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Christopher Williams – Français

Access to the English original text: Encounter with Christopher Williams

 


 

Rencontre entre Christopher Williams et
Jean-Charles François

Berlin, juillet 2018

 

Sommaire :

1. KONTRAKLANG, Berlin
2. Participation du public
3. La question de l’immigration
4. Médiation
5. Recherche artistique – Une tension entre théorie et pratique


1. KONTRAKLANG, Berlin

Christopher W.:

Je voudrais commencer par aborder mon activité de curator, de responsable de la programmation d’un lieu de concerts, parce que je pense que cela concerne le sujet de cette édition PaaLabRes. À Berlin, je co-organise une série de concerts mensuels qui s’appelle KONTRAKLANG (https://kontraklang.de). Il faut prendre en considération que dans un lieu comme Berlin où il y a une grande concentration de personnes qui font de la musique contemporaine, plus que partout ailleurs dans le monde, et à un niveau très élevé, les gens ont tendance à se spécialiser et ne se considèrent pas eux-mêmes comme faisant partie d’un écosystème plus large. C’est ainsi que, par exemple, les personnes qui font partie de la scène de l’art et du design sonore peuvent aller dans les galeries ou ont à faire avec la radio, mais elles ne vont pas nécessairement passer beaucoup de temps à aller à des concerts et à fréquenter le milieu des compositeurs et des musiciens. Et puis il y a comme on le sait des compositeurs-compositeurs qui ne vont qu’aux concerts de leur propre musique ou à des festivals. Ils sont à la recherche de commissions et parfois ils vont écouter ce que font leurs amis. Et puis encore il y a les improvisateurs qui se retrouvent dans certains clubs et qui ne vont jamais dans les festivals de musique contemporaine de type conventionnel. Bien sûr, tout le monde n’est pas comme cela, mais c’est une tendance qui semble se confirmer : les êtres humains aiment se séparer en tribus.

Jean-Charles F.:

Il n’y a rien de mal à cela ?

CW :

Eh bien, je pense qu’il y a beaucoup de mal à cela si cela devient la superstructure.

JCF :

Oui. Et dans le monde de l’improvisation, il y a aussi des sous-catégories.

CW :

Oui, même si le gâteau est petit, les gens éprouvent le besoin de le couper en tous petits morceaux. Je ne vais pas m’attarder sur cette condition permanente de l’humanité, sauf de constater qu’elle existe. Et c’est à cela que nous avons voulu nous confronter lorsque nous avons créé la série de concerts KONTRAKLANG il y a maintenant quatre ans. Nous avons voulu faire dérailler cette tendance et encourager plus d’intersections entre les différentes mini-scènes. En particulier, on gravite autour des formes d’échanges ou d’œuvres ayant des identités multiples. Quelquefois, souvent en réalité, nous organisons des concerts en deux parties, avec un entracte au milieu, avec deux présentations très différentes en termes d’esthétiques, de générations, etc. Mais elles peuvent être reliées par des types de questions ou de méthodes similaires. Par exemple, il y a à peu près deux ans, nous avons organisé un concert autour des collectifs. Deux collectifs ont été invités : d’une part, Stock11 (http://stock11.de), un groupe de compositeurs-interprètes, la plupart allemands, très ancrés dans un style de musique typique de la scène de la « musique contemporaine » [Neue Musik] ; ils ont présenté leur propre musique et ont joué des œuvres écrites par les différents membres du groupe. D’autre part, nous avons présenté un autre collectif plus expérimental, Umlaut (http://umlautrecords.com/), dont les membres ne jouent pas ensemble de façon régulière. Ils ne sont pas liés par des parcours musicaux communs. Ils ont un label d’enregistrements et un festival, ils forment un réseau de gens qui aiment être ensemble. Ils n’avaient jamais encore joué un concert ensemble en tant que « Umlaut » ; et alors nous leur avons demandé de présenter un concert ensemble. Je pense qu’ils étaient cinq ou six et ils ont réalisé une pièce ensemble pour la première fois. Ainsi, le même thème s’appliquait aux deux parties du concert, mais chaque partie se déroulait dans des conditions très différentes, avec des esthétiques très différentes, des philosophies très différentes dans la façon d’aborder le travail d’ensemble. C’est le genre de choses que l’on recherche avec plaisir. Il n’y a pas toujours un thème adéquat pour regrouper la diversité des éléments, mais il y a généralement un fil conducteur qui les relie et qui fait ressortir les différences d’une manière (on l’espère) provocatrice. Pour nous, cela a été très fructueux, parce que cela a créé des occasions de collaborations qui sans cela n’auraient normalement pas existé, et je pense aussi que cela a contribué à amener un public plus large que si nous nous étions limités à ne présenter que de la musique contemporaine, ou que de la musique improvisée, ou d’autres choses encore plus évidentes. Nous avons aussi invité des artistes sonores : nous avons présenté des performances-installations et des projets avec des artistes sonores qui écrivent pour des instruments. Les concerts ne sont pas nécessairement des formats adéquats pour les gens qui font de l’art sonore, parce qu’en général, ils travaillent dans d’autres types d’espaces ou de formats : la performance ne fait pas nécessairement partie des arts sonores. En fait, surtout en Allemagne, la façon d’envisager la performance est un des murs qui a été construit historiquement entre les arts sonores et la musique. Ce n’est pas ce qui se passe nécessairement dans d’autres endroits.

JCF :

Est-ce parce que les artistes sonores sont plus connectés au monde des arts plastiques ?

CW :

Exactement. Leur superstructure est le monde des arts, qui est en général opposé à celui de la musique.

JCF :

Est-ce aussi le cas pour les artistes sonores qui utilisent beaucoup les moyens électroniques et numériques ?

CW :

Parfois. Mais, parce que je suis américain, je pense que ma façon d’envisager les artistes sonores est plus œcuménique. Je ne sais pas où situer beaucoup des gens qui se décrivent comme artistes sonores, mais qui font aussi de la musique ou vice versa. Cela n’a pour moi peu d’importance, mais je le mentionne ici pour illustrer notre goût pour les zones grises dans KONTRAKLANG.

 

2. La Participation du public

JCF :

Il me semble que pour beaucoup d’artistes qui s’intéressent à la matière sonore, il y a une nécessité d’éviter l’univers ultra spécialisé des musiciens, garantie d’excellence mais source de grandes limitations. Mais il y a aussi la question du public. Très souvent il est composé des artistes, des musiciens eux-mêmes et de leur entourage. J’ai l’impression qu’il y a aujourd’hui une grande demande de participation active de la part du public, pas seulement d’être dans des situations d’avoir à écouter ou à contempler quelque chose. Est-ce le cas ?

CW :

L’écoute et la contemplation ne sont-elles pas actives ? Même dans le cas des concerts les plus formels, le public est physiquement actif avec la musique, je ne crois pas vraiment au concept de participation en tant que catégorie séparée d’activité. Tout ce que je fais en tant que musicien est de nature assez collaborative. Je ne fais presque jamais quelque chose par moi-même, que ce soit des pièces écrites pour d’autres personnes ou pour moi-même, ou d’improvisations ou même quand il s’agit de quelque chose où je suis ostensiblement « seul ». C’est toujours clairement dans des perspectives d’un partage avec d’autres. Et j’inclus dans cela bien sûr aussi la notion d’écoute, même si les personnes qui écoutent ne votent pas quelle pièce je dois jouer ensuite, ou même si elles ne participent pas à la production de mes sons avec des smartphones ou par d’autres moyens. L’imagination est par essence interactive et pour moi cela suffit amplement. Je ne passe pas vraiment beaucoup de temps sur la participation sociale explicite qu’on trouve dans une forme exagérée dans la musique pop ou dans la publicité, ou même dans les contextes organisés aujourd’hui dans les musées. Je suis très sceptique en fait. Est que tu connais un architecte et penseur qui s’appelle Markus Miessen ?

JCF :

Non.

CW :

Il a écrit un livre, The Nightmare of Participation[1] [Le cauchemar de la participation], dans lequel il démonte toute l’idée et critique les attitudes cyniques qui se cachent derrière. Il faut « laisser le peuple décider par lui-même ».

JCF :

Pourtant la participation active du public me paraît être ce qui constitue la nature même de l’architecture, dans l’adaptation active et des usagers aux espaces et aux parcours, voire à leurs modifications effectives. Mais bien sûr le processus est le suivant : les architectes construisent quelque chose à partir d’un fantasme de ce que sont les usagers, puis les usagers après coup transforment les lieux et les parcours planifiés.

CW :

Eh bien, l’architecture offre certainement un contexte intéressant pour réfléchir à la participation, car celle-ci peut être présente de multiples façons.

JCF :

Habituellement, les usagers n’ont pas d’autre choix que de participer.

CW :

Il faut qu’ils vivent là. Est-ce que tu connais l’œuvre de Lawrence Halprin ?

JCF :

Oui, tout à fait. Les « RSVP Cycles » [2].

CW :

Comme tu le sais, j’ai écrit un chapitre entier dans ma thèse de doctorat à ce sujet, et pendant les deux dernières années je me suis plongé dans ses travaux. J’ai aussi participé à une classe de danse de Anna Halprin, sa femme, qui a été tout autant responsable de cette histoire. Elle a quatre-vingt-dix-huit ans maintenant et elle continue à enseigner deux fois par semaine, sur les mêmes bases du chantier qu’elle a pratiqué depuis les années 1950, c’est incroyable. Anna continue à beaucoup parler des « RSVP Cycles ». Elle a une conception beaucoup plus simple et plus ouverte qu’avait son mari, l’architecte Lawrence Halprin au sujet des « RSVP cycles » : il avait une idée plus systématique sur comment cela pouvait fonctionner et comment on pouvait utiliser ce concept. C’est un cas très intéressant si l’on compare le sens utopique de participation (de la population) dans ses écrits avec comment il a pu réaliser en réalité ses propres projets. Dans son ouvrage City Choreographer Lawrence Halprin in Urban Renewal America[3], Alison Bick Hirsh considère avec sympathie l’œuvre de Halprin. Mais elle critique aussi la tension entre d’une part ses sensibilités modernistes, son besoin de contrôler les choses et d’avoir une reconnaissance de ses droits et d’autre part, son désir sincère de maximiser le potentiel de la participation du public à différents niveaux.

Le projet que j’utilise dans ma thèse pour comprendre les principes du RSVP est le Sea Ranch, une communauté écologique du nord de la Californie. Si tu le voyais, tu le reconnaîtrais immédiatement car ce style d’architecture a été largement copié : un revêtement en bois brut avec des toits très pentus et de grandes fenêtres – très emblématique. Il a développé ce type d’architecture pour ce lieu particulier : les toits inclinés détournent le vent venant de l’océan et créent une sorte de sanctuaire sur le côté de la maison qui ne fait pas face à la côte. Le revêtement en bois est une caractéristique historique de l’architecture régionale, les granges qui y ont été construites par les trappeurs russes avant que la terre ne soit développée. Avec ses nombreux collaborateurs, il a également établi des principes écologiques pour être adoptés par la collectivité : il y avait des règles concernant le type de végétation à utiliser sur les terrains privés, qu’aucune maison ne devait bloquer la vue sur la mer pour une autre maison, que la communauté devait être construite en groupes plutôt qu’en style de banlieue cossue, ce genre de choses. Et très vite, cette communauté est devenue si recherchée, en raison de sa beauté et de sa solitude, que les promoteurs immobiliers ont en gros fait fi des principes écologiques énoncés.

Finalement, ils se sont débarrassés de Lawrence Halprin et ont élargi la communauté d’une manière qui contredisait totalement sa vision initiale. Ce projet était basé sur le cycle RSVP, c’est-à-dire sur un modèle de processus créatif qui donnait la priorité à une représentation transparente des interactions entre les ressources (R), la partition (S pour score), les valeurs à mettre en action (V) et la performance ou réalisation effective (P). Mais le pouvoir de la finance, planant sur l’ensemble du processus, qui a en quelque sorte rendu tout le reste impuissant à un certain moment, n’est pas représenté dans son modèle. Cette dynamique de pouvoir asymétrique a apparemment été un problème dans beaucoup de ses projets. Ce n’était pas toujours une question d’argent, mais parfois c’est sa propre vision qui posait problème, car n’étant pas représentée de manière critique dans le processus de création.

JCF :

C’est la nature de tout projet, il se développe dans le temps, et soudainement il devient quelque chose d’autre, ou bien il disparaît.

CW :

Certains de ses projets d’urbanisme étaient ainsi assez extrêmes : une année de travail avec la communauté, à partir de ce qui avait été déjà construit ; rencontre avec les gens, mise en place de groupes de travail locaux avec des représentants de la communauté, organisation d’événements et d’enquêtes, réunions, et ainsi de suite dans la durée. Et puis, en fin de compte, ce qui s’est passé, c’est qu’il a façonné le projet de sorte qu’il parvienne aux conclusions qu’il voulait atteindre dès le début. Et je peux comprendre, d’une certaine manière, que cela ne puisse pas en être autrement, parce que si vous laissez au peuple le soin de décider de questions complexes, il va être difficile de parvenir à des conclusions. Ce n’est pas à cause de l’éducation qu’il a reçu et de ses idéaux esthétiques forts qui trouvent leur origine profonde dans le Bauhaus qu’il a fait cela. Il a étudié à la Harvard Graduate School of Design avec Walter Gropius. Il faut en conséquence savoir qu’il ne pouvait pas, à un certain niveau, éviter d’être influencé par ses impulsions modernistes. Je sais par expérience que les structures du pouvoir d’auteur disparaissent rarement dans ce genre de projets participatifs, et il est sage de l’accepter et de l’utiliser à l’avantage de la collectivité.

Dans le même chapitre de ma thèse, je parle d’une série de pièces de Richard Barrett. C’est une personnalité intéressante, un compositeur-compositeur illustre, qui a souvent utilisé une notation très complexe, mais il aussi été un improvisateur libre tout au long de sa carrière en utilisant surtout l’électronique. Il a un duo important avec Paul Overmayer qui s’appelle furt. Il y a à peu près quinze ans, Richard Barrett a commencé à travailler dans ses projets en reliant dans le même mouvement la notation et l’improvisation, ce qui alors était pour lui tout à fait nouveau dans son travail – avant cela, c’était plutôt l’utilisation de l’une ou de l’autre. Il a écrit une série de pièces intitulées fOKT, pour un octuor d’improvisateurs et de compositeurs-interprètes. Dans cette série de pièces, je trouve intéressant que son rôle dans le projet est dans une très grande mesure celui de leader, de compositeur, mais en faisant appel aux mondes sonores des interprètes, et en offrant sa composition comme une extension de sa pratique de performance sonore. Il a créé une situation dans laquelle il pouvait se fondre comme un des musiciens parmi d’autres. Il ne s’agissait pas de maintenir une structure de pouvoir comme avait pu le faire Lawrence Halpirn dans ses travaux. Je pense que c’est un formidable modèle pour montrer comment des compositeurs s’intéressant à l’improvisation peuvent travailler. C’est une alternative à des solutions plus faciles, comme lorsqu’un compositeur qui n’est pas lui-même un improvisateur donne aux improvisateurs une ligne de temps et leur dit : « faites ceci pendant quelque temps et puis faites cela ». Il y a d’autres moyens plus profonds pour s’engager dans l’improvisation en tant que compositeur si l’on n’adopte pas cette perspective qui consiste à être quelqu’un ne regardant la performance que d’un hélicoptère.

JCF :

Dans les années 1960, j’ai vécu beaucoup de situations telles que celle que tu décris, un compositeur incluant dans ses partitions des moments d’improvisation. De nombreuses versions expérimentales se déclinaient déjà sous la forme de partitions graphiques, d’improvisation dirigée (une partie s’appelle aujourd’hui « sound painting »), sans oublier les processus des formes aléatoires et de l’indétermination. À l’époque, cela a produit chez les interprètes énormément de frustration, ce qui a mené à la nécessité pour les instrumentistes et vocalistes de créer des situations d’improvisation « libre » qui se passaient de l’autorité d’une seule et unique personne portant la responsabilité de la création. Certes, aujourd’hui la situation des rapports entre composition et improvisation a beaucoup changé. Par ailleurs, les conditions de la création collective concernant la production immédiate de la matière sonore sont loin d’être clairement définies en termes de contenus et de relations sociales. Pour ma part, j’ai développé pendant les 15 dernières années, la notion de protocoles d’improvisation qui me paraissent nécessaires à des situations où des musiciens de traditions différentes doivent se rencontrer pour co-construire une matière sonore, à des situations de rencontre entre des musiciens et d’autres artistes (danseurs, acteurs, plasticiens, etc.) pour trouver des territoires communs, ou bien à des situations où il s’agit de personnes abordant l’improvisation pour la première fois. Pourtant je reste attaché à deux idées : a) l’improvisation tient sa légitimité dans la création collective de type de démocratie directe et horizontale ; b) les supports du monde « visuel » ne doivent pas être éliminés, mais l’improvisation doit chercher du côté de l’oralité et de l’écoute à favoriser d’autres supports.

 

3. La question de l’immigration

JCF :

Pour changer de sujet, et revenir à Berlin : tu sembles décrire un monde qui reste encore profondément attaché aux notions d’avant-garde et d’innovation dans des perspectives qui me paraissent être encore liées à la période moderniste – bien sûr je fais complètement partie de ce monde. Mais qu’en est-il par exemple du problème de l’immigration ? Même si en ce moment ce problème est particulièrement brûlant, je pense qu’il n’est pas nouveau. Les populations qui ne correspondent pas à l’idéal de l’art occidental viennent-ils aux concerts que tu organises ?

CW :

En fait, nous avons dans notre série de concerts plusieurs connexions avec des organisations qui aident les réfugiés, et nous les avons invités à nos événements. Il faut savoir que, sans doute, pour beaucoup de réfugiés – en plus du fait qu’ils sont dans un nouvel espace et qu’il leur faut ici recommencer à zéro sans beaucoup de famille ou d’amis (si toutefois ils en ont) –ils n’ont pas le droit de travailler. Certains d’entre eux s’inscrivent dans des cours d’allemand, recherchent des stages ou des choses comme cela, mais la plupart ne font que « traîner » en attendant de retourner dans leur pays et c’est bien sûr une recette pour aller au désastre. Alors il y a des organisations qui leur trouvent les moyens de s’impliquer ici dans la société. Nous les avons invités à KONTRAKLANG, C’est une invitation permanente à tous nos événements, ils peuvent y entrer gratuitement, les boissons sont offertes. De manière occasionnelle, nous avons eu des groupes de vingt à vingt-cinq personnes présentes faisant partie de ces organisations, et certains de ces concerts ont été parmi les meilleurs de la saison, car ils ont pu apporter une atmosphère complètement différente dans le public. Il faut savoir que ce sont des jeunes qui ont disons entre dix-huit ans ou moins et jusqu’à vingt-cinq ans – j’ai l’impression que très peu d’entre eux ont déjà assisté à des concerts formels, encore moins pour entendre de la musique contemporaine. Tout le rituel d’aller à la salle de concert, porter son attention sur ce qui est joué, éteindre son portable, semble ne pas faire partie de leur univers. Parfois, ils se parlent entre eux pendant les concerts, ils se lèvent pour aller au bar ou aux toilettes pendant que les pièces sont jouées. Cela dérange au premier abord, mais ils n’ont pas de tabous concernant les réactions qu’on peut avoir à la musique. Je me rappelle les applaudissements à la fin de certaines pièces, c’était tout à fait stupéfiant – ils se sont levés et se sont mis à huer et à crier, comme aucun membre de notre public habituel ne le ferait jamais. Et ils se mettent à rire et font des commentaires entre eux lorsque quelque chose d’étrange se passe. Évidemment c’est tout à fait réjouissant, et malgré tout un peu choquant pour un public habitué aux concerts de musique contemporaine. Malheureusement ils ne viennent plus aussi souvent ; nous avons peut-être besoin de les recontacter et d’en recruter d’autres, parce que cela a été une expérience très positive. Pourtant certains d’entre eux sont aussi revenus, ce n’était pas comme s’ils étaient venus une seule fois en se disant en sortant « merde alors, plus jamais cela ! ». Pourtant, certains sont revenus. Certains ont continué à venir et ont posé des questions sur ce que nous faisons, c’est très encourageant. Mais évidemment il s’agit d’une exception à la règle.

JCF :

Est-ce qu’ils viennent eux-mêmes avec leurs propres pratiques ?

CW :

Eh bien, je ne sais pas combien se sont engagés dans la voie d’être des musiciens à plein temps ou des musiciens professionnels, mais j’ai l’impression que beaucoup chantent ou jouent d’un instrument. Honnêtement, c’est une zone un peu aveugle.

JCF :

D’une façon plus générale, Berlin est un lieu qui est particulièrement connu pour son multiculturalisme. Il n’y a pas que les réfugiés récents.

CW :

Il est vrai qu’il y a dans cette ville des centaines de nationalités et de langages, et différentes communautés. Est-ce que tu te demandes pourquoi nos concerts sont tellement l’affaire des blancs ?

 

4. Médiation

JCF :

Il s’agit des relations entre le groupe des « modernistes » – qui est constitué en grande majorité par des blancs – avec le reste de la société. Cela a à voir avec l’impression que j’ai d’une disparition progressive de la musique contemporaine de ma génération qui dans le passé avait un large public qui est maintenant devenu de plus en plus clairsemé et avait une exposition médiatique qui a maintenant pratiquement disparue, tout cela au profit d’une mosaïque de pratiques diversifiées, chacune ayant un groupe d’aficionados passionnés mais peu nombreux.

CW :

À Berlin il y a, selon mon expérience, un public beaucoup plus nombreux que pratiquement partout ailleurs. Même s’il y a des concerts où il n’y a qu’une quinzaine ou une vingtaine de personnes, il y en a d’autres où, le plus souvent, il y en a cinquante ; ce qui est sympa. C’est le cas par exemple à des endroits comme Ausland[4], une des institutions underground des musiques improvisées. Ils existent depuis une quinzaine d’années et dans ce cadre, certains de mes amis organisent une série de concerts sous le nom de « Biegungen ». L’endroit est ce qu’il est, ce n’est pas très grand, mais si on arrive à y faire venir un certain nombre de gens, on s’y sent comme dans une fête informelle, c’est une scène assez vivante. Par ailleurs, il y a des festivals plus officiels dans lesquels il y a des centaines de personnes. KONTRAKLANG se situe entre les deux, autour de cent personnes par concert. Donc je n’ai pas l’impression que ce type de musique et son public sont en train de disparaître en tant que tels. Ce dont tu parles, je pense, c’est plutôt de la déconnexion qui existe entre la culture musicale et la pratique musicale.

JCF :

Pas tout à fait. Pour revenir à ce dont nous avons parlé ci-dessus, c’est plutôt l’idée d’une pléthore de « groupuscules », avec leurs propres réseaux qui s’étendent de par le monde, mais qui restent petits de taille. Il est souvent difficile d’être capable de faire la distinction entre un réseau et un autre. Il ne s’agit plus de faire la distinction entre le grand art et la culture populaire, mais plutôt d’une série de réseaux souterrains qui s’opposent par leurs pratiques et leurs affiliés à la machine uniformisante de l’industrie culturelle. Ces réseaux sont en même temps tellement proches, ils tendent tous à faire la même chose au même moment, et pourtant ils sont fermés dans le sens qu’ils ont tendance en même temps à éviter de faire quoique ce soit entre eux. Chaque réseau a ses festivals, scènes et salles de concert ; et si vous faites partie d’un autre groupe, il n’y a aucune chance d’être invité. La pensée de la multitude des divers undergrounds ouvre des champs de liberté illimitée, et pourtant elle tend complètement à multiplier les murs.

CW :

Les murs ! C’est ce que je veux dire quand je parle de la culture musicale : les gens s’organisent eux-mêmes, les discours qu’ils développent, les lieux où ils jouent, les publications qu’ils lisent, tout ce genre de choses. Pour moi, c’est évidemment très important, et cela a un impact majeur sur la pratique, mais je ne pense pas que la pratique est profondément liée à tout cela. Il y a beaucoup de terrains communs entre, par exemple, certains musiciens qui travaillent sur des drones ou sur des guitares électriques tabletop, les musiciens électroacoustiques, de la techno, et les DJs expérimentaux : les mêmes types de problèmes se manifestent dans le contexte des différentes pratiques. Mais quand il s’agit de ce qu’on appelle en allemand Vermittlung [la médiation], la présentation, la promotion, la dissémination de la musique, alors soudainement « swshhhh… » les praticiens se contredisent souvent complètement entre eux. . Ce qui m’intéresse plus, en tant que musicien qui comprend le travail réalisé à la base, c’est comment la pratique peut se connecter avec d’autres cultures et non pas la façon par laquelle les cultures musicales peuvent séparer les pratiques. La culture musicale doit être au service de la pratique, et c’est une des raisons pour laquelle j’ai choisi de m’intéresser à l’organisation de concerts, car je peux apporter ce type de savoir, celui de la connectivité qui existe entre différentes pratiques, pour la faire apparaître dans leur présentation au public. Trop de gens qui organisent des festivals, dirigent des institutions, des écoles ou des publications n’ont pas d’expérience directe du travail sur les matériaux. Ils ne voient donc pas les liens qui existent et ils ne les mettent pas en avant. Parfois ils osent peut-être se lancer dans la juxtaposition de deux traditions opposées lors de rencontres isolées, comme par exemple faire jouer des musiciens de la musique traditionnelle classique persane ou indienne avec un ensemble de musique contemporaine. Ces choses se passent de temps en temps, mais le plus souvent elles sont vouées à l’échec par le geste de concocter un cocktail sexy de ceux qu’on a présumé autres. Ce que nous essayons de faire dans notre série de concerts, c’est d’explorer les continuités qui sont déjà là, mais qui sont cachées hors de vue par nos préjugés dans nos propres cadres musicaux et culturels.

 

5. Recherche artistique – Une tension entre théorie et pratique

JCF :

On en arrive à la dernière question : les murs qui existent entre le monde académique de l’université et celui des pratiques effectives. Les praticiens de la musique sont exclus des institutions d’enseignement supérieur et de la recherche, ou bien plus souvent ne veulent pas y être associés. Mais en même temps, ils n’en sont pas complètement en dehors par les temps qui courent. Tu es dans une bonne position pour dire des choses à ce sujet ?

CW :

J’ai la chance de me situer à cheval entre les deux univers, et je ne suis pas obligé de choisir entre les deux, au moins au point où j’en suis. Je me suis toujours intéressé à la recherche, et évidemment aussi à faire de la musique en tant que telle. Au cours de mon doctorat, j’ai développé un goût prononcé pour développer l’interface qui existe entre les deux.

JCF :

Donc, pour toi, la notion de recherche artistique est importante ?

CW :

Oui et non. Les contenus de la recherche artistique sont importants pour moi, et je suis très attaché à l’idée que la pratique peut aider à résoudre des questions de recherche que les méthodes de la recherche plus scientifique sont incapables de faire. Je suis aussi très attaché aux potentiels que la pratique artistique – en particulier la musique expérimentale – peut apporter aux questions sociales, aux questions plus larges qui gravitent autour de la connaissance de la production et de la dissémination. Je m’intéresse aussi à l’utilisation de la recherche pour me faire sortir de mes propres limitations esthétiques. Toutes ces choses sont inhérentes à la recherche artistique, mais par contre, j’ai des sentiments ambivalents vis-à-vis de la recherche artistique en tant que discipline et de ses institutions. Le terme de « recherche artistique » est souvent utilisé de manière abusive. D’une part, le terme est communément utilisé par des praticiens qui n’arrivent pas à survivre dans le monde des arts ou de la musique, parce qu’ils n’ont pas les compétences pour le faire, ou bien qu’ils n’ont pas le courage de mener la vie d’artiste indépendant. D’autre part, des universitaires ont colonisé ce domaine, parce qu’ils sont à la recherche d’une spécialité. Ils peuvent peut-être venir de la philosophie ou des sciences sociales, de l’histoire de l’art, de la musicologie, des études théâtrales, de la théorie critique, des choses de ce genre. Pour eux, la recherche artistique est une sorte de nouveau gâteau qu’il convient de partager en morceaux.

JCF :

Oui, je vois.

CW :

Alors, il y a des colloques, des publications, des départements dans les universités, mais je n’arrive pas à déterminer si beaucoup de personnes dans le monde de la recherche artistique valorisent vraiment la pratique et comment ils s’y prennent pour le faire. On peut sans doute sentir combien je suis allergique à cet aspect de la recherche artistique en tant que discipline – toutes mes excuses pour cette diatribe. Disons seulement que je ne me préoccupe pas de la promotion ou de la théorisation de la recherche artistique en tant que discipline, je m’intéresse plus à la mener. Je suppose que la plupart des personnes qui produisent le meilleur travail dans ce domaine partagent le même sentiment. Ces questions me préoccupent plus que jamais en ce moment parce que, en premier lieu, je voudrais avoir sous une forme ou une autre des revenus réguliers : les difficultés de cette vie d’artiste indépendant commencent à me fatiguer !

JCF :

Effectivement, les rapports entre les différentes versions de carrières artistiques ne sont pas tout à fait pacifiques. Premièrement, les artistes indépendants, notamment dans le domaine des musiques expérimentales, considèrent souvent ceux qui sont à l’abri dans des institutions académiques ou autres comme trahissant l’idéal du risque artistique en tant que tel. Deuxièmement les professeurs tournés vers la pratique musicale instrumentale ou vocale, pensent souvent que toute réflexion sur leur propre pratique est un temps inutile pris sur la pratique effective exigée par le haut niveau d’excellence. Troisièmement beaucoup d’artistes font de la recherche sans le savoir, et quand ils en sont conscients, souvent ils refusent de diffuser leur art par des articles de recherche. Beaucoup de murs se sont dressés entre les mondes des pratiques indépendantes, des conservatoires et des institutions de recherche.

CW :

Eh bien, si on se limite à la question de l’improvisation, il y a de plus en plus de personnes qui sont à la fois des artistes praticiens et des chercheurs qui sont en position de pouvoir dans les institutions. Prenons le cas de George Lewis : il a tout changé. Il a payé de sa personne comme musicien et artiste et il a constamment produit des choses créatives intéressantes : en même temps il est devenu une figure majeure dans le domaine de la recherche sur l’improvisation. En étant professeur à l’Université Columbia à New York il a été capable de créer des opportunités pour tout un tas de gens et d’idées qui sans cela n’auraient pas pu être mises en place.

JCF :

À l’Université Columbia (et à Princeton), historiquement, Milton Babbitt[5] était la figure de proue du département de musique. C’est très intéressant de voir que maintenant c’est George Lewis, avec tout ce qu’il représente, qui occupe cette position qui en est devenu le personnage intellectuel et artistique le plus influent.

Toi-même tu as fait ton doctorat à l’Université Leiden aux Pays-Bas[4]. Cela semble être un endroit très intéressant ?

CW :

Certainement. Il y a beaucoup d’étudiants intéressants et l’équipe de professeurs est très petite – à la base Marcel Cobussen et Richard Barrett (ils ont été mes deux interlocuteurs principaux), et Henk Borgdorff qui est un théoricien d’envergure dans la recherche artistique. Le président de mon comité de doctorat a été Frans de Ruiter, qui a été le directeur du Conservatoire Royal de La Haye pendant de longues années avant de créer le département à Leiden. Je crois que Edwin van der Heide, un artiste sonore qui fait des sculptures cinétiques et beaucoup d’installations sonores, en fait maintenant partie. C’est un centre de rencontres où beaucoup de choses importantes se produisent dans notre domaine d’intérêt.

En ce qui concerne ma recherche d’un poste plus stable, je suis sûr que quelque chose va se présenter, je dois juste être patient et continuer à me renseigner. La plupart des opportunités de ce type dans ma vie se sont produites grâce à des relations personnelles de toute façon, donc je pense que je dois garder les yeux ouverts jusqu’à ce que la bonne personne se présente.

Notre rencontre touche à sa fin, car je dois m’en aller.

JCF :

Merci beaucoup pour cette rencontre très fructueuse.


1. 2010 Markus Miessen, The Nightmare of Participation, Berlin: Sternberg Press

2. See Lawrence Halprin, The RSVP Cycles: Creative Processes in Human Environment, G.Brazilier, 1970. Les RSVP cycles consituent un système méthodologique centré sur la collaboration et la créativité. La signification des lettres est comme suit : R = ressources; S = scores [partitions musicales] ; V = valeurs à mettre en action [value-action]; P = réalisation effective [performance]. Voir en.wikipedia.org

3. Alison Hirsch, City Choreographer: Lawrence Halprin in Urban Renewal America, University of Minnesota Press, 2014. (https://www.upress.umn.edu/book-division/books/city-choreographer)

4. « Ausland, Berlin, est un lieu indépendant pour la musique, le cinéma, la littérature, les performances et autres activités artistiques. C’est un lieu qui propose également son infrastructure aux artistes et à leurs projets pour des répétitions, des enregistrements et des ateliers, ainsi qu’un certain nombre de résidences. Inauguré en 2002, Ausland est géré par un collectif de bénévoles. » (https://ausland-berlin.de/about-ausland)

5. Milton Babbitt, compositeur américain (1916-2011), pionnier de la musique électronique et du sérialisme intégral. Théoricien très influent concernant le dodécaphonisme et de sa combinatorialité. Figure très importante dans la défense de la pratique musicale contemporaine et de ses apports théoriques au sein des universités américaines. Il a été en particulier associé à l’Université de Princeton et l’Université Columbia. (https://fr.wikipedia.org/wiki/Milton_Babbitt)

6. Voir « Leiden University – Academy of Creative and Performing Arts » (https://www.universiteitleiden.nl/en/humanities/academy-of-creative-and-performing-arts/research)


 

Christopher A. Williams (1981, San Diego) est un créateur, un organisateur et un théoricien de la musique expérimentale et de l’art sonore. En tant que compositeur et contrebassiste, il travaille dans les domaines de la musique de chambre, de l’improvisation et de l’art radiophonique et développe aussi des collaborations avec des danseurs, des artistes du son et des artistes visuels. Performances et collaborations avec Derek Bailey, Compagnie Ouie/Dire, Charles Curtis, LaMonte Young’s Theatre of Eternal Music, Ferran Fages, Robin Hayward (en tant que Reidemeister Move), Barbara Held, Christian Kesten, Christina Kubisch, Liminar, Maulwerker, Charlie Morrow, David Moss, Andrea Neumann, Mary Oliver et Rozemarie Heggen, Ben Patterson, Robyn Schulkowsky, l’Ensemble SuperMusique, les Vocal Constructivists, les danseurs Jadi Carboni et Martin Sonderkamp, le cinéaste Zachary Kerschberg et les peintres Sebastian Dacey et Tanja Smit. Ses travaux ont été présentés dans divers circuits de musique expérimentale nord-américains et européens, ainsi que sur VPRO Radio 6 (Pays-Bas), Deutschlandfunk Kultur, le Musée d’art contemporain de Barcelone, la Volksbühne Berlin et le Festival du film documentaire américain.

La recherche artistique de Christopher Williams se manifeste à la fois dans des publications universitaires conventionnelles et dans la réalisation pratique de projets multimédia. Ses travaux écrits ont paru dans des publications telles que le Journal of Sonic Studies, le Journal for Artistic Research, Open Space Magazine, Critical Studies in Improvisation, TEMPO, and Experiencing Liveness in Contemporary Performance(Routledge).

Il est le co-organisateur de la série de concerts KONTRAKLANG. De 2009 à 20015 il a été le co-organisateur de la série de conecerts de salon Certain Sundays.

Williams est titulaire d’un B.A. de l’Université de Californie San Diego (Charles Curtis, Chaya Czernowin, and Bertram Turetzky); et d’un doctorat Ph.D. de l’Université de Leiden (Marcel Cobussen and Richard Barrett). Sa thèse Tactile Paths : on and through Notation for Improvisers est pionnière dans le domaine du numérique et peut être trouvée sur www.tactilepaths.net.

Pour la période 2020-22 il a obtenu un poste de recherche post-doctorale à l’University of Music and Performing Arts, Graz, Autriche.

Voir http://www.christopherisnow.com

Cecil Lytle

Accéder à la traduction en français : Rencontre avec Cecil Lytle

 


Encounter between Cecil Lytle,
Jean-Charles François and Nicolas Sidoroff

Lyon, August 3, 2019

 

The pianist Cecil Lytle came to Lyon in August 2019 for a friendly and touristic visit. Cecil Lytle was Jean-Charles François’ colleague in the Department of Music at the University of California San Diego during the 1970s and 1980s. For the past few years, as part of a program organized by the University of California, Cecil Lytle taught a course on jazz history in Paris every summer. A visit to Cefedem AuRA took place on August 3, 2019 in the company of two members of PaaLabRes: Nicolas Sidoroff who teaches at this institution and Jean-Charles François who was its director from 1990 to 2007. We discussed the history of Cefedem, the nature of its project focused on the development of unique curricula, and also the constant institutional difficulties that this institution had to face since its creation. Following this guided visit, the three musicians met with a view to publishing the transcript (based on the recording of this session) in the third edition of paalabres.org, « Break down the walls ». Throughout his musical career, Cecil Lytle has refused to limit himself to a single aesthetic. He has been very insistent on combining several traditions in his practice. Moreover, his important influence in the functioning of the university has allowed him to develop actions in the field of education for the social promotion of minorities in the United States from disadvantaged neighborhoods. The beginning of the interview focuses on a meeting between Cecil Lytle and Nicolas Sidoroff to get to know each other. The latter’s artistic practice is discussed, before aspects more specifically related to our guest in the field of arts and politics.

 


Summary :

1. Introduction
2. Cecil Lytle, musician at the conjunction of several traditions
3. University and the Preuss School
4. A Secondary Education School in a Neighborhood
5. The Walls and Pedagogical Methods
6. The Walls and Musical Practices


1. Introduction

Jean-Charles F.:

Before we start, it might be good to for you [Nicolas] to say few words about yourself. Nicolas was just in New York last month. So now he knows perfect English. [laugh]

Nicolas S.:

No… is it my accent [laughs]? I went there with French students, who did not speak English, so I always had to go from English to French and French to English.

Cecil L.:

That’s how we are in Paris. We start to say something in French and they switch to English.

Nicolas S.:

I had already been once in Boston and New York, and that time I spoke a lot in English for two weeks. My English had significantly improved. Last month, for one week, it was mostly French!

Cecil L.:

So you went there to do what?

Nicolas S.:

I am a doctoral student at the Paris VIII University and I work on music and the division of labor in music, in an Educational Sciences laboratory. We have formed a collective of students from this university, to stick together, to be collective in our research and to try to shape the university according to our experiences and ideas. And we made a proposal for a symposium on the idea of re-imagining higher education in a critical way. It was held at the New School in New York. Sandrine Desmurs who works at Cefedem AuRA[1] also came with us to present the mechanisms that we have put in place at Cefedem. I also attended a lot of concerts, and I took the opportunity to meet as many musicians as possible, like George Lewis, William Parker and Dave Douglas for example. I also work part-time at Cefedem with the students of the professional development diploma program for already on-the-job music teachers. And in the other part of my time, I play music, I conduct research, notably with the PaaLabRes collective, and I’m also a PhD student in Education Sciences.

Cecil L.:

So you make music, you are a performer?

Nicolas S.:

Yes, I play mainly in two collectives: one I call post-improvisation, a type of music called downtown[2] – Downtown II – do you know this term?

Cecil L.:

I know the expression. It comes from George Lewis?

Nicolas S.:

Yes. The expression has its origin in New York, but a lot of people play this downtown music and don’t live in New York.

Cecil L.:

I bet you.

Nicolas S.:

And it’s the second generation of downtown music, which is called Downtown II, of which John Zorn is one of the important figures and also Fred Frith, to take the most famous ones. That’s just one of the two streams of music that I do. The other one comes from Réunion Island, an island in the east of Africa, south of Madagascar. In the small islands in that part of the Indian Ocean there’s specific music called maloya and sega. And I’ve been playing this music with Réunionese people for about twenty years now, mostly on trumpet.

Cecil L.:

Now, is that what is called in France ethnomusicology?

Jean-Charles F.:

No, it is a practice that we call traditional music, but it is above all a live culture, it is not a music of the past, but of today.

Nicolas S.:

And maloya is quite specific, because it’s a music that’s been banned for an extremely long time.

Cecil L.:

By the colonials?

Nicolas S.:

Yes. By the French colonials.

Jean-Charles F.:

The French are still there. [laughs]

Nicolas S.:

This music came to the forefront in the 1970s thanks to the communists and the independentists. It was at the same time that reggae also made an international breakthrough. And that’s when what’s known as malogué or maloggae (a mix of maloya and reggae) developed[3] and seggae (sega and reggae) It has become a kind of very contemporary mix of traditional music, popular music and modern music. So I play with a family who came to France thirty years ago. I was playing this malogué, séga and seggae music with notably the father who sang, played bass and led the ensemble, and his son who sang and played drums. He was not yet 18 when I met him. And he was about ten years old when the malogué was created, he couldn’t reach the bass drum pedal! [Laughs] Today, the group has reconfigured itself on a roots reggae basis, it’s called Mawaar.[4] It means « I’ll see » in Réunionnese and a good part of it is sung in Creole. And we’re still working on the music from Réunion Island, even though we don’t play it live on stage any more. The father I was talking about is on bass, and it’s the son who is very active. He plays guitar and drums, he sings, he’s one of those who contributes the most to the music.

Cecil L.:

Do the people on that island speak French?

Nicolas S.:

Yes, and Creole. A very nice Creole.

Cecil L.:

You have been to that island?

Nicolas S.:

Yes, but only for a week, because the Cefedem has developed a music teachers’ training program in Réunion Island. And I was able to observe the three different Creole languages: the first one, the French in Metropolitan France can understand it, even if some expressions are not French, they are still understandable; the second one is mixed, the French understand some words but not everything; and the third one, the French understand nothing.

Cecil L.:

[laugh] You just play the music. [laugh] Yes. So how did you get interested in that island, that one place?

Nicolas S.:

Because of the people I met.

Cecil L.:

Here? They live in France?

Nicolas S.:

That’s because I met this family, and very soon I enjoyed talking and playing this music. I have to say that I make music in situation: I met people who are very interesting and know a lot of things about this island, its history, its music and about their origins, etc. So, I’ve shared their life, spent time with them, especially by playing music.

Cecil L.:

It is very important meet people where and how they are, to stay with this people, to eat their food, to hear their stories, how do they cry, how they are happy, how they are sad. There is a pianist living in Paris, Alan Jean-Marie from Guadeloupe. He plays jazz, regular straight-ahead traditional jazz. His jazz playing is so infused with the songs and sounds from Guadeloupe, traditional folk songs in jazz version. That’s what people do with jazz worldwide – – they make it their own. He sings in Creole, very interesting. He is not a great singer, but he is very soulful, very spiritual. Let me ask, how often do you go to the island?

Nicolas S.:

Just this time, and only for one week.

Cecil L.:

Oh! It is not enough.

Nicolas S.:

Quite insufficient! Besides, it was really special in this story. I went alone, without this family and the current band, with very little time at hand. It became like a joke between us: yes, I was going to discover music played there right now, meet musicians who live on that island… They weren’t happy that I could do it without their presence. That’s the way life is. But now I can see that I’ll have to go back. So we’re working more intensively on the project of going there to play music together and discover this island with them.

Cecil L.:

It is very courageous. I mean, it is courageous to study something that the West has not heard before so much.

Nicolas S.:

It’s a practice that comes from the streets, outside the walls of the university. We can look at it in terms of the epistemologies of the South, starting with the work of Boaventura de Sousa Santos. He is Portuguese and is involved in the adventure of the World Social Forum. He has worked in South America, studying subordinate and dominated communities, how they organize themselves and how they use and produce knowledge not recognized or considered by the colonizers and Westerners. And he coined the expression « epistemologies of the South ». And it’s very interesting to observe how, now, more and more work at the university is asking these kinds of questions: the domination is still that of the objectivity of whites, of the North, of the West…

Cecil L.:

There is some interesting work being done in literature – some of our old colleagues in critical studies… Sara Johnson, who is on the faculty of the Literature department at the University of California San Diego, has been writing about cultural transitions from Caribbean and New Orleans. And in fact, I have my music students reading chapters from her book about island tastes and cultural practices–not music so much, not about the music. But some of the class distinctions persisted when the French left, when the colony ceased to exist.[5] Black classes emerged from the indigenous culture, the middle class, the military, and they started behaving like the French [laugh], very aristocratic and the core people fled to New Orleans, to Charleston or to Atlanta, to the Southern States. And then, she has just been writing from socio-literary point of view. Truly, Sara’s point is not about written literature, but oral literature. And there is obviously more and more written literature emerging since independence, but she is tracking the stories, the legends, the tales. So her work tracks cultural progressions taking place that measures closely with trans-cultural effects in music. And, all of these stories are set to music, they don’t talk about it, they sing about it, they dance it.

 

2. Cecil Lytle, musician at the conjunction of several traditions

Jean-Charles F.:

Should we start the formal interview?

Cecil L.:

Ah! OK.

Jean-Charles F.:

So, maybe to begin with, can you explain a little about who you are, what were your adventures in the past?

Cecil L.:

I am Cecil Lytle, I am pleased to be here to talk with friends who make music and make friend with people who talk about music. My initial music… How I got involve in music? My father was a church organist, Baptist church organist, he played gospel music. Also, I am the last of ten children, I have nine brothers and sisters. So all of us were in the church all the time, Pentecostal Baptist Church, five days a week, nights a week.

Jean-Charles F.:

Where was that, in New York?

Cecil L.:

In Harlem. So it was not religion as much as it was the music that influenced me – – maybe they are the same. I don’t think that my father and mother were very fundamentalists. They just thought it was something useful for the children to do. For there were lot of bad things for children to do. We were all in the church, in the choir, we did all that. My father played the Hammond B3 organ, and right next to him was a broken down Mason & Hamlin baby grand piano. So, I am told that, when I was five years old or so, I used to sit at the piano. What is that? I think it was the happiest music I ever made [bangs his hands on the table] with the palms of my hands, and the choir… These were not professional musicians, these were women who cleaned the streets and men who worked as postal workers, so they were not trained musicians. But the power of hearing a gospel choir right in your face! You had to appreciate the mingling of their song, sweat, and dancing while praying for salvation here and in Heaven. I was too young to fully appreciate the power of imagination of African Americans, but I knew that something magical was occurring three feet away from me, and I wanted desperately to be a part of it. they sang about misery and happiness in the same breath. So it was… That every Sunday was a magical moment when these people could feel their pain, power and agency. When they left the church they were back to the real world, but it was a very special few hours when a hundred people, hundred and fifty people, could share power. Now they all knew what happens when you leave the church, when you go back home, to go back to work, they knew that world still existed. So I always remember that joy, the power of this moment – those three hours together one day a week. And I always wanted to create that more, everyday more. The challenge for me was how to do that wherever I might be in the future.

I had proper piano lessons by the time I was eight or ten years old. My father got money – enough money together to send me downtown to a piano teacher. I don’t know how my father found out about this fellow, but he was a recent Russian immigrant to New York, a Russian Jewish. He spoke no English, I spoke no Russian. So for one year he had me play on the lid of the piano, to begin with the finger stroke. I guess that’s how they do it in Russia. Just finger strokes, may be for six months, I just played on the lid of the piano. It made no sense to me, but I understand now what he was after…, now [laugh]. I thought that my father should pay him half as much. But it gradually started to make sense. About the same time, I think I also started hearing classical music. My father used to take me to Carnegie Hall, different kinds of places around New York to hear pianists. I remember he took me to hear Wilhelm Kempff, the German pianist, he played the Hammerklavier Sonata and I could remember the power of that piece, this crazy piece, it went on forever, the Fugue! I just thought it was fascinating. Everyone thinks it is fascinating. So I started to mix my gospel jazz music with trying to play Beethoven’s sonatas – -imagine that! And I think I tried to do both ever since, traditional, classical music and improvised music at the same time. Years later at Oberlin Conservatory, I think my most important musical experience was early years in the church, and it was because of the authority and the legitimacy of those untrained Gospel singers – their sound, legitimacy.

I imagine that you experienced something like that on the Réunion Island. People had no training in music or the arts, but it was powerful. They would communicate and said what they had to say. I think that what came out of all my music to say that. To feel that way. Then I met Jean-Charles François and other very interesting people who improvise in different ways, who improvise with a very different language. The goal was the same, but the language, the vocabulary was different. And I found that fascinating to enter the realm of someone else’s musical legitimacy – – to appreciate what was important to them… Music that was out of reach.

It was a very short step from gospel music, to jazz- – it is the same music, it changes the words, it changes its limitations, but all the chords are identical. There is this new movie about Aretha Franklin – I think it’s called Amazing Grace, it just came up this year – it follows her from church, gospel music to her career in Soul. It is all the same sound, and the same authority, same power.

By the time I was fifteen, my older brother Henry played drums, jazz drums, so we had a jazz trio and played around New York, a bit. It’s kind of odd, but the more I moved in the jazz world, the more I felt uneasy – -I didn’t want to spend a life as a jazz musician. I saw the life of the jazz people I met. There was one incident that turned my head around. I was once playing at the Savoy Ballroom with a large dance band backing up Arthur Prysock. While we were playing, this guy kept coming up to me at the piano saying, “Hey, man, let me play the piano, let me play the piano”. He wanted to sit in. I told him to talk to the band leader. So I’d play another number, he comes back: “Hey man!” – I was fifteen years old or so- and he was an older guy – “you can’t play that stuff, let me play the piano, let me play the piano.” So, anyway, when we took a break, I went to the band leader and said: “Who is this guy? He is bugging me, you know!”, and the band leader said: “Oh man! Don’t worry about him, he’s a junkie, that’s just Bish.” It was Walter Bishop J., a great pianist, a famous jazz pianist. I had his records at home. But he was strung out on heroin, he was all messed up in his head and body, and it hits me: “do I want to round up doing that?” A fifty year-old guy asking a fifteen year-old for a job. I did not sour on jazz, but I did not want to be dependent on a jazz life. And I wanted to play other music too. So I think the church experience and at least early jazz gigs that gave me more questions than answers. I knew from the church experience that I wanted to play music that had authority and meaning, but at the same time I wanted to do a lot of different things, not just gospel music, not just jazz, not just be-bop, and not just one thing.

So when I met Jean-Charles, I was directing the University Gospel Choir (at the Univesity of California San Diego), and we were playing New Music concerts together. I think the university gave me an opportunity to do all the things I wanted to do. If I was just playing night clubs, I would get bored. So just playing Beethoven’s Sonatas, I’d get bored… We did Stockhausen’s Kontakte, which was fun… So that’s kind of how I think about music, I don’t think that my expectations from those early experiences has really changed much, I don’t think. The authority of the music I heard as a child, the variety of music I was introduced early on, they sort of stuck with me.

 

3. University and the Preuss School

Jean-Charles F.:

You were recruited by the University of California San Diego to conduct the Gospel Choir and to develop a jazz program, but later you also became the pianist of the department beyond the different aesthetics?

Cecil L.:

I thought I was hired for the Black Music, and we did just concerts and lectures. I don’t really remember what specific job title was. But then we played the concerts and it was fun, we leave a rehearsal and we talked, and I went upstairs and I do the Gospel Choir, and there is Carol Plantamura, we would rehearse lieder, there was plenty of variety. I guess my history isn’t a straight line – – my history is a mystery, I like that! But that was during the old Third College days at UCSD, when Third College was considered to be the “revolutionary” part of the University. And in many ways, it was. It was the “third” of what became six colleges. And the Third College was founded in 1965 with the original concept to be a college dedicated to Greek Antiquity. And then, Martin Luther King was assassinated, Bob Kennedy was assassinated, riots, protests and anti-Vietnam protests. Students became aroused and asked, “Why are we studying Greek antiquity when history was being made in the streets of America now?” So, the students changed the direction of the college to be more progressive – I try not to say left wing because I don’t know what that means anymore – but to be more politically active. And the leaders of were one professor, Herbert Marcuse, and his doctoral student, Angela Davis who was finishing her PhD in anthropology. She has written about this period in her life and in the life of the new University of California campus in La Jolla. She was sort of the spoke person for the students, and Marcuse the spoke person for the faculty, both moving the College in a more progressive direction. The name that the students gave for the College was “Lumumba-Zapata” College. Do you remember the name Patrice Lumumba, the assassinated President of the Congo? And Emilio Zapata the Mexican revolutionary? It was never named that formally, but some older alumni still called it Lumumba-Zapata College.

Jean-Charles F.:

And because nobody in the administration wanted to name this college that way, it was named “Third College”, just because it was the third one in existence.

Cecil L.:

Hell, the faculty didn’t want Lumumba-Zapata. Parents couldn’t imagine sending their precious son and, especially, daughter to Lumumba-Zapata College. They were rightly afraid that we were going to make them political revolutionaries… That was not going to work. So the University said: “No bullshit! No Lumumba-Zapata! We will call it ‘Third College” and used that official name for the next 20 years.

In 1988, 52 of USCD’s performers and composers went to Darmstadt. I became Provost of Third College the week after we returned from the Darmstadt Music Festival. This post was very meaningful for me, because it gave me a platform to do things that I thought were in the interest of justice, working on opening the walls of the university. So, the first issue I tackled was finding a meaningful name for the College, not leave it with a number. What I wanted to avoid was that, when someone would ask “Where do you go to school?”, one would not answer “I go to number three!” We tried “Third World College”, not really… So we did finally give the college a meaningful name, again. Thurgood Marshall College was rebirthed in 1991. A name clearly associated with social justice and progressive attitudes about race and class relations, and until it changes again, it is still Thurgood Marshall College.[6]

Nicolas S.:

Can you tell us who is Thurgood Marshall?

Cecil L.:

He was the first African-American Supreme Court justice. But before that, he overturned a number of a number of racist laws from the time of slavery. He also defended inmates on death row and African-American troops who were accused of cowardice during the war – the Korean war. Later, he married a Philippino women and he helped write the Philippines constitution with these principles of fairness and justice. His name is certainly not as recognizable as Martin Luther King, Jr. So, I am not surprise that his name is not as well-known abroad. But he was central in the Civil Rights Movement along with Martin Luther King. Interestingly, they didn’t always agree in terms of strategy. Thurgood Marshall criticized King’s plan to put children on the streets to confront the police – – putting children at risk to dramatize the effects of racism. Thurgood Marshall point of view was that this approach was too dangerous, people could be killed, and he felt that his important task was to overturn the laws that were racist and holding people back. Through their disagreement, however, they actually worked well together on a two-point strategy: King in the streets and Marshall in the courts. So I thought that it was appropriate to – perhaps, because his name is not as well-known as Martin Luther King Jr – to put his name on the table, to name the College after Supreme Court Justice Thurgood Marshall. And it inspired me and inspired students and the faculty involved to think about those issues. We had to ask ourselves everyday: “are you teaching social justice? Are you doing social justice in the community, in your classroom? Are you participating in a meaningful way?” I think that the name change had that effect, I believe it had that effect. Later, we redesigned the curriculum to emphasize many voices in literature, many voices in sociology, to re-emphasize the study of the Third World – this was 1988.

Then California did something very negative: during the 1990 Presidential campaign, California passed a law that condemned Affirmative Action. Namely the University of California would no longer be allowed to use race as a determining factor in its student admissions. California had decided that people who are black or brown would get additional considerations because of historical discriminations in the country. California citizens said “no, that’s wrong, you are discriminating against white people,” which kind of doesn’t make sense, but that was the outcome of the new law, Proposition 209. Oddly, California voted overwhelmingly for Bill Clinton and at the same time did away with racial preferences. Actually, I felt a bit trapped. If I am the Provost of a college named for Thurgood Marshall, then I have to speak, do something to counter this new law. So, a group of us, faculty and few students started talking about the idea of building a k-12 school for black and brown children, low income black and brown children. It would be a public charter school, grades 6-12 and the University would run it. Knowing that there would be opposition, we wanted to align the effort with an older tradition in American universities to have a secondary school on campus. Unfortunately, many of these “Lab Schools” were for very brightest and affluent students; kids who were doing algebra in the third grade, and reading Salman Rushdie on the week-end- -very bright students. This is a long accepted tradition for high-end American universities. So, I wanted to take advantage of that idea, but build a college preparatory school for poor children in order to get them ready to go to the most selective universities. This school would be a model for other schools in the community showing how to design a curriculum, a pedagogy, and to use college students as tutors to the classroom. Frankly, I wanted to not only reform public schools, but reform the university as well. I was trying to educate two types of students, the students from the poor neighborhoods who were involved in school, and the university students who never met these kids before.

I think my subversive idea was to change the university and have our university students receive academic credit for tutoring in class. Just like we give academic credit for taking Physics, History, Engineering, we would give academic credit for tutoring in school- -for being a decent citizen. And it seems to be working, the k-12 students are doing very well, they received admittance the prestigious universities. Our k-12 school is name after the principal donor, Peter Preuss. Preuss School doesn’t have a lot of dropouts. 850 young people start at Preuss School in the 6th grade and graduate from the 12th grade. I took a lot of criticism from friends on the Left because we also took millions from some pretty Right-Wing donors who were feeling guilty about how they were mistreating Black people and Mexican people. I took their money to build Preuss School because I figured that I’d do more for social justice with their money than they ever would.

So, a lot of good people got mad at me because I took “blood money”… There were good Liberals who gave money, too. Anyway, we built the Preuss School.[7]

Nicolas S.:

The building was built to accommodate 850 students?

Cecil L.:

Eight, zero, zero; eight, five, zero. That’s right! We knew the school would be successful. It is on the university campus under our control, it is right near the university hospital, the School of Engineering is right next to it, so there is this an environment of learning free from roving gangs. Students absorb the culture of learning from the university environment. The trick is, how do you translate more broadly back into the community? How do you go to a school that is in the neighborhood, the ghetto, and try to build that kind of environment. That’s a tricky proposition.

Bud Mehan, from the Sociology Department at UCSD, was a partner in this endeavor. He studies education reform. Bud was sort of the intellectual part of this initiative; I was the… – what do you say? – the “politician.”

 

4. A Secondary Education School in a Neighborhood

Cecil L.:

After a few years of operation, we discovered that many Preuss School parents had a child at Preuss School and another attending their local neighborhood school. About 40 families came to us at a board meeting and asked quite vigorously, “Can you help us start a Preuss School in our own neighborhood so that our children don’t have to go on the bus for one hour and half to go to the university.” We started meeting with the parents every Thursday night in the library at the local school for about a year and a half. Grand mothers would bring tamales for endurance during the long meetings. We’d start at 7 o’clock, 7h.30 until 11 o’clock just talking about how to do this. Very exciting! It was like a revolution was brewing for the parents, mostly Mexican-American parents and  African-American mix, plus some others. And it was just exciting that these were parents who were seeing what was possible in one child and wanted that effect distributed to all the children in the neighborhood. And, they lead it, they pushed it. We would meet and write letters to the San Diego Unified School District, asking for permission to change things at that local school. The District was so annoyed that they fired the principal who welcomed the revolution. They fired him to get rid of him, and they said that we could not continue to meet with the parents on school property. So through the good graces of the neighborhood priest, we began meeting at the Catholic church across the street every Thursday night. The entire community got behind this: the Church, the parents, the barbershops, people in the neighborhood. And for a year and a half we wrote the charter document to ask the School District for the money to run the school, our own school, based on the Preuss School model. It was approved and in 2004 at a raucous meeting at the school board. We opened Gompers Charter School the next year after a crowded year of planning.

In a way, I think Gompers Charter School[8] is more important than Preuss School. Preuss School has a lot of protections: gangs do not come on the University campus. These young people come to the university with a different expectation – they plan to study. But in the community, there is lot of pressure not to study, there are intimidations, and at that school campus, gangs came on campus all the time. We also discovered something interesting: if there was a riot in a California prison, (San Quentin or Chino State Prison) two or three days later, we would have a riot at the high school. If person “A” beats up person “B” in the prison, his family and friends would retaliate against relatives at the local high school. It was like clockwork: if there was a Monday riot at Chino prison, Mexicans against Blacks, for instance, and the Blacks lost, they got the worse of it, by Thursday we would have a retaliation riot at the high school. The connection between school and prison is very strong, and we had to figure a way how to fix that, because you can’t educate kids who are constantly looking over their shoulders. So, we had to work with the police and the district attorney to get an injunction, a legal document, that 200 known gang members could not come within three blocks of the school during school hours. A few of them tried and they were arrested, and they finally got the message and left Gompers Charter School alone. This is why I say that Gompers is the real test of the Preuss School model. It is in the ghetto, in the neighborhood, and it’s exposed physically to all the detriment of the community. Us university types gave advice, helped to write the letters and spoke at the meetings, but we let the mothers and grandmothers do the pushing on this. The university was not coming to tell them how to do it. But we certainly “had their back.” A lot of long hours went into the effort to open Gompers Charter School. I’d like to think both Marshall and King approved of the effort.

 

5. The Walls and Pedagogical Methods

Jean-Charles F.:

You mentioned pedagogical methods that were used, and could you say a few words about that?

Cecil L.:

Yes. Well, we recognize – I mean it is common knowledge – that poor families can’t always provide a college-going environment. Both the youngster and the parents foster good study habits and success aimed at going to college. Even if the youngster chooses not to go to college, they are going to be great plumbers, because they are educated, they know technology, they are creative actors in their community, they can build for the future. But I have a bias: I want them to go to college to be doctors and lawyers.

And… pedagogy: we learned a couple of things, we learned this from parents. In American high school, there is something called “home room” where students start the day in a class with a teacher reviewing school traditions. In most secondary schools, students change “home room” class from year to year with a different teacher, different students. One major innovation we implemented something called, “looped advisory” where the same group of teacher/students stay together throughout all the grades until graduation. For of all, the teacher gets to know the biography of every student, what is happening in the neighborhood, what is happening with the parents and siblings. Our teachers love “looped advisory” because they fulfill more than the mission of teaching but caring about those that they teach. A number of schools in San Diego, Los Angeles, and around the country have adopted this model. So there’s one pedagogic difference.

The other pedagogic innovation is to have university students in the classroom with the teacher and the students. So typically in a mathematics class, there will be a teacher, may be an assistant teacher and up to twenty university student tutors in the classroom sitting right next to the youngster helping with the mathematics or reading. About 65% of the students are Mexican, from Mexico, so not all of them speak English with fluency when they arrive in the 6th grade. So that the idea is to accelerate their language, and also accelerate good learning habits. The university tutors meet with the teacher one day a week to prepare for the lesson plan in the following week. That is very successful and very expensive. Small classes are expensive. Tutors are not paid but they receive academic credit. They are taking a class to learn how to teach, so we have to hire a teacher to instruct them adding more costs – but it is worth it. Although it costs about one-quarter more to educate disadvantaged youngsters for college, it is an expense much worth the effort. Just remember, it is economically cheaper and wiser to develop a child in school than it is to repair an adult in prison.

Although these sound like major innovations, they are common knowledge reforms every one will confirm as necessary for quality education to take place.

Jean-Charles F.:

During my visit to Preuss School, I was able to observe a computer class where students were working in small groups of four to develop a project for a small four-wheeled cart driven by one person for a regional competition. The idea was to take the cart downhill and whoever made it the furthest down the hill on the way up won. Each group had to work with a computer to find the most efficient way to build the cart to win the competition.

Cecil L.:

Yes, you know kids like games, and so use games as instructional tools. I don’t mean, you know, video games, but the computer lab inside Preuss School is state of the art and accessible to students. I don’t remember this project, that’s sound about right, I don’t know, but that’s special. What I do remember, they were in competition with other schools to build a machine about this big [Lytle hand motion] to move eggs from here to there without breaking them. So you have to design a machine that scoops the eggs, and you have to design all the electronics, and the wheels and gears to build the device and complete the task. And they fail, I mean, sometime, that’s why you practice. Like many of my colleagues in biomed labs, they often fail or fall short. Therein is another lesson: endurance and creativity. Repeat it until you get it right.

Jean-Charles F.:

And did the arts and music played a role in the school?

Cecil L.:

Not so much. That’s my disappointment. Everyone thought that Cecil Lytle was building a music school. I didn’t want to influence that, because the children are so far behind in basic skills. We started with 6th grade and students come and roughly reading at the 3rd grade level. So, Preuss School spends a lot of time in 6th grade and 7th grade bringing their skills up to what is the expected level, so by the 8th grade they are usually sailing through course work. That doesn’t leave much time for music or athletics, unfortunately. There is a choir, there is a small orchestra, but not individual lessons. No, I didn’t emphasize the arts in the curriculum although everyone thought at first I wanted to build a music school but… I wanted to build to acquire the basic academic skills so that they could decide what they want to do with their future. And a number of students have their own bands, they rehearse after school, but we don’t have a big fancy music program. And I think the pedagogical big idea was to individualize education as much as possible – -delivering education on a one-on-one relationship, that someone gets to know the student strengths. A great many of our 850 students are from Mexico and the rest of Latin America. Spanish is the home language, however the youngsters are, essentially, illiterate in both Spanish and English; theirs is not academic Spanish. It tends to be a highly expressive, but crude, use of languages. Consequently, many classes in the early years are bilingual hoping to bring the youngster forward in their skills. It can be done, I think, with great determination on the past of the student, the teacher, and the family.

Jean-Charles F.:

I know someone who teaches kindergarten and first grade in California, in a neighborhood with a lot of emigrants from Mexico. Many years ago, he began teaching in a bilingual format, Spanish in the morning and English in the afternoon. But this program stopped because of regulations from the authorities who claimed it was a bad formula for the children. So everything is done in English now.

Cecil L.:

That’s bad!

Jean-Charles F.:

And he was very disappointed by this decision.

Cecil L.:

He should be. I heard that they are saving money. You have to have bi-lingual education in these situations in Southern California and many parts of the United States.

Jean-Charles F.:

It was not a question of saving money, as I understand, it was a question of imposing the English.

Cecil L.:

Yes. So there was two parts benefit for Right Wing ideology.

Nicolas S.:

You only talk about the successes achieved, were there any failures or more problematic aspects that you may have been able to solve?

Cecil L.:

How do you learn from that, yes. There is a very subtle point to be made in terms of possible regret. I think there is a subtle regret– and this happened to me, and I did not handle it very well. I remember one incident when I was about 16 year-old in high school. My mother asked, “Oh, aren’t you going to play your Debussy for the church women’s club?” And I said something like: “Oh, I don’t want to play for those people.” I thought I was pretty slick! By then, I was taking piano lessons from a Julliard teacher and fully ensconced in high art and I forgot where I came from. She slapped me, I was seventeen, she slapped me. She sternly said: “I am one of those people.” My mother was a poor women from Florida with very little education, but she always knew the value of education. We were at that moment both learning about the class distance such education can create if you’re not careful. It was years later before I figured out the crime I had committed. I realized what I’d done, and I was becoming for her an enemy, I was becoming an aristocrat, I was becoming elite, I was becoming one of people always trying to evict us from housing.

So I think one of my regrets or fears about these schools is that we may be making them the enemy of their families if we are not careful. How do you do that? In many cases, their grandmothers only speak Spanish poorly, and this youngster is reading Shakespeare and planning to go to Harvard. This collision may be handled carefully and individually. Each family has to be warned about the turmoil associated with class distinctions and behaviors; and, how to avoid them. Teachers and counselors talk with families about what may be coming, but we cannot go home with them and explain to the grandmother why the granddaughter wants to vote Republican [laugh] or something. We don’t give them as much transitional support as we wish we could. This is especially concerning with young Latinas. The family (usually the father) wants his daughter to be successful in America. But after receiving good grades and scoring high on standardized tests, he doesn’t want the girl to go away to college. We have had a number of examples of very successful students who were admitted to schools like Harvard with full scholarship, and dad says “no, you stay home, you go to school closer to home.” It kind of breaks your heart, but I understand that this is too much of a change. And many of these families have three generations, four generations living in the house: grandma, the parents the child, and may be a baby. So this clash of traditions, of generations, and values, change is real. If Preuss School is successful, we run the risk of helping to create the enemy of the family, we are creating the future landlords that will evict people in their same circumstance, we may be creating the future police chief, the future lawyer. So, I don’t know if this is a failure, but something we need to pay attention to in the evolving life of the child and family. It was my lesson, I had to learn on a cold wintry day in our kitchen. So, I don’t know if this qualify exactly as a failure, but something, for sure. In one generation, changing the trajectory of the family, a family that is poor for at least 6 generations within subsistence living on the dredge. And suddenly in one generation the kid is going to UCLA, UC San Diego, and the child is under stress, taking care of grandmother in Spanish, and to read Shakespeare. Or playing Debussy. And so that’s something we never fully address, and may be cannot be addressed fully.

Nicolas S.:

I also have a question about the construction of the Preuss School building, did you have the opportunity to choose the location of the spaces, the walls, the architecture, etc.? Did you make a special effort to change the standard format – in France schools are often referred to as army barracks?

Cecil L.:

Oh! Army barracks! Well, may be! Preuss School is quite beautiful with plenty of open spaces. We told the architect, education is going to happen in the classroom. But because we live in Southern California, a great deal of education will happen outside the classroom, because in California it is warm weather. So they were told to give us a plan that has classrooms and give us a plan that there can be space outside where the tutors and the students can meet under the supervision of nearby teachers. What they came up with was pretty clever, actually. Preuss School is designed on a 5-finger patter, with a central administration building here (hand gestures) and in between each building are courtyards with little tables so that tutors can meet their student to go over the class assignments together. Consequently, supervised education happens inside and outside the classroom, and even on the sports fields.

The first Saturday of every months is for parents’ meeting – we have 300 parents attend. That number is unheard in American schools – may be you get four parents, five parents, but 300! Now Gompers, we inherited a school that has been in the ghetto for nearly half a century. Once we were able to secure the campus, we took down most of the interior courtyard walls, and created quiet rooms for tutors and students. But we cannot tear buildings down and start anew. Gompers has added a new family counseling building and a gymnasium for sports. And the gymnasium is open to the community in the evening, so that families can come do sports in a fitness center. We’ve tried to make Gompers Charter School a part of the community, not close it up nights and weekends. There are still security issues. We have armed policeman on the campus. Unlike Preuss School, Gompers survives in a pretty tough neighborhood.

Nicolas S.:

And public police provides security guards?

Cecil L.:

We hire our own private police and train them properly about how to react. We have an agreement with the City police to not come on campus, unless they are called. This works pretty well. It is the case, unfortunately, when public police arrive, they quell the problem and sometime make it worst. So we stopped that, and now security works with the city police. No one likes to see the police come. The security guards are from the community, they know these people, they go to church with them, it is a little more friendly. Two or three of them are armed, the others are just walking around. But their purpose is to keep people out, that’s it. Because the students are not making trouble. I’ve talked a lot about the schools, I know if it is music or what you want to talk about?

 

6. The Walls and Musical Practices

Jean-Charles F.:

Well, may be, a last question will be – to go back to music – what walls do you see today in the field of practicing music?

Cecil L.:

You mentioned John Zorn and George Lewis. People like that have been at the front of what music is going to become, it is not big yet. People who have lots of taste, attitudes, ways of doing things, the too serious pianist, the athlete who plays Chopin Etudes like nobody’s business, I think it is about over. Do you feel that way? People lament the dying orchestra, but I don’t think it’s a bad idea. Why should there be a dozen orchestras in New York? One pretty good one is OK. The writing is on the wall already: audiences are getting older. People hate me if I say that but if it is dying out of disinterest, it is kind of a fossil, prehistoric fossil. So, will orchestras be around 100 years – there will be a few of them– they are very expensive and the repertoire they play is very limited, about 25 different works played all year all around the country. I mean these are wonderful pieces, I love them, I play them, but is that institution viable? I don’t think it is, and I don’t think its death is a terrible…

Jean-Charles F.:

I agree completely.

Cecil L.:

What is going to linger around, I think, are the problems you were telling me about starting this school. More evidence that powerful people are oriented towards the traditions and if you do something new, or have a different way of doing something old, they are not going to support you, they are going to give you a hard time. So when you were telling me about your fight to start this school, I know what you are talking about. But you have to enjoy the fight or else they will overwhelm you and your efforts. So, I don’t think it is a terrible idea. I think people like you, George Lewis in particular, are really exciting and challenging to watch. I’m especially excited about trumpeter/improvisor, Stephanie Richards, new to the music faculty at UCSD – really exciting. It is going to be difficult, but what I hope is that, if the institutions consolidate, the money that goes into supporting the 20 orchestras in New York, get redistributed somehow. I think that one of the unintended benefits of personalized technology in the past quarter of a century is that individual artists are finding ways around the music industry and can represent and present themselves at low cost. Subsidize yourself is the motto. And I don’t think that this is purely an American phenomenon. Artists in Europe and elsewhere are becoming known without the heavy packaging of agents or concert halls. I continue to think, however, that we cannot abandon the “institutions” to the lowest artistic denominator. So there is a tension to what I profess. In time, I hope, the individualized promotion approach will sufficiently coerce the pillars of arts and culture in society to rethink the public. The La Jolla Symphony, for instance is doing some interesting stuff: commissioning new works for large ensemble. The pieces are not always successful, but neither were the 700,000 sonatas printed between 1700-1900.

Jean-Charles F.:

Well, thank you very much.

Cecil L.:

Thanks. It gives me chance to think about stuff.

Nicolas S.:

Good continuation!

 


1. Cefedem AuRA [Centre de Formation des Enseignants de la Musique Auvergne-Rhône-Alpes] is a Center created in 1990 by the Ministry of Culture devoted to music teachers training (for music schools). It is a center for professional ressources and artistic higher education in music. See https://www.cefedem-aura.org

3. See for example the groups Naessayé and the recording Oté la sere in 1991, or Cyclon of the recording Maloggae in 1993. And for the seggae (séga and reggae), See for example, Kaya et Ras Natty Baby and the Natty Rebels.

5. See Sara Johnson, The Fear of French Negroes: Transcolonial Collaboration in the Revolutionary Americas (Berkeley: University of California Press, 2012). This book is an interdisciplinary study that explores how peoples responded to the collapse and reconsolidation of colonial life following the Haitian Revolution (1791-1845). The book is based on expressions related to the trans-colonial political situation of blacks, both aesthetically and experientially, in countries such as Hispaniola, Louisiana, Jamaica and Cuba.

Cecil Lytle – Français

Access to the English original text: Encounter with Cecil Lytle

 


Rencontre avec Cecil Lytle,
Jean-Charles François et Nicolas Sidoroff

Lyon, le 3 août 2019

 

Le pianiste Cecil Lytle est venu à Lyon en août 2019 pour une visite amicale et touristique. Cecil Lytle a été le collègue de Jean-Charles François au sein du département de musique de l’Université de Californie San Diego pendant les années 1970-80. Depuis quelques années, dans le cadre d’un programme organisé par l’Université de Californie, Cecil Lytle a enseigné à Paris chaque été un cours sur l’histoire du jazz. Une visite du Cefedem AuRA s’est déroulée le 3 août 2019 en compagnie de deux membres de PaaLabRes : Nicolas Sidoroff qui enseigne dans cette institution et de Jean-Charles François qui en a été le directeur de 1990 à 2007. Nous avons évoqué l’histoire du Cefedem, la nature de son projet centré sur l’élaboration de programmes d’études uniques en leur genre, et aussi les difficultés institutionnelles constantes auxquelles cette institution a dû faire face depuis sa création. Après cette visite commentée, un entretien a eu lieu entre ces trois musiciens en vue d’en publier la transcription (à partir de l’enregistrement de cette séance) dans la troisième édition de paalabres.org, « Faire tomber les murs ». Cecil Lytle, tout au long de sa carrière musicale, a refusé à de se limiter à une seule esthétique. Il a beaucoup insisté pour combiner dans sa pratique plusieurs traditions. Par ailleurs, son influence importante dans le fonctionnement de l’université lui a permis de développer des actions dans le domaine de l’éducation en vue de la promotion sociale des minorités aux États-Unis issues des quartiers défavorisés. Le début de l’entretien est centré sur une prise de connaissance mutuelle entre Cecil Lytle et Nicolas Sidoroff. La pratique artistique de ce dernier est abordée, avant les aspects plus spécifiquement liés à notre invité dans le domaine des arts et de la politique. L’entretien a eu lieu en anglais. La version en français a été réalisée par Jean-Charles François et Nicolas Sidoroff à partir de la transcription de l’enregistrement de l’entretien.

 


Summary :

1. Introduction
2. Cecil Lytle, musicien à la conjonction de plusieurs traditions
3. À l’université et le lycée Preuss
4. Une école secondaire dans un quartier
5. Les murs et les pratiques pédagogiaues
6. Les murs et les pratiques musicales


1. Introduction

Jean-Charles F.:

Avant de commencer, il serait bien que tu [Nicolas] puisses faire part à Cecil de ton parcours. Nicolas était à New York au mois de juin, à la New School. C’est ainsi qu’il parle maintenant très bien anglais. [rires]

Nicolas S.:

Non… c’est mon accent [rires] ? J’ai été là-bas avec des collègues français et tous ne parlaient pas facilement anglais, alors il m’a fallu passer constamment de l’anglais au français et du français à l’anglais.

Cecil L.:

C’est comme nous à Paris. Nous commençons à dire quelque chose en français et ils répondent tout de suite en anglais.

Nicolas S.:

J’avais déjà été une fois entre Boston et New York, et cette fois là, j’avais beaucoup parlé en anglais pendant deux semaines. Mon anglais s’était sensiblement amélioré. Le mois dernier, pendant une semaine, c’était surtout le français !

Cecil L.:

Tu as été là-bas pour quoi faire ?

Nicolas S.:

Je suis doctorant à l’Université Paris VIII et je travaille sur la musique et la division du travail en musique, dans un laboratoire de Sciences de l’éducation. Nous avons constitués un collectif d’étudiants de cette université, pour se serrer les coudes, faire collectif dans nos recherches et travailler l’université selon nos expériences et nos idées. Et nous avons fait une proposition pour un colloque sur l’idée de ré-imaginer l’enseignement supérieur de manière critique. Il se déroulait à la New School, à New York. Sandrine Desmurs qui travaille au Cefedem AuRA[1] est aussi venue avec nous pour présenter les dispositifs que nous avons mis en place au Cefedem. J’ai assisté aussi à beaucoup de concerts, et j’en ai profité pour rencontrer le maximum de musiciens comme George Lewis, William Parker et Dave Douglas par exemple. Et par ailleurs, je travaille au Cefedem à mi-temps avec les étudiants et étudiantes de la formation diplômante en cours d’emploi. Et dans l’autre partie de mon temps, je joue de la musique, je mène des recherches notamment avec le collectif PaaLabRes, et je suis donc aussi un étudiant en thèse de doctorat en Sciences de l’éducation.

Cecil L.:

Et tu joues quel type de musique ?

Nicolas S.:

Oui, je joue principalement dans deux collectifs : un que je qualifie de post-improvisation, un type de musique appelé downtown[2]Downtown II – est-ce que tu connais cette expression ?

Cecil L.:

Je connais ce terme, c’est dans le sens de George Lewis ?

Nicolas S.:

Oui. L’expression a son origine à New York, mais beaucoup de gens jouent cette musique downtown et n’habitent pas New York.

Cecil L.:

C’est certain.

Nicolas S.:

Et c’est la deuxième génération de la musique downtown, qu’on appelle Downtown II, dont John Zorn est une des figures importantes ainsi que Fred Frith, pour prendre les plus connus. Ce n’est qu’une des deux branches de la musique que je fais. L’autre vient de l’île de la Réunion, une île à l’Est de l’Afrique, au Sud de Madagascar. Dans les petites îles de cette partie de l’Océan Indien, il y a des musiques spécifiques qu’on appelle le maloya et le séga. Et je joue cette musique avec des Réunionnais depuis une vingtaine d’année, surtout de la trompette.

Cecil L.:

C’est ce qu’on appelle l’ethnomusicologie ?

Jean-Charles F.:

Non, c’est une pratique que nous appelons musique traditionnelle, mais c’est surtout une culture vivante, ce n’est pas une musique du passé, mais d’aujourd’hui.

Nicolas S.:

Et le maloya est assez spécifique, parce que c’est une musique qui a été interdite pendant un temps extrêmement long.

Cecil L.:

Par les colonisateurs ?

Nicolas S.:

Oui, par les colonisateurs français.

Jean-Charles F.:

Les français sont toujours là. [rires]

Nicolas S.:

Cette musique est apparue sur le devant de la scène dans les années 1970 grâce aux communistes et aux indépendantistes. C’est au même moment que le reggae a aussi percé internationalement. Et alors s’est développé ce qu’on appelle le malogué ou maloggae (mélange de maloya et de reggae)[3] et seggae (sega and reggae). C’est devenu une sorte de mélange très actuel, nourri de musique traditionnelle, de musique populaire et de musique moderne. Donc, je joue avec une famille qui est venue en France il y a trente ans. Je jouais cette musique malogué, séga et seggae avec notamment le père qui chantait, jouait de la basse et dirigeait l’ensemble, et son fils qui chantait et jouait de la batterie. Il n’avait pas encore 18 ans quand je l’ai rencontré. Et il avait une dizaine d’année quand le malogué se créait, il n’arrivait pas à atteindre la pédale de grosse caisse ! [rires] Aujourd’hui, le groupe s’est reconfiguré sur une base reggae roots, il s’appelle Mawaar[4]. Cela veut dire “je verrai” en réunionnais, une bonne partie est chanté en créole. Et on travaille toujours ces musiques réunionnaises, même si on ne les joue plus sur scène. Le père dont je parlais est à la basse, et c’est le fils qui est très actif. Il joue de la guitare et de la batterie, il chante, il est un de ceux qui contribue le plus à la musique.

Cecil L.:

Est-ce que les gens de cette île parlent français ?

Nicolas S.:

Oui et le créole, un créole très élégant.

Cecil L.:

Tu as été dans cette île ?

Nicolas S.:

Oui, mais seulement pour une semaine, parce que le Cefedem a développé un programme de formation à la Réunion. Et j’ai pu observer les trois différentes langues créoles : la première, les français de Métropole peuvent la comprendre, même si certaines expressions ne sont pas françaises, elles restent compréhensibles ; la deuxième est mixte, les français comprennent certains mots mais pas tout ; et la troisième les français ne comprennent rien.

Cecil L.:

[rire] Tu ne joues que la musique. Comment est-ce que tu t’es intéressé à cette île, à ce lieu ?

Nicolas S.:

C’est parce que j’ai rencontré cette famille, et que j’ai eu très vite plaisir à discuter et jouer cette musique. Je dois dire que je fais de la musique en situation : j’ai rencontré des gens qui sont très intéressants et savent beaucoup de choses sur cette île, son histoire, ces musiques et sur leurs origines, etc. Donc j’ai partagé leur vie, passé du temps avec eux notamment en jouant de la musique.

Cecil L.:

C’est très important de rencontrer les gens là où ils vivent, de découvrir qui ils sont, de manger leur cuisine, d’entendre leurs histoires, de voir comment ils pleurent et comment ils sont heureux. Il y a un pianiste qui vit à Paris, Alain Jean-Marie qui vient de la Guadeloupe. Il joue du jazz traditionnel standard. Son jeu en jazz est complètement imprégné des chansons et des sonorités de la Guadeloupe, des chants traditionnels folkloriques transformés en jazz. C’est ce que les gens font du jazz dans le monde entier – ils créent leur propre version. Il chante en créole, c’est très intéressant. Il n’est pas un grand chanteur, mais il y met toute son âme, toute sa spiritualité. A quelle fréquence vas-tu en visite sur cette île ?

Nicolas S.:

Seulement cette fois-ci, et seulement pour une semaine.

Cecil L.:

Oh ! Ce n’est pas suffisant.

Nicolas S.:

Tout à fait insuffisant ! En plus, c’était vraiment spécial dans le cadre de cette histoire. J’y suis allé seul, sans cette famille et le groupe actuel, avec très peu de temps. C’est devenu comme une plaisanterie entre nous : oui, j’allais découvrir des musiques jouées là-bas en ce moment, rencontrer des musiciens ou musiciennes qui vivent dans cette île… Ils n’étaient pas contents que je puisse le faire sans leur présence. C’est la vie. Mais maintenant je vois bien qu’il faudra y retourner. Alors on travaille plus intensément sur le projet d’y aller pour jouer ensemble de la musique, et découvrir cette île avec eux.

Cecil L.:

C’est très courageux, je pense que c’est courageux d’étudier quelque chose de peu connu de l’Occident avant cela.

Nicolas S.:

C’est une pratique venue de la rue, en dehors des murs de l’université. On peut regarder cela avec les épistémologies du Sud, au départ des travaux de Boaventura de Sousa Santos. Il est portugais, participe à l’aventure du Forum Social Mondial. Il a travaillé en Amérique du Sud, en étudiant les communautés subalternes et dominées, comment elles s’organisent et comment elles utilisent et produisent des savoirs non reconnus ou non considérés par les colonisateurs et les occidentaux. Et il a inventé cette expression : « les épistémologies du Sud ». Et c’est très intéressant d’observer comment, maintenant, de plus en plus de travaux à l’université sont en train de se poser ce type de questions : la domination reste encore celle de l’objectivité des blancs, du Nord, de l’Occident…

Cecil L.:

Il y a aussi des travaux intéressants en littérature – certains de nos vieux collègues dans les études critiques. Sara Johnson, qui fait partie du département de littérature de l’Université de Californie San Diego, par exemple a écrit sur les transitions culturelles dans les Caraïbes et dans la Nouvelle-Orléans. En fait, j’ai fait lire à mes étudiants en musique des chapitres de son livre sur les goûts des îles et les pratiques culturelles – avec peu de rapport avec la musique. Mais les différences de classe qui existaient lorsque les français sont partis au moment où la colonie a cessé d’exister ont persisté[5][en Haïti] : les classes noires ont émergé de la culture indigène, ont intégré les classes moyennes et les forces armées, et elles se sont mises à se comporter comme les français [rire], d’une manière très aristocratique et la masse des gens se sont enfuis vers la Nouvelle-Orléans, à Charleston ou Atlanta, dans les États du Sud des Etats-Unis. Elle a écrit tout cela du point de vue de la socio-littérature. En réalité, les questions abordées par Sara ne concernent pas la littérature écrite, mais la littérature orale. Bien sûr de plus en plus de littérature écrite a vu le jour depuis l’indépendance, mais dans cette littérature, il s’agit de dénicher les histoires, les légendes, les contes de la tradition orale. Ses travaux consistent à retracer les évolutions culturelles qui ont eu lieu et qui peuvent se comparer étroitement avec les effets transculturels de la musique. Toutes ces histoires sont mises en musique, elles ne sont pas parlées, mais chantées, et les gens dansent en même temps.

 

2. Cecil Lytle, musicien à la conjonction de plusieurs traditions

Jean-Charles F.:

On devrait sans doute commencer la partie formelle de l’interview ?

Cecil L.:

Ah ! OK.

Jean-Charles F.:

Alors, peut-être pour commencer, est-ce que tu peux expliquer un peu qui tu es, quelles ont été tes aventures dans le temps ?

Cecil L.:

Je m’appelle Cecil Lytle, j’ai grand plaisir à être ici à parler avec des amis qui font de la musique et à me lier d’amitié avec des personnes qui font de la musique. Mon contact initial avec la musique… Comment est-ce que je me suis mis à faire de la musique ? Mon père était un organiste dans une église baptiste, il jouait de la musique de gospel. Je suis aussi le dernier enfant d’une famille de dix, j’ai neuf frères et sœurs. Nous étions tous tout le temps à l’église, une église baptiste pentecôtiste, cinq jours par semaine, nuit et jour.

Jean-Charles F.:

C’était où, à New York ?

Cecil L.:

À Harlem. Ce n’était pas la religion autant que la musique qui m’a influencé – peut-être que c’est la même chose. Je ne pense pas que mon père et ma mère étaient fondamentalistes. Ils pensaient seulement que c’était approprié pour des enfants d’aller à l’église. Parce que les enfants pouvaient être tentés de faire plein de mauvaises choses. On était tous à l’église, on chantait dans le chœur, on faisait toutes ces choses. Mon père jouait de l’orgue Hammond B3, et tout près de lui il y avait un petit piano à queue en mauvais état. Alors, on m’a dit que j’avais l’habitude de m’asseoir au piano quand j’avais à peu près cinq ans. Je pense que cela a été la manière la plus joyeuse de toute ma vie de faire de la musique [en frappant la table avec ses mains] avec les paumes de mes mains en même temps que le chœur… Ce n’étaient pas des musiciens professionnels, c’étaient des femmes qui nettoyaient les rues et des hommes qui travaillaient à la poste, donc ils n’avaient pas appris formellement la musique. Mais il faut imaginer le pouvoir produit par l’écoute d’un chœur de gospel placé directement en face de vous. On était obligé d’apprécier le mélange de chant, de sueur et de danse dans la prière pour le salut sur terre et au ciel. J’étais trop jeune pour apprécier totalement le pouvoir d’imagination des Africains-Américains, mais je savais que quelque chose de magique était en train de se produire à moins d’un mètre de moi, et j’avais désespérément envie d’en faire partie. Ils chantaient leur misère et leur bonheur dans le même souffle. Ainsi, chaque dimanche était un moment magique lorsque ces gens pouvaient exprimer leurs peines, leur pouvoir, et leur existence organique. Lorsqu’ils sortaient de l’église ils faisaient de nouveau face au monde réel, mais c’était une période de temps très spéciale pendant laquelle une centaine de personnes, cent cinquante personnes pouvaient se partager le pouvoir. C’est pourquoi je me souviendrai toujours de ce bonheur, la puissance de ce moment, de ces trois heures passées ensemble une fois par semaine. J’ai toujours voulu recréer cela chaque jour de ma vie. Le défi pour moi a été de voir comment faire cela quelque soit l’endroit où j’allais me trouver dans le futur.

À huit ou dix ans, j’ai reçu de véritables leçons de piano. Mon père avait un peu d’argent, assez d’argent pour m’envoyer au centre ville [downtown] prendre des cours avec un professeur de piano. Je ne sais pas comment mon père avait entendu parler de ce monsieur, mais c’était un juif russe, récemment émigré à New York. Il ne parlait pas du tout l’anglais, je ne parlais pas le russe. Pendant un an je n’avais le droit que de pianoter sur le couvercle du piano, en commençant par l’attaque du doigt. Des attaques de doigts pendant à peu près six mois, je ne jouais que sur le couvercle du piano ! Cela n’avait aucun sens pour moi, mais je comprends ce qu’il essayait de faire… aujourd’hui [rire]. Je pensais que mon père aurait dû lui payer seulement la moitié de ce qu’il demandait. Mais petit à petit cela a commencé à faire sens. Au même moment, je pense, j’ai commencé à écouter de la musique classique. Mon père m’emmenait régulièrement au Carnegie Hall et à d’autres endroits à New York pour écouter des pianistes. Je me souviens qu’il m’a emmené écouter Wilhelm Kempff, le pianiste allemand, il jouait la sonate Hammerklavier et j’ai le souvenir du pouvoir qu’a exercé cette pièce sur moi, cette folie, cela durait une éternité, et la fugue ! J’étais tout à fait fasciné. C’est universel. Alors j’ai essayé de mélanger ma musique de jazz gospel avec mes tentatives de jouer les sonates de Beethoven – c’était incroyable ! Et je pense que depuis ce moment-là, j’ai essayé d’aborder en même temps la musique traditionnelle, la musique classique et la musique improvisée. Quelques années plus tard, quand j’étais à Cleveland à l’Oberlin Conservatory, j’ai pensé que l’expérience musicale la plus importante dans ma vie avait été ces années de ma jeunesse dans cette église, et c’était à cause de l’autorité et la légitimité de ces chanteurs de gospel qui n’avaient pas reçu d’éducation musicale formelle – la légitimité de leurs sons.

J’imagine que vous avez eu ce genre d’expérience dans cette île de la Réunion. Des gens qui n’ont pas eu de formation musicale ou artistique formelle, mais qui produisent des choses très puissantes. Ils sont capables de communiquer et de dire ce qu’ils ont à dire. Je pense que c’est ce que j’ai essayé de faire ressortir dans toutes mes productions musicales. D’accéder au même ressenti. Ensuite, j’ai rencontré Jean-Charles François et d’autres personnes très intéressantes qui improvisent de différentes manières. Le but était le même, mais le langage et le vocabulaire étaient différents. Et j’ai trouvé que c’était fascinant d’entrer dans le domaine de la légitimité musicale de quelqu’un d’autre – de pouvoir mesurer ce qui pour lui ou elle était important… Aller visiter la musique éloignée de mon univers.

Le passage entre la musique gospel et le jazz était très facile – c’est la même musique, il suffit de changer les mots, de changer les limites, mais tous les accords sont identiques. On a sorti cette année un nouveau film sur Aretha Franklin – je pense que son titre est Amazing Grace – on la suit dans son parcours qui va de l’église, du gospel à sa carrière dans la soul. C’est toujours le même son, la même autorité, la même puissance.

Quand j’ai eu quinze ans, mon frère aîné Henry jouait de la batterie jazz, nous avons formé un trio de jazz et nous avons un peu joué autour de New York. Cela peut paraître bizarre, mais plus je m’insérais dans le monde du jazz, plus je me sentais mal à l’aise – je n’ai pas voulu passer ma vie à n’être qu’un musicien de jazz. J’ai pu observer la vie que menaient les gens du jazz que je côtoyais. Il y a eu un incident qui m’a fait réfléchir. C’était quand je jouais dans la salle de bal du Savoy avec un grand orchestre de danse qui accompagnait Arthur Prysock. Pendant que nous jouions, un type n’arrêtait pas de venir vers moi au piano en disant : « Hé, mec, laisse-moi jouer du piano, laisse-moi jouer du piano”. Il voulait s’asseoir à ma place. Je lui ai dit de parler au chef d’orchestre. Alors on a joué un autre morceau et il est revenu à la charge : « Hé mec ! » – j’avais quinze ans ou presque – et il était plus âgé – « Tu ne sais pas jouer ce genre de choses, laisse-moi jouer du piano, laisse-moi jouer du piano ». Bref, à la pause, je suis allé voir le chef d’orchestre et lui ai demandé : « C’est qui ce type ? Il m’embête! », et il m’a répondu : « Oh man ! Ne t’inquiète pas pour lui, c’est un junkie, c’est juste Bish« . C’était Walter Bishop J., un grand pianiste, un célèbre pianiste de jazz. J’avais ses disques à la maison. Mais il était accro à l’héroïne, il était tout perturbé dans sa tête et dans son corps, et cela m’a interloqué : « Est-ce que je veux finir par devenir comme lui ?” Ce qui me troublait, c’était qu’un homme de cinquante ans demande du travail à un jeune de quinze ans. Sans pourtant n’avoir rien contre le jazz, je n’ai pas voulu passer ma vie dans le milieu du jazz. Et je voulais aussi jouer d’autres musiques. Je pense donc que l’expérience de l’église et au moins des premiers concerts de jazz ont soulevé plus de questions dans ma tête que donné de réponses. Je savais par expérience que je voulais jouer de la musique qui avait de l’authenticité et du sens, mais en même temps je voulais faire beaucoup de choses différentes, pas seulement du gospel, pas seulement du jazz, pas seulement du be-bop, et pas seulement d’une seule et unique chose.

C’est ainsi que, quand j’ai rencontré Jean-Charles, je dirigeais le Gospel Choir de l’Université de Californie San Diego, et en même temps nous avons joué ensemble des concerts de musique contemporaine. Je pense que l’université m’a donné l’opportunité de faire tout ce que je voulais faire. Si je n’avais joué que dans les night clubs, je me serais ennuyé. Si je n’avais joué que des sonates de Beethoven, je me serais ennuyé… Nous avons joué Kontakte de Stockhausen, c’était passionnant ! C’est donc un peu comme cela que j’envisage la musique, je ne pense pas que mes attentes par rapport à ces premières expériences aient vraiment changé. L’authenticité de la musique que j’ai entendue dans mon enfance, mon initiation à une variété de musiques très tôt dans ma vie, m’ont en quelque sorte marqué à vie.

 

3. À l’université et le lycée Preuss

Jean-Charles F.:

Tu as été recruté par l’Université de Californie San Diego pour diriger le Gospel Choir et pour développer un programme de jazz, mais plus tard tu es devenu aussi le pianiste du département au delà des différentes esthétiques ?

Cecil L.:

Je pense que j’ai été recruté pour la musique afro-américaine et en plus pour des concerts et des conférences. Je ne me rappelle pas vraiment quel a été le titre exact de mon emploi. Nous avons joué des concerts ensemble et c’était très plaisant, on pouvait se parler après les répétitions, je dirigeais le Gospel Choir, et dans la foulée, il y avait la chanteuse Carol Plantamura et on répétait des mélodies, il y avait beaucoup d’opportunité pour faire des activités très variées. Je suppose que l’histoire de ma vie ne s’est pas déroulée en une seule ligne droite – mon histoire est un mystère et j’aime ça ! Mais c’était à l’époque du Third College à UCSD, quand le Third College était considéré comme la partie « révolutionnaire » de l’université. Et à bien des égards, c’était le cas. C’était le « troisième » de ce qui est devenu six collèges. Le Third College a été créé en 1965 autour du concept de l’antiquité grecque. Et ensuite, Martin Luther King a été assassiné, Bob Kennedy a été assassiné et des émeutes et des manifestations ont eu lieu contre la guerre au Vietnam. Les étudiants se sont soulevés et ont demandé : « Pourquoi étudier l’antiquité grecque au moment où l’histoire s’écrit maintenant dans les rues de l’Amérique ? » Donc, les étudiants ont changé la direction du collège dans un sens plus progressiste – j’essaie de ne pas utiliser le terme de gauche parce que je ne sais pas ce que cela veut dire aujourd’hui – en tout cas ils voulaient que le collège devienne politiquement plus actif. Et les leaders de ce mouvement étaient un professeur, le philosophe Herbert Marcuse, et une étudiante, Angela Davis qui finissait son doctorat en anthropologie. Elle a écrit l’histoire de cette période de sa vie et du campus à La Jolla de la nouvelle Université de Californie. Elle était en quelque sorte la porte-parole des étudiants, et Marcuse le porte-parole du corps professoral, et tous les deux ont contribué à orienter le Third College dans une direction progressiste. Le nom que les étudiants ont donné au College était « Lumumba-Zapata ». Est-ce que vous vous souvenez de Patrice Lumumba, le président du Congo qui avait été assassiné ? Et de Emilio Zapata, le révolutionnaire mexicain ? Ce nom n’a jamais été formellement reconnu, mais certains anciens étudiants continuent à l’appeler le College Lumumba-Zapata.

Jean-Charles F.:

Et le nom de « Third College » était alors utilisé parce que personne dans l’administration ne voulait que ce collège soit nommé Lumumba-Zapata et que c’était le troisième collège créé sur le campus.

Cecil L.:

Évidemment, la faculté ne voulait pas de Lumumba-Zapata. Les parents ne pouvaient pas imaginer envoyer leur précieux fils et, surtout, leur fille au Collège Lumumba-Zapata. Ils avaient peur, à juste titre, que nous en fassions des révolutionnaires politiques… Cela n’allait pas marcher. C’est ce que l’université a dit : « Pas de bêtises ! Pas de Lumumba-Zapata ! Nous l’appellerons « Third College ». Et nous avons utilisé ce nom officiel pendant les 20 années qui ont suivi.

En 1988, 52 interprètes et compositeurs de UCSD ont été à Darmstadt. Je suis devenu Provost du Third College[6] la semaine après notre retour des cours d’été de Darmstadt. Accéder à ce poste a été très significatif pour moi, parce que il m’a donné une plateforme pour réaliser des choses que je considérais dans l’intérêt de la justice, en travaillant à faire tomber les murs de l’université. Donc, la première question à laquelle je me suis attelée à été de trouver un nom au collège. Je voulais éviter que quand on demandait « Où allez-vous à l’université ? », on ne puisse répondre que « Je vais au numéro trois ! » Nous avons essayé « Third World College », cela ne convenait pas vraiment… Nous avons donc finalement donné un nom au collège, qui de nouveau avait un sens. On a rebaptisé le collège en 1991 avec le nom de Thurgood Marshall. C’est un nom qui est clairement associé à la justice sociale et aux attitudes progressistes en matière de relations entre les races et les classes. Jusqu’à nouvel ordre, c’est bien du Thurgood Marshall College qu’il s’agit[7].

Nicolas S.:

Est-ce que tu peux préciser qui est Thurgood Marshall ?

Cecil L.:

Il a été le premier juge afro-américain de la Cour suprême. Mais avant cela, il a annulé un certain nombre de lois racistes datant de l’époque de l’esclavage. Il a également défendu des détenus dans le couloir de la mort et des troupes afro-américaines accusées de lâcheté pendant la guerre de Corée. Plus tard, il a épousé une Philippine et a contribué à la rédaction de la constitution philippine avec ces principes d’équité et de justice. Son nom n’est certainement pas aussi identifiable que celui de Martin Luther King, Jr. Je ne suis donc pas surpris que son nom ne soit pas aussi connu à l’étranger. Mais il était au centre du mouvement des droits civils au côté de Martin Luther King. Il est intéressant de noter qu’ils n’étaient pas toujours d’accord en termes de stratégie. Thurgood Marshall a critiqué le projet de Martin Luther King d’inclure des enfants au sein des manifestations pour confronter la police – mettant ainsi les enfants en danger pour dramatiser les effets du racisme. Thurgood Marshall pensait que cette approche était trop dangereuse, car des gens pouvaient être tués, et il a estimé que sa tâche principale était de renverser les lois racistes qui enferment les gens dans leur état. Cependant, par leur désaccord, ils ont en fait bien travaillé ensemble sur une stratégie à double détente : King dans les manifestations de rue et Marshall dans les tribunaux. J’ai donc pensé qu’il était approprié – peut-être parce que son nom n’est pas aussi connu que celui de Martin Luther King – de mettre son nom sur la table, de nommer le collège d’après ce juge de la Cour suprême, Thurgood Marshall. Et cela nous a tous inspiré, les étudiants, les enseignants concernés et moi-même, à réfléchir à ces questions. C’est de manière quotidienne, qu’on devait se poser ce genre de questions : « La justice sociale est-elle présente dans nos enseignements ? Est-ce qu’on contribue à la justice sociale dans la communauté, dans les salles de classe ? Participe-t-on de manière significative aux idées qu’il a représentées ? » Je crois que le changement de nom a eu cet effet. Plus tard, nous avons remanié le programme d’études pour mettre l’accent sur une diversité d’expressions en littérature, sur une diversité d’expressions en sociologie, pour mettre à nouveau l’accent sur l’étude du Tiers Monde – c’était en 1988.

C’est alors que l’État de Californie a fait quelque chose de très négatif : pendant la campagne présidentielle de 1990, la Californie a adopté une loi qui condamnait la discrimination positive. Cela voulait dire que l’Université de Californie n’était plus autorisée à utiliser la race comme facteur déterminant pour l’admission des étudiants. La Californie avait décidé jusque là que les personnes de couleur noire ou hispaniques devaient bénéficier de considérations spécifiques en raison des discriminations historiques dont elles avaient fait l’objet dans le pays. Les citoyens californiens ont dit « Non, c’est pas bien, vous êtes en train d’exercer une discrimination au détriment des blancs » par référendum. Cela n’avait pas beaucoup de sens, mais c’est ce qui est ressorti de la nouvelle loi, la proposition 209. Bizarrement, la Californie a voté à une écrasante majorité pour Bill Clinton et, dans le même temps, a supprimé les préférences raciales. En fait, je me suis senti un peu piégé. En tant que Provost d’un collège nommé en l’honneur de Thurgood Marshall, il était de mon devoir de parler, de faire quelque chose pour contrer cette nouvelle loi. Alors, un groupe d’entre nous, des professeurs de l’Université de Californie San Diego et quelques étudiants se sont réunis pour envisager de construire un lycée allant de la 6e à la terminale pour les jeunes noirs et hispaniques issus des quartiers défavorisés vivants en dessous du seuil de pauvreté. On imaginait une école secondaire publique avec un statut de charter school[8], qui serait dirigée par l’université. Il faut savoir qu’il y a une tradition dans les universités américaines haut de gamme d’avoir en leur sein une école secondaire s’adressant à des « génies », les étudiants les plus brillants et les plus aisés, qui dès l’école primaire font déjà de l’algèbre et lisent les livres de Salman Rushdie pendant leur week-end. J’ai voulu ainsi utiliser à mon avantage cette idée de construire une école secondaire sur le campus de l’université, mais s’adressant à des enfants pauvres pour les amener à entreprendre des études supérieures, à les préparer à entrer dans les meilleures universités, notamment l’Université de Californie. Ce lycée pourrait aussi servir de modèle aux autres écoles publiques dans les quartiers, en montrant comment concevoir un programme d’études avec une pédagogie appropriée, et comment utiliser les étudiants comme tuteurs dans la salle de classe. Je ne voulais pas seulement réformer les écoles publiques, mais par la même occasion, aussi l’université. J’essayais de former deux types d’apprenants : ceux des quartiers pauvres présents dans l’école, et ceux de l’université qui n’avaient jamais rencontré ces jeunes auparavant – ayant sans doute changé de trottoir en les voyant.

Je pense que ce qui était subversif dans ce projet, c’était de réformer l’université et de faire en sorte que nos étudiants universitaires reçoivent des crédits académiques pour un travail de tutorat dans l’école. On accorde bien des crédits pour les cours de physique, d’histoire et d’ingénierie, de la même manière on peut accorder des crédits pour des cours particuliers donnés à l’école, pour être un bon citoyen. Et cela semble fonctionner, il n’y a pas beaucoup de décrocheurs, les élèves du lycée sur le campus se débrouillent très bien, ils ont été admis dans les universités les plus prestigieuses. 850 jeunes commencent en 6e et obtiennent leur diplôme en terminale. Notre lycée porte le nom du principal donateur : Peter Preuss. J’ai subi beaucoup de critiques de la part de mes amis de gauche, car nous avons également pris des millions à de jolis donateurs de droite qui se sentaient coupables de maltraiter les Noirs et les Mexicains. J’ai pris leur argent pour construire l’école secondaire Preuss parce que je me suis dit que je ferais plus pour la justice sociale avec leur argent qu’ils ne le feraient jamais. Donc, beaucoup de personnes bien intentionnées se sont fâchées contre moi parce que j’ai accepté le « prix du sang »… Parmi les donateurs, il y avait aussi des gens plus orientés à gauche [liberals]. Bref, on a construit l’école secondaire Preuss[9].

Nicolas S.:

Le bâtiment a été construit pour accueillir 850 élèves ?

Cecil L.:

Huit, cinq, zéro, c’est exact ! Nous savions que l’école serait couronnée de succès. Elle se trouve sur le campus universitaire sous notre contrôle, elle est juste à côté de l’hôpital universitaire et de l’école d’ingénieurs, donc au sein d’un environnement d’apprentissage, en dehors de la présence de gangs de délinquants. Les élèves s’imprègnent de la culture d’apprentissage de l’environnement universitaire. Le problème est de savoir comment traduire ce principe plus largement dans la communauté ? Comment aller dans un lycée qui se trouve dans le quartier, le ghetto, et essayer de construire ce genre d’environnement. C’est un problème épineux.

Bud Mehan, du département de sociologie de l’Université de Californie San Diego a été un partenaire dans cette entreprise. Ses travaux de recherche portent sur la question de comment réformer l’enseignement. Bud était en quelque sorte la partie intellectuelle de cette initiative ; j’étais le… – comment dire ? – le « politicien ».

 

4. Une école secondaire dans un quartier

Cecil L.:

Après quelques années de fonctionnement, nous avons découvert que de nombreux parents ayant un enfant au lycée Preuss avaient aussi un autre enfant au lycée de leur quartier. Une quarantaine de familles sont venues nous voir lors d’une réunion du conseil d’administration et nous ont demandé assez vigoureusement : « Pouvez-vous nous aider à créer une école secondaire Preuss dans notre propre quartier afin que nos enfants n’aient plus à prendre le bus pendant une heure et demie pour aller à l’université ? ». Nous avons commencé à rencontrer les parents tous les jeudis soir à la bibliothèque de l’école secondaire locale pendant environ un an et demi. Les grands-mères apportaient des « tamales » pour soutenir l’endurance pendant les longues réunions. Nous commencions à 19 heures, 19h30 jusqu’à 23 heures en discutant de la manière de procéder. C’était très excitant ! C’était comme si une révolution se préparait pour les parents, un mélange de parents  mexicano-américains et afro-américains, plus quelques autres. Ces parents avaient sous les yeux ce qu’il était possible de faire avec les jeunes de l’école Preuss et ils souhaitaient que la même chose puisse s’appliquer à tous les enfants du quartier. C’était très stimulant de voir comment ils prenaient les choses en main et étaient à la pointe du combat. Lors de nos rencontres nous avons écrit des lettres au San Diego Unified School District[10], pour demander la permission de changer les choses dans cette école locale. Le District était très agacé, sa réponse ne s’est pas fait attendre : le directeur de l’école qui avait accueilli cette révolution a été renvoyé. Ils l’ont licencié pour se débarrasser de lui, et ils ont dit que nous ne pouvions plus continuer à rencontrer les parents dans le périmètre de l’école. Alors, par les bonnes grâces du prêtre du quartier, nous avons commencé à nous réunir à l’église catholique de l’autre côté de la rue tous les jeudis soirs. Toute la communauté s’est mobilisée : l’Église, les parents, les coiffeurs, les gens du quartier. Et pendant un an et demi, nous avons rédigé le document de la charte pour demander au District scolaire l’argent nécessaire pour gérer l’école, notre propre école, sur le modèle de l’école Preuss. Ce document a été approuvé en 2004, lors d’une réunion très animée du conseil d’administration de l’école. Nous avons ouvert la Gompers Charter School l’année suivante, après une année de planification très chargée.

D’une certaine manière, je pense que la Gompers Charter School[11] est plus importante que la Preuss School. Cette dernière est bien protégée : les gangs ne viennent pas sur le campus de l’université. Les jeunes gens qui viennent à l’école de l’université ont une attente différente – ils viennent avec l’intention d’étudier. Mais dans les quartiers, il y a beaucoup de pression pour ne pas étudier, il y a des intimidations, et les gangs étaient tout le temps présents sur le campus de cette école. Nous avons également découvert quelque chose d’intéressant : s’il y avait une émeute dans une prison de Californie (San Quentin ou Chino State Prison) deux ou trois jours plus tard, nous savions qu’il y aurait une émeute au lycée. Si la personne « A » battait la personne « B » dans la prison, sa famille et ses amis se vengeaient sur les membres de l’autre famille dans le lycée local. C’était comme un jeu d’enfant : s’il y avait une émeute le lundi à la prison de Chino, par exemple, les Mexicains contre les Noirs, et que les Noirs perdaient de la pire manière, le jeudi une émeute de représailles éclatait au lycée. Le lien entre l’école et la prison est très fort, et nous avons dû trouver un moyen d’y remédier, parce qu’on ne peut pas enseigner à des enfants qui regardent constamment par-dessus leur épaule. Nous avons donc dû travailler avec la police et le procureur pour obtenir une injonction, un document juridique, selon lequel 200 membres de gangs connus ne pouvaient pas s’approcher à moins de trois pâtés de maisons de l’école pendant les heures de cours. Quelques-uns d’entre eux ont été jugés et arrêtés, et ils ont finalement compris le message et ont laissé la Gompers Charter School tranquille. C’est pourquoi je dis que Gompers est le véritable test pour valider le modèle de l’école Preuss. Elle se trouve dans le ghetto, dans le quartier, et elle est exposée physiquement à tous les préjudices de la communauté. Nous, les universitaires, nous avons donné des conseils, aidé à écrire les lettres et pris la parole lors des réunions, mais nous avons laissé les mères et les grands-mères élaborer leur propre projet. L’université n’est pas venue pour leur dire comment faire. Mais nous les avons certainement « soutenues ». De longues heures ont été consacrées à l’ouverture de la Gompers Charter School. J’aime à penser que Thurgood Marshall et Martin Luther King auraient tous les deux approuvé cet effort.

 

5. Les murs et les pratiques pédagogiques

Jean-Charles F.:

Tu as parlé de méthodes pédagogiques appropriées qui ont été utilisées, pourrais-tu nous en dire plus ?

Cecil L.:

Eh bien, nous sommes conscients – je veux dire que c’est de notoriété publique – que les familles pauvres ne peuvent pas toujours offrir un environnement propice à l’éducation menant aux études supérieures. Le jeune et les parents doivent construire puis encourager de bonnes habitudes d’étude et de réussite en vue de pouvoir aller à l’université. Même si le jeune choisit de ne pas aller à l’université, il sera un excellent plombier, car il est instruit, il connaît la technologie, il est un acteur créatif dans sa communauté, il peut construire l’avenir. Mais j’ai un parti-pris : je veux qu’ils aillent à l’université pour devenir des médecins et des avocats.

Et… la pédagogie : si nous avons appris deux ou trois choses, nous l’avons appris des parents. Au lycée américain, il y a ce qu’on appelle la « home room », où les élèves d’une même promotion commencent chaque journée dans une classe où le professeur principal revient sur les traditions de l’école. Dans la plupart des écoles secondaires, les élèves changent de classe et de « home room » d’année en année, avec un professeur principal différent et des élèves différents. Nous avons mis en place une innovation majeure, appelée “looped advisory” (aide récurrente ou en boucle donnée aux élèves), qui permet au même groupe d’enseignants/élèves de rester ensemble tout au long de la scolarité jusqu’à l’obtention du diplôme. L’enseignant apprend notamment à connaître la biographie de chaque élève, ce qui se passe dans le quartier, ce qui se passe avec les parents et les frères et sœurs. Nos enseignants apprécient les “looped advisory” car cela leur permet de faire plus que de remplir la mission d’enseignement, donc de pouvoir avoir un souci particulier pour chaque élève. Un certain nombre d’écoles à San Diego, Los Angeles et dans tout le pays ont adopté ce modèle. Il s’agit donc d’une différence pédagogique importante.

L’autre innovation pédagogique est d’avoir des étudiants de l’université présents dans la classe aux côtés du professeur et des élèves. Ainsi, dans une classe de mathématiques, il y a généralement un professeur, parfois un professeur adjoint, et jusqu’à vingt étudiants de l’université, tuteurs dans la classe, assis juste à côté du jeune, qui l’aident en mathématiques ou en lecture. Environ 65 % des élèves sont mexicains, originaires du Mexique, et ne parlent donc pas tous couramment l’anglais à leur arrivée en 6e. L’idée est donc d’accélérer leur apprentissage de la langue, mais aussi de leur donner de bonnes habitudes d’apprentissage. Les tuteurs de l’université rencontrent le professeur un jour par semaine pour préparer le plan de cours de la semaine suivante. C’est une méthode très efficace et très coûteuse. Les classes de petite taille coûtent cher. Les tuteurs ne sont pas payés mais ils reçoivent des crédits universitaires. Ils suivent un cours pour apprendre à enseigner, nous devons donc engager un professeur pour les instruire, ce qui ajoute des coûts supplémentaires – mais cela en vaut la peine. Il faut savoir que cela coûte environ un quart de plus pour éduquer des jeunes défavorisés en vue de les faire accéder à l’université. Il ne faut pas oublier qu’il est économiquement moins cher et plus sage d’assurer le développement d’un enfant à l’école que de réparer un adulte en prison.

Bien qu’on ait l’impression que ce sont des innovations majeures, il s’agit de réformes bien connues et documentées, dont tout le monde s’accorde à dire qu’elles sont nécessaires à la mise en place d’une éducation de qualité.

Jean-Charles F.:

Lors de ma visite à la Preuss School, j’ai pu observer un cours d’informatique où les élèves travaillaient en petits groupes de quatre pour élaborer un projet de petit chariot à quatre roues piloté par une personne, en vue d’une compétition régionale. Il s’agissait de faire dévaler une descente à ce chariot et celui qui arrivait le plus loin dans la remontée qui suivait, avait gagné. Chaque groupe devait avec l’aide d’un ordinateur trouver le moyen le plus efficace pour construire ce chariot en vue de gagner cette compétition.

Cecil L.:

Oui, les jeunes aiment beaucoup les jeux, et on utilise les jeux comme des outils d’instruction. Je ne parle pas des jeux vidéo, mais le laboratoire informatique de la Preuss School est à la pointe de la technologie et accessible aux élèves. Je ne me souviens pas de ce projet, cela me semble bien correspondre à ce qui se fait spécifiquement. Ce dont je me souviens, c’est un projet où les élèves étaient en compétition avec d’autres écoles pour construire une machine pour déplacer les œufs d’ici à là sans les casser. Il s’agissait donc de construire une machine qui ramasse les œufs, et il fallait en concevoir toute l’électronique, et les roues et les engrenages pour construire l’appareil et accomplir la tâche. Parfois ils échouent, c’est comme cela qu’on apprend. Comme beaucoup de mes collègues des laboratoires biomédicaux, ils échouent souvent ou ne sont pas à la hauteur. Il y a là une autre leçon : l’endurance et la créativité. Il faut répéter l’expérience jusqu’à ce qu’on y parvienne.

Jean-Charles F.:

Est-ce que les arts, la musique, jouent aussi un rôle dans l’école ?

Cecil L.:

Pas tellement. J’en suis assez déçu. Tout le monde pensait que Cecil Lytle allait construire une école de musique. Et ce n’est pas ce que j’ai fait… Je n’ai pas voulu exercer une influence pour cet aspect des choses, parce que les enfants sont tellement en retard dans les compétences de base. Le programme commence au niveau de la 6e et les élèves qui viennent lisent en gros au niveau du CM1. L’école Preuss passe donc beaucoup de temps en 6e et en 5e à améliorer leurs compétences pour atteindre le niveau attendu, si bien qu’en 4e, ils sont capables normalement de suivre les cours avec succès. Cela ne laisse malheureusement pas beaucoup de temps pour la musique ou l’athlétisme. Il y a une chorale, un petit orchestre, mais pas de cours individuels. Non, je n’ai pas mis l’accent sur les arts dans le programme scolaire : il s’agissait de leur permettre d’acquérir les compétences académiques de base afin qu’ils puissent décider de ce qu’ils voulaient faire de leur avenir. Un certain nombre d’élèves ont leur propre groupe musical, ils répètent après le lycée, mais nous n’avons pas de programme très élaboré d’études musicales. Je pense que la grande idée pédagogique a été d’individualiser l’enseignement autant que possible – de dispenser l’éducation dans une relation individuelle, que quelqu’un apprenne à connaître les points forts de l’élève. Un grand nombre de nos 850 étudiants sont originaires du Mexique et du reste de l’Amérique latine. L’espagnol est la langue maternelle, mais les jeunes sont, pour l’essentiel, illettrés en espagnol et en anglais ; il ne s’agit pas de l’espagnol classique. Il s’agit en général d’une utilisation très expressive, mais peu académique, des langues. C’est pourquoi de nombreuses classes sont bilingues les premières années, dans l’espoir de faire progresser les jeunes à partir de leurs compétences. Cela peut se faire, je pense, avec une grande détermination de la part de l’élève, du professeur et de la famille.

Jean-Charles F.:

Je connais quelqu’un qui enseigne dans la maternelle et le CP en Californie, dans un quartier avec beaucoup d’émigrants du Mexique. Il y a déjà pas mal d’années, il avait commencé à enseigner dans une formule bilingue, l’espagnol le matin, l’après-midi l’anglais. Mais ce programme a cessé à cause de régulations provenant des autorités qui prétendaient que c’était une mauvaise formule pour les enfants. Donc tout se fait en anglais maintenant.

Cecil L.:

C’est dommage !

Jean-Charles F.:

Il a été très déçu par cette décision.

Cecil L.:

Il a le devoir de l’être. Ils essaient de faire des économies. Dans ces situations en Californie du sud et dans beaucoup d’endroits aux Etats-Unis, il est indispensable d’avoir un enseignement bilingue.

Jean-Charles F.:

D’après ce que je sais, il ne s’agissait pas de faire des économies, mais d’imposer l’anglais.

Cecil L.:

Alors il y a un double bénéfice pour l’idéologie de droite.

Nicolas S.:

Tu ne parles que des succès obtenus, est-ce qu’il y a eu des échecs ou des aspects plus problématiques que tu as peut-être pu résoudre ?

Cecil L.:

Oui, on apprend en faisant des erreurs. Il y a une remarque très subtile à faire en termes de regret possible. Je pense à un incident qui m’est arrivé que je n’ai pas très bien géré et que j’ai sensiblement regretté. Cela s’est produit lorsque j’étais au lycée. Ma mère m’a demandé : « Est-ce que tu veux jouer ton Debussy pour le club des femmes de l’église ? » Et j’ai répondu quelque chose comme : « Oh, je ne veux pas jouer pour ces gens. » J’ai fait le malin ! À ce moment-là, je prenais des leçons de piano avec un professeur de la Julliard Music School et j’étais complètement plongé dans le grand art, ce qui m’avait fait oublier d’où je venais. Elle m’a giflé, j’avais dix-sept ans, elle m’a giflé. Elle m’a dit très sèchement : « Je suis une de ces personnes. » Ma mère était une femme pauvre de Floride et très peu instruite, mais elle a toujours su combien l’éducation avait de la valeur. Nous étions à ce moment-là tous les deux en train de nous rendre compte de la distance de classe que peut créer une telle éducation si l’on n’y prend pas garde. Ce n’est que des années plus tard que j’ai compris le crime que j’avais commis. J’ai réalisé ce que j’avais fait, et je devenais pour elle un ennemi, je devenais un aristocrate, je devenais quelqu’un faisant partie de l’élite, je devenais comme l’une des personnes qui essayaient toujours de nous expulser de notre logement.

Je pense donc que l’un de mes regrets ou l’une de mes craintes à propos de ces deux écoles est que nous risquons de rendre les étudiants ennemis de leurs familles si nous ne faisons pas attention. Comment faire ? Dans de nombreux cas, leurs grands-mères ne parlent que très mal l’espagnol littéraire, et ce jeune homme ou cette jeune fille lit Shakespeare et prévoit d’aller à Harvard. Cette collision peut être traitée avec soin et de manière individuelle. Chaque famille doit être mise en garde contre les bouleversements liés aux distinctions de classe et aux comportements correspondants, et trouver comment les éviter. Les enseignants et les conseillers parlent aux familles de ce qui pourrait arriver, mais nous ne pouvons pas rentrer à la maison avec eux et expliquer à la grand-mère pourquoi la petite-fille veut voter républicain [rires] ou autre chose. On ne leur apporte pas autant de soutien transitoire que celui qu’on souhaiterait pouvoir faire. C’est particulièrement inquiétant pour les jeunes Latinas. La famille (généralement le père) veut que sa fille réussisse en Amérique. Mais après avoir reçu de bonnes notes et obtenu des résultats élevés aux tests exigés à l’entrée des universités, il ne veut pas que sa fille aille à l’université. Nous avons eu plusieurs exemples d’étudiantes qui ont très bien réussi et qui ont été admises dans des écoles comme Harvard avec une bourse complète, et leur père dit : « non, tu restes à la maison, tu vas à l’université la plus proche ». Cela vous brise un peu le cœur, mais je comprends que c’est pour eux un changement trop important. Et beaucoup de ces familles ont trois ou quatre générations vivant dans la maison : la grand-mère, les parents, leurs progénitures, et peut-être un bébé. Ce choc des traditions, des générations et des valeurs, est donc bien réel. Si la Preuss School réussit, nous courons le risque de contribuer à créer les ennemis de la famille, nous créons les futurs propriétaires qui expulseront les gens dans leur situation, nous créons peut-être le futur chef de la police ou le futur magistrat. Donc, je ne sais pas si c’est un échec, mais c’est quelque chose auquel nous devons prêter attention dans la vie évolutive du jeune et de sa famille. C’était la leçon que j’ai reçue et j’ai dû l’apprendre un jour d’hiver froid dans notre cuisine. C’est quelque chose qui compte, c’est sûr. On a une famille qui est pauvre depuis au moins six générations avec à peine de quoi vivre et toujours au bord de la faillite. Et soudain, en une génération, la trajectoire de la famille change : l’enfant va à UCLA, UC San Diego, la fille ou le fils est sous tension, s’occupant de sa grand-mère en espagnol, et lisant par ailleurs Shakespeare ; ou jouant du Debussy. C’est donc quelque chose dont nous ne nous occupons jamais à fond, et que nous ne pouvons peut-être pas traiter de manière satisfaisante.

Nicolas S.:

J’ai aussi une question concernant la construction du bâtiment de la Preuss School, vous avez eu l’opportunité de choisir l’emplacement des espaces, les murs, l’architecture etc. ? Est-ce que vous avez fait un effort particulier pour changer le format standard – en France les écoles sont souvent appelées des casernes ?

Cecil L.:

Oh, des casernes de l’armée ! Eh bien peut-être que c’est le cas ! La Preuss School est très belle et offre de nombreux espaces ouverts. Nous avons dit à l’architecte que l’enseignement se ferait dans les salles de classe, mais comme nous vivons en Californie du Sud où il fait chaud, qu’une grande partie de l’enseignement se ferait en dehors des salles de classe. On leur a donc demandé de nous fournir un projet avec des salles de classe et des espaces à l’extérieur où les professeurs et les élèves peuvent se rencontrer sous la supervision des enseignants se trouvant à proximité. Ce qu’ils ont proposé était assez intelligent, en fait. La Preuss School est conçue sur un schéma à cinq doigts, avec un bâtiment administratif au centre, ici [avec des gestes de la main] et entre chaque bâtiment, des cours intérieures avec de petites tables pour que les tuteurs puissent rencontrer leur élève afin de revoir ensemble ce qui a été abordé dans les classes. Par conséquent, l’enseignement supervisé se déroule à l’extérieur de la salle de classe, et même sur les terrains de sport.

Le premier samedi de chaque mois est consacré à la réunion des parents d’élèves – 300 parents y assistent. Ce chiffre est sans précédent dans les écoles américaines – vous avez peut-être quatre parents, cinq parents, mais 300 ! Avec la Gompers Charter School, nous avons hérité d’une école qui est dans le ghetto depuis près d’un demi-siècle. Après avoir réussi à sécuriser le campus, nous avons démoli la plupart des murs de la cour intérieure et aussi créé des salles calmes pour les professeurs et les élèves. Mais nous ne pouvons pas démolir les bâtiments et repartir à zéro. Un nouveau bâtiment a été ajouté à la Gompers School pour le conseil familial et un gymnase pour le sport. Le gymnase est ouvert au public le soir, afin que les familles puissent venir faire du sport dans un centre de remise en forme. Nous avons essayé de faire en sorte que la Gompers School fasse partie de la communauté, et non de la fermer le soir et le week-end. Il y a encore des problèmes de sécurité. Nous avons recours à des policiers armés sur le campus. Contrairement à la Preuss School, la Gompers School essaie de survivre dans un quartier assez difficile.

Nicolas S.:

Et c’est la police publique qui assure ce service de gardiennage ?

Cecil L.:

Nous engageons notre propre police privée et la formons correctement sur la manière de se comporter. Nous avons un accord avec la police municipale pour qu’elle ne vienne pas sur le campus, à moins qu’elle ne soit appelée. Cela fonctionne plutôt bien. On peut malheureusement constater que quand la police municipale arrive dans un lieu, elle réprime sans différenciation et parfois elle aggrave les problèmes. Nous avons donc arrêté cela, et maintenant les agents de sécurité collaborent avec la police municipale. Personne n’aime voir la police arriver. Les agents de sécurité sont issus de la communauté, ils connaissent les gens, ils vont à l’église avec eux, c’est un peu plus convivial. Deux ou trois d’entre eux sont armés, les autres ne font que des rondes. Mais leur fonction est d’empêcher les gens d’entrer, c’est tout. Parce que les élèves ne font pas d’histoires.

 

6. Les murs et les pratiques musicales

Jean-Charles F.:

Une dernière question pour revenir à la musique : quels sont les murs qu’on peut observer dans le domaine des pratiques musicales ?

Cecil L.:

On a parlé de John Zorn et de George Lewis. Je pense que ces artistes ont pu anticiper ce que la musique va devenir. On n’en voit aujourd’hui que les prémisses. Ce qui me paraît ne plus avoir de sens aujourd’hui, ce sont les gens comme le pianiste trop sérieux ou le pianiste-athlète qui joue des études de Chopin comme personne, et qui ont par ailleurs beaucoup de goût, d’attitudes et de façons de faire les choses. Je ne sais pas si vous êtes d’accord ? Les gens pleurent l’orchestre symphonique qui se meurt, mais je ne pense pas que ce soit une mauvaise idée. Pourquoi faudrait-il qu’il y ait une douzaine d’orchestres à New York ? Un seul bon orchestre suffirait. On peut voir le signe écrit sur le mur : le public est en train de vieillir. Les gens me détestent si je dis cela, mais si l’orchestre se meurt par désintérêt, c’est qu’il devient une sorte de fossile préhistorique. Donc, y aura-t-il des orchestres dans environ 100 ans ? Il y en aura sans doute quelques-uns. Ils coûtent beaucoup d’argent et le répertoire qu’ils jouent est très limité, environ 25 œuvres différentes jouées chaque année dans tous les pays. Ce sont des pièces merveilleuses, je les aime, je les joue, mais cette institution est-elle viable ? Je ne pense pas qu’elle le soit, et je ne pense pas que sa mort soit si terrible…

Jean-Charles F.:

Je suis complètement d’accord.

Cecil L.:

Ce qui va persister, je pense, ce sont les problèmes que vous décriviez à propos de la création du Cefedem AuRA. C’est une preuve supplémentaire que ceux qui dominent la profession ne veulent pas changer les traditions. Et si vous faites quelque chose de nouveau, ou si vous avez une façon différente de faire quelque chose d’ancien, ils ne vous soutiendront pas et même vous donneront du fil à retordre. Donc quand vous décriviez votre combat pour la création de cette institution, je sais de quoi vous parlez. Mais il faut que vous preniez du plaisir à vous battre, sinon ils vont écraser tous vos efforts, et vous avec. Donc, je ne pense pas que ce soit une mauvaise idée. Je pense que des gens comme vous ou George Lewis en particulier sont vraiment passionnants et stimulants à observer dans leurs actions. Je suis particulièrement impressionné par la trompettiste/improvisatrice Stephanie Richards, qui vient d’être recrutée au département de musique à UCSD. Cela va être difficile, mais j’espère que si d’autres institutions se consolident, l’argent qui sert à soutenir les 20 orchestres de New York sera redistribué d’une manière ou d’une autre. Je pense que l’un des avantages inattendus de la technologie personnalisée développée au cours du dernier quart de siècle, est que chaque artiste est capable de trouver des moyens de contourner l’industrie de la musique et peut se promouvoir et se présenter à faible coût. Se subventionner soi-même, telle est la devise. Et je ne pense pas que ce soit un phénomène purement américain. Les artistes en Europe et ailleurs se font connaître sans le dispositif lourd des agents ou des salles de concert. Je continue cependant à penser que nous ne pouvons pas abandonner les « institutions » au nivellement par le bas de la qualité artistique. Il existe donc une tension dans ce que je préconise. Avec le temps, j’espère que l’approche de la promotion individualisée contraindra suffisamment les piliers des arts et de la culture dans la société pour repenser les interactions avec le public. L’Orchestre symphonique de La Jolla, par exemple, fait des choses intéressantes : il commande de nouvelles œuvres pour de grands ensembles. Les pièces ne rencontrent pas toujours le succès, mais les 700.000 sonates imprimées entre 1700 et 1900 ne le sont pas non plus.

Jean-Charles F.:

Eh bien, merci beaucoup.

Cecil L.:

Merci, cela m’a donné l’occasion de réfléchir à toutes ces choses.

Nicolas S.:

Bonne continuation !

 


1. Le Cefedem AuRA [Centre de Formation des Enseignants de la Musique Auvergne-Rhône-Alpes] a été créé en 1990 par le Ministère de la Culture pour délivrer le Diplôme d’Etat de professeur de musique (dans les conservatoires et écoles de musique).C’est un centre de ressources professionnelles et d’enseignement supérieur artistique pour la musique. Voir https://www.cefedem-aura.org

3. Voir par exemple les groupes Naessayé et l’album Oté la sere en 1991, ou Cyclon et l’album Maloggae en 1993. Et pour le seggae (séga et reggae), voir par exemple, Kaya et Ras Natty Baby et les Natty Rebels).

5. Voir Sara Johnson, The Fear of French Negroes: Transcolonial Collaboration in the Revolutionary Americas (Berkeley: University of California Press, 2012). Ce livre est une étude interdisciplinaire qui explore comment les peuples ont répondu à l’effondrement et la reconsolidation de la vie coloniale qui a suivi la Révolution haïtienne (1791-1845). Le livre est basé sur les expressions liées à la situation politique trans-coloniale des noirs, à la fois dans le domaine esthétique et expérientiel, dans des pays tels que l’Hispaniola, la Louisiane, la Jamaïque et Cuba.

6. Le provost est l’administrateur principal de nombreux établissements d’enseignement supérieur aux États-Unis. Ici, il s’agit de la direction d’un collège intégré au sein de l’Université de Claifornie San Diego. Le College propose tout un panel de matières dans un ou deux champs d’activités, dans un programme menant au Bachelors of Arts. L’université est une sorte de regroupement de Collèges. Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Provost_(fonction) et https://www.calvin-thomas.com/campus/programme-campus-access/university-colleges-community-colleges/

8. Les charter schools sont des écoles américaines laïques à gestion privée bénéficiant d’une très large autonomie dans l’enseignement et dans les programmes scolaires ; leur financement est public. Ces établissements sont sous contrat, fondés la plupart du temps par des enseignants ou par des parents d’élèves, et sont (entièrement) gratuits (comme les écoles publiques). Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Charter_School

10. Aux États-Unis, les écoles publiques sont gérées par des districts qui sont gouvernés par des Conseils d’administration. La présidence de ceux-ci est en général élue par un vote populaire (au suffrage universel au sein du district), et recrute un superintendant, en général un administrateur qui a déjà une longue expérience de l’enseignement public et qui assume le rôle de directeur général. Chaque district est plus ou moins indépendant et dépend des préconisations du gouvernement de chaque État des États-Unis et du Conseil d’administration du district. Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Commission_scolaire

Reinhard Gagel

Accéder à la traduction en français : Rencontre avec Reinhard Gagel

 


Encounter between Reinhard Gagel and
Jean-Charles François

Berlin, June 29, 2018

 

Reinhard Gagel Reinhard Gagel is a visual artist, pianist, improviser, researcher and pedagogue who is associated with the Exploratorium Berlin, a center in existence since 2004 dedicated to improvisation and its pedagogy, which organizes concerts, colloquia and workshops (he retired in March 2020). He works in Berlin, Cologne and Vienna. This interview took place (in English) in June 2018 at the Exploratorium Berlin. (www.exploratorium-berlin.de) in June 2018. It was recorded, transcribed and edited by Jean-Charles François.

 


Summary :

1. Transcultural Encounters
2. Improvisation Practices across the Arts
3. Pedagogy of Improvisation, Idioms, Timbre


1. Transcultural Encounters

Jean-Charles F.:

I think that today many people work in different environments with professional, artistic, sentimental, philosophical, political (etc.) identities that are incompatible with each other. The language that should be used in one context is not at all appropriate for another context. Many artists occupy, without too many problems, functions in two or more antagonistic fields. Many teach and give concerts at the same time. The antagonisms are between art teaching circles and those of artistic production on stage, or between the circles of interpretation of written scores and those of improvisation, or between music conservatories and musicology departments in universities. The discourses on both sides are often ironic and unlikely to degenerate into major conflicts. Nevertheless, they correspond to deep convictions, such as the belief that practice is far superior to theory, or vice versa: many musicians think that any reflexive thinking is a waste of time taken from the time that should be devoted to the practice of the instrument.

Reinhard G.:

There is also a tradition here in Germany of considering old-fashioned to work in both pedagogy and improvisation. At the Exploratorium (in Berlin), for years and years all the musicians in Berlin said that the Exploratorium was only a pedagogical institute. This is really changing: for example, our concerts include musicians who are also scholars. There was a problem between the academic world and the world of practicing musicians, and I think that these boundaries are being erased a little bit, in order to be able to develop exchanges. The type of symposium I am organizing – you attended the first one – is a first step in this direction. The musicians who are invited are also researchers, pedagogues, teachers. But in Germany, our discussions are mainly focused on the constant interaction between theory and musical practice. This is my modest contribution to trying to overcome the problem that exists in many of the colloquia in which we participate: that’s there’s only talk talk talk, endless speeches, successions of paper presentations and little that really relates to musical practice. Your action with PaaLabRes seems to go in the same direction: to bring together the different aspects of the artistic world.

Jean-Charles F.:

To bridge the gaps. That is to say to have in the Editions of our digital space a mixture of academic and non-academic texts and to accompany them with artistic productions, with artistic forms that, thanks to digital technology, mix different genres.

Reinhard G.:

In your Editions you use French and English?

Jean-Charles F.:

Yes and no. We really try to concentrate on the French public who often still have difficulty reading English. Translating important texts written in English and still little known in France seems very important to me, this was the case with the texts of George Lewis, David Gutkin and Christopher Williams. Unfortunately, we do not have the possibility to translate texts written in German. We are in the process of developing a bilingual English-French version of the first edition.

Reinhard G.:

I have the feeling that your publication is interesting, even though I didn’t have much time to read it in detail. I find the theme of the next edition “Break down the walls” really important. My next symposium at the Exploratorium in January (2019) is going to be on “Improvising with the strange (and with strangers), Transitions between cultures through (free) improvisation?” I invited Sandeep Bhagwati, a musician, composer, improvisator and researcher, who works at a university in Canada and lives in Berlin. He belongs to at least two cultures, and he has created an ensemble here in Berlin that tries to combine elements from lots of different cultures to produce a new mixture. It’s not like so-called “world music” or inter-cultural music or anything like that – I think they’re trying to find a really new sound. This should be built from all the musical sources of the musicians who make up the ensemble and who all come from different cultures. I invited him to give a concert and to present the keynote address of the symposium. The last symposium was about “multi-mindedness.” This term is said to come from Evan Parker, and it refers to the problem of how a large group of musicians organizes itself while playing together. Some musicians use methods of self-organization, others use conducting in various forms. For example, my Offhandopera brings a lot of people together to create an opera in real time, with moderate conducting. The symposium has led to a good exchange and the new edition of Improfil[1] (2019) will be devoted to these issues.

Jean-Charles F.:

A first reaction to what you have just said might be to ask how this idea of trans-culturalism is different from Debussy’s approach, which takes the Indonesian gamelan as a model for certain pieces. There are, for example, many composers who use other cultures from around the world as inspiration for their own creations. Sometimes they mix in their pieces, traditional musicians with classically trained musicians. The question that can be asked in the face of these sympathetic attempts is that of the return match: to put the musicians of European classical music in their turn in situations of discomfort by confronting themselves with the practices and conceptions of other traditional music. It is not just a question of treating the musical material of particular cultures in a certain way, but of confronting the realities of their respective practices. In Lyon within the framework of the Cefedem AuRA[2] that I created and directed for seventeen years, and where from the year 2000 we developed a study program that brings together musicians from traditional music, amplified popular music, jazz and classical music. The main idea was to consider each cultural entity as having to be recognized within the entirety of its “walls” – we have often used the term “house” – and that their methods of evaluation had to correspond to their modes of operation. But at the same time, the walls of each musical genre had to be recognized by all as corresponding to values as such, to necessities indispensable to their existence.

Reinhard G.:

For their identity.

Jean-Charles F.:

Yes, but we have also organized the curriculum so that all students in the four domains should also be required to work together on concrete projects. The idea was to avoid the situation where, as in many institutions, the musical genres are recognized as worthy of being present, but separated in disciplines that communicate only very rarely, and even less allow things to take place together. There are many examples where a teacher tells the students not to go and see those who make other types of music.

Reinhard G.:

It is typical of what happens often in musical education.

Jean-Charles F.:

In fact, this also happens a lot in higher education. The question also arises in a very problematic way with regard to the absence of minorities from popular neighborhoods in France in conservatories: the actions carried out to improve recruitment can often be considered as neo-colonialist in nature, or on the contrary are based on the preconception that only the practices already existing in these neighborhoods definitively define the people who live there. How to break down the walls?

Reinhard G.:

This fits my ideas quite well:

    1. My first idea was to say that improvised music is typically European music – free improvisation – there are for example differences in practice between England and Germany. British musicians have a different way of playing. Nevertheless, there is a communality. Whether it is a common language, is a question that I ask myself, I don’t have a ready-made theory on the subject. On the one hand there are the characteristics linked to a country or a group of musicians, but on the other hand there are many possibilities to meet in open formats, as for example at the CEPI[3] last year. If I play with someone sharing the same space, I don’t have the impression that he/she is an Italian musician. Nevertheless, she/he is Italian and there is a tradition of improvisation specific to Italy.
    2. But the next idea that came to my mind was that of Peter Kowald – do you know him? – the double bass player from Wuppertal who had the idea of the global village. His idea was to find out in practice whether there is a common musical language between the cultures. He coined the term « Global Village » for improvisation and he brought together musicians of different origins.(See the article in the present edition: Christoph Irmer, We are all strangers to ourselves .)
    3. And the third idea that motivates me concerns things that I see as very important in the actual political situation: the scientific research concerning the encounter between different cultures. In Franziska Schroeder’s book Soundweaving: Writings on Improvisation[4] there is a report written by a Swedish musician, Henrik Frisk, on a research project about a musical group that tried to grow together with two Vietnamese and two Swedish musicians. He describes in his text the difficulties they had to overcome: for example, you cannot just say “OK, let’s play together” but you have also to try to understand the culture of the other, that is the strangeness that despite everything exists. So, they provide a good example. The Swedish musicians went to Vietnam and the Vietnamese musicians went to Sweden. And they tried to stand in the middle between the two cultures: what is the tradition of Vietnamese music, what could they do or not, and so on… They meet each other to work together and play. And that was the basis of my idea to organize the next symposium in January with musicians and researchers, and I found Sandeep who I think is very aware of these issues: for him it’s an essential aspect of his project. He told me that he is not talking about trans-culturalism, but about trans-traditionalism. Because, he says – it’s the same as what Frisk says – a culture always has a tradition and you have to know that tradition, your culture can’t be all that matters, but tradition is what’s most important. And I’m very curious to know what he is going to say and what we will learn from the debate that will follow.
Jean-Charles F.:

And at the Exploratorium, how do you address the question of the public and the difficulties of bringing in specific social groups?

Reinhard G.:

For the past year we have been developing a project called « Intercultural music pool ». And there are questions in Germany and in Europe today concerning refugees and borders, the question of bringing in only a few and not too many; and on top of that the question of terrorism and invasion and all that. In this situation, in Germany, we are moving in both directions: on the one hand, official political decisions and, on the other, local initiatives that try to integrate emigrants. So, we decided to develop an integration project so that people from other countries can play with musicians who have been living in Germany for a long time. And there are examples of choirs that exist in Berlin where people and refugees sing together. Matthias Schwabe[5] and I accompanied this project from the theoretical point of view, with the papers and other necessary formalities. This project has been in place for a year but with no refugees participating. In this ensemble, there are two musicians who come from Spain, but this is not at all what we hoped for. Certain musicians came and said that it could be possible to do it with improvisation; improvisation is a link to bring people together. I don’t know how we’re going to continue, but for now it’s a fact: we tried to make this project public, but they didn’t come. Therefore, I think we need to ask ourselves questions given this failure on inter-culturalism and trans-culturalism. And for me the question is whether improvisation is really the link, the bridge that fits? For example, it is perhaps more important for me to learn a Syrian song than to improvise with someone from that country. I will ask the musician leading this « intercultural musical group » to make an assessment of these experiences. We have not yet carried out the evaluation of this action, but it seems important to do so before the symposium. Here are the questions we are facing: is improvisation really an activity that involves a common language? No, I think it may not be the case.

 

2. Improvisation Practices across the Arts

Jean-Charles F.:

Well, very often I also ask myself this question: why, if improvisation is free, why does the sound result most of the time fit into what is characterized as contemporary music from a classical and European point of view? And one way of thinking about this state of affairs in a theoretical way is to say that improvisation, historically, appeared as an alternative, at the time when structuralism dominated the music of the 1950s-60s. The alternative consisted of simply inverting the terms: since structuralist music was then presented as written on a score, and moreover was written in every detail, then one had to invert the terms and play without any notation at all. And since structuralist music had developed the idea that ideally every piece of music should have its own language, then it was absolutely necessary to develop the notion of non-idiomatic music, which obviously does not exist. And since all structuralist scores were written for well-defined instrumental sounds in treatises, then ideally all these sounds should be eliminated in favor of an instrumental production belonging only to the one who created it. You can continue to invert all the important aspects of the structuralist culture of the time. But to invert all the terms we risk depending only on the culture of reference, and to change nothing fundamentally. On the other hand, and this is a paradox, what free improvisation has not failed to preserve is particularly interesting: its artistic productions have remained « on stage » in front of an audience. Outside the stage, music does not exist. This is a legacy of the Romantic West that is difficult to get rid of. As a result, it can be said that free improvisation developed strategies to prolong the tradition of European learned culture while claiming that it did exactly the opposite!

Reinhard G.:

I think it’s important to emphasize that it’s not just about looking at improvisation as such, but all the things that improvisation includes. I agree with you about romanticism, improvisation on stage and the idea of inspiration on the moment, the idea of momentum, of waiting for moments of genius. For me, everybody in the world of improvised music talks about the quality, good or bad, of improvisations and the inspiration of the moment, the momentum in jazz, these are important things that do not only concern the practice of improvisation. I discovered through you the works of Michel de Certeau and I am reading a lot about collectivism and its applications in collective performances and performance theory: this theory tries to reflect about the way to show something, and it’s not only to have music on stage. But it’s possible to think about things outside of just the music on stage: you can go and perform outside the concert hall and mix audience and the musicians together and find new forms of performance of dance and music. I kind of like this idea of saying that improvisation is not just about these genius things, but it’s really a common thing; it’s a way of making music; it’s elementary, you have to make music that way. So, I meet a person and we make sounds together, and if someone says, “Okay, I have a song,” then let’s sing it together, and if I don’t know that song, we’ll just play one strophe or a phrase or something like that. I also think that the concept of quality is also a Western idea, this perfection in performance…

Jean-Charles F.:

Excellence!

Reinhard G.:

Let’s stop saying that it’s necessary to organize concerts, but let’s rather say that it’s necessary to invest in places where it’s possible to play, that’s what interests me. The Exploratorium is going a little bit in this direction: we organize open stages where people can play together, and so people are invited to produce music by themselves. It’s not about doing something that someone tells them to do, but it’s “let’s do it together”. So, I think it’s necessary to think about improvisation not only in terms of what constitutes its central core, at the heart of the music, may be not only in the core constituted by the interactions together, but also in the core of concerts and situations. That seems interesting to me. For example, the game of “pétanque” organized in France by Barre Phillips[6]: it was a bit like this idea of putting something in common, not for an audience, but for ourselves. And today, we meet before we play together in a concert[7] and not only on the day of the concert.

Jean-Charles F.:

Right.

Reinhard G.:

Here’s what could happen: it was my idea to invite you to do a concert, but it would be very interesting to do a rehearsal before the concert. I’d like to do that in addition to playing at the concert and trying things out and being able to talk about them. For me this is as important as doing concerts. It goes hand in hand with the idea of coming and going, finding things, allowing yourself to get out of the cage, getting out a little bit of the cage of improvisation limited to musical things, dealing with issues of idioms, interactions, looking at other aspects…

Jean-Charles F.:

With PaaLabRes, we have been developing for two years a project to bring together practices between dancers and musicians at the Ramdam[8] near Lyon, notably with members of the Compagnie Maguy Marin. This project was also based on the idea of bringing together two different cultures (dance and music) and trying more or less to develop materials in common, the musicians having to do body movements (in addition to sounds), the dancers producing sounds (in addition to dance movements). Improvisation here was a way to bring us together on a basis of equality. Indeed, what improvisation allows is to put the participants in full responsibility towards the other members of the group and to guarantee a democratic functioning. This did not mean that there was an absence of situations in which a particular person assumed for a moment to be the exclusive leader of the group. At the Exploratorium what about the interactions between artistic domains, do you have any actions that go in this direction?

Reinhard G.:

Yes, I am also a visual artist. Since last year I have had a new studio – in the countryside – which I use as my atelier: I can create in a continuity my music and my visual works together, and in October (2018), a musician, a poet and I will play a performance of my paintings. As far as other art forms are concerned, the question of improvisation is not the most important thing. In the visual arts, I think that there is no reflection on the questions of improvisation.

Jean-Charles F.:

In our project with dance, at some point last year, Christian Lhopital[9], a visual artist joined us. If you go to look at the second edition on the PaaLabRes website, the map that gives access to the various contents is a reproduction of one of his paintings. He came to participate in a session of encounter between dance and music. At first, he hesitated, he said: “What am I going to do?” Then he said, “OK, I’ll come in the morning from 10:00 to 12:00 and I’ll observe”. The session started as usual with a warm-up that lasted almost two hours, it’s quite a fascinating experience, because the warm-up is completely directed at the beginning by a person from the dance who gradually organizes very rich interactions between all the participants and it ends in a situation very close to improvisation as such. We start with very precise stretching exercises, then directed actions in duet, trio or quartet, and little by little in continuity it becomes more and more free. Well, after a few minutes, Christian came to join the group, because in a warm-up no one is afraid of being ridiculous, because the goal is not to produce something original. And then after that he stayed with us all weekend and took part in the improvisations with his own means in his artistic domain.

Reinhard G.:

This is something very important. For example, if you say or think: “when I make music, I have to be completely present, concentrated, and ready to play”, then the music doesn’t necessarily materialize in action. If you think, “Okay, I’ll try this or that” [he plays with objects on the table, glasses, pencils, etc.] and it produces sounds and there’s I think pretending that it’s music, that music only functions when it is recorded, or is just on stage, or if you listen to it in perfectly made recordings. This can become a completely different way of practicing music. In Western music, I think, historically in the 17/18th centuries musicians were composers and practicing musicians (also improvisers); it was a culture of sharing musical practice, of common playing: there was Karl-Philip Emmanuel Bach and the idea of the Fantasy and meeting to play at dawn, with the expression of feelings and with tears, and these were very important events for them. Later, I think, we developed the idea that we had to learn to play the instruments before we could really play them to produce music.

Jean-Charles F.:

Specialization.

Reinhard G.:

Yes, specialization.

Jean-Charles F.:

And to continue this story, Christian participated in the improvisation process by using the stage as if it were a canvas to draw on by using paper cut-outs and drawing things on them as the improvisations unfolded.

Reinhard G.:

I would like to see this, where can I find this information?

Jean-Charles F.:

At the moment this is not available, it might become possible in the future.

Reinhard G.:

OK.

Jean-Charles F.:

You said earlier that visual artists don’t talk much about improvisation.

Reinhard G.:

This may be a prejudice on my part.

Jean-Charles F.:

It’s quite true though, Christian Lhopital, the artist in Lyon had never done it before. We met the American trumpeter Rob Mazurek[10], who is an improviser but also a visual artist. He produces three-dimensional paintings that serve as musical scores. The relationship between musical practices and the production of visual art is not obvious.

Reinhard G.:

Yes, it’s more a question of going into a trance through different media, and I think that with music and dance things are more obvious because it’s done in continuity over time and you can find combinations in the various ways to move the body and to produce sounds on the instruments. But let’s take for example literature, improvisation in literature. That would be something very interesting to do.

Jean-Charles F.:

There is improvised poetry, like slam.

Reinhard G.:

The slam, OK.

Jean-Charles F.:

Slam is often improvised. And there are improvised traditional poetic forms. For example, Denis Laborde wrote a book on improvised poetry practices in the Basque Country[11] in a competitive logic – as in sports – by improvising songs according to tradition and very precise rules: the audience decides who is the best singer. There are traditions where the literature is oral and is continuously renewed in a certain way.

Reinhard G.:

There are also singers who invent their text during improvisation.

Jean-Charles F.:

But my question was about what a center like the Exploratorium was doing in this area. Are there any experiments that have been carried out?

Reinhard G.:

Yes, one of the workshops is dedicated to this aspect of things, but it is not the main focus of our program.

Jean-Charles F.:

What is it about?

Reinhard G.:

She is a visual artist who makes pictures – I didn’t attend this workshop, I can’t say exactly what she does – but she gives materials to the participants, she gives them colors and other things, and she lets them develop their own ways of drawing or painting. She conducted this workshop in public during our Spring festival.

Jean-Charles F.:

But she does this with music?

Reinhard G.:

No. She doesn’t. I really don’t know why. Maybe it’s because that’s kind of the way we do things here, which is to say, “everybody does it their own way”. Ah! once we’ve moved to our new home, we’ll be more open to collaborations.

Jean-Charles F.:

And you also have dance here?

Reinhard G.:

Yes, we have dance.

Jean-Charles F.:

What are the relationships with music?

Reinhard G.:

It’s more in the field of live encounters on stage. There are three or four dancers who come with musicians for public performances, and there are open stages with music and movement, and last Thursday we had the “Fête de la musique” here. The performances that are given here often bring together dancers and musicians.

Jean-Charles F.:

But these are only informal meetings?

Reinhard G.:

Yes. Informal. Anna Barth[12], who is a colleague of mine and is working at the library with me, is a Butoh dancer. She has performed a lot with Matthias Schwabe in this very slow and concentrated way of moving, and they’ve done performances together. But that’s not one of our major focuses. Our work is concerned with free improvisation in all arts, but 90% of it is music. There is a little bit of theater-improvisation, but only a little bit. The Exploratorium is centered mainly on musical improvisation.

 

3. Pedagogy of Improvisation, Idioms, Timbre

Jean-Charles F.:

Are there any other topics you would like to share with us?

Reinhard G.:

Yes, there is a question I ask myself that has nothing to do with multiculturalism. I work in Vienna at the University of Music and Performing Arts with classical musicians on improvisation. They are students at the Institute for Chamber Music. I’ve only had two workshops with them. I only give them a minimum of instruction. For example: “Let’s play in a trio” and then I let them play, that’s how I start the workshop. And during this first improvisation, there are a lot of things they are able to play, and they do it, they don’t have problems like saying “OK! I don’t have any ideas and I don’t want to play”. They play and I invite them to do so. And they use everything they have learned to do well after fifteen years of study. My idea is that I don’t teach improvisation, but I try to let them express themselves through the music they know and are able to play, and this would mean that they have the resources to improvise, to make music not only by reproduction. They can be also inventors of music. And for them, it’s a surprise that it works so well. They’re present, they’re concentrated, and they have really good instrumental technique and what they’re doing sounds really interesting. The feeling expressed by all is that “it works!” So I’m thinking about a theory of improvisation which is not based on technique, but on something like memory, memory of all the things you have in your mind, in your brain, what you have embodied, and with all that you just have to give them the opportunity to express themselves by just allowing them to play what they want. And I think that if we lived in a culture where there would be more of this idea of playing and listening and where classical musicians would be allowed to improvise more often and to improve in improvised playing, we could develop a common culture of improvisation. I’ve been doing that for the past five or six years and I have many recordings with very amazing music. What I want to discuss with you is about these resources. What are the resources of improvisation? What does improvisation mean to you? I think it would be interesting to get a better idea of what a common idea of improvisation would be.

Jean-Charles F.:

Yes. It’s a very complicated question. Historically, in my own background, I was very interested in the idea of the creative instrumentalist in the 1960s. The model at that time was Vinko Globokar and I was convinced that thirty years later there would no longer be composers as such, specialized, but rather kinds of musicians in the broadest sense of the term. But curiously at that time I didn’t believe that improvisation – especially free improvisation – was the way to go. In the group that performed at the American Center on Boulevard Raspail in Paris with Australian composer, pianist and conductor Keith Humble[13], we were thinking more in terms of making music that belonged to no one, “non-proprietary music”. We thought, for example, that Stockhausen’s Klavierstücke X – only clusters – was grandiose, except that clusters cannot belong only to Stockhausen. The concept of this piece, “play all possible clusters on a piano in a very large number of combinations” could very well be realized without referring to the detail of the score. So, we organized concerts based on collages of concepts contained in scores, but without specifically playing these scores.

Reinhard G.:

I can understand this, because for me too, the term collage is a very important thing.

Jean-Charles F.:

I left Paris for Australia in 1969, then San Diego, California in 1972. One of the reasons for this expatriation had been the experience in Paris of playing in many contemporary music ensembles with most of the time three or four rehearsals before each concert with musicians who were very skilled in sight-reading scores. One had the impression of always playing the same music from one ensemble to another. The musicians could produce the written notes very quickly, but at the cost of a standardized timbre. We had the impression of being in the presence of the same sounds, for me, the timbres were hopelessly gray. At the American Center, on the contrary, without the presence of any budget – it was not a “professional” situation – music was made with as many rehearsals as necessary to develop the sounds. It was a very interesting alternative situation. And that’s exactly what a research-oriented university in the United States could offer, where you had to spend at least half your time conducting research projects. There was a lot of time available to do things of your own choosing. And once again, some composers in this situation wanted to recreate the conditions of professional life in large European cities around a contemporary music ensemble: to play the notes very well as quickly as possible without worrying about the reality of the timbre. So, with trombonist John Silber we decided to start a project called KIVA[14], which we did not want to call “improvisation”, but rather “non-written music”. And so, as I described above, we simply inverted the terms of the contemporary ensemble model: in a negative way, our unique method was to forbid ourselves to play identifiable figures, melodies, rhythms, and in usual modes of communication. It was rather a question of playing together, but in parallel discourses superimposed without any desire to make them compatible. We would meet three times a week to play for an hour and a half and then listen without making comments to the recording of what had just happened. At first things were very chaotic, but after two years of this process we had developed a common language of timbres, a kind of living together in the same house in which small routines developed in the form of rituals.

Reinhard G.:

And what were the sources of this language, where did it come from?

Jean-Charles F.:

It was simply playing and listening to this playing three times a week and not having any communication or discussions that could positively influence our way of playing.

Reinhard G.:

Ah! You didn’t talk?

Jean-Charles F.:

Of course we were talking, but we felt that the discussion shouldn’t influence the way we played. But this process – and today it doesn’t seem possible anymore – was very slow, very chaotic, and at a certain moment a language emerged that no one else could really understand.

Reinhard G.:

…but you.

Jean-Charles F.:

Yes. Composers in particular didn’t understand it because it was a disturbing alternative…

Reinhard G.:

But it wasn’t traditional music, but the music you had developed… Was it the experience of contemporary music that gave you the initial vocabulary?

Jean-Charles F.:

Yes of course, it was our common base. The negative inversion of the parameters as I have noted above does not fundamentally change the conditions of elaboration of the material, so the reference was still the great sum of contemporary practices since the 1950s. But at the same time, as Michel de Certeau noted when he was present on the San Diego campus, there was a relationship between our practices and the processes used by the mystics of the 17th century. It was a question for the mystics to find in their practices a way to detach themselves from their tradition and their techniques. It’s exactly the opposite of what you described, it’s a process in which the body has stored an incredible number of clichés, and good instrumentalists never think about their gestures when they play because they’ve become automatic. That’s what we’ve been trying to do: to bring all this into oblivion. You mentioned the idea of memory.

Reinhard G.:

Memory, yes.

Jean-Charles F.:

It was exactly another idea, to try to forget everything we had learned so that we could relearn something else. Of course, that’s not exactly how it happened, it’s a mythology that we developed. But for me it remains a fundamental process. The fear of classical musicians is to lose their technique, and of course whatever happens they will never lose it. In this process, I have never lost my ability to play classically, but it has been greatly enriched. The importance of this process is that through a journey to unknown lands, one can come back home and have a different conception of one’s technique.

Reinhard G.:

It’s a combination of new and old things?

Jean-Charles F.:

Yes, so it is possible to work with classical musicians in situations where they have to leave their technique aside. And in the case of John Silber for example – he borrowed this idea from Globokar, and Ornette Coleman[15] had the same kind of experience – because our playing periods lasted for a very long time without interruptions, he got tired when he only played the trombone. So, he had decided to play another instrument as well, and he chose the violin, which he had never studied. He had to completely reinvent by himself a very personal technique of playing this instrument and he was able to produce sounds that nobody had produced until then.

Reinhard G.:

But the process through which these classical musicians I work with go through seems different to me: it’s a bit of another way of considering instrumental playing. If I tell them “play!” they don’t really try to play new things, but they recombine.

Jean-Charles F.:

Yes, what they know.

Reinhard G.:

They recombine what they know. But because they are in an ensemble situation, they can’t have control over it. There’s always someone who comes across what they’re doing. If they have expectations, there’s always someone who comes and disturbs them, and then you have to find a new way. And the interesting thing is that they are able to follow these crossings without getting irritated and saying “no, I can’t…” It’s a phenomenon where in many workshops, the participants first say “I can’t” and as soon as they start – a bit like the painter you mentioned – it works. And the question I ask myself is: is it a musical problem or is it a problem related to the situation? My main theory is that suddenly there’s a room and someone allows them to do something and they do it. And it’s interesting to note that they never do it on their own. They come to me and they play, and then they go outside, and they never do it again. There has to be a group and a space dedicated to this activity. There is a musician who came with his string quartet and they tried to improvise. Later he told me that they played an improvisation as an encore at a concert; but they didn’t announce that it was an improvisation but that it was written by a Chinese composer; and he said that the audience really liked that encore very much, and he was really surprised that it could happen like that. For me the problem seemed clear, because if they had announced that they were playing their own music, there would have been people who wouldn’t have wanted to listen to it. If you play Mozart, it’s because you’re playing something serious, there’s an effort to be made, and so on. So, the improvisation is more centered on the personality of the person doing it, and you enjoy yourself doing it, that’s a very interesting fact.

Jean-Charles F.:

It is said – I don’t know if this is really the case – that Beethoven playing the piano in concert improvised half the time and that the audience much preferred his improvisations over his compositions.

Reinhard G.:

It is really an interesting fact, yes.

Jean-Charles F.:

Was it like that because improvisations were structurally simpler?

Reinhard G.:

Now we are faced with two possible paths. The first leads us to an open field where we say to ourselves: “I don’t want to do what others have already done or are doing”. And the second one is to say: “I’m going to do an improvisation that won’t be a complete” – what do you call it? …

Jean-Charles F.:

An erasure, an oblivion.

Reinhard G.:

This is about “thinking about your ways in a new way” rather than looking for a new musical content; and so, it is not a very avant-garde posture. Yes, we produce music that is a bit polytonal, with polyrhythms, and harmonies that are a bit wrong, a bit like Shostakovich, etc. But for me the important thing is not to say: “we are going to create a completely new music”, but that the students can see the work session as improvisers. What they are able to do in this situation and the skills they can develop will help them to explore things for themselves: “it’s not something original that will define me, I’m only a little bit open to new things, but I love the music we produce together, I find it moves me completely.” This happens in a very direct way because they’re playing as persons and not as someones to whom I would say, “please play me now from bar 10 to bar 12, in a wahhhhhhh [whispering loudly], you know how to do it.” But if they decide to do it on their own, then  it’s something completely different.

Jean-Charles F.:

Yes, but for me the essential question is the timbre, the qualities of the sound. Because there is an equation between structural music and others: the more emphasis is placed on the complexity of an established grammar, the less interesting the sound material is, and the more emphasis is placed on the complex quality of timbre, the less interest is placed on the complexity of syntactic structures. If we consider the European classical music of the 19th and 20th centuries, there is a long process in which instrumental playing becomes increasingly standardized, and the dominant instrumental model of this period is the piano. And so, the challenge is to create a lot of different kinds of music, but from the point of view of what is represented by the notation system, the notes and their durations, which can easily be realized on the equivalence of the keys of the keyboard. It is a matter of manipulating what is standardized in the notation system, the design of instruments and the techniques of sound production, in a non-standardized way and differentiated from one work to another. The structural approach in this case becomes very useful.[16] And of course a lot of experimentation has been done in this context with the looting of traditional music by transforming it into notes: of course, in this process we lose 99% of the values on which this music works. The equation is complicated because from the moment concrete and electronic music appear, a different cultural branch is set up, a different conception of sounds. And with popular music such as rock, the combination of notes is of no interest, because it is too simplistic and tends to be based on few chords, which makes this music more accessible. But what matters is the sound of the band, which is eminently complex. The musicians of these types of music spend a considerable amount of time working out in groups a sound that will constitute their identity, reinventing their instrumental playing based on what they identify in past recordings in order to dissociate themselves from them. Following this model many situations can be envisaged in improvisation workshops that put musicians in processes where they have to imitate what is really impossible to imitate in others, difficult situations, especially for musicians who are so efficient in reading notes. What happens when a clarinetist plays a certain sound and now with your own instrument, a piano for example, you have to imitate the sound that is produced in the most exact way?

Reinhard G.:

It is a question of timbre.

Jean-Charles F.:

Yes. The world of electronics creates a universe of resonances. This is true even if we don’t use electronic means. But at the same time, you are completely right to think that the tradition of playing from the notes written on the score is still a very important factor in musical practices in our society.

Reinhard G.:

In Western society.

Jean-Charles F.:

A lot of good things can still be done in this context.

Reinhard G.:

You have a memory, and a pool, and an archive. I think – and this surprises me a lot, but that’s exactly how I see it – that improvisation doesn’t work with notes, but it functions with timbres. I call it musicalizing the sound. With the classical musician, you have a note, and then you have to musicalize it, you have to decode it.

Jean-Charles F.:

To put it in a context of reality.

Reinhard G.:

Exactly! Put it in a context, and then you bring it to sound. And when you turn the sign into sound, as a classical musician you are in the presence of a lot of fusion from sign to sound, using everything you’ve learned and everything that makes up the technique. The technique allows you to realize variations of dynamics, articulations and many other elements. This is the way they really learned to play. And now I’m going to take the notes out and ask them to keep making music. And that’s how I often start my workshops by asking them to play only one pitch. The seven or eight people who were at my workshop in Vienna last week, they did an improvisation on one pitch with the task of doing interesting things with that pitch. And it’s interesting because they have so many nuances at their disposal, and it sounds really very, very, well. And for me it’s the door that opens to improvisation, not to rush to many pitches, but to always start with things that are based on the sound qualities. If you look at the history of music, I think that humans who lived forty thousand years ago they had no language, but they had sounds [he starts singing].

Jean-Charles F.:

How do you know?

Reinhard G.:

I have a recording [laughter]. And I’ve done the following experiment with my students: do a spoken dialogue without using words [he gives an example with his voice], it works. They can’t tell you something specific, but the emotional idea is there. I think you’ll agree that the timbre of the spoken voice is really a very important thing, as Roland Barthes noted in The Grain of the Voice.[17] I agree with him. I try to get these classical musicians to improvise a little bit in their tradition, so they don’t create new things, to discover their instrument, but within their tradition.

Jean-Charles F.:

From the point of view of their representations.

Reinhard G.:

Yes exactly, and what came out of this workshop is very interesting.

Jean-Charles F.:

This is a very pedagogical way of doing things, otherwise the participants are lost.

Reinhard G.:

Yes, the former Head of the department of chamber music at the University of Music and Performing Arts in Vienna loves improvisation. I think what he likes about improvisation is that the students learn to get in touch with each other and with the issue of timbre production. For chamber music these are very important things. I’m not a perfect instrumentalist myself because I don’t spend thousands of hours in rehearsals, but I think I can work with that in my mind, I can really find a lot of artists working in music on scores that are interesting, it’s really very rich.

Jean-Charles F.:

In a string quartet, the four musicians have to work for hours on what is called the tuning of the instruments, which is actually a way of creating a group sound.

Reinhard G.:

That’s what I do with improvisation, I function in a way that is very close to this tradition. The tasks are often oriented towards intonation between musicians, but it’s not only about going in the direction of the perfect bow stroke, but also in the direction of the music. Well, I was very happy with this interview, which will feed into my writing. I would like to write a book on improvisation with classical musicians, but I don’t have the time, you know how life is…

Jean-Charles F.:

You have to be a retiree to have the time to do things! Thank you for taking the time to talk.

 


1. Improfil is a German journal [connected with the Exploratorium Berlin] concerning the theory and practice of musical improvisation and functions as a platform for professional exchange among artists, teachers and therapists, for whom the subject of improvisation is a main topic in their work. See https://exploratorium-berlin.de/en/home-2/

2. The Cefedem AuRA [Centre de Formation des Enseignants de la Musique Auvergne-Rhône-Alpes] is a center in existence since 1990, devoted to the training of music school instrumental, vocal and music theory teachers. It is a center for professional ressources and artistic higher education in music. It carries out research in musical pedagogy and publishes a journal Enseigner la Musique. See https://www.cefedem-aura.org

3. CEPI, Centre Européen Pour l’Improvisation [European Improvisation Center] : “For me CEPI is a meeting point where improvising musicians, other practitioners of improvised performance-arts, scholars, thinkers, anyone who is active and/or curious about new forms and methods of doing can meet to exchange their ideas and experiences and also to participate together in the creative process, in short to improvise together.” Barre Phillips, 2020. See http://european.improvisation.center/home/about

4. Franziska Schroeder, Soundweaving : Writings on Improvisation, Cambridge, England : Cambridge Scholar Publishing. See the French translation of Henrik Frisk, “Improvisation and the Self: to listen to the other”, in the present edition of paalabres.org.: Henrik Frisk, L’improvisation et le moi.

5. Matthias Schwabe is the founder and director of Exploratorium Berlin.

6. During the CEPI meetings in Puget-Ville (in 2018 in particular), Barre Phillips proposed a game of “pétanque”, in which each team consisted of two ball throwers and one person who would improvise music at the same time.

7. The encounter took place a day [July 2018] before a concert of improvisation at the Exploratorium Berlin with Jean-Charles François, Reinhard Gagel, Simon Rose and Christopher Williams.

8. RAMDAM, UN CENTRE D’ART [à Sainte-Foy-lès-Lyon] is a place for working, a rather flexible place, open to a multiplicity of uses, with adjustable and transformable spaces according to the needs and constraints of the selected projects. Ramdam is place of residence of the Dance Compagnie Maguy Marin. See https://ramdamcda.org/information/ramdam-un-centre-d-art

9. Christian Lhopital is a French contemporary visual artist, born in 1953 in Lyon. He essentially produces drawings and sculptures. His work was presented at the Lyon Biennale: “Une terrible beauté est née”, by Victoria Noorthoorn, an ensemble of 59 drawings from different epochs (from 2002 through 2011) were presented in the form of a drawing cabinet. In June 2014,the Éditions Analogues in Arles have edited the book Ces rires et ces bruits bizarres, with a text by Marie de Brugerolle, illustated by photos, mural graphit powder drawings, sculptures, miniatures, from the serie « Fixe face silence ». https://fr.wikipedia.org/wiki/Christian_Lhopital

10. Rob Mazurek is a multidisciplinary artist/abstractivist, with a focus on electro-acoustic composition, improvisation, performance, painting, sculpture, video, film, and installation, who spent much of his creative life in Chicago, and then Brazil. He currently lives and works in Marfa, Texas with his wife Britt Mazurek. See the known place “Constellation Scores” in the second edition of this site (paalabres.org) http://www.paalabres.org/partitions-graphiques/constellation-scores-powerpeinture/ Access to Constellation Scores. See https://www.robmazurek.com/about

11. Denis Laborde, La Mémoire et l’Instant. Les improvisations chantées du bertsulari basque, Bayonne, Saint-Sébastien, Ed. Elkar, 2005.

12. Anna Barth is a freelance dancer, choreographer and artistic director of the DanceArt Laboratory Berlin. She studied Modern Dance, Improvisation and Composition at the Alwin Nikolais and Murray Louis Dance Lab in New York City and Butoh Dance for several years with renowned co-founder and master of Butoh Dance, Kazuo Ohno and his son Yoshito Ohno in Japan. https://www.annabarth.de/en/bio.html

13. Keith Humble was an Australian composer (1927-1995), conductor and pianist who saw these three activities in continuity with a practice that resembled the function of the musician before the advent of the professional composer in the 19th and 20th centuries. During the 1950s and 1960s, he lived in France. He was the assistant to René Leibowitz and in 1959, at the American Centre for Students and Artists, he established the ‘Centre de Musique,’ a ‘performance workshop’ dedicated to the presentation and discussion of new music. It is in this context that Jean-Charles François met him. He continued to work with him until 1995. See http://adb.anu.edu.au/biography/humble-leslie-keith-30063

14. KIVA, 2 CD, Pogus Produce, New York. Recordings 1985-1991, with Jean-Charles François, percussion, Keith Humble, piano, Eric Lyon, computer vocoder manipulations, Mary Oliver, violon and viola, John Silber, trombone.

15. See Henrik Frisk article, op. cit. in the present edition: Henrik Frisk, L’mprovisation et le moi.

16. See Jean-Charles François, Percussion et musique contemporaine, chapter 2, « Contrôle direct ou indirect de la qualité des sons », Paris : Editions Klincksieck, 1991.

17. Roland Barthes, « Le grain de la voix », Musique enjeu 9 (1972).

Reinhard Gagel – Français

Access to the original English text: Encounter with Reinhard Gagel

 


 

Rencontre entre Reinhard Gagel et
Jean-Charles François

Berlin, June 29, 2018

 

Reinhard Gagel Reinhard Gagel est un pianiste, improvisateur, chercheur et pédagogue qui est associé à l’Exploratorium Berlin, un centre en existence depuis 2004 consacré à l’improvisation et à sa pédagogie, qui organise des concerts, des colloques et des ateliers (il a pris sa retraite en mars 2020). Il travaille à Berlin, Cologne et Vienne. Cet entretien a eu lieu en juin 2018 à l’Exploratorium Berlin (www.exploratorium-berlin.de). Cet entretien a été enregistré, transcrit, traduit de l’anglais et édité par Jean-Charles François.

 


Sommaire :

1. Rencontres transcutlturelles
2. La Pratique de l’improvisation entre les arts
3. Pedagogie de l’improvisation, idiomes, timbre
 


1. Rencontres transculturelles

Jean-Charles F.:

Je pense qu’aujourd’hui beaucoup gens évoluent dans différents milieux ayant des identités professionnelles, artistiques, sentimentales, philosophiques, politiques (etc.) incompatibles les unes aux autres. Le langage qu’il convient d’utiliser dans un contexte particulier, ne convient pas du tout à un autre contexte. Beaucoup d’artistes occupent sans trop de problèmes des fonctions dans deux domaines antagonistes ou plus. Beaucoup enseignent et donnent parallèlement des concerts. Les antagonismes concernent les milieux de l’enseignement artistique par rapport à ceux de la production artistique sur scène, ou les milieux de l’interprétation de partitions écrites par rapport à ceux de l’improvisation, ou encore les conservatoires de musique vis-à-vis des départements de musicologie dans les universités. Les discours des uns et des autres sont souvent ironiques et peu susceptibles de dégénérer en conflits majeurs. Néanmoins ils correspondent à des convictions profondes, comme la croyance que la pratique est bien supérieure à la théorie ou vice versa : beaucoup de musiciens pensent que toute pensée réflexive est une perte de temps prise sur celui qu’il convient de consacrer à la pratique de l’instrument.

Reinhard G.:

Il y a aussi en Allemagne un courant de pensée qui considère dépassé de travailler à la fois dans la pédagogie et dans l’improvisation. À l’Exploratorium (à Berlin), pendant des années et des années tous les musiciens de Berlin ont dit que l’Exploratorium était uniquement un institut de pédagogie. C’est en train de changer véritablement : par exemple nos concerts incluent des musiciens qui sont aussi des chercheurs. Il y avait un problème entre le monde universitaire et celui des musiciens praticiens, et je pense que ces frontières sont en train d’être un peu effacées, en vue de pouvoir développer des échanges. Le type de symposium que j’organise – tu as participé au premier – constitue un premier pas dans cette direction. Les musiciens qui y sont invités sont aussi des chercheurs, des pédagogues, des enseignants. Mais nos débats portent surtout en Allemagne sur l’interaction constante entre théorie et pratique musicale. Il s’agit là de ma modeste contribution à tenter de dépasser le problème qui existe dans beaucoup de colloques auxquels nous participons : des paroles sans fin et des successions de présentations et peu de chose en rapport véritable avec la pratique musicale. Votre action avec PaaLabRes semble aller dans la même direction : de rassembler les différents aspects du monde artistique.

Jean-Charles F.:

De combler les écarts. C’est-à-dire d’avoir dans les Editions de notre espace numérique un mélange de textes de type universitaire et de textes qui n’en sont pas et de les accompagner de productions artistiques, de formes artistiques qui grâce au numérique mélangent les genres.

Reinhard G.:

Dans vos éditions vous utilisez le français et l’anglais ?

Jean-Charles F.:

Oui et non. On tient beaucoup à s’adresser au public français qui a encore souvent du mal à lire l’anglais. Traduire des textes importants écrits en anglais et encore peu connus en France me paraît très important, cela a été le cas des textes de George Lewis, David Gutkin et Christopher Williams. Malheureusement nous n’avons pas la possibilité de traduire les textes écrits en allemand. Nous sommes en train de développer une version bilingue anglais-français de la première édition. La troisième édition est bi-lingue.

Reinhard G.:

J’ai le sentiment que votre publication est intéressante, même si je n’ai pas eu beaucoup de temps pour la lire en détail. Je trouve le thème de la prochaine édition « Faire tomber les murs » vraiment très important. Le prochain symposium que j’organise à l’Exploratorium en janvier (2019) est basé sur le « L’improvisation avec l’étrange (et avec les étrangers), Transitions entre les cultures à travers l’improvisation (libre) ? ». J’ai invité un musicien compositeur et chercheur, Sandeep Bhagwati, qui travaille dans une université au Canada, et vit à Berlin. Il appartient à au moins deux cultures et il a créé un ensemble à Berlin qui essaie de mélanger des éléments provenant de beaucoup de cultures différentes pour produire une nouvelle forme de mixité. Ce n’est pas comme ce qu’on appelle la « world music » ou la musique interculturelle ou quelque chose de ce genre – je pense qu’ils essaient de trouver un nouveau son. Cela doit se construire à partir de toutes les sources des musiciens qui composent l’ensemble et qui sont tous originaires de cultures différentes. Et je l’ai invité à donner un concert et de prononcer le discours d’ouverture du symposium. Le dernier symposium a porté sur l’esprit multiple [multi-mindedness]. Cette idée je pense a été inventée par Evan Parker, et cela se réfère au problème de comment un grand groupe de musiciens s’organise de manière autonome pour jouer ensemble. Certains musiciens utilisent des méthodes d’autogestion, d’autres utilisent diverses formes de direction d’ensemble. Comme par exemple mon propre Offhandopera qui réunit beaucoup de gens pour créer un opéra sur le moment, avec l’utilisation modérée de la direction d’ensemble. Le symposium a donné lieu à de bons échanges d’information et le nouveau numéro de Improfil[1] (2019) sera consacré à ces questions.

Jean-Charles F.:

Une première réaction à ce que tu viens de dire pourrait être de se demander comment cette idée de transculturalisme est différente de la démarche de Debussy prenant pour modèle le gamelan indonésien pour l’intégrer dans certaines de ses pièces. Il y a par exemple beaucoup de compositeurs qui utilisent d’autres cultures du monde entier comme inspiration pour leurs propres créations. Parfois ils mélangent dans leurs pièces des musiciens traditionnels avec des musiciens de formation européenne classique. La question qu’on peut se poser devant ces tentatives sympathiques est celle du match retour : mettre les musiciens de la musique classique européenne à leur tour dans des situations d’inconfort en se confrontant aux pratiques et conceptions d’autres musiques traditionnelles. Il ne s’agit pas seulement de traiter d’une certaine façon le matériau musical de cultures particulières, mais de confronter les réalités de leurs pratiques respectives. À Lyon dans le cadre du Cefedem AuRA[2] que j’ai créé et dirigé pendant dix-sept ans, et où à partir de l’année 2000 nous avons développé un programme d’études regroupant des musiciens issus des musiques traditionnelles, des musiques actuelles amplifiées, du jazz et de la musique classique. L’idée principale a été de considérer chaque entité culturelle comme devant être reconnue dans l’intégralité de ses « murs » – nous avons souvent utilisé le terme de « maison » – et que leurs méthodes d’évaluation devaient correspondre à leurs modes de fonctionnement. Mais en même temps, les murs des genres musicaux devaient être reconnus par tous comme correspondant à des valeurs en tant que telles, à des nécessités indispensables à leur existence.

Reinhard G.:

Pour leur identité.

Jean-Charles F.:

Oui. Mais nous avons aussi organisé le cursus pour que tous les étudiants des quatre domaines soient aussi obligés de travailler ensemble sur des projets concrets. Il s’agissait d’éviter que comme dans beaucoup d’institution, les genres soient reconnus comme dignes d’être présents, mais séparés dans des disciplines qui ne communiquent que très rarement, et font encore moins d’activités ensemble. On a pas mal d’exemple où un professeur dit à ses élèves qu’il ne faut surtout pas aller voir ceux qui font d’autres types de musique.

Reinhard G.:

C’est typique de ce qui se passe dans l’enseignement secondaire.

Jean-Charles F.:

En fait, cela se passe aussi beaucoup dans le cadre de l’enseignement supérieur. La question se pose aussi de manière très problématique vis-à-vis de l’absence des minorités des quartiers populaires en France dans les conservatoires : les actions menées pour améliorer le recrutement peuvent être souvent considérées comme de nature néo-colonialiste, ou bien au contraire sont basées sur la préconception que seules les pratiques déjà existantes dans ces quartiers définissent de manière définitive les personnes qui y habitent. Comment faire tomber les murs ?

Reinhard G.:

Cela correspond assez bien à mes conceptions :

    1. Ma première idée a été de dire que la musique improvisée est une musique typiquement européenne – l’improvisation libre – il y a par exemple des différences de pratiques entre l’Angleterre et l’Allemagne. Les musiciens britanniques ont une autre manière de jouer. Mais pourtant il y a beaucoup de choses en communs entre les deux pays. Je me pose la question de savoir s’il s’agit d’un langage commun, je n’ai pas de théorie toute faite à ce sujet. Il y a d’une part les caractéristiques liées à un pays ou à un groupe de musiciens, mais d’autre part il y a beaucoup de possibilités de se rencontrer dans des formats ouverts comme par exemple lors du CEPI[3]  l’année dernière. Si je joue avec une personne en partageant le même espace je n’ai pas l’impression qu’il s’agit d’un musicien italien ou d’une musicienne italienne. Pourtant c’est bien une italienne ou un italien et il y a une tradition de l’improvisation spécifique à l’Italie.
    2. Mais l’idée qui m’est venu ensuite à l’esprit est celle de Peter Kowald – tu le connais ? – le contrebassiste de Wuppertal qui avait l’idée du village global. Son idée était d’essayer de voir s’il y avait un langage commun à la musique improvisée entre les cultures. Il a utilisé le terme de « Village global » pour l’improvisation et il a organisé des rencontres entre des musiciens de différentes origines. (Voir l’article de Christopher Irmer dans la présente édition : Christoph Irmer, Nous sommes tous étrangers à nous-mêmes).
    3. Et la troisième idée qui me motive concerne des choses que je trouve très importantes dans la situation politique actuelle : la rencontre entre différentes cultures dans le cadre de la recherche scientifique. Dans le livre de Franziska Schroeder Soundweaving : Writings on Improvisation[4]  il y a un article écrit par un musicien suédois, Henrik Frisk, sur un projet de recherche concernant un groupe musical qui a essayé de développer un ensemble avec deux musiciennes vietnamiennes et deux musiciens suédois. Il décrit dans son texte les difficultés qu’ils ont eues à surmonter : par exemple on ne peut se contenter de juste dire « OK, jouons ensemble » mais il faut aussi essayer de comprendre la culture de l’autre, c’est-à-dire l’étrangeté qui malgré tout existe. Ainsi ils constituent un bon exemple. Les musiciens suédois sont allés au Vietnam et les musiciennes vietnamiennes en Suède. Et ils ont essayé de se situer au milieu entre les deux cultures : ce qu’est la tradition de la musique vietnamienne, ce qui était permis ou non, et ainsi de suite… Ils se sont rencontrés, ils ont travaillé et joué ensemble. Et cela a constitué la base de mon idée d’organiser le prochain symposium de janvier avec des musiciens et des chercheurs, et j’ai trouvé Sandeep qui est je pense très conscient de ces questions : pour lui c’est un aspect important de son projet. Il m’a dit qu’il ne parle pas de transculturalisme, mais de trans-traditionalisme. Parce que, dit-il – c’est la même chose que ce que raconte Frisk – une culture a toujours une tradition et vous devez connaître cette tradition, votre culture ne peut pas être tout ce qui compte, mais la tradition est ce qui est le plus important. Et je suis très curieux de savoir ce qu’il va dire et de ce que le débat qui va suivre va nous apprendre.
Jean-Charles F.:

Et à l’Exploratorium, comment est abordée la question du public et des difficultés à y faire venir des groupes sociaux spécifiques ?

Reinhard G.:

Nous avons développé depuis un an un projet qui s’intitule « groupe musical interculturel » [Intercultural music pool]. Et il y a en Allemagne et en Europe des questions qui se posent aujourd’hui : celle des réfugiés, celle des frontières, celle de n’en faire entrer que quelques-uns et pas trop ; et en plus celle du terrorisme et de l’envahissement et de tout cela. Dans cette situation, en Allemagne, on va dans les deux directions : d’une part les décisions politiques officielles et d’autre part les initiatives locales qui tentent d’intégrer les émigrés. C’est ainsi que nous avons décidé de développer un projet d’intégration pour que des personnes provenant d’autres pays puissent jouer avec des musiciens installés depuis longtemps en Allemagne. Et il y a des exemples de chœurs qui existent à Berlin où les gens chantent ensemble. Matthias Schwabe[5] et moi avons accompagné ce projet du point de vue théorique, avec les papiers et autres démarches nécessaires. Ce projet est en place depuis un an mais aucun réfugié n’y participe. Dans cet ensemble, il y a deux musiciens qui viennent d’Espagne, mais ce n’est pas du tout ce qu’on espérait. Certains musiciens sont venus et ont dit que c’était possible de le faire avec l’improvisation ; l’improvisation constitue un lien pour rassembler les gens. Je ne sais pas comment nous allons continuer, mais c’est un fait : nous avons essayé de rendre ce projet public, mais ils ne sont pas venus. En conséquence je pense qu’il nous faut nous poser des questions étant donné cet échec concernant l’inter-culturalisme et le trans-culturalisme. Et pour moi la question est de savoir si l’improvisation est réellement le lien, le pont qui convient ? Par exemple, il est peut-être plus important pour moi d’apprendre un chant syrien que d’improviser avec une personne provenant de ce pays. Je vais demander au musicien qui conduit ce « groupe musical interculturel » de faire le bilan de ces expériences. Nous n’avons pas encore réalisé l’évaluation de cette action, mais il paraît important de le faire avant le symposium. Voici les questions qui se posent à nous : l’improvisation est-elle véritablement une activité qui implique un langage commun ? Non, je pense que ce n’est peut-être pas le cas.

 

2. Les pratiques d’improvisation entre les arts

Jean-Charles F.:

En bien, très souvent je me pose aussi cette question : pourquoi, si l’improvisation est libre, pourquoi le résultat sonore s’inscrit la plupart du temps dans ce qu’on caractérise comme la musique contemporaine du point de vue classique et européen ? Et une façon de penser cet état des choses de manière théorique consiste à dire que l’improvisation, historiquement, est apparue, au moment où le structuralisme dominait la musique des années 1950-60, comme une alternative. L’alternative a consisté à inverser simplement les termes : comme la musique structuraliste se présentait alors comme écrite sur une partition, et en plus l’était dans tous les moindres détails, alors on devait en inverser les termes et jouer en se passant complètement de toute notation. Et comme la musique structuraliste avait développé l’idée que chaque pièce de musique idéalement devait avoir son propre langage, alors il fallait absolument développer la notion de musique non-idiomatique, ce qui évidemment n’existe pas. Et comme toutes les partitions structuralistes étaient écrites pour des sonorités instrumentales bien définies dans des traités, alors toutes ces sonorités devraient idéalement être éliminées au profit d’une production instrumentale n’appartenant qu’à celui qui la créait. Vous pouvez continuer à inverser toutes les choses importantes de la culture structuraliste de l’époque. Mais à inverser tous les termes on risque de ne dépendre que de la culture de référence, et de ne rien changer fondamentalement. D’autre part, et c’est un paradoxe, ce que l’improvisation libre n’a pas manqué de conserver est particulièrement intéressant : ses productions artistiques sont restées « sur scène » devant un public. Hors de la scène la musique n’existe pas. Voilà un héritage de l’occident romantique dont il est difficile de se défaire. En conséquence on peut dire que l’improvisation libre a développé des stratégies pour prolonger la tradition de la culture savante européenne tout en prétendant qu’elle faisait exactement le contraire !

Reinhard G.:

Je pense qu’il est important de souligner qu’il ne s’agit pas seulement de considérer l’improvisation en tant que telle, mais aussi toutes les choses qui accompagnent l’improvisation. Je suis d’accord avec toi au sujet du romantisme, l’improvisation sur scène et l’idée de l’inspiration sur le moment, l’idée du génie, d’être en attente de moments géniaux. Pour moi, tout le monde de la musique improvisée parle de la qualité, bonne ou mauvaise, des improvisations et de l’inspiration du moment, l’esprit du moment en jazz, ce sont des choses importantes qui ne concernent pas seulement la pratique de l’improvisation. J’ai découvert par toi les ouvrages de Michel de Certeau et je lis beaucoup de choses sur le collectivisme et ses applications dans les prestations collectives et la théorie de la performance : cette théorie essaie de mener une réflexion sur la manière de montrer quelque chose, et il ne s’agit pas seulement de la musique sur la scène. Mais il est possible d’envisager des choses en dehors de la seule musique liée à la scène : on peut aller jouer hors de la salle de concert, et mélanger le public avec les musiciens et trouver de nouvelles formes de pratique de la danse et de la musique. J’aime assez bien cette idée de dire que l’improvisation n’est pas seulement liée aux choses géniales, mais est en réalité une chose commune ; c’est une façon de faire de la musique ; c’est élémentaire, on doit faire de la musique de cette façon. Je rencontre ainsi une personne et je produis des sons avec elle, et si une personne dit « OK, j’ai une chanson », alors chantons la ensemble, et si je ne connais pas cette chanson, on ne va jouer qu’une strophe, qu’une phrase ou quelque chose comme cela. Je pense aussi que le concept de qualité est aussi une idée occidentale, la perfection dans le jeu…

Jean-Charles F.:

L’excellence!

Reinhard G.:

Cessons de dire qu’il est nécessaire d’organiser des concerts, mais disons plutôt qu’il est nécessaire d’investir des lieux où il est possible de jouer, voilà ce qui m’intéresse. L’Exploratorium va un peu dans cette direction : on organise des scènes ouvertes où les gens peuvent jouer ensemble, et ainsi les gens sont invités à produire de la musique par eux-mêmes. Il ne s’agit pas de faire quelque chose que quelqu’un leur dicte de faire, mais c’est « faisons-le ensemble ». Je pense donc qu’il est nécessaire de penser l’improvisation non seulement en termes de ce qui constitue son noyau central, au cœur de la musique, peut être aussi non seulement en termes du noyau constitué par les interactions entre musiciens, mais aussi de penser l’improvisation au cœur des concerts et des situations Voilà qui me paraît intéressant. Par exemple, le jeu de « pétanque » organisé par Barre Phillips[6] : c’était un peu cette idée de mettre quelque chose en commun, non pas pour un public, mais pour nous-même. Et aujourd’hui, nous nous rencontrons avant de jouer ensemble dans un concert[7], et pas seulement le jour même au moment du concert.

Jean-Charles F.:

C’est vrai.

Reinhard G.:

Voici ce qui pourrait se passer : c’était mon idée de t’inviter à faire un concert, mais il serait très intéressant de faire une répétition avant le concert. J’aimerais le faire en plus de jouer lors du concert, et d’essayer des choses et de pouvoir en parler. Pour moi cette situation a la même importance que de faire des concerts. Cela va de pair avec l’idée d’aller et de venir, de trouver des choses, de se permettre de sortir de la cage, de sortir un petit peu de la cage de l’improvisation limitée aux choses musicales, d’aborder les questions d’idiomes, d’interactions, d’examiner d’autres aspects…

Jean-Charles F.:

Avec PaaLabRes, nous avons développé depuis deux ans un projet de rencontre des pratiques entre danse et musique au Ramdam[8] près de Lyon, notamment avec des membres de la Compagnie Maguy Marin. Ce projet était là aussi basé sur l’idée de rassembler deux cultures différentes et d’essayer plus ou moins de développer des matériaux en commun, les musiciens et musiciennes devant faire des mouvements corporels (en plus de leurs productions sonores), les danseuses et danseurs produire des sons (en plus de leur production dansée). L’improvisation était ici un moyen de nous rassembler sur des bases d’égalité. En effet ce que permet l’improvisation, c’est de mettre en responsabilité pleine et entière les participants vis-à-vis des autres membres du groupe et de garantir un fonctionnement démocratique. Cela ne voulait pas dire qu’il y avait absence de situations où une personne en particulier assumait pour un moment d’être le/la leader exclusif du groupe. À l’Exploratorium, qu’en est-il des interactions entre les domaines artistiques, est-ce que vous avez des actions qui vont dans ce sens ?

Reinhard G.:

Oui. Je suis aussi un artiste plasticien. Depuis un an j’ai un studio – à la campagne – qui me sert d’atelier : je crée dans une continuité ma musique et mes œuvres plastiques, et en octobre (2018), moi, un musicien et un poète, nous allons jouer un concert en interprétant mes tableaux. En ce qui concerne les autres formes artistiques, la question de l’improvisation n’est pas la chose la plus importante. Dans les arts plastiques, je pense qu’il n’y a pas de réflexion sur les questions d’improvisation.

Jean-Charles F.:

Dans notre projet avec la danse, à un certain moment l’année dernière, Christian Lhopital[9], un artiste peintre nous a rejoint. Si tu vas regarder la deuxième édition sur le site de PaaLabRes, la carte qui donne accès aux divers contenus est une reproduction d’une de ses peintures. Il est venu participer à une session de rencontre entre la danse et la musique. Tout d’abord il a hésité, il a dit : « Qu’est-ce que je vais faire ? » ; puis il a dit : « OK je vais venir le matin de 10 heures à midi et je vais observer ». La session a commencé comme à l’habitude par un échauffement qui dure près de deux heures, c’est une expérience assez fascinante, car l’échauffement est complètement dirigé au début par une personne de la danse qui petit à petit organise des interactions très riches entre tous les participants et cela se termine dans une situation très proche de l’improvisation en tant que telle. On commence par des exercices d’étirements très précis, puis des actions dirigées en duo, en trio ou en quatuor, et petit à petit en continuité cela devient de plus en plus libre. Eh bien, après quelques minutes, Christian est venu se joindre au groupe, parce que dans le cadre d’un échauffement personne n’a peur d’être ridicule, car l’enjeu n’est pas de produire quelque chose d’original. Et puis à la suite de cela il est resté parmi nous tout le week-end et a participé aux improvisations avec ses propres moyens dans son domaine artistique.

Reinhard G.:

C’est quelque chose de très important. Par exemple, si on se dit ou pense : « lorsque je fais de la musique je dois être complètement présent, concentré, et prêt à jouer », alors la musique ne se matérialise pas forcément dans l’action. Si on se dit : « OK je vais essayer ceci ou cela » [il joue avec des objets se trouvant sur la table, les verres, crayons, etc.] et cela produit des sons qui je pense peuvent prétendre être de la musique, de penser que la musique ne fonctionne que quand elle est enregistrée, ou quand elle ne se fait que sur une scène, ou si on l’écoute dans des enregistrements parfaitement réalisés. Cela peut devenir une façon complètement différente de pratiquer la musique. Dans la musique occidentale, je pense, historiquement au 17/18e siècles les musiciens étaient à la fois des compositeurs et des musiciens praticiens (aussi improvisateurs) ; c’était une culture de la mise en commun de la pratique musicale ; il y avait Karl-Philip Emmanuel Bach et l’idée de la Fantaisie et de se rencontrer pour jouer dès l’aube, avec l’expression de sentiments et avec des larmes, et c’était pour eux des évènements très importants. Plus tard, je pense, on a développé l’idée qu’il fallait apprendre à jouer les instruments avant de pouvoir produire véritablement de la musique.

Jean-Charles F.:

Spécialisation.

Reinhard G.:

Oui, la spécialisation.

Jean-Charles F.:

Et pour continuer cette histoire, Christian Lhopital a participé au processus d’improvisation en utilisant la scène comme si c’était un canevas pour dessiner en utilisant des papiers découpés et en dessinant des choses dessus au fur et à mesure du déroulement des improvisations.

Reinhard G.:

Je voudrais bien voir ça, où puis-je trouver ces informations ?

Jean-Charles F.:

Pour l’instant ce n’est pas disponible, cela pourrait peut-être le devenir.

Reinhard G.:

OK.

Jean-Charles F.:

Tu as dit tout à l’heure que les plasticiens ne parlaient pas beaucoup d’improvisation.

Reinhard G.:

C’est peut-être un préjugé de ma part.

Jean-Charles F.:

C’est assez vrai pourtant, Christian, l’artiste à Lyon n’en avait jamais fait. Nous avons rencontré le trompettiste américain Rob Mazurek[10], qui est un improvisateur mais aussi un artiste plasticien. Il produit des tableaux en trois dimensions qui lui servent de partitions musicales. La relation entre les pratiques musicales et la production d’art plastique n’est pas évidente.

Reinhard G.:

Oui. La question est plutôt d’entrer en transe par différents moyens d’expression, et je pense qu’avec la musique et la danse les choses sont plus évidentes parce que cela s’inscrit en continuité dans le temps et que l’on peut trouver des combinaisons dans les diverses manières de faire évoluer le corps et de produire des sons sur les instruments. Mais prenons par exemple la littérature, l’improvisation de la littérature. Ce serait quelque chose de très intéressant à réaliser.

Jean-Charles F.:

Il y a la poésie improvisée, le slam.

Reinhard G.:

Le slam, OK.

Jean-Charles F.:

Le slam est souvent improvisé. Et il y a des formes poétiques traditionnelles improvisées. Par exemple Denis Laborde a écrit un livre[11] sur les pratiques de poésie improvisée au Pays Basque dans des logiques de compétition – comme dans le sport – en improvisant des chants selon la tradition et des règles très précises : le public décide qui est le meilleur chanteur. Il y a des traditions où la littérature est orale est se renouvelle continuellement d’une certaine manière.

Reinhard G.:

Il y a des chanteurs qui inventent leur texte pendant l’improvisation.

Jean-Charles F.:

Mais ma question portait sur ce que faisait dans ce domaine un centre comme l’Exploratorium. Est-ce qu’il y a des expériences qui ont été réalisées ?

Reinhard G.:

Oui. Un des ateliers se consacre à cet aspect des choses, mais il n’est pas mis au centre de notre programme.

Jean-Charles F.:

De quoi s’agit-il ?

Reinhard G.:

C’est une artiste plasticienne qui fait des tableaux – je n’ai pas assisté à cet atelier, je ne peux pas dire exactement ce qu’elle fait – mais elle donne des matériaux aux participants, elle leur donne des couleurs et d’autres choses, et elle les laisse développer leurs propres manières de dessiner ou de peindre. Elle a conduit cet atelier en public pendant notre festival de printemps.

Jean-Charles F.:

Mais elle fait cela avec de la musique ?

Reinhard G.:

Non. Elle ne le fait pas. Je ne sais vraiment pas pourquoi. Peut-être parce que c’est un peu notre façon de procéder ici, qui consiste à dire en quelque sorte : « chacun fait à son idée ». Ah ! Quand nous aurons déménagé dans nos nouveaux locaux, nous pourrons être plus ouvert à des collaborations.

Jean-Charles F.:

Et vous avez aussi de la danse ici ?

Reinhard G.:

Oui nous avons de la danse.

Jean-Charles F.:

Quelles sont les relations avec la musique ?

Reinhard G.:

C’est plutôt dans le domaine des rencontres sur scène. Il y a trois ou quatre danseurs ou danseuses qui viennent avec des musiciennes (musiciens) pour des performances en public, et il y a des scènes ouvertes avec de la musique et des mouvements, et jeudi dernier nous avons eu ici la « Fête de la musique ». Les performances qui sont données ici regroupent souvent danse et musique.

Jean-Charles F.:

Mais il ne s’agit que de rencontres informelles ?

Reinhard G.:

Oui. Informelles. Anna Barth[12], qui est une de mes collègues et travaille à la bibliothèque avec moi, c’est une danseuse Butoh. Elle a beaucoup travaillé avec Matthias Schwabe dans cette façon très lente et concentrée de se mouvoir, et ils ont fait des performances ensemble. Mais cela ne fait pas partie de nos préoccupations majeures. Notre action se préoccupe de l’improvisation dans tous les arts, mais à 90% il s’agit surtout de la musique. Il y a un peu d’improvisation théâtrale mais seulement un tout petit peu. L’Exploratorium se focalise surtout sur l’improvisation musicale.

 

3. Pédagogie de l’improvisation, idiomes, timbre

Jean-Charles F.:

Y-a-t-il d’autres sujets dont tu voudrais nous faire part ?

Reinhard G.:

Oui. Il y a une question que je me pose qui n’a rien à voir avec le multiculturalisme. Je travaille à Vienne à l’Université de Musique et d’Arts Vivants avec des musiciens (musiciennes) classiques sur l’improvisation. Ce sont des étudiants de l’Institut de musique de chambre. Je n’ai eu que deux ateliers avec elles (eux). Je ne leur donne qu’un minimum d’instructions. Par exemple : « Jouez en trio » et après je les laisse jouer, c’est de cette manière que je commence l’atelier. Et pendant cette première improvisation, il y a beaucoup de choses qu’ils sont capables de jouer, et ils le font, ils n’ont pas de problèmes comme de se dire « OK ! Je n’ai pas d’idées et je ne veux pas jouer ». Elles jouent et je les invite à le faire. Et elles utilisent tout ce qu’elles ont appris à bien faire après quinze années d’études. Mon idée est que je n’enseigne pas l’improvisation, mais j’essaie de les laisser s’exprimer à travers la musique qu’ils connaissent et qu’ils sont capables de jouer, et cela implique qu’ils ont les ressources pour improviser, pour faire de la musique pas seulement par la reproduction. Elles peuvent être à m’même aussi d’inventer de la musique. Et pour elles, c’est une surprise que cela fonctionne si bien. Ils sont présents, concentrés et ils ont vraiment une bonne technique instrumentale et ce qu’ils font sonne de manière très intéressante. Le sentiment exprimé par tous est que « ça marche ! ». Alors je réfléchis sur une théorie de l’improvisation qui n’est pas basée sur la technique, mais sur quelque chose comme la mémoire, mémoire de toutes les choses que vous avez dans votre esprit, dans votre cerveau, dans votre corps, et avec tout cela vous n’avez qu’à leur permettre de jouer ce qu’elles veulent. Et je pense que si nous vivions dans une culture dans laquelle il y aurait de manière plus importante cette idée de jouer et d’écouter et dans laquelle les musiciennes classiques auraient le droit d’improviser plus souvent et de s’améliorer dans le jeu improvisé, on pourrait développer une culture commune de l’improvisation. C’est ce que j’ai fait pendant les cinq ou six ans passés et j’ai de nombreux enregistrements avec de la musique très étonnante. Ce que je veux discuter avec toi c’est au sujet de ces ressources. Quelles sont les ressources de l’improvisation ? Qu’est-ce que c’est pour toi l’improvisation ? Je pense qu’il serait intéressant de mieux cerner ce que serait une idée commune de l’improvisation.

Jean-Charles F.:

Oui. C’est une question très compliquée. Historiquement, dans mon propre parcours, j’étais très intéressé dans les années 1960 par l’idée de l’instrumentiste créateur. Le modèle à ce moment-là déjà était Vinko Globokar et j’avais alors la conviction que trente ans plus tard il n’y aurait plus de compositeurs en tant que tels, spécialisés, mais plutôt des sortes de musiciens au sens large du terme. Mais curieusement à ce moment-là je ne croyais pas que l’improvisation – surtout l’improvisation libre – était la voie à adopter. Dans le groupe qui évoluait au Centre Américain du boulevard Raspail à Paris avec le compositeur, pianiste et chef d’orchestre australien Keith Humble[13], nous pensions plus en termes de faire de la musique qui n’appartenait à personne, la « musique non-propriétaire ». On pensait par exemple que le Klavierstücke X de Stockhausen – seulement des clusters – était grandiose, sauf que les clusters ne peuvent pas n’appartenir qu’à Stockhausen. Le concept de cette pièce, « jouer tous les clusters possibles sur un piano dans un très grand nombre de combinaisons » pouvait très bien être réalisé sans faire référence au détail de la partition. C’est ainsi que nous organisions des concerts à partir de collages de concepts contenus dans des partitions, mais sans jouer spécifiquement ces partitions.

Reinhard G.:

Je peux comprendre cela, car pour moi aussi le terme de collage est une chose très importante.

Jean-Charles F.:

J’ai quitté Paris pour l’Australie en 1969, puis San Diego en Californie en 1972. Une des raisons de cette expatriation avait été l’expérience, à Paris, de jouer dans de nombreux ensembles de musique contemporaine avec la plupart du temps trois ou quatre répétitions avant chaque concert avec des musiciens très compétents dans la lecture à vue des partitions. On avait l’impression de jouer toujours la même musique d’un ensemble à un autre. Les interprètes pouvaient réaliser les notes écrites très rapidement, mais au prix d’un timbre standardisé. On avait l’impression d’être en présence des mêmes sonorités, pour moi, les timbres étaient d’une grisaille désespérante. Au Centre Américain, au contraire, sans la présence du moindre budget – ce n’était donc pas une situation « professionnelle » – on faisait de la musique avec autant de répétitions nécessaires au développement des sonorités. Il s’agissait d’une situation alternative d’un très grand intérêt. Et c’est exactement ce que pouvait offrir aux États-Unis une université tournée vers la recherche dans laquelle il fallait passer au moins la moitié de son temps à conduire des projets de recherche. Il y avait beaucoup de temps à disposition pour faire des choses de votre propre choix. Et une fois de plus certains compositeurs dans cette situation voulaient recréer les conditions de la vie professionnelle des grandes villes européennes autour d’un ensemble de musique contemporaine : jouer très bien les notes le plus vite possible sans se préoccuper de la réalité du timbre. C’est ainsi qu’avec le tromboniste John Silber nous avons décidé de commencer un projet intitulé « KIVA »[14], que nous n’avons pas voulu appeler « improvisation », mais plutôt « musique non écrite ». Et ainsi, comme je l’ai décrit ci-dessus, nous avons purement et simplement inversé les termes du modèle de l’ensemble contemporain : d’une manière négative, notre méthode unique a été de nous interdire de jouer des figures, des mélodies, des rythmes identifiables, et dans des modes habituels de communication. Il s’agissait plutôt de jouer ensemble, mais dans des discours parallèles superposés sans volonté de les rendre compatibles. On se réunissait trois fois par semaine pour jouer une heure et demie et ensuite écouter sans faire de commentaires l’enregistrement de ce qui venait de se passer. Au début les choses étaient très chaotiques, mais après deux années de ce processus nous avions développé un langage commun de timbres, une sorte de vie en commun dans la même maison au cours de laquelle se développent de petites routines sous forme de rituels.

Reinhard G.:

Et quelles étaient les sources de ce langage, d’où cela venait-il ?

Jean-Charles F.:

C’était simplement le jeu trois fois par semaine et l’écoute de ce jeu et l’absence de communication ou de discussions susceptibles d’influencer le jeu de manière positive.

Reinhard G.:

Ah ! Il n’y avait pas de discussion entre vous ?

Jean-Charles F.:

Bien sûr nous parlions, mais nous pensions que la discussion ne devait pas influencer notre manière de jouer. Mais ce processus – et aujourd’hui cela ne paraît plus possible à réaliser – était très lent, très chaotique, et à partir d’un certain moment un langage a émergé que personne d’autre ne pouvait vraiment comprendre.

Reinhard G.:

… Seulement vous-mêmes !

Jean-Charles F.:

Oui. Les compositeurs en particulier n’y comprenaient rien car c’était une alternative dérangeante…

Reinhard G.:

Mais ce n’était pas une musique traditionnelle, mais la musique que vous aviez développée… Est-ce que c’était l’expérience de la musique contemporaine qui vous a donné le vocabulaire de départ ?

Jean-Charles F.:

Oui bien sûr, c’était notre base commune. L’inversion négative des paramètres comme je l’ai noté ci-dessus ne change pas fondamentalement les conditions d’élaboration du matériau, donc la référence restait tout de même la grande somme des pratiques contemporaines depuis les années 1950. Mais en même temps, comme Michel de Certeau l’avait noté à l’époque lorsqu’il était présent sur le campus de San Diego, il y avait un rapport entre nos pratiques et les processus utilisés par les mystiques du 17e siècle. Il s’agissait pour les mystiques de trouver dans leurs pratiques le moyen de se détacher de leur tradition et de leurs techniques. C’est exactement le contraire de ce que tu as décrit, c’est un processus dans lequel le corps a emmagasiné un nombres incroyable de clichés, et les bons instrumentistes ne pensent jamais à leurs gestes quand ils jouent parce qu’ils sont devenus automatiques. C’est ce que nous avons tenté de faire évoluer vers l’oubli. Tu as mentionné l’idée de mémoire.

Reinhard G.:

Oui, la mémoire.

Jean-Charles F.:

C’était exactement une autre idée, de tenter d’oublier tout ce qu’on avait appris pour pouvoir réapprendre quelque chose d’autre. Bien sûr, ce n’est pas exactement comme cela que cela s’est passé, il s’agit d’une mythologie que nous avons développée. Mais cela reste pour moi un processus fondamental. La peur des musiciens classique c’est de perdre leur technique, et bien sûr quoi qu’il arrive ils ne la perdront jamais. Dans ce processus, je n’ai jamais perdu mes capacités à jouer de manière classique, mais elles ont été beaucoup enrichies. L’importance de ce processus, c’est que par un voyage dans des contrées inconnues, on peut revenir chez soi et avoir une autre conception de sa technique.

Reinhard G.:

C’est une combinaison de choses nouvelles et d’anciennes ?

Jean-Charles F.:

Oui. Ainsi il est possible de travailler avec des musiciens classiques dans des situations dans lesquelles ils doivent laisser leur technique de côté. Et dans le cas de John Silber par exemple – il avait emprunté cette idée à Globokar, et Ornette Coleman avait fait le même type d’expérience[15] – parce que nos périodes de jeu duraient très longtemps sans interruptions, il se fatiguait lorsqu’il ne jouait que du trombone. Donc il avait décidé de jouer aussi sur un autre instrument et il avait choisi le violon, dont il n’avait jamais abordé l’étude. Il a dû réinventer complètement par lui-même une technique très personnelle de jouer de cet instrument et il a été capable de produire des sonorités que personne n’avait produites jusqu’alors.

Reinhard G.:

Mais le processus par lequel passe ces musiciens classiques avec lesquels je travaille me paraît différent : c’est un peu une autre façon d’envisager le jeu instrumental. Si je leur dis « jouez ! », ils n’essaient pas vraiment de jouer de nouvelles choses, mais ils recombinent…

Jean-Charles F.:

Oui, ce qu’ils connaissent.

Reinhard G.:

Elles recombinent ce qu’elles connaissent. Mais parce qu’elles sont en situation de jouer en ensemble, elles ne peuvent pas en avoir le contrôle. Il y a toujours quelqu’un qui vient croiser ce qu’ils font. S’ils ont des attentes, il y a toujours quelqu’un qui vient les perturber, et il faut alors trouver de nouvelles voies. Et ce qui est intéressant, c’est qu’elles sont capables de suivre ces croisements sans s’irriter et dire « non, je ne peux pas … ». Il s’agit d’un phénomène dans lequel, lors de nombreux ateliers, les participants disent d’abord « je ne peux pas » et dès qu’ils se lancent – un peu comme le peintre que tu as mentionné – ça fonctionne. Et la question que je me pose est : est-ce un problème musical ou est-ce un problème lié à la situation ? Ma théorie est qu’il y a soudainement un espace et quelqu’un leur permet de faire quelque chose et elles le font. Et c’est intéressant de noter qu’elles ne le font jamais toute seule de leur propre initiative. Ils viennent me voir et ils jouent, puis ils vont à l’extérieur et ils ne le font plus jamais. Il faut qu’il y ait la présence d’un groupe et d’un espace dédié à cette activité. Il y a un musicien qui est venu avec son quatuor à cordes et ils ont essayé d’improviser. Plus tard il m’a dit qu’ils ont joué en bis une improvisation lors d’un concert ; mais ils n’ont pas annoncé que c’était une improvisation mais que c’était écrit par un compositeur chinois ; et il a dit que le public a vraiment beaucoup aimé ce bis, et il a vraiment été étonné que cela puisse se passer ainsi. Pour moi le problème m’a paru clair, parce que s’ils avaient annoncé qu’ils jouaient leur propre musique, il y aurait eu des gens qui n’auraient pas voulu l’écouter. Si vous jouez du Mozart, c’est que vous jouez quelque chose de sérieux, qu’il y a un effort à faire, et ainsi de suite. Donc l’improvisation est plus centrée sur la personnalité de celui ou celle qui la réalise, et vous prenez du plaisir à le faire, c’est cela qui est intéressant.

Jean-Charles F.:

On dit – je ne sais pas si c’est vraiment le cas – que Beethoven jouant du piano en concert improvisait la moitié du temps et que le public préférait de beaucoup ses improvisations plutôt que ses compositions.

Reinhard G.:

C’est un fait intéressant en effet.

Jean-Charles F.:

Est-ce que c’était ainsi parce que les improvisations étaient plus simples structurellement ?

Reinhard G.:

Maintenant nous sommes en présence de deux voies possibles. La première nous conduit vers un champ ouvert dans lequel on se dit : « je ne veux pas faire ce que d’autres ont déjà fait ou sont en train de faire ». Et d’autre part la deuxième consiste à dire : « je vais faire une improvisation qui ne sera pas – comment tu l’appelles ?…

Jean-Charles F.:

… Un effacement, un oubli.

Reinhard G.:

… un effacement complet. Il s’agit là de « penser vos manières de procéder d’une façon nouvelle » plutôt que d’envisager un contenu musical nouveau ; et ainsi il ne s’agit pas d’une posture très d’avant-garde. Oui, on produit de la musique un peu polytonale, avec des poly-rythmes, et des harmonies un peu fausses, un peu comme du Chostakovitch, etc. Mais pour moi la chose importante c’est de ne pas dire : « nous allons créer une nouvelle musique », mais que les étudiants puissent envisager la séance de travail comme des improvisateurs. Ce qu’ils sont capables de faire dans cette situation et les capacités qu’elles peuvent développer vont leur servir à explorer les choses par elles-mêmes : « ce n’est pas quelque chose d’original qui va me définir, je ne suis qu’un tout petit peu ouvert à la nouveauté, mais j’aime la musique qu’on produit ensemble, je trouve qu’elle me touche complètement. » Cela se passe de manière très directe parce qu’ils jouent en tant que personnes et non pas comme quelqu’un à qui je dirais « s’il te plaît, joue moi maintenant de la mesure 10 à la mesure 12, de manière ouahhhhh [chuchotement bruité], tu sais comment il faut faire ». Mais s’ils décident de le faire par eux-mêmes et c’est complètement différent.

Jean-Charles F.:

Oui, mais pour moi la question essentielle c’est le timbre, les qualités du son. Parce qu’il y a une équation entre la musique structurelle et les autres : plus l’accent est mis sur la complexité d’une grammaire établie, moins est intéressante la matière sonore et plus l’accent est mis sur la qualité complexe du timbre et moins l’intérêt se porte sur la complexité des structures syntaxiques. Si l’on considère la musique classique européenne des 19e et 20e siècles, il y a un long processus dans lequel le jeu instrumental devient de plus en plus standardisé, et le modèle instrumental dominant de cette période est le piano. Et donc l’enjeu est de créer beaucoup de musiques différentes, mais du point de vue de ce qui est représenté par le système de notation, les notes et leurs durées, qu’on peut aisément réaliser sur l’équivalence des touches du clavier. Il s’agit de manipuler ce qui est standardisé dans le système de notation, de construction d’instruments et de techniques de production sonore, de manière non-standardisée et différenciée d’une œuvre à une autre. L’approche structurelle dans ce cas-là devient très utile[16]. Et évidemment on fait énormément d’expérimentation dans ce cadre avec le pillage des musiques traditionnelles en les transformant en notes : bien sûr dans cette démarche on perd 99% des valeurs sur lesquelles fonctionnent ces musiques. L’équation est compliquée parce que à partir du moment où apparaissent les musiques concrètes et électroniques, on a une branche culturelle différente qui se met en place, une conception des sons qui est différente. Et avec les musiques populaires comme le rock, la combinaison de notes n’a aucun intérêt, car trop simpliste tendant à être basée sur peu d’accords, ce qui fait que cette musique est plus accessible. Mais ce qui compte c’est le son du groupe, qui est éminemment complexe. Les musiciens de ces musiques passent un temps considérable à élaborer en groupe une sonorité qui va constituer leur identité, à réinventer leur jeu instrumental à partir de ce qu’ils identifient dans les enregistrements du passé pour s’en démarquer. Suivant ce modèle beaucoup de situations peuvent être envisagées dans les ateliers d’improvisation qui mettent les musiciennes dans des processus où elles doivent imiter ce qui est vraiment impossible à imiter chez les autres, situations difficiles, surtout pour des musiciennes qui sont tellement efficaces dans la lecture de notes. Que se passe-t-il lorsqu’un (une) clarinettiste joue un certain son et maintenant avec votre propre instrument, un piano par exemple, on doit imiter de la manière la plus exacte la sonorité qu’il produit ?

Reinhard G.:

C’est une question de timbre.

Jean-Charles F.:

Oui. Le monde de l’électronique crée un univers de résonances. C’est vrai même si l’on n’utilise pas des moyens électroniques. Mais en même temps, tu as complètement raison de penser que la tradition du jeu à partir des notes écrites sur la partition reste encore un facteur très important des pratiques musicales dans notre société.

Reinhard G.:

Dans la société occidentale.

Jean-Charles F.:

On peut encore faire beaucoup de bonnes choses dans ce contexte.

Reinhard G.:

Il y a une mémoire, un réservoir et des archives. Je pense – et cela me surprend beaucoup, mais c’est exactement comme cela que je vois les choses – je pense que l’improvisation ne fonctionne pas avec des notes, et se détermine en fonction de timbres. J’appelle cela musicaliser le son. Avec le musicien classique, on a une note, et ensuite il est nécessaire de la musicaliser, il faut la décoder.

Jean-Charles F.:

L’inscrire dans un contexte de réalité.

Reinhard G.:

Exactement ! L’inscrire dans un contexte, l’amener à sonner. Et lorsqu’on transforme le signe en son, en tant que musicienne classique on est en présence de beaucoup de fusion du signe au son, en utilisant tout ce qu’on a appris et tout ce qui constitue la technique. La technique vous permet de réaliser des variations de dynamiques, d’articulations et de pleins autres éléments. C’est la manière par laquelle elles et ils ont vraiment appris à jouer. Et maintenant je vais enlever les notes et leur demander de continuer à faire de la musique. Et c’est ainsi que je commence souvent mes ateliers en leur demandant de ne jouer que sur une seule hauteur de note. Les sept ou huit personnes qui participaient la semaine dernière à mon atelier à Vienne, ont réalisé une improvisation sur une seule hauteur avec la tâche de faire des choses intéressantes avec cette hauteur. Et c’est intéressant parce qu’il y a tant de nuances à leur disposition, et cela sonne vraiment très, très, bien. Et pour moi c’est la porte qui s’ouvre vers l’improvisation, ne pas se précipiter sur beaucoup de hauteurs, mais de commencer toujours par des choses qui se basent sur les qualités sonores. Si l’on se penche sur l’histoire de la musique, je pense que les humains qui vivaient il y a quarante mille ans n’avaient pas de langage, mais ils avaient des sons [il se met à chanter].

Jean-Charles F.:

Comment le sais-tu ?

Reinhard G.:

J’ai un enregistrement [rire] ! Et j’ai fait avec mes étudiants l’expérience suivante : faites un dialogue parlé sans utiliser de mots [il donne un exemple avec sa voix], ça marche. Ils ne peuvent pas te dire quelque chose de précis, mais l’idée émotionnelle est présente. Je pense que tu seras d’accord que le timbre de la voix parlée est vraiment une chose très importante comme l’a noté Roland Barthes dans Le Grain de la voix[17]. Je suis d’accord avec lui. J’essaie d’amener ces musiciens classiques à improviser un peu dans leur tradition, donc ils ne créent pas de nouvelles choses, afin de découvrir leur instrument, mais à l’intérieur de leur tradition.

Jean-Charles F.:

Du point de vue de leurs représentations.

Reinhard G.:

Oui exactement, et ce qui est issu dans cet atelier est très intéressant.

Jean-Charles F.:

C’est une manière très pédagogique de mener les choses, sinon les participants sont perdus.

Reinhard G.:

Oui. L’ancien directeur du département de musique de chambre à l’Université de musique et d’arts de la scène à Vienne aime l’improvisation. Je pense que ce qu’il aime dans l’improvisation c’est que les étudiants apprennent à se mettre en contact entre eux et en contact avec la question de la production du timbre. Pour la musique de chambre, ce sont des choses très importantes. Je ne suis pas moi-même un instrumentiste parfait parce que je ne passe pas des milliers d’heures en répétitions, mais je pense que je peux travailler avec cela dans mon esprit, je peux vraiment trouver de nombreux artistes qui travaillent dans la musique sur partitions qui sont intéressants, c’est vraiment très riche.

Jean-Charles F.:

Dans un quatuor à cordes, il faut que les quatre musiciens travaillent des heures sur ce qu’on appelle l’accord des instruments, ce qui est en fait une façon de créer une sonorité de groupe.

Reinhard G.:

C’est ce que je fais avec l’improvisation, je fonctionne d’une façon très proche de cette tradition. Les tâches sont souvent orientées vers l’intonation entre musiciennes ou musiciens, mais il ne s’agit pas d’aller seulement du coup d’archet dans la direction du coup d’archet parfait, mais aussi en direction de la musique. Eh bien, j’ai été très content de cet entretien qui pourra nourrir mes écrits. Je voudrais écrire un livre sur l’improvisation réalisée avec des musiciens classiques, mais je n’en ai pas le temps, tu sais comment va la vie…

Jean-Charles F.:

Il faut être retraité pour pouvoir avoir le temps de faire les choses ! Merci d’avoir pris ce temps pour parler.

 


1. Improfil est une publication périodique allemande [connectée à l’Exploratorium Berlin] centrée sur la théorie et la pratique de l’improvisation et qui fonctionne en tant que plateforme d’échanges professionnels entre artistes, enseignants et thérapeutes, pour qui le l’improvisation est un des aspects importants de leurs activités. Voir https://exploratorium-berlin.de/en/home-2/

2. Le Cefedem AuRA [Centre de Formation des Enseignants de la Musique Auvergne-Rhône-Alpes] a été créé en 1990 par le Ministère de la Culture pour la formation des enseignants des écoles de musique et conservatoires. C’est un centre de ressources professionnelles et d’enseignement supérieur artistique de la musique.Le centre mène des recherches sur la pédagogie de la musique et publie un périodique, Enseigner la Musique. Voir https://www.cefedem-aura.org

3. CEPI, Centre Européen pour l’Improvisation : ”Pour moi, le CEPI est le point de rencontre entre des musiciens improvisateurs, avec d’autres praticiens de tous les domaines artistiques, des chercheurs, des penseurs, tous ceux et celles dont l’activité ou la curiosité est tournée vers de nouvelles formes et méthodes pour faire les choses. Les rencontres portent sur l’échange d’idées et d’expériences, et aussi sur la participation collective à un processus créatif, en bref, il s’agit d’improviser ensemble. » Barre Phillips, 2020. Voir http://european.improvisation.center/home/about

4. Franziska Schroeder, Soundweaving : Writings on Improvisation, Cambridge, England : Cambridge Scholar Publishing. Voir la traduction française de Henrik Frisk, “Improvisation and the Self: to listen to the other”, dans la présente édition de paalabres.org. : Henrik Frisk, L’improvisation et le moi.

5. Matthias Schwabe est le fondateur et le directeur de l’Exploratorium Berlin.

6. Pendant les rencontres du CEPI à Puget-Ville (en 2018 en particulier), Barre Phillips a proposé un jeu de pétanque dans lequel chaque équipe était composé de deux lanceurs de boules et de deux personnes improvisant en même temps.

7. La rencontre a eu lieu un jour avant [juillet 2018] un concert de musiques improvisées à l’Exploratorium Berlin avec Jean-Charles François, Reinhard Gagel, Simon Rose et Christopher Williams.

8. RAMDAM, UN CENTRE D’ART [à Sainte-Foy-lès-Lyon] est un lieu de travail, c’est un lieu flexible, ouvert à une multiplicité d’usages, dont les espaces sont modulables et transformables en fonction des besoins et des contraintes des projets accueillis. Ramdam est le lieu de résidence de la Compagnie Maguy Marin. Voir https://ramdamcda.org/information/ramdam-un-centre-d-art

9. Christian Lhopital est un artiste contemporain français né en 1953 à Lyon. Il pratique essentiellement le dessin et la sculpture. Présenté à la 11e biennale d’art contemporain de Lyon, Une terrible beauté est née, par Victoria Noorthoorn, il a exposé sous forme de cabinet de dessins un ensemble de 59 dessins d’époques différentes, de 2002 à 2011. En juin 2014, les Éditions Analogues à Arles ont édité le livre Ces rires et ces bruits bizarres, avec un texte de Marie de Brugerolle, illustré de photos de dessins muraux à la poudre de graphite, de sculptures et de dessins miniatures, de la série « Fixe face silence ». https://fr.wikipedia.org/wiki/Christian_Lhopital

10. Rob Mazurek est un artiste/abstractiviste multidisciplinaire, qui met l’accent sur la composition électroacoustique, l’improvisation, la performance, la peinture, la sculpture, la vidéo, le film, et les installations. Il a passé la majeure partie de sa vie créative à Chicago et ensuite au Brésil. Il vit actuellement à Marfa, au Texas avec son épouse Britt Mazurek. Voir le lieu-dit « Constellation Scores » dans la seconde édition de ce site (paalabres.org) : Accès à Constellation Scores. Voir https://www.robmazurek.com/about

11. Denis Laborde, La Mémoire et l’Instant. Les improvisations chantées du bertsulari basque, Bayonne, Saint-Sébastien, Ed. Elkar, 2005.

12. Anna Barth est une danseuse indépendante, chorégraphe et directrice artistique du DanceArt Laboratory Berlin. Elle a étudié la danse moderne, l’improvisation et la composition au “Alwin Nikolais and Murray Louis Dance Lab” à New York et la danse Butoh pendant plusieurs années avec le célèbre co-fondateur et maître de la danse Butoh, Kazuo Ohno et avec son fils Yoshito Ohno au Japon. https://www.annabarth.de/en/bio.html

13. Keith Humble était un compositeur australien (1927-1995), chef d’orchestre et pianiste qui considérait ces trois activités en continuité dans une pratique ressemblant aux fonctions de musicien avant l’avènement du compositeur professionnel aux 19e et 20e siècles. Pendant les années 1950 et 1960, il a vécu en France. Il a été l’assistant de René Leibowitz et en 1959, à l’American Centre for Students and Artists à Paris, il a fondé le ‘Centre de Musique, un « atelier d’interprétation et de création » centré sur la présentation et le débat autour de la musique contemporaine. C’est dans ce contexte que Jean-Charles François l’a rencontré et à continuer travailler avec lui jusqu’en 1995. Voir http://adb.anu.edu.au/biography/humble-leslie-keith-30063

14. KIVA, 2 CD, Pogus Produce, New York. Recordings 1985-1991, avec Jean-Charles François, percussion, Keith Humble, piano, Eric Lyon, manipulations vocoder par ordinateur, Mary Oliver, violon et alto, John Silber, trombone.

15. Voir Henrik Frisk article, op. cit. dans la présente édition. Henrik Frisk, L’improvisation et le moi.

16. Voir Jean-Charles François, Percussion et musique contemporaine, chapter 2, « Contrôle direct ou indirect de la qualité des sons », Paris : Editions Klincksieck, 1991.

17. Roland Barthes, « Le grain de la voix », Musique enjeu 9 (1972).

Lisières

Access to the English translation: Edges – Fringes – Margins

 


 

Lisières – Collage

 

Le 26 avril 2019 a eu lieu à Lyon une rencontre entre le compositeur et improvisateur György Kurtag (en visite de Bordeaux), Yves Favier, alors directeur technique à l’ENSATT à Lyon, et les membres du collectif PaaLabRes, Jean-Charles François, Gilles Laval et Nicolas Sidoroff. Le format de cette rencontre a été d’alterner des moments d’improvisation musicale avec des discussions concernant le parcours des différents participants.

À la suite de cette rencontre, nous avons décidé de développer une sorte de « cadavre exquis » autour du concept de « lisières », chacun des participants écrivant des textes plus ou moins fragmentés en réaction aux écrits qui s’accumulaient petit à petit. En outre les cinq personnes avaient aussi le droit de proposer des citations d’auteurs divers en liaison avec cette idée de lisières. C’est ce processus qui a donné lieu dans le Grand Collage (la rivière) de cette édition « Faire tomber les murs » à 10 collages (L.1 – L.10) de ces textes accompagnés de musiques, de voix enregistrées et d’images, avec en particulier des extraits de l’enregistrement de nos improvisations réalisées lors la rencontre du 26 avril 2019. Voici ci-dessous l’intégralité des textes.
 


Accès aux extraits de texte :

experiencespoetiques
Définitions 1               Définitions 2               Définitions 3
Aleks A. Dupraz 1                             Aleks A. Dupraz 2
Yves Favier 1    Yves Favier 2   Yves Favier 3   Yves Favier 4   Yves Favier 5
Gustave Flaubert
Jean-Charles François 1      Jean-Charles François 2      Jean-Charles François 3
Edouard Glissant 1    Edouard Glissant 2    Edouard Glissant 3    Edouard Glissant 4
Emmanuel Hocquard 1                  Emmanuel Hocquard 2
Tom Ingold 1                                                                                   Tom Ingold 2
György Kurtag 1     György Kurtag 2
François Laplantine et Alexis Nouss 1                     François Laplantine et Alexis Nouss 2
Gilles Laval
Michel Lebreton 1                                  Michel Lebreton 2
Jean-Luc Nancy
Nicolas Sidoroff 1     Nicolas Sidoroff 2      Nicolas Sidoroff 3     Nicolas Sidoroff 4
Dominique Sorrente

 


 

Emmanuel Hocquard :

La lisière est une bande, une liste, une marge (pas une ligne) entre deux milieux de nature différente, qui participe de deux sans se confondre pour autant avec eux. La lisère a sa vie propre, son autonomie, sa spécificité, sa faune, sa flore, etc. La lisière d’une forêt, la frange entre mer et terre (estran), une haie, etc. (…) Un détroit est une figure exemplaire de lisière : le détroit de Gibraltar sépare deux continents (l’Afrique et l’Europe) en même temps qu’il fait communiquer deux mers (Méditerranée et océan Atlantique).

dans la cour       platanes cinq

 dans la cour                          platanes cinq

dans la cour                 platanes cinq

(Le cours de Pise, Paris : P.O.L., 2018, p. 61)

 

Yves Favier :

Évidemment la notion de « Lisière » est celle qui titille le plus (le mieux ?) surtout lorsqu’elle est déterminée comme « zone autonome entre 2 territoires », zones musicales mouvantes et indéterminés, pourtant identifiables.
Ce ne sont pas pour moi des « no man’s (women’s) land », mais plutôt des zones de transition entre deux (ou plusieurs) milieux …
En écologie on appelle ces zones singulières des « écotones », des zones qui abritent à la fois des espèces et des communautés des différents milieux qui les bordent, mais aussi des communautés particulières qui leur sont propres. (On effleure ici 2 concepts celui de Guattari « L’écosophie » ou tout se tient et celui de Deleuze, « L’Heccéité = Evènement. »

 

Définitions : Lisières – subst. fém.

Étymol. et Hist. 1. 1244 « bord qui limite de chaque côté d’une pièce d’étoffe » (Doc. ds Fagniez t. 1, p. 151); 2. a) 1521 « frontière d’un pays » (Doc. ds Papiers d’État de Granvelle, t. 1, p. 185); b) 1606 « bord d’un terrain » (Nicot); c) 1767-68 fig. « ce qui est à la limite de quelque chose » (Diderot, Salon de 1767, p. 195); 3. a) 1680 « bandes attachées au vêtement d’un enfant pour le soutenir quand il commence à marcher » (Rich.); b) 1752 mener (qqn) par la lisière « conduire (quelqu’un) comme on mène un enfant » (Trév.); c) 1798 mener (qqn) en lisière « exercer une tutelle sur (quelqu’un) » (Ac.); 1829 tenir en lisière « id. » (M. de Guérin, loc. cit.); 4. 1830 chaussons de lisière (La Mode, janv. ds Quem. DDL t. 16). Orig. incertaine. Peut-être dér. de l’a. b. frq. *lisa « ornière », que l’on suppose d’apr. le lituanien lysẽ « plate-bande (d’un jardin) » et l’a. prussien lyso « id. (d’un champ) ». Cette forme *lisa a dû exister à côté de l’a. b. frq. *laiso, de la même famille que l’all. Gleis, Geleise « voie ferrée, ornière »; cf. a. h. all. waganleisa « ornière »; cf. aussi le norm. alise « ornière »; alisée « id. » (v. REW et FEW t. 16, p. 468b). L’hyp. du FEW t. 5, pp. 313b-314a, qui dérive lisière du subst. masc. lis (du lat. licium « lisière d’étoffe »), est peu probable, ce dernier étant plus récent que lisière (1380, « grosses dents aux extrémités d’un peigne de tisserand », Ordonnances des rois de France, t. 6, p. 473, v. aussi note b; puis, au xviiies., au sens de « lisière d’une étoffe », v. FEW t. 5, p. 312b).
http://www.cnrtl.fr/etymologie/lisi%C3%A8re

Lisiere-prairie-foret (Futura-sciences)
futura-science (© Inoteb cc by-nc-nd 2.0)

 

György Kurtag

[Il cite ici le professeur André Haynal, psychiatre, psychanalyste, professeur honoraire à l’Université de Genève, au sujet du livre de Daniel N. Stern, Le moment présent en psychothérapie : un monde dans un grain de sable, Paris : éd. Odile Jacob, 2003.
https://www.cairn.info/revue-le-carnet-psy-2004-2-page-11.htm]

« Plus spectaculaire est l’émergence de “moments urgents” qui produisent des “moments de rencontre”.

Stern met l’accent sur l’expérience et non sur le sens, même si ce dernier, et ainsi la dimension du langage, joue un rôle important. Pour lui, les moments présents se produisent parallèlement à l’échange langagier pendant la séance. Les deux se renforcent et s’influencent l’un l’autre, tour à tour. L’importance du langage et de l’explicite, n’est donc pas mis en question, bien que Stern veuille centrer l’attention sur l’expérience directe et implicite. »

 

Yves Favier :

Ces lisières entre prairie, lac et forêt, accueillent des espèces des prairies qui préfèrent les milieux plus sombres et plus frais, d’autres plus aquatiques et des espèces forestières qui préfèrent la lumière et la chaleur

N’est-ce pas le cas en improvisation ?…

Ripisylve (écotone) dans la région des lacs de Syrenie, Pologne (wikimedia commons)
‘Syrenie Stawy’ (commons.wikimedia, de jantyp, 2009)

Aleks A. Dupraz :

La notion de « lisière » vient progressivement se substituer dans mes écrits à celle de « marge » très travaillée par la sociologie et fréquente dans les sphères alternatives de l’art et du politique. Même si l’on sait que « la marge » est toujours en interaction(s) – ne serait-ce que dans l’imaginaire – avec son inverse (le centre où la force centrifuge des normes peut sembler à son plus haut niveau, ce qui apparaît discutable dans la mesure où la proximité des lieux de pouvoir confère aussi une certaine liberté quant à l’application, l’altération et la production des normes), la notion de « lisière » porte en elle la possibilité d’un autre déplacement qui n’est plus simplement celle du rapport entre « un centre » et « sa périphérie ». Être en lisière de l’Université, c’est déjà être à la frontière d’autres mondes et cela m’ouvre peut-être des possibilités de penser mon vécu et ma démarche autrement qu’à travers le seul prisme de la tension à l’œuvre dans un processus de construction identitaire qui se rapporterait principalement à l’institution universitaire et à ses normes.
experiencespoetiques | lisière(s)

 

François Laplantine et Alexis Nouss :

La pensée de l’entre et de l’entre-deux est résolument métisse, car l’attention à l’interstice nous fait réaliser que l’on ne peut être l’un et l’autre simultanément mais alternativement, comme dans le processus hétéronymique de Frenando Pessoa ou comme dans les pas du tango. (…) L’entre est ce que l’on ne peut placer bord à bord ou mettre bout à bout et qui nous empêche de suivre le sillon. C’est un intervalle qui ne peut être comblé ou du moins comblé immédiatement, mais appelle des médiations qu’il convient d’opposer, avec Adorno, à la réconciliation ainsi qu’à la notion d’œuvre dans la mesure où celle-ci croit atteindre un achèvement.
Métissages, de Arcimboldo à Zombi. Montréal, Pauvert, 2001.

 

Michel Lebreton :

Les lisières sont les endroits des possibles. Les limites n’en sont définies que par les milieux qui les bordent. Elles sont mouvantes, sujettes à érosions, sédimentations : elles n’ont rien d’évident.
(Voir la « maison » M. Lebreton dans la présente édition)

Autoroute A19 – Ouvrage dédié au passage de la faune, Roulex_45
‘Autoroute A19 – Ouvrage dédié au passage de la faune’ (wikimedia, de Roulex_45, 2009).

Yves Favier :

1/ L’improvisateur serait-il cet « être aux aguets » singulier ?
Chasseur/cueilleur/ toujours prêt à capter (capturer ?) les SONS existant, mais aussi « éleveur », afin de laisser émerger ceux « immanents » ? Pas encore manifestes mais déjà en « possible en devenir » ?…

2/ « le territoire ne vaut que par rapport à un mouvement par lequel on en sort. » dans le cas de la notion de Frontière de Hocquard associé à la conception politique Classique, L’improvisateur serait un passeur entre 2 territoires déterminés par avance par convention académiques exemple : passeur entre LA musique contemporaine (savante sacrée) et LA musique spontanée (prosaïque sociale)..on va dire que c’est un début, mais qui n’aura pas de développement autre que dans et par le rapport aux conventions…ça sera toujours une ligne qui sépare, c’est une « abstraction » d’où les corps concrets (public inclus) sont de fait exclus.

3/ Quelle LIGNE (musicale), pourrait marquer Limite, une « extrémité » (elle aussi abstraite) à une musique dite « libre » à seulement la considérer de l’intérieur (supposé l’intérieur de l’improvisateur).
Effectivement ôter toute possibilité de sortir ce ces limites identitaire (« l’impro c’est ça et pas autre chose », « L’improvisation aux improvisateurs ») procède du fantasme des origines créatrices et de ses « génies » isolés. … pour moi le « No man’s land » suggéré par Hocquard est plutôt ici !

 

Nicolas Sidoroff :

Emmanuel Hocquard distingue trois conceptions de la traduction au regard de la limite (la « conception réactionnaire » où la traduction ne peut que trahir), de la frontière (la « conception classique » où la traduction passe d’une langue et culture dans une autre) et la lisière (conception qui « fait de la traduction […] une haie entre les champs de la littérature »).
(Emmanuel Hocquart, Ma haie : Un privé à Tanger II, Paris : P.O.L., 2001, pp. 525-526.)

Je travaille sur les notions de « frontière » et de « lisière » entre différentes activités. (…) Une frontière se franchit au sens épais et consistant du terme, une partie du corps puis l’autre, plus ou moins progressivement. Ce corps a une épaisseur, on est d’un côté et de l’autre d’une ligne ou d’une surface qui fait frontière à un moment. Cela peut créer un balancement, comme des allers-retours en matière de poids du corps au-dessus de cette ligne ou de chaque côté de cette surface, sans déplacement des pieds. Comment passe-t-on une frontière entre plusieurs activités : que se passe-t-il quand je change de « casquette », par exemple entre un espace-temps où je suis compositeur et un autre où je suis régisseur de son ?
(Nicolas Sidoroff, « Faire quelque chose avec ça que je voudrais tant penser, faisons quelque chose avec ça, de ci, de là », Agencements, n°1, mai 2018, Rennes : éd. du commun, p. 50).

 

Dominique Sorrente :

J’ai longtemps vécu sur le rebord du monde.

 

experiencespoetiques

D’un bord à l’autre, nos mouvements forment un chant d’échos, une forêt de signes en plein ciel.
experiencespoetiques | Notre mouvement (octobre 2017)

Lakeville, Indiana from the west, Derek Jensen (Tysto)
‘Lakeville, Indiana from the west’
(wikipedia, de Derek Jensen (Tysto), domaine public, 2005).

Corridor écologique :

Un corridor écologique, à distinguer du corridor biologique et du continuum écologique, est une zone de passage fonctionnelle, pour un groupe d’espèces inféodées à un même milieu, entre plusieurs espaces naturels. Ce corridor relie donc différentes populations et favorise la dissémination et la migration des espèces, ainsi que la recolonisation des milieux perturbés.

Par exemple, une passerelle qui surplombe une autoroute et relie deux massifs forestiers constitue un corridor écologique. Elle permet à la faune et à la flore de circuler entre les deux massifs malgré l’obstacle quasi imperméable que représente l’autoroute. C’est pour cette raison que cette passerelle est appelée un passage à faune.

Les corridors écologiques sont un élément essentiel de la conservation de la biodiversité et du fonctionnement des écosystèmes. Sans leur connectivité, un très grand nombre d’espèces ne disposeraient pas de l’ensemble des habitats nécessaires à leurs cycles vitaux (reproduction, croissance, refuge, etc.) et seraient condamnées à la disparition à plus ou moins brève échéance.

Par ailleurs, les échanges entre milieux sont un facteur de résilience majeur. Ils permettent ainsi qu’un milieu perturbé (incendie, crue…) soit recolonisé rapidement par les espèces des milieux environnants.

L’ensemble des corridors écologiques et des milieux qu’ils connectent forme un continuum écologique pour ce type de milieu et les espèces inféodées.

C’est pour ces raisons que les stratégies actuelles de conservation de la biodiversité mettent l’accent sur les échanges entre milieux et non plus uniquement sur la création de sanctuaires préservés mais clos et isolés.
https://www.futura-sciences.com/planete/definitions/developpement-durable-corridor-ecologique-6418/

 

Michel Lebreton :

L’enseignant va-t-il laisser les barrières ouvertes aux vagabondages et bricolages ? Ou va-t-il circonscrire toutes pratiques à l’enclos qu’il a construit au fil du temps ?

 

Edouard Glissant :

(…) là où les peuples migrants d’Europe (…) arrivent [en Amérique] avec leurs chansons, leurs traditions de famille, leurs outils, l’image de leur dieu, etc. les Africains, eux, arrivent dépouillés de tout, de toutes possibilités, et même dépouillés de leur langue. Car l’antre du bateau négrier est l’endroit et le moment où les langues africaines disparaissent, parce qu’on ne mettait jamais ensemble dans le bateau négrier, tout comme dans les plantations des gens qui parlaient la même langue. L’être se retrouvait dépouillé de toutes sortes d’éléments de sa vie quotidienne, et surtout de sa langue.
(Introduction à une poétique du divers, Paris : Gallimard, 1996, p . 16)

 

Emmanuel Hocquard :

À rattacher aux lisières tout ce qui concerne les marges (marginalia), les chemins de traverse, les espaces résiduels ou terrains vagues…
Les lisières sont les seuls espaces qui échappent aux règles fixées par les grammairiens d’État, les jardiniers de Versailles et les urbanistes internationaux.
(op. cit., p. 62)

 

Edouard Glissant :

Qu’est-ce qui se passe pour ce migrant ? Il recompose par traces une langue et des arts qu’on pourrait dire valables pour tous. (…) L’Africain déporté n’a pas eu la possibilité de maintenir ces sortes d’héritages ponctuels. Mais il a fait quelque chose d’imprévisible à partir des seuls pouvoirs de la mémoire, c’est-à-dire des seules pensées de la trace qui lui restaient : il a composé d’une part des langages créoles et d’autre part des formes d’art valables pour tous. (…) Si ce Néo-Américain ne chante pas des chansons africaines d’il y a deux ou trois siècles, il ré-instaure dans la Caraïbe, au Brésil et en Amérique du Nord, par la pensée de la trace des formes d’art qu’il propose comme valable pour tous. La pensée de la trace me paraît être une dimension nouvelle de ce qu’il faut opposer dans la situation actuelle du monde à ce que j’appelle les pensées du système ou les systèmes de pensée. Les pensées du système ou les systèmes de pensée furent prodigieusement féconds et prodigieusement conquérants et prodigieusement mortels. La pensée de la trace est celle qui s’appose aujourd’hui le plus valablement à la fausse universalité des pensées du système.
(op. cit., p. 17)

 

Jean-Charles François :

Les belles lisières, les belles lisières, les belles lisières
Les belles lisières, les belles lisières et… le méchant lisier
Les belles lisières et le méchant lisier
Les rebelles lisières et en plein champ le lisier
Les lisières, les lisières, le lisier.
Les belles lisières et le méchant lisier
Le lisier responsable des belles algues vertes du Finistère nord, qui se décomposent en méchants éléments toxiques dangereux pour les humains.
Les belles lisières et le méchant lisier
Le mystère des lisières, la misère du lisier.
La fête des lumières, la tête emmêlée du limier
Le lit de la rivière déviée, la civière du licier défiguré
Le critère de la postière, le clystère du policier.
La folie de la vie chère et l’olivier la paix sur terre
Les belles lisières et le méchant lisier.
Le lisier sert à définir le méchant espace des artichauts entre les belles lisières comme méchant résultat d’une belle production industrielle et méchant ferment d’une production du même genre de beauté.

Artichaut, Légume, Rouge
« Artichaut, Légume, Rouge’
(pixabay.com, MrsBrown, 2016).

L’être aux aguets, l’entre-capture, l’être aux agrès, l’entre-musculature, l’être qui agrée, proie qui se laisse capturer, l’être qui agresse, entre rapaces on s’entend bien, l’être de la Grèce, le kairos, moment d’interaction intense, l’être de la graisse…
Le lisier agresse méchamment l’odorat tandis que la polie lisière agrée de relever benoîtement les horodateurs.
Les adorateurs de l’église de la très sainte Thérèse de Lisière s’enlisent dans les agrès du prosaïque GestEtatPo lisier.
L’Eldorado de la belle filière du Glysierphosate emplit de clystère les poches de derrière de tristes sires liés à leurs enflures glyciémo-prostatiques.
Les belles lisières et le méchant lisier.
Comment sortir des lisières et pénétrer l’espace du lisier ? C’est le problème de l’improvisation semble-t-il. L’idéal de communication appartient aux lisières, mais le contenu même reste dans l’incommunicabilité du lisier (hormis son odeur nauséabonde). Si la définition de l’origine des sons au moment de la prestation improvisée sur scène semble devoir relever du domaine du non-dit, car relevant strictement de l’intimité de chaque participant, alors seules les lisières de l’interactivité des humains semblent pouvoir entrer dans le champ de la réflexion. La préparation des sons, leur élaboration effective, semble alors être du domaine exclusif des parcours individuels. L’élaboration collective des sons est laissée à la surprise du moment de rencontre de personnalités qui s’y sont préparés : advienne que pourra. L’enlisement dans le lisier.

Il ne s’agit pas non plus de dire que les lisières de communication entre les humains ne jouent pas un rôle important dans la réflexion. Dans ce sens la question de l’aguet et les méandres de l’inconscient/conscient sont bien des vecteurs essentiels à prendre en considération. Mais si l’improvisation est un jeu collectif, alors l’élaboration des sons par les individus séparés dans des parcours distincts, n’est plus suffisante pour refléter l’élaboration collective des sonorités. Se pose alors le problème de la co-construction des matériaux sonores. C’est là où l’on tombe dans le lisier. Si l’on prépare collectivement les sonorités on risque fortement de ne plus être dans l’idéal de l’improvisation qui démocratiquement laisse les voix libres de s’exprimer, qui accepte en son principe – en principe ! – la dissension en son sein. Mais si tous ceux qui appartiennent au club des improvisateurs ont fait le même parcours avant d’arriver sur scène, alors la démocratie et la dissension sur la scène ne sont que des simulacres, effets d’un théâtre pour public naïf. De même, si ceux qui ne correspondent pas aux modèles sonores idéalisés du réseau ne sont pas invités, l’accord entre ceux qui le sont sera quasiment total. La notion de déterritorialisation est-elle l’affaire d’individus qui se rencontrent en terrain neutre, ou bien l’élaboration collective d’un terrain inconnu ? La liste des éléments du lisier est longue. Comment ouvrir ce chantier tant du point de vue de la pratique que de celui de la réflexion sur la pratique ?

 

Nicolas Sidoroff :

Emmanuel Hocquard qualifie la lisière de : « tache blanche ». Assez longtemps, j’ai compris et lui ai fait dire « tâche blanche ». L’accent circonflexe avait beaucoup de sens, en évoquent à la fois le travail à faire (par la tâche) et un espace à explorer caractérisé par sa situation entre les choses (par l’adjectif légèrement substantivé de « blanc »). Derrière cela, je comprenais, et comprends encore, une invitation à venir habiter, parcourir et pratiquer de tels espaces. La « tache blanche » est très présente dans les travaux d’Emmanuel Hocquard : elle évoque les endroits inexplorés des cartes géographiques, où l’on ne pouvait pas encore savoir ce qu’il fallait écrire ni dans quelles couleurs. La « traduction tache blanche » pour lui, une « activité tache blanche » pour moi, c’est créer des « zones inexplorées (…), c’est gagner du terrain ». Dans mes habitudes de vocabulaire, je dirais aussi : créer du possible.
(« Explorer les lisières d’activité, vers une microsociologie des pratiques (musicales) », Agencements, n°2, décembre 2018, Rennes : éd. du commun, p. 263-264)

 

François Laplantine et Alexis Nouss :

Le zombi ou l’exemple limite du métissage. À la fois mort et vivant, il condense à lui seul le paradoxe irréductible et impensable de tout être. Le zombi ne sera plus jamais tout à fait vivant, ni totalement mort, comme si le voyage du vivant vers la mort et le retour du mort vers la vie empêchaient, de façon irrémédiable, de revenir à une condition première. Périple impossible et vacillant qui interdit, à celui qui est victime de cette sorcellerie redoutable, toute possibilité de retour à un point de départ, à une identité d’être social ou d’être moribond, stabilisée et reconnue.
(op. cit.)

 

Edouard Glissant :

Pendant très longtemps – il faut toujours répéter – pendant très longtemps l’errance occidentale, qui a été une errance de conquêtes, une errance de fondation de territoires, a contribué à réaliser ce que nous pouvons appeler aujourd’hui la « totalité-monde ». Mais dans un espace aujourd’hui il y a de plus en plus d’errances internes, c’est-à-dire de plus en plus de projections vers la totalité-monde et de retours sur soi alors qu’on est immobile, alors qu’on n’a pas bougé de son lieu, ces formes d’errance déclenchent souvent ce qu’on appelle des exils intérieurs, c’est-à-dire des moments où l’imaginaire, l’imagination ou la sensibilité sont coupés de ce qui se passe alentour. (…) Et c’est une des données du chaos-monde, que l’assentiment à son « entour » ou la souffrance dans son « entour » sont également opératoires comme voie et moyen de connaissance de cet « entour ».
(op. cit., p. 88)

 

Lisière, subst. fém. :

Tous les rêves s’étaient levés, abandonnés à leur libre vol. Servet racontait sa joie prochaine à sortir des lisières. (Estaunié 1896)

Je me lèverai à midi : j’aurai des matinées douillettes dans mon lit. Plus d’études, plus de devoirs. (Estaunié 1896)

Dieu ! il faudra toujours qu’on me pousse et il faudra qu’on me tienne toujours en lisière et je languirai dans une éternelle enfance.
(M. de Guérin, 1829)

 

Edouard Glissant :

Schématisons à outrance : le métissage serait le déterminisme, et la créolisation c’est, par rapport au métissage, le producteur d’imprévisible. La créolisation c’est l’imprédictible. On peut prédire ou déterminer le métissage, on ne peut pas prédire ou déterminer la créolisation. La même pensée de l’ambiguïté, que les spécialistes des sciences du chaos signalent, à la base même de leur discipline, cette même pensée de l’ambiguïté régit désormais l’imaginaire du chaos-monde et l’imaginaire de la Relation.
(Ibid., p. 89)

 

Nicolas Sidoroff :

L’expression « noyau à lisière » permet donc, en premier lieu d’évacuer radicalement des représentations en boîtes rigides à frontières ou en cases limitantes et excluantes. (…) Regarder les pratiques musicales comme interaction et articulation de six « noyaux à lisières », chacun correspondant à une famille d’activité : création, performance, médiation-formation, recherche, administration, technique-lutherie.
(op. cit., p. 265)

Ecotone and Edge Effect
présentation ‘Ecotone and Edge Effect’
(Mohanlal Sukhadia Univ. et panaceaconcept.in)

 

Yves Favier :

La notion de « lisière » est celle qui titille (le mieux) : zones musicales mouvantes et indéterminées, pourtant indentifiables.

Sons Pliés Boltanski

Sons-pliés Boltanski

Gilles Laval :

Existe-t-il un présent improvisé, à l’instant T instantané ? Quelles sont ses lisières, de l’instant à naitre ou non, ou non-être, l’instantané non figé à l’instant, juste là, hop c’est passé !
Étiez-vous présent hier à cet instant précis, partagé sans lendemain ? Je ne veux pas le savoir, je préfère le faire, sans repasser, vers les commissures des sens. L’improvisation se joue-t-elle d’elle-même ? Sans autre autres est-ce possible/impossible ? Quelle cible, si cible il y a ?
Interpénétrations et projections piquantes instantanées, répliques introspectives morphologiques agglutinantes, jonctions éloignées mouvementées écarlates, combinaisons à l’aise ou niaises, réactions à vif synchroniques, diachroniques, fusions et confusions oxymoristiques habiles. Si bleu est le lieu de mer, hors de l’eau, il se mesure en vert, en lisière c’est arc-en-ciel. Superbe masse d’ondes insaisissables où dedans brillent et foisonnent des lisières de dégradés, des départs sans retours, des arrêts pas nets, des flous roses rougissants, va savoir s’il faut faire taire, se faire terre ou ouï-dire.
J’ai ouï l’hallali sensible aux lisières des improvisalizés, (parfois des gourous courroucés d’envies d’emprises dégringolent en gammes lentes (choisis ta pente), quand d’autres pétillent d’un imprévisible heureux et de surprises survoltées). Invitons-nous de bout en bout aux commissures heuristiques kaïrostiques des espaces et des méandres imaginés, seul ou à plusieurs, à pludames, à plutoustes.

« commissure Rem. 1. La majorité des dict. du 19e s. et Lar. 20e enregistrent également l’emploi vieilli du terme en mus. pour signifier : Accord, union harmonique de sons où une dissonance est placée entre deux consonances (DG). »

Le principe de bout en bout (en anglais : end-to-end principle) est un principe central de l’architecture du réseau Internet.
Il énonce que « plutôt que d’installer l’intelligence au cœur du réseau, il faut la situer aux extrémités : les ordinateurs au sein du réseau n’ont à exécuter que les fonctions très simples qui sont nécessaires pour les applications les plus diverses, alors que les fonctions qui sont requises par certaines applications spécifiques seulement doivent être exécutées en bordure de réseau. Ainsi, la complexité et l’intelligence du réseau sont repoussées vers ses lisières. Des réseaux simples pour des applications intelligentes. »
(Principe de bout en bout, wikipedia)

« Kairos : Concept de la Grèce antique qui correspond au temps de l’occasion opportune, c’est-à-dire qui se rapporte à un moment de rupture, à un basculement décisif par rapport au temps qui passe. » (L’internaute)
Kairos est le dieu de l’occasion opportune, du right time, par opposition à Chronos qui est le dieu du time.

brouillard bleu abstrait morceaux blancs

 

Jean-Charles François :

Les lisières font rêver,
fondre en larmes blanches
la mythologie de la tache blanche
c’est que toutes les cartes géographiques sont coloriées
il n’y en a plus pour nous faire rêver

 

Yves Favier :

…données mouvantes fluctuantes…ne laissant à aucun moment la possibilité de description d’une situation stable/ définitive…
temporaire…valable seulement sur le moment…sur le nerf…
toucher le nerf, c’est toucher la lisière…
l’improvisation comme un ravissement…un kidnapping temporel…
où l’on serait plus tout à fait soi et enfin soi-même…
…tester le temps par le geste combiné avec la forme…et vice versa…
l’irrationnel à la lisière de la physique des fréquences bien raisonnées…
…bien tempérées…
rien de magique…juste une lisière atteinte par les nerfs…
écotone…tension ENTRE…
entre les certitudes…
entre existant et préexistant…
…immanent attracteur…étrange immanence attractive…
entre silence et possible en devenir
… cette force qui touche le nerf…
…qui trouble le silence ?…
…la lisière comme continuité perpétuellement mouvante

L’inclusion de chaque milieu dans l’autre
Non directement connectés entre eux
En change les propriétés écologiques
Traits communs d’interpénétration de milieux
Terrier
Termitière
Lieu où l’on modifie son environnement
À son profit et à celui des autres espèces

De quel récit la lisière est-elle le vecteur ?…

Ecotones
‘Ecotones’ (commons.wikimedia, de Lamiot, 2009).

 

György Kurtag :

[Citation du professeur André Haynal :]
« Dans son nouveau livre (Daniel N. Stern, Le moment présent en psychothérapie : un monde dans un grain de sable, Pari : éd. Odile Jacob, 2003), Stern parle, en psychothérapeute et observateur de la vie quotidienne, de ce qu’il appelle le “moment présent”, ce qu’on pourrait aussi dénommer le moment béni, au cours duquel, tout d’un coup, un changement peut s’opérer. Ce phénomène, que les Grecs appellent kairos, est un moment d’interaction intense parmi ceux qui n’apparaissent pas sans une longue préparation préalable. Cet ouvrage centre notre regard sur le “ici et maintenant”, l’expérience présente, vécue souvent à un niveau non verbal et non conscient. Dans la première partie, l’auteur donne une description pleine de nuances de ce “maintenant”, du problème de sa nature, de son architecture temporelle et de son organisation.

Dans la deuxième partie, intitulée « La contextualisation du moment présent », il parle entre autres de la connaissance implicite et de celle intersubjective.
Implicite <> explicite :
rendre l’implicite explicite et l’inconscient conscient est une tâche importante des psychothérapies d’inspiration psychanalytique (pour lui “psychodynamiques”) ou cognitive. Le processus thérapeutique mène à des moments de rencontre et à des “bons moments” particulièrement propices à un travail d’interprétation, ou encore à un travail d’éclaircissement verbal. Ces moments de rencontre peuvent précéder l’interprétation, amener à elle ou la suivre.

Ces idées sont de toute évidence inspirées par des recherches sur le savoir et la mémoire implicite non déclarative d’une part, et explicite ou déclarative d’autre part. Ces termes se réfèrent au fait qu’ils peuvent ou non être retrouvés, consciemment ou non. Le second concerne donc un système de mémoire impliqué dans un processus d’information qu’un individu peut retrouver consciemment et déclarer. La “mémoire procédurale”, en revanche, est un type de mémoire non déclarative, qui comprend plusieurs sous-systèmes de mémoire séparés. En outre il est clair que la mémoire non déclarative influence l’expérience et le comportement (l’exemple le plus souvent cité est celui de savoir rouler à bicyclette ou jouer du piano, sans nécessairement pouvoir décrire les mouvements impliqués).

Une séance de thérapie peut être vue comme une série de moments présents mus par le désir qu’une nouvelle manière d’être ensemble ait des chances d’apparaître. Ces nouvelles expériences vont entrer dans la conscience, parfois la connaissance implicite. La plus grande partie du changement thérapeutique croissant, lent, progressif et silencieux, paraît être faite de cette manière. Plus spectaculaire est l’émergence de “moments urgents” qui produisent des “moments de rencontre”. »

 

Jean-Luc Nancy :

Comment peut-on comme artiste, donner forme… ? : vous me demandez d’entrer dans la peau de l’artiste… C’est précisément ce que je ne peux pas… Et si je dis « dans la peau » c’est bien sûr très littéralement. La peau – l’« expeausition » (…) – n’est rien d’autre que la limite où un corps prend sa forme. Si je pense à l’âme « forme d’un corps vivant » pour Aristote, je peux dire que la peau est l’âme ou mieux qu’elle anime le corps : elle ne l’enveloppe pas comme un sac, elle ne le fait pas tenir comme un corset, elle le tourne vers le monde (et aussi bien vers lui-même qui devient ainsi à la fois un « soi-même » et une partie du non-soi, du dehors). La peau ne recouvre pas, elle forme, elle façonne, expose et anime cet ensemble incroyablement complexe, enchevêtré, labyrinthique qu’est l’ensemble des organes, muscles, vaisseaux, nerfs, os, liqueurs qui n’est en fin de compte un tel « ensemble », une telle machinerie que pour aller se mettre en forme dans , par et comme peau, avec ses quelques variations ou suppléments, muqueuses, ongles, poils, et cette variation notable qu’est la cornée de l’œil, avec aussi ses ouvertures – au nombre de neuf – qui ne sont pas des « entrées » ou des « sorties », encore moins des failles ou des fissures, mais au contraire la manière dont la peau s’évase ou s’invagine, se retrousse et s’épanche ou s’exprime selon divers rapports avec le dehors – nourriture, air, odeur, saveur, son (on peut y ajouter des phénomènes électriques, magnétiques, chimiques qui se mêlent à ce que nous signalent les « sens »), – et la peau non seulement s’étend d’une ouverture à l’autre mais, je le redis, se reploie à chaque ouverture pour se conformer en tubulures, cavités, par les parois desquelles se produisent tous les métabolismes, toutes les osmoses, dissolutions, imprégnations, transmissions, contagions, diffusions, propagations, irrigations et influences (aussi comme influenza). Ce système tout à la fois organique et aléatoire, fonctionnel et hasardeux (par lui-même essentiellement exposé) ne fait rien d’autre que de reformer, renouveler et transformer incessamment la peau.
(Jean-Luc Nancy et Jérôme Lèbre, Signeaux Sensibles, Montrouge : Bayard éd., p. 64-66)

 

Jean-Charles François :

Pour l’apeautre, la peau – l’expeausition – comme limite où le corps prend forme, peau, lisière où les pores sont la forme de l’âme et anime le corps, Saint-Bio de la contiguïté des autres corps jusqu’aux étoiles.

La peau-lisière d’Apollinaire, peauète jusqu’à sa trépanation, et peau-être a-linéaire, n’était pas policière du tout, ni très polie, mais poly-fourmilière, poly-tourbillonnaire.

Le vide de l’âme est la forme que prend cette communion entre le corps sensible et l’épeautre (dans l’œil sensible du voisin).

 

Tim Ingold :

Où qu’ils aillent et quoi qu’ils fassent, les hommes tracent des lignes : marcher, écrire, dessiner ou tisser sont des activités où les lignes sont omniprésentes, au même titre que l’usage de la voix, des mains ou des pieds. Dans Une brève histoire des lignes, l’anthropologue anglais Tim Ingold pose les fondements de ce que pourrait être une « anthropologie comparée de la ligne » – et, au-delà, une véritable anthropologie du graphisme. Étayé par de nombreux cas de figure (des pistes chantées des Aborigènes australiens aux routes romaines, de la calligraphie chinoise à l’alphabet imprimé, des tissus amérindiens à l’architecture contemporaine), l’ouvrage analyse la production et l’existence des lignes dans l’activité humaine quotidienne. Tim Ingold divise ces lignes en deux genres – les traces et les fils – avant de montrer que l’un et l’autre peuvent fusionner ou se transformer en surfaces et en motifs. Selon lui, l’Occident a progressivement changé le cours de la ligne, celle-ci perdant peu à peu le lien qui l’unissait au geste et à sa trace pour tendre finalement vers l’idéal de la modernité : la ligne droite. Cet ouvrage s’adresse autant à ceux qui tracent des lignes en travaillant (typographes, architectes, musiciens, cartographes) qu’aux calligraphes et aux marcheurs – eux qui n’en finissent jamais de tracer des lignes car quel que soit l’endroit où l’on va, on peut toujours aller plus loin.
(Texte d’introduction au livre de Tom Ingold, Une brève histoire des lignes, traduit de l’anglais par Sophie Renaut, Bruxelles : Zones sensibles, 2013.)
http://www.zones-sensibles.org/livres/tim-ingold-une-breve-histoire-des-lignes/

 

Gustave Flaubert :

Une lisière de mousse bordait un chemin creux, ombragé par des frênes, dont les cimes légères tremblaient.

 

Tim Ingold :

Mais que se passe-t-il lorsque des personnes ou des choses s’accrochent à quelque chose d’autre ? Il y a un enchevêtrement de lignes. Elles doivent se lier de telle manière que la tension qui les briserait les retienne solidement. Rien ne peut tenir sans la présence d’une ligne. Rien ne peut tenir sans qu’une ligne soit définie et sans que cette ligne puisse se mêler à d’autres.
(Life of Line, p. 3)

 

Aleks A. Dupraz :

Cette inclinaison de mon rapport à la recherche s’est accentuée à l’issue d’une année passée relativement en lisière de l’institution universitaire. Alors que je me questionnais quant aux dispositifs de recherche que je pouvais rejoindre ou mettre en place dans la perspective de contribuer au développement de démarches de recherche-action, ma trajectoire a fortement été affectée par ma participation à différents espaces de recherche et d’expérimentation que furent pour moi : le réseau des Fabriques de sociologie (rejoint en mai 2015) ; la création du collectif Animacoop’ (initiée à Grenoble quelques mois plus tard) ; le séminaire des Arts de l’attention (inauguré à Grenoble en septembre de la même année). C’est ainsi avant tout dans la rencontre que ma recherche s’est ré-engagée, se retrouvant convoquée là où elle semblait parfois manquer. En effet, malgré mes tentatives de me présenter autrement (sans toutefois savoir tout à fait comment), j’étais souvent identifiée dans ces espaces comme étudiante et/ou jeune chercheuse liée à l’Université. Ce fut tout particulièrement le cas au 11 rue Voltaire, premier local de la Chimère citoyenne, alors que j’étais partie prenante du séminaire de recherche des Arts de l’attention. Je prenais alors à nouveau conscience à quel point être identifiée comme universitaire venait quelque part dans un premier temps figer quelque chose d’une identité à laquelle je refusais d’être réduite tout en assumant pourtant une part de la fonction sociale et politique que cela supposait et de la responsabilité que cela me semblait impliquer. Dans cette mise en tension, je n’ai pu que constater mon attachement au monde de l’Université – à l’égard duquel je demeure pourtant très critique –, cela dans un contexte politique où tendaient à se multiplier et se banaliser les discours arguant de la perte de temps ou du luxe que constitueraient la réflexivité et la recherche en littérature et sciences humaines et sociales.
(« Faire université hors-les-murs, une politique du dé-placement », Agencements, n°1, mai 2018, Rennes : éd. du commun, p. 13).

lisière eau
lisière eau

 

Nicolas Sidoroff :

Prenons un exemple artistique : la musique et la danse. En les considérant comme pratiques fortement marquées par une histoire de mise en disciplines, elles sont nettement séparées. Tu es musicien.ne, tu es danseur.se ; tu donnes (tu vas à) un cours de musique ou de danse. Il y a des cases, des boîtes ou des tubes d’un côté comme de l’autre. Le croisement est possible mais rare et difficile, et quand il a lieu, c’est de manière exclusive : tu es ici ou là, d’un côté ou de l’autre, tu passes une frontière à chaque fois.

En considérant la musique et la danse comme des pratiques humaines quotidiennes, elles sont extrêmement mêlées : faire de la musique c’est avoir un corps en mouvement ; danser c’est produire des sons. On mène depuis 2016 une recherche-action entre PaaLabRes et Ramdam, un centre d’art. Elle associe des personnes plutôt musiciennes (nous, membres de PaaLabRes), d’autres plutôt danseuses (des membres de la compagnie Maguy Marin), un plasticien (Christian Lhopital), et des invité.es réguliers en lien avec les réseaux ci-dessus. On expérimente des protocoles d’improvisation sur des matériaux communs. Dans les réalisations, chacun.e produit des sons et fait des mouvements en rapport aux sons et mouvements des autres, chacun.e est à la fois musicien.ne et danseur.se. Pour moi, l’état de corps (les gestes dont ceux pour faire de la musique, les attentions, les sensations, et la fatigue) sont très différent.es que celui que j’ai dans une répétition ou un concert d’un groupe de musique. Elles sont même beaucoup plus riches et intenses. Avec le vocabulaire utilisé dans les paragraphes précédents, dans ces réalisations je suis dans une forme de lisière tâ/ache blanche danse-musique. Un premier bilan qu’on est en train de tirer montre que dépasser nos boîtes disciplinaires (exploser la frontière, faire exister la lisière) est difficile.
(« Explorer les lisières d’activité, vers une microsociologie des pratiques (musicales) », Agencements, n°2, décembre 2018, Rennes : éd. du commun, p. 265).

Edges, Fringes, Margins

Retour au texte original en français : Lisières

 


 

Edges – Fringes – Margins

Collage

 

On April 26, 2019 a meeting took place in Lyon between György Kurtag (composer and improvisator visiting from Bordeaux), Yves Favier (then technical director at ENSATT in Lyon), and the members of the PaaLabRes collective, Jean-Charles François, Gilles Laval and Nicolas Sidoroff. The format of this meeting was to alternate moments of musical improvisation with discussions about the different participants’ backgrounds.

Following this meeting, we decided to develop a kind of “cadavre exquis” [game of consequences] around the concept of “edges”, each of the participants writing more or less fragmented texts in reaction to the writings that were accumulating little by little. In addition, the five people were also allowed to propose quotations from various authors in connection with this idea of edges, fringes or margins. It is this process that gave rise in the Grand Collage (the river) of this edition “Faire tomber les murs” to 10 collages (L.1 – L.10) of these texts accompanied by music, recorded voices and images, with in particular extracts from the recording of our improvisations made during the meeting of April 26, 2019. You will find below all the texts.


 

Direct access to the texts of the authors included in the collage:

experiencespoetiques
Définitions 1               Définitions 2               Définitions 3
Aleks A. Dupraz 1                             Aleks A. Dupraz 2
Yves Favier 1    Yves Favier 2   Yves Favier 3   Yves Favier 4   Yves Favier 5
Gustave Flaubert
Jean-Charles François 1      Jean-Charles François 2      Jean-Charles François 3
Edouard Glissant 1    Edouard Glissant 2    Edouard Glissant 3    Edouard Glissant 4
Emmanuel Hocquard 1                  Emmanuel Hocquard 2
Tom Ingold 1                                                                                   Tom Ingold 2
György Kurtag 1     György Kurtag 2
François Laplantine et Alexis Nouss 1                     François Laplantine et Alexis Nouss 2
Gilles Laval
Michel Lebreton 1                                  Michel Lebreton 2
Jean-Luc Nancy
Nicolas Sidoroff 1     Nicolas Sidoroff 2      Nicolas Sidoroff 3     Nicolas Sidoroff 4
Dominique Sorrente

 


 

Emmanuel Hocquard :

The edge is a strip, a list, a margin (not a line) between two milieus of different nature, which have something of the nature of two entities without being confused with any of them. The edge has its own life, its autonomy, its specificity, its fauna, flora, etc. The edge of a forest, the fringe between sea and land (estran), a hedge, etc.

dans la cour       platanes cinq

 dans la cour                          platanes cinq

dans la cour                 platanes cinq

(Le cours de Pise, Paris : P.O.L., 2018, p. 61)

 

Yves Favier :

Evidently the notion of “Edge” or “Fringe” is the one that tickles the most (the best?) especially when it is determined as an « autonomous zone between 2 territories », moving and indeterminate musical zones, yet identifiable.
They are not for me “no man’s (women’s) land”, but rather transition zones between two (or more) environments…
In ecology, these singular zones are called “ecotones”, zones that shelter both species and communities of the different environments that border them, but also particular communities that are specific to them. (Here we touch on two concepts: Guattari’s “Ecosophy”, where everything holds together, and Deleuze’s “Hecceity = Event.”

 

Définitions : Lisières – subst. fém.

Étymol. et Hist. 1. 1244 « bord qui limite de chaque côté d’une pièce d’étoffe » (Doc. ds Fagniez t. 1, p. 151); 2. a) 1521 « frontière d’un pays » (Doc. ds Papiers d’État de Granvelle, t. 1, p. 185); b) 1606 « bord d’un terrain » (Nicot); c) 1767-68 fig. « ce qui est à la limite de quelque chose » (Diderot, Salon de 1767, p. 195); 3. a) 1680 « bandes attachées au vêtement d’un enfant pour le soutenir quand il commence à marcher » (Rich.); b) 1752 mener (qqn) par la lisière « conduire (quelqu’un) comme on mène un enfant » (Trév.); c) 1798 mener (qqn) en lisière « exercer une tutelle sur (quelqu’un) » (Ac.); 1829 tenir en lisière « id. » (M. de Guérin, loc. cit.); 4. 1830 chaussons de lisière (La Mode, janv. ds Quem. DDL t. 16). Orig. incertaine. Peut-être dér. de l’a. b. frq. *lisa « ornière », que l’on suppose d’apr. le lituanien lysẽ « plate-bande (d’un jardin) » et l’a. prussien lyso « id. (d’un champ) ». Cette forme *lisa a dû exister à côté de l’a. b. frq. *laiso, de la même famille que l’all. Gleis, Geleise « voie ferrée, ornière »; cf. a. h. all. waganleisa « ornière »; cf. aussi le norm. alise « ornière »; alisée « id. » (v. REW et FEW t. 16, p. 468b). L’hyp. du FEW t. 5, pp. 313b-314a, qui dérive lisière du subst. masc. lis (du lat. licium « lisière d’étoffe »), est peu probable, ce dernier étant plus récent que lisière (1380, « grosses dents aux extrémités d’un peigne de tisserand », Ordonnances des rois de France, t. 6, p. 473, v. aussi note b; puis, au xviiies., au sens de « lisière d’une étoffe », v. FEW t. 5, p. 312b).
http://www.cnrtl.fr/etymologie/lisi%C3%A8re

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futura-science

 

György Kurtag:

[He quotes here Pr. André Haynal, psychiatrist, psychanalyst, emeritus professor at Genève University, concerning the book by Daniel N. Stern, Le moment présent en psychothérapie : un monde dans un grain de sable, Paris: Éditions Odile Jacob, 2003.
https://www.cairn.info/revue-le-carnet-psy-2004-2-page-11.htm]

“More spectacular is the emergence of ‘urgent moments’ that produce ‘moments of encounter’.

Stern emphasizes experience and not meaning, although the latter, and thus the dimension of language, plays an important role. For him, present moments occur in parallel with the language exchange during the séance. The two reinforce and influence each other in turn. The importance of language and explicitness is therefore not called into question, although Stern wants to focus on direct and implicit experience.”

 

Yves Favier:

These edges between meadow, lake and forest are home to prairie species that prefer darker and cooler environments, others more aquatic ones, and forest species that prefer light and warmth.

Isn’t this the case in improvisation?…

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Aleks Dupraz:

In my writings, the notion of “edge” or “fringe” is gradually replacing that of “margin”, which is very much used by sociology and is frequent in the alternative spheres of art and politics. Even though we know that “the margin” is always in interaction – if only in the imaginary – with its opposite (the center where the centrifugal force of norms may seem at its highest level, which seems debatable insofar as the proximity of power places also confers a certain freedom as to the application, alteration and production of norms), the notion of “edge” carries within it the possibility of another displacement that is no longer simply that of the relationship between “a center” and “its periphery”. Being on the edge of the University is already being on the frontier of other worlds, and perhaps this opens up possibilities for me to think about my life experience and my approach differently than through the sole prism of the tension at work in a process of identity construction that would relate mainly to the university institution and its norms.
experiencespoetiques | lisière(s)

 

François Laplantine and Alexis Nouss:

The thought of the between and the in-between is linked to crossbreeding, because attention to the interstice makes us realize that we cannot be both at the same time but alternatively, as in Frenando Pessoa’s heteronymic process or as in the steps of the tango. (…) The in-between is what we cannot place border to border or put end-to-end and which prevents us from following the groove. It is a gap that cannot be filled, or at least cannot be filled immediately, but which calls for mediations that, as with Adorno, should be opposed to reconciliation and also to the notion of work of art insofar as the latter claims to reach a completion.
Métissages, de Arcimboldo à Zombi. Montréal, Pauvert, 2001.

 

Michel Lebreton:

The edges are the places of what is possible. Their limits are only defined by the environments bordering them. They are shifting, subject to erosion and sedimentation: there is nothing obvious about them.
(See in the present edition paalabres.org the « house » of M. Lebreton).

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futura-sciences.com

 

Yves Favier :

1/ Would the improviser be this particular “being on the alert”?
Hunter/gatherer always ready to collect (capture?) existing SOUNDS, but also “herder”, in order to let those “immanent” ones emerge? Not yet manifest but already “possible in in the making”?…

2/ “the territory is only valid in relation to a movement by which one leaves it.” In the case of the notion of Hocquard’s Border associated with the Classical political conception, the improviser would be a transmitter between 2 territories determined in advance to be academic by convention: a transmitter between THE contemporary (sacred art) music and THE spontaneous (social prosaic) music…we’ll say that it’s a good start, but which will have no development other than in and through conventions…it will always be a line that separates, it’s an “abstraction” from which concrete bodies (including the public) are de facto excluded.

3/ What (musical) LINE, could mark as Limit, an “extremity” (also abstract) to a music so-called “free” only to be considered from the inside (supposedly from the inside of the improviser).
Effectively taking away any possibility of breaking out of these identity limits (“improvisation is this and no other thing”, “leave Improvisation to the improvisers”) comes from the fantasy of the creative origins and its isolated « geniuses ». … for me the « no man’s land » suggested by Hocquard can be found here!

 

Nicolas Sidoroff :

Emmanuel Hocquard distinguishes three conceptions of translation with regard to the limit (the “reactionary conception” where translation can only betray), to the border (the “classical conception” where translation passes from one language and culture to another), and to the edge (a conception that “makes translation […] a hedge between the fields of literature”).
(Emmanuel Hocquart, Ma haie : Un privé à Tanger II, Paris : P.O.L., 2001, pp. 525-526.)

I work on the notions of “border” and “edge” between different activities. (…) A border is crossed in the thick and consistent sense of the term, one part of the body then the other, more or less gradually. This body has a thickness, we are on one side and on the other of a line or a surface which constitutes a border at a given moment. This can create a swing, such as back and forth movements in body weight above that line or on either side of a line or surface which constitutes a border at a given moment. How do you cross a border between several activities: what happens when I change “caps,” for example, between a space-time where I am a composer and another where I am a sound engineer?
(Nicolas Sidoroff, « Faire quelque chose avec ça que je voudrais tant penser, faisons quelque chose avec ça, de ci, de là », Agencements N°1, mai 2018, Éditions du commun, p. 50)

 

Dominique Sorrente :

For a long time, I’ve lived on the edge of the world.

 

experiencepoetiques

From one edge to the other, our movements form a song of echoes, a forest of signs in the sky.

Ecological corridor :

An ecological corridor [corridor], as distinct from a biological corridor [corridor biologique] and from the ecological continuum [continuum écologique]], is a functional passage zone, for a group of species belonging to the same milieu [espèces inféodées] ], between several natural spaces. This corridor thus connects different populations and favors the dissemination and migration of species, as well as the recolonization of disturbed environments.

For example, a footbridge [passerelle] that overlooks a highway and connects two forest massifs constitutes an ecological corridor. It allows fauna [faune] and flora to circulate between the two massifs despite the almost impermeable obstacle represented by the highway. This is why this footbridge is called a wildlife passage.

Ecological corridors are an essential component of biodiversity conservation [biodiversité] and ecosystem functioning [écosystèmes]. Without their connectivity, a very large number of species would not have all the habitats necessary for their life cycles (reproduction, growth, refuge, etc.) and would be condemned to extinction in the near future.

Moreover, exchanges between environments are a major factor of resilience [résilience]. They allow a damaged environment (fire, flooding, etc.) to be quickly recolonized by species from the surrounding environment.

Taken as a whole, the ecological corridors and the environments they connect form an ecological continuum for this type of environment and the species that depend on it.

It is for these reasons that current biodiversity conservation strategies emphasize exchanges between environments and no longer focus solely on the creation of sanctuaries that are preserved but closed and isolated.
https://www.futura-sciences.com/planete/definitions/developpement-durable-corridor-ecologique-6418/

 

Michel Lebreton :

Will the teacher leave the barriers open to wandering and tinkering? Or will he confine all practices to the enclosure he has built over time?

 

Edouard Glissant :

(…) where the migrant people from Europe (…) arrive [in America] with their songs, their family traditions, their tools, the image of their god, etc., the Africans arrive stripped of everything, of all possibilities, and even stripped of their language. For the den of the slave ship is the place and the time when African languages disappear, because people who spoke the same language were never put together in the slave ship, just like on the plantations. The beings were stripped of all sorts of elements of their daily life, and especially of their language.
(Introduction à une poétique du divers, Paris : Gallimard, 1996, p . 16)

 

Emmanuel Hocquard :

Everything that concerns margins (marginalia), crossroads, residual spaces or wastelands is to be attached to the edges…
The edges are the only spaces that escape the rules set by the State grammarians, the Versailles gardeners and international town planners.
(Op. cit. p. 62)

 

Edouard Glissant :

What happens to this migrant? He recomposes by traces a language and arts that could be said to be valid for everyone. (…) The deported African has not had the opportunity to maintain these kinds of punctual legacies. But he did something unpredictable on the basis of the only powers of memory, that is, of the only thoughts of the trace that were left to him: he composed, on the one hand, Creole languages and, on the other hand, art forms that were valid for all. (…) If this Neo-American does not sing African songs from two or three centuries ago, he is re-establishing in the Caribbean, Brazil and North America, through the thought of the trace, the art forms that he proposes as valid for all. The thought of the trace seems to me to be a new dimension of what must be opposed in the current situation of the world to what I call the thoughts of the system or systems of thought. The thoughts of the system or systems of thought were prodigiously fruitful and prodigiously conquering and prodigiously deadly. The thought of the trace is the most valid today to affix to the false universality of the thoughts of the system.
(Op. cit., p.17)

 

Jean-Charles François :

The wonderful “lisières” [edges, fringes, margins], the wonderful “lisières”, the wonderful “lisières”
The wonderful “lisières”, the wonderful “lisières” and… the nasty “lisier” [manure].
The wonderful “lisières” and the nasty “lisier”
The rebel “lisières” and in the middle of the field the “lisier”.
The “lisières”, the “lisières”, the “lisier”.
The beautiful “lisières” and the nasty “lisier”.
The “lisier” responsible for the beautiful green algae of northern Finistère [in Brittany], which decompose into nasty toxic elements dangerous to humans.
The beautiful “lisières” and the nasty “lisier”.
The mystery of the “lisières”, the great misery of the “lisier”.
The feast of the merry leeways, the feat of the mingled leaflets.
The flux of the winding river, the fever of the weak-link leaser.
The severe inklings of the pollster, the never-ending undulating of the roller-coaster.
The folly of the spending waist and the olive-green of peace on earth.
The beautiful “lisières” and the nasty “lisier”.
The “lisier” is used to define the nasty space of artichokes, between the beautiful “lisières” as nasty result of a beautiful industrial production and nasty ferment of a production of the same kind of beauty.

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Being on the alert, entre-capture, being on advert, entre-rapture, being that asserts, prey that lets itself be captured, being-aggressor, enter raptors we get along well, being-a-Grecian, Kairos, intense moment of interaction, being-a-gracious…
The “lisier” is a nasty nose aggressor, while the polished “lisière” agrees to read the parking meters.
The perking masters of the church of the Most Holy Therese of Lisière get bogged down in agreeing with the prosaic Guest-State-Police-Lisier.
The Eldorado of the beautiful Gluierphosate grid fills clysteres in the back pockets of filthy sires linked to their glycemic-prostatic swellings.
The beautiful “lisières” and the nasty “lisier”.
How to get out of the “lisières” and into the space of the “lisier”?
This seems to be the problem of improvisation. The ideal of communication belongs to the “lisières”, the edges, but the content itself remains in the incommunicability of the “lisier”, the slurry (apart from its stench). If the definition of the origin of the sounds at the time of the improvised performance on stage seems to belong to the domain of the unspoken, because it is strictly relevant to the intimacy of each participant, then only the « lisières », the edges of human interactivity, seem to be able to enter the field of reflection. The planning of the sounds, their effective elaboration, appears then to be the exclusive domain of the individual paths. The collective elaboration of the sounds is left to the surprise of the moment of the encounter of personalities who have prepared themselves for it: come what may. Getting stuck in the “lisier” (liquid manure).

However, this is not to say that the “lisières” (edges) of communication between humans do not play an important role in the reflection. In this sense, the question of being on the alert and the meanders of the unconscious /conscious are essential vectors to be taken into consideration. But if improvisation is a collective game, then the elaboration of sounds by individuals on separate paths is no longer sufficient to reflect the collective elaboration of sounds. The problem of the co-construction of sound materials then arises. This is where we fall into the “lisier”. If one prepares the sounds collectively, there is a strong risk of no longer being in the ideal of improvisation, which democratically leaves voices free to express themselves, which accepts the principle – in principle! – of dissension in its midst. But if all those who belong to the club of improvisers have followed the same path before getting on stage, then democracy and dissension on the stage are nothing but a simulacrum, the effects of a theater for a naive audience. Likewise, if those who do not correspond to the idealized sound models of the network are not invited, the agreement among those who are will be almost total. Is the notion of deterritorialization a matter for individuals who meet on neutral ground, or is it the collective elaboration of an unknown terrain? The list of elements of the “lisier” is long. How can we open up this type of research project, both from the point of view of practice and of reflecting on practice?

 

Nicolas Sidoroff :

Emmanuel describes the edge as: “white stain” [tache blanche]. For a long time, I understood and made him say “white task” [tâche blanche]. The circumflex accent made a lot of sense, evoking both the work to be done (by the task) and a space to be explored characterized by its situation (by the slightly nominalized adjective “white”). Behind this, I understood and still understand, an invitation to come and inhabit, explore and practice such spaces. It evokes the unexplored places of geographical maps, where one could not yet know what to write nor in what colors. The “white stain” is very present in the work of Emmanuel Hocquard. The “white stain translation” for him, a “white stain activity” for me, is to create “unexplored areas (…), it’s gaining ground”. In my vocabulary habits, I would also say: to create the possible.
(« Explorer les lisières d’activité, vers une microsociologie des pratiques (musicales) », Agencements N°2, décembre 2018, Édition du commun, p. 263-264)

 

François Laplantine et Alexis Nouss :

The zombie or the borderline example of crossbreeding. Both dead and alive, it alone condenses the irreducible and unthinkable paradox of every being. The zombie will never be fully alive, or totally dead. As if the journey of the living to death and the return of the dead to life irretrievably prevented a return to a primary condition. Impossible and vacillating journey, which prohibits any possibility of returning to a point of departure, to a stabilized and recognized identity of social being or moribund being.
(Op. cit.)

 

Edouard Glissant :

For a very long time, Western wandering – it must always be repeated – for a very long time Western wandering, which has been a wandering of conquests; a wandering of founding territories, has contributed to the realization of what we can call today the “totality-world”. But in today’s space there are more and more internal wanderings, that is to say, more and more projections towards the totality-world and returns to oneself while one is immobile, while one has not moved from one’s place, these forms of wandering often trigger what we call internal exile, that is to say, moments when the imagination or sensitivity are cut off from what’s going on around. (…) And this is one of the givens of chaos-world, that assent to one’s “surroundings” or suffering in one’s “surroundings” are also operative as a way and means of knowing one’s “surroundings”.
(op. cit., p. 88)

 

Lisière, subst. fém. :

All the dreams had risen, abandoned to their free flight. Servet recounted his impending joy of coming out of the edges. (Estaunié 1896)

I’ll get up at noon: I’ll have cozy mornings in bed. No more studying, no more homework. (Estaunié 1896)

God! I will always have to be pushed and I will always have to be held on the edge and I will languish in eternal childhood. (M. de Guérin, 1829)

 

Edouard Glissant :

To oversimplify: crossbreeding would be the determinism, and creolization is, in relation to crossbreeding, the producer of the unpredictable. Creolization, it’s the unpredictable. We can predict or determine the crossbreeding, but we cannot predict or determine creolization. The same thinking of ambiguity, which specialists in the chaos sciences point out, at the very basis of their discipline, this same thinking of ambiguity now governs the imaginary of chaos-world and the imaginary of Relationship.
(Ibid. p. 89)

 

Nicolas Sidoroff :

The expression “edge nucleus” therefore allows, first of all, to radically evacuate representations in rigid boxes with borders or in limiting and excluding boxes. (…) To view musical practices as the interaction and articulation of six “edge nucleus”, each corresponding to a family of activities: creation, performance, mediation-education, research, administration, techniques-instrument making.
(op. cit., p. 265)

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https://images.app.goo.gl/F9rWyUQYkWpjJNKF7

 

Yves Favier :

The notion of “edge” or “fringe” is the one that titillates (best): moving and indetermined yet identifiable musical zones.

Sons Pliés Boltanski

Sons-pliés Boltanski

Gilles Laval :

Is there an improvised present, at instantaneous instant T? What are its edges, from the instant to be born or not born, or not-being, the instantaneous not frozen at the instant, right there, hop it’s over! Were you present yesterday at this precise shared but short-lived instant? I don’t want to know, I prefer to do it, with no return, towards the commissures of the senses.

Is improvisation self-deluding? Without other others is it possible/impossible? What target, if target there is?

Instantaneous stinging interpenetrations and projections, agglutinating morphological introspective replicas, turbulent scarlet distant junctions, easy or silly combinations, sharp synchronic, diachronic reactions, skillful oxymoristic fusions and confusions. If blue is the place of the sea, out of the water, it is measured in green, on the edge it is like a rainbow. Superb mass of elusive waves where inside shine and abound edges of gradations, departures with no return, unclear stops, blushing pink blurs, who knows whether to silence, to sight land or say here yes hearsay.

I’ve yes heard the hallali sensitive to the edges of improbreezation, (sometimes gurus with angry desires of grips tumble in slow scales (choose your slope), when others sparkle with unpredictable happy and overexcited surprises). End-to-end, let us invite ourselves to the kairostic heuristic commissures of imagined spaces and meanders, alone or with others, to moredames [pludames], to moreofall [plutoustes].

“commissure: (…) The majority of 19th century and 20th century dictionaries also record the aged use of the term in music to mean: Chord, a harmonic union of sounds where a dissonance is placed between two consonants (DG).”

“The end-to-end principle is a design framework in computer networking.
In networks designed according to this principle, application-specific features reside in the communicating end nodes of the network, rather than in intermediary nodes, such as gateways and routers, that exist to establish the network. In this way, the complexity and intelligence of the network is pushed to its edges.”
(End-to-end principle, Wikipedia)

“Kairos (Ancient Greek: καιρός) is an Ancient Greek word meaning the right, critical, or opportune moment.[1] The ancient Greeks had two words for time: chronos (χρόνος) and kairos. The former refers to chronological or sequential time, while the latter signifies a proper or opportune time for action.” (Kairos, wipikedia)

Kairos is the god of opportune occasion, of right time, as opposed to Chronos who is the god of time.

 

brouillard bleu abstrait morceaux blancs

 

Jean-Charles François :

The “lisières” (edges) make you dream,
melt into white tears
the mythology of the white stain
is that all the maps are colored
no more of them to make us dream

 

Yves Favier :

…fluctuating moving data…leaving at no time the possibility of describing a stable/definitive situation…
temporary…valid only momentarily…on the nerve…
to touch the nerve is to touch the edge, the fringe, the margin…
improvisation as rapture…temporal kidnapping…
…where one is no longer quite yourself and finally oneself…
…testing time by gesture combined with form…and vice versa…
the irrational at the edge of well-reasoned frequency physics…
…well-tempered…nothing magical…just a fringe, an edge, reached by nerves…
ecotone…tension BETWEEN…
…between certainties…
…between existing and pre-existing…
immanent attractor…
…between silence and what is possible in the making…
this force that hits the nerve…
…that disturbs silence?…
…the edge, the fringe, the margin as a perpetually moving continuity…

The inclusion of each milieu in the other
Not directly connected to each other
Changing its ecological properties
Very common of milieux interpenetration
Terrier
Termite mound
A place where one changes one’s environment
For its own benefice and for that of other species
What narrative does the edge convey?…

Ecotones
Ecotones

 

György Kurtag :

[Quote from Pr. André Haynal :]
“In his new book (Daniel N. Stern, Le moment présent en psychothérapie : un monde dans un grain de sable, Paris : Editions Odile Jacob, 2003), Stern talks, as a psychotherapist and observer of daily life, about what he calls the ‘present moment’, what could also be called the blissful moment, during which, all of a sudden, a change can take place. This phenomenon, which the Greeks call kairos, is a moment of intense interaction among those who do not appear without a long prior preparation. This book focuses our attention on the ‘here and now’, the present experience, often lived on a non-verbal and unconscious level. In the first part, the author gives a very subtle description of this ‘now’, the problem of its nature, its temporal architecture and its organization.

In the second part, entitled ‘The contextualization of the present moment’, he talks, among other things, about implicit and intersubjective knowledge.
Implicit <> explicit :
to make the implicit explicit and the unconscious conscious is an important task of psychotherapies of psychoanalytical (for him ‘psychodynamic’) or cognitive inspiration. The therapeutic process leads to moments of encounter and ‘good moments’ particularly conducive to a work of interpretation, or even to a work of verbal clarification. These moments of encounter can precede, lead to or follow the interpretation.

These ideas are obviously inspired by research on implicit non-declarative knowledge and memory on the one hand, and explicit or declarative knowledge and memory on the other. These terms refer to whether or not they can be retrieved, consciously or not. The second therefore concerns a memory system involved in an information process that an individual can consciously retrieve and declare. ‘Procedural memory’, on the other hand, is a type of non-declarative memory, which consists of several separate memory subsystems. Moreover, it is clear that non-declarative memory influences experience and behavior (the most frequently cited example is knowing how to ride a bicycle or play the piano, without necessarily being able to describe the movements involved).

A therapy séance can be seen as a series of present moments driven by the desire that a new way of being together is likely to emerge. These new experiences will enter into consciousness, sometimes as implicit knowledge. Most of the growing therapeutic change appears to be done in this way, slowly, gradually and silently. More spectacular is the emergence of ‘urgent moments’ that produce ‘moments of encounter’.”

 

Jean-Luc Nancy :

How can one, as an artist, give shape…? You are asking me to enter into the artist’s skin… That is precisely what I cannot do… And if I say  » into the skin  » it is of course very literally. The skin (peau) – “expeausition” (…) – is nothing more than the limit where a body takes its shape. If I think of the soul as “the shape of a living body” for Aristotle, I can say that the skin is the soul, or better, that it animates the body: it doesn’t wrap the body like a bag, it doesn’t hold it like a corset, it turns it towards the world (and as well towards itself, which thus becomes both a “self” and a part of the non-self, from the outside). The skin does not cover, it forms, shapes, exposes and animates this incredibly complex, entangled, labyrinthine ensemble, which constitutes all the organs, muscles, arteries, nerves, bones, liquors, which is in the end such an “ensemble”, such a machinery only to get in form in, through and as skin, with its few variations or supplements, mucous membranes, nails, hairs, and this notable variation which is the cornea of the eye, with also its openings – nine in number –which are not “inputs” or “outputs”, much less cracks or fissures, but instead the way the skin flares out or invaginates, shrinks and unfurls or expresses itself in various ways with the outside – food, air, odor, flavor, sound (we can add electrical, magnetic, chemical phenomena that mingle with what the “senses” tell us), – and the skin not only spreads from one opening to another but, I repeat, unfolds at each opening to form tubules, cavities, through the walls of which occur all the metabolisms, all the osmosis, dissolutions, impregnations, transmissions, contagions, diffusions, propagations, irrigations and influences (also like influenza). This system, which is both organic and aleatory, functional and hazardous (by itself essentially exposed), does nothing else but constantly reform, renew and transform the skin.
(Jean-Luc Nancy et Jérôme Lèbre, Signeaux Sensibles, Montrouge : Bayard Édition, p. 64-66)

 

Jean-Charles François :

For the apeaustle, the skin (peau) – expeausition – as the limit where the body takes its form, skin, edge where the pores are the form of the soul and animates the body, Saint-Bio of the contiguity of other bodies to the stars.

The peau-lisière (skin-edge) of Apollinaire, peauet until his trepanation, and peau-aesthete a-linear, was not at all police-wear, nor very polished, but poly-swarming, poly-swirling.

The emptiness of the soul is the form taken by this communion between the sensitive body and the epeaunym (in the sensitive lion eye of the Gaul primate).

 

Tim Ingold :

Wherever they go and whatever they do, men draw lines: walking, writing, drawing or weaving are activities in which lines are omnipresent, as is the use of voice, hands or feet. In Lines, A Brief History , the English anthropologist Tim Ingold lays the foundations of what could be a “comparative anthropology of the line” – and, beyond that, a true anthropology of graphic design. Supported by numerous case studies (from the sung trails of the Australian Aborigines to the Roman roads, from Chinese calligraphy to the printed alphabet, from Native American fabrics to contemporary architecture), the book analyzes the production and existence of lines in daily human activity. Tim Ingold divides these lines into two genres – traces and threads – before showing that both can merge or transform into surfaces and patterns. According to him, the West has gradually changed the course of the line, gradually losing its connection to gesture and trace, and finally moving towards the ideal of modernity: the straight line. This book is addressed as much to those who draw lines while working (typographers, architects, musicians, cartographers) as to calligraphers and walkers – they never stop drawing lines because wherever you go, you can always go further.
((Introductory text (in French ) to Tim Ingold,Une brève histoire des lignes, traduit de l’anglais par Sophie Renaut, Bruxelles : Zones sensibles, 2013. English original text:  Lines. A Brief History, London-New York, Routledge, 2007.)
http://www.zones-sensibles.org/livres/tim-ingold-une-breve-histoire-des-lignes/

 

Gustave Flaubert :

An edge of moss bordered a hollow path, shaded by ash trees, whose light tops trembled.

 

Tim Ingold :

But what happens when people or things cling to one another? There is an entwining of lines. They must bind in some such way that the tension that would tear them apart actually holds them fast. Nothing can hold on unless it puts out a line, and unless that line can tangle with others.
(op. cit., p. 3)

 

Aleks Dupraz :

My relationship to research became more pronounced after a year spent relatively on the fringes of the academic institutions. While I was wondering about research that I could join or set up with a perspective of contributing to the development of action-research, my trajectory has been strongly affected by my participation in different spaces of research and experimentation that were for me the network of Fabriques de sociologie (I joined in 2015), the creation of Animacoop collective in Grenoble (initiated in Grenoble a few months later), and the seminar of Arts de l’attention in Grenoble (inaugurated in Grenoble in September of the same year). Thus, it is above all in the encounter that my research recommitted itself, getting summoned to where it sometimes seemed to be lacking. Indeed, despite my attempts to introduce myself otherwise, I was often identified in these circles as a student and/or young researcher at the University. This was particularly the case at 11 rue Voltaire, the first location of the Chimère citoyenne, when I was part of the research seminar of the Arts de l’attention. I then became aware once again of the extent to which being identified as an academic came at first to freeze something of an identity to which I refused to be reduced while at the same time assuming a part of the social and political function that this entailed and the responsibility that this seemed to me to imply. In this tension, I could not help but notice my attachment to the world of the University – for which I remain very critical – this in a political context in which the discourses arguing the waste of time or the luxury of reflexivity and research in literature and the human and social sciences tended to multiply.
(« Faire université hors-les-murs, une politique du dé-placement », Agencements N°1, mai 2018, Éditions du commun, p. 13)

lisière eau
lisière eau

 

Nicolas Sidoroff :

Let’s take an artistic example: music and dance. Considering them as practices strongly marked by the historical setting of discipline, they are clearly separated. You are a musician, you are a dancer; you teach (you go to) a music or dance class. There are cases, boxes or tubes on both sides. Crossbreeding is possible, but it’s rare and difficult, and when it does take place, it’s in an exclusive way: you’re here or there, on one side or the other, each time you have to cross a border.

Considering music and dance as daily human practices, they are extremely intertwined: to make music is to have a body in movement; to dance is to produce sounds. Since 2016, an action-research was conducted between PaaLabRes and Ramdam, an art center. It involved people who are rather musicians (us, members of PaaLabRes), others rather dancers (members of the Maguy Marin company), a visual artist (Christian Lhopital), and regular guests in connection with the above networks. We’ve been experimenting with improvisation protocols on shared materials. In the realizations, each everyone makes sounds and movements in relation to the sounds and movements of others, each is both a musician and a dancer. For me, the status of the body (the gestures including those for making music, the care, the sensations, and the fatigue) are very different than the one I have in a rehearsal or a concert of a music group. They are even richer and more intense. With the vocabulary used in the previous paragraphs, in these realizations I am in a form of “tâ/ache blanche” (white task/stain) dance-music edge or fringe. A first assessment that we are in the process of drawing up shows that going beyond our disciplinary boxes (exploding the border, making the edge exist) is difficult.
(« Explorer les lisières d’activité, vers une microsociologie des pratiques (musicales) », Agencements N°2, décembre 2018, Édition du commun, p. 265)

Marie Jorio

Access to the English translation: Tomorrow, Tomorrow!


Demain, Demain !

Lecture écolo-musicale
Pour réfléchir, rêver, agir

Marie Jorio, 2018

 

Sommaire :

De la musique à l’écologie, de l’écologie à la musique
Exemples de fichiers audios
Extraits de textes du programme
Comment je suis devenue écologiste ?

 


De la musique à l’écologie, de l’écologie à la musique,
pour faire tomber les murs du déni, de la peur, de la colère…

Marie Jorio est urbaniste engagée dans la transition écologique, et a une grande expérience de la scène dans le cadre de spectacles musicaux. Elle s’est retrouvée en situation de (tâcher de) faire tomber les murs, au sens propre comme au figuré, dès ses études d’ingénieur, où sa sensibilité artistique trouvait difficilement sa place, et en tant qu’urbaniste, métier de tisseur de liens physiques et humains.

Dans la proposition Demain, Demain ! elle souhaite inviter les auditeurs à la réflexion, au rêve et et à l’action, pour dépasser le déni ou la sidération qui nous étouffent aujourd’hui face à l’ampleur des questions environnementales.
Accompagnée par le théorbiste Romain Falik, et par d’autres artistes invités selon les lieux, elle met en œuvre une forme originale de sensibilisation qui mêle la lecture de textes d’auteurs de référence sur l’écologie à des textes littéraires et poétiques, et un accompagnement musical sensible convoquant musiques baroques et improvisées.
Considérant que la musique, comme toutes les formes d’art, est une forme de revendication et de mise en application de la sobriété heureuse vers laquelle nos sociétés devraient se tourner, son croisement avec l’écologie devient une évidence.

Donner envie de lire et d’en savoir plus sur l’écologie est un autre objectif du spectacle. Le programme, fruit d’une longue quête bibliographique toujours en cours, donne à entendre des classiques du genre, comme des textes plus rares, fictions, essais ou poèmes, et tente de mêler l’amertume du constat sur l’état de la planète, une réflexion existentielle et un enthousiasme de l’action. La lecture peut se prolonger par un échange sur les livres et des conseils de lecture.

 

Audios (d’autres sont disponibles)

nelevezpaslespieds.blogspot/DemainDemain!

 

Extraits de textes du programme

Pierre de Ronsard, Contre les bûcherons de la forêt de Gastine

« Forêt, haute maison des oiseaux bocagers,
Plus le Cerf solitaire et les chevreuils légers
Ne paitront sous ton ombre, et ta verte crinière
Plus du Soleil d’Esté ne rompra la lumière.

Plus l’amoureux Pasteur sur un tronc adossé,
Enflant son flageolet à quatre trous percé,
Son mâtin à ses pieds, à son flanc la houlette,
Ne dira plus l’ardeur de sa belle Janette :
Tout deviendra muet : Echo sera sans voix :
Tu deviendras campagne, et en lieu de tes bois,
Dont l’ombrage incertain lentement se remue,
Tu sentiras le soc, le coutre et la charrue :
Tu perdras ton silence, et haletant d’effroi
Ni Satyres ni Pans ne viendront plus chez toi. »

Reproduction (Poème de Marie Jorio, extrait du blog « ne levez pas les pieds »)

La ville semble proche de l’effondrement,
Ses habitants fourrés dans des boîtes métalliques,
Comme des petits pains frôlant l’indigestion ;
Le moindre grain de sel fait gripper la machine.
Tout cela est complètement fou
(et pourtant ils pondent).

Mais quoi ! La ville est-elle folle au point
Que l’on construise toujours plus
Sur des lignes pourtant saturées ?
Et 100 000, 200 000, 300 000 mètres carré,
Pour se faire élire, s’ériger une gloire, une fortune.
Les conducteurs de métro sont-ils condamnés
A rouler au pas dans la peur d’arracher un bras ?

 

Comment je suis devenue écologiste ?

Marie Jorio, août 2018

Comment je suis devenue écologiste ? Pourquoi je suis devenue écologiste ? C’est intéressant de se poser la question.

Première réponse, très claire dans ma mémoire : noël 2002, je suis chez des amis à Lyon, leur appartement à Croix-Rousse offre une vue magnifique sur la ville. Ils sont abonnés à Télérama et j’y lis un article de Jean-Marc Jancovici au sujet du réchauffement climatique. Mon esprit cartésien et naturellement inquiet est saisi par le propos. Je passerai les semaines suivantes à dévorer son site internet ; son ton un peu hautain de polytechnicien ne suffit pas à gâcher ses réelles qualités de vulgarisation, notamment quand il illustre les quantités gigantesques d’énergie que nous dilapidons, avec des conversions en nombre d’esclaves. Je réalise de manière irrémédiable que notre mode de vie basé sur la croissance ne peut se poursuivre longtemps dans un monde aux ressources finies. Cette simple lecture change définitivement le regard que je pose sur le monde. Je suis urbaniste débutante, je travaille à la requalification de la gare des Halles, gare centrale de Paris ; ce travail offre un peu de cohérence avec mes toutes neuves préoccupations environnementales, puisqu’il s’agit d’améliorer le réseau de transports en commun de la capitale.

Si je remonte plus loin dans ma mémoire, je trouve des traces plus anciennes de sensibilité à la fragilité et à la beauté infinie de la nature. Un voyage d’été dans la voiture familiale, l’autoroute du soleil probablement. On croise une carrière en cours d’exploitation ; « papa, comment on fera quand il n’y aura plus de pierres ? ». Je ne me rappelle pas bien de la réponse, qui devait me rassurer sur le fait qu’on en trouverait toujours. Toujours… Jusqu’à quand ? Et puis je découvre et dévore tous les livres de Pagnol, et profite des grandes vacances dans une grande propriété en Provence pour passer des après-midi entières dans la garrigue. J’observe la faune et la flore, invente des chemins, des histoires. Mon enfance et petite adolescence sont marquées par des immersions dans la forêt et la nature, que l’urbaine que je deviendrai oubliera complètement au point d’avoir peur de la moindre épine et du moindre bruit à chaque retour dans la nature.

Que faire de cette sensibilité et de cette conscience inquiète ? Pendant 15 ans, c’est plutôt un poids qu’autre chose, un nuage noir au-dessus de ma tête que j’oublie du mieux que je peux dans mes actions quotidiennes. Je savoure les longues soirées d’été en pensant que ce sont peut-être les dernières… Pratiquant l’autodérision pour ne pas me faire trop remarquer, j’essaie de convaincre et sensibiliser mes collègues et mon entourage à la question climatique et à l’épuisement des ressources. Au début des années 2000, le sujet est mineur, et controversé. Les qualités de logique et de rigueur qui m’ont conduite à faire des études d’ingénieur, sans aucune vocation, sont les mêmes qui m’ont fait reconnaître dans les courbes et les chiffres, brillamment exposés par Jancovici, entre autres, une évidence irréfutable. Ces mêmes études d’ingénieur ont eu pour résultat de me rendre sceptique quant à la validité des modèles scientifiques pour décrire le vivant, ou en tous cas d’en saisir leurs limites. Comprendre que les modèles sont par définition approximatifs au regard de la complexité infinie de la nature, c’était sans doute la manifestation d’une intuition écologique qui s’ignorait à l’époque. En tous cas cette conscience écologique, si elle ne se traduit pas par des engagements politiques – j’ai vu de près les verts du microcosme parisien qui ont parfaitement refroidi l’idée que je pouvais avoir de m’engager – a une conséquence très concrète sur ma vie privée : alors que mes amis ingénieurs ont déjà 2 voire 3 enfants, je me réfugie dans l’idée de ne pas en avoir, accablée par la responsabilité de leur laisser un monde délabré et des lendemains qui déchantent. J’ai cependant assez de sens social pour ne pas balancer tout à trac à mes amis que faire un troisième enfant me semble irresponsable au regard de l’état de la planète.

Et puis, la question environnementale progresse dans les médias, à mesure que les tous les signaux environnementaux virent au rouge. Il devient difficile d’ignorer la question. Mon boulot d’aménageur, qui construit des infrastructures et vend des terrains à des promoteurs ou des bailleurs sociaux, devient lourd à porter. Certes j’ai choisi de travailler sur des projets exemplaires sur le plan écologique. Mais plus les mauvaises nouvelles environnementales s’accumulent, plus je suis convaincue que l’ampleur des changements à apporter est énorme, et que continuer le « business as usual », mâtiné de cosmétique verte, est totalement dérisoire.

La mue est lente et douloureuse. Une immense colère macère en moi. Que faire ? Quelles gouttes d’eau apporter dans l’océan ? Si la légende du colibri, qui porte sa part d’eau pour éteindre le feu, met du baume dans nos cœurs sidérés, elle masque cependant la nécessité de mutations qui dépassent très largement les initiatives individuelles. Comment vivre avec cette lucidité aiguë de l’effondrement à venir ? Avec la mauvaise conscience d’être mieux lotie que beaucoup d’autres ? Comment continuer à respirer, à rire, et trouver le chemin d’action qui donnera un sens à cette vie devenue précaire ? Comment vivre quand on a conscience que la lignée humaine a ses jours comptés ? Quels rabat-joie ces écolos !

Cette colère, combinée avec quelques accidents de parcours, me pousse à changer de voie professionnelle, à me tourner vers l’enseignement et le conseil ; essayer de transmettre des idées nouvelles, si ce n’est radicales, en gardant une certaine indépendance d’esprit. Et surtout ralentir le rythme, chanter, se rapprocher de la nature, pour mieux appréhender les nécessaires changements, et apaiser, peu à peu, un peu, la colère.

Il n’y a pas de réponses, juste des chemins à emprunter. La pratique du chant et du spectacle vivant sont mes bouées de légèreté et de beauté pour supporter le nuage qui est beaucoup plus noir qu’il y a quinze ans. Et puis partager ce poids avec d’autres personnes convaincues, avec qui il n’est pas besoin de « montrer patte verte », m’est absolument nécessaire pour aller de l’avant. La conscience progresse, et nous serons bientôt tous schizophrènes : nous savons qu’il faut tout changer, mais nous ne sommes qu’humains et nous continuons à vivre, à changer de voiture, à découvrir la Thaïlande… Certains en sont à souhaiter un choc violent (mais pas trop) le plus vite possible, qui serve d’électrochoc. Une chose est sûre, être psy est une voie d’avenir. Et être écologiste est une lutte non seulement externe, de plus en plus violente, mais aussi interne, pour tâcher de rester droit dans la tempête d’incertitudes et d’inquiétudes.

 

Marie Jorio – English

Retour au texte original en français : Demain, Demain !


 

Tomorrow, Tomorrow!

Ecolo-musical Lecture
For reflecting, dreaming, acting

Marie Jorio, 2018

 


Summary:

From music to ecology, from ecology to music
Examples of audio files
Extracts of texts of the programme
How did I become an ecologist?

 


 

From music to ecology, from ecology to music,
to break down the walls of denial, fear, anger…

Marie Jorio is an urban planner committed to ecological transition and has extensive experience on stage in theatre/music performances. She found herself in the situation of (trying to) break down walls, literally and figuratively, as early as her engineering studies, where her artistic sensibility had difficulty finding a place, and as an urban planner, as a weaver of physical and human links.

In the proposal “Demain, Demain !” [“Tomorrow, Tomorrow!”] she wants the audience to reflect, dream and act, in order to overcome the denial or stupefaction that suffocates us today in the face of the magnitude of environmental issues.
Accompanied by the theorbist Romain Falik, and by other guest artists depending on the venues, she puts in place an original form of sensitization that mixes the reading of reference texts by major authors on ecology with literary and poetic texts, and a sensitive musical accompaniment of Baroque and improvised music.
Considering that music, like all forms of art, is a form of demand and implementation of the happy sobriety to which our societies should turn, its crossbreeding with ecology becomes a foregone conclusion.

To make people want to read and learn more about ecology is another aim of the lecture-performance. The performance program, which is the result of a long and ongoing bibliographical quest, presents classics of the genre, such as rarer texts, fictions, essays or poems, and attempts to combine the bitterness caused by the observation on the state of the planet, an existential reflection and an enthusiasm for action. The reading can be extended by an exchange on the subject of books and reading suggestions.

 

Audios (other examples are available)

nelevezpaslespieds.blogspot/DemainDemain!

 

Extracts of text in the performance program

Pierre de Ronsard, Contre les bûcherons de la forêt de Gastine

« Forêt, haute maison des oiseaux bocagers,
Plus le Cerf solitaire et les chevreuils légers
Ne paitront sous ton ombre, et ta verte crinière
Plus du Soleil d’Esté ne rompra la lumière.

Plus l’amoureux Pasteur sur un tronc adossé,
Enflant son flageolet à quatre trous percé,
Son mâtin à ses pieds, à son flanc la houlette,
Ne dira plus l’ardeur de sa belle Janette :
Tout deviendra muet : Echo sera sans voix :
Tu deviendras campagne, et en lieu de tes bois,
Dont l’ombrage incertain lentement se remue,
Tu sentiras le soc, le coutre et la charrue :
Tu perdras ton silence, et haletant d’effroi
Ni Satyres ni Pans ne viendront plus chez toi. »

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Reproduction (Poem by Marie Jorio, from the blog « ne levez pas les pieds »)

La ville semble proche de l’effondrement,
Ses habitants fourrés dans des boîtes métalliques,
Comme des petits pains frôlant l’indigestion ;
Le moindre grain de sel fait gripper la machine.
Tout cela est complètement fou
(et pourtant ils pondent).

Mais quoi ! La ville est-elle folle au point
Que l’on construise toujours plus
Sur des lignes pourtant saturées ?
Et 100 000, 200 000, 300 000 mètres carré,
Pour se faire élire, s’ériger une gloire, une fortune.
Les conducteurs de métro sont-ils condamnés
A rouler au pas dans la peur d’arracher un bras ?

The city seems to be on the verge of collapse,
Its inhabitants jam-packed in metal boxes,
Like bread rolls verging on indigestion;
The slightest grain of salt causes the machine to stall.
All this is completely insane
(and yet they hatch).

What the hell! Is the city so insane
That we build more and more
On lines that are already saturated?
And 100,000, 200,000, 300,000 square meters,
In order to be elected, to build a fame, a fortune.
Are subway drivers condemned
To riding at a slow pace in fear of tearing off an arm?

 

How did I become an ecologist?

Marie Jorio, August 2018

How did I become an ecologist? Why did I become an ecologist? It is interesting to ask this question.

First answer, very clear in my memory: Christmas 2002, I’m staying with friends in Lyon, their apartment in Croix-Rousse neighborhood. They subscribe to Télérama and I read an article by Jean-Marc Jancovici about global warming. My Cartesian and naturally worried mind is struck by the subject. I would spend the following weeks devouring his website; his somewhat haughty polytechnic tone is not enough to spoil its real popularizing qualities, especially when it illustrates the gigantic amounts of energy we waste, with conversions into a number of slaves. I realize irrevocably that our growth-based lifestyle cannot continue for long in a world of finite resources. This simple reading definitely changes the way I look at the world. I’m a beginner urban planner, working on the redevelopment of Les Halles, Paris’ central metro station; this work is somewhat consistent with my brand new environmental concerns, since it involves improving the capital’s public transportation network.

If I go back further in my memory, I find older traces of awareness of the fragility and infinite beauty of nature. A summer trip in the family car, probably on the “sun” highway south. We come across a quarry in operation; “Dad, what are we going to do when there won’t be any more stones?” I don’t remember much of the answer, which was supposed to reassure me that we would always find some. Always…. Until when? And then I discover and devour all of Pagnol’s books and take advantage of the summer vacations in a large property in Provence to spend whole afternoons in the garrigue. I observe the fauna and flora, invent paths and stories. My childhood and early adolescence are marked by immersions in the forest and nature, which the urban planner that I will become will completely forget to the point of being afraid of the slightest thorn and the slightest noise each time I return to nature.

How to deal with this sensitivity and restless consciousness? For 15 years, it has been more of a weight than anything else, a black cloud over my head that I had to forget as best I could in my daily actions. I savor the long summer evenings thinking that these may be the last ones… Practicing self-mockery so as not to get too much attention, I try to convince and make my colleagues and those around me aware of the climate issue and the depletion of resources. At the beginning of the 2000s, the subject is minor and controversial. The qualities of logic and rigor that led me to study engineering, without any vocation, are the same qualities that made me recognize in the curves and figures, brilliantly exposed by Jancovici, among others, an irrefutable fact. These same engineering studies have had the result of making me skeptical about the validity of scientific models to describe the living, or in any case to grasp their limits. Understanding that models are by definition approximate with respect to the infinite complexity of nature, was undoubtedly the demonstration of an ecological intuition that was unknown at the time. In any case, this ecological consciousness, if it does not translate into political commitments – I have seen up close the Greens of the Parisian microcosm who have perfectly cooled the idea I might have had of getting involved – has a very concrete consequence on my private life: while my engineer friends already have 2 or even 3 children, I take refuge in the idea of not having any, overwhelmed by the responsibility of leaving them a dilapidated world and a disillusioned tomorrow. However, I have enough social sense not to worry my friends that having a third child seems irresponsible to me in view of the state of the planet.

And then the environmental issue progresses in the media, as all environmental signals turn red. It is becoming difficult to ignore the issue. My job as a developer, building infrastructures and selling land to developers or social sponsors, is becoming a heavy burden. Of course, I have chosen to work on projects that are exemplary from an ecological point of view. But the worse environmental news accumulates, the more I am convinced that the scope of the changes to be made is enormous, and that continuing “business as usual”, mixed with green cosmetics, is totally trivial.

Changing is slow and painful. An immense anger overwhelms me. What can I do about it? What drops of water to bring into the ocean? If the legend of the hummingbird, which carries its share of water to extinguish the fire, puts balm in our astonished hearts, it nevertheless masks the need for changes that go far beyond individual initiatives. How can we live with this acute lucidity of the impending collapse? With the bad conscience of being better off than many others? How can we continue to breathe, to laugh, and find the path of action that will give meaning to this life that has become precarious? How can we live when we are aware that the human species has its days numbered? What killjoys these eco-freaks!

This anger, combined with a few accidents along the way, pushes me to change my professional path, to turn to teaching and counseling; to try to transmit new, possibly radical, ideas, while maintaining a certain independence of mind. And above all to slow down the pace, to sing, to get closer to nature, to better apprehend the necessary changes, and to calm down, little by little, the anger.

There are no answers, just paths to take. The practice of singing and performing arts are my lifebuoys of lightness and beauty to support the cloud which is much darker than fifteen years ago. And then sharing this weight with other convinced people, with whom there is no need to “show green paw”, is absolutely necessary for me to move forward. Consciousness is progressing, and we will soon all be schizophrenic: we know that we have to change everything, but we are only human, and we continue to live, to change cars, to discover Thailand… Some of us are hoping for a violent shock (but not too much) as soon as possible, which will serve as an electroshock. One thing is sure, being a shrink is a way to the future. And being an ecologist is not only an external struggle, more and more violent, but also an internal one, to try to stay straight in the storm of uncertainties and worries.

 

Jean-Charles François

Access to the English translation: Collective Invention

 


 

Invention musicale collective

dans le cadre de la diversité des cultures

Jean-Charles François

 

Sommaire :

1. Introduction
2. Formes alternatives aux œuvres d’art définitives
3. Improvisation
4. Processus artistiques ou seulement interactions humaines ?
5. Protocoles
6. Conclusion
 


Introduction

Le monde dans lequel nous vivons peut être défini comme celui de la coexistence d’une grande diversité de pratiques et de cultures. C’est ainsi qu’il est difficile aujourd’hui de penser en termes de monde moderne occidental, de philosophie orientale, de tradition africaine ou autres étiquettes trop faciles à utiliser pour nous orienter dans le chaos ambiant. On est en présence d’une infinité de réseaux et on appartient sans doute très souvent à plusieurs réseaux à la fois. Il s’agit par conséquent de penser les pratiques musicales en termes de problèmes écologiques. Une pratique peut en tuer une autre. Une pratique peut être directement en rapport avec une autre et pourtant elles peuvent toutes les deux garder leur particularité et affirmer leurs différences. Une pratique peut dépendre pour sa survie d’une autre pratique souvent antagoniste. L’écologie des pratiques (voir Stengers 1996, chapitre 3), ou comment faire face à un monde multiculturel potentiellement violent, est devenue une question en lien profond avec le futur de notre planète.

La recherche à laquelle j’ai activement participé entre 1990 et 2007 a consisté à inventer des dispositifs de médiation active entre des groupes de musiciens affirmant leurs différences à travers des pratiques culturelles ou des styles de musique. Cette recherche a été menée dans le cadre de l’élaboration des programmes d’études au Cefedem AuRA à Lyon – un lieu de formation des professeurs de l’enseignement spécialisé de la musique – en directe collaboration avec Eddy Schepens et toute l’équipe pédagogique et administrative de cette institution. À partir de l’année 2000, des étudiants provenant de quatre terrains d’action ont été appelé à travailler ensemble dans une même promotion menant au Diplôme d’État de professeur de musique : musiques actuelles amplifiées, jazz, musiques traditionnelles et musique classique. Le programme d’études a été basés sur deux impératifs distincts : a) chaque genre musical devait être reconnu comme autonome dans ses spécificités pratiques et théoriques ; et b) chaque genre musical devait collaborer avec tous les autres dans des projets artistiques et pédagogiques spécifiques. Nous nous sommes ensuite confrontés au problème de savoir comment faire face à la différence de culture qui existe entre une tradition d’enseignement formalisée à l’extrême mais avec peu de présentations publiques, et des traditions qui sont basées sur des formes atypiques ou informelles d’apprentissage directement liées à des interactions avec un public. Le problème qu’il a fallu ensuite résoudre peut être formulé comme suit : le secteur classique tend à développer une identité basée sur l’instrument ou la production vocale dans une posture où il s’agit d’être prêt à jouer toutes formes de musiques (à condition qu’elles soient écrites sur une partition) ; les autres genres musicaux ont tendance à exiger de leurs membres une forte identité basée sur le style de musique en tant que tel accompagnée d’une approche technique uniquement basée sur ce qui est nécessaire à exprimer cette identité. Notre tâche a consisté à trouver des solutions capables d’inclure tous les ingrédients de cette triple équation. Deux concepts ont pu émerger : a) le programme d’études serait centré sur les projets des étudiants et non plus sur une série de cours et la définition de leur contenu (bien qu’ils ont continué à exister) ; b) les projets devraient être basés sur le principe d’un contrat liant les étudiants à un certain nombre de contraintes déterminées par l’institution et sur lequel l’évaluation serait fondée. Une publication, Enseigner la Musique a rendu compte de nombreux aspects de cette recherche et sur la pédagogie de la musique (voir par exemple François et al. 2007).

En prenant en compte comme modèle ce concept de rencontres interculturelles, des situations expérimentales ont été développées à Lyon par le collectif PaaLabRes (« Pratiques Artistiques en Actes, Laboratoire de RechercheS ») à partir de 2011. Plusieurs projets ont pu être développés :

  • Un petit groupe de musiciens improvisateurs s’est réuni pour travailler sur des protocoles en vue de développer des matériaux en commun dans le contexte d’invention collective[1]. Ces protocoles ont été expérimentés et discutés par ce petit groupe, puis appliqués dans un certain nombre d’ateliers d’improvisation s’adressant à des publics très différents : professionnels, amateurs, débutants, étudiants, musiciens et danseurs appartenant à différentes esthétiques ou traditions (2011-2015).
  • Entre 2015 et 2017, des rencontres ont été organisées au Ramdam (Centre d’arts) près de Lyon entre la danse (membres de la Compagnie Maguy Marin entre autres) et la musique (membres du collectif PaaLabRes) sur cinq week-end de travail autour de l’idée de développer des matériaux communs dans des perspectives d’improvisation collective.
  • Dans le cadre de la publications de deux premières éditions de ce site « paalabre.org », une réflexion a été menée sur la recherche artistique par rapport à la diversité des pratiques artistiques, des expressions esthétiques et des contextes allant notamment de la pédagogie aux présentations sur scène, du monde professionnel et de celui beaucoup plus informel de ceux qu’on n’arrive pas à classifier. (Voir dans la première édition de l’espace numérique paalabres.org, la station « débat » sur la ligne recherche-artistique).

 

2. Formes alternatives aux œuvres d’art définitives

Les situations d’improvisation peuvent être perçues comme une bonne manière d’aborder les problèmes liés aux rencontres hétérogènes, non pas en se focalisant sur des valeurs esthétiques, mais plutôt sur les processus démocratiques que cette situation semble promouvoir : chaque participant est complètement responsable de sa production et de sa manière d’interagir avec autrui, et aussi avec les divers moyens de production mis à disposition.

La définition de l’improvisation, dans le cadre des pratiques artistiques de l’occident – dans ses formes les plus « libres » – est souvent proposée comme une alternative à la musique écrite qui a dominé pendant au moins deux siècles la musique savante européenne. L’improvisation face au structuralisme des années 1950-60 a eu tendance à proposer une simple inversion du modèle jusqu’ici dominant :

  1. L’interprète, considéré jusqu’alors comme n’étant pas un élément majeur participant à la création d’œuvres, devient par le biais de l’improvisation complètement responsable de sa propre création, en évitant de créer des œuvres définitives.
  2. La pratique d’écrire des signes sur une partition et de les respecter dans l’interprétation va être remplacée par l’absence de toute notation visuelle et la prévalence de la communication orale.
  3. Il n’y aura plus d’œuvres fixées définitivement dans l’histoire, mais des processus qui se modifient continuellement à l’infini.
  4. La lente réflexion, menée dans l’espace privé par le compositeur lors de l’élaboration d’une pièce donnée, va être remplacée par un acte instantané, dans l’inspiration du moment, sur la scène et en présence du public.
  5. À la place de compositions se définissant de plus en plus comme des objets autonomes articulant leur propre langage et tour de main particulier, l’improvisation libre tendra à se diriger vers le « non-idiomatique » (voir Bailey 1992, p. xi-xii)[2] ou vers le « tout-idiomatique » (la capacité d’emprunter des matériaux provenant de tous les domaines culturels).

Et ainsi de suite, tous les termes étant inversés.

Mais pour que cette inversion puisse devenir réalité, des éléments de stabilité doivent rester en place : la présence d’artistes professionnels ou considérés comme tels se produisant sur une scène devant un public constitué de mélomanes éduqués. La stabilité historique de musiciens interprètes, jouant dans des concerts publics, héritée dans une très grande mesure du XIXe siècle, va de pair avec ce que Howard Becker a appelé le « package » (ou lot) : une situation hégémonique qui contrôle d’une manière globale toutes les actions dans un domaine donné avec des conditions économiques particulières, la définition des rôles professionnels et la présence d’institutions d’enseignement idoines (voir Becker 2007, p. 90). L’inversion des termes apparaît être là pour garantir que certaines attitudes esthétiques puissent rester telles quelles : par exemple, le concept de la musique « non-idiomatique » peut être considéré comme prolongeant et renforçant la conception moderniste d’un renouvellement constant des sonorités ou de leurs combinaisons s’inscrivant dans des objets musicaux construisant une histoire. On ne sait pas quel idiome va résulter du travail du compositeur, mais l’idéal est d’arriver à un idiome personnel. L’improvisateur doit venir sur scène sans à-priori idiomatique, mais le résultat sera idiomatique seulement pour la durée du concert. L’idéal de la « table rase » persiste dans l’idée que chaque improvisation doit pouvoir s’éloigner des sentiers battus.

L’improvisation envisagée à la lumière des concepts « paalabriens » de nomade et de transversal ne peut pas se limiter à l’idée qu’il s’agit là d’une alternative à la sédentarité des êtres humains personnifiés par le milieu de la musique classique occidentale. Les pratiques nomades et transversales ne peuvent pas non plus prétendre se présenter comme une alternative aux formes artistiques institutionnelles, à travers les mouvements indéterminés de leur errance sans fin. Les nomades (transversaux) ont plutôt la tâche de se confronter à la complexité des pratiques se situant entre les formes de communication orales et écrites, entre la production des timbres et leur articulation syntactique, entre la spontanéité des gestes et leur prédétermination, entre l’interactivité à l’intérieur d’un groupe et l’élaboration d’une contribution personnelle originale.

 

3. Improvisation

Un des aspects le plus important de l’improvisation – en tant qu’élément distinct de la musique écrite sur partitions ou de la chorégraphie précisément fixée – c’est la responsabilité partagée entre plusieurs participants pour créer une production collective. Toutefois, le contenu exact de cette créativité collective dans la réalité des improvisations semble peu clair. Dans l’improvisation, l’accent est mis sur la production sur scène et en public non planifiée à l’avance, et sur l’acte éphémère qui ne va se passer qu’une seule fois. L’idéal de l’improvisation semble dépendre de l’absence de préparation avant le déroulement de l’acte en tant que tel. Pourtant, la réalité de l’acte d’improvisation ne peut se dérouler si les participants ne sont pas tous prêts individuellement à le faire. La prestation sur scène peut ne pas être préparée dans les détails de son déroulement, mais d’une façon générale, elle ne peut pas non plus être réussie sans la présence d’une préparation intense. Voilà une situation bien paradoxale.

Deux modèles de pratique de l’improvisation peuvent être définis, et il faut bien se souvenir que les modèles théoriques ne sont là que pour différencier des points de référence permettant à une réflexion de se développer, mais qu’ils ne correspondent jamais à une réalité beaucoup plus complexe. Dans le premier modèle, les improvisateurs doivent se préparer individuellement de manière intensive pendant de longues années, afin de pouvoir assumer une voix personnelle, une manière unique de produire des actes sonores ou gestuels. Cette voix personnelle ou manière de jouer doit être inscrite dans la mémoire – inscrite dans le corps – dans une collection la plus large possible de répertoires. C’est là la principale condition de l’acte créatif de l’improvisation : les éléments d’invention ne sont pas inscrit sur un support indépendant – comme la partition – mais ils sont directement incarné dans les capacités de jeu de l’improvisateur. Les participants se rencontrent sur la scène en tant qu’individus séparés pour produire quelque chose ensemble de manière non prévue à l’avance. La production sur scène sera la superposition de discours personnels, mais si les participants peuvent anticiper sur ce que les partenaires vont pouvoir produire (surtout s’ils ont déjà joué ensemble ou assisté à leurs prestations respectives) ils vont être capables de construire ensemble, dans le cadre de cette impréparation, un univers original de sonorités et/ou de gestes. L’accent mis sur la préparation individuelle semble tout même favoriser un réseau assez homogène d’improvisateurs. Ce réseau est géographiquement très large et impose, sans avoir à les spécifier, les conditions d’accès par une série de règles implicites et non écrites. L’accent principal de ce modèle est centré sur la prestation en public sur scène et les enjeux sont placés très haut pour que la rencontre entre les actes gestuels ou sonores des unes et des autres soient de grande qualité, en incluant aussi les attitudes et les réactions du public.

L’autre modèle alternatif met l’accent sur la co-construction collective d’un univers déterminé indépendamment de toute présentation sur scène ou d’autres types d’événement. Cela implique qu’un temps important doit être trouvé pour élaborer un répertoire de matériaux (sonores ou autres) appartenant à un groupe permanent de personnes. Un nombre suffisant de sessions de travail en commun doit avoir lieu en présence de tous les membres d’un groupe donné. Ce second modèle n’a pas beaucoup d’intérêt si les membres du groupe proviennent d’un milieu social et artistique homogène, notamment s’ils ont acquis un statut professionnel par le passage dans les mêmes institutions d’enseignement et les mêmes dispositifs de qualifications. S’ils ne sont pas différents dans un certain nombre d’aspects, il semble que le premier modèle soit plus à même d’assurer sans trop de difficulté la construction collective d’un univers artistique donné lors des prestations sur scène. Mais s’ils sont différents, et surtout s’ils sont très différents au point d’être plutôt antagonistes, l’idée de construire ensemble un matériau commun n’est pas une simple tâche. D’une part, les différences entre les participants doit être maintenue, elles doivent être pleinement mutuellement respectées. D’autre part, construire quelque chose ensemble va exiger de chaque participant d’être capable de laisser derrière soi les comportements habituels et traditionnels. C’est une première situation paradoxale. Mais il y a immédiatement un deuxième paradoxe qui vient encore compliquer les choses : d’une part le matériau qui est développé collectivement doit être plus élaboré que la simple superposition de discours parallèles pour pouvoir être qualifié de co-construction ; et d’autre part, le matériau ne doit pas non plus se figer dans une structuration qui équivaudrait à fixer les choses comme dans un composition écrite, le matériau doit pouvoir rester ouvert à des manipulations et des variations à réaliser dans le moment présent de l’improvisation. Les participants doivent pouvoir rester libres de leurs interactions dans l’esprit du moment. Ce second modèle n’exclut pas les prestations en public mais n’est pas limité à cette obligation. Il est centré sur des processus collectifs et peut se dérouler dans différents contextes d’interactions sociales.

Les défis auxquels on a à faire face dans le second modèle sont directement liés aux débats autour des moyens à convoquer pour faire tomber les murs. Il n’est pas suffisant de rassembler des personnes d’origines ou de cultures différentes dans un même lieu pour que des relations plus profondes puissent se développer. Il n’est pas non plus suffisant d’inventer de nouvelles méthodologies appropriées à une situation donnée pour que par miracle la coexistence pacifique puisse s’installer. Pour faire face à la complexité, on a besoin de développer des situations dans lesquelles un certain nombre d’ingrédients doivent être présents : a) chaque participant doit avoir une connaissance de ce que chacun des autres représente ; b) chaque participant est obligé de respecter des règles élaborées en commun ; c) chaque participant pourtant doit pouvoir retenir une importante marge d’initiative personnelle pour exprimer sa différence ; d) il y a des moments où une forme de leadership peut émerger, mais dans son ensemble le contexte doit rester dans les limites d’un processus démocratique. Toute cette complexité démontre les vertus d’un bricolage pragmatique guidé par ce « dispositif » de principes et de contraintes.

Comme l’a démontré le sociologue et pianiste de jazz David Sudnow lorsqu’il a décrit son propre processus d’apprentissage de l’improvisation dans le jazz, les modèles sonores et visuels, bien qu’ils soient des éléments essentiels dans la définition des objectifs à atteindre, ne sont pas suffisant pour produire des résultats probants par le biais de simples imitations :

Quand mon professeur m’a dit, « maintenant que vous êtes capable de jouer ces thèmes, essayez d’improviser des mélodies avec la main droite », et quand je suis rentré à la maison et que j’ai écouté mes disques de jazz, c’était comme si la tâche à accomplir était de rentrer chez soi et de se mettre à parler français. Il y avait ce français qui défilait dans un flot rapide de sons étranges, dans un tourbillon rapide, des styles à l’intérieur de styles dans le cours du jeu de n’importe quel musicien. (Sudnow 2001, p. 17)

Un certain degré de bricolage est nécessaire pour permettre aux participants d’arriver à réaliser leurs objectifs en réalisant leurs propres détours hors de la logique du professeur.

L’idée de dispositif associé à celle de bricolage correspond à la définition du dictionnaire : « Ensemble de mesures prises, de moyens mis en œuvre pour une intervention précise » (Larousse en ligne). On peut aussi se référer à la définition donnée par Michel Foucault comme « un ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements d’architectures, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propos philosophiques, moraux, philanthropiques, du dit aussi bien que du non-dit… » (Foucault 1977, voir aussi la station timbre dans la première édition de paalabres.org).

En appliquant cette idée à la co-production de matériaux sonores ou gestuels dans les domaines artistiques, les éléments institutionnels de cette définition sont bien sûr présents, mais l’accent est mis ici sur les réseaux d’éléments créés par les actions réalisées au quotidien, qui sont contextualisées par des personnes qui sont présentes et des matériaux mis à disposition. Les moyens sont ainsi définis ici comme concernant en même temps des personnes, leur statut social et hiérarchique au sein d’une communauté artistique donnée, les matériaux, instruments et techniques mis à disposition, les espaces dans lesquels les actions ont lieu, les interactions particulières – formelles ou non – entre les participants, entre les participants et les matériaux ou techniques, et les interactions avec le monde extérieur au groupe. Les dispositifs sont plus ou moins formalisés par des chartes, des protocoles d’action, des partitions ou images graphiques, des conditions d’appartenance au groupe, des processus d’évaluation (formels ou informels), des procédures d’apprentissage et de recherche. Dans une très grande mesure, les dispositifs sont régulés quotidiennement de manière orale, dans des contextes qui peuvent se modifier substantiellement par rapport aux circonstances, et à travers des interactions qui par leur instabilité peuvent produire des résultats très différents.

 

4. Processus artistiques ou seulement interactions humaines ?

L’idée de « dispositif » à la fois empêche que les actes artistiques soient simplement limités à des objets autonomes bien identifiés et elle élargit considérablement le champ des activités artistiques. Le réseau qui continuellement se forme, s’informe et se déforme lui-même ne peut pas se limiter à se concentrer sur un seul objectif de production de matériaux artistiques en vue de la satisfaction du public. Les processus ne sont plus définis à partir de sphères de spécialisation prédéfinies. Le terme d’improvisation ne se limite plus de manière stricte à une série de principes sacrés de liberté absolue et de spontanéité ou au contraire de respect d’une quelconque tradition. L’improvisation peut incorporer en son sein des activités qui impliquent une variété de supports – y compris écrits sur papier – pour arriver à des résultats s’inscrivant dans des contextes particuliers. La pureté des prises de positions tranchées et définitives ne peut plus être ce qui doit dicter tous les comportements possibles. Cela ne veut pas dire que les idéaux sont effacés et que les valeurs qu’on veut placer en exergue de la réalité des pratiques ont perdu leur importance primordiale.

La confrontation des pratiques artistiques nomades et transversales aux impératifs des institutions peut s’exprimer dans plusieurs domaines : l’improvisation, la recherche artistique, l’enseignement artistique, l’élaboration de programmes d’études, le renouveau des pratiques traditionnelles, etc. De plus en plus d’artistes se trouvent dans une situation dans laquelle leur pratique en termes strictement artistiques est considérablement élargie par ce qu’on appelle la « médiation » (voir Hennion 1993 et 1995) : activités pédagogiques, éducation populaire, participation du public, interactions sociales, hybridité des domaines artistiques, etc. L’immersion des activités artistiques dans les domaines du social, de l’éducation, des technologies, et du politique implique l’utilisation d’outils de recherche et de collaboration avec la recherche formelle en tant que nécessité dans l’élaboration des objets ou processus artistiques (voir Coessens 2009, et la station the artistic turn de la première éditon de paalabres.org). Les pratiques de recherche dans les domaines artistiques ont pour une grande part absolument besoin de la légitimité et de l’évaluation des instances universitaires, mais il est tout aussi important de reconnaître qu’elles doivent être considérées comme faisant partie d’une « science excentrique » (voir Deleuze et Guatarri, 1980, pp. 446-464), qui change considérablement le sens qu’on peut mettre dans le terme de recherche. Ce que les artistes peuvent apporter à la recherche concerne le questionnement contenu dans leurs pratiques mêmes : l’effacement de la séparation entre les acteurs et les observateurs, entre la manière scientifique de publier les résultats d’une recherche et d’autres formes informelles de présentation, entre les actes artistiques et la réflexion à leur sujet.

Une réponse nomadique et transversale peut se trouver le long d’un cheminement entre la liberté des actes créatifs et l’imposition stricte des règles canoniques de la tradition. Dans ce contexte l’acte créatif ne peut plus être envisagé comme la simple expression individuelle affirmant sa liberté par rapport à une fiction d’universalité. La constitution d’un collectif particulier, définissant au fur et à mesure ses propres règles, doit jouer, dans un frottement instable, à l’encontre des velléités imaginatives individuelles. Mettre une personne en position de recherche consisterait à ancrer l’acte créatif dans la formulation par un collectif d’un processus problématique ; la liberté absolue de création est maintenant liée à des interactions collectives et à ce qui est mis en jeu dans ce processus, sans se limiter aux règles strictes d’un modèle donné. L’acte créatif ne serait plus considéré comme un objet en soi absolu et l’accent serait mis sur les nombreuses médiations qui le déterminent comme un contexte particulier à la fois esthétique et éthique : la convergence à un certain moment d’un certain nombre de participants dans une forme de projet. Les nœuds de cette convergence doivent être expliqués non pas en termes de résultat particulier souhaité, mais en termes de constitution d’une sorte de tableau de la complexité problématique de la situation à son origine : un système de contraintes qui traite de l’interaction entre les matériaux, les espaces, les institutions, les divers participants, les ressources disponibles, les références, etc. D’après Isabelle Stengers, l’idée de contrainte, qu’il faut distinguer des « conditions », n’est pas une alternative qui est imposée de l’extérieur, ni une façon d’instituer une légitimité, mais la contrainte ne doit être satisfaite que d’une manière indéterminée et ouverte sur beaucoup de possibilités. La signification est déterminée a posteriori à la fin du processus (Stengers 1996, p. 74). Les contraintes doivent être prises en compte, mais ne définissent pas des voies à prendre lors de la réalisation du processus. Les systèmes de contraintes fonctionnent le mieux quand des personnes différentes de champs de spécialisation différents sont appelées à développer quelque chose ensemble.

 

5. Protocoles

Nous avons nommés « protocoles » des processus de recherche collective qui se passent avant une improvisation et qui vont en colorer le contenu, puis accumuler dans la mémoire collective un répertoire d’actions déterminées. Le détail de ce répertoire d’actions n’est pas fixé, et il n’est forcément décidé qu’un répertoire donné doive être convoqué lors d’une improvisation. La définition du terme de protocole est bien évidemment ambiguë et pour beaucoup semblera aller complètement à l’encontre d’une éthique de l’improvisation. Le terme est lié à des connotations de circonstances officielles, voire aristocratiques, où des comportements considérés comme acceptables ou respectables sont complètement déterminés : il s’agit de modes de conduites socialement reconnus. Protocole est aussi utilisé dans le monde médical pour décrire des séries d’actes de soins à suivre (sans omissions) dans des cas précis. Ce n’est pas dans le sens de ces contextes que nous utilisons le terme.

La définition de protocole est ici liée à des instructions écrites ou orales données à des participants au début d’une séance d’improvisation collective déterminant des règles de relations entre individus ou bien de définition d’un matériau particulier, sonore, gestuel ou autre. Elle correspond à peu près à celle du Larousse (en ligne) : « Usages conformes aux relations entre particuliers dans la vie sociale. » et « Ensemble des règles, questions, etc., définissant une opération complexe ». Les participants doivent accepter que pendant un temps limité, des règles d’interactions dans le groupe soient fixées en vue de construire quelque chose en commun ou en vue de comprendre le point de vue d’autrui, d’entrer dans un jeu avec l’autre. Une fois expérimenté, quand des situations ont pu être construites, le protocole en lui-même doit être oublié pour faire place à des interactions beaucoup moins liées à des règles de comportement, en retrouvant l’esprit de l’improvisation non planifiée. L’idéal, dans le cadre de l’élaboration des protocoles, est d’arriver à un accord collectif sur le contenu, sur la formulation des règles. En fait ce n’est que rarement le cas dans l’expérience réelle, car les gens on tendance à comprendre les règles de manière différente. Un protocole est le plus souvent proposés par une personne en particulier, l’importance étant de faire tourner parmi les autres personnes présentes la possibilité d’en proposer d’autres, et aussi de pouvoir donner la possibilité aux autres personnes d’élaborer des variations autour du protocole présenté.

La contradiction qui existe entre la préparation intensive que les improvisateurs s’imposent à eux-mêmes individuellement et l’improvisation sur scène qui se fait « sans préparation  se retrouve maintenant au niveau collectif : une préparation intensive du groupe d’improvisateurs doit avoir lieu collectivement avant qu’il soit possible d’improviser d’une manière spontanée en reprenant les éléments du répertoire accumulé, mais sans qu’il y ait une planification du détail de ce qui va se passer. Si les membres du collectif ont développé des matériaux en commun, ils peuvent maintenant plus librement les convoquer selon les contextes qui se présentent lors de l’improvisation.

C’est ainsi qu’on est en présence d’une alternance entre d’une part des moments formalisés de développement du répertoire et d’autre part des improvisations qui sont soit basées sur ce qu’on vient de travailler ou bien plus librement sur la totalité des possibilités données par le répertoire et aussi par ce qui lui est extérieur (rencontres fortuites entre productions individuelles). L’objectif est donc bien de mettre les participants dans de réelles situations d’improvisation où l’on peut déterminer son propre cheminement et dans lesquelles idéalement tous les participants sont dans des rôles spécifiques d’égale importance.

On peut catégoriser les différents types de protocoles ou de procédures, mais il faut se garder d’en dresser le catalogue détaillé, dans ce qui ressemblerait à un manuel. Les protocoles doivent de fait toujours être inventés ou réinventés dans chaque situation particulière. En effet la composition des groupes en terme d’hétérogénéité des domaines artistiques en présence, des niveaux de capacités techniques (ou autres), d’âge, de milieu social, d’origine géographique, des cultures différentes, d’objectifs particuliers par rapport à la situation du groupe, etc., doit à chaque fois déterminer ce que le protocole propose de faire et donc son contenu contextuel.

Voici quelques catégories de protocoles possibles parmi celles que nous avons explorées :

  1. Coexistence de propositions. Chaque participant peut définir une sonorité et/ou un geste particuliers. Chaque participant doit maintenir sa propre production élaborée tout au long d’une improvisation. L’improvisation ne concerne donc que la temporalité et le niveau des interventions personnelles en superpositions ou juxtapositions. L’interaction se passe au niveau d’une coexistence des diverses propositions dans des combinaisons variées choisies au moment de la performance improvisée. Des variations peuvent être introduites dans les propositions personnelles.
  2. Sonorités collectives élaborées à partir d’un modèle. Des timbres sont proposés individuellement pour être reproduits tant bien que mal par la totalité du groupe pour pouvoir créer une sonorité collective donnée.
  3. Co-construction de matériaux. Des petits groupes (4 ou 5) peuvent avoir la mission de développer une sonorité collective cohérente. Le travail s’envisage au niveau oral, mais chaque groupe peut choisir sa méthode d’élaboration, y compris par l’utilisation de notations sur papier. Puis de l’enseigner à d’autres groupes de la manière de leur choix.
  4. Constructions de structures rythmiques (boucles, cycles). La situation caractéristique de ce genre de protocole est le groupe disposé en cercle, chaque participant à son tour dans le cercle produisant un son, ou un geste, court improvisé, tout ceci dans une forme de hoquet musical. Généralement la production des sons ou des gestes qui tournent en boucle dans le cercle est basée sur une pulsation régulière. Les variations sont introduites par des silences dans le déroulement régulier, des superpositions de cycles de longueurs qui peuvent varier, d’irrégularités rythmiques, etc.
  5. Nuages, textures, sonorités et/ou mouvements gestuels collectifs – individus noyés dans la masse. Sur le modèle développé par un certain nombre de compositeur de la seconde moitié du vingtième siècle tels que Ligeti et Xenakis, des nuages ou textures sonores (cela s’applique aussi bien aux gestes et mouvements corporels) peuvent être développées à partir d’une sonorité donnée distribuée de manière hasardeuse dans le temps par un nombre suffisant de personnes les produisant. Le collectif produit une sonorité globale (ou mouvements corporels) dans laquelle les productions individuelles sont fondues dans la masse. L’improvisation consiste la plupart du temps à faire évoluer la sonorité globale ou les mouvements corporels de façon collective vers d’autres qualités sonores.
  6. Situations d’interactions sociales. Les sonorités ou les gestes ne sont pas définis, mais la manière d’interagir entre participants l’est. Premièrement il y a la situation qui consiste à passer du silence à des mouvements gestuels et corporels (ou à une sonorité) collectivement déterminés, comme dans les situations d’échauffement ou de phases de début d’improvisation dans lesquelles le jeu effectif improvisé ne commence que quand tous les participants se sont accordés dans tous les sens du mot accord : a) celui qui consiste à ce que les instruments ou les corps soient accordés b) celui qui concerne le test que fait le collectif de l’acoustique et la disposition spatiale d’une salle pour se sentir ensemble dans un environnement particulier, c) celui qui concerne le fait que les participants se sont mis d’accord pour faire socialement la même activité. C’est par exemple ce que l’on appelle le prélude dans la musique classique européenne, l’alãp dans la musique indienne classique du nord de l’Inde, un processus d’introduction progressive dans un univers sonore plus ou moins déterminé, ou à déterminer collectivement. Deuxièmement il peut s’agir d’interdictions de faire une ou plusieurs actions dans le cours de l’improvisation. Troisièmement il peut s’agir de déterminer des règles de temps de jeu des participants ou d’une structuration particulière du déroulement temporel de l’improvisation. Finalement on peut déterminer des comportements, mais pas les sonorités ou gestes que les comportements vont produire.
  7. Des objets étrangers à un domaine artistique, par exemple qui n’ont pas de fonction de produire des sons dans le cas de la musique, peuvent être introduits pour être manipulés par le collectif et déterminer indirectement la nature des sonorités ou gestes qui vont accompagner cette manipulation. L’exemple qui vient à l’esprit de manière immédiate est celui de l’illustration sonore de films muets. Mais il y a une infinité d’objets possibles à utiliser dans cette situation. L’attention des participants se porte principalement sur la manipulation de l’objet emprunté à un autre domaine et non sur la production particulière de ce qu’exige la discipline habituelle.

 

6. Conclusion

Les deux concepts de dispositif et de système de contraintes semblent être une façon intéressante de définir ce que pourrait être la recherche artistique, en particulier dans le contexte de projets de création collective dans des groupes non homogènes : créations collectives improvisées, actes artistiques s’inscrivant dans des contextes socio-politiques, relations formelles/informelles aux institutions, questions concernant la transmission des connaissances et des savoir-faire, diverses manières d’interagir entre des êtres humains, entre des humains et des machines, entre des humains et non-humains. Ces perspectives élargissement considérablement le champ d’application des actes qu’on peut qualifier d’artistiques : l’élaboration de programmes dans le cadre d’institutions d’enseignement, projets de recherche interdisciplinaires, ateliers divers (voir François et al. 2007) deviennent alors de situations artistiques à part entière qui se situent en dehors de l’exclusivité des prestations publiques sur scène.

Nous sommes aujourd’hui confrontés à un monde électronique d’une extraordinaire diversité de pratiques artistiques et en même temps à une multiplication des réseaux socialement homogènes. Ces pratiques tendent à développer de fortes identités et des hyperspécialisations. Cela nous oblige de manière urgente à travailler sur la rencontre des cultures qui tendent à s’ignorer mutuellement. Dans des espaces informels aussi bien que formels, à l’intérieur de groupes socialement hétérogènes, il convient d’encourager des manières de développer des créations collectives sur la base de principes d’une démocratie directe. Le monde des technologies électroniques permet de plus en plus l’accès de tous à des pratiques de création et de recherche, à des niveaux divers et sans avoir à passer par les parcours balisés des institutions. Cela nous obligent à débattre des façons dans lesquelles ces activités peuvent être ou non accompagnées par des artistes travaillant dans des espaces formels ou informels. La nature indéterminée de ces obligations – non pas en terme d’objectifs, mais de mises en pratique effectives – nous ramène de nouveau à l’idée des actes artistiques nomades et transversaux.

 


1. Ont participé à ce projet : Laurent Grappe, Jean-Charles François, Karine Hahn, Gilles Laval, Pascal Pariaud et Gérald Venturi.

2. Derek Bailey définit les termes de « idiomatique » et de « non-idiomatique » comme relevant d’une question d’identité à un domaine culturel particulier, et non pas tellement en termes de contenu de langage musical : « Non idiomatic improvisation has other concerns and is more usually found in so-called ‘free’ improvisation and, while it can be highly stylised, is not usually tied to representing an idiomatic identity. » (1992, p. xii)

 


Bibliographie

Bailey, Derek. 1992. Improvisation, its nature and practice in music. Londres: The British Library National Sound Archive. [en français : 1999. L’improvisation : sa nature et sa pratique dans la musique. Paris : Outre Mesure, Coll. Contrepoints. Trad. par Isabelle Leymarie]

Becker, Howard. 2007. « Le pouvoir de l’inertie », Enseigner la Musique N°9/10, Lyon : Cefedem AuRA – CNSMD de Lyon, pp. 87-95. (cette traduction en français est tirée de Propos sur l’Art, pp. 59-72, Paris : L’Harmatan, 1999, trad. Axel Nesme.

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