporaine. Mais comme je suis plus impliquée dans les processus de création, ce n’est pas un style particulier de danse qui m’intéresse, mais plutôt ce qu’il y a derrière, le contenu que quelqu’un amène dans sa danse. Donc ça peut être autant la danse urbaine comme la danse classique ou la danse contemporaine. C’est ça qui m’a intéressée dans cette démarche, c’est de créer un lieu de création. Pour moi, la création est un acte très important et qui libère la personne, qui lui donne accès à quelque chose d’intérieur, à son identité ; parce que pour créer, il faut savoir qui je suis et ce que je veux. Et donc, pour moi, la démarche n’était pas d’envisager un groupe de danse qui travaillait avec un prof enseignant telle ou telle danse ou telle ou telle chorégraphie. En plus de l’acte de la création comme acte fondateur, il s’agissait aussi de créer quelque chose ensemble parce que, si l’on crée ensemble, il faut toujours avoir quelque chose en commun, avoir la possibilité de parler, de partager, etc. Voilà, c’était là nos deux envies et donc j’ai fondé l’association fin 2013. Le groupe a été créé en avril 2014 avec 12 jeunes. Dès le départ il y avait la parité entre filles et garçons vraiment 6 et 6, donc c’était déjà bien… Et il y avait des jeunes de Rillieux-la-Pape, de la ville nouvelle comme d’autres quartiers, et aussi de Caluire-et-Cuire. Et on a commencé à travailler sur la première création ensemble, vraiment le début-début. Donc je leur ai proposé quelques démarches, quelques consignes de création et chacun a créé de petites choses en groupe qu’on a mises ensemble. Petit à petit, au cours des années, ça s’est vraiment développé. Et comme le but principal était de leur donner l’opportunité de créer, à la fin de la deuxième année, je crois, ils ont créé eux-mêmes leurs propres pièces. Donc une personne, un danseur ou une danseuse, a porté et signé la création. Et depuis c’est comme ça, c’est eux qui créent et moi je suis là pour faire mon métier : être un œil extérieur et les accompagner dans leurs démarches, dès le départ.

Jean-Charles F. :

Cela s’est passé dans le Centre Chorégraphique National de Rillieux ?

Sharon S. :

Alors, non. C’était une initiative personnelle et donc j’ai créé une association qui fait ses actions à Rillieux-la-Pape. Donc la mairie me donne chaque année un créneau dans un studio de la ville, et on travaille tous les dimanches de 16h à 19h. Donc c’est un vrai engagement de la part des jeunes, parce que ce n’est pas rien d’être présents tous les dimanches de 16h à 19h. Et en fait c’était un axe très clair : il n’y a pas d’auditions, ce n’est pas par le savoir-faire que quelqu’un peut être accepté, mais par l’engagement. Être engagé est aussi un aspect que je trouve super important pour les jeunes. Si on décide de faire quelque chose, c’est pour aller jusqu’au bout. Et ce n’est pas « je viens, je ne viens pas, c’est sympa, ce n’est pas sympa ».

Gilles L. :

Tu as eu des fois des soucis avec ça ?

Sharon S. :

Ah, oui ! Tout le temps.

Gilles L. :

Et qu’est-ce que tu dis aux gens ?

Sharon S. :

Ça veut dire que oui, parfois je dis aux gens par exemple qu’ils ne peuvent pas être sur scène parce qu’ils n’étaient pas avant aux répétitions. Parce que « là je ne peux pas, non, j’ai autre chose, ah non mais en fait, Sharon, je suis désolé(e), voilà, j’ai un repas de famille… » Alors ça arrive, mais maintenant, par exemple, je n’ai plus de soucis avec ça. Et même pour les jeunes qui rentrent chez nous, comme de nouvelles personnes qui rentrent, c’est tellement acquis que je n’ai pratiquement pas de soucis avec l’engagement.

Gilles L. :

Pour revenir sur la question de Jean-Charles, tu as été voir la mairie pour qu’ils te prêtent un studio de danse. Et après, petit à petit, cela s’est rapproché du Centre chorégraphique, dans un deuxième temps ?

Sharon S. :

Alors, le partenariat avec le Centre Chorégraphique National a commencé autour du projet « Passerelles ». En fait, dès le départ, en plus de toutes les démarches que j’ai racontées tout à l’heure sur la création commune, j’avais tout de suite dans ma tête cette envie de faire le projet « Passerelles ». Comme j’ai travaillé en Israël avec un groupe d’israéliens et de palestiniens, un groupe mixte, je me suis dit que cela pouvait être très intéressant de faire rencontrer les deux groupes et que chaque groupe puisse voir ce que veut dire de rencontrer l’autre. Qu’est-ce que cela veut dire de regarder un autre conflit un peu de loin, un conflit différent, tout en n’utilisant pas le mot « conflit », mais une situation sociale et culturelle et politique, telle que la situation en Israël ou la situation en France. Qu’est-ce que cela veut dire aussi d’avoir des identités très différentes. Comment chacun vit son identité propre sans la cacher, par exemple. Ce que j’ai trouvé ici très présent, c’est que… – peut-être il y a une envie politique ou une question culturelle ? – mais on a tendance à cacher sa singularité ou ses racines pour être comme tout le monde. Et donc je voulais vraiment que les jeunes – je ne sais pas – blacks ou arabes qui vivent ici dans la ville nouvelle se sentent fiers de leurs racines, de leurs origines, et qu’ils les expriment de manière libre. Et que c’est bien d’être tous différents et que chacun amène sa culture. Donc je pensais qu’en organisant une rencontre entre les français et le groupe israélo-palestinien, cela allait ouvrir des portes pour tous les participants. Mais, au départ ce n’était qu’un projet, vraiment sans argent, sans savoir si j’aurais quelqu’un derrière moi pour le porter. Et je commençais à peine à travailler avec Yuval Pick[*], directeur du Centre chorégraphique, à l’époque je n’étais pas son assistante, je n’avais même pas encore travaillé au CCNR. Je lui ai proposé ce projet, il était intéressé. C’était un an et demi après mon arrivée en France et je n’avais plus de groupe en Israël, donc il fallait aussi que j’aide ma copine palestinienne à en construire un…

Cela a été très laborieux. J’ai déjà lancé la machine ici. Le Grand Projet de Ville à Rillieux-la-Pape m’a aidée à monter un projet “politique de la ville”, donc j’ai pu obtenir de l’argent publique. Et donc il fallait absolument que ce projet aboutisse. Alors on a créé ensemble un groupe en Israël, moi un peu de loin, mais Rabeah de près. Et tout cela s’est réalisé en février 2015, date où le groupe israélo-palestinien est arrivé à Rillieux-la-Pape. Le CCNR a donné le cadre : cela veut dire le studio et aussi – parce qu’il y avait aussi le rez-de-chaussée – un lieu pour manger et accueillir tout le monde. Il y avait 24 personnes dans le groupe israélo-palestinien et 12 dans le nôtre, donc c’était un groupe énorme. Et en plus le CCNR a donné le temps au danseur Yuval Pick pour animer le stage, parce que l’idée c’était de se rencontrer, mais autour de la danse, pas juste dans un café ou pour faire la visite de Lyon. On a vécu une semaine de vrai stage de danse ensemble, avec les deux groupes. Et cela a été vraiment une rencontre humaine et un choc culturel très forts pour tout le monde. On avait la sensation que “faire tomber les murs” est possible. Mais ce n’est pas si simple, parce qu’il n’y avait pas de murs déjà établis dans les deux groupes, mais ils étaient très distants, ils étaient très différents, culturellement très éloignés. Ils n’avaient pas de langue en commun, car les français parlent à peine anglais, les israéliens et les palestiniens ne parlent pas le français. Il n’y avait pas non plus d’histoire commune entre les deux groupes et au sein de chaque groupe pris séparément. C’est-à-dire qu’à l’intérieur du groupe israélo-palestinien, il y avait des palestiniens et des israéliens qui n’ont pas l’habitude de travailler ensemble ni de faire des choses ensemble. Et à l’intérieur du groupe de DSF, comme je vous l’ai dit, il y avait des gens très différents. Et cela a vraiment fait un effet de « whhhfff » de – comment dire ? – oui, de rassemblement, de rapprochement plutôt. Des gens qui étaient des étrangers complets au départ sont devenus les meilleurs amis du monde une semaine après. C’était aussi vrai pour nous les adultes qui étions autour, on était très impressionné de cette force de la danse. Je dis de la danse, parce que ce n’est pas juste le fait de se rencontrer, pour moi, c’est la danse qui a permis de rencontrer l’autre, en premier lieu sans les paroles. C’est-à-dire sans les mots, et à travers le corps, parce que le corps parle et il a cette capacité d’accueillir le corps de l’autre, sans doute mieux qu’à travers les mots. Pour eux et pour nous aussi, cela a été une expérience très forte.

Il convient de juste expliquer un peu la démarche autour de ce projet, et voir comment cela s’est construit. J’ai commencé par la mairie et le Grand Projet de Ville pour obtenir des subventions publiques. Ce n’était une somme énorme, 3000 ou 3500€ je crois, et j’ai monté le projet avec ça. Pour pouvoir rentrer dans les frais, j’ai fait appel à des familles à Rillieux-la-Pape pour accueillir les jeunes. L’envie était de faire participer les habitants de Rillieux dans ce projet, de vraiment les impliquer dans une action commune. Cela s’est super bien passé, parce qu’ils étaient vraiment là et ils sont venus pour voir le spectacle. Ces gens, après, ont gardé contact avec les jeunes du groupe israélo-palestinien et du groupe français. C’est devenu un cercle proche du groupe DSF. En plus ces familles ont permis d’accueillir les jeunes sans avoir à sortir le budget que cela nécessite. Et puis j’ai aussi appellé des habitants de Rillieux-la-Pape pour être bénévoles dans la cuisine : on était 35 jeunes et puis les adultes autour. Donc on était 50 en tout qui devaient manger tous les jours, trois repas par jour, pour des jeunes. Et comme j’avais très peu de budget, il fallait quelqu’un qui puisse cuisiner et surtout des pâtes pour 50 personnes. C’était une autre façon d’intégrer les habitants dans ce projet. Et la MJC a aussi été partenaire.

 

2. Le projet Danser Sans Frontières

Gilles L. :

Tu te souviens comment tu as contacté ces gens-là, ces bénévoles ? C’était dans le journal municipal ?

Sharon S. :

Bonne question. Il y a un aspect très important : au départ, je n’ai pas créé le groupe DSF toute seule. Je l’ai créé avec Hatem Chaiti[*]. Il est danseur chorégraphe de hip-hop et habite à Rillieux-la-Pape. Il est tout ce que moi je ne suis pas : homme, musulman, qui danse hip-hop. Alors que je suis israélienne, femme, juive et je viens de la danse contemporaine. Je me suis dit, voilà, il ne suffit pas de dire aux autres de faire tomber les murs, il faut commencer à le faire avec soi-même. Donc il a commencé ce projet avec moi, et c’était très intéressant. Même quand j’ai mené des projets en Israël avec des palestiniens et des israéliens, c’était toujours dans le domaine de la danse contemporaine. Donc, là c’était différent. Je l’ai rencontré, et cela a été la première fois que j’ai assisté à un cours de danse hip-hop – parce qu’en Israël ce n’est pas comme ici, ce n’est pas très commun ; quoique maintenant cela l’est peut-être devenu mais il y a 10 ans je ne crois pas que c’était le cas. J’ai travaillé surtout dans des lieux qui forment des jeunes qui veulent être professionnels, la danse urbaine n’y était pas enseignée. Et donc j’étais assez éloignée de cette culture et c’est par Hatem que j’ai pu rencontrer le hip-hop. Cela a été le moyen de travailler avec des gens différents. Nous avons commencé le premier projet “Passerelles” ensemble. Il n’est pas né ici, mais cela fait des années qu’il habite et travaille à Rillieux-la-Pape, il a de la famille et des amis. Donc il m’a aidée aussi à trouver des bénévoles, et en plus à cette époque-là, il a travaillé à la MJC de Rillieux-la-Pape. Par Hatem on a fait aussi des partenariats avec la MJC, avec le CCNR et par DSF avec la ville. Donc c’était les trois partenaires qui ont porté finalement le projet.

Jean-Charles F. :

On peut peut-être revenir en arrière un tout petit peu. Tu as parlé d’engagement, je voulais savoir exactement ce que cela voulait dire : c’était simplement un engagement de temps ? Ou d’être là ? Ou est-ce qu’il y avait d’autres éléments qui entraient en compte ?

Sharon S. :

Pour moi c’était d’être là.

Jean-Charles F. :

C’est une présence physique et active ?

Sharon S. :

Oui, exactement.

Jean-Charles F. :

Est-ce la seule obligation ?

Sharon S. :

Oui, c’est tout ce qui est important en fait. Parce que chaque personne amène quelque chose, donc si elle est là, présente, elle va contribuer. Et si elle n’est pas là (ou seulement de temps en temps) cela ne tient pas, ni pour le groupe ni pour la personne elle-même.

Jean-Charles F. :

Alors quel était le profil des gens qui ont été éliminés ?

Sharon S. :

En fait je n’ai éliminé personne. Ce qui était important pour moi, c’était d’exiger une présence régulière, parce que l’engagement est justement un des problèmes des jeunes qui vivent dans la ville nouvelle. Soit, ils ont moins d’exemples dans leur vie d’engagement réel, soit ils ne se sentent pas responsables de ce qu’ils font. Donc amener chacun à apprendre combien l’engagement est important, était une démarche éducative essentielle pour moi. Parce que si quelqu’un n’est pas présent, il ne va pas apprendre. Il s’agissait moins d’éliminer qui que ce soit, que de dire que la réussite commence par là dans la vie professionnelle. C’était pour que cela soit clair.

Jean-Charles F. :

Donc je comprends et même j’adhère à cette idée, mais en même temps ce qui m’intéresse c’est de savoir un peu les raisons de ceux qui n’ont pas accroché.

Sharon S. :

Alors, voilà l’exemple d’un jeune qui avait beaucoup de problèmes personnels, et aussi à l’école. Il est arrivé jusqu’en troisième ou seconde à l’école, puis il en est parti. Et donc il avait un vrai problème d’engagement, une difficulté à croire en quelque chose. Je l’ai accompagné pendant trois ans, de 2014 jusqu’à 2017. Eh bien je peux vous dire que j’ai tout essayé. Je suis même allé avec lui à l’école de la seconde chance après qu’il ait été renvoyé de son lycée. Il a donc passé un an à la maison sans rien faire, et j’ai essayé avec sa mère et sa grand-mère, de faire en sorte qu’il continue DSF malgré tous ses problèmes et cela n’a pas été facile. Et à la fin je suis même allée dans son école pour être l’adulte responsable et cela n’a pas marché. Il est resté peut-être trois mois dans ce lycée, et puis il en est parti. Et après j’ai réessayé qu’il réintègre DSF, parce que je pensais que DSF était un cadre qui pouvait l’aider mais je n’y suis pas arrivée. Maintenant il n’est plus dans le DSF. Et c’est vrai que ce n’est pas le fait d’avoir mis l’engagement comme la règle numéro un qui a conduit à ce qu’il ne fasse plus partie du groupe DSF, parce qu’il avait toutes ses chances. Et la porte est toujours restée ouverte et il le savait. Mais ça montre qu’avoir des problèmes d’engagement n’est pas qu’une question de personnalité. C’est aussi une question d’expérience de vie, de… pas de problème familial, mais de…

Gilles L. :

… d’environnement ?

Sharon S. :

Oui d’environnement : qu’est qu’il y a autour de toi ? Qu’est-ce qui fait que tu n’arrives pas à être toi-même complètement dans un endroit pendant au moins un certain temps ? Parce que tu n’y crois pas ; parce que personne n’a confiance en toi, donc tu changes tout le temps, donc tu pars, tu reviens, tu pars, tu reviens, c’est super compliqué. Et c’est vrai que, par exemple, je sais que à la mairie, ils adhèrent au projet de DSF, mais une fois une élue m’a dit : « mais pourquoi vous ne travaillez pas avec des gens qui sont dans la rue ou qui sont en situation très précaire ? » Parce que c’est vrai que les gens de DSF, ce n’est quand même plus pareil maintenant. Même au début le jeune dont je parlais était un des plus vulnérables. Les autres ils font des études, ce sont aussi des jeunes qui sont très bien encadrés dans leur vie personnelle.

Gilles L. :

Oui, il y a beaucoup de futurs ingénieurs parmi ces jeunes danseurs…

Sharon S. :

Oui ils font de grandes études. Mais c’est vrai aussi que je crois et j’espère que le fait d’être dans ce cadre-là, dans DSF, cela a apporté beaucoup de choses à chacun. Donc cela a renforcé leur confiance et leur chemin professionnel. Maintenant il y en a qui sont devenus des danseurs professionnels, c’est grâce à cela aussi. Mais pas tous, DSF reste ouvert aux amateurs, ce n’est pas un groupe professionnel.

Jean-Charles F. :

Et juste pour finir avec ce groupe initial, qu’est-ce qui s’est passé à la première séance ? Ou les premières séances ? Au tout début ? Quelle était la situation spécifique ? Quels étaient les mécanismes qui ont pu créer le groupe ?

Sharon S. :

En fait, au début, cela n’a pas été facile d’établir des liens de confiance avec eux, à cause de leurs habitudes. Par exemple il y avait des jeunes qui ont pratiqué la danse contemporaine, le hip-hop et le « dance-hall » qui est la danse des îles, une danse africaine. Mais ceux qui pratiquaient ces trois styles de danse, le faisaient dans une manière – comment on peut décrire cela ? – dans une manière très stylée, c’est-à-dire : je produis, je copie le prof, je produis un style de danse, il y a un vocabulaire spécifique que je maîtrise plus ou moins. Il n’y a pas une démarche créative là-dedans, c’est juste une démarche de production, c’est-à-dire produire quelque chose et le faire bien. Et donc, moi, avec des exercices plutôt tournés vers la créativité, cela a été beaucoup plus difficile. La difficulté a été pour chacun de pouvoir développer quelque chose de créatif pour permettre un peu de les faire sortir de leurs zones de confort : « Ah ! Moi je sais bien tourner sur la tête, moi je sais bien faire ceci ou cela… je ne sais pas quoi… » Et à travers cette démarche, d’être un peu plus proche de l’artistique, parce que c’est cela qui m’intéresse, c’est l’art finalement. Et l’art n’est pas le vidéo-clip de MTV. L’art, c’est réussir à toucher la sensibilité de quelqu’un. C’est cela qui a été très difficile. Si l’on parle de murs, c’est là qu’il y a le mur le plus haut. Dans la cité en tout cas. On ne montre jamais quelque chose qu’on sait faire spécifique à soi-même indépendamment de la culture dominante du groupe auquel on appartient, sinon, il risque de nous rejeter. C’est un phénomène qu’on peut observer partout. Mais c’est encore plus vrai quand on grandit dans une cité telle que celle de la ville nouvelle de Rillieux. Alors ce n’est pas deux ou trois séances qui ont fait la différence. Ce travail a pris quelques années. Mais en même temps, je savais que c’était très important de leur faire découvrir l’art de la danse, parce qu’il y en a qui ne sont jamais venus à la Maison de la Danse par exemple, n’ont jamais vu un spectacle de l’art de la danse. Certains avaient derrière eux des années de pratique “culturelle”, et d’autres n’en avaient pas du tout. Et donc, rien que cette rencontre entre des gens qui pratiquent différemment la culture ou l’art, cela fait grandir tout le monde. Voilà, l’idée en plus était de leur faire découvrir l’art de la danse dans toutes ses formes. Donc on a été à la Maison de la Danse qui a même organisé pour nous une visite derrière les coulisses pour découvrir des métiers. Et après le projet Passerelles, ils étaient vraiment « chez eux » entre guillemets, au CCNR, au Centre Chorégraphique. Donc ils sont venus voir presque toutes les représentations en fin de résidence du CCNR, et c’est vraiment hardcore. Ce sont des compagnies émergentes qui font des choses qui ne se situent pas dans le mainstream, pas dans les pratiques reconnues par les institutions. Comment dire ? Ce n’est pas ce qu’on voit à la Maison de la Danse [rires]. Par exemple, même très simplement la question de l’homosexualité : je me rappelle une fois, une compagnie avait travaillé autour de ça, et pour eux, c’était vraiment la première fois qu’ils ont vu une telle expression libre autour de ce sujet. Après, il y a la question de la nudité (« t’as vu ? ») [rires] Donc c’était aussi une manière de leur faire découvrir en eux quelque chose d’artistique ou sensible, et de voir que c’est OK. On a la permission de toucher des choses qui, des fois, sont interdites ou sont cachées. Donc tout cela participait à faire tomber les murs de la façade. J’ai répondu à ta question ?

Nicolas S. :

On peut essayer de rentrer plus en détails. Dans PaaLabRes, on parle de la notion de protocole, le “truc” qui permet justement que ça commence. Donc la question de Jean-Charles portait aussi sur le moment où ils arrivent, le premier dimanche à 16h. Comment tu ouvres la porte, qu’est-ce que tu dis, la question du vestiaire et d’autres ? Et puis, qu’est-ce que tu leur dis au début, par quoi ça commence, est-ce que c’est sans paroles ou avec, et quelle première activité que tu leur fais faire ?

Sharon S. :

En fait, si je m’en rappelle bien, c’était en 2014, mais je crois qu’on a commencé par parler, parce que ce n’est pas une école de danse. On est parti vraiment de rien pour construire le groupe. Donc, hop, un samedi ou un dimanche arrive un groupe… chacun s’est présenté, un petit peu, et puis après, moi, je leur ai expliqué mes intentions sur la création, un peu comme je vous l’ai dit. J’ai commencé par leur parler du projet Passerelles, parce qu’il était déjà dans ma tête, et je voulais qu’ils le sachent pour voir s’ils en avaient envie. On a parlé du fait que chacun vient d’une technique ou d’un style de danse différents, que je n’avais pas l’intention de les mettre de côté et de ne faire seulement que du contemporain. Je voulais que cela soit clair, donc c’est la première chose que j’ai mis sur la table : chacun peut garder ce qu’il fait, tout va bien, on peut toujours faire du hip-hop si on veut ! C’était très important, parce qu’ils avaient un peu peur de se retrouver sans leurs habitudes ou sans ce qu’ils savent faire. Donc je ne me rappelle pas si on a fait la réunion et dansé tout de suite après, ou si c’était la fois d’après ? Je crois qu’on a dansé déjà, dans cette première rencontre. Je fais des exercices permettant de garder ce qu’on sait faire et quand même converser – danser – avec l’autre. Je suis rentrée tout de suite avec la danse. On a parlé, mais il y avait tout de suite une action de mouvements et de la danse. Je voulais qu’ils comprennent la démarche, et qu’ils voient que ce n’était pas un cours de danse comme ils ont l’habitude (avec un prof qui est là, les danseurs sont derrière et font ce que fait le prof). Ce n’est pas du tout comment cela que se passe. Je suis là, je parle, je donne des images, et eux ils doivent réagir, voilà. Bon, au départ c’est difficile, parce que comme je vous l’ai dit, ils n’avaient pas accès à cette manière de procéder. Ils n’avaient accès qu’à produire des mots qu’ils connaissent : des phrases, des mots et du vocabulaire déjà acquis.

Nicolas S. :

Quelles sont les images que tu donnes ? Est-ce que certaines marchent mieux que d’autres ou pas, certaines que tu as l’habitude d’utiliser ou pas, et pourquoi ?

Sharon S. :

Avec DSF, j’essaie de donner des images le plus – comment on pourrait dire ? – pratique, très dans l’action. [Elle montre par des gestes]. Parce que c’étaient vraiment des amateurs qui ne se connaissaient pas entre eux, donc il y avait plein de barrières qui rendait cela pas facile.

Jean-Charles F. :

Les images, ce ne sont pas des choses qui sont projetées ?

Sharon S. :

Alors, « image » n’est peut-être pas le mot parce que, en fait, ce sont des consignes qui concernent des actions à faire. Par exemple, c’est se donner la main. Et à partir de là, on peut proposer des choses, comme interdire de se séparer, pour voir ce qu’on peut faire avec cette idée. Voilà, ce genre de situation que chacun peut réaliser, même si cela n’est jamais simple, car cela touche à quelque chose d’intime. Il ne s’agit pas de produire quelque chose comme : hop ! j’ai fait un tour et tu dis « wow ! ». Ce n’est pas dans ce contexte que ça marche, que ça vibre. Donc j’essaye de faire des choses simples, mais pas si simples que cela. Parce que ce sont tout de même des danseurs : il faut à la fois qu’ils sentent la présence d’un défi par rapport à la danse, et que cela reste assez simple ou assez clair dans les actions pour ne pas les mettre en difficulté. J’essaye de trouver cet équilibre, puis d’improviser un peu avec ce qu’on peut observer. Je prépare un truc, mais après c’est le groupe qui improvise dessus. Et je ne me rappelle pas exactement ce que je faisais, bien sûr. [rires]

Jean-Charles F. :

Ce n’est pas grave…

Sharon S. :

Mais c’est sûr que c’était dans cet ordre-là, parce que je travaille toujours comme cela et que, petit à petit, de rencontres en rencontres, cela a commencé à faire sens. Mais cela a pris énormément de temps. Et aujourd’hui, par exemple, si j’invite des chorégraphes pour travailler avec le groupe DSF, et même moi de l’extérieur, je me dis « wow », c’est incroyable comme ils dansent, comment ils sont disponibles. Ce n’est pas seulement la disponibilité de leurs corps dans la danse, mais c’est aussi dans la disponibilité de leur for intérieur. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de limites et c’est très impressionnant. Et c’est aussi parce que, après cinq ans de travail en commun et avec moi, il s’est formé un noyau dur. Ils ont pu rencontrer des chorégraphes, des danseurs, ils ont participé à des workshops, des stages, avec pas mal de gens, ils ont vu des spectacles et à la fin ils ont aussi travaillé avec Yuval Pick, ils ont pu faire l’expérience d’un véritable processus de création avec un chorégraphe. C’est tout cela qui a fait que, maintenant, ils sont super disponibles et super ouverts d’esprit.

Gilles L. :

Il y a une confiance qui s’est installée aussi entre eux, qui fait que cela se ressent beaucoup quand j’ai été voir le spectacle.

Sharon S. :

Pour eux, c’est vraiment devenu une famille. Il y a quelques jours, le 30 octobre [2019], on a présenté un spectacle et ils ont passé une soirée ensemble. En fait, ils sont tout le temps ensemble en dehors de DSF, donc ils sont devenus vraiment comme une petite famille et des amis très proches… Ils partent en vacances ensemble, cela va au-delà de ce qui se passe au studio. Mais c’est vrai que la confiance entre eux les aide à être libres, parce que c’est toujours le regard de l’autre qui nous fait peur. Tout change quand le regard de l’autre devient tellement bienveillant…

 

3. Le projet Passerelles

Jean-Charles F. :

On peut revenir au projet Passerelles. Par exemple, donc, si je comprends bien, c’était de faire venir des jeunes – ou moins jeunes je ne sais pas – d’Israël et de Palestine et donc est-ce que tu pourrais décrire un petit peu en terme de la composition de ce groupe. Par exemple, tu as dit que les palestiniens vivaient en Israël mais où en Israël, et même chose pour les israéliens ?

Sharon S. :

Alors dans le premier groupe qui est venu à Rillieux-la-Pape en février 2015, ils étaient 24, 12 israéliens et 12 palestiniens (ou très proche de ça peut-être 11 et 13 ou un truc comme ça). Et c’était très important pour Rabeah et moi qu’il n’y ait pas 14 israéliens et 3 palestiniens parce que cela arrive souvent. Car, pour les palestiniens, ce n’est pas évident de faire des choses avec des israéliens. La parité n’est parfois pas du tout respectée quand on fait des choses en Israël. Et c’était aussi très important pour nous qu’il y ait une parité hommes/femmes, donc il y avait vraiment presque le même nombre de garçons comme de filles, israéliens et palestiniens. Rabeah et moi, nous venons toutes les deux du nord d’Israël, côté Liban et nous avons grandi dans la même région, elle dans un village palestinien, et moi dans un village israélien. Et donc la plupart des jeunes palestiniens étaient originaires du nord d’Israël. Juste pour peut-être expliquer : en Israël habitent à peu près un million de palestiniens.

Jean-Charles F. :

On les appelle les arabes-israéliens ?

Sharon S. :

Oui. Pour moi, en premier lieu, ce ne sont pas des arabes-israéliens. Ce nom est celui que les israéliens ont inventés pour ne pas dire que ce sont des palestiniens et ne pas créer ce lien avec les palestiniens de Palestine. Et si on demande aux arabes-israéliens leur nationalité, ils vont dire qu’ils sont palestiniens.

Jean-Charles F. :

Oui, d’accord.

Sharon S. :

Comme je savais que, entre les israéliens et les palestiniens, ce n’est pas facile, il y avait un vrai problème d’affirmation d’identité, surtout chez les palestiniens envers les israéliens, et de considération des israéliens envers les palestiniens. Et donc, dans le projet Passerelles, il y a eu un moment où la télé France 3 est venue les interviewer au studio ici à Rillieux-la-Pape, il y avait un journaliste et un photographe. Donc ils ont filmé, mais ils m’ont dit : « Mais on ne comprend pas, qui est qui ? On ne voit pas de signes distinctifs ». Je leur ai répondu : « oui, eh bien, c’est vrai. » Et j’ai décidé comme ça, en improvisant, de leur demander de venir vers la caméra et de dire leur prénom, nom, et d’où ils viennent dans la langue qu’ils préféraient. En fait, j’ai fait ça pour les israéliens et les palestiniens plus que pour les français, parce que je savais que cela allait être très révélateur. Et donc tous les palestiniens – et ils ont tous la nationalité israélienne, ils habitent tous en Israël – tous les palestiniens, tous, sont venus vers la caméra, ils ont dit en arabe, je suis « je-ne-sais-pas-qui », je suis palestinien, ah ! et je suis palestinien qui habite à Saint Jean d’Acre en Palestine. Pour les israéliens, même Saint Jean d’Acre est complètement en Israël, pas que pour les israéliens mais pour tout le monde. Pour les palestiniens, c’est en Palestine. Et pour les israéliens, cela a été un vrai choc : que quelqu’un dans le groupe qui habite en Israël puisse dire qu’il habite en Palestine. C’est quand même extraordinaire. Et moi je savais que les israéliens allaient être extrêmement choqués. Voilà, je raconte cette anecdote pour juste expliquer que Rabeah et moi on peut dire que nous sommes voisines. Mais en Israël ce n’est pas comme ici, les communautés ne vivent pas ensemble. C’est-à-dire que les écoles, l’Education Nationale, sont séparées. Donc tu peux grandir à cinq minutes d’intervalle et ne jamais rencontrer un palestinien avec un israélien, sauf quand tu fais tes courses. Les systèmes sont séparés, donc tu grandis séparément. Et des fois tu ne parles même pas la langue officielle parce que, si tes parents ne sont pas éduqués ou qu’ils ne sont pas en contact avec la société israélienne, tu peux finir l’école et ne pas savoir parler hébreux par exemple.

Gilles L. :

Mais tu peux vivre quand même en Israël sans parler hébreu ?

Sharon S. :

Alors ce n’est pas facile : on crée des citoyens de deuxième zone qui n’ont pas les mêmes moyens, parce qu’ils n’ont a pas la même facilité d’accès au pouvoir ou aux gens, ou même à l’éducation. Parce que si l’on ne parle pas hébreux, on ne peut pas aller à la fac. Alors par exemple, la plupart, ceux qui ont de l’argent vont faire leurs études à l’étranger. Ils contournent le problème de ne pas parler hébreux. Ils ne regardent pas la télé israélienne qui est en hébreux. Ils regardent la télé de la Jordanie, du Liban, de l’Égypte. Cela fait que tu vis en Israël, mais tu ne participes pas du tout à la culture israélienne.

Jean-Charles F. :

Quelles étaient les pratiques de danse de ces deux groupes ?

Sharon S. :

Alors Rabeah est une vraie pionnière dans la communauté palestinienne. En plus du problème avec Israël, avec l’identité israélienne, etc., les palestiniens ont aussi leurs problèmes internes : parce qu’il y a des musulmans et il y a des chrétiens. Et il y a aussi une guerre entre les chrétiens et les musulmans, ce n’est pas facile. Et en plus la danse n’est pas du tout la bienvenue, ni dans la communauté musulmane, ni dans la communauté chrétienne. On accepte difficilement la présence des pratiques artistiques et que les femmes puissent danser. Bon, aujourd’hui cela a changé, je parle d’il y a vingt ans, de l’époque où Rabeah a commencé, ce n’était pas du tout accepté. Aujourd’hui, petit à petit, cela commence à l’être. Elle a pu vraiment amener cela au cœur du village. Elle a créé et fondé une école de danse, qui était je crois la première école de danse de toute la communauté palestinienne. Elle a beaucoup défendu cette idée et il y a maintenant des élèves qui sont grands, et il y en a même certains qui sont devenus professionnels. Mais c’est un combat permanent. Tout le groupe palestinien était constitué de jeunes qui gravitaient autour de Rabeah, et donc qui n’habitaient pas loin de Saint Jean d’Acre, le village palestinien. En ce qui concerne les israéliens c’était plus compliqué, parce que j’étais déjà ici et qu’il n’y avait personne pour fédérer un groupe. Et donc, on les a un peu trouvés comme ça, sur la base de ceux qui étaient intéressés par cette démarche, par ce projet de travailler avec les palestiniens. L’idée n’était pas seulement de venir en France, mais de créer un groupe en Israël, et vraiment proposer quelque chose d’intéressant dans le travail ensemble. En réalité, ce groupe a été créé justement pour partir en France et quelque mois après, le groupe n’a plus fonctionné, parce que les gens étaient trop loin les uns des autres. En fait, on a créé le groupe deux mois avant le départ. Cela veut dire que, en décembre 2014, c’était la première fois qu’ils se sont rencontrés. Quand ils sont arrivés en France, c’est à peine s’ils formaient un groupe. Pour eux c’était le tout début du projet. En plus, ils étaient 24, c’est trop de gens pour pouvoir gérer un groupe. Il y a eu un grand changement dans le groupe israélo-palestinien qui est venu pour la deuxième fois en 2015 : ce n’est pas le même groupe, mais il y a comme ici un noyau dur qui a suivi le projet depuis le début.

Nicolas S. :

La première fois où ils se voient en Israël/Palestine, c’est en décembre 2014, du coup est-ce que Rabeah a utilisé les mêmes méthodes que toi ?

Sharon S. :

Oui. Mais dans leur groupe, il y avait moins de différence de styles de danse. Parce qu’elle travaille un peu comme moi, donc ces jeunes-là avaient déjà cette habitude-là. Et les israéliens qu’on a trouvés avec une autre copine qui travaille avec nous, connaissaient aussi déjà cette manière de travailler. Mais par contre, pour eux, c’était le fait de travailler ensemble qui était nouveau. Et Rabeah et moi, on a vraiment insisté que toutes les rencontres aient lieu dans le village palestinien. Parce que souvent, le plus fort demande au plus faible de venir vers lui. C’est plus facile de faire une rencontre dans une ville juive que d’aller dans un village palestinien. Donc on a dit : eh bien ceux qui seront acceptés dans le projet seront ceux qui ont cette volonté de franchir ce mur-là, cette porte-là. C’était presque l’audition pour le groupe : qui a l’audace de venir plusieurs fois dans un village palestinien sans avoir peur. C’est ce qu’ils ont fait… Les jeunes de Rabeah ont invité les jeunes israéliens. Par exemple ils ont aussi passé un week-end ensemble, en étant invités dans les familles palestiniennes. Parce que ce n’est pas que la danse, pas que l’art, c’est aussi une démarche citoyenne. Être invités a produit un déclic chez eux. Cela a été toujours un accueil super chaleureux, donc c’était super important.

Nicolas S. :

Et quelle était la langue utilisée dans la rencontre en Israël ?

Sharon S. :

C’était l’hébreu, parce que malgré tout – je disais que c’était des systèmes éducatifs différents – ils apprennent l’hébreu à l’école. Après il y en a qui ne parlait pas l’hébreu, comme par exemple un jeune qui était en seconde. Mais les autres parlaient bien. La langue officielle était l’hébreu. Ensuite on a essayé d’utiliser systématiquement l’arabe et l’hébreu, c’était une déclaration à caractère presque politique. Les âges étaient aussi assez différenciés. Il y avait un jeune qui avait 16 ans, mais aussi une fille de 25 ans qui était déjà en Master en Israël. Elle parlait anglais, hébreu et arabe couramment. Il y avait donc toutes sortes de situations.

Nicolas S. :

Si on revient à la question de Jean-Charles, du coup, en France, au CCNR, les deux groupes qui arrivent, qu’est-ce que vous leur faites faire et comment ? C’était un stage avec la compagnie de Yuval Pick ?

Sharon S. :

Oui. Et tous les jours il y avait un cours de danse avec Julie Charbonnier[*], une danseuse de la compagnie le matin et l’après-midi – pas tous les jours – et il y avait des séances avec Yuval. Il y avait une fois où on a fait des choses entre nous pour développer justement la cohésion du groupe. On a aussi fait un spectacle à la fin de cette semaine, avec chaque groupe séparément. Pendant cette semaine-là on a préparé un peu le spectacle, chaque groupe répétant ce qu’il allait présenter. Et puis on a travaillé avec Yuval pour préparer le spectacle – ce n’était pas un vrai spectacle – dans ce qui ressemblait à une master-class ouverte à tout le monde. Dans le spectacle, le vendredi soir, le groupe DSF a présenté une pièce, le groupe israélo-palestinien a présenté une pièce, et à la fin Yuval a organisé une improvisation guidée devant le public avec tout le monde, 35 personnes sur scène. Et donc on a préparé ça aussi. On a fait une visite à Lyon, on a fait une soirée à la MJC, on a fait une soirée débat avec les habitants de la ville aussi. Quoi d’autre ? [rires]

Gilles L. :

J’ai assisté au débat, il était très important quand même, surtout entre eux.

Jean-Charles F. :

On peut savoir ce qui s’est passé dans ce débat ?

Sharon S. :

En fait, dans le débat, justement, ce que je vous ai raconté sur les moments où chacun a dit d’où il vient dans sa langue maternelle et qui a soulevé cette question : est-ce que les israéliens peuvent accepter le fait que les palestiniens se sentent palestiniens et pas israéliens ? Et donc toute cette difficulté-là, entre les israéliens et les palestiniens.

Gilles L. :

Le débat a été très vif.

Sharon S. :

Oui on peut le dire. Donc ça a fait sortir plein de choses entre les israéliens et les palestiniens. Il faut savoir qu’il est beaucoup plus facile de s’exprimer librement en dehors du territoire, et d’en parler, d’échanger des idées. Parce qu’en Israël, ce n’est pas toujours très facile. Donc, pour eux, cela a été vraiment un temps très fort et révélateur. Parce que les palestiniens ont eu eux aussi peur que les israéliens ne puissent pas accepter cela, mais ils ont découvert que ce n’était peut-être pas le cas. Donc c’était un moment fort et dans le débat cette problématique est ressortie. Même si c’est une problématique très intime quelque part qui ne concerne pas les français, c’est comme dans chaque accord de paix, il y a toujours quelqu’un d’autre, il y a toujours un troisième, parce que dans un couple il faut une troisième personne pour faciliter l’échange. La présence du groupe français a un peu servi à cela aussi. Après c’était un débat en trois langues, donc ce n’était pas toujours facile. Mais que peut-on dire de plus de ce débat ?

Gilles L. :

Est-ce qu’ils en ont parlé entre eux ensuite ?

Sharon S. :

Là, pour le coup il y avait un débat, mais c’était un débat intime, interne, entre nous. Et il était très, très, difficile, beaucoup plus difficile que le premier. Mais je crois que pendant la première semaine, ils n’ont pas beaucoup parlé entre eux, surtout pas des problèmes politiques. Et en plus il y avait un vrai problème de langue, parce que l’anglais c’était vraiment très minime chez les français. Donc ce n’était pas des débats très sophistiqués. Et ils ont vingt ans quand même, et dans le groupe israélo-palestinien la moitié du groupe était mineur. La première fois il n’y avait pas beaucoup d’échange verbal entre les jeunes. Et par contre, l’échange dans la danse était super fort, on a senti plein de chose, même sans parler. Et c’est ça qui nous a conduit à dire que, en fait, on ne peut pas s’arrêter là, c’est dommage. Et on voulait faire une autre rencontre, cette fois-ci en Israël pour faire…

Jean-Charles F. :

Le retour.

Sharon S. :

Le retour. Voilà, le match retour, exactement, et donc on est parti dix mois après en Israël, en décembre 2015. Pour cela j’ai eu une subvention « politique de la ville », c’était plus facile de convaincre les décideurs de cette nécessité parce qu’ils avaient déjà vu le projet “Passerelles” numéro un. Donc, on a eu une subvention pour payer les billets d’avion. Il faut dire aussi que la première règle que je me suis donnée est qu’il n’y ait jamais, jamais une barrière par l’argent, que jamais quelqu’un puisse ne pas faire quelque chose parce qu’il n’a pas d’argent. En fait, ils participent un petit peu, parce que c’est important de dire que tout ne tombe pas du ciel. Mais si quelqu’un ne peut pas payer cette somme-là, je la prends en charge. Certains viennent de familles très, très modestes, donc c’est important. Et voilà, on est parti en Israël pour une semaine, et c’était un peu la même idée : faire des stages et des rencontres autour de la danse. Mais cette fois-ci, il n’y avait pas un centre comme le Centre Chorégraphique qui nous a accueilli pendant toute la semaine. On est parti deux jours là, un jour là, comme ça partout un peu en Israël, pour rencontrer des artistes israéliens et palestiniens. Bon, c’était plus des israéliens en danse, parce qu’il n’y a pas encore beaucoup de danse chez les palestiniens, même si cela commence. Mais on a rencontré d’autres artistes et des musiciens, on a fait plusieurs rencontres un peu partout. Par exemple, on a fait une activité à Haïfa dans un centre culturel pour les trois religions et on a aussi présenté le premier film “Passerelles”. On a été à Saint Jean d’Acre et on a travaillé avec une danseuse américaine qui a dansé pour Alvin Ailey. Elle est venue bénévolement pour donner deux jours complets de stage. On a été à Tel Aviv aussi rencontrer une chorégraphe, on a fait une jam session improvisée avec un musicien et des danseurs. On a passé une journée dans un centre de danse et d’écologie : un centre de danse qui défend l’environnement, par exemple où l’eau est récupérée. Tout le système est écologique, ils ont construit tous les studios et tout le bâtiment, tout refait avec de la terre et des choses comme ça, avec une forte volonté écologique. Et ils font du travail avec les personnes en situation de handicap par exemple. On a aussi passé deux jours à Kfar Yassif, c’est le village de Rabeah. Et donc on a rencontré et dansé avec un groupe de danse ethnique, de danse palestinienne, le Dabkeh.

Gilles L. :

Le Dabkeh ?

Sharon S. :

Le Dabkeh est la danse palestinienne, la danse traditionnelle de Palestine, pas que de Palestine mais c’est très lié aux palestiniens. Maintenant, parce qu’il y a un vrai besoin d’affirmation d’identité, beaucoup de jeunes commencent à apprendre cette danse comme un symbole de leur identité palestinienne. Il y avait aussi un musicien spécialiste de derbouka – magnifique ce qu’il a fait – qui a joué, et après on a dansé avec lui, on a improvisé.

 

4. Les rapports danse/musique et la question de la créativité

Jean-Charles F. :

Précisément justement, c’était une question : les rapports à la musique dans tous ces projets. Comment ça marche avec la musique, ou les musiciens ?

Sharon S. :

Normalement par exemple quand on travaille au studio, il n’y a pas de musicien. C’est-à-dire on travaille toujours avec la musique, elle est très importante…

Jean-Charles F. :

C’est de la musique enregistrée ?

Sharon S. :

Oui. Ce sont des musiques qu’on aime bien, qui donnent l’envie de danser, qui impulsent en fait [en claquant les doigts].

Jean-Charles F. :

Qu’on aime bien, c’est-à-dire ?

Sharon S. :

Ce n’est pas celle qu’on écoute à la maison, mais celle qu’on aime bien pour travailler la danse, c’est-à-dire pour faire travailler le corps, je ne sais pas comment vous expliquer, je peux vous faire écouter. Par exemple : Fluxion, Monolake, Aphex twin.

Jean-Charles F. :

Donc c’est toi qui choisis la musique ?

Sharon S. :

Oui, si c’est moi qui donne le cours, je choisis la musique. Je trouve que cette musique-là va donner envie de faire telle activité ou tels types de mouvements, elle crée cette envie dans le corps. Après, chacun utilise des musiques différentes. Et si on peut travailler avec un musicien, ce sera vraiment un projet construit autour de cela, parce que c’est très spécifique. Si je travaille avec une musique et des morceaux que je connais et que je choisis, il y a une diversité extraordinaire : je peux choisir à un moment de travailler sur Bach, parce que j’ai envie de cette ambiance-là, et après un truc électronique qui donne une autre énergie, ou un morceau tribal ou africain ou punk, etc. Cela donne une palette beaucoup plus riche – riche ce n’est peut-être pas le mot – plus grande qu’un musicien qui amène une couleur spécifique. Mais c’est super intéressant ; par exemple, quand on a travaillé avec le musicien palestinien. Mais c’était juste une expérience qu’on n’a pas pu développer.

Jean-Charles F. :

Et les participants amenaient de la musique aussi ?

Sharon S. :

Non. Mais c’est une bonne idée. [rires] Je prends.

Jean-Charles F. :

Cette idée de créativité n’est pas complètement évidente en ce qui me concerne, parce qu’elle peut se décliner sur des millions de registres. Notamment, je me demandais par exemple… La question de la scène, parce que la danse contemporaine me semble complètement liée à cette notion de « scène » dans le sens d’un théâtre et donc à de la chorégraphie. Alors que d’autres formes, notamment le hip-hop a des origines…

Sharon S. :

Dans la rue…

Jean-Charles F. :

Oui, et la rue est une scène mais qui n’est pas cette scène-là du tout. Et qui donc a des règles totalement différentes, notamment dans l’idée de ce qu’on pourrait identifier comme créativité. (Moi je ne sais pas si ce que je raconte a la moindre réalité.) D’autre part, tu as dit, autre problème, c’est que les palestiniens non seulement n’avaient pas de pratique de danse, au départ enfin, du projet de ton amie, mais la société elle-même ne regardait pas la danse comme quelque chose de « bien ». Mais en même temps après, on dit : ah mais il y a tout de même une forme traditionnelle de danse qui existe…

Sharon S. :

Mais c’est pas du tout pareil, par exemple le Dabkeh n’est dansé originellement que par des hommes…

Jean-Charles F. :

Donc là aussi, dans les formes traditionnelles de danse, cela me paraît être assez éloigné de la notion de scène dans la danse contemporaine… Et c’est vrai que, aussi, on a vu beaucoup ces dernières années de la « récup », enfin même depuis plusieurs siècles, c’est la tendance de l’occident à récupérer les formes pour les mettre en scène. Donc cela m’intéresserait de savoir comment cela s’articule au sein de ce projet. Parce que là ce sont aussi des murs qu’il convient de faire tomber, mais le danger de les faire tomber est qu’il y ait une forme qui mange l’autre.

Sharon S. :

Hm… C’est vrai que dans le hip-hop de la rue, on peut plutôt dire aujourd’hui de « battle », il y a énormément de créativité.

Jean-Charles F. :

C’est ce qui fait battre l’autre.

Sharon S. :

Voilà. Et puis, en fait, tu improvises avec tout ce que tu as, tout ce que tu peux. Voilà, donc ça crée des moments magnifiques, sauf que ce n’est pas une création, parce que ce n’est pas une écriture, c’est de l’impro et c’est le moment présent. Ce n’est pas du tout pareil.

Jean-Charles F. :

Ce n’est pas une écriture ?

Sharon S. :

C’est-à-dire : ce n’est pas une chorégraphie, pardon.

Jean-Charles F. :

Cela ne s’inscrit pas dans du corps qui bouge ? Ce n’est pas appris, cela ne peut pas être reproduit ?

Sharon S. :

Cela dépend. Pour moi, la créativité dans le hip-hop est vraiment dans les battles. Parce qu’il y a cette notion de [en claquant les doigts] de titiller l’autre et toujours l’amener à un niveau plus haut de je ne sais pas même quoi, de corps, d’invention… Mais il y a un autre aspect dans les battles, c’est qu’elles sont très dans la performance. C’est-à-dire que le plus important est de ne pas montrer quelque chose de plus intime, de plus sensible, mais de montrer une performance et qu’elle soit «nickel». Donc, par exemple, personnellement, cela m’intéresse moins. Ce n’est pas une question de style de danse, parce que cela ne m’intéresse pas du tout dans la danse contemporaine où cela existe aussi.

Jean-Charles F. :

Oui.

Sharon S. :

Ce n’est pas une question de style de danse, mais par contre une question de démarche. Après, c’est vrai que quand on choisit de mettre plus en lumière quelque chose d’intime et intérieur, on ne peut pas faire les deux. Parce que tu as dit tout à l’heure, l’un va écraser l’autre. Je ne sais pas si j’ai bien répondu à ta question.

Jean-Charles F. :

Oui.

Sharon S. :

Donc pour moi, ce n’est pas une question de récupération. Je connais le problème du colonialisme dans l’art. Mais pour moi ce n’est pas une question de style ou d’esthétique, c’est une question de ce qui m’intéresse, moi, dans la personne qui danse. Après, la première fois que j’ai vu une « battle », j’ai bien vu cette créativité, je me suis dit « wow ! ça c’est vraiment intéressant ». Mais comment peut-on préserver cette créativité en dehors de cette ambiance de performance ? Pour qu’il y ait cette possibilité d’être dans les nuances plus fragiles, plus intimes. Mais pour moi, ce n’est pas une question d’esthétique mais que, tout d’un coup, je puisse voir dans la personne quelque chose de très inventif, de très innovant même. Même si elle ne sait pas ce qu’elle a fait, c’est sorti comme ça, donc c’était incroyable.

Jean-Charles F. :

C’est un peu comme ça dans toutes les formes improvisées, non ?

Sharon S. :

Oui, mais cela dépend de l’objectif de l’improvisation, de l’expérience de chacun. Par exemple dans un jam de « contact improvisation » ou d’autres, le but n’est pas d’impressionner l’autre, et il n’y a pas vraiment de public qui regarde. Ce n’est pas un spectacle en forme de jam, c’est un partage.

Jean-Charles F. :

Oui, d’accord.

Sharon S. :

Après, je ne sais pas, peut-être qu’il y a d’autres formes d’improvisation avec des personnes qui ont d’autres objectifs. Tout existe, donc… Je trouve que l’objectif des choses est important. Par exemple, si l’objectif est de gagner quelque chose, ça veut déjà dire qu’on est en compétition ; eh bien, pour moi, c’est déjà problématique. Parce qu’on ne peut pas être en compétition : on est différent, donc chacun amène autre chose. Je comprends la logique de la compétition mais pour moi, ce n’est pas un cadre qui peut permettre d’être vraiment créatif. Parce qu’il faut tout le temps impressionner, impressionner encore plus. Alors cela fait sortir des choses incroyables, mais le but n’est pas de faire sortir des choses incroyables. Je ne sais pas si j’ai répondu à ta question, mais pour moi, le but n’est pas de récupérer mais d’amener vers quelque chose.

Jean-Charles F. :

Et la danse classique, c’est aussi la compétition…

Sharon S. :

Oui. C’est vrai. La danse classique aujourd’hui semble ne s’intéresser qu’à la performance.

Jean-Charles F. :

Performance dans le sens sportif du terme.

Sharon S. :

Oui. Si je fais seize pirouettes, et après j’arrive à sauter [en claquant les doigts] et bien me réceptionner en étant «nickel», alors le public applaudit. Donc c’est comme dans une battle, c’est-à-dire que la performance corporelle est beaucoup plus importante que « qu’est-ce que cela veut dire ». Parce que pourquoi est-on sur scène ? On n’est pas sur scène pour impressionner, je ne sais pas, peut-être que oui ? C’est-à-dire que je ne suis pas contre la virtuosité, mais elle doit servir quelque chose. Si elle ne sert qu’elle-même, cela ne m’intéresse pas. Cela peut être magnifique, mais cela ne m’intéresse pas en tant que art. C’est comme les chinois, ils font des trucs où tu ne peux que dire « c’est wow ! », c’est magnifique, les gens sont là et ils tournent sur la tête de l’autre, des choses incroyables, mais moi, cela ne me touche pas du tout, du tout. Alors, bien sûr c’est moi qui menait le projet donc on peut dire que c’est ma sensibilité qui a un peu créé une ligne directrice. Je crois que, peut-être, quand chaque projet est dirigé, il a la couleur de celui qui en est à la tête, c’est un peu normal. En tous les cas, je crois que même aujourd’hui, même après cinq ans, on peut complétement voir la présence de la danse urbaine dans tout ce qu’ils dansent dans DSF. Donc cela n’a pas été gommé, même si ce qu’ils font c’est bien aussi de la danse contemporaine. Je crois que même la dernière création de Jérôme Ossou avait une proposition très urbaine, avec les vestes et les codes qui vont avec les mouvements quotidiens, nourrie par ce qu’on traverse, par exemple le travail avec Yuval Pick.

Nicolas S. :

J’aurais peut-être une dernière question. Il faut que je la choisisse bien [rires] (il est six heures). Il y avait l’idée en février 2015 de faire un truc au Centre Chorégraphique National, avec la Compagnie Yuval Pick, etc. Donc c’est faire intervenir des personnes extérieures, moins l’idée de « professionnels » que l’idée d’une « extériorité » au projet lui-même. Puis dans le voyage en Israël en décembre, vous allez rencontrer plein d’autres personnes. As-tu une démarche spécifique vis-à-vis de ces personnes-là, qui vont être au centre d’une intervention, mais à un petit moment dans le projet global autour de l’idée d’une rencontre qui décale ou surprenne ? A l’endroit où je travaille, je suis assez à l’aise pour faire se rencontrer des musiciens très différents. On construit des dispositifs qui leur permettent de commencer à se poser des questions sur le fait que cela ne marche pas comme ils croient que ça marche, qu’il y a des évidences qu’ils ont besoin de déconstruire. C’est une bonne partie de mon métier, et j’aime bien le faire. Par contre, si à un moment on me dit que des palestiniens et des israéliens arrivent et se rencontrent, j’ai toute une littérature des luttes politiques menées et de l’histoire, mais j’ai moins de dispositifs à ma disposition. Qu’est-ce que tu demandes aux intervenants ? Est-ce que tu fais une démarche particulière vers les intervenants de la compagnie Yuval Pick le premier jour, ou pas ? Parce que je ne suis pas sûr non plus qu’il y en ait besoin… Pour résumer : comment tu t’y prends pour organiser la rencontre de ce projet-là avec des intervenants extérieurs ?

Sharon S. :

Je n’ai rien fait de particulier, sauf de présenter un peu l’historique du groupe et sa composition. Je n’ai rien fait d’autre parce que, en danse, on danse. Cela peut être aussi ce que tu as dit, faire une rencontre très spécifique pour trouver d’autres moyens de danser. Mais normalement, si on a un groupe très hétéroclite de gens, le fait de danser ensemble va tout de suite créer cela. C’est-à-dire qu’il n’y a pas d’autre moyen. On travaille avec le « contact », on ne travaille pas frontal, on travaille sans miroir et on ne travaille qu’avec les autres. Donc à la fin d’une heure et demie, eh bien, c’est très rare qu’on ne se sente pas proches. C’est vrai ! C’est-à-dire, c’est très corporel, ce n’est pas dans la tête, ce n’est pas intellectuel, c’est juste que c’est une réalité qui se passe entre des gens qui dansent ensemble et qui doivent toucher… Mais ce n’est pas un contact physique comme on en a dans la vie quotidienne, cela n’amène pas à un truc ni sexuel, ni d’empathie, c’est à la fois neutre et fonctionnel, mais cela crée quand même une relation très intime, d’une manière très différente que dans la vie qu’on connaît. En fait presque tous les intervenants – ici avec Yuval, ses danseurs, même en Israël – avait un peu la même démarche. Pas tous, il y a toutes sortes de démarches, parce que on a aussi fait un cours et appris une chorégraphie, mais tout était vécu comme une expérience particulière. Donc chaque fois que cela s’est passé, c’était une expérience nouvelle, et ils étaient ouverts à ça. Mais la plupart du temps c’est la démarche-même qui crée cela indépendamment de l’objectif premier du cours. C’est-à-dire que je peux faire un cours autour d’un sujet, mais ce qui va se passer dans un courant souterrain, c’est cela qui me paraît important. Donc on peut faire des ateliers très différents, mais à la fin cela sera ce qui va être le plus présent dans la sensation globale des gens. C’est mon expérience, je travaille avec beaucoup de publics très différents, donc je peux dire que ça marche pratiquement toujours. Après, cela peut ne pas marcher pour une personne qui se sent vraiment en danger par rapport à cela. Juste, peut-être pour finir le book de « Passerelles », c’est important de dire qu’après ces deux projets, il y avait un autre projet à Bordeaux. Mais le dernier projet qu’on a fait ensemble, avec les deux groupes israélo-palestiniens et français, était une création avec Yuval Pick, le chorégraphe du Centre Chorégraphique National. La pièce s’appelle Flowers crack concrete, avec l’idée de fleurs qui craquent le béton : comment peut-on faire tomber les murs entre les gens ? Toute la pièce était autour de ça et de la question : comment peut-on être singulier et faire ensemble ? Ne pas effacer la singularité pour être ensemble, mais justement, vivre sa singularité pour créer un ensemble. C’était l’objectif de Yuval, il a fait en même temps une création lui-même pour ses danseurs un peu dans la même idée, et une avec ce groupe-là. Cette fois-ci, il y avait 12 israélo-palestiniens et 12 français. Cela a été présenté à la Maison de la Danse et en Israël en 2018. Ce projet était très important au niveau des budgets et de l’organisation, il était porté cette fois-ci par le CCNR, et non plus par DSF.

Jean-Charles F. :

Merci beaucoup.

 


Artistes qui ont été mentionné(e)s dans cet Entretien

* La danseuse Julie Charbonnier a commencé sa formation professionnelle en 2010 en rejoignant le Conservatoire National Supérieur de Danse de Paris (CNSMDP). Trois ans plus tard, elle part s’installer à Bruxelles, et intègre la Génération XI de P.A.R.T.S, école créée par la chorégraphe Anne Teresa de Keersmaeker. Puis en 2014, elle intègre l’équipe du CCNR dirigé par Yuval Pick, comme danseuse permanente. Elle a le privilège de commencer cette aventure avec la reprise du duo Loom, qui est une pièce alliant une grande subtilité à un engagement physique puissant. http://www.ccnr.fr/p/fr/julie-charbonnier

* Hatem Chraiti, professeur de hip-hop et organisateur d’évènements. Au moment de la création de Danser Sans Frontières, il enseignait à la MJC de Rillieux-la-Pape. https://www.youtube.com/watch?v=fU9uHfdmgk8

* Rabeah Morkus est une danseuse palestinienne, née à Kfar-Yassif en 1972. Elle a fait ses études de chorégraphie et de pédagogie de la danse aux écoles Kadem et Mateh Asher. Elle a rejoint la troupe de théâtre de Saint-Jean-d’Acre et la compagnie Kibbutz, dont le directeur était alors Yehudit Arnon. Elle a participé à plusieurs créations dirigées au théâtre alternatif de Saint-Jean-d’Acre par Hamoutal Ben Zev, Monu Yosef et Dudi Mayan. En parallèle a son activité de danseuse, Rabeah travaille à la réinsertion par la danse dans un projet dont l’objectif est d’aider les enfants qui ont des conflits avec leur famille et les femmes victimes de violence domestique. Pour elle, la danse est aussi un moyen de surmonter les traumatismes. http://laportabcn.com/en/author/rabeah-morkus

* Yuval Pick. Nommé à la tête du Centre Chorégraphique National de Rillieux-la-Pape en août 2011, Yuval Pick a derrière lui un long parcours d’interprète, de pédagogue et de chorégraphe. Formé à la Bat-Dor Dance School de Tel Aviv, il intègre la Batsheva Dance Company en 1991 qu’il quitte en 1995 pour entreprendre une carrière internationale auprès d’artistes comme Tero Saarinen, Carolyn Carlson ou Russel Maliphant. Il entre en 1999 au Ballet de l’Opéra National de Lyon avant de fonder en 2002 sa propre compagnie, The Guests. Depuis il signe des pièces marquées par une écriture élaborée du mouvement, accompagnée d’importantes collaborations avec des compositeurs musicaux et où, dans une forme de rituel, la danse propose un équilibre sans cesse remis en cause entre l’individu et le groupe. http://www.ccnr.fr/p/fr/directeur-yuval-pick

Reinhard Gagel – Français

Access to the original English text: Encounter with Reinhard Gagel

 


 

Rencontre entre Reinhard Gagel et
Jean-Charles François

Berlin, June 29, 2018

 

Reinhard Gagel Reinhard Gagel est un pianiste, improvisateur, chercheur et pédagogue qui est associé à l’Exploratorium Berlin, un centre en existence depuis 2004 consacré à l’improvisation et à sa pédagogie, qui organise des concerts, des colloques et des ateliers (il a pris sa retraite en mars 2020). Il travaille à Berlin, Cologne et Vienne. Cet entretien a eu lieu en juin 2018 à l’Exploratorium Berlin (www.exploratorium-berlin.de). Cet entretien a été enregistré, transcrit, traduit de l’anglais et édité par Jean-Charles François.

 


Sommaire :

1. Rencontres transcutlturelles
2. La Pratique de l’improvisation entre les arts
3. Pedagogie de l’improvisation, idiomes, timbre
 


1. Rencontres transculturelles

Jean-Charles F.:

Je pense qu’aujourd’hui beaucoup gens évoluent dans différents milieux ayant des identités professionnelles, artistiques, sentimentales, philosophiques, politiques (etc.) incompatibles les unes aux autres. Le langage qu’il convient d’utiliser dans un contexte particulier, ne convient pas du tout à un autre contexte. Beaucoup d’artistes occupent sans trop de problèmes des fonctions dans deux domaines antagonistes ou plus. Beaucoup enseignent et donnent parallèlement des concerts. Les antagonismes concernent les milieux de l’enseignement artistique par rapport à ceux de la production artistique sur scène, ou les milieux de l’interprétation de partitions écrites par rapport à ceux de l’improvisation, ou encore les conservatoires de musique vis-à-vis des départements de musicologie dans les universités. Les discours des uns et des autres sont souvent ironiques et peu susceptibles de dégénérer en conflits majeurs. Néanmoins ils correspondent à des convictions profondes, comme la croyance que la pratique est bien supérieure à la théorie ou vice versa : beaucoup de musiciens pensent que toute pensée réflexive est une perte de temps prise sur celui qu’il convient de consacrer à la pratique de l’instrument.

Reinhard G.:

Il y a aussi en Allemagne un courant de pensée qui considère dépassé de travailler à la fois dans la pédagogie et dans l’improvisation. À l’Exploratorium (à Berlin), pendant des années et des années tous les musiciens de Berlin ont dit que l’Exploratorium était uniquement un institut de pédagogie. C’est en train de changer véritablement : par exemple nos concerts incluent des musiciens qui sont aussi des chercheurs. Il y avait un problème entre le monde universitaire et celui des musiciens praticiens, et je pense que ces frontières sont en train d’être un peu effacées, en vue de pouvoir développer des échanges. Le type de symposium que j’organise – tu as participé au premier – constitue un premier pas dans cette direction. Les musiciens qui y sont invités sont aussi des chercheurs, des pédagogues, des enseignants. Mais nos débats portent surtout en Allemagne sur l’interaction constante entre théorie et pratique musicale. Il s’agit là de ma modeste contribution à tenter de dépasser le problème qui existe dans beaucoup de colloques auxquels nous participons : des paroles sans fin et des successions de présentations et peu de chose en rapport véritable avec la pratique musicale. Votre action avec PaaLabRes semble aller dans la même direction : de rassembler les différents aspects du monde artistique.

Jean-Charles F.:

De combler les écarts. C’est-à-dire d’avoir dans les Editions de notre espace numérique un mélange de textes de type universitaire et de textes qui n’en sont pas et de les accompagner de productions artistiques, de formes artistiques qui grâce au numérique mélangent les genres.

Reinhard G.:

Dans vos éditions vous utilisez le français et l’anglais ?

Jean-Charles F.:

Oui et non. On tient beaucoup à s’adresser au public français qui a encore souvent du mal à lire l’anglais. Traduire des textes importants écrits en anglais et encore peu connus en France me paraît très important, cela a été le cas des textes de George Lewis, David Gutkin et Christopher Williams. Malheureusement nous n’avons pas la possibilité de traduire les textes écrits en allemand. Nous sommes en train de développer une version bilingue anglais-français de la première édition. La troisième édition est bi-lingue.

Reinhard G.:

J’ai le sentiment que votre publication est intéressante, même si je n’ai pas eu beaucoup de temps pour la lire en détail. Je trouve le thème de la prochaine édition « Faire tomber les murs » vraiment très important. Le prochain symposium que j’organise à l’Exploratorium en janvier (2019) est basé sur le « L’improvisation avec l’étrange (et avec les étrangers), Transitions entre les cultures à travers l’improvisation (libre) ? ». J’ai invité un musicien compositeur et chercheur, Sandeep Bhagwati, qui travaille dans une université au Canada, et vit à Berlin. Il appartient à au moins deux cultures et il a créé un ensemble à Berlin qui essaie de mélanger des éléments provenant de beaucoup de cultures différentes pour produire une nouvelle forme de mixité. Ce n’est pas comme ce qu’on appelle la « world music » ou la musique interculturelle ou quelque chose de ce genre – je pense qu’ils essaient de trouver un nouveau son. Cela doit se construire à partir de toutes les sources des musiciens qui composent l’ensemble et qui sont tous originaires de cultures différentes. Et je l’ai invité à donner un concert et de prononcer le discours d’ouverture du symposium. Le dernier symposium a porté sur l’esprit multiple [multi-mindedness]. Cette idée je pense a été inventée par Evan Parker, et cela se réfère au problème de comment un grand groupe de musiciens s’organise de manière autonome pour jouer ensemble. Certains musiciens utilisent des méthodes d’autogestion, d’autres utilisent diverses formes de direction d’ensemble. Comme par exemple mon propre Offhandopera qui réunit beaucoup de gens pour créer un opéra sur le moment, avec l’utilisation modérée de la direction d’ensemble. Le symposium a donné lieu à de bons échanges d’information et le nouveau numéro de Improfil[1] (2019) sera consacré à ces questions.

Jean-Charles F.:

Une première réaction à ce que tu viens de dire pourrait être de se demander comment cette idée de transculturalisme est différente de la démarche de Debussy prenant pour modèle le gamelan indonésien pour l’intégrer dans certaines de ses pièces. Il y a par exemple beaucoup de compositeurs qui utilisent d’autres cultures du monde entier comme inspiration pour leurs propres créations. Parfois ils mélangent dans leurs pièces des musiciens traditionnels avec des musiciens de formation européenne classique. La question qu’on peut se poser devant ces tentatives sympathiques est celle du match retour : mettre les musiciens de la musique classique européenne à leur tour dans des situations d’inconfort en se confrontant aux pratiques et conceptions d’autres musiques traditionnelles. Il ne s’agit pas seulement de traiter d’une certaine façon le matériau musical de cultures particulières, mais de confronter les réalités de leurs pratiques respectives. À Lyon dans le cadre du Cefedem AuRA[2] que j’ai créé et dirigé pendant dix-sept ans, et où à partir de l’année 2000 nous avons développé un programme d’études regroupant des musiciens issus des musiques traditionnelles, des musiques actuelles amplifiées, du jazz et de la musique classique. L’idée principale a été de considérer chaque entité culturelle comme devant être reconnue dans l’intégralité de ses « murs » – nous avons souvent utilisé le terme de « maison » – et que leurs méthodes d’évaluation devaient correspondre à leurs modes de fonctionnement. Mais en même temps, les murs des genres musicaux devaient être reconnus par tous comme correspondant à des valeurs en tant que telles, à des nécessités indispensables à leur existence.

Reinhard G.:

Pour leur identité.

Jean-Charles F.:

Oui. Mais nous avons aussi organisé le cursus pour que tous les étudiants des quatre domaines soient aussi obligés de travailler ensemble sur des projets concrets. Il s’agissait d’éviter que comme dans beaucoup d’institution, les genres soient reconnus comme dignes d’être présents, mais séparés dans des disciplines qui ne communiquent que très rarement, et font encore moins d’activités ensemble. On a pas mal d’exemple où un professeur dit à ses élèves qu’il ne faut surtout pas aller voir ceux qui font d’autres types de musique.

Reinhard G.:

C’est typique de ce qui se passe dans l’enseignement secondaire.

Jean-Charles F.:

En fait, cela se passe aussi beaucoup dans le cadre de l’enseignement supérieur. La question se pose aussi de manière très problématique vis-à-vis de l’absence des minorités des quartiers populaires en France dans les conservatoires : les actions menées pour améliorer le recrutement peuvent être souvent considérées comme de nature néo-colonialiste, ou bien au contraire sont basées sur la préconception que seules les pratiques déjà existantes dans ces quartiers définissent de manière définitive les personnes qui y habitent. Comment faire tomber les murs ?

Reinhard G.:

Cela correspond assez bien à mes conceptions :

    1. Ma première idée a été de dire que la musique improvisée est une musique typiquement européenne – l’improvisation libre – il y a par exemple des différences de pratiques entre l’Angleterre et l’Allemagne. Les musiciens britanniques ont une autre manière de jouer. Mais pourtant il y a beaucoup de choses en communs entre les deux pays. Je me pose la question de savoir s’il s’agit d’un langage commun, je n’ai pas de théorie toute faite à ce sujet. Il y a d’une part les caractéristiques liées à un pays ou à un groupe de musiciens, mais d’autre part il y a beaucoup de possibilités de se rencontrer dans des formats ouverts comme par exemple lors du CEPI[3]  l’année dernière. Si je joue avec une personne en partageant le même espace je n’ai pas l’impression qu’il s’agit d’un musicien italien ou d’une musicienne italienne. Pourtant c’est bien une italienne ou un italien et il y a une tradition de l’improvisation spécifique à l’Italie.
    2. Mais l’idée qui m’est venu ensuite à l’esprit est celle de Peter Kowald – tu le connais ? – le contrebassiste de Wuppertal qui avait l’idée du village global. Son idée était d’essayer de voir s’il y avait un langage commun à la musique improvisée entre les cultures. Il a utilisé le terme de « Village global » pour l’improvisation et il a organisé des rencontres entre des musiciens de différentes origines. (Voir l’article de Christopher Irmer dans la présente édition : Christoph Irmer, Nous sommes tous étrangers à nous-mêmes).
    3. Et la troisième idée qui me motive concerne des choses que je trouve très importantes dans la situation politique actuelle : la rencontre entre différentes cultures dans le cadre de la recherche scientifique. Dans le livre de Franziska Schroeder Soundweaving : Writings on Improvisation[4]  il y a un article écrit par un musicien suédois, Henrik Frisk, sur un projet de recherche concernant un groupe musical qui a essayé de développer un ensemble avec deux musiciennes vietnamiennes et deux musiciens suédois. Il décrit dans son texte les difficultés qu’ils ont eues à surmonter : par exemple on ne peut se contenter de juste dire « OK, jouons ensemble » mais il faut aussi essayer de comprendre la culture de l’autre, c’est-à-dire l’étrangeté qui malgré tout existe. Ainsi ils constituent un bon exemple. Les musiciens suédois sont allés au Vietnam et les musiciennes vietnamiennes en Suède. Et ils ont essayé de se situer au milieu entre les deux cultures : ce qu’est la tradition de la musique vietnamienne, ce qui était permis ou non, et ainsi de suite… Ils se sont rencontrés, ils ont travaillé et joué ensemble. Et cela a constitué la base de mon idée d’organiser le prochain symposium de janvier avec des musiciens et des chercheurs, et j’ai trouvé Sandeep qui est je pense très conscient de ces questions : pour lui c’est un aspect important de son projet. Il m’a dit qu’il ne parle pas de transculturalisme, mais de trans-traditionalisme. Parce que, dit-il – c’est la même chose que ce que raconte Frisk – une culture a toujours une tradition et vous devez connaître cette tradition, votre culture ne peut pas être tout ce qui compte, mais la tradition est ce qui est le plus important. Et je suis très curieux de savoir ce qu’il va dire et de ce que le débat qui va suivre va nous apprendre.
Jean-Charles F.:

Et à l’Exploratorium, comment est abordée la question du public et des difficultés à y faire venir des groupes sociaux spécifiques ?

Reinhard G.:

Nous avons développé depuis un an un projet qui s’intitule « groupe musical interculturel » [Intercultural music pool]. Et il y a en Allemagne et en Europe des questions qui se posent aujourd’hui : celle des réfugiés, celle des frontières, celle de n’en faire entrer que quelques-uns et pas trop ; et en plus celle du terrorisme et de l’envahissement et de tout cela. Dans cette situation, en Allemagne, on va dans les deux directions : d’une part les décisions politiques officielles et d’autre part les initiatives locales qui tentent d’intégrer les émigrés. C’est ainsi que nous avons décidé de développer un projet d’intégration pour que des personnes provenant d’autres pays puissent jouer avec des musiciens installés depuis longtemps en Allemagne. Et il y a des exemples de chœurs qui existent à Berlin où les gens chantent ensemble. Matthias Schwabe[5] et moi avons accompagné ce projet du point de vue théorique, avec les papiers et autres démarches nécessaires. Ce projet est en place depuis un an mais aucun réfugié n’y participe. Dans cet ensemble, il y a deux musiciens qui viennent d’Espagne, mais ce n’est pas du tout ce qu’on espérait. Certains musiciens sont venus et ont dit que c’était possible de le faire avec l’improvisation ; l’improvisation constitue un lien pour rassembler les gens. Je ne sais pas comment nous allons continuer, mais c’est un fait : nous avons essayé de rendre ce projet public, mais ils ne sont pas venus. En conséquence je pense qu’il nous faut nous poser des questions étant donné cet échec concernant l’inter-culturalisme et le trans-culturalisme. Et pour moi la question est de savoir si l’improvisation est réellement le lien, le pont qui convient ? Par exemple, il est peut-être plus important pour moi d’apprendre un chant syrien que d’improviser avec une personne provenant de ce pays. Je vais demander au musicien qui conduit ce « groupe musical interculturel » de faire le bilan de ces expériences. Nous n’avons pas encore réalisé l’évaluation de cette action, mais il paraît important de le faire avant le symposium. Voici les questions qui se posent à nous : l’improvisation est-elle véritablement une activité qui implique un langage commun ? Non, je pense que ce n’est peut-être pas le cas.

 

2. Les pratiques d’improvisation entre les arts

Jean-Charles F.:

En bien, très souvent je me pose aussi cette question : pourquoi, si l’improvisation est libre, pourquoi le résultat sonore s’inscrit la plupart du temps dans ce qu’on caractérise comme la musique contemporaine du point de vue classique et européen ? Et une façon de penser cet état des choses de manière théorique consiste à dire que l’improvisation, historiquement, est apparue, au moment où le structuralisme dominait la musique des années 1950-60, comme une alternative. L’alternative a consisté à inverser simplement les termes : comme la musique structuraliste se présentait alors comme écrite sur une partition, et en plus l’était dans tous les moindres détails, alors on devait en inverser les termes et jouer en se passant complètement de toute notation. Et comme la musique structuraliste avait développé l’idée que chaque pièce de musique idéalement devait avoir son propre langage, alors il fallait absolument développer la notion de musique non-idiomatique, ce qui évidemment n’existe pas. Et comme toutes les partitions structuralistes étaient écrites pour des sonorités instrumentales bien définies dans des traités, alors toutes ces sonorités devraient idéalement être éliminées au profit d’une production instrumentale n’appartenant qu’à celui qui la créait. Vous pouvez continuer à inverser toutes les choses importantes de la culture structuraliste de l’époque. Mais à inverser tous les termes on risque de ne dépendre que de la culture de référence, et de ne rien changer fondamentalement. D’autre part, et c’est un paradoxe, ce que l’improvisation libre n’a pas manqué de conserver est particulièrement intéressant : ses productions artistiques sont restées « sur scène » devant un public. Hors de la scène la musique n’existe pas. Voilà un héritage de l’occident romantique dont il est difficile de se défaire. En conséquence on peut dire que l’improvisation libre a développé des stratégies pour prolonger la tradition de la culture savante européenne tout en prétendant qu’elle faisait exactement le contraire !

Reinhard G.:

Je pense qu’il est important de souligner qu’il ne s’agit pas seulement de considérer l’improvisation en tant que telle, mais aussi toutes les choses qui accompagnent l’improvisation. Je suis d’accord avec toi au sujet du romantisme, l’improvisation sur scène et l’idée de l’inspiration sur le moment, l’idée du génie, d’être en attente de moments géniaux. Pour moi, tout le monde de la musique improvisée parle de la qualité, bonne ou mauvaise, des improvisations et de l’inspiration du moment, l’esprit du moment en jazz, ce sont des choses importantes qui ne concernent pas seulement la pratique de l’improvisation. J’ai découvert par toi les ouvrages de Michel de Certeau et je lis beaucoup de choses sur le collectivisme et ses applications dans les prestations collectives et la théorie de la performance : cette théorie essaie de mener une réflexion sur la manière de montrer quelque chose, et il ne s’agit pas seulement de la musique sur la scène. Mais il est possible d’envisager des choses en dehors de la seule musique liée à la scène : on peut aller jouer hors de la salle de concert, et mélanger le public avec les musiciens et trouver de nouvelles formes de pratique de la danse et de la musique. J’aime assez bien cette idée de dire que l’improvisation n’est pas seulement liée aux choses géniales, mais est en réalité une chose commune ; c’est une façon de faire de la musique ; c’est élémentaire, on doit faire de la musique de cette façon. Je rencontre ainsi une personne et je produis des sons avec elle, et si une personne dit « OK, j’ai une chanson », alors chantons la ensemble, et si je ne connais pas cette chanson, on ne va jouer qu’une strophe, qu’une phrase ou quelque chose comme cela. Je pense aussi que le concept de qualité est aussi une idée occidentale, la perfection dans le jeu…

Jean-Charles F.:

L’excellence!

Reinhard G.:

Cessons de dire qu’il est nécessaire d’organiser des concerts, mais disons plutôt qu’il est nécessaire d’investir des lieux où il est possible de jouer, voilà ce qui m’intéresse. L’Exploratorium va un peu dans cette direction : on organise des scènes ouvertes où les gens peuvent jouer ensemble, et ainsi les gens sont invités à produire de la musique par eux-mêmes. Il ne s’agit pas de faire quelque chose que quelqu’un leur dicte de faire, mais c’est « faisons-le ensemble ». Je pense donc qu’il est nécessaire de penser l’improvisation non seulement en termes de ce qui constitue son noyau central, au cœur de la musique, peut être aussi non seulement en termes du noyau constitué par les interactions entre musiciens, mais aussi de penser l’improvisation au cœur des concerts et des situations Voilà qui me paraît intéressant. Par exemple, le jeu de « pétanque » organisé par Barre Phillips[6] : c’était un peu cette idée de mettre quelque chose en commun, non pas pour un public, mais pour nous-même. Et aujourd’hui, nous nous rencontrons avant de jouer ensemble dans un concert[7], et pas seulement le jour même au moment du concert.

Jean-Charles F.:

C’est vrai.

Reinhard G.:

Voici ce qui pourrait se passer : c’était mon idée de t’inviter à faire un concert, mais il serait très intéressant de faire une répétition avant le concert. J’aimerais le faire en plus de jouer lors du concert, et d’essayer des choses et de pouvoir en parler. Pour moi cette situation a la même importance que de faire des concerts. Cela va de pair avec l’idée d’aller et de venir, de trouver des choses, de se permettre de sortir de la cage, de sortir un petit peu de la cage de l’improvisation limitée aux choses musicales, d’aborder les questions d’idiomes, d’interactions, d’examiner d’autres aspects…

Jean-Charles F.:

Avec PaaLabRes, nous avons développé depuis deux ans un projet de rencontre des pratiques entre danse et musique au Ramdam[8] près de Lyon, notamment avec des membres de la Compagnie Maguy Marin. Ce projet était là aussi basé sur l’idée de rassembler deux cultures différentes et d’essayer plus ou moins de développer des matériaux en commun, les musiciens et musiciennes devant faire des mouvements corporels (en plus de leurs productions sonores), les danseuses et danseurs produire des sons (en plus de leur production dansée). L’improvisation était ici un moyen de nous rassembler sur des bases d’égalité. En effet ce que permet l’improvisation, c’est de mettre en responsabilité pleine et entière les participants vis-à-vis des autres membres du groupe et de garantir un fonctionnement démocratique. Cela ne voulait pas dire qu’il y avait absence de situations où une personne en particulier assumait pour un moment d’être le/la leader exclusif du groupe. À l’Exploratorium, qu’en est-il des interactions entre les domaines artistiques, est-ce que vous avez des actions qui vont dans ce sens ?

Reinhard G.:

Oui. Je suis aussi un artiste plasticien. Depuis un an j’ai un studio – à la campagne – qui me sert d’atelier : je crée dans une continuité ma musique et mes œuvres plastiques, et en octobre (2018), moi, un musicien et un poète, nous allons jouer un concert en interprétant mes tableaux. En ce qui concerne les autres formes artistiques, la question de l’improvisation n’est pas la chose la plus importante. Dans les arts plastiques, je pense qu’il n’y a pas de réflexion sur les questions d’improvisation.

Jean-Charles F.:

Dans notre projet avec la danse, à un certain moment l’année dernière, Christian Lhopital[9], un artiste peintre nous a rejoint. Si tu vas regarder la deuxième édition sur le site de PaaLabRes, la carte qui donne accès aux divers contenus est une reproduction d’une de ses peintures. Il est venu participer à une session de rencontre entre la danse et la musique. Tout d’abord il a hésité, il a dit : « Qu’est-ce que je vais faire ? » ; puis il a dit : « OK je vais venir le matin de 10 heures à midi et je vais observer ». La session a commencé comme à l’habitude par un échauffement qui dure près de deux heures, c’est une expérience assez fascinante, car l’échauffement est complètement dirigé au début par une personne de la danse qui petit à petit organise des interactions très riches entre tous les participants et cela se termine dans une situation très proche de l’improvisation en tant que telle. On commence par des exercices d’étirements très précis, puis des actions dirigées en duo, en trio ou en quatuor, et petit à petit en continuité cela devient de plus en plus libre. Eh bien, après quelques minutes, Christian est venu se joindre au groupe, parce que dans le cadre d’un échauffement personne n’a peur d’être ridicule, car l’enjeu n’est pas de produire quelque chose d’original. Et puis à la suite de cela il est resté parmi nous tout le week-end et a participé aux improvisations avec ses propres moyens dans son domaine artistique.

Reinhard G.:

C’est quelque chose de très important. Par exemple, si on se dit ou pense : « lorsque je fais de la musique je dois être complètement présent, concentré, et prêt à jouer », alors la musique ne se matérialise pas forcément dans l’action. Si on se dit : « OK je vais essayer ceci ou cela » [il joue avec des objets se trouvant sur la table, les verres, crayons, etc.] et cela produit des sons qui je pense peuvent prétendre être de la musique, de penser que la musique ne fonctionne que quand elle est enregistrée, ou quand elle ne se fait que sur une scène, ou si on l’écoute dans des enregistrements parfaitement réalisés. Cela peut devenir une façon complètement différente de pratiquer la musique. Dans la musique occidentale, je pense, historiquement au 17/18e siècles les musiciens étaient à la fois des compositeurs et des musiciens praticiens (aussi improvisateurs) ; c’était une culture de la mise en commun de la pratique musicale ; il y avait Karl-Philip Emmanuel Bach et l’idée de la Fantaisie et de se rencontrer pour jouer dès l’aube, avec l’expression de sentiments et avec des larmes, et c’était pour eux des évènements très importants. Plus tard, je pense, on a développé l’idée qu’il fallait apprendre à jouer les instruments avant de pouvoir produire véritablement de la musique.

Jean-Charles F.:

Spécialisation.

Reinhard G.:

Oui, la spécialisation.

Jean-Charles F.:

Et pour continuer cette histoire, Christian Lhopital a participé au processus d’improvisation en utilisant la scène comme si c’était un canevas pour dessiner en utilisant des papiers découpés et en dessinant des choses dessus au fur et à mesure du déroulement des improvisations.

Reinhard G.:

Je voudrais bien voir ça, où puis-je trouver ces informations ?

Jean-Charles F.:

Pour l’instant ce n’est pas disponible, cela pourrait peut-être le devenir.

Reinhard G.:

OK.

Jean-Charles F.:

Tu as dit tout à l’heure que les plasticiens ne parlaient pas beaucoup d’improvisation.

Reinhard G.:

C’est peut-être un préjugé de ma part.

Jean-Charles F.:

C’est assez vrai pourtant, Christian, l’artiste à Lyon n’en avait jamais fait. Nous avons rencontré le trompettiste américain Rob Mazurek[10], qui est un improvisateur mais aussi un artiste plasticien. Il produit des tableaux en trois dimensions qui lui servent de partitions musicales. La relation entre les pratiques musicales et la production d’art plastique n’est pas évidente.

Reinhard G.:

Oui. La question est plutôt d’entrer en transe par différents moyens d’expression, et je pense qu’avec la musique et la danse les choses sont plus évidentes parce que cela s’inscrit en continuité dans le temps et que l’on peut trouver des combinaisons dans les diverses manières de faire évoluer le corps et de produire des sons sur les instruments. Mais prenons par exemple la littérature, l’improvisation de la littérature. Ce serait quelque chose de très intéressant à réaliser.

Jean-Charles F.:

Il y a la poésie improvisée, le slam.

Reinhard G.:

Le slam, OK.

Jean-Charles F.:

Le slam est souvent improvisé. Et il y a des formes poétiques traditionnelles improvisées. Par exemple Denis Laborde a écrit un livre[11] sur les pratiques de poésie improvisée au Pays Basque dans des logiques de compétition – comme dans le sport – en improvisant des chants selon la tradition et des règles très précises : le public décide qui est le meilleur chanteur. Il y a des traditions où la littérature est orale est se renouvelle continuellement d’une certaine manière.

Reinhard G.:

Il y a des chanteurs qui inventent leur texte pendant l’improvisation.

Jean-Charles F.:

Mais ma question portait sur ce que faisait dans ce domaine un centre comme l’Exploratorium. Est-ce qu’il y a des expériences qui ont été réalisées ?

Reinhard G.:

Oui. Un des ateliers se consacre à cet aspect des choses, mais il n’est pas mis au centre de notre programme.

Jean-Charles F.:

De quoi s’agit-il ?

Reinhard G.:

C’est une artiste plasticienne qui fait des tableaux – je n’ai pas assisté à cet atelier, je ne peux pas dire exactement ce qu’elle fait – mais elle donne des matériaux aux participants, elle leur donne des couleurs et d’autres choses, et elle les laisse développer leurs propres manières de dessiner ou de peindre. Elle a conduit cet atelier en public pendant notre festival de printemps.

Jean-Charles F.:

Mais elle fait cela avec de la musique ?

Reinhard G.:

Non. Elle ne le fait pas. Je ne sais vraiment pas pourquoi. Peut-être parce que c’est un peu notre façon de procéder ici, qui consiste à dire en quelque sorte : « chacun fait à son idée ». Ah ! Quand nous aurons déménagé dans nos nouveaux locaux, nous pourrons être plus ouvert à des collaborations.

Jean-Charles F.:

Et vous avez aussi de la danse ici ?

Reinhard G.:

Oui nous avons de la danse.

Jean-Charles F.:

Quelles sont les relations avec la musique ?

Reinhard G.:

C’est plutôt dans le domaine des rencontres sur scène. Il y a trois ou quatre danseurs ou danseuses qui viennent avec des musiciennes (musiciens) pour des performances en public, et il y a des scènes ouvertes avec de la musique et des mouvements, et jeudi dernier nous avons eu ici la « Fête de la musique ». Les performances qui sont données ici regroupent souvent danse et musique.

Jean-Charles F.:

Mais il ne s’agit que de rencontres informelles ?

Reinhard G.:

Oui. Informelles. Anna Barth[12], qui est une de mes collègues et travaille à la bibliothèque avec moi, c’est une danseuse Butoh. Elle a beaucoup travaillé avec Matthias Schwabe dans cette façon très lente et concentrée de se mouvoir, et ils ont fait des performances ensemble. Mais cela ne fait pas partie de nos préoccupations majeures. Notre action se préoccupe de l’improvisation dans tous les arts, mais à 90% il s’agit surtout de la musique. Il y a un peu d’improvisation théâtrale mais seulement un tout petit peu. L’Exploratorium se focalise surtout sur l’improvisation musicale.

 

3. Pédagogie de l’improvisation, idiomes, timbre

Jean-Charles F.:

Y-a-t-il d’autres sujets dont tu voudrais nous faire part ?

Reinhard G.:

Oui. Il y a une question que je me pose qui n’a rien à voir avec le multiculturalisme. Je travaille à Vienne à l’Université de Musique et d’Arts Vivants avec des musiciens (musiciennes) classiques sur l’improvisation. Ce sont des étudiants de l’Institut de musique de chambre. Je n’ai eu que deux ateliers avec elles (eux). Je ne leur donne qu’un minimum d’instructions. Par exemple : « Jouez en trio » et après je les laisse jouer, c’est de cette manière que je commence l’atelier. Et pendant cette première improvisation, il y a beaucoup de choses qu’ils sont capables de jouer, et ils le font, ils n’ont pas de problèmes comme de se dire « OK ! Je n’ai pas d’idées et je ne veux pas jouer ». Elles jouent et je les invite à le faire. Et elles utilisent tout ce qu’elles ont appris à bien faire après quinze années d’études. Mon idée est que je n’enseigne pas l’improvisation, mais j’essaie de les laisser s’exprimer à travers la musique qu’ils connaissent et qu’ils sont capables de jouer, et cela implique qu’ils ont les ressources pour improviser, pour faire de la musique pas seulement par la reproduction. Elles peuvent être à m’même aussi d’inventer de la musique. Et pour elles, c’est une surprise que cela fonctionne si bien. Ils sont présents, concentrés et ils ont vraiment une bonne technique instrumentale et ce qu’ils font sonne de manière très intéressante. Le sentiment exprimé par tous est que « ça marche ! ». Alors je réfléchis sur une théorie de l’improvisation qui n’est pas basée sur la technique, mais sur quelque chose comme la mémoire, mémoire de toutes les choses que vous avez dans votre esprit, dans votre cerveau, dans votre corps, et avec tout cela vous n’avez qu’à leur permettre de jouer ce qu’elles veulent. Et je pense que si nous vivions dans une culture dans laquelle il y aurait de manière plus importante cette idée de jouer et d’écouter et dans laquelle les musiciennes classiques auraient le droit d’improviser plus souvent et de s’améliorer dans le jeu improvisé, on pourrait développer une culture commune de l’improvisation. C’est ce que j’ai fait pendant les cinq ou six ans passés et j’ai de nombreux enregistrements avec de la musique très étonnante. Ce que je veux discuter avec toi c’est au sujet de ces ressources. Quelles sont les ressources de l’improvisation ? Qu’est-ce que c’est pour toi l’improvisation ? Je pense qu’il serait intéressant de mieux cerner ce que serait une idée commune de l’improvisation.

Jean-Charles F.:

Oui. C’est une question très compliquée. Historiquement, dans mon propre parcours, j’étais très intéressé dans les années 1960 par l’idée de l’instrumentiste créateur. Le modèle à ce moment-là déjà était Vinko Globokar et j’avais alors la conviction que trente ans plus tard il n’y aurait plus de compositeurs en tant que tels, spécialisés, mais plutôt des sortes de musiciens au sens large du terme. Mais curieusement à ce moment-là je ne croyais pas que l’improvisation – surtout l’improvisation libre – était la voie à adopter. Dans le groupe qui évoluait au Centre Américain du boulevard Raspail à Paris avec le compositeur, pianiste et chef d’orchestre australien Keith Humble[13], nous pensions plus en termes de faire de la musique qui n’appartenait à personne, la « musique non-propriétaire ». On pensait par exemple que le Klavierstücke X de Stockhausen – seulement des clusters – était grandiose, sauf que les clusters ne peuvent pas n’appartenir qu’à Stockhausen. Le concept de cette pièce, « jouer tous les clusters possibles sur un piano dans un très grand nombre de combinaisons » pouvait très bien être réalisé sans faire référence au détail de la partition. C’est ainsi que nous organisions des concerts à partir de collages de concepts contenus dans des partitions, mais sans jouer spécifiquement ces partitions.

Reinhard G.:

Je peux comprendre cela, car pour moi aussi le terme de collage est une chose très importante.

Jean-Charles F.:

J’ai quitté Paris pour l’Australie en 1969, puis San Diego en Californie en 1972. Une des raisons de cette expatriation avait été l’expérience, à Paris, de jouer dans de nombreux ensembles de musique contemporaine avec la plupart du temps trois ou quatre répétitions avant chaque concert avec des musiciens très compétents dans la lecture à vue des partitions. On avait l’impression de jouer toujours la même musique d’un ensemble à un autre. Les interprètes pouvaient réaliser les notes écrites très rapidement, mais au prix d’un timbre standardisé. On avait l’impression d’être en présence des mêmes sonorités, pour moi, les timbres étaient d’une grisaille désespérante. Au Centre Américain, au contraire, sans la présence du moindre budget – ce n’était donc pas une situation « professionnelle » – on faisait de la musique avec autant de répétitions nécessaires au développement des sonorités. Il s’agissait d’une situation alternative d’un très grand intérêt. Et c’est exactement ce que pouvait offrir aux États-Unis une université tournée vers la recherche dans laquelle il fallait passer au moins la moitié de son temps à conduire des projets de recherche. Il y avait beaucoup de temps à disposition pour faire des choses de votre propre choix. Et une fois de plus certains compositeurs dans cette situation voulaient recréer les conditions de la vie professionnelle des grandes villes européennes autour d’un ensemble de musique contemporaine : jouer très bien les notes le plus vite possible sans se préoccuper de la réalité du timbre. C’est ainsi qu’avec le tromboniste John Silber nous avons décidé de commencer un projet intitulé « KIVA »[14], que nous n’avons pas voulu appeler « improvisation », mais plutôt « musique non écrite ». Et ainsi, comme je l’ai décrit ci-dessus, nous avons purement et simplement inversé les termes du modèle de l’ensemble contemporain : d’une manière négative, notre méthode unique a été de nous interdire de jouer des figures, des mélodies, des rythmes identifiables, et dans des modes habituels de communication. Il s’agissait plutôt de jouer ensemble, mais dans des discours parallèles superposés sans volonté de les rendre compatibles. On se réunissait trois fois par semaine pour jouer une heure et demie et ensuite écouter sans faire de commentaires l’enregistrement de ce qui venait de se passer. Au début les choses étaient très chaotiques, mais après deux années de ce processus nous avions développé un langage commun de timbres, une sorte de vie en commun dans la même maison au cours de laquelle se développent de petites routines sous forme de rituels.

Reinhard G.:

Et quelles étaient les sources de ce langage, d’où cela venait-il ?

Jean-Charles F.:

C’était simplement le jeu trois fois par semaine et l’écoute de ce jeu et l’absence de communication ou de discussions susceptibles d’influencer le jeu de manière positive.

Reinhard G.:

Ah ! Il n’y avait pas de discussion entre vous ?

Jean-Charles F.:

Bien sûr nous parlions, mais nous pensions que la discussion ne devait pas influencer notre manière de jouer. Mais ce processus – et aujourd’hui cela ne paraît plus possible à réaliser – était très lent, très chaotique, et à partir d’un certain moment un langage a émergé que personne d’autre ne pouvait vraiment comprendre.

Reinhard G.:

… Seulement vous-mêmes !

Jean-Charles F.:

Oui. Les compositeurs en particulier n’y comprenaient rien car c’était une alternative dérangeante…

Reinhard G.:

Mais ce n’était pas une musique traditionnelle, mais la musique que vous aviez développée… Est-ce que c’était l’expérience de la musique contemporaine qui vous a donné le vocabulaire de départ ?

Jean-Charles F.:

Oui bien sûr, c’était notre base commune. L’inversion négative des paramètres comme je l’ai noté ci-dessus ne change pas fondamentalement les conditions d’élaboration du matériau, donc la référence restait tout de même la grande somme des pratiques contemporaines depuis les années 1950. Mais en même temps, comme Michel de Certeau l’avait noté à l’époque lorsqu’il était présent sur le campus de San Diego, il y avait un rapport entre nos pratiques et les processus utilisés par les mystiques du 17e siècle. Il s’agissait pour les mystiques de trouver dans leurs pratiques le moyen de se détacher de leur tradition et de leurs techniques. C’est exactement le contraire de ce que tu as décrit, c’est un processus dans lequel le corps a emmagasiné un nombres incroyable de clichés, et les bons instrumentistes ne pensent jamais à leurs gestes quand ils jouent parce qu’ils sont devenus automatiques. C’est ce que nous avons tenté de faire évoluer vers l’oubli. Tu as mentionné l’idée de mémoire.

Reinhard G.:

Oui, la mémoire.

Jean-Charles F.:

C’était exactement une autre idée, de tenter d’oublier tout ce qu’on avait appris pour pouvoir réapprendre quelque chose d’autre. Bien sûr, ce n’est pas exactement comme cela que cela s’est passé, il s’agit d’une mythologie que nous avons développée. Mais cela reste pour moi un processus fondamental. La peur des musiciens classique c’est de perdre leur technique, et bien sûr quoi qu’il arrive ils ne la perdront jamais. Dans ce processus, je n’ai jamais perdu mes capacités à jouer de manière classique, mais elles ont été beaucoup enrichies. L’importance de ce processus, c’est que par un voyage dans des contrées inconnues, on peut revenir chez soi et avoir une autre conception de sa technique.

Reinhard G.:

C’est une combinaison de choses nouvelles et d’anciennes ?

Jean-Charles F.:

Oui. Ainsi il est possible de travailler avec des musiciens classiques dans des situations dans lesquelles ils doivent laisser leur technique de côté. Et dans le cas de John Silber par exemple – il avait emprunté cette idée à Globokar, et Ornette Coleman avait fait le même type d’expérience[15] – parce que nos périodes de jeu duraient très longtemps sans interruptions, il se fatiguait lorsqu’il ne jouait que du trombone. Donc il avait décidé de jouer aussi sur un autre instrument et il avait choisi le violon, dont il n’avait jamais abordé l’étude. Il a dû réinventer complètement par lui-même une technique très personnelle de jouer de cet instrument et il a été capable de produire des sonorités que personne n’avait produites jusqu’alors.

Reinhard G.:

Mais le processus par lequel passe ces musiciens classiques avec lesquels je travaille me paraît différent : c’est un peu une autre façon d’envisager le jeu instrumental. Si je leur dis « jouez ! », ils n’essaient pas vraiment de jouer de nouvelles choses, mais ils recombinent…

Jean-Charles F.:

Oui, ce qu’ils connaissent.

Reinhard G.:

Elles recombinent ce qu’elles connaissent. Mais parce qu’elles sont en situation de jouer en ensemble, elles ne peuvent pas en avoir le contrôle. Il y a toujours quelqu’un qui vient croiser ce qu’ils font. S’ils ont des attentes, il y a toujours quelqu’un qui vient les perturber, et il faut alors trouver de nouvelles voies. Et ce qui est intéressant, c’est qu’elles sont capables de suivre ces croisements sans s’irriter et dire « non, je ne peux pas … ». Il s’agit d’un phénomène dans lequel, lors de nombreux ateliers, les participants disent d’abord « je ne peux pas » et dès qu’ils se lancent – un peu comme le peintre que tu as mentionné – ça fonctionne. Et la question que je me pose est : est-ce un problème musical ou est-ce un problème lié à la situation ? Ma théorie est qu’il y a soudainement un espace et quelqu’un leur permet de faire quelque chose et elles le font. Et c’est intéressant de noter qu’elles ne le font jamais toute seule de leur propre initiative. Ils viennent me voir et ils jouent, puis ils vont à l’extérieur et ils ne le font plus jamais. Il faut qu’il y ait la présence d’un groupe et d’un espace dédié à cette activité. Il y a un musicien qui est venu avec son quatuor à cordes et ils ont essayé d’improviser. Plus tard il m’a dit qu’ils ont joué en bis une improvisation lors d’un concert ; mais ils n’ont pas annoncé que c’était une improvisation mais que c’était écrit par un compositeur chinois ; et il a dit que le public a vraiment beaucoup aimé ce bis, et il a vraiment été étonné que cela puisse se passer ainsi. Pour moi le problème m’a paru clair, parce que s’ils avaient annoncé qu’ils jouaient leur propre musique, il y aurait eu des gens qui n’auraient pas voulu l’écouter. Si vous jouez du Mozart, c’est que vous jouez quelque chose de sérieux, qu’il y a un effort à faire, et ainsi de suite. Donc l’improvisation est plus centrée sur la personnalité de celui ou celle qui la réalise, et vous prenez du plaisir à le faire, c’est cela qui est intéressant.

Jean-Charles F.:

On dit – je ne sais pas si c’est vraiment le cas – que Beethoven jouant du piano en concert improvisait la moitié du temps et que le public préférait de beaucoup ses improvisations plutôt que ses compositions.

Reinhard G.:

C’est un fait intéressant en effet.

Jean-Charles F.:

Est-ce que c’était ainsi parce que les improvisations étaient plus simples structurellement ?

Reinhard G.:

Maintenant nous sommes en présence de deux voies possibles. La première nous conduit vers un champ ouvert dans lequel on se dit : « je ne veux pas faire ce que d’autres ont déjà fait ou sont en train de faire ». Et d’autre part la deuxième consiste à dire : « je vais faire une improvisation qui ne sera pas – comment tu l’appelles ?…

Jean-Charles F.:

… Un effacement, un oubli.

Reinhard G.:

… un effacement complet. Il s’agit là de « penser vos manières de procéder d’une façon nouvelle » plutôt que d’envisager un contenu musical nouveau ; et ainsi il ne s’agit pas d’une posture très d’avant-garde. Oui, on produit de la musique un peu polytonale, avec des poly-rythmes, et des harmonies un peu fausses, un peu comme du Chostakovitch, etc. Mais pour moi la chose importante c’est de ne pas dire : « nous allons créer une nouvelle musique », mais que les étudiants puissent envisager la séance de travail comme des improvisateurs. Ce qu’ils sont capables de faire dans cette situation et les capacités qu’elles peuvent développer vont leur servir à explorer les choses par elles-mêmes : « ce n’est pas quelque chose d’original qui va me définir, je ne suis qu’un tout petit peu ouvert à la nouveauté, mais j’aime la musique qu’on produit ensemble, je trouve qu’elle me touche complètement. » Cela se passe de manière très directe parce qu’ils jouent en tant que personnes et non pas comme quelqu’un à qui je dirais « s’il te plaît, joue moi maintenant de la mesure 10 à la mesure 12, de manière ouahhhhh [chuchotement bruité], tu sais comment il faut faire ». Mais s’ils décident de le faire par eux-mêmes et c’est complètement différent.

Jean-Charles F.:

Oui, mais pour moi la question essentielle c’est le timbre, les qualités du son. Parce qu’il y a une équation entre la musique structurelle et les autres : plus l’accent est mis sur la complexité d’une grammaire établie, moins est intéressante la matière sonore et plus l’accent est mis sur la qualité complexe du timbre et moins l’intérêt se porte sur la complexité des structures syntaxiques. Si l’on considère la musique classique européenne des 19e et 20e siècles, il y a un long processus dans lequel le jeu instrumental devient de plus en plus standardisé, et le modèle instrumental dominant de cette période est le piano. Et donc l’enjeu est de créer beaucoup de musiques différentes, mais du point de vue de ce qui est représenté par le système de notation, les notes et leurs durées, qu’on peut aisément réaliser sur l’équivalence des touches du clavier. Il s’agit de manipuler ce qui est standardisé dans le système de notation, de construction d’instruments et de techniques de production sonore, de manière non-standardisée et différenciée d’une œuvre à une autre. L’approche structurelle dans ce cas-là devient très utile[16]. Et évidemment on fait énormément d’expérimentation dans ce cadre avec le pillage des musiques traditionnelles en les transformant en notes : bien sûr dans cette démarche on perd 99% des valeurs sur lesquelles fonctionnent ces musiques. L’équation est compliquée parce que à partir du moment où apparaissent les musiques concrètes et électroniques, on a une branche culturelle différente qui se met en place, une conception des sons qui est différente. Et avec les musiques populaires comme le rock, la combinaison de notes n’a aucun intérêt, car trop simpliste tendant à être basée sur peu d’accords, ce qui fait que cette musique est plus accessible. Mais ce qui compte c’est le son du groupe, qui est éminemment complexe. Les musiciens de ces musiques passent un temps considérable à élaborer en groupe une sonorité qui va constituer leur identité, à réinventer leur jeu instrumental à partir de ce qu’ils identifient dans les enregistrements du passé pour s’en démarquer. Suivant ce modèle beaucoup de situations peuvent être envisagées dans les ateliers d’improvisation qui mettent les musiciennes dans des processus où elles doivent imiter ce qui est vraiment impossible à imiter chez les autres, situations difficiles, surtout pour des musiciennes qui sont tellement efficaces dans la lecture de notes. Que se passe-t-il lorsqu’un (une) clarinettiste joue un certain son et maintenant avec votre propre instrument, un piano par exemple, on doit imiter de la manière la plus exacte la sonorité qu’il produit ?

Reinhard G.:

C’est une question de timbre.

Jean-Charles F.:

Oui. Le monde de l’électronique crée un univers de résonances. C’est vrai même si l’on n’utilise pas des moyens électroniques. Mais en même temps, tu as complètement raison de penser que la tradition du jeu à partir des notes écrites sur la partition reste encore un facteur très important des pratiques musicales dans notre société.

Reinhard G.:

Dans la société occidentale.

Jean-Charles F.:

On peut encore faire beaucoup de bonnes choses dans ce contexte.

Reinhard G.:

Il y a une mémoire, un réservoir et des archives. Je pense – et cela me surprend beaucoup, mais c’est exactement comme cela que je vois les choses – je pense que l’improvisation ne fonctionne pas avec des notes, et se détermine en fonction de timbres. J’appelle cela musicaliser le son. Avec le musicien classique, on a une note, et ensuite il est nécessaire de la musicaliser, il faut la décoder.

Jean-Charles F.:

L’inscrire dans un contexte de réalité.

Reinhard G.:

Exactement ! L’inscrire dans un contexte, l’amener à sonner. Et lorsqu’on transforme le signe en son, en tant que musicienne classique on est en présence de beaucoup de fusion du signe au son, en utilisant tout ce qu’on a appris et tout ce qui constitue la technique. La technique vous permet de réaliser des variations de dynamiques, d’articulations et de pleins autres éléments. C’est la manière par laquelle elles et ils ont vraiment appris à jouer. Et maintenant je vais enlever les notes et leur demander de continuer à faire de la musique. Et c’est ainsi que je commence souvent mes ateliers en leur demandant de ne jouer que sur une seule hauteur de note. Les sept ou huit personnes qui participaient la semaine dernière à mon atelier à Vienne, ont réalisé une improvisation sur une seule hauteur avec la tâche de faire des choses intéressantes avec cette hauteur. Et c’est intéressant parce qu’il y a tant de nuances à leur disposition, et cela sonne vraiment très, très, bien. Et pour moi c’est la porte qui s’ouvre vers l’improvisation, ne pas se précipiter sur beaucoup de hauteurs, mais de commencer toujours par des choses qui se basent sur les qualités sonores. Si l’on se penche sur l’histoire de la musique, je pense que les humains qui vivaient il y a quarante mille ans n’avaient pas de langage, mais ils avaient des sons [il se met à chanter].

Jean-Charles F.:

Comment le sais-tu ?

Reinhard G.:

J’ai un enregistrement [rire] ! Et j’ai fait avec mes étudiants l’expérience suivante : faites un dialogue parlé sans utiliser de mots [il donne un exemple avec sa voix], ça marche. Ils ne peuvent pas te dire quelque chose de précis, mais l’idée émotionnelle est présente. Je pense que tu seras d’accord que le timbre de la voix parlée est vraiment une chose très importante comme l’a noté Roland Barthes dans Le Grain de la voix[17]. Je suis d’accord avec lui. J’essaie d’amener ces musiciens classiques à improviser un peu dans leur tradition, donc ils ne créent pas de nouvelles choses, afin de découvrir leur instrument, mais à l’intérieur de leur tradition.

Jean-Charles F.:

Du point de vue de leurs représentations.

Reinhard G.:

Oui exactement, et ce qui est issu dans cet atelier est très intéressant.

Jean-Charles F.:

C’est une manière très pédagogique de mener les choses, sinon les participants sont perdus.

Reinhard G.:

Oui. L’ancien directeur du département de musique de chambre à l’Université de musique et d’arts de la scène à Vienne aime l’improvisation. Je pense que ce qu’il aime dans l’improvisation c’est que les étudiants apprennent à se mettre en contact entre eux et en contact avec la question de la production du timbre. Pour la musique de chambre, ce sont des choses très importantes. Je ne suis pas moi-même un instrumentiste parfait parce que je ne passe pas des milliers d’heures en répétitions, mais je pense que je peux travailler avec cela dans mon esprit, je peux vraiment trouver de nombreux artistes qui travaillent dans la musique sur partitions qui sont intéressants, c’est vraiment très riche.

Jean-Charles F.:

Dans un quatuor à cordes, il faut que les quatre musiciens travaillent des heures sur ce qu’on appelle l’accord des instruments, ce qui est en fait une façon de créer une sonorité de groupe.

Reinhard G.:

C’est ce que je fais avec l’improvisation, je fonctionne d’une façon très proche de cette tradition. Les tâches sont souvent orientées vers l’intonation entre musiciennes ou musiciens, mais il ne s’agit pas d’aller seulement du coup d’archet dans la direction du coup d’archet parfait, mais aussi en direction de la musique. Eh bien, j’ai été très content de cet entretien qui pourra nourrir mes écrits. Je voudrais écrire un livre sur l’improvisation réalisée avec des musiciens classiques, mais je n’en ai pas le temps, tu sais comment va la vie…

Jean-Charles F.:

Il faut être retraité pour pouvoir avoir le temps de faire les choses ! Merci d’avoir pris ce temps pour parler.

 


1. Improfil est une publication périodique allemande [connectée à l’Exploratorium Berlin] centrée sur la théorie et la pratique de l’improvisation et qui fonctionne en tant que plateforme d’échanges professionnels entre artistes, enseignants et thérapeutes, pour qui le l’improvisation est un des aspects importants de leurs activités. Voir https://exploratorium-berlin.de/en/home-2/

2. Le Cefedem AuRA [Centre de Formation des Enseignants de la Musique Auvergne-Rhône-Alpes] a été créé en 1990 par le Ministère de la Culture pour la formation des enseignants des écoles de musique et conservatoires. C’est un centre de ressources professionnelles et d’enseignement supérieur artistique de la musique.Le centre mène des recherches sur la pédagogie de la musique et publie un périodique, Enseigner la Musique. Voir https://www.cefedem-aura.org

3. CEPI, Centre Européen pour l’Improvisation : ”Pour moi, le CEPI est le point de rencontre entre des musiciens improvisateurs, avec d’autres praticiens de tous les domaines artistiques, des chercheurs, des penseurs, tous ceux et celles dont l’activité ou la curiosité est tournée vers de nouvelles formes et méthodes pour faire les choses. Les rencontres portent sur l’échange d’idées et d’expériences, et aussi sur la participation collective à un processus créatif, en bref, il s’agit d’improviser ensemble. » Barre Phillips, 2020. Voir http://european.improvisation.center/home/about

4. Franziska Schroeder, Soundweaving : Writings on Improvisation, Cambridge, England : Cambridge Scholar Publishing. Voir la traduction française de Henrik Frisk, “Improvisation and the Self: to listen to the other”, dans la présente édition de paalabres.org. : Henrik Frisk, L’improvisation et le moi.

5. Matthias Schwabe est le fondateur et le directeur de l’Exploratorium Berlin.

6. Pendant les rencontres du CEPI à Puget-Ville (en 2018 en particulier), Barre Phillips a proposé un jeu de pétanque dans lequel chaque équipe était composé de deux lanceurs de boules et de deux personnes improvisant en même temps.

7. La rencontre a eu lieu un jour avant [juillet 2018] un concert de musiques improvisées à l’Exploratorium Berlin avec Jean-Charles François, Reinhard Gagel, Simon Rose et Christopher Williams.

8. RAMDAM, UN CENTRE D’ART [à Sainte-Foy-lès-Lyon] est un lieu de travail, c’est un lieu flexible, ouvert à une multiplicité d’usages, dont les espaces sont modulables et transformables en fonction des besoins et des contraintes des projets accueillis. Ramdam est le lieu de résidence de la Compagnie Maguy Marin. Voir https://ramdamcda.org/information/ramdam-un-centre-d-art

9. Christian Lhopital est un artiste contemporain français né en 1953 à Lyon. Il pratique essentiellement le dessin et la sculpture. Présenté à la 11e biennale d’art contemporain de Lyon, Une terrible beauté est née, par Victoria Noorthoorn, il a exposé sous forme de cabinet de dessins un ensemble de 59 dessins d’époques différentes, de 2002 à 2011. En juin 2014, les Éditions Analogues à Arles ont édité le livre Ces rires et ces bruits bizarres, avec un texte de Marie de Brugerolle, illustré de photos de dessins muraux à la poudre de graphite, de sculptures et de dessins miniatures, de la série « Fixe face silence ». https://fr.wikipedia.org/wiki/Christian_Lhopital

10. Rob Mazurek est un artiste/abstractiviste multidisciplinaire, qui met l’accent sur la composition électroacoustique, l’improvisation, la performance, la peinture, la sculpture, la vidéo, le film, et les installations. Il a passé la majeure partie de sa vie créative à Chicago et ensuite au Brésil. Il vit actuellement à Marfa, au Texas avec son épouse Britt Mazurek. Voir le lieu-dit « Constellation Scores » dans la seconde édition de ce site (paalabres.org) : Accès à Constellation Scores. Voir https://www.robmazurek.com/about

11. Denis Laborde, La Mémoire et l’Instant. Les improvisations chantées du bertsulari basque, Bayonne, Saint-Sébastien, Ed. Elkar, 2005.

12. Anna Barth est une danseuse indépendante, chorégraphe et directrice artistique du DanceArt Laboratory Berlin. Elle a étudié la danse moderne, l’improvisation et la composition au “Alwin Nikolais and Murray Louis Dance Lab” à New York et la danse Butoh pendant plusieurs années avec le célèbre co-fondateur et maître de la danse Butoh, Kazuo Ohno et avec son fils Yoshito Ohno au Japon. https://www.annabarth.de/en/bio.html

13. Keith Humble était un compositeur australien (1927-1995), chef d’orchestre et pianiste qui considérait ces trois activités en continuité dans une pratique ressemblant aux fonctions de musicien avant l’avènement du compositeur professionnel aux 19e et 20e siècles. Pendant les années 1950 et 1960, il a vécu en France. Il a été l’assistant de René Leibowitz et en 1959, à l’American Centre for Students and Artists à Paris, il a fondé le ‘Centre de Musique, un « atelier d’interprétation et de création » centré sur la présentation et le débat autour de la musique contemporaine. C’est dans ce contexte que Jean-Charles François l’a rencontré et à continuer travailler avec lui jusqu’en 1995. Voir http://adb.anu.edu.au/biography/humble-leslie-keith-30063

14. KIVA, 2 CD, Pogus Produce, New York. Recordings 1985-1991, avec Jean-Charles François, percussion, Keith Humble, piano, Eric Lyon, manipulations vocoder par ordinateur, Mary Oliver, violon et alto, John Silber, trombone.

15. Voir Henrik Frisk article, op. cit. dans la présente édition. Henrik Frisk, L’improvisation et le moi.

16. Voir Jean-Charles François, Percussion et musique contemporaine, chapter 2, « Contrôle direct ou indirect de la qualité des sons », Paris : Editions Klincksieck, 1991.

17. Roland Barthes, « Le grain de la voix », Musique enjeu 9 (1972).

Lisières

Access to the English translation: Edges – Fringes – Margins

 


 

Lisières – Collage

 

Le 26 avril 2019 a eu lieu à Lyon une rencontre entre le compositeur et improvisateur György Kurtag (en visite de Bordeaux), Yves Favier, alors directeur technique à l’ENSATT à Lyon, et les membres du collectif PaaLabRes, Jean-Charles François, Gilles Laval et Nicolas Sidoroff. Le format de cette rencontre a été d’alterner des moments d’improvisation musicale avec des discussions concernant le parcours des différents participants.

À la suite de cette rencontre, nous avons décidé de développer une sorte de « cadavre exquis » autour du concept de « lisières », chacun des participants écrivant des textes plus ou moins fragmentés en réaction aux écrits qui s’accumulaient petit à petit. En outre les cinq personnes avaient aussi le droit de proposer des citations d’auteurs divers en liaison avec cette idée de lisières. C’est ce processus qui a donné lieu dans le Grand Collage (la rivière) de cette édition « Faire tomber les murs » à 10 collages (L.1 – L.10) de ces textes accompagnés de musiques, de voix enregistrées et d’images, avec en particulier des extraits de l’enregistrement de nos improvisations réalisées lors la rencontre du 26 avril 2019. Voici ci-dessous l’intégralité des textes.
 


Accès aux extraits de texte :

experiencespoetiques
Définitions 1               Définitions 2               Définitions 3
Aleks A. Dupraz 1                             Aleks A. Dupraz 2
Yves Favier 1    Yves Favier 2   Yves Favier 3   Yves Favier 4   Yves Favier 5
Gustave Flaubert
Jean-Charles François 1      Jean-Charles François 2      Jean-Charles François 3
Edouard Glissant 1    Edouard Glissant 2    Edouard Glissant 3    Edouard Glissant 4
Emmanuel Hocquard 1                  Emmanuel Hocquard 2
Tom Ingold 1                                                                                   Tom Ingold 2
György Kurtag 1     György Kurtag 2
François Laplantine et Alexis Nouss 1                     François Laplantine et Alexis Nouss 2
Gilles Laval
Michel Lebreton 1                                  Michel Lebreton 2
Jean-Luc Nancy
Nicolas Sidoroff 1     Nicolas Sidoroff 2      Nicolas Sidoroff 3     Nicolas Sidoroff 4
Dominique Sorrente

 


 

Emmanuel Hocquard :

La lisière est une bande, une liste, une marge (pas une ligne) entre deux milieux de nature différente, qui participe de deux sans se confondre pour autant avec eux. La lisère a sa vie propre, son autonomie, sa spécificité, sa faune, sa flore, etc. La lisière d’une forêt, la frange entre mer et terre (estran), une haie, etc. (…) Un détroit est une figure exemplaire de lisière : le détroit de Gibraltar sépare deux continents (l’Afrique et l’Europe) en même temps qu’il fait communiquer deux mers (Méditerranée et océan Atlantique).

dans la cour       platanes cinq

 dans la cour                          platanes cinq

dans la cour                 platanes cinq

(Le cours de Pise, Paris : P.O.L., 2018, p. 61)

 

Yves Favier :

Évidemment la notion de « Lisière » est celle qui titille le plus (le mieux ?) surtout lorsqu’elle est déterminée comme « zone autonome entre 2 territoires », zones musicales mouvantes et indéterminés, pourtant identifiables.
Ce ne sont pas pour moi des « no man’s (women’s) land », mais plutôt des zones de transition entre deux (ou plusieurs) milieux …
En écologie on appelle ces zones singulières des « écotones », des zones qui abritent à la fois des espèces et des communautés des différents milieux qui les bordent, mais aussi des communautés particulières qui leur sont propres. (On effleure ici 2 concepts celui de Guattari « L’écosophie » ou tout se tient et celui de Deleuze, « L’Heccéité = Evènement. »

 

Définitions : Lisières – subst. fém.

Étymol. et Hist. 1. 1244 « bord qui limite de chaque côté d’une pièce d’étoffe » (Doc. ds Fagniez t. 1, p. 151); 2. a) 1521 « frontière d’un pays » (Doc. ds Papiers d’État de Granvelle, t. 1, p. 185); b) 1606 « bord d’un terrain » (Nicot); c) 1767-68 fig. « ce qui est à la limite de quelque chose » (Diderot, Salon de 1767, p. 195); 3. a) 1680 « bandes attachées au vêtement d’un enfant pour le soutenir quand il commence à marcher » (Rich.); b) 1752 mener (qqn) par la lisière « conduire (quelqu’un) comme on mène un enfant » (Trév.); c) 1798 mener (qqn) en lisière « exercer une tutelle sur (quelqu’un) » (Ac.); 1829 tenir en lisière « id. » (M. de Guérin, loc. cit.); 4. 1830 chaussons de lisière (La Mode, janv. ds Quem. DDL t. 16). Orig. incertaine. Peut-être dér. de l’a. b. frq. *lisa « ornière », que l’on suppose d’apr. le lituanien lysẽ « plate-bande (d’un jardin) » et l’a. prussien lyso « id. (d’un champ) ». Cette forme *lisa a dû exister à côté de l’a. b. frq. *laiso, de la même famille que l’all. Gleis, Geleise « voie ferrée, ornière »; cf. a. h. all. waganleisa « ornière »; cf. aussi le norm. alise « ornière »; alisée « id. » (v. REW et FEW t. 16, p. 468b). L’hyp. du FEW t. 5, pp. 313b-314a, qui dérive lisière du subst. masc. lis (du lat. licium « lisière d’étoffe »), est peu probable, ce dernier étant plus récent que lisière (1380, « grosses dents aux extrémités d’un peigne de tisserand », Ordonnances des rois de France, t. 6, p. 473, v. aussi note b; puis, au xviiies., au sens de « lisière d’une étoffe », v. FEW t. 5, p. 312b).
http://www.cnrtl.fr/etymologie/lisi%C3%A8re

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futura-science

 

György Kurtag

[Il cite ici le professeur André Haynal, psychiatre, psychanalyste, professeur honoraire à l’Université de Genève, au sujet du livre de Daniel N. Stern, Le moment présent en psychothérapie : un monde dans un grain de sable, Paris : Éditions Odile Jacob, 2003.
https://www.cairn.info/revue-le-carnet-psy-2004-2-page-11.htm]

« Plus spectaculaire est l’émergence de “moments urgents” qui produisent des “moments de rencontre”.

Stern met l’accent sur l’expérience et non sur le sens, même si ce dernier, et ainsi la dimension du langage, joue un rôle important. Pour lui, les moments présents se produisent parallèlement à l’échange langagier pendant la séance. Les deux se renforcent et s’influencent l’un l’autre, tour à tour. L’importance du langage et de l’explicite, n’est donc pas mis en question, bien que Stern veuille centrer l’attention sur l’expérience directe et implicite. »

 

Yves Favier :

Ces lisières entre prairie, lac et forêt, accueillent des espèces des prairies qui préfèrent les milieux plus sombres et plus frais, d’autres plus aquatiques et des espèces forestières qui préfèrent la lumière et la chaleur

N’est-ce pas le cas en improvisation ?…

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Aleks A. Dupraz :

La notion de « lisière » vient progressivement se substituer dans mes écrits à celle de « marge » très travaillée par la sociologie et fréquente dans les sphères alternatives de l’art et du politique. Même si l’on sait que « la marge » est toujours en interaction(s) – ne serait-ce que dans l’imaginaire – avec son inverse (le centre où la force centrifuge des normes peut sembler à son plus haut niveau, ce qui apparaît discutable dans la mesure où la proximité des lieux de pouvoir confère aussi une certaine liberté quant à l’application, l’altération et la production des normes), la notion de « lisière » porte en elle la possibilité d’un autre déplacement qui n’est plus simplement celle du rapport entre « un centre » et « sa périphérie ». Être en lisière de l’Université, c’est déjà être à la frontière d’autres mondes et cela m’ouvre peut-être des possibilités de penser mon vécu et ma démarche autrement qu’à travers le seul prisme de la tension à l’œuvre dans un processus de construction identitaire qui se rapporterait principalement à l’institution universitaire et à ses normes.
experiencespoetiques | lisière(s)

 

François Laplantine et Alexis Nouss :

La pensée de l’entre et de l’entre-deux est résolument métisse, car l’attention à l’interstice nous fait réaliser que l’on ne peut être l’un et l’autre simultanément mais alternativement, comme dans le processus hétéronymique de Frenando Pessoa ou comme dans les pas du tango. (…) L’entre est ce que l’on ne peut placer bord à bord ou mettre bout à bout et qui nous empêche de suivre le sillon. C’est un intervalle qui ne peut être comblé ou du moins comblé immédiatement, mais appelle des médiations qu’il convient d’opposer, avec Adorno, à la réconciliation ainsi qu’à la notion d’œuvre dans la mesure où celle-ci croit atteindre un achèvement.
Métissages, de Arcimboldo à Zombi. Montréal, Pauvert, 2001.

 

Michel Lebreton :

Les lisières sont les endroits des possibles. Les limites n’en sont définies que par les milieux qui les bordent. Elles sont mouvantes, sujettes à érosions, sédimentations : elles n’ont rien d’évident.
(Voir la « maison » M. Lebreton dans la présente édition)

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futura-sciences.com

Yves Favier :

1/ L’improvisateur serait-il cet « être aux aguets » singulier ?
Chasseur/cueilleur/ toujours prêt à capter (capturer ?) les SONS existant, mais aussi « éleveur », afin de laisser émerger ceux « immanents » ? Pas encore manifestes mais déjà en « possible en devenir » ?…

2/ « le territoire ne vaut que par rapport à un mouvement par lequel on en sort. » dans le cas de la notion de Frontière de Hocquard associé à la conception politique Classique, L’improvisateur serait un passeur entre 2 territoires déterminés par avance par convention académiques exemple : passeur entre LA musique contemporaine (savante sacrée) et LA musique spontanée (prosaïque sociale)..on va dire que c’est un début, mais qui n’aura pas de développement autre que dans et par le rapport aux conventions…ça sera toujours une ligne qui sépare, c’est une « abstraction » d’où les corps concrets (public inclus) sont de fait exclus.

3/ Quelle LIGNE (musicale), pourrait marquer Limite, une « extrémité » (elle aussi abstraite) à une musique dite « libre » à seulement la considérer de l’intérieur (supposé l’intérieur de l’improvisateur).
Effectivement ôter toute possibilité de sortir ce ces limites identitaire (« l’impro c’est ça et pas autre chose », « L’improvisation aux improvisateurs ») procède du fantasme des origines créatrices et de ses « génies » isolés. … pour moi le « No man’s land » suggéré par Hocquard est plutôt ici !

 

Nicolas Sidoroff :

Emmanuel Hocquard distingue trois conceptions de la traduction au regard de la limite (la « conception réactionnaire » où la traduction ne peut que trahir), de la frontière (la « conception classique » où la traduction passe d’une langue et culture dans une autre) et la lisière (conception qui « fait de la traduction […] une haie entre les champs de la littérature »).
(Emmanuel Hocquart, Ma haie : Un privé à Tanger II, Paris : P.O.L., 2001, pp. 525-526.)

Je travaille sur les notions de « frontière » et de « lisière » entre différentes activités. (…) Une frontière se franchit au sens épais et consistant du terme, une partie du corps puis l’autre, plus ou moins progressivement. Ce corps a une épaisseur, on est d’un côté et de l’autre d’une ligne ou d’une surface qui fait frontière à un moment. Cela peut créer un balancement, comme des allers-retours en matière de poids du corps au-dessus de cette ligne ou de chaque côté de cette surface, sans déplacement des pieds. Comment passe-t-on une frontière entre plusieurs activités : que se passe-t-il quand je change de « casquette », par exemple entre un espace-temps où je suis compositeur et un autre où je suis régisseur de son ?
(Nicolas Sidoroff, « Faire quelque chose avec ça que je voudrais tant penser, faisons quelque chose avec ça, de ci, de là », Agencements N°1, mai 2018, Éditions du commun, p. 50)

 

Dominique Sorrente :

J’ai longtemps vécu sur le rebord du monde.

 

experiencespoetiques

D’un bord à l’autre, nos mouvements forment un chant d’échos, une forêt de signes en plein ciel.
experiencespoetiques | Notre mouvement (octobre 2017)

Corridor écologique :

Un corridor écologique, à distinguer du corridor biologique et du continuum écologique, est une zone de passage fonctionnelle, pour un groupe d’espèces inféodées à un même milieu, entre plusieurs espaces naturels. Ce corridor relie donc différentes populations et favorise la dissémination et la migration des espèces, ainsi que la recolonisation des milieux perturbés.

Par exemple, une passerelle qui surplombe une autoroute et relie deux massifs forestiers constitue un corridor écologique. Elle permet à la faune et à la flore de circuler entre les deux massifs malgré l’obstacle quasi imperméable que représente l’autoroute. C’est pour cette raison que cette passerelle est appelée un passage à faune.

Les corridors écologiques sont un élément essentiel de la conservation de la biodiversité et du fonctionnement des écosystèmes. Sans leur connectivité, un très grand nombre d’espèces ne disposeraient pas de l’ensemble des habitats nécessaires à leurs cycles vitaux (reproduction, croissance, refuge, etc.) et seraient condamnées à la disparition à plus ou moins brève échéance.

Par ailleurs, les échanges entre milieux sont un facteur de résilience majeur. Ils permettent ainsi qu’un milieu perturbé (incendie, crue…) soit recolonisé rapidement par les espèces des milieux environnants.

L’ensemble des corridors écologiques et des milieux qu’ils connectent forme un continuum écologique pour ce type de milieu et les espèces inféodées.

C’est pour ces raisons que les stratégies actuelles de conservation de la biodiversité mettent l’accent sur les échanges entre milieux et non plus uniquement sur la création de sanctuaires préservés mais clos et isolés.
https://www.futura-sciences.com/planete/definitions/developpement-durable-corridor-ecologique-6418/

 

Michel Lebreton :

L’enseignant va-t-il laisser les barrières ouvertes aux vagabondages et bricolages ? Ou va-t-il circonscrire toutes pratiques à l’enclos qu’il a construit au fil du temps ?

 

Edouard Glissant :

(…) là où les peuples migrants d’Europe (…) arrivent [en Amérique] avec leurs chansons, leurs traditions de famille, leurs outils, l’image de leur dieu, etc. les Africains, eux, arrivent dépouillés de tout, de toutes possibilités, et même dépouillés de leur langue. Car l’antre du bateau négrier est l’endroit et le moment où les langues africaines disparaissent, parce qu’on ne mettait jamais ensemble dans le bateau négrier, tout comme dans les plantations des gens qui parlaient la même langue. L’être se retrouvait dépouillé de toutes sortes d’éléments de sa vie quotidienne, et surtout de sa langue.
(Introduction à une poétique du divers, Paris : Gallimard, 1996, p . 16)

 

Emmanuel Hocquard :

À rattacher aux lisières tout ce qui concerne les marges (marginalia), les chemins de traverse, les espaces résiduels ou terrains vagues…
Les lisières sont les seuls espaces qui échappent aux règles fixées par les grammairiens d’État, les jardiniers de Versailles et les urbanistes internationaux.
(Op. cit. p. 62)

 

Edouard Glissant :

Qu’est-ce qui se passe pour ce migrant ? Il recompose par traces une langue et des arts qu’on pourrait dire valables pour tous. (…) L’Africain déporté n’a pas eu la possibilité de maintenir ces sortes d’héritages ponctuels. Mais il a fait quelque chose d’imprévisible à partir des seuls pouvoirs de la mémoire, c’est-à-dire des seules pensées de la trace qui lui restaient : il a composé d’une part des langages créoles et d’autre part des formes d’art valables pour tous. (…) Si ce Néo-Américain ne chante pas des chansons africaines d’il y a deux ou trois siècles, il ré-instaure dans la Caraïbe, au Brésil et en Amérique du Nord, par la pensée de la trace des formes d’art qu’il propose comme valable pour tous. La pensée de la trace me paraît être une dimension nouvelle de ce qu’il faut opposer dans la situation actuelle du monde à ce que j’appelle les pensées du système ou les systèmes de pensée. Les pensées du système ou les systèmes de pensée furent prodigieusement féconds et prodigieusement conquérants et prodigieusement mortels. La pensée de la trace est celle qui s’appose aujourd’hui le plus valablement à la fausse universalité des pensées du système.
(Op. cit., p.17)

 

Jean-Charles François :

Les belles lisières, les belles lisières, les belles lisières
Les belles lisières, les belles lisières et… le méchant lisier
Les belles lisières et le méchant lisier
Les rebelles lisières et en plein champ le lisier
Les lisières, les lisières, le lisier.
Les belles lisières et le méchant lisier
Le lisier responsable des belles algues vertes du Finistère nord, qui se décomposent en méchants éléments toxiques dangereux pour les humains.
Les belles lisières et le méchant lisier
Le mystère des lisières, la misère du lisier.
La fête des lumières, la tête emmêlée du limier
Le lit de la rivière déviée, la civière du licier défiguré
Le critère de la postière, le clystère du policier.
La folie de la vie chère et l’olivier la paix sur terre
Les belles lisières et le méchant lisier.
Le lisier sert à définir le méchant espace des artichauts entre les belles lisières comme méchant résultat d’une belle production industrielle et méchant ferment d’une production du même genre de beauté.

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L’être aux aguets, l’entre-capture, l’être aux agrès, l’entre-musculature, l’être qui agrée, proie qui se laisse capturer, l’être qui agresse, entre rapaces on s’entend bien, l’être de la Grèce, le kairos, moment d’interaction intense, l’être de la graisse…
Le lisier agresse méchamment l’odorat tandis que la polie lisière agrée de relever benoîtement les horodateurs.
Les adorateurs de l’église de la très sainte Thérèse de Lisière s’enlisent dans les agrès du prosaïque GestEtatPo lisier.
L’Eldorado de la belle filière du Glysierphosate emplit de clystère les poches de derrière de tristes sires liés à leurs enflures glyciémo-prostatiques.
Les belles lisières et le méchant lisier.
Comment sortir des lisières et pénétrer l’espace du lisier ? C’est le problème de l’improvisation semble-t-il. L’idéal de communication appartient aux lisières, mais le contenu même reste dans l’incommunicabilité du lisier (hormis son odeur nauséabonde). Si la définition de l’origine des sons au moment de la prestation improvisée sur scène semble devoir relever du domaine du non-dit, car relevant strictement de l’intimité de chaque participant, alors seules les lisières de l’interactivité des humains semblent pouvoir entrer dans le champ de la réflexion. La préparation des sons, leur élaboration effective, semble alors être du domaine exclusif des parcours individuels. L’élaboration collective des sons est laissée à la surprise du moment de rencontre de personnalités qui s’y sont préparés : advienne que pourra. L’enlisement dans le lisier.

Il ne s’agit pas non plus de dire que les lisières de communication entre les humains ne jouent pas un rôle important dans la réflexion. Dans ce sens la question de l’aguet et les méandres de l’inconscient/conscient sont bien des vecteurs essentiels à prendre en considération. Mais si l’improvisation est un jeu collectif, alors l’élaboration des sons par les individus séparés dans des parcours distincts, n’est plus suffisante pour refléter l’élaboration collective des sonorités. Se pose alors le problème de la co-construction des matériaux sonores. C’est là où l’on tombe dans le lisier. Si l’on prépare collectivement les sonorités on risque fortement de ne plus être dans l’idéal de l’improvisation qui démocratiquement laisse les voix libres de s’exprimer, qui accepte en son principe – en principe ! – la dissension en son sein. Mais si tous ceux qui appartiennent au club des improvisateurs ont fait le même parcours avant d’arriver sur scène, alors la démocratie et la dissension sur la scène ne sont que des simulacres, effets d’un théâtre pour public naïf. De même, si ceux qui ne correspondent pas aux modèles sonores idéalisés du réseau ne sont pas invités, l’accord entre ceux qui le sont sera quasiment total. La notion de déterritorialisation est-elle l’affaire d’individus qui se rencontrent en terrain neutre, ou bien l’élaboration collective d’un terrain inconnu ? La liste des éléments du lisier est longue. Comment ouvrir ce chantier tant du point de vue de la pratique que de celui de la réflexion sur la pratique ?

 

Nicolas Sidoroff :

Emmanuel Hocquard qualifie la lisière de : « tache blanche ». Assez longtemps, j’ai compris et lui ai fait dire « tâche blanche ». L’accent circonflexe avait beaucoup de sens, en évoquent à la fois le travail à faire (par la tâche) et un espace à explorer caractérisé par sa situation entre les choses (par l’adjectif légèrement substantivé de « blanc »). Derrière cela, je comprenais, et comprends encore, une invitation à venir habiter, parcourir et pratiquer de tels espaces. La « tache blanche » est très présente dans les travaux d’Emmanuel Hocquard : elle évoque les endroits inexplorés des cartes géographiques, où l’on ne pouvait pas encore savoir ce qu’il fallait écrire ni dans quelles couleurs. La « traduction tache blanche » pour lui, une « activité tache blanche » pour moi, c’est créer des « zones inexplorées (…), c’est gagner du terrain ». Dans mes habitudes de vocabulaire, je dirais aussi : créer du possible.
(« Explorer les lisières d’activité, vers une microsociologie des pratiques (musicales) », Agencements N°2, décembre 2018, Édition du commun, p. 263-264)

 

François Laplantine et Alexis Nouss :

Le zombi ou l’exemple limite du métissage. À la fois mort et vivant, il condense à lui seul le paradoxe irréductible et impensable de tout être. Le zombi ne sera plus jamais tout à fait vivant, ni totalement mort, comme si le voyage du vivant vers la mort et le retour du mort vers la vie empêchaient, de façon irrémédiable, de revenir à une condition première. Périple impossible et vacillant qui interdit, à celui qui est victime de cette sorcellerie redoutable, toute possibilité de retour à un point de départ, à une identité d’être social ou d’être moribond, stabilisée et reconnue.
(Op. cit.)

 

Edouard Glissant :

Pendant très longtemps – il faut toujours répéter – pendant très longtemps l’errance occidentale, qui a été une errance de conquêtes, une errance de fondation de territoires, a contribué à réaliser ce que nous pouvons appeler aujourd’hui la « totalité-monde ». Mais dans un espace aujourd’hui il y a de plus en plus d’errances internes, c’est-à-dire de plus en plus de projections vers la totalité-monde et de retours sur soi alors qu’on est immobile, alors qu’on n’a pas bougé de son lieu, ces formes d’errance déclenchent souvent ce qu’on appelle des exils intérieurs, c’est-à-dire des moments où l’imaginaire, l’imagination ou la sensibilité sont coupés de ce qui se passe alentour. (…) Et c’est une des données du chaos-monde, que l’assentiment à son « entour » ou la souffrance dans son « entour » sont également opératoires comme voie et moyen de connaissance de cet « entour ».
(op. cit., p. 88)

 

Lisière, subst. fém. :

Tous les rêves s’étaient levés, abandonnés à leur libre vol. Servet racontait sa joie prochaine à sortir des lisières. (Estaunié 1896)

Je me lèverai à midi : j’aurai des matinées douillettes dans mon lit. Plus d’études, plus de devoirs. (Estaunié 1896)

Dieu ! il faudra toujours qu’on me pousse et il faudra qu’on me tienne toujours en lisière et je languirai dans une éternelle enfance.
(M. de Guérin, 1829)

 

Edouard Glissant :

Schématisons à outrance : le métissage serait le déterminisme, et la créolisation c’est, par rapport au métissage, le producteur d’imprévisible. La créolisation c’est l’imprédictible. On peut prédire ou déterminer le métissage, on ne peut pas prédire ou déterminer la créolisation. La même pensée de l’ambiguïté, que les spécialistes des sciences du chaos signalent, à la base même de leur discipline, cette même pensée de l’ambiguïté régit désormais l’imaginaire du chaos-monde et l’imaginaire de la Relation.
(Ibid. p. 89)

 

Nicolas Sidoroff :

L’expression « noyau à lisière » permet donc, en premier lieu d’évacuer radicalement des représentations en boîtes rigides à frontières ou en cases limitantes et excluantes. (…) Regarder les pratiques musicales comme interaction et articulation de si « noyaux à lisières », chacun correspondant à une famille d’activité : création, performance, médiation-formation, recherche, administration, technique-lutherie.
(op. cit., p. 265)

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https://images.app.goo.gl/F9rWyUQYkWpjJNKF7

 

Yves Favier :

La notion de « lisière » est celle qui titille (le mieux) : zones musicales mouvantes et indéterminées, pourtant indentifiables.

Sons Pliés Boltanski

Sons-pliés Boltanski

Gilles Laval :

Existe-t-il un présent improvisé, à l’instant T instantané ? Quelles sont ses lisières, de l’instant à naitre ou non, ou non-être, l’instantané non figé à l’instant, juste là, hop c’est passé !
Étiez-vous présent hier à cet instant précis, partagé sans lendemain ? Je ne veux pas le savoir, je préfère le faire, sans repasser, vers les commissures des sens. L’improvisation se joue-t-elle d’elle-même ? Sans autre autres est-ce possible/impossible ? Quelle cible, si cible il y a ?
Interpénétrations et projections piquantes instantanées, répliques introspectives morphologiques agglutinantes, jonctions éloignées mouvementées écarlates, combinaisons à l’aise ou niaises, réactions à vif synchroniques, diachroniques, fusions et confusions oxymoristiques habiles. Si bleu est le lieu de mer, hors de l’eau, il se mesure en vert, en lisière c’est arc-en-ciel. Superbe masse d’ondes insaisissables où dedans brillent et foisonnent des lisières de dégradés, des départs sans retours, des arrêts pas nets, des flous roses rougissants, va savoir s’il faut faire taire, se faire terre ou ouï-dire.
J’ai ouï l’hallali sensible aux lisières des improvisalizés, (parfois des gourous courroucés d’envies d’emprises dégringolent en gammes lentes (choisis ta pente), quand d’autres pétillent d’un imprévisible heureux et de surprises survoltées). Invitons-nous de bout en bout aux commissures heuristiques kaïrostiques des espaces et des méandres imaginés, seul ou à plusieurs, à pludames, à plutoustes.

« commissure Rem. 1. La majorité des dict. du 19e s. et Lar. 20e enregistrent également l’emploi vieilli du terme en mus. pour signifier : Accord, union harmonique de sons où une dissonance est placée entre deux consonances (DG). »

Le principe de bout en bout (en anglais : end-to-end principle) est un principe central de l’architecture du réseau Internet.
Il énonce que « plutôt que d’installer l’intelligence au cœur du réseau, il faut la situer aux extrémités : les ordinateurs au sein du réseau n’ont à exécuter que les fonctions très simples qui sont nécessaires pour les applications les plus diverses, alors que les fonctions qui sont requises par certaines applications spécifiques seulement doivent être exécutées en bordure de réseau. Ainsi, la complexité et l’intelligence du réseau sont repoussées vers ses lisières. Des réseaux simples pour des applications intelligentes. »
(Wikipedia, Principe de bout à bout)

« Kairos : Concept de la Grèce antique qui correspond au temps de l’occasion opportune, c’est-à-dire qui se rapporte à un moment de rupture, à un basculement décisif par rapport au temps qui passe. » (L’internaute)
Kairos est le dieu de l’occasion opportune, du right time, par opposition à Chronos qui est le dieu du time.

brouillard bleu abstrait morceaux blancs

 

Jean-Charles François :

Les lisières font rêver,
fondre en larmes blanches
la mythologie de la tache blanche
c’est que toutes les cartes géographiques sont coloriées
il n’y en a plus pour nous faire rêver

 

Yves Favier :

…données mouvantes fluctuantes…ne laissant à aucun moment la possibilité de description d’une situation stable/ définitive…
temporaire…valable seulement sur le moment…sur le nerf…
toucher le nerf, c’est toucher la lisière…
l’improvisation comme un ravissement…un kidnapping temporel…
où l’on serait plus tout à fait soi et enfin soi-même…
…tester le temps par le geste combiné avec la forme…et vice versa…
l’irrationnel à la lisière de la physique des fréquences bien raisonnées…
…bien tempérées…
rien de magique…juste une lisière atteinte par les nerfs…
écotone…tension ENTRE…
entre les certitudes…
entre existant et préexistant…
…immanent attracteur…étrange immanence attractive…
entre silence et possible en devenir
… cette force qui touche le nerf…
…qui trouble le silence ?…
…la lisière comme continuité perpétuellement mouvante

L’inclusion de chaque milieu dans l’autre
Non directement connectés entre eux
En change les propriétés écologiques
Traits communs d’interpénétration de milieux
Terrier
Termitière
Lieu où l’on modifie son environnement
À son profit et à celui des autres espèces

De quel récit la lisière est-elle le vecteur ?…

Ecotones
Ecotones

 

György Kurtag :

[Citation du professeur André Haynal :]
« Dans son nouveau livre (Daniel N. Stern, Le moment présent en psychothérapie : un monde dans un grain de sable, Paris : Éditions Odile Jacob, 2003), Stern parle, en psychothérapeute et observateur de la vie quotidienne, de ce qu’il appelle le “moment présent”, ce qu’on pourrait aussi dénommer le moment béni, au cours duquel, tout d’un coup, un changement peut s’opérer. Ce phénomène, que les Grecs appellent kairos, est un moment d’interaction intense parmi ceux qui n’apparaissent pas sans une longue préparation préalable. Cet ouvrage centre notre regard sur le “ici et maintenant”, l’expérience présente, vécue souvent à un niveau non verbal et non conscient. Dans la première partie, l’auteur donne une description pleine de nuances de ce “maintenant”, du problème de sa nature, de son architecture temporelle et de son organisation.

Dans la deuxième partie, intitulée « La contextualisation du moment présent », il parle entre autres de la connaissance implicite et de celle intersubjective.
Implicite <> explicite :
rendre l’implicite explicite et l’inconscient conscient est une tâche importante des psychothérapies d’inspiration psychanalytique (pour lui “psychodynamiques”) ou cognitive. Le processus thérapeutique mène à des moments de rencontre et à des “bons moments” particulièrement propices à un travail d’interprétation, ou encore à un travail d’éclaircissement verbal. Ces moments de rencontre peuvent précéder l’interprétation, amener à elle ou la suivre.

Ces idées sont de toute évidence inspirées par des recherches sur le savoir et la mémoire implicite non déclarative d’une part, et explicite ou déclarative d’autre part. Ces termes se réfèrent au fait qu’ils peuvent ou non être retrouvés, consciemment ou non. Le second concerne donc un système de mémoire impliqué dans un processus d’information qu’un individu peut retrouver consciemment et déclarer. La “mémoire procédurale”, en revanche, est un type de mémoire non déclarative, qui comprend plusieurs sous-systèmes de mémoire séparés. En outre il est clair que la mémoire non déclarative influence l’expérience et le comportement (l’exemple le plus souvent cité est celui de savoir rouler à bicyclette ou jouer du piano, sans nécessairement pouvoir décrire les mouvements impliqués).

Une séance de thérapie peut être vue comme une série de moments présents mus par le désir qu’une nouvelle manière d’être ensemble ait des chances d’apparaître. Ces nouvelles expériences vont entrer dans la conscience, parfois la connaissance implicite. La plus grande partie du changement thérapeutique croissant, lent, progressif et silencieux, paraît être faite de cette manière. Plus spectaculaire est l’émergence de “moments urgents” qui produisent des “moments de rencontre”. »

 

Jean-Luc Nancy :

Comment peut-on comme artiste, donner forme… ? : vous me demandez d’entrer dans la peau de l’artiste… C’est précisément ce que je ne peux pas… Et si je dis « dans la peau » c’est bien sûr très littéralement. La peau – l’« expeausition » (…) – n’est rien d’autre que la limite où un corps prend sa forme. Si je pense à l’âme « forme d’un corps vivant » pour Aristote, je peux dire que la peau est l’âme ou mieux qu’elle anime le corps : elle ne l’enveloppe pas comme un sac, elle ne le fait pas tenir comme un corset, elle le tourne vers le monde (et aussi bien vers lui-même qui devient ainsi à la fois un « soi-même » et une partie du non-soi, du dehors). La peau ne recouvre pas, elle forme, elle façonne, expose et anime cet ensemble incroyablement complexe, enchevêtré, labyrinthique qu’est l’ensemble des organes, muscles, vaisseaux, nerfs, os, liqueurs qui n’est en fin de compte un tel « ensemble », une telle machinerie que pour aller se mettre en forme dans , par et comme peau, avec ses quelques variations ou suppléments, muqueuses, ongles, poils, et cette variation notable qu’est la cornée de l’œil, avec aussi ses ouvertures – au nombre de neuf – qui ne sont pas des « entrées » ou des « sorties », encore moins des failles ou des fissures, mais au contraire la manière dont la peau s’évase ou s’invagine, se retrousse et s’épanche ou s’exprime selon divers rapports avec le dehors – nourriture, air, odeur, saveur, son (on peut y ajouter des phénomènes électriques, magnétiques, chimiques qui se mêlent à ce que nous signalent les « sens »), – et la peau non seulement s’étend d’une ouverture à l’autre mais, je le redis, se reploie à chaque ouverture pour se conformer en tubulures, cavités, par les parois desquelles se produisent tous les métabolismes, toutes les osmoses, dissolutions, imprégnations, transmissions, contagions, diffusions, propagations, irrigations et influences (aussi comme influenza). Ce système tout à la fois organique et aléatoire, fonctionnel et hasardeux (par lui-même essentiellement exposé) ne fait rien d’autre que de reformer, renouveler et transformer incessamment la peau.
(Jean-Luc Nancy et Jérôme Lèbre, Signeaux Sensibles, Montrouge : Bayard Édition, p. 64-66)

 

Jean-Charles François :

Pour l’apeautre, la peau – l’expeausition – comme limite où le corps prend forme, peau, lisière où les pores sont la forme de l’âme et anime le corps, Saint-Bio de la contiguïté des autres corps jusqu’aux étoiles.

La peau-lisière d’Apollinaire, peauète jusqu’à sa trépanation, et peau-être a-linéaire, n’était pas policière du tout, ni très polie, mais poly-fourmilière, poly-tourbillonnaire.

Le vide de l’âme est la forme que prend cette communion entre le corps sensible et l’épeautre (dans l’œil sensible du voisin).

 

Tim Ingold :

Où qu’ils aillent et quoi qu’ils fassent, les hommes tracent des lignes : marcher, écrire, dessiner ou tisser sont des activités où les lignes sont omniprésentes, au même titre que l’usage de la voix, des mains ou des pieds. Dans Une brève histoire des lignes, l’anthropologue anglais Tim Ingold pose les fondements de ce que pourrait être une « anthropologie comparée de la ligne » – et, au-delà, une véritable anthropologie du graphisme. Étayé par de nombreux cas de figure (des pistes chantées des Aborigènes australiens aux routes romaines, de la calligraphie chinoise à l’alphabet imprimé, des tissus amérindiens à l’architecture contemporaine), l’ouvrage analyse la production et l’existence des lignes dans l’activité humaine quotidienne. Tim Ingold divise ces lignes en deux genres – les traces et les fils – avant de montrer que l’un et l’autre peuvent fusionner ou se transformer en surfaces et en motifs. Selon lui, l’Occident a progressivement changé le cours de la ligne, celle-ci perdant peu à peu le lien qui l’unissait au geste et à sa trace pour tendre finalement vers l’idéal de la modernité : la ligne droite. Cet ouvrage s’adresse autant à ceux qui tracent des lignes en travaillant (typographes, architectes, musiciens, cartographes) qu’aux calligraphes et aux marcheurs – eux qui n’en finissent jamais de tracer des lignes car quel que soit l’endroit où l’on va, on peut toujours aller plus loin.
(Texte d’introduction au livre de Tom Ingold, Une brève histoire des lignes, traduit de l’anglais par Sophie Renaut, Bruxelles : Zones sensibles, 2013.)
http://www.zones-sensibles.org/livres/tim-ingold-une-breve-histoire-des-lignes/

 

Gustave Flaubert :

Une lisière de mousse bordait un chemin creux, ombragé par des frênes, dont les cimes légères tremblaient.

 

Tim Ingold :

Mais que se passe-t-il lorsque des personnes ou des choses s’accrochent à quelque chose d’autre ? Il y a un enchevêtrement de lignes. Elles doivent se lier de telle manière que la tension qui les briserait les retienne solidement. Rien ne peut tenir sans la présence d’une ligne. Rien ne peut tenir sans qu’une ligne soit définie et sans que cette ligne puisse se mêler à d’autres.
(Life of Line, p. 3)

 

Aleks A. Dupraz :

Cette inclinaison de mon rapport à la recherche s’est accentuée à l’issue d’une année passée relativement en lisière de l’institution universitaire. Alors que je me questionnais quant aux dispositifs de recherche que je pouvais rejoindre ou mettre en place dans la perspective de contribuer au développement de démarches de recherche-action, ma trajectoire a fortement été affectée par ma participation à différents espaces de recherche et d’expérimentation que furent pour moi : le réseau des Fabriques de sociologie (rejoint en mai 2015) ; la création du collectif Animacoop’ (initiée à Grenoble quelques mois plus tard) ; le séminaire des Arts de l’attention (inauguré à Grenoble en septembre de la même année). C’est ainsi avant tout dans la rencontre que ma recherche s’est ré-engagée, se retrouvant convoquée là où elle semblait parfois manquer. En effet, malgré mes tentatives de me présenter autrement (sans toutefois savoir tout à fait comment), j’étais souvent identifiée dans ces espaces comme étudiante et/ou jeune chercheuse liée à l’Université. Ce fut tout particulièrement le cas au 11 rue Voltaire, premier local de la Chimère citoyenne, alors que j’étais partie prenante du séminaire de recherche des Arts de l’attention. Je prenais alors à nouveau conscience à quel point être identifiée comme universitaire venait quelque part dans un premier temps figer quelque chose d’une identité à laquelle je refusais d’être réduite tout en assumant pourtant une part de la fonction sociale et politique que cela supposait et de la responsabilité que cela me semblait impliquer. Dans cette mise en tension, je n’ai pu que constater mon attachement au monde de l’Université – à l’égard duquel je demeure pourtant très critique –, cela dans un contexte politique où tendaient à se multiplier et se banaliser les discours arguant de la perte de temps ou du luxe que constitueraient la réflexivité et la recherche en littérature et sciences humaines et sociales.
(« Faire université hors-les-murs, une politique du dé-placement », Agencements n°1, mai 2018, Éditions du commun, p. 13)

lisière eau
lisière eau

 

Nicolas Sidoroff :

Prenons un exemple artistique : la musique et la danse. En les considérant comme pratiques fortement marquées par une histoire de mise en disciplines, elles sont nettement séparées. Tu es musicien.ne, tu es danseur.se ; tu donnes (tu vas à) un cours de musique ou de danse. Il y a des cases, des boîtes ou des tubes d’un côté comme de l’autre. Le croisement est possible mais rare et difficile, et quand il a lieu, c’est de manière exclusive : tu es ici ou là, d’un côté ou de l’autre, tu passes une frontière à chaque fois.

En considérant la musique et la danse comme des pratiques humaines quotidiennes, elles sont extrêmement mêlées : faire de la musique c’est avoir un corps en mouvement ; danser c’est produire des sons. On mène depuis 2016 une recherche-action entre PaaLabRes et Ramdam, un centre d’art. Elle associe des personnes plutôt musiciennes (nous, membres de PaaLabRes), d’autres plutôt danseuses (des membres de la compagnie Maguy Marin), un plasticien (Christian Lhopital), et des invité.es réguliers en lien avec les réseaux ci-dessus. On expérimente des protocoles d’improvisation sur des matériaux communs. Dans les réalisations, chacun.e produit des sons et fait des mouvements en rapport aux sons et mouvements des autres, chacun.e est à la fois musicien.ne et danseur.se. Pour moi, l’état de corps (les gestes dont ceux pour faire de la musique, les attentions, les sensations, et la fatigue) sont très différent.es que celui que j’ai dans une répétition ou un concert d’un groupe de musique. Elles sont même beaucoup plus riches et intenses. Avec le vocabulaire utilisé dans les paragraphes précédents, dans ces réalisations je suis dans une forme de lisière tâ/ache blanche danse-musique. Un premier bilan qu’on est en train de tirer montre que dépasser nos boîtes disciplinaires (exploser la frontière, faire exister la lisière) est difficile.
(« Explorer les lisières d’activité, vers une microsociologie des pratiques (musicales) », Agencements N°2, décembre 2018, Édition du commun, p. 265)