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Entretien avec Guigou Chenevier

Accéder au texte de Guigou Chenevier :  Faire tomber les murs

Access to the English translations : a) Encounter ; b) Break Down the Walls.


 

Entretien avec Guigou Chenevier

 Jean-Charles François, Gilles Laval et Nicolas Sidoroff

Septembre 2019, Rillieux-la-Pape

Sommaire

Première partie : L’art résiste au temps
Prélude autour d’un café
L’art résiste au temps – Présentation générale
L’art résiste au temps – La diversité des actions
L’art résiste au temps – Ateliers d’écriture
L’art résiste au temps – L’échange des rôles
Un lieu de résistance : le temps

Deuxième partie : L’accueil des migrants
L’association Rosmerta
Les relations actes artistiques / actes politiques

 


Première partie : L’art résiste au temps

Prélude autour d’un café

Guigou C. :

Les allumés du jazz, cela vous dit quelque chose ? Ils ont organisé trois jours de rencontres à Avignon, en novembre dernier, avec plein d’invités pour parler de la question (des questions) de la résistance au business. Comment créer des réseaux musicaux, etc. Comme je ne pouvais pas y participer parce que j’étais en pleine création sur Ubu Roi, j’ai refilé le bébé à Cyril Darmedru, qui y a fait une intervention très judicieuse, je trouve. Après ça, Les Allumés ont édité un document avec toutes les contributions écrites de cette rencontre et des textes complémentaires, et même un vinyle avec des musiques de tous les musiciens présents. Il y a plein d’articles intéressants dans ce document, je trouve. Pour information, voilà.
Les allumés du jazz

En fait, j’étais au départ sollicité parce que je connais Jean Rochard, le responsable du label Nato qui s’occupe aussi des Allumés. C’est est un mec que j’aime beaucoup… On l’avait invité pour participer à ce qu’on avait appelé à l’époque « le Contre Forum de la Culture », parce que nous avions la chance d’avoir, à Avignon, le « Forum de la Culture ». Ça c’était du temps de Sarkozy. Il y a eu plusieurs Forums comme ça à Avignon avec les Ministres de la Culture européens sous haute protection policière, etc. Avec Sud Culture (dont je fais partie), on avait décidé d’organiser un contre forum : on a organisé, trois ou quatre éditions, avec pas mal d’invités passionnants à chaque fois. Et donc, une année on avait invité Rochard. J’avais trouvé son intervention vraiment chouette. En plus comme on était, (on est ou on était, je ne sais plus très bien si je dois le dire au présent ou au passé vu qu’à présent je n’y suis plus), sur les Hauts Plateaux qui se trouvent au-dessus de l’AJMi Jazz Club[1] et Les Allumés du Jazz sont évidemment très en lien avec l’AJMi. Donc voilà, ils m’ont demandé si je voulais bien faire quelque chose, mais c’était trop compliqué pour moi à ce moment là.

Gilles L. :

Il a fondé la maison de disques Nato au début des années 1980, et il a été enregistrer des musiciens américains. Notamment Michel Portal à Minneapolis avec des musiciens de Prince. Il est têtu, c’est un label incroyable.
Nato

Guigou C. :

Nato, c’est un super label ! C’est un des premiers qui a produit par exemple Jean-François Pauvros et des tas d’autres musiciens comme ça.

Gilles L. :

Moi je fais souvent écouter ses disques à Villeurbanne, notamment News from the Jungle.

Jean-Charles F. :

 Bon, on commence ?

Gilles L. :

On prend le café ou on commence ?

Jean-Charles F. :

Ah oui, il y a le café, j’avais oublié. [rires]

Gilles L. :

On commence après le café ou avant le café… ou pendant le café… ?

Jean-Charles F. :

Après le café.

Gilles L. :

[de loin] Est-ce que vous voulez du sucre ?

Guigou C. :

Non, moi non. Vous voulez du sucre ?

Nicolas S. :

Non merci.

Jean-Charles F. :

Non.

Gilles L. :

Vraiment ? Ben tant mieux. [Bruit du café qui est versé]

Jean-Charles F. :

Merci.

Gilles L. :

Je crois que c’est très chaud, hein, faites gaffe. [Bruits, le café est versé. Très long silence avec un fort bruit continu d’une machine éloignée.]

Guigou C. :

Oh ! On est gâté ! Tu le connais ? [Il montre le livre de Serge Loupien La France Underground 1965/1979 Free Jazz et Rock Pop, Le Temps des Utopies] Il y a pas mal de choses que moi, j’ai appris. Il est question d’Etron Fou Leloublan mais… ça c’est anecdotique, pardon. Il y a plein de choses super intéressantes que je ne savais pas et que j’ai découvert. Quand même une époque assez foisonnante… Notamment il raconte, enfin, il cite cette anecdote que je trouve absolument géniale, c’est, en 70, un des premiers concerts de Sun Ra en France, Pavillon Baltard à Paris, avant que ce soit la Cité de la Villette, et donc il y a une grande salle, un grand hangar, qui contient 3000 personnes, il y a 5000 gus qui viennent pour voir Sun Ra, je ne sais pas si tu t’imagines ça aujourd’hui. Et donc ils ne peuvent pas tous rentrer, évidemment, parce que c’est trop petit. Du coup il y en a qui commencent à gueuler à la sortie : « Ouais, c’est un scandale ! » Ils interpellent Sun Ra et tout ça : « Comment dire, vous n’allez pas jouer comme ça dans ces conditions, en laissant la moitié des gens dehors ». Du coup tu as Sun Ra avec sa cape dorée et l’insigne du Soleil, qui sort de la salle avec tout l’orchestre derrière lui qui joue. Ils vont jusque sous le nez des CRS. Et les flics, ils disent « Oh ! Ça ne va pas recommencer comme en 68 » [rires] Et après il re-rentre avec tout le monde derrière lui, les 5000 gus dans la salle, c’est énorme, voilà [rires]. L’histoire est incroyable !

Jean-Charles F. :

J’avais compris 5000 bus !

Guigou C. :

Bus ? Ça aurait été encore beaucoup plus ! [rires] Bon alors ? Il y a un moment il faut commencer, c’est ça ?

Jean-Charles F. :

Voilà ! Donc il y a ce projet « L’Art résiste au temps ».

Guigou C. :

Je m’en rappelle encore.

Jean-Charles F. :

Et donc, Gilles, si tu veux aussi intervenir puisque tu en faisais partie…

Guigou C. :

Tu en as le droit.

Gilles L. :

Ben je te laisse la présentation…

 

L’art résiste au temps – Présentation générale

Guigou C. :

Ben, la présentation… Comment je suis arrivé à monter cette histoire-là ? Le point de départ, c’était de me dire à un moment donné que j’avais un peu envie de faire la jonction entre mon engagement supposé artistique et mon engagement supposé militant. Pour avoir vécu ça à des tas de reprises, j’ai très souvent – je pense que vous aussi – rencontré soit des artistes extrêmement pointus, intéressants dans leur pratique artistique, mais totalement nuls au niveau politique, complètement déconnectés de la réalité, je dirais, selon moi ; et inversement des super militants hyper pointus, mais qui écoutent des musiques de merde… Il n’y a pas moyen d’arriver à faire joindre les deux trucs, quoi ! Donc c’est parti de ça, en fait, l’idée en tout cas de départ. Donc partant de là j’ai lu et relu la Stratégie du choc de Naomi Klein. Un bouquin de référence absolue sur la situation du monde d’aujourd’hui. Et puis ensuite, j’ai commencé à réfléchir à comment on pourrait travailler, ce qui signifiait notamment de prendre des temps de travail et de réflexion, de création, différents des temps habituels. C’est-à-dire se poser dans des endroits et y rester, et essayer de faire des choses avec les gens, et puis aussi décloisonner au niveau des pratiques artistiques. D’où l’envie de constituer une équipe où il n’y aurait pas seulement des musiciens, mais où il y aurait donc une plasticienne, une comédienne metteur en scène, un philosophe, etc. Et donc, c’est ce qu’on a fait, voilà. Et puis après est arrivé une des premières résidences de travail au 3bisf, qui est un lieu d’art contemporain à l’intérieur de l’hôpital psychiatrique Montperrin à Aix-en-Provence.

Gilles L. :

On n’avait pas fait le Thor avant ? Une semaine de travail de recherche, d’ateliers, de mises en situation proposées par les différentes personnes que tu avais réunies et dont la plupart ne se connaissait pas d’ailleurs[2]. L’idée principale étant de chercher, mais pas spécialement de trouver.

Guigou C. :

Mais la première vraie résidence publique, si j’ose dire, c’était au 3bisf. Donc là, ben, quand j’avais commencé à parler avec Sylvie Gerbault qui était la directrice, maintenant elle est partie à la retraite. C’est vrai que nous, musiciens, on a rarement l’occasion et l’habitude de travailler sur des temps de résidence longs. Et elle, en fait, elle nous a imposé de rester, je ne sais pas, c’était trois semaines, un truc comme ça. Ce qui pour nous était énorme. Trois semaines ? Qu’est-ce qu’on va faire, pendant trois semaines ? Pourquoi trois semaines ? Et en fait, en étant là, je parle sous le contrôle de Gilles, c’est vrai qu’on s’est rendu compte qu’effectivement, par rapport aux patients, aux gens qui vivent là, au bout d’un moment tu ne sais plus qui est patient, qui est médecin.

Gilles L. :

Oui les médecins ne sont pas habillés en tenue.

Guigou C. :

Non, ils ne sont pas en blouses blanches et ils invitent aussi un public extérieur, puisqu’en fait, nous, on avait pris comme principe de faire des temps ouverts au public au sens très large ; c’est-à-dire que le matin, il y avait des espèces d’ateliers d’écriture, et à partir de là on reprenait des bouts de textes qu’on mettait en musique. Bon bref, ce dont la comédienne Agnès Régolo s’emparait. Donc il y avait des temps à la table, si j’ose dire, et on ne savait pas qui était qui, en fait. Nous, on savait à peu près qui on était, encore que pas toujours. Mais il y avait aussi des patients, enfin des gens qui étaient donc internés dans cet hôpital, des médecins et des infirmiers, et puis des gens de l’extérieur. C’était assez rigolo parce qu’au bout d’un moment tu ne savais plus vraiment qui était qui, quoi !

Gilles L. :

Qui sont les fous, on ne sait pas !

Guigou C. :

Et ça sur la notion de folie, c’était intéressant, vraiment. Et puis donc, enfin, moi, j’ai pris conscience de ça vers la fin de cette résidence-là, c’est qu’effectivement, il y a quelques personnes qui étaient là qui étaient très timides ou qui avaient du mal à venir vers nous, et qui ont fini par improviser des espèces de fulgurances à des moments sur la fin de notre résidence, parce qu’ils avaient eu le temps de s’acclimater à nous et de comprendre un peu les trucs. Au début ils n’osaient pas venir, ils venaient au bord de notre espace de jeu, ils jetaient un œil, puis ils s’en allaient, puis petit à petit ils sont venus. Et ça, vraiment, sur le coup, c’était intéressant. On était en immersion vraiment presque totale pendant tout ce temps là, quoi. Et, puis bon, après on est sortis de l’hôpital et on a fait trois ou quatre résidences, une à Rillieux-la-Pape, quand c’était encore Maguy Marin qui était au Centre Chorégraphique, et puis deux sur Nancy, une à Frouard et une deuxième fois, à Vandœuvre.

 

L’art résiste au temps – La diversité des actions

Jean-Charles F. :

Et donc les participants à l’hôpital au 3bisf, ils faisaient des textes essentiellement ?

Guigou C. :
Alors il y a eu différentes choses : bon, il y en a qui ont soit improvisé, soit écrit.
Donc ce qui était écrit, à des moments, soit ils l’ont dit eux-mêmes, soit, nous, on l’a dit pour eux. Et puis il y a eu quelques fulgurances, pendant qu’on faisait la présentation, par exemple il y avait un patient qui était là, qui était un ancien coiffeur, qui est venu et qui a fait des espèces d’interventions qui nous ont bien perturbé. En plus, moi j’avais utilisé le terme « perturbateurs », j’avais envie qu’il y ait des perturbateurs, c’était juste bien [rires]. Mais le gars en question, il a été super, parce qu’il a bien compris le truc, quoi. Il était exactement là où il fallait, il n’en a pas fait trop, il a donné… À qui il a filé une chaîne en or ?
Gilles L. :

Je ne sais plus, c’était assez surprenant.

Guigou C. :

Il a filé un bijou, comme ça, à un membre de l’équipe, parce qu’il était content… Enfin, il voulait montrer son intérêt, sa gratitude, pour notre présence, et tout ça. Mais sans trop déborder, sans prendre totalement le monopole de ce qui se passait. Et puis après il est retourné s’asseoir. Alors c’est un truc assez étonnant, quoi ! Je me rappelle, en atelier – je ne sais pas si tu te souviens ? – un matin, on était autour de la table et je ne sais plus, la consigne d’écriture c’était quelque chose du genre : « Faites ou écrivez quelque chose que vous n’avez jamais fait ou écrit ». À un moment quelqu’un s’est levé, est monté sur la table, a traversé la table à pied et est retourné s’asseoir en disant : « J’avais jamais fait ça ! ».

Gilles L. :

Là on a semblé comprendre que c’était un patient, mais parfois on s’est trompé. Moi, il y avais un couple de gens, j’étais sûr qu’ils étaient là depuis au moins trois ou quatre ans et en fait, c’était juste des gens qui habitaient en ville et qui venaient participer aux ateliers.

Guigou C. :

Oui, je me rappelle qu’on avait fait un petit jeu avec des ballons gonflés. C’était histoire d’avoir du son, très facilement productible, donc avec des ballons de baudruche. La consigne était : utilisez le ballon. Y en a un qui le fait couiner, et du coup tu as un mec à côté – et j’étais sûr que c’était un mec qui venait de l’extérieur – il se met… il était mort de rire quoi. Et là tu te dis : « Ouf ! » [rires], peut-être qu’il réside ici depuis quelques années. Non mais il y a des trucs incroyables quoi ! Vraiment étonnants !

Jean-Charles F. :

Donc, il y avait une plasticienne, quel était son rôle ?

Guigou C. :

Notre amie Suzanne Stern, elle a une pratique de plasticienne un peu marginale, si j’ose dire. Elle est peintre au départ, et puis elle en a eu ras le bol, depuis bien longtemps de tout ce qui est réseau des galeries, etc., etc. Donc elle a fait ses propres trucs, chez elle, souvent dans sa maison en pleine cambrousse. Dans les ateliers au 3bisf elle a, comment dire, utilisé tous les matériaux qui étaient produits, les petits bouts de papier avec des bouts de textes qu’elle a mis un peu partout…Et ensuite elle a utilisé la matière qu’on produisait pour faire quelque chose avec. Elle avait aussi un rétroprojecteur, elle projetait des trucs au mur, elle accrochait des trucs partout. L’idée c’était un peu d’envahir l’espace, de le transformer un peu à sa manière, et puis des fois elle venait aussi nous perturber. [rires] C’est bien de faire ça.

Jean-Charles F. :

Perturber en faisant quoi ?

Guigou C. :

Ça pouvait être, je ne sais pas, on était peut-être en train de jouer, de faire une impro musicale et puis elle venait te coller un petit bout de machin sur ton instrument avec marqué je ne sais pas quoi, une petite phrase, et puis ça voulait dire : débrouilles toi avec ça ! Plein de choses de cet ordre-là.

Jean-Charles F. :

Et le philosophe alors ?

Guigou C. :

L’idée pour moi, c’était qu’il puisse produire vraiment de la réflexion, parce que je trouve qu’on est dans une période où on manque sérieusement de réflexion. Et donc, il a vraiment utilisé le temps de la résidence pour écrire un texte autour de Hannah Arendt, de la culture, de ce que cela voulait dire l’engagement. Parce que ce sont les trois grands thèmes de ce projet : la résistance, l’art et le temps. Vastes sujets. Donc il est parti là-dessus. J’avais vraiment envie de ça, qu’à un moment dans le truc qu’on allait faire, il y ait un temps un peu suspendu où on s’arrête et c’est ce qu’on a fait. Il était à sa table et il a lu son texte. Ça a pris je ne sais plus combien de temps, dix minutes, je ne sais plus combien, mais moi j’aimais bien ça. C’était aussi histoire d’un peu casser le format d’un concert. Voilà, c’était un peu ça. Après, c’est comme tous les projets qu’on peut mener les uns ou les autres, cela aurait pu aller beaucoup plus loin que cela n’a été, si on avait pu le faire vivre plus longtemps et creuser davantage encore.

Gilles L. :

Parce que toute la première partie quand même le public était sur scène, notamment à Aix et à Rillieux.

Guigou C. :

Et aussi à Frouard, près de Nancy. Les gens étaient très proches. On a fait des ateliers d’écriture avec des retraitées, des petites dames qui faisaient du tricot. Elles nous ont offert des tricots après comme cadeaux, etc. Elle écrivaient des trucs super qu’on a utilisés plus. Enfin à chaque fois ça s’est enrichi. À la fin on avait beaucoup de matière. Cela permettait de piocher dedans et de ne pas refaire forcément la même chose à chaque fois.

Jean-Charles F. :

Et certains participants faisaient de la musique aussi ?

Guigou C. :

Oui, c’est arrivé. C’était vraiment intéressant, mais beaucoup, beaucoup de boulot en fait. Quand on était à l’hôpital psychiatrique Montperrin à Aix, on avait découpé le temps en deux partie : le matin, c’était l’atelier ouvert avec les gens, mais cet atelier donnait toujours lieu à un temps de rencontre publique. Alors, bon, il pouvait y avoir une personne, comme deux, dix ou vingt, mais peu importe, on présentait quelque chose. Dans ces temps-là, les gens, les patients ou autres pouvaient intervenir comme ils voulaient. Donc c’est arrivé qu’il y en ait qui essayent la harpe de Karine Hahn, par exemple, un instrument un peu fascinant pour des non-musiciens. Et l’après-midi on se concentrait plus sur la construction artistique globale du projet. Du coup cela demandait de fournir beaucoup. Les journées étaient bien remplies.

Jean-Charles F. :

Et précisément, dans l’équipe des musiciens, donc, il y avait Karine Hahn, qui est une harpiste plutôt classique.

Guigou C. :

Mais qui a expérimenté beaucoup de choses.

Jean-Charles F. :

C’était comme un élément perturbateur ?

Guigou C. :

Oh, je pense qu’elle était aussi perturbée que tout le monde, qu’elle nous a perturbés aussi, mais je pense que cela lui a bien plu, me semble-t-il, enfin, il faudrait qu’elle en parle elle-même. On a sonorisé sa harpe, elle a fait plein d’essais.

 

L’art résiste au temps – Ateliers d’écriture

Jean-Charles F. :

Et donc tout était improvisé ?

Guigou C. :

Pas tout. Moi j’avais écrit des pièces aussi, certaines très écrites même. Une dont j’avais filé la partoche à Nicolas [Sidoroff] sur le temps. Je l’avais composé en utilisant les horaires de lever et de coucher du soleil, puisqu’il était question de temps. Je m’étais amusé à trouver une espèce de règle pour transposer les heures de lever et de coucher du soleil en notes de musique – tout le monde s’est amusé à faire ce genre choses, non ? [rires] C’était assez amusant, mais très difficile à jouer pour les gens [rires] : « Oh ! C’est superbe ! Après… ». On a quand même réussi à jouer cette pièce à peu près bien.

Gilles L. :

Il est où le disque ?

Nicolas S. :

Pour un peu entrer dans le détail du temps long de votre immersion : est-ce que tout le monde de l’équipe était là pendant les trois semaines ?

Guigou C. :

Oui, parce que l’hôpital d’Aix Montperrin, c’est quand même un peu au milieu de nulle part. Enfin il y avait pas mal de gens qui venaient de loin et Mathias [le philosophe Matthias Youchencko] avait aussi ses cours donc il venait quand il pouvait. Donc voilà, on est quand même restés quasiment tout le temps.

Nicolas S. :

Donc, en fait, le projet continue même quand une personne n’est pas là ?

Guigou S. :

Oui, on avait tous suffisamment de choses à chaque fois à remettre sur le chantier, si tu veux, pour que même s’il y en avait un qui partait deux jours, cela n’empêchait pas le truc d’avancer. Même au contraire, des fois c’était bien d’avoir quelqu’un qui pouvait s’extraire un peu pour avoir du recul à des moments sur les choses.

Nicolas S. :

À l’hôpital, j’avais compris qu’il y avait plusieurs ateliers en même temps ?

Guigou C. :

Oui, comme on était quand même nombreux, c’est arrivé qu’on divise le groupe en plusieurs sous-groupes qui travaillaient – ce qu’on a fait les toutes premières fois d’ailleurs, avant d’aller à l’hôpital, quand on avait bossé sur le temps, on se répartissait en petits groupe, entre nous. Mais à l’hôpital, je ne me souviens plus si on a fait ça, mais je crois que oui, c’est bien possible qu’on ait bossé au moins en deux groupes à des moments. Notamment un groupe qui était plus centré sur l’écriture, et un plus sur l’impro musicale. De toute façon, on a expérimenté un peu tout ce qu’on pouvait expérimenter, c’était un peu ça l’idée.

Nicolas S. :

Et si on reprend un peu l’agenda pendant les trois semaines, comment ça se passe le premier matin ? Vous arrivez la veille ?

Guigou C. :

En fait, quand Sylvie Gerbault m’avait proposé qu’on reste là trois semaines, sur le coup j’ai un peu paniqué : « Oh ! putain ! qu’est-ce qu’on va faire ? » Déjà un public qu’on ne connaît pas, on n’a jamais travaillé avec des gens « fous » entre guillemets. Et donc j’étais allé en repérage avec Agnès, une matinée à l’hôpital psychiatrique de Montfavet près d’Avignon, où il y a un atelier d’écriture qui existe depuis très longtemps. Ils ont fait plein de publications. ça s’appelle « Papiers de soi », c’est un jeu de mots. Et donc, on y était allé un peu en mode extérieur, mais en participant aussi aux jeux d’écriture qu’ils faisaient ce jour-là. On a tout de suite compris que ça pouvait être un point commun facile à mettre en place, sans avoir besoin d’une technique instrumentale, par exemple. Ça permettait de faire se rencontrer les gens, de les faire discuter ensemble, etc. Et donc l’écriture m’a semblé être un ferment possible entre toute l’équipe. [Gilles met le CD de « l’Art résiste au temps » en fond.] Ce qui me semble bien, au-delà de notre affaire à nous, c’est que je trouve que l’écriture et la réflexion étaient bien en phase. En fait en phase avec ce qu’on voulait faire, de la réflexion philosophique en passant par les propos complètement barrés sur n’importe quel sujet. [A Gilles : ] « Tu as retrouvé le CD ? »

Nicolas S. :

Quand vous arrivez, qui vient la première fois ?

Guigou C. :

Je ne sais plus qui est venu, mais de toutes façons on a passé un peu de temps avec l’équipe du 3bisf aussi. Je les avais rencontré avant, l’équipe des encadrants, des infirmiers, etc. On avait l’avantage que c’est un endroit qui est consacré à ce type d’expérimentations-là d’une certaine manière. C’est-à-dire qu’ils ont l’habitude de recevoir en résidence des « artistes » entre guillemets et ils ont l’habitude que les gens, les artistes, les personnels hospitaliers et le public extérieur se mélangent…

Gilles L. :

C’est un peu leur spécificité. C’est un des rares hôpitaux à avoir ça.

Guigou C. :

Ils nous ont emmenés dans différents pavillons rencontrer différents types de malades plus ou moins atteints, le but étant qu’on leur explique pourquoi on était là et ce qu’on voulait faire. Et puis après, chacun décidait de participer ou non au projet. Donc il y en a qui sont venus, d’autres qui ne sont pas venus. Après, le problème de ce genre de projet-là, c’est qu’évidemment tu ne peux pas compter sur une régularité de présence des participants. Quand les gens sont sous médocs c’est difficile. Tu en as qui viennent régulièrement, tu en as qui sont tout le temps là, et puis il y a ceux qui viennent une fois et que tu ne vois plus – et c’est vraiment dommage qu’ils ne soient pas revenus, parce que c’était bien – mais bon, c’est la règle du jeu. [la musique continue]

Nicolas S. :

Et l’idée du fonctionnement avec un atelier le matin, avec un rendu public, donc un atelier public et rendu public du public… [rire] C’était dans le cahier de commande du début ?

Guigou C. :

C’est en y réfléchissant avec l’équipe, qu’on s’est dit que ça pouvait être bien. C’était aussi une manière de laisser de la place aux malades en quelque sorte. On savait qu’on voulait aussi arriver de notre côté à nous à un produit, même si je n’aime pas beaucoup ce mot là, un produit fini qui n’était qu’en cours d’élaboration. L’idée c’était justement que ce soit en évolution constante, mais on avait quand même prévu une vraie présentation publique à la fin. L’idée c’était qu’on puisse prendre le temps de maturation nécessaire et que nous aussi, ça puisse nous bousculer, en fonction de ce que pouvaient faire les participants extérieurs. Il y a des choses qu’on a gardées, d’autres pas, parce qu’on s’est dit « Ben tiens, là, elle nous a fait un truc incroyable, ça serait bien de l’intégrer à ce moment là ». Après, bien sûr, on aurait pu aller beaucoup plus loin dans ce processus, mais l’idée de perturbation et de perturbateurs et de se faire perturber nous-mêmes par des gens extérieurs, c’était ça l’idée centrale.

Jean-Charles F. :

La musique du CD qu’on est en train d’écouter va rendre la transcription de l’enregistrement de l’entretien encore plus difficile ! [rires]

Gilles L. :

Peut-être oui.

Nicolas S. :

Il y a des chances.

Jean-Charles F. :

Mais tu veux faire comme France-Culture où chaque fois qu’il y a quelqu’un qui parle, il faut qu’il y ait de la musique derrière. [rires]

Gilles L. :

Non, non, c’était pour me remémorer.

Guigou C. :

Oui, je réécoute le CD avec plaisir.

Jean-Charles F. :

On mettra des extraits de la musique, oui, c’est certain. Excusez moi. [Plusieurs extraits de L’Art résiste au temps peuvent être trouvés dans le Grand Collage (suivre les chemins et cliquer sur la rivière).]

Nicolas S. :

Qu’est-ce qui se passait entre le matin et l’après-midi ? L’après-midi était plutôt entre vous mais avec des portes ouvertes, il y avait tout de même des gens qui regardaient ?

Guigou C. :

Oui, toujours, ça c’est la règle du fonctionnement du lieu, c’est que tu n’es jamais enfermé, les gens peuvent te voir, entrer à n’importe quel moment. Ce qui est plutôt chouette. Ça te met dans une autre attitude par rapport à ton travail, c’est ce que j’ai bien aimé.

 

L’art résiste au temps – L’échange des rôles

Nicolas S. :

Je vous ai entendu plusieurs fois parler d’inversement de rôles parmi les membres de l’équipe. Peut-on entrer un peu dans le détail de ce que cela voulait dire pour vous ?

Gilles L. :

Je me rappelle, au tout début, au Thor on essayait d’inter-changer les rôles entre philosophe, metteuse en scène, plasticienne, les musiciens et musiciennes. On était un peu perdus au début, mais on avait fait des vidéos de ça, où on se disait : « Ben on cherche, mais on n’est pas obligés de trouver ! ». On était un peu en errance, parfois.

Guigou C. :

Bon, on a fait des essais, comme tout groupe, mais après, qui ne sont pas forcément des essais transformés… C’est-à-dire que, bon, c’est toujours rigolo et intéressant de dire « Moi je ne suis pas metteur en scène ou comédien, mais je vais m’emparer du texte, et toi tu es musicien et tu vas assumer un autre rôle ». Voilà, au bout d’un moment tu rencontres les limites de cet exercice-là : celui qui est tout de même plus performant à faire de la musique, c’est le musicien, et ainsi de suite. Mais on a beaucoup cherché au début et moi, je trouve que ce temps-là, le temps avant l’hôpital psychiatrique, tout le temps où on s’était vu au Thor par exemple, c’était aussi très important. Bon il n’y avait pas de malades mentaux, mais c’était très intéressant parce qu’on ne s’était fixé aucun objectif précis, si ce n’est d’essayer toutes les choses qui pouvaient nous traverser l’esprit. C’était un temps qui a beaucoup contribué à la forme que le projet a pris ensuite. Après, j’assume mes contradictions, mais j’avais donc préparé un certain nombre de pièces assez écrites, parce que j’aime bien écrire des pièces. Et après coup, si cela serait à refaire maintenant, peut-être que je ne le referais pas comme ça. Peut-être que j’écrirais beaucoup moins de choses, parce que c’était un peu paradoxal avec l’idée que tout se fabrique sur le tas. En même temps, bon, j’avais bien envie d’arriver à un résultat à peu près cohérent en ayant un certain fil conducteur, et notamment de pouvoir utiliser certains textes que j’avais vraiment identifié dans le livre de Naomi Klein, c’était des choses que j’avais vraiment envie qu’on dise. Donc, une des contradictions, pour moi, du projet, c’était sûrement ça, d’avoir des choses très écrites que j’avais amenées moi, alors que l’idée c’était vraiment de faire un truc très, très, collectif, avec rien de prédéterminé au départ. Bon, ce qui était vrai jusqu’à un certain point, mais pas vraiment complètement [rires]. C’est l’exercice de la démocratie : tu es libre, mais pas complètement.

Jean-Charles F. :

C’était aussi tes textes ?

Guigou C. :

C’était des textes repérés pour la plupart dans La Stratégie du Choc de Naomi Klein, mais pas que.

Jean-Charles F. :

Et ces textes portaient sur quoi ?

Guigou C. :

Sur un espèce de constat de ce qui se passe au niveau du monde. Et cette Stratégie du Choc qu’elle a très bien décrit. Il y avait cette idée de résistance dans tous les sens du terme.

Gilles L. :

Il y a un film autour du bouquin de Naomi Klein La stratégie du choc. Qu’on avait visionné ensemble avec toute l’équipe.

Guigou C. :

C’est un documentaire, qui est moins intéressant évidemment que le bouquin, parce qu’en l’occurrence quand tu essaies d’illustrer un bouquin de 500 pages en une heure et demie, il y a plein de choses que tu zappes. Il y a quelques perles dans le documentaire, comme des petites interviews de Margaret Thatcher, des choses comme ça, qui sont quand même assez hallucinantes, mais sinon quand même, le bouquin est cent fois plus intéressant.

Gilles L. :

Quand elle remercie Pinochet par exemple.

Guigou C. :

Voilà ! Il y a aussi le passage où Milton Friedman reçoit son prix Nobel d’économie, à Oslo. Justement il y a quelques perturbateurs qui ont réussi à entrer dans la salle et qui essaient d’empêcher la cérémonie de se dérouler, puis, bon, ils sont très vite évacués, et Friedman a un petit sourire en coin et il dit aux journalistes : « Vu ce que j’ai écrit, cela aurait pu être bien pire que ça ! » [rires] C’est d’un cynisme absolu [rires]. [silence]

Jean-Charles F. :

Bien ! [silence, bruit d’un liquide qui se verse]

Guigou C. :

Allo ? Encore des questions ?

Jean-Charles F. :

[à Gilles :] Toi, tu as des choses à rajouter ?

Gilles L. :

Comme l’a dit Guigou, on a fait ce choix d’inverser les rôles sur une ou deux séances. Je pense que c’était une manière aussi de se rencontrer et puis de réagir si la situation le permettait. Effectivement, c’était plus des moments de rencontre où on essaie des choses. À la fin cela a créé des liens et aussi de la confiance entre nous. Puisqu’on se lâche et qu’on se permet d’aller un peu n’importe où avec les autres sans avoir peur d’être dans des situations inconfortables. Donc il y a quelque chose qui me rappelle ce qu’on propose avec PaaLabRes dans les ateliers d’impro[3], avec les rencontres danse-musique au Ramdam[4], ou ce qu’on a fait ce week-end avec le CEPI[5]

Guigou C. :

On avait beaucoup expérimenté aussi quand j’avais bossé avec Maguy Marin et Volapük. On avait fait toutes sortes d’improvisations. C’était une période faste où on avait trois mois de répétitions pour monter un spectacle. Ça aide !

Nicolas S. :

Mais ce que vous décrivez est essentiel, même si c’est difficilement racontable ou descriptible. D’une part, on a l’impression que cet échange de rôle permet surtout une rencontre entre vous pour que le travail se passe bien, en fait c’est juste de l’expérimentation sans objectif particulier. Mais d’autre part, et c’est ce qui est très intéressant pour moi, cela permet un certain nombre de choses : une manière de « mélanger nos incompétences » ou de « mélanger nos inconforts », etc., une forme d’égalité dans l’inconfort. Tout ceci permet que d’autres choses émergent, très différentes de celles produites, par exemple, par un musicien qui a priori sait jouer de son instrument. Et donc, ça permet des formes de rencontres, qui n’existent plus ensuite, quand chacun effectivement reprend le rôle auquel il est le plus habitué. En tout cas c’est très intéressant d’essayer de l’expliquer, de décrire cela et d’entrer un peu plus dans le détail. Parce qu’effectivement quand tu as un temps de création de trois semaines, c’est plus facile. À l’inverse, quand tu as moins de temps, comment est-il possible que ce genre de choses arrive malgré tout ? Et comme tu le disais, chercher sans être obligé de trouver me paraît une nécessité absolue.

 

Un lieu de résistance : le temps

Guigou C. :

Je pense que c’était une des raisons qui faisait le lien entre temps et résistance. À ce propos, je me souviens d’une chose qui m’avait marqué : une discussion sur l’art que j’avais eu avec un ami peintre italien, Enrico Lombardi, de la bande d’Area Sismica à Meldola. Il me disait en substance : « De toute façon, le seul lieu de résistance qui reste possible encore actuellement, c’est le temps. » Le temps de prendre le temps, le temps de faire les choses, et j’ai trouvé ça super juste. C’est-à-dire qu’on sait très bien qu’il n’y a plus beaucoup d’espaces possibles où tu peux encore résister à quelque chose, si ce n’est celui de refuser le carcan du temps qu’on t’impose tout le temps. Cela ne veut pas dire que c’est toujours facile à faire, mais… Et puis, moi, je l’ai vécu de façon encore beaucoup plus extrême et importante que dans l’Art Résiste au Temps, quand j’avais monté le projet des Figures. On avait bossé six mois – en fait, ça a duré beaucoup plus que six mois – avec un groupe de chômeurs qui étaient au RMI (à l’époque ça n’était pas encore le RSA), et qu’on avait fait embaucher pour uniquement faire de la musique pendant six mois, un peu comme ce qu’avait fait Fred Frith avec Helter Skelter à Marseille. Quand tu bosses tous les jours pendant six mois avec quinze gus qui n’ont que ça à faire que d’expérimenter des choses, huit heures par jour, ça devient un truc de dingues. Et là on a pris du temps, c’était génial. Après, les petits évènements qu’on a produits publiquement autour de ce projet-là, ce n’était presque que des épiphénomènes d’un travail de laboratoire incroyable. Je pense que cela a marqué plein de gens – enfin, ceux qui y ont participé en tout cas – c’était un temps incroyable. C’est un luxe de dingue, de pouvoir faire ça. J’ai vraiment aimé cela.

Jean-Charles F. :

C’est une des grandes frustrations actuelles : c’est l’incapacité d’avoir des plages de temps assez longues. Je suis allé à l’université (en 1972) pour ces raisons-là. J’ai pu y mener des projets sur quinze ans[6].

Guigou C. :

Pas mal !

Jean-Charles F. :

Après, le Cefedem, c’était un projet que j’ai mené sur dix-sept ans, et sans cette temporalité on n’aurait rien pu faire. Mais dans le domaine artistique, il y a eu toute une période entre 70-80 où il y avait énormément plus de possibilités qu’aujourd’hui de passer du temps. Alors, bon, c’est à double tranchant, parce que dans le temps pris, il peut y avoir un aspect élitiste très marqué, d’exclusivité de petits groupes. Mais en même temps, pour faire éclater les frontières, il n’y a pas d’autre issue.

Gilles L. :

Mais, je pense que ça dépend aussi des domaines, parce que dans la musique, le constat c’est qu’on a l’habitude de travailler dans une urgence incroyable, pour monter des concerts ou des choses comme ça. Je discutais avec Camel Zekri qui travaille avec des circassiens, je crois que c’est deux ou trois fois sur des périodes de deux mois de résidence, avant la création. Donc c’est déjà sur un an et demi et il me disait : « Mais c’est fou ! On a vraiment le temps, même le temps de perdre du temps. On a le temps de ne rien faire, d’aller écouter les autres, et du coup de composer avec une tranquillité incroyable ». Il me dit « Ça change tout ». On a tellement peu l’habitude de ça. Et puis, avec les compagnies comme celle de Maguy Marin c’est souvent la même chose : trois mois minimum pour une création.

Guigou C. :

Ben, c’est ce que m’ont raconté Bastien et Thomas, tu sais ?

Gilles L. :

Oui.

Guigou C. :

Je connais deux jeunes super musiciens, Bastien Pelenc et Thomas Barrière. Ils bossent avec la compagnie de cirque Trottola (https://cirque-trottola.org). Chaque spectacle prend un an à monter. J’ai vu leur dernier spectacle qui est superbe d’ailleurs, je vous le conseille. Donc, ils ont fait carrément fondre une cloche d’église rien que pour le spectacle : monstrueux ! Il y a tout un dispositif de machinerie en dessous de la scène et à un moment ils hissent cette cloche de sous la scène avec un système de treuils jusqu’au sommet du chapiteau. C’est magnifique. Et bien les musiciens ont passé les trois ou quatre premiers mois de la création sans faire une seule note de musique. Ils ne travaillaient que sur de la construction du dispositif, et évidemment cela change tout à l’arrivée, tu n’as pas le même truc.

Gilles L. :

Alors comment faire ça avec un projet uniquement musical ?

Jean-Charles F. :

Dans les années 60, j’étais percussionniste dans les ensembles de musique contemporaine, c’était quatre répétitions pour un concert de créations. Donc, c’était horrible ! C’était frustrant. Mais on avait par ailleurs un groupe au Centre Américain [Centre de Musique] où on faisait autant de répétitions possibles et imaginables, mais pas payées.

Guigou C. :

Ah ! Evidemment.

Gilles L. :

Mais oui, sans être payés c’est sûr qu’on peut créer plein de choses. Là quand ils bossent pendant un an, je ne sais pas s’ils sont payés tout le temps, mais en tout cas ils peuvent en vivre. Dans la musique on a l’habitude de répéter gracieusement.

Jean-Charles F. :

Et il y avait cette différence fondamentale, c’était la situation à l’université, du temps payé pour expérimenter.

Gilles L. :

Mais bon, moi je pense que le critère n’est pas forcément de savoir si tu es payé ou pas. Je n’ai pas d’exemples précis qui me viennent en tête, mais le nombre de groupes de rock que j’ai pu voir, notamment il y a longtemps : tu te prends une claque, parce que tu vois bien qu’ils ont bossé comme des cinglés pendant tous leurs samedis-dimanches pendant des années, et quand ils arrivent sur scène, ça joue quoi ! Ce n’est pas un machin approximatif parce que tu n’as fait que deux répètes. Il y a un côté super dans cette manière de faire les choses. Une façon que nous, on a un peu perdu, parce qu’on est aussi trop dans les histoires de survie, enfin je parle pour moi. Il faut donc se faire payer, on n’a pas de temps à perdre, et voilà. [silence]

Jean-Charles F. :

Oui, absolument. Il y a une absence de subventions pour ce genre de situation de recherche. Alors qu’il me semble que dans les années 70-80, il y avait beaucoup plus de support de la part des institutions publiques dans le domaine de la culture.

Guigou C. :

Moi je me rappelle que dans l’époque récente, ce qui a vraiment mis en lumière la question du temps, c’est le mouvement des intermittents en 2003. Je me souviens de débats passionnants sur cette question-là, c’est-à-dire la question de toute la partie invisible du travail qui est produit et qui n’est pas pris en compte, tu vois ? C’est vraiment la partie immergée de l’iceberg comme on dit. Les spectateurs voient juste la partie émergée du travail, et tous nos chers responsables politiques ne veulent même pas en entendre parler. Il faut être rentable, que ça aille vite, et puis de toute façon ils s’en foutent à vrai dire.

 


 

Deuxième partie : L’accueil des migrants

L’association Rosmerta

Jean-Charles F. :

Peut-être peut-on passer aux projets plus récents que tu as menés, par exemple ton travail avec des migrants ?

Guigou C. :

Ouais, ça ce n’est pas un projet musical, mais c’est passionnant. En fait, c’est simple : c’est la partie militante de mon activité. Sur Avignon, ça fait un moment qu’on se posait la question de l’accueil des migrants sur la ville. C’était de plus en plus un problème. Je me souviens, c’est assez fou d’ailleurs, j’ai un peu milité à RESF [Réseau éducation sans frontières] quand ce réseau s’est créé il y a au moins quinze ou vingt ans. Si je caricature un peu le trait, à l’époque, c’est tout juste si on ne se battait pas pour trouver deux migrants qui arrivaient sur Avignon, parce qu’il y en avait très peu ! Maintenant, tout cela s’est totalement inversé, depuis quelques années on ne sait plus faire face. Et on ne veut plus subir l’inertie, l’incompétence, la mauvaise volonté des institutions. Cette inertie est aussi la résultante d’un projet politique, il ne faut pas se faire d’illusions. C’est-à-dire que, s’il y a autant de problèmes, c’est parce qu’il y a la volonté farouche de ne pas accueillir ces gens-là. Donc, pour faire court : depuis plus d’un an et demi, un petit groupe de gens était en négociation avec la ville, le diocèse et la préfecture. On essayait de leur dire « Attendez ! là, il y a un vrai problème, chaque semaine, il y a, quinze, vingt, trente personnes qui dorment dans la rue, qui ne sont pas hébergées, etc. ». Les réponses étaient variables selon les interlocuteurs : par exemple la ville d’Avignon disait « Ah ! oui on sait ! ». Il s’agit d’une municipalité pas vraiment riche mais socialiste donc pas de gauche, c’est du socialisme à la Valls ! Bref, eux nous disaient : « Oui, oui, on sait qu’il y a des problèmes, mais vous comprenez, on n’a pas de bâtiments, etc. » À la préfecture, ils niaient complètement : « Il n’y a aucun problème, d’ailleurs il suffit que les gens appellent le 115 et ils seront tout de suite logés. » Et le diocèse nous a baladé pareillement. L’archevêque d’Avignon a des sympathies avec l’extrême droite. Donc, au bout d’un an de discussions – on a gardé des traces de tout ce bazar – on s’est dit, là, à l’automne dernier : « On ne va pas repasser un hiver comme ça, maintenant il faut que l’on passe à l’action ». On avait repéré un certain nombre de bâtiments possibles, dont cette ancienne école qui appartient au diocèse. Et on apprend qu’ils veulent vendre le bâtiment en question 800.000€. Bien voilà, très bien, formidable : une ancienne école, avec tout ce qu’il faut. Elle a été active jusqu’à 2016 et est donc elle est en relativement bon état, la fermeture venait de problèmes de gestion. Et alors fin décembre 2018, on a investi le lieu et on l’a squatté.

On s’est fait aider par des gens qui savent faire ce genre de choses, c’est un peu compliqué au début quand tu n’as jamais fait ça. Il faut envisager les risques. Donc on a créé une association qui s’appelle « Rosmerta », on est une collégiale de sept personnes à avoir signé ses statuts. C’est-à-dire qu’on est sept aussi à être responsables légalement en cas de problème. Actuellement on loge 50 personnes. On a déterminé les critères d’accueil des gens, pour se prémunir d’un certain nombre de gens dont on aurait pas su s’occuper. Pour être clair : tous les toxicomanes mâles adultes, parfois violents. On a clairement déterminé qu’on n’accueillerait que des mineurs isolés, ou des familles. On a pris énormément de mineurs ou justes majeurs, mais comme dans nombre de cas ils n’ont pas de papiers, c’est impossible de savoir s’ils ont 16 ou 18 ans. Et on accueille des familles, il y en a six actuellement. En grande majorité des africains mais pas uniquement : il y a une famille de géorgiens dont le mari était un opposant politique qui s’est fait dessouder ; donc sa femme et ses gosses sont partis de là-bas et sont arrivés en France je ne sais pas trop comment. À titre personnel, je m’occupe d’une famille d’indiens du Pendjab, dont la femme a subi un mariage forcé ; ils sont arrivés à Paris fin 2017 en centre d’accueil et puis on leur a dit ; « Ben non, vous ne pouvez pas rester, il y a plus de place. Bon, on va regarder sur la carte… Ah : Avignon, il y a l’air d’y avoir de la place ! » Ils sont venus là, ils se sont retrouvés dans un centre pendant quelques mois. Et ils ont été virés juste au moment où on a ouvert le lieu, donc ils ont atterri là. Ce sont des parcours de vie absolument incroyables dans la plupart des cas. Voilà, donc actuellement on a 1200 adhérents. On fait un événement public dans le lieu chaque mois depuis décembre 2018, et à chaque fois, on demande aux gens qui viennent, d’adhérer même pour un € symbolique. Et on a environ 300 bénévoles relativement actifs. On a le soutien d’une partie de la population. Et puis un procès en cours…

Jean-Charles F. :

Pour le lieu ou pour l’accueil ?

Guigou C. :

Alors on a deux trucs en parallèle : on a un procès suite au dépôt de plainte de l’archevêque pour squat ; et parallèlement à ça, les services départementaux nous accusent d’avoir accueilli du public dans un lieu sans avoir fait passer la commission de sécurité avant – ce qui revient à dire qu’on squatte. Ben oui, c’est normal, c’est un squat ! On a été auditionnés par les flics. Le bon côté est qu’on est quand même à Avignon, donc on a quand même profité de la médiatisation du mois de juillet. On a eu la visite d’Emmanuelle Béart en juillet 2019 qui a fait marcher ses réseaux ce qui a permis d’éviter l’expulsion immédiate, et nous a laissé un peu de temps. Parallèlement à tout ça, trois groupes de travail se sont constitués, suite à des AG. Un groupe est plus sur la résistance quelque soit la situation dans le lieu ; un groupe est dans l’idée de pousser la ville à préempter le lieu ; et un autre travaille sur l’achat du bâtiment (800.000€), bon, avec toutes sortes de questionnement par rapport à cette dernière question. En ce qui me concerne, je suis complètement contre l’idée de l’acheter pour plein de raisons. D’abord parce que je n’ai pas envie de filer 800.000€ à un archevêque d’extrême droite, mais en plus ces 800.000€ pourraient servir à autre chose. De plus, si on achète et qu’on est propriétaire… Au départ, l’idée pour nous était de pointer l’incurie des institutions et pas de se substituer à elles, mais au contraire de leur dire : « On l’a fait parce que vous ne le faîtes pas, mais maintenant c’est à vous d’assumer vos responsabilités politiques. » Sinon, devenir les professionnels de l’accueil des migrants, je pense que ce n’est pas le but et que ce n’est pas un service à rendre à quiconque de se substituer à la ville ou à la préfecture. Donc il y a tout un tas de débats internes sur ces questions-là. Mais je dirais quand même globalement que c’est une sacrée histoire. C’est assez génial. On a rencontré presque aucun problème, à part parfois un peu de tensions sur la gestion. Ce qui m’a vraiment frappé récemment, c’est de voir à quel point les jeunes s’autonomisent petit à petit : quand on a ouvert, évidemment tous les gens qui débarquaient là étaient complètement paumés, et petit à petit – certains vivent là depuis décembre 2018, pas tous parce qu’il y a aussi beaucoup de gens qui vont et qui viennent – il y en a qui prennent les choses en main : le ménage, toutes sortes de choses, des démarches, comme accompagner leurs potes à l’ASE (Aide sociale à l’enfance) ou au département. Deux ont été invités par Olivier Py pour participer à des lectures autour de l’Odyssée, etc. Bon, on a fait plein de trucs. Donc, c’est un super projet extrêmement fort d’un côté, et extrêmement fragile de l’autre. Voilà.

Jean-Charles F. :

Y a-t-il des aspects artistiques dans ce projet ?

Guigou C. :

Oui, des ateliers ont été mis en place par tout un tas de gens qui sont proches de Rosmerta : atelier marionnettes, atelier Beatbox. Plein de trucs se font dans le lieu. J’avoue que, personnellement, je n’ai rien fait sur ce plan là, parce que je n’ai pas trop envie de mélanger les choses, je trouve que cela est un peu compliqué. Donc quand j’y vais, je fais des permanences ou je m’occupe de ma famille indienne ou d’autres choses, mais je n’ai pas fait de trucs musicaux.

Nicolas S. :

Quels sont les événements publics tous les mois dont tu parlais ?

Guigou C. :

Ben, c’était surtout des concerts avec des gens qui sont proches de nous, on va dire, et pas trop loin géographiquement, parce que c’est ce qu’il y avait le plus simple à faire.

Nicolas S. :

Et les ateliers sont à visée interne, dans le cadre des gens qui sont dans le lieu ou c’est avec une ouverture vers l’extérieur ?

Guigou C. :

On a une volonté de rencontres avec l’extérieur, oui, et puis une volonté de fournir des outils pour que les gens s’intègrent. Donc on fait aussi des cours de français, des pratiques artistiques ou culturelles et plein d’autres choses. C’est clairement une volonté de notre part que cette dimension-là soit présente.

 

 

Les relations actes artistiques / actes politiques

Guigou C. :

Il y a un aspect dont je n’ai pas parlé qui est assez intéressant d’un point de vue politique. Ce lieu était utilisé l’été par une compagnie de comédiens Del Arte, qui a fait son petit pécule en faisant jouer un grand pourcentage d’amateurs – ils ont fait comme tous les loueurs de salles à Avignon. La première rencontre était plutôt intéressante puis on n’a plus eu de nouvelles, sauf des lettres extrêmement dures à notre encontre qu’ils ont envoyées au préfet. Peut-être tablaient-ils sur notre expulsion plus tôt ? Et comme il y a un certain nombre de gens du monde du spectacle avec nous, on a été accusé par certaines personnes du Festival de vouloir juste mettre la main sur ce lieu pour des raisons uniquement artistiques et culturelles, et pas pour s’occuper des migrants ! On est pris entre les sympathies du diocèse pour l’extrême droite et les marchands du temple du théâtre, c’était un peu compliqué ! Et cela l’est toujours.

Nicolas S. :

Dans nos réflexions sur l’histoire des murs, il y a aussi cette idée d’une forme de nécessité contre le vent ou contre un certain nombre de choses : le mur comme une forme d’abris et aussi comme une forme de barrière intolérable. Dans ce que tu disais, on a l’impression d’une volonté de ne pas mélanger l’activité artistique et l’activité politique. Et j’essaie de voir ça comme un espèce de mur que tu mets… Comment tu le qualifierais ? Comment tu vis avec plus ou moins confortablement ?

Guigou C. :

C’est juste que, si tu veux, quand tu joues dans une fanfare ou avec un groupe de théâtre de rue, c’est extrêmement simple de venir jouer dans un lieu où il y a zéro confort. Et ce n’est pas si simple que ça dans la plupart de mes projets musicaux. Donc la seule chose que je pourrais imaginer de faire, que je n’ai pas fait pour l’instant mais que je pourrais faire, c’est mon petit solo « Musiques Minuscules »[7]. Pour cela, je n’ai besoin de rien en gros, donc je pourrais le faire, mais sinon ce n’est pas toujours des formes adaptées. Et en plus de ça, je pense que, culturellement, ce n’est pas toujours évident. Le public est très varié, et bien sûr je pourrais venir avec mes trucs complètement barrés, mais ça peut faire désordre au milieu des cathos de gauche ! Si je fais un petit parallèle : je suis assez impliqué dans le collectif anti-nucléaire d’Avignon, et cela fait un certain nombre de fois que j’essaie de les brancher pour qu’on joue avec les Mutants Maha[8], un projet sur Fukushima. Il y a deux ou trois ans on avait fait un morceau de notre répertoire à deux dans une version allégée, et on avait pris le petit texte qui allait dessus. Je leur ai dit que ça serait bien de faire le concert complet avec le trio et tout ce qui vient avec : « Bon, Ok ! Est-ce que vous êtes d’accord pour faire ça le 26 avril, le jour de la commémoration de Tchernobyl sur la place Pie ? » J’ai répondu : « Non, ce n’est juste pas possible ». Je veux dire, d’abord sans parler du fait de savoir si on va avoir de l’électricité, mais tu as quand même besoin d’un petit temps d’installation ; tu as besoin d’un petit peu d’attention pour que le propos que tu essaies de dégager porte un peu ses fruits, et pas d’avoir les passants avec des cabas qui arrivent au milieu… Enfin, il y a un moment où ça ne marche tout simplement pas, ce n’est pas adapté au bazar de faire ça à cet endroit-là dans ces conditions-là. C’est une vraie question ce que tu poses, notamment par rapport au lieu. Après, il se trouve aussi que la plupart de mes projets sont menés avec des gens qui ne sont pas sur Avignon, donc ça veut dire de faire venir des gens de loin pour faire un concert où ils ne sont pas payés, et ainsi de suite. Non, c’est souvent juste un peu compliqué à plein de niveaux, donc je n’ai pas forcément envie de me mettre là-dedans.

Jean-Charles F. :

Dans le cas de l’esclavage, les esclavagistes faisaient en sorte que les gens qui vivaient au même endroit devaient provenir d’endroits très différents de façon à ce qu’ils n’aient pas de repères culturels communs. Cela paraissait plus propice à pouvoir imposer des formes artistiques, le quadrille en Martinique par exemple. C’est très intéressant de voir comment les esclaves s’en sont sortis pour recréer des formes artistiques qui à la fois respectaient les règles imposées et en même temps recréaient ou créaient leur propre culture. Dans ce que tu décris, est-ce qu’on retrouve ce même phénomène, c’est-à-dire des gens qui viennent d’endroit très différents, avec le grand danger de leur imposer des formes artistiques toutes faites et la nécessité de leur donner du temps pour développer des choses qui leur soient propres ?

Guigou C. :

Je ne suis pas sûr d’être super clair par rapport à cette question-là qui me semble effectivement très importante. Mais par ailleurs, ce qui est très clair aussi c’est que c’est assez impressionnant de voir ce que certains de ces jeunes-là ont vécu. J’ai parlé un peu avec certains d’entre eux, je sais un peu quel a été leurs parcours. Ils ont vécu des trucs complètement dingues. Pourtant, c’est quand même des jeunes de dix-huit ans ou de seize ans qui vivent en 2019 avec un téléphone portable, et qui écoutent du rap comme tout le monde ou du reggae ou je ne sais pas quoi. Il y a ce double truc en permanence qui est très troublant. Il y a une complexité qui existe de toutes façons dans tout et notamment dans leur situation à eux, qui dépasse les caricatures que les gens se font. Par exemple, un dimanche on a fait une distribution de tracts à toutes les sorties de messe pour essayer d’expliquer notre point de vue par rapport à celui de l’archevêque. Dans l’église d’à côté de là où on est, des gens nous ont dit : « Mais de toute façon c’est pas des vrais migrants parce qu’ils sont trop bien habillés. » Il faudrait qu’ils soient en haillons pour être considérés comme des vrais migrants. Et ça c’est intéressant à voir aussi. Je pense qu’il faut faire les choses de façon… je ne sais pas si le mot “subtile” convient, ou… n’est pas de trop [rires] allez, allons-y : subtile. Par exemple, j’ai fait venir la famille indienne, au concert des “100 guitares sur un bateau ivre”[9] en juin 2018. Ils ont trouvé ça super, et puis je les ai invités à ce que j’ai fait à Avignon. Là je trouve que quand tu arrives à établir une relation, tu peux commencer à partager des trucs. Quand ce sont des gens que tu ne connais pas du tout, dont tu ne connais rien de l’histoire, leur imposer je-ne-sais-quoi, moi j’ai un peu du mal.

Nicolas S. :

Par la rencontre et le temps long – dont on a déjà parlé –, tu décris une manière de dépasser l’espèce de séparation, entre l’activité artistique professionnelle au sens de spectacle présenté sur scène et les actes militants presque quotidiens. Pour ma part, je me trouve dans des formes de lisières où des choses se mélangent quand on propose d’essayer de faire ensemble des choses. J’ai du mal à me départir du fait d’être dans, de faire ou de penser la fabrication musicale : j’adore jouer de la musique et expérimenter, c’est un truc qui me fait vivre. Donc même quand je faisais des cours de maths ou de français – j’en ai fais beaucoup par exemple dans un programme de réussite éducative –, je ne pouvais pas ignorer toutes les résonances musicales qui apparaissaient, que j’utilisais ou pas. Avec des gamins qui venaient d’un peu partout, j’avais quand même assez souvent des propositions pour faire des choses qui étaient éminemment artistiques, pour moi mais surtout pas reconnues par la DRAC. Ces propositions n’existent même pas dans leur radar. Je cherche à décrire cette espèce de truc un peu flou dans lequel, en fait, tu agis comme musicien, mais pas forcément en faisant de la musique telle qu’elle est reconnue et labellisée par les formes Institutionnelles avec un « I » majuscule. Tu as parlé d’ateliers marionnette ou beatbox, comment se travaillent-ils ?

Guigou C. :

Je ne m’en suis pas occupé, je ne peux pas te le dire. Mais encore une fois, là, le truc de base, c’est que quand même dans les deux cent ou trois cent bénévoles qui travaillent sur ce lieu, tu as des gens extrêmement différents, ce qui est un des aspects de la complexité.

Nicolas S. :

Et une richesse…

Guigou C. :

Cela va des plus radicaux, politiquement parlant, au plus mous. Alors parfois c’est compliqué : en ce moment on est dans une période de grande tension, je pense, entre ceux qui pensent, dont je fais partie, qu’il y a un déficit de démocratie, que l’on devrait notamment associer beaucoup plus les habitants – donc les gens qu’on héberge – aux décisions qu’ils ne le sont et non pas les prendre comme des enfants à qui on apporte l’aumône, en gros. Et puis ceux qui sont plus dans une démarche – comment dire ? – catho, machin, tu vois ? [rires] Je ne trouve pas le mot.

Nicolas S. :

Cathos-paternalistes ?

Guigou C. :

Oui. Donc il y a ces choses-là… Bon, il se trouve que beaucoup de gens de l’association Rosmerta se sont tout de suite emparés de l’aspect culturel. À titre personnel, je me sens plus utile à faire d’autres choses, comme des papiers pour que les gamins puissent aller à l’école, que de venir faire mon spectacle de je-ne-sais-quoi, qui va pas forcément intéresser quiconque, en tout cas pas dans l’immédiat dans ces conditions-là. Je peux me tromper. Peut-être que cela aurait été utile, je n’en sais rien. Mais en tout cas je ne l’ai pas senti à ce moment là.

Nicolas S. :

Je crois que c’est l’heure !

Gilles L. :

C’est l’heure !

Guigou C. :

Monseigneur !

Jean-Charles F. :

Eh bien merci.

Guigou C. :

Eh bien de rien. Merci à vous d’être passés.

 


1. AJMi Jazz Club (Association pour le Jazz et la Musique improvisée) est un lieu à Avignon de jazz et d’improvisation en existence depuis 1978. AJMi

2. Voici la liste des personnes ayant pris part au projet « L’art résiste au temps » :
Guigou Chenevier / batterie, machines, compositions, Laurent Frick / chant, clavier et sampler, Karine Hahn / harpe, Serge Innocent / batterie, percussions, trompette, Gilles Laval / guitare, Franck Testut / basse, Agnès Régolo / perturbations théâtrales, Suzanne Stern / perturbations plastiques, Matthias Youchencko / perturbations philosophiques, Emmanuel Gilot / son.
Avec la participation de : Fred Giulinai / clavier, sampler, Fabrice Caravaca, Philippe Corcuff / textes écrits, dits, clamés, gesticulés.

3. En 2012-13 ont eu lieu des rencontres mensuelles du groupe PaaLabRes d’expérimentation sur les protocoles d’improvisations (Jean-Charles François, Laurent Grappe, Karine Hahn, Gilles Laval, Pascal Pariaud, Gérald Venturi). Beaucoup de membres du collectif PaaLabRes animent des ateliers d’improvisation de manière régulière (par exemple c’est le cas de Gilles Laval et de Pascal Pariaud à l’ENM de Villeurbanne).

4. En 2016-17, au Ramdam – un Centre d’accueil des pratiques artistiques près de Lyon – ont eu lieu des rencontres expérimentales entre des danseuses et danseurs de la Compagnie Maguy Marin et des musiciens de PaaLabRes pour développer des pratiques communes dans le domaine de l’improvisation. Ramdam

5. Créé en 2014 par Enrico Fagnoni et Barre Phillips, le CEPI (Centre Européen Pour l’Improvisation) organise des rencontres nomadiques dans le domaine de l’improvisation. En août 2018, ces rencontres ont eu lieu à Valcivières en Haute-Loire. Jean-Charles François et Gilles Laval y ont participé. CEPI

6. Entre 1975 et 1990, le groupe expérimental KIVA, créé par le tromboniste John Silber et le percussionniste Jean-Charles François a été en résidence à l’Université de Californie San Diego.

7. Musiques Minuscules, Guigou Chenevier.

8. Les Mutants Maha, Guigou Chenevier : batterie, compositions / Takumi Fukushima : violon, voix / Lionel Malric : claviers.
« Zizeeria Maha » est le nom savant d’un papillon. Un papillon bien particulier, puisqu’on le trouve en particulier dans la région de Fukushima au Japon. Depuis le terrible accident nucléaire du 11 Mars 2011, ce papillon a muté. De nombreuses malformations au niveau de ses pattes, de ses ailes et de ses antennes ont été détectées par les scientifiques japonais. Ces malformations font plus ressembler aujourd’hui ce papillon à un disgracieux escargot qu’à l’élégant insecte qu’il était à l’origine.
A partir de cet horrible fait divers lu dans la presse, Guigou Chenevier a réfléchi à l’idée de compositions mutantes. Des compositions musicales minimalistes d’abord presque dérivant peu à peu vers des formes étranges et monstrueuses. Embarquer Takumi Fukushima dans cette aventure était l’évidence. Y adjoindre les deux mains de Lionel Malric, expert en trafiquage de claviers, coula rapidement sous le sens. Les Mutants Maha est un projet de création musicale, au cœur duquel l’écriture et l’architecture seront maitresses.
Pas (ou peu) d’improvisations dans cet univers post- atomique ou les vaches, inutiles productrices d’un lait nocif, sont abattues en pleins champ, mais plutôt cette recherche de mutations et d’ionisations. Un petit hommage à Edgar Varèse ne peut jamais faire de mal…

9. Allusion à la création « 100 Guitares Sur Un Bateau Ivre » de Gilles Laval. Voir Bateau Ivre.

Stefan Östersjö et Nguyễn Thanh Thủy

Access to the English original text on The Six Tones site.
Cet entretien a été publié en anglais sous le titre “Longing for the Past: musical expression in an inter-cultural perspective” dans le site du groupe The Six Tones.

« L’Improvisation et le moi : écouter l’autre » par/by Henrik Frisk

In this edition, this article is complementary and also focuses on The Six Tones project.
Dans la présente édition, cet article est complémentaire et porte aussi sur le projet The Six Tones.

 


Entretien réalisé à Hanoï en 2006.

 

Nostalgie du passé[1] :
L’expression musicale dans une
perspective interculturelle

Stefan Östersjö et Nguyễn Thanh Thủy

Traduction de l’anglais : Jean-Charles François

 

Stefan Östersjö et Nguyễn Thanh Thủy

Stefan Östersjö et Nguyễn Thanh Thủy à Hanoï en 2006. Photo : Henrik Frisk

 
Nguyễn Thanh Thủy (NTT) :

 
Un jour j’ai enseigné à une étudiante de l’Académie de Musique de Malmö un chant originaire du sud du Vietnam. Le chant est construit sur une gamme spécifique. Pour un auditeur vietnamien, cette gamme évoque toujours une impression de tristesse, même de dépression. En fait le nom de cette gamme « Ai, Oán » veut dire « déprimé ». J’ai été très surprise lorsque l’étudiante m’a dit, après m’avoir écoutée dans l’exécution de ce chant, qu’elle ne le trouvait pas du tout triste. Pour elle le chant évoquait quelque chose de paisible et de joyeux.
Jusqu’à ce moment, je pensais que la musique était un langage universel partagé par tous. Maintenant je réalise que ce n’est pas si simple. Cette étudiante était déjà très compétente dans le domaine de l’interprétation musicale, pourtant elle ne partageait pas ma façon de comprendre la musique. Une des questions fondamentales lorsqu’on enseigne la musique traditionnelle est de transmettre les connaissances sur lesquelles l’expression de la musique est fondée. Ce problème a aussi été abordé par Bruno Nettl, en citant ce que son principal professeur de musique traditionnelle persane lui avait dit un jour :

Dr. Nettl […] jamais vous ne serez en mesure de comprendre cette musique. Dehors, n’importe quel ouvrier du bâtiment sans éducation comprend instinctivement des choses que vous serez incapable de comprendre. (Nettl, 2009 : 197-198)

Ainsi, la question qui se pose est la suivante : est-ce vraiment impossible de parvenir à transmettre ces choses ? C’est évidemment cette question qui a été constamment sous-jacente pendant toute la durée de notre travail au sein du groupe The Six Tones, est-ce aussi ton impression ?

Stefan Östersjö (SÖ) :

 
Oui, n’est-ce pas là la question fondamentale ? Je me souviens de la première pièce que nous avons jouée en duo pour dan tranh et guitare en 2006, Dạ Cổ Hoài Lang[2]. Je pense que ma manière de comprendre ce chant a changé substantiellement au cours des quelques années passées. Je pense qu’en 2006 j’ignorais complètement que cette pièce avait à voir avec la nostalgie et je sais que je ne la percevais pas comme cela. L’année suivante, on était en train de répéter pour une tournée en Suède au cours de laquelle nous devions jouer deux versions distinctes de la pièce, une en trio et une en duo dans la version déjà développée l’année précédente à Hà Nội. Lors de l’une des répétitions je pense, Ngô Trà My[3] m’a fait part de ce que racontaient les paroles de ce chant : comment la femme nostalgique de son mari est évoquée par la sonorité des tambours de guerre dans le lointain. Je pense que c’était plus difficile de ressentir une impression de nostalgie dans la version en duo que nous avons jouée par sa tendance à contenir beaucoup de notes. Dans la musique occidentale, la tristesse et la nostalgie vont de pair le plus souvent avec un tempo lent. Et je pense que cela doit être la même chose dans la musique vietnamienne. Mais est-ce que toi-même, tu entends cette pièce comme « rapide » ?

NTT :
Non pas du tout. Pour moi, la pièce est vraiment lente et triste. Et pour nous, l’expression dans la musique traditionnelle est liée à la gamme utilisée et à l’expression spécifique du vibrato. Les différents modes de vibrato ont souvent été décrits brièvement par Trần Văn Khê, un chercheur en musique vietnamienne. Lorsqu’on joue une gamme « triste » ou « gaie », le vibrato dans la gamme triste doit être lent et tenu, jusqu’à l’extinction du son : comme si on quittait son domicile sans savoir quand on serait en mesure d’y revenir. En conséquence c’est triste. Le vibrato dans la gamme « gaie » doit être rapide, court, s’élevant jusqu’à la prochaine hauteur, puis retournant rapidement à la première hauteur, comme l’heureux retour de quelqu’un qui s’en va et revient vite chez lui.

SÖ :
Une des pièces emblématiques de la mélancolie et de la nostalgie dans la musique occidentale savante est la série des pavanes Lachrimae de John Dowland. Certaines d’entre elles, par exemple Lachrimae amantis, ont des figurations rapides et des contrepoints complexes, mais je doute que l’auditeur occidental soit capable de percevoir cela autrement que comme une musique lente et funèbre. Je pense que quand j’ai joué Dạ Cổ Hoài Lang en 2006 à Hà Nội, mon écoute restait tellement à la surface des choses que j’étais incapable de saisir l’essence de la musique. Une des conséquences était que j’entendais la musique comme rapide plutôt que lente. Cela a été pour moi différent à Hà Nội en 2010 lors de l’enregistrement d’un CD du groupe The Six Tones avec des musiciens invités. Nous avons fait deux enregistrements de Dạ Cổ Hoài Lang avec le flûtiste Lê Phổ avec en combinaison le tiêu, la guitare et l’électronique. Cette fois-là, je pense que ma façon de comprendre la musique convergeait beaucoup mieux avec ses conceptions. En fait, nous n’avons eu qu’une répétition avant la séance d’enregistrement et ensuite nous avons fait trois prises qui étaient tellement fortes et tellement différentes que nous voulions les inclure toutes les trois…

NTT :
J’ai le même sentiment. Je trouve qu’il est maintenant beaucoup plus facile de jouer la musique vietnamienne avec toi. C’est comme si nous utilisions le même langage pour faire parler la musique. Mais il est évident que jouer avec toi de la musique traditionnelle reste encore une expérience différente, à la fois quand nous adoptons de nouveaux matériaux musicaux comme les sons électroniques ou bien quand tu ne joues que le ty-ba ou la guitare avec uniquement la mélodie du cadre donné. C’est ce qui me plaît : l’expression change de manière inattendue. Ainsi la façon d’exprimer la nostalgie dans Dạ Cổ Hoài Lang n’est pas la même que celle que je connaissais dans le passé. Certaines personnes me demande si ma façon de jouer la musique traditionnelle a changé au cours du temps à travers le travail effectué avec The Six Tones. Je pense que c’est le cas, mais je ne pourrais vraiment pas dire dans quel sens cela se passe, et ce que signifient ces changements.

SÖ :
Oui, je me demande combien de temps cela prend pour atteindre le type d’écoute que « n’importe quel ouvrier du bâtiment sans éducation » (ibid.) a acquis. Je pense au moment où Betty Carter, dans un enregistrement ‘live’ au Village Vanguard, passe sans difficulté d’un standard traitant de la nostalgie à un autre, « Body and Soul » et « Heart and Soul ». On peut entendre le public qui ricane et rit, mais je crois que ce rire n’est pas simplement une réponse heureuse au trait d’esprit proposé par la musique, mais plutôt à une résonance profonde avec ce qu’exprime leur sentiment de tristesse et de nostalgie. Ils sont réellement présents comme sujets résonants, comme le dirait Jean-Luc Nancy. N’est-ce pas cela l’essence de l’écoute ? D’être en résonance avec le son signifie toujours de prendre part, de participer. En tant qu’« invité » dans un certain contexte culturel, la résonance est tout d’abord complètement absente. La résonance se construit lentement à travers l’expérience de la vie dans le monde : « Ce qui retentit en moi, c’est ce que j’apprends avec mon corps » disait Roland Barthes (1977 : 237).

NTT :
Je me souviens d’un défi que je me suis donné à moi-même en 2005, lorsque j’ai enregistré Dạ Cổ Hoài Lang pour un CD en solo. L’idée était d’éviter de faire ressortir l’atmosphère triste et nostalgique de la pièce comme c’est normalement le cas, mais de la rendre seulement paisible et sereine. Cela a été difficile pour moi si je m’en souviens bien. La résonance de la pièce était déjà là dans ma tête, dans mon corps. Au moment de jouer la première phrase de la pièce (ou bien quelquefois, quand cela se passait bien, au moment de jouer la seconde phrase), j’étais déjà complètement absorbée par l’atmosphère triste et nostalgique. Il fallait que je m’arrête, que je me mette à méditer, à vider mon cerveau avant de recommencer à jouer la pièce. Alors, je ne peux qu’abonder dans ton sens, pour ne pas être une « invitée » dans une certaine culture, on a besoin d’apprendre à écouter cette résonance au-delà du son, au-delà du langage, et d’apprendre avec son corps.

SÖ :
C’est très intéressant. Qu’est-ce que la connaissance au-delà du son ? Un moment spécial au cours de la répétition de la séance d’enregistrement avec Lê Phổ me vient à l’esprit. Henrik Frisk jouait l’électronique sur la base de boucles qu’il avait enregistrées. En fait, je pense que la manière avec laquelle nous avons structuré l’électronique était basée sur une version plus occidentale de la mélancolie : la sonorité des boucles – basées sur des échantillons de guitare qu’on avait faits dans la chambre de l’hôtel – et leur manière de créer un environnement sonore qui en quelque sorte renforçait l’expression de la musique jouée par la flûte et la guitare. En conséquence, nous étions, bien sûr, anxieux de savoir quel était le sentiment de Lê Phổ en travaillant avec ce genre d’électronique. (Henrik procédait de temps en temps au traitement électronique de la flûte.) Eh bien, à notre surprise, il n’a rien dit sur l’électronique, il semblait parti ailleurs (mais peut-être était-il plutôt parti dans une introspection dans son fort intérieur) et il a dit que c’était bien, qu’il pensait à sa mère et à sa maison et ensuite, il s’est mis à jouer. C’est seulement maintenant quand nous parlons ensemble du contenu expressif de ce chant que je réalise ce qu’il voulait dire au juste. Lorsqu’il parle de sa mère, il parle de la même nostalgie pour le passé que celle qui est le fondement même de cette musique.

NTT :
En fait, en disant cela, tu franchis une nouvelle étape vers la compréhension de l’expression de cette musique.

SÖ :
Exactement, je vois bien. Dans un sens cela nous ramène à la citation de Nettl que tu as mentionnée. Un long voyage est nécessaire pour atteindre le niveau de compréhension que peut avoir un auditeur autochtone, on a toujours besoin d’appréhender un très grand nombre de couches de connaissances vivantes. La nostalgie n’a jamais le même sens et ni les mêmes modes d’expression dans les différentes cultures… ou alors s’agit-il de la même nostalgie mais exprimée de différentes manières ? Je pense que cette question reste sans réponse.

 
 


1. Vong Cổ (littéralement « nostalgie du passé ») est un chant vietnamien et une structure musicale utilisée principalement dans le théâtre musical cải lurong et dans la musique de chambre nhac tài tử du Sud-Vietnam. Ce chant a été composé entre 1917 et 1919 par Mr. Cao Văn Lầu (aussi appelé Sáu Lầu ou Sáu Làu), de Bac Liêu, une province du sud du Vietnam (Trainor 1975). Le chant a gagné une grande popularité et éventuellement sa structure est devenue la base de beaucoup d’autres chants. La mélodie a essentiellement un caractère mélancolique et est chanté en utilisant des inflexions modales vietnamiennes.

2. Dạ Cổ Hoài Lang (Nostalgie de l’être aimé) est une pièce de musique classique vietnamienne qui a été composée par Cao Văn Lầu (Sáu Lầu) sur la base de sa composition plus ancienne Vọng Cổ. D’après différentes sources, le chant a été composé entre 1917 et 1920. Dạ Cổ Hoài Lang décrit l’amour d’une femme pour son mari qui a été envoyé depuis longtemps au front. Elle ressent de la solitude, du malaise et s’inquiète s’il continue encore de l’aimer en vivant dans un pays éloigné où il pourrait être attiré par d’autres femmes.

3. Ngô Trà My joue du đàn bầu dans The Six Tones, un groupe créé en 2006 avec le projet d’une rencontre en termes égaux entre la musique traditionnelle vietnamienne et l’expression expérimentale occidentale.

 


Références bibliographiques

Barthes, Roland (1977) : Fragments d’un discours amoureux, Éditions du Seuil, Paris.

Trainor, John (1975) : “Significance and Development in the Vọng Cổ of South Vietnam.” Asian Music, vol. 7, no. 1, Southeast Asia Issue, pp. 50-57.

Nettl, Bruno (2009) : “On learning the Radif and improvisation in Iran” in Nettl, Bruno and Solis, Gabriel (Ed) : Musical Improvisation. Art Education and Society. University of Illinois Press, Urbana and Chicago.

 

Henrik Frisk

Cet article a été publié en anglais dans / The original English text of this article can be found in:
Soudweaving: Writings on Improvisation [by Franziska Schroeder et Mícheál Ó hAodha (ed.), Newcastle upon Tyne : Cambridge Scholars publishing, 2014].

Voir le site d’Henrik Frisk pour la possibilité d’un accès au texte original en anglais.
See: Henrik Frisk site for the possibility of access to the English original text.

« Nostalgie du passé : L’expression musicale dans une perspective interculturelle »

Dans la présente édition, cet article de Stefan Östersjö et Nguyễn Thanh Thủy est complémentaire au texte de Henrik Frisk au sujet du projet The Six Tones.
In this edition, this article by Stefan Östersjö and Nguyn Thanh Thy is complementary to the text by Henrik Frisk on the subject of The Six Tones project.

 


 

L’improvisation et le moi : écouter l’autre

Henrik Frisk

Traduction de l’anglais : Jean-Charles François

Sommaire

Résumé
La liberté et la question du moi
Liberté et pratique musicale
Le groupe The Six Tones
Identités, cultures, pouvoir, habitudes
Tứ Đại Oán
Devenir capable d’écoute
La question de l’authenticité

Références bibliographiques

 

Résumé [abstract]

Écouter l’autre : cette phrase soulève un nombre incalculable de questions. Apprendre à écouter ceux avec qui l’on joue est un des aspects essentiels de la pratique de l’improvisation, mais, par expérience, je pense que la tâche la plus difficile est de s’écouter soi-même. Écouter l’autre tout en jouant ne veut évidemment pas dire qu’il faille complètement renoncer à sa propre identité, ni devenir comme l’autre, mais s’accorder ou entrer en résonance avec l’autre. C’est dans l’interaction entre plusieurs personnes (deux ou plus) que se déroule l’improvisation ouverte et sans attaches, dans un jeu qui se situe entre s’ajuster à ce que fait l’autre et s’écouter soi-même. Dans cet article, ma pratique artistique au sein d’un groupe suédois-vietnamien The Six Tones sert de contexte pour aborder quelques aspects de la question du moi [self] et de l’autre, en utilisant trois concepts, chacun exerçant une profonde influence sur le moi [self] : la liberté, l’habitude et l’individualité. Je n’aborderai ces concepts, si vastes et profonds, que dans un contexte relativement limité et tourné vers la pratique.

 

La liberté et la question du moi

L’impact de la liberté, un concept tout-à-fait essentiel pour comprendre l’improvisation, est intimement lié aux questions plus sociales et politiques que je vais aborder et on peut le comprendre de différentes façons, comme par exemple la liberté du moi [freedom of the self] et la liberté de se détacher du moi [freedom from the self]. L’habitude est un facteur qui peut à la fois permettre la liberté et limiter son champ d’expression : il existe un nombre important d’exemples de destruction des habitudes fonctionnant comme une force créative. De plus, l’habitude fait partie de la constitution de soi-même, et détacher l’habitude de son propre moi peut être un moyen pour amorcer le changement. L’individualité, un aspect qui est, lui aussi, important dans le jazz et les musiques improvisées, est une notion intéressante et complexe, qui peut contribuer à transformer la liberté-de-soi en un pouvoir de domination. La liberté est une condition nécessaire à l’expression individuelle, qui à son tour risque de restreindre l’espace de liberté des autres. Dans le groupe The Six Tones, parce qu’il se situe dans un contexte interculturel, les définitions des termes de moi, d’autrui, d’écoute, d’habitude et d’individualité sont aussi abordées en sortant du domaine exclusif de la musique. L’article commence par se situer dans des perspectives locales, qu’elles soient stylistiques ou géographiques, et se termine sur la question du centre et de la périphérie avec des perspectives un peu plus larges. À titre préliminaire, il convient de remarquer qu’il est à la fois possible et important de s’engager dans une discussion du social et du politique dans ce contexte, et j’ai la conviction que dans le domaine des arts, y compris dans celui de la recherche artistique, il est approprié d’envisager un tel débat.

Je ne vais pas essayer d’utiliser un format théorique en vue de l’appliquer au déroulement des pratiques artistiques. J’essaie plutôt de comprendre ce qui s’est passé dans la phase initiale du travail dans notre groupe, et ce qui a motivé mes premières réactions personnelles et celles qui ont suivi. En présentant ces expériences à la lumière des idées que je vais énoncer ci-dessous, et en comprenant mes propres réactions comme l’expression d’un système de domination, il m’est possible de considérer ma propre pratique artistique comme véhicule d’une pensée sociale et politique à travers la musique, et aussi d’être capable d’aborder les questions difficiles du moi, de l’habitude et de la liberté. La méthode employée se présente comme un cycle récursif à travers les étapes de la pratique artistique, de la réflexion, de l’évaluation et de la théorie en tant que pratique.

La question du moi est une question philosophique complexe, et je ne prétends pas que ce texte en prend en compte tous les angles possibles de manière exhaustive. Mon intérêt principal se situe dans le rôle du moi considéré à partir d’une perspective très pratique :  dans une interaction musicale, comment le moi peut-il en même temps répondre à l’autre, être libre et rester individuel, et quelle est l’épistémologie de cette aspiration ? En vertu de la nature subjective de l’improvisation et de beaucoup de pratiques créatives, le rôle du moi est essentiel aux différents processus du travail artistique comme ceux de la création, de l’évaluation, de l’élaboration et de la présentation. Beaucoup de théories ont été développées pour expliquer les opérations de « la mystérieuse nature du moi » (Griffiths 2010 : 167), susceptible de changements constants, mais le moindre essai pour définir sa nature s’avère une opération qui le change. Que la réflexion qu’on a sur le moi altère en fait notre propre compréhension du moi constitue un principe fondamental dans la plupart des types de thérapie, bien qu’il soit impossible de savoir si c’est la compréhension de soi-même qui est altérée, ou bien si c’est le moi en tant que tel. La connexion et l’interdépendance du moi avec le temps et l’espace, avec autrui, avec le corps, et avec les sphères socio-politiques et les relations de pouvoir montrent clairement que le moi se trouve sans cesse dans un état d’incomplétude, constamment en devenir potentiel. L’anthropologue Gregory Bateson, j’y reviendrai plus loin dans ce texte, identifie le moi comme une agrégation « d’habitudes de perception et d’actions adaptatives » (Bateson 1972a : 242). Si sa définition peut sembler ici trop formelle dans le cadre de ce texte, l’habitude, il faut le reconnaître, contribue à la définition du moi de manière significative, et une partie de mon argumentation se base ici sur l’idée qu’altérer les réponses habituelles est une manière d’altérer le moi.

Pour illustrer une des manières par lesquelles la rencontre avec autrui change non seulement le moi mais aussi l’autre, Deleuze et Guattari prétendent qu’il est possible de traverser ou de transgresser la frontière entre le moi et l’autre : « Chaque fois qu’il y a transcodage, nous pouvons être sûrs qu’il n’y a pas une simple addition, mais constitution d’un nouveau plan comme d’une plus-value. » (Deleuze et Guattari 1980 : 386)[1]. Je prétends que l’improvisation est singulièrement un puissant moyen pour aborder les questions de subjectivité, d’identité et des sphères du moi et de l’autre, et les principaux aspects de la rencontre entre le moi et l’autre peuvent être anticipés et développés dans le domaine de la pratique musicale.

 

Liberté et pratique musicale

La liberté en général est un concept qui revient souvent dans les débats sur l’improvisation musicale, mais on peut se demander quelle est la fonction de la liberté dans la constitution du moi ? Dans un contexte plus général, Hannah Arendt affirme que « soulever la question de “Qu’est-ce que la liberté ?” semble une entreprise sans espoir » (Arendt 1993 : 143). La question de la liberté dans le domaine des pratiques musicales ne s’avère pas moins compliquée. Depuis la parution du disque célèbre d’Ornette Coleman, Free Jazz: A Collective Improvisation (Coleman 1961) le terme de Free Jazz a été adopté et, à partir de ce moment-là, un débat s’est ouvert qui n’a jamais cessé sur ce qui a en réalité été libéré dans le processus. Est-ce le musicien qui a été libéré ou est-ce la musique ? Ou bien quelque chose d’autre ? Le mouvement du Free jazz aux États-Unis dans les années 1960 a été intimement lié à celui des droits civiques, apportant une dimension politique au débat. En surface, l’improvisation peut sembler être un moyen pour créer une musique libérée des chaînes des structures formelles que la notation par exemple impose au musicien. La subjectivité et l’individualité jouent et ont joué un rôle important dans beaucoup de pratiques du jazz et des musiques improvisées qui ont rejeté tout ce que préconisaient les autres formes de musique[2]. Même si nous savons que de telles descriptions ne correspondent pas à la réalité, l’idée qui continue de prédominer est que le jazz est une musique qui doit être créée sur le moment et dont la substance est définie par la volonté de l’improvisateur et non par des facteurs ou des structures externes.

Beaucoup ont critiqué avec raison la notion que le jazz et les musiques improvisées étaient dénués de planification et insensibles à l’histoire et la mémoire[3], mais le champ est complexe et il n’est pas possible de définir le concept d’improvisation à partir d’un seul axe. L’idée que le musicien improvisateur est un être « mystique incapable de décrire son propre processus créatif est à la base des préjugés culturels conventionnels concernant le jazz » (Lewis 1996 : 170) ; elle a été proposée par des compositeurs reconnus, privilégiés et normatifs, et aussi par des musiciens improvisateurs eux-mêmes. Il convient pourtant de noter que beaucoup des tentatives pour cibler l’improvisation comme étant imprévisible, non planifiée, spontanée et basée principalement sur le « ressenti émotif » [“feelings”] ont fait partie dans une grande mesure d’une stratégie politique élaborée en vue d’interdire aux musiciens de jazz l’accès aux institutions centralisées du subventionnement culturel. Une expression qui, selon l’opinion largement répandue, parce qu’elle est création sur le moment, ne peut être prise au sérieux dans une culture dominée par le concept d’auteur.

L’exigence pour les musiciens de jazz d’affirmer leur individualité et en même temps d’être libre peut devenir rapidement source de problèmes. En se concentrant sur son propre droit à l’individualité, on peut finir par utiliser sa propre liberté pour prétendre contrôler la situation au détriment de la liberté des autres. Il est surprenant de constater que ce mode de comportement se rencontre souvent dans l’improvisation jazz où à la fois la liberté, le pouvoir d’expression et la lisibilité musicale sont hautement valorisés. Dans son livre The Philosophy of Improvisation, Gary Peters appelle cela l’« aporie de la liberté » [“aporia of freedom”]. Bien que la liberté soit généralement pensée comme un concept positif, il affirme que c’est une erreur de négliger sa « dualité équivoque » [“questionable duality”](Peters 2009 : 165) : « ma liberté se réalise aux dépens de la liberté de l’autre, mon propre monde autonome est constitué aux dépens de l’hétéronomie de l’autre » (Benson 2003 : 165). Cette dualité paraît peut-être encore plus évidente à la lumière de l’idée mythique du créateur dont la subjectivité et l’individualité font partie de sa vocation et constituent la nature même et la valeur de l’œuvre artistique. Un représentant emblématique tel que Boulez de la notion du virtuose véritablement créatif, a fait preuve d’un manque évident de compréhension envers Cage et son idée de mettre de côté ses propres intentions. Pour Boulez, éviter ou même négliger la projection de soi-même dans la détermination des œuvres serait tout simplement irresponsable (Boulez, 1964)[4]. Dans le contexte de l’improvisation, le créateur autonome ne joue peut-être pas un rôle aussi envahissant, mais la combinaison de créativité, en tant que propriété individuellement constituée constamment en attente de sa réalisation, et de liberté va en effet encourir le risque de limiter la liberté de l’autre. De plus, l’artiste romantique du XIXe siècle a été la source d’une mythologie si puissante que même aujourd’hui elle a un impact à la fois sur les auteurs, les compositeurs et les musiciens. L’acte créatif est si solidement attaché à celle du génie Kantien que la vision de ce qu’est un musicien improvisateur, dont la créativité ne dépend pas de la création d’une œuvre musicale mais d’impulsions réalisées sur le moment au cours de la performance, continue de s’en inspirer.

Alors que la recherche d’un son individuel est, dans la plupart des cas, un acte très conscient, il existe aussi une recherche équivalente pour l’expression pure, ou inconsciente, illustrée par les tentatives d’Ornette Coleman de court-circuiter les caractéristiques habituelles de son jeu au saxophone. Pour pouvoir être en mesure de « créer de la manière la plus spontanée possible – ‘sans mémoire’, un propos de sa part qui a souvent été cité » (Litzweiler 1992 : 117), il s’est mis à jouer du violon et de la trompette sans les avoir « réellement » étudiés. Ces instruments lui ont donné la liberté de jouer et d’improviser dans une manière que sa mémoire rendait difficile à réaliser sur son saxophone. Lorsqu’il jouait du saxophone, Coleman restait en partie dominé par ses méta-connaissances, sa connaissance du jeu sur le saxophone. Il était aussi sous l’influence de ses habitudes encodées mentalement autant que corporellement et, pour Ornette Coleman, cela constituait un obstacle à sa spontanéité. Au violon il a adopté une technique très originale qui lui a permis d’outrepasser « non seulement la tradition du jazz, mais aussi toutes les traditions musicales occidentales. Il n’a pas eu de professeurs ou de guides pour lui montrer comment jouer de la trompette et du violon et il a délibérément évité d’apprendre les techniques standardisées » (Ibid.). Ces instruments « inconnus » ont donné à Coleman le sens d’une liberté interne, libérée de la mémoire physique associée au jeu du saxophone : une liberté vis-à-vis de la mémoire et une liberté par rapport à l’influence de paramètres extramusicaux. Cette démarche l’a mené vers une expression personnelle dans laquelle la transformation de l’intention au résultat n’était pas dominée par une notion préconçue de savoir comment cela devait sonner. Coleman a identifié la mémoire corporelle comme sans doute la dimension la plus importante dans la lutte pour être libre, et en utilisant un nouvel outil, il a neutralisé l’impact des habitudes liées au jeu du saxophone.

 

Le groupe The Six Tones

Au début de l’année 2006, Stefan Östersjö et moi avons initié ensemble un projet avec Nguyễn Thanh Thủy et Ngô Trà My, deux musiciennes vietnamiennes alors en visite temporaire en Suède comme professeures invitées à l’Académie de Musique de Malmö. Thủy joue du đàn tranh, une cithare traditionnelle vietnamienne jouée en pinçant les cordes avec la main droite et en ajoutant du vibrato et des glissandi avec la main gauche. Le đàn tranh a des affinités avec le kayagum coréen et le koto japonais. Le đàn bầu, joué par My, est un instrument à une seule corde joué avec un plectre en bambou avec la main droite tandis que la hauteur du son est altérée par la position de la main gauche en poussant, ou en tirant, une barre qui va ainsi tendre ou détendre la corde. Différentes harmoniques peuvent être produites en fonction de l’endroit où la corde est pincée, et le son de la corde est capté par un micro magnétique et amplifié à travers un petit haut-parleur. Depuis 2006 nous avons effectué un certain nombre de tournées et de projets dans différentes combinaisons et divers contextes.

Le groupe The Six Tones se présente comme une rencontre entre la musique traditionnelle vietnamienne et la musique expérimentale de l’Europe occidentale, et dès sa création l’objectif principal a été de trouver des formes d’interaction entre ces deux cultures musicales plus ou moins sur un pied d’égalité. Cependant, en dehors de ces intentions musicales interculturelles, la signification politique et sociale de cette ambition est devenue pour le groupe l’objet d’expérimentations et d’interrogations, en se demandant quel impact cela pouvait avoir sur la pratique en général. L’expérimentation est un concept qui se trouve au centre de nos préoccupations. Selon John Corbett « par définition, les données expérimentales doivent être capables de déboucher sur des comportements qui n’avaient pas été prévus dans l’hypothèse. L’expérimentation est par conséquent conçue comme un procédé excellent d’exploration et de découverte, comme une occasion idéale pour rencontrer le nouveau, l’imprévu et l’inhabituel » (Corbett 2000 : 165). Ainsi, pour pouvoir rencontrer véritablement le nouveau et l’imprévu, une remise en cause des différents aspects de la notion de centre et de périphérie a été nécessaire : la musique occidentale est-elle la norme et la musique traditionnelle vietnamienne un autre exotique  Est-ce que Stefan et moi « rendons visite » à une musique en dehors de notre propre sphère, ou est-ce plutôt Thủy et My qui sont forcées de se rapprocher de nous  Est-ce vraiment possible de communiquer sur un pied d’égalité dans un contexte qui implique tant d’inégalités économiques et sociales ? Est-ce que nous sommes capables, en tant qu’occidentaux, de nous débarrasser de l’héritage colonial qui gouverne encore à bien des égards nos interactions avec l’Orient lors de notre rencontre avec Thủy et My dans ce groupe ? De telles questions dépassent le périmètre restreint du projet The Six Tones et ne seront pas complètement abordées dans ce texte, mais il est tout de même possible de les traiter au compte-gouttes dans celles qui sont plus orientées vers l’individualité : quel est le rôle du moi dans la rencontre avec l’autre ? Même si mon propre intérêt pour le moi dans la pratique artistique a commencé plus de dix ans avant le début du groupe The Six Tones, le projet a renforcé ma conviction que le moi, l’individualité, la liberté et l’habitude étaient des éléments importants, dont les interrelations jouent un grand rôle dans ma pratique musicale et en dehors d’elle.

 

Identités, cultures, pouvoir, habitudes

Pour commencer il nous a fallu réévaluer nos propres identités musicales, et en ce qui me concerne, il m’a fallu questionner mes fonctions de compositeur et d’improvisateur et reconsidérer quel devait être mon niveau d’influence, et comment il devait évoluer. Pour pouvoir créer les préconditions nécessaires pour que les deux traditions musicales différentes puissent se mélanger entre elles, plutôt que seulement coexister sans développer des interactions plus profondes, l’influence individuelle sur les structures musicales a dû être soigneusement négociée. À cause de notre manque d’expérience dans ce type de collaborations, nos premières rencontres ont été très hésitantes. J’ai trouvé extrêmement difficile de trouver un équilibre entre mes propres initiatives et la nécessité en même temps de laisser assez d’espace aux contributions de Thủy et My. Une des raisons de cet état des choses était le fait que ni Thủy, ni My ne parlaient bien anglais, et une autre était l’asymétrie sociale entre les deux sous-groupes. Comme Thủy et My sont deux femmes, l’origine géographique des quatre membres s’ajoutait en parallèle à leur sexe, c’est dire combien la collaboration était saturée de disparité et d’inégalité. Même si la musique peut être considérée comme une forme neutre de communication avec la potentialité de compenser les différences sociales, elle peut tout aussi bien les déguiser. Tandis que nous nous trouvions dans l’environnement familier de l’académie de musique – chez nous musicalement, culturellement et socialement – elles étaient des étrangères en visite ne possédant pas la maîtrise de la langue ou du contexte culturel.

En réfléchissant à la situation, des questions se posent alors sur l’identité, la culture, le pouvoir et les habitudes, notions qui sont toutes, dans une certaine mesure, interactives, alors que dans un contexte culturellement et socialement homogène ces questions ne sont pas souvent soulevées, car une grande partie de la négociation se déroule dans un contexte plus large, en dehors de la salle de répétition. Les signifiants, les références et les négociations esthétiques qui font partie du commun, hérités et nourris depuis longtemps par une éducation initiale de musicien et de compositeur, sont aisément accessibles à ceux qui appartiennent au même contexte, même si le simple fait de réunir ensemble des musiciens appartenant à des genres différents soit dans certains cas suffisant pour créer des obstacles difficiles, voire carrément impossibles, à résoudre.

Lors de notre première rencontre dans le studio de composition de l’Académie de Musique de Malmö, j’ai pris conscience de manière aiguë de l’asymétrie qui existait entre Stefan et moi d’une part et de Thủy et My d’autre part. Étant donné l’histoire du Vietnam en particulier, et l’histoire de l’homme blanc en général, j’ai eu peur que mon identité, mon individualité, et mon origine culturelle ne viennent entraver la liberté de Thủy et My de participer dans leurs propres termes. Mais au lieu de les laisser parler pour elles-mêmes, je me suis appuyé sur ma préconception de ce que signifiait d’être une femme vietnamienne en visite en Suède. En voulant compenser pour ce que je percevais comme une vulnérabilité, j’arrivais au résultat contraire : je les assujettissais à ma propre façon de concevoir le monde, le contexte, la musique et nos interactions. Parce qu’elles ne pouvaient pas s’exprimer dans le cadre de notre système normatif, elles sont restées sans voix. C’est là l’archétype d’un comportement que les occidentaux ont employé envers autrui[5]. Bien plus tard j’ai réalisé que mes hypothèses au sujet de Thủy et My étaient erronées. En effet, elles se sont senties confinées dans un environnement culturel étranger qui ne leur laissait que peu de latitudes, mais initialement elles n’ont pas eu de problème avec nos interactions, sauf en ce qui concerne mon comportement. Après tout, elles n’étaient pas seulement des étrangères : elles étaient aussi des musiciennes professionnelles prêtes à participer à un nouveau projet. Il est maintenant possible de prétendre que cette impasse était réglée, qu’il n’y avait pas besoin alors d’approfondir la question du déséquilibre entre les deux sous-groupes. Pourtant une partie de mon argumentation repose ici sur l’idée que les modes de comportement inhérents aux rencontres interculturelles, telles que celle-ci, sont vieux comme le monde et qu’il ne suffit pas d’identifier simplement les problèmes complexes en question pour qu’ils cessent d’exercer une influence sur le moi. Comme l’a très bien décrit Edward Saïd, pour qu’un changement soit effectif, il ne suffit pas de parler d’asymétrie ; il est aussi nécessaire de rétablir ce qui a été auparavant transformé :

Formellement l’orientaliste considère qu’il accomplit lui-même l’union de l’Orient et de l’Occident, mais il ne fait que réaffirmer la suprématie technologique, politique et culturelle de l’Occident. Le poids de l’histoire dans ce type d’union est radicalement atténué sinon banni. Considérée comme un courant du développement, comme un fil conducteur narratif ou comme une force dynamique se déployant systématiquement et matériellement dans un temps et dans l’espace, l’histoire humaine – de l’Orient ou de l’Occiden – est subordonnée à une conception essentialiste, idéaliste de l’Occident et de l’Orient. Parce qu’il se sent lui-même placé sur le bord même de la division entre l’Est et l’Ouest, l’orientaliste ne parle pas seulement en vastes généralités ; il essaie aussi de convertir chaque aspect de la vie orientale ou occidentale dans un signe sans médiation de l’une ou de l’autre moitié géo-graphique. (Saïd 1978 : 246-7)

Dans ce qui suit je vais essayer de décrire le développement continu du groupe après cette première rencontre peu convaincante, et l’évolution de notre projet à travers notre interprétation du chant Tứ Đại Oán.

 

Tứ Đại Oán

Tứ Đại Oán est une mélodie populaire traditionnelle vietnamienne dans le mode Oan. L’idée de jouer de la musique traditionnelle vietnamienne dans le groupe The Six Tones est venue peu de temps après notre première rencontre en 2006, mais le travail sur Tu Dai Oan a été entrepris pour la première fois en 2007 quand nous avons commencé à développer la version que nous avons jouée depuis lors[6]. Au Vietnam, ce chant est très populaire et il est souvent entendu joué sur un đàn tranh, un instrument sur lequel la mélodie de ce chant est naturellement idiomatique. Stefan l’a transcrit pour une guitare à dix cordes et, pour avoir plus de contrôle sur les vibratos et les glissandos, il l’a jouée avec un slide. Ces types d’ornementations sont importants dans la tradition vietnamienne et le mode musical définit comment et où on doit les jouer.

La décision de réaliser une version en trio de Tứ Đại Oán pour đàn tranh, guitare à dix cordes et électronique en temps réel, a constitué une tentative de créer une structure offrant un large éventail de possibilités expressives. Parce que c’est un instrument à cordes pincées avec une boîte de résonance en bois, la guitare à dix cordes a la capacité d’établir un lien entre le đàn tranh et l’électronique. Différente du luth vietnamien, le đàn tỳ bà[7], la guitare à dix cordes a beaucoup de qualités en commun avec le đàn tranh. L’enjeu de créer une version cohérente de la mélodie du Tứ Đại Oán n’a évidemment pas été résolu par la seule instrumentation et il fallait éviter l’impasse dans laquelle nous nous étions trouvés en 2006. À ce moment-là, Thủy était une musicienne ayant une grande maîtrise de la tradition, Stefan avait travaillé la musique vietnamienne sur son instrument pendant six mois et je l’avais étudiée pendant à peu près la même période. N’ayant abordé la musique vietnamienne que de façon rudimentaire, Stefan et moi ne comprenions pas beaucoup les nuances de la tradition, tandis que, au même moment, Thủy avait tout juste commencé à étudier la musique occidentale contemporaine. En plus, nous n’avions à peu près aucun langage parlé en commun. Étant donné l’ambition de créer un espace partagé pour explorer la musique sans être trop étroitement liés ni à la tradition de Thủy ni à la nôtre, tout en maintenant assez de traits signifiants des deux styles de musique pour pouvoir les identifier, jouer ensemble s’est trouvé être le seul moyen de communication à notre disposition. C’est ainsi que l’improvisation nous a paru la seule voie possible à emprunter.

Dans sa présentation à l’EMS 2006, Appropriation, exchange, understanding, l’expert britannique en musique électronique Simon Emmerson a souligné que les musiciens ont toujours échangé des concepts et des idées à travers l’acte même de jouer ensemble, souvent sans utiliser le langage. Mais Emmerson a également évoqué l’idée que tout système d’échange implique une certaine forme de distorsion, de réduction, d’appauvrissement ou de perte : « Même si une partie de ces déperditions va être l’inévitable résultat du changement social global, on ne pourra pas éviter de se poser les questions éthiques liées à la connaissance et à la conscience. » (Emmerson 2006)[8] Même si au fil du temps nous avons pris de plus en plus conscience de la complexité du projet, c’est dès le début que les dimensions sociales et politiques ont fait partie des préoccupations du groupe The Six Tone, mais la question importante soulevée par Emmerson est de savoir comment identifier les valeurs qui peuvent être mises en péril au cours d’une collaboration. Il souligne aussi que l’idée de musique interculturelle est en général canalisée par des technologies occidentales telles que la notation et qu’elle est jouée en utilisant les pratiques européennes d’interprétation de la musique [European performance practices]. L’objectif général avec The Six Tones, a été pourtant de démanteler la distinction binaire entre l’Est et l’Ouest et de n’ignorer ni l’une ni l’autre des traditions en présence. Nous avons cherché à établir une rencontre dynamique entre les traditions, en plaçant au centre des préoccupations l’échange de connaissances plutôt que son appropriation. En examinant ce qui s’est passé dans le processus, il paraît évident qu’Emmerson a des arguments convaincants lorsqu’il conclut que dans les projets interculturels il y a la nécessité de développer une sensibilité aux différences significatives qui existent de manière très pratique dans les qualités sonores et les comportements, et qui existent tout autant dans les valeurs esthétiques et culturelles, afin de prendre conscience de ce qui se perd dans une transaction interculturelle (Emmerson 2006 : 8).

Une séance de travail et un concert à l’Académie Nationale de Musique du Vietnam se sont tenus à l’automne 2006 et ont constitué un tournant majeur dans le développement de The Six Tones. Si la première rencontre à Malmö avait été extrêmement hésitante et dominée par les tentatives infructueuses pour contrecarrer la perception d’inégalité à l’intérieur du groupe, la visite à Hanoï a eu un impact notable sur l’évolution du projet. Travailler avec Thủy et My dans leur propre pays a changé notablement la situation, ce qui a été renforcé par le renversement temporaire des rôles puisque Stefan et moi-même étions maintenant des visiteurs dans un pays étranger ayant peu de compréhension des codes en vigueur et de sa culture.

 

Devenir capable d’écoute

Ceci a été renforcé lorsque nous avons découvert comment étaient envisagés les rôles de genre au Vietnam, et de quelle manière ils étaient différents de ceux en usage en Occident. Ce qui nous a frappés, c’est le nombre exceptionnel des positions tenues par les femmes au Vietnam alors qu’elles sont en Europe traditionnellement occupées par des hommes. La direction de l’Académie de Musique et beaucoup des postes importants dans cette institution sont tenus par des femmes, et beaucoup d’emplois à l’autre bout de la hiérarchie, comme les agents d’entretiens et les secrétaires, sont tenus par des hommes. D’après Văn Kỳ (2002), les femmes au Vietnam ont historiquement occupé une position de force, mais la situation à Hanoï aujourd’hui est plus probablement influencée par le rôle que les femmes vietnamiennes ont eu à assumer pendant la guerre du Vietnam, plutôt que par une évidence historique de matriarcat. Cependant l’expérience au sein du groupe de cette différence subtile et pourtant importante a clairement affecté nos relations mutuelles. Était-il raisonnable ou non de traiter Thủy et My délicatement comme des femmes fragiles, sensibles et subalternes ? De les voir évoluer dans leur propre pays a clairement démontré que certaines de nos hypothèses étaient basées sur des préjugés[9].

Grâce à un aperçu assez rudimentaire de la société vietnamienne, la base des interactions dans le groupe a pu changer radicalement, la différence majeure étant la manière avec laquelle j’ai pu me situer par rapport à Thủy et My. J’ai pu dans une certaine mesure me libérer de mes préjugés sur elles en tant qu’étrangères, par définitions des victimes – de me libérer de réactions typiques, d’habitudes. Je suis devenu capable d’écoute.

Il peut paraître évident qu’un contact plus rapproché avec une culture étrangère et un système social, et aussi avec la musique avec laquelle on est en train d’interagir et qu’on essaie de mieux connaître, va produire une communication plus naturelle et moins tendue, et que le contraire – c’est-à-dire le manque d’informations sur les spécificités d’une musique et d’une culture – va produire une sorte de confusion, ce qu’on a pu constater au début malencontreux du groupe The Six Tones. Pourtant, ce qui pose ici question n’est pas seulement d’ordre épistémologique. Gregory Bateson affirme :

[Dans] l’histoire naturelle des êtres humains vivants, l’ontologie et l’épistémologie ne peuvent pas être séparées. Les croyances (communément inconscientes) de l’être humain sur la question de savoir dans quelle sorte de monde on vit, va déterminer comment il le conçoit et comment il va le vivre dans ses actes, et ses manières de percevoir et d’agir vont déterminer ses croyances par rapport à la nature. L’homme vivant est ainsi contraint à l’intérieur d’un réseau de principes épistémologiques et ontologiques qui – quelle que soit la vérité ou la fausseté ultime – deviennent pour lui partiellement des principes qui se réalisent d’eux-mêmes. (Bateson 1972b : 314)

En examinant les comportements humains comme s’inscrivant dans des systèmes holistiques et cybernétiques, comme le suggère Bateson, on peut examiner de nouveau notre rencontre initiale et la considérer comme un système instable n’ayant aucun moyen de se corriger lui-même. Avec de bonnes intentions, j’ai essayé de compenser une inégalité supposée en assumant que je, en tant que ‘moi’, pouvais corriger le déséquilibre. D’après Bateson cette éventualité serait de l’ordre de l’impossible. La stabilité d’un système complexe, tel un groupe de musiciens qui jouent ensemble, est fonction du produit de toutes les parties du système (de toutes les « transformations des différences » (Ibid. : 316) comme le dit Bateson), et il est hors de question qu’une seule partie du système puisse contrôler toutes les autres de façon unilatérale. Au contraire, tous les composants du système doivent constamment adapter leurs actions en fonction des informations générées par le système en interne. En d’autres termes, le problème n’était pas tellement dû à l’absence de langage commun, mais à notre inaptitude à capter les informations produites en interne par le groupe en vue de pouvoir s’y ajuster de manière appropriée. La tendance à plutôt se replier sur ses habitudes, comme je le fis, en pensant que le moi, en tant que tel, peut contrebalancer un manque d’information, est caractéristique du comportement du monde occidental qui, d’après Bateson, a une prédisposition culturelle et sociale à penser le moi comme un agent clairement défini qui produit des actions intentionnelles sur des objets plutôt que de considérer les aspects holistiques du système. Même s’ils abordent les questions à partir d’angles très différents, il y a un parallélisme entre a) le moi occidental de Bateson incapable de se voir comme faisant partie d’un système plus large et mutuellement dépendant, b) la description de Saïd de l’orientaliste qui réaffirme la suprématie de l’Occident, et c) l’appel d’Emmerson à être sensible, dans les projets interculturels, aux différentes valeurs esthétiques et culturelles. Tous les trois identifient l’aspect problématique du moi occidental dans sa rencontre avec l’autre non-européen.

Ce n’est qu’un an après notre première visite à Hanoï que nous avons commencé à aborder Tứ Đại Oán. Dans les années qui ont suivi nous l’avons joué un grand nombre de fois et nous avons continué à en développer la forme et l’expression. Même si cela fait référence à une improvisation, Tứ Đại Oán fait partie d’une tradition musicale qui est en fait très déterminée et qui ne permet qu’une série limitée de permutations possibles. Même si notre intention n’était pas de propager principalement un style de jeu traditionnel, notre espoir était de maintenir assez de traits signifiants de la pièce originale pour que la musique puisse être reconnue comme provenant de l’héritage musical vietnamien. En tirant les leçons de nos expériences antérieures, notre méthode a consisté à progresser avec prudence et en dialogue constant avec Thủy, la seule parmi nous ayant une expérience solide de la musique traditionnelle vietnamienne. Lors des répétitions[10] nous avons souvent laissé l’initiative à Thủy tandis que Stefan et moi sommes restés à l’arrière-plan, en nous contentant de proposer de temps en temps des idées ou de faire des commentaires sur notre jeu. À ce moment-là on avait déjà mené des expériences en commun, et on avait aussi acquis une meilleure connaissance de nos origines musicales, sociales et culturelles respectives, mais il nous manquait toujours un langage commun, ce qui est, de nouveau en référence à Emmerson, assez souvent le cas dans les projets interculturels.

N’ayant pas eu la possibilité de discuter efficacement de nos improvisations pendant les répétitions et d’en négocier les termes, nous avons été obligés de procéder par une méthode d’essais et d’erreurs. En utilisant des itérations courtes de cycles jouer-évaluer-changer, nous avons lentement pris conscience de ce qui pouvait marcher. En utilisant cette méthode nous avons été capables non seulement de mettre en pratique la communication entre nous ou bien d’améliorer notre groupe en tant que système cybernétique, mais aussi de constituer un moyen efficace pour nous enseigner mutuellement certaines des spécificités de jeu dans nos traditions respectives et, peut-être plus important, d’apprendre comment négocier des parties de nos traditions musicales. Un des choix que nous avons fait au début pour déterminer la forme a été de rallonger l’introduction qui est dans la tradition assez libre – la partie de la pièce où les musiciens ont plus de liberté pour improviser dans le sens occidental du terme. Nous avons inséré une section d’improvisation au milieu de la pièce, et à la fin une improvisation plus longue. Le đàn tranh et la guitare jouaient la mélodie, et je me joignais à eux principalement dans les sections improvisées. C’est cette forme que nous avons gardée intacte pendant les années où nous avons joué Tứ Đại Oán, en soi un moyen de maintenir une alliance avec l’origine traditionnelle vietnamienne du chant, mais cela a été aussi un moyen efficace pour nous permettre de renégocier les détails de la structure de son exécution.

Simon Emmerson nous alerte sur le risque de masquer une sonorité par d’autres : certains aspects ou certaines qualités d’un son produit par l’un d’entre nous peuvent obscurcir certaines qualités d’un son produit par un autre. Cette façon de penser peut par extension s’appliquer au niveau où une culture peut en masquer une autre. Le colonialisme, entre autre, a eu pour effet une appropriation culturelle ou un impérialisme culturel, et dans le groupe The Six Tones l’appropriation a été quelque chose que nous pensions pouvoir identifier, mais le concept subtil de « masquer » est difficile à définir. Le fait de masquer un son par un autre probablement existe d’une façon ou d’une autre dans toutes les musiques ; mais la question que pose Emmerson – « Est-ce que nous avons masqué quelque chose de “significatif” selon le point de vue interne à la culture ? » (Emmerson 2006 : 2) – est réelle ; il ne s’agit pas tellement de savoir si quelque chose a été perdu mais plutôt qu’est-ce qui a été perdu, quelle est l’importance de cette qualité, et dans quelles perspectives sa perte peut-elle être vécue. Je suis plutôt enclin à soutenir que mon attitude au début du projet, avant le premier voyage à Hanoï, manquait de respect. Mes présuppositions sur la musique vietnamienne, bien que constituées en toute bonne foi, n’étaient pas fondées sur la connaissance de la tradition en tant que telle mais plutôt sur mes propres préjugés à son sujet ; mais, lorsqu’Emmerson nous alerte sur l’action de masquer et écrit que si l’échange continue, « à la longue l’élément masqué peut disparaître puisqu’il ne joue plus aucune fonction à l’intérieur de la musique » (Ibid.), on ne doit pas prendre trop littéralement son propos. Dans notre cas, l’idée de penser que nous puissions effacer ou détruire des parties de la tradition vivante de la musique vietnamienne aurait été équivalente à surestimer l’influence et le pouvoir de notre groupe. Indépendamment de la validité de cette préoccupation par ailleurs légitime, notre expérience avec The Six Tones a été de pouvoir aller très loin dans le mélange des deux modes d’expression sans pour autant masquer les traits signifiants de la musique originale. C’est surtout dans l’harmonisation de la dimension sociale qu’il nous a fallu nous adapter. Au fur et à mesure qu’elle s’est renforcée, nos artefacts musicaux l’ont aussi été.

 

La question de l’authenticité

Finalement, il est intéressant de noter que tandis que Stefan a considéré nécessaire de se plonger plus profondément dans la théorie et la pratique du jeu de la musique vietnamienne traditionnelle, j’ai plutôt eu le souci de ne pas faire de l’authenticité un paramètre de mon jeu. Une des raisons c’est que l’instrument de Stefan a une certaine affinité avec les instruments avec lesquels nous avons travaillé, alors que l’électronique ne trouve pas d’équivalent évident dans la tradition musicale vietnamienne. Au fur et à mesure je suis devenu de plus en plus audacieux dans mes expérimentations avec la musique[11]. La conséquence de cette attitude a été que dans les concerts j’ai pris des risques téméraires, qui ont parfois produit des « erreurs », et dans certains cas ces expérimentations ont éventuellement produit des changements dans la dynamique de la forme. L’effet de mes « erreurs » a servi involontairement la même fonction que le violon de Coleman, le « désappointement abrupt des attentes de sens » qui nous font reconsidérer ce que nous avons entendu et comment nous l’avons vécu (Barthes 1968 : 144). En retournant à l’idée de groupe comme système cybernétique, nous pouvons utiliser le langage de Bateson et arriver à la conclusion expérimentale qu’une fois que le système a atteint un point dans lequel les transformations des différences sont communiquées efficacement entre les différentes parties, même les grandes discontinuités, telles que mes erreurs, sont bien assumées. Je veux pourtant souligner que le fondement de cette affirmation dépend de l’idée que l’expérimentation est une méthode sur laquelle les participants se sont mis d’accord et surtout que le moi est prêt à se débarrasser de ses habitudes et à écouter l’autre.

En Occident il y a évidemment une tendance à toujours considérer que l’art musical occidental est placé au centre et que tout ce qui lui est extérieur se trouve à la périphérie. Le regard de l’eurocentrisme prend ses racines dans le concept que l’Occident est le point de focalisation social, économique et politique du monde, au sein duquel la musique – disons, d’une musicienne vietnamienne – sera toujours située à la périphérie. En tant que telle, cette musique peut servir de complément insolite et plein de couleurs, mais ne pourra jamais s’engager dans une rencontre avec l’Occident dans des termes d’égalité. Même l’attribution de valeurs telles que « belle » ou « magistrale » ne change pas son lieu et ne déplace pas son statut vers le centre. C’est tout à fait le contraire : esthétiser l’autre, ou les expressions de l’autre, est un moyen efficace de l’exclure. Beaucoup d’auteurs et de chercheurs ont abordé ces questions. En plus des œuvres déjà citées dans cet article, pour en mentionner quelques-unes, on trouve George Lewis qui utilise les idées de Somer sur l’autre épistémologique pour aborder la situation des musiciens de jazz africains-américains (Lewis 1996), la théoricienne du post-colonialisme et philosophe Gayatri Chakravorty Spivak qui se demande de manière rhétorique Les subalternes peuvent-elles parler ? (1988 ; 2009 en français), Edward Saïd ouvrant un débat sur l’inégalité considérable dans la guerre en Palestine dans “Permission to narrate” (Saïd 1984), et Gloria Jean Watkins, connue aussi sous le nom de bell hooks, qui aborde la question de sa propre origine dans l’Amérique raciste dans le texte d’importance décisive, Marginality as site of resistance (hooks b., connue aussi sous le nom de G. J. Watkins 1990).

L’hypothèse formulée par Deleuze et Guattari, déjà mentionnée ci-dessus, que dans le transcodage, le devenir-autre est un moyen de résoudre l’opposition entre le moi et l’autre, l’Est et l’Ouest, le centre et la périphérie, a été assez énergiquement rejetée par Spivak (1988). En portant un large regard sur le monde, elle pose des questions importantes concernant la marginalisation permanente de ceux qui n’ont pas accès, ou qui ont un accès limité aux sources de l’impérialisme culturel. Dans son étude, comme cela a été déjà mentionné, c’est parce que la subjectivité eurocentrique, qui d’après Spivak est personnifiée par Deleuze et Foucault, menace d’obscurcir encore plus le subalterne[12] :

Ce n’est pas seulement que tout ce qu’ils lisent, que ce soit critique ou non critique, est empêtré dans le débat de la production de cet Autre, en se prononçant en faveur ou en critiquant la constitution du Sujet comme appartenant à l’Europe. C’est aussi que, dans la constitution de l’Autre de l’Europe, on prend bien soin d’effacer les ingrédients textuels avec lesquels un tel sujet peut se concentrer, peut occuper (investir ?) son itinéraire. (Spivak 1988 : 75)

Quelle est la signification de ces questions complexes que sont l’économie, l’hyper-capitalisme, la domination du monde et le post-colonialisme dans le contexte de la musique improvisée ? Comment la déconstruction des concepts de centre et de périphérie peut-elle s’appliquer à la pratique artistique d’un groupe comportant deux musiciennes vietnamiennes et deux musiciens suédois ? Pourquoi est-il nécessaire de considérer l’héritage des structures de pouvoir lorsqu’on s’attaque à la tâche qui semble facile de créer une plateforme réalisable pour des interactions musicales et culturelles ? Quel impact cela a-t-il avec la notion du moi ? Mon hypothèse ici c’est que le moi est constitué d’habitudes de comportement, conscientes autant qu’inconscientes, comme l’a suggéré Bateson (1972b). Ces habitudes sont encodées culturellement avec des idées qui concernent la liberté et l’individualité, et dans les arts elles sont souvent construites sur l’idée du moi qui se projette (Frisk 2013). Bien qu’il soit facile de comprendre que les habitudes et les codes culturels sont différents dans d’autres cultures, la pensée postcoloniale, nous fait comprendre que le savoir n’est pas suffisant (voir par exemple Saïd 2000, Frisk et Östersjö 2013b) : pour laisser à l’autre la parole et pour se permettre de l’écouter, il est nécessaire de se débarrasser d’un certain nombre de ces habitudes. Après plusieurs années de travail en commun, mon expérience est que, dans le contexte du groupe The Six Tones, ni moi-même, ni les autres membres du groupe n’avons eu à limiter nos marges de manœuvre. La raison pour laquelle on en est arrivé là, c’est que nous avons travaillé dès le début avec le projet délibéré de se débarrasser consciemment de nos habitudes et de limiter notre liberté, comme je l’ai décrit en partie ci-dessus. À travers ce processus nous sommes maintenant dans une position qui est capable de nous permettre beaucoup d’espace de liberté individuelle. La thématique principale de cet article, qui est de promouvoir les dimensions sociales et politiques des interactions musicales à travers l’improvisation en explorant le moi et les conséquences de la liberté et de la formation d’habitudes, peut être explorée avec succès à travers la pratique elle-même.

Au moment où l’art en général et la musique en particulier, sont réduits à l’état de marchandisation à un degré que même le sociologue allemand Theodor Adorno n’aurait pu anticiper, la recherche artistique est l’un des quelques champs qui ont le potentiel de résister aux tendances entrepreneuriales dans les institutions d’enseignement de la musique et à l’intérieur du champ même de la musique, et pour s’engager en permanence à soulever les questions artistiques et sociales importantes auxquelles nous devons faire face dans le futur.

 


1. Voir aussi (Semetsky 2011 : 140).

2. Après tout, composer pour un orchestre symphonique ne fait sens que si les sonorités qu’il offre sont relativement générales. Il s’ensuit que l’orchestre symphonique est une machine qui propose une collection limitée de sons et qui s’arrêterait de fonctionner en tant que telle si ses musiciens commençaient à revendiquer leur propre son individuel et singulier, comme l’ont fait Ben Webster et Johnny Hodges dans l’Orchestre de Duke Ellington.

3. Comme l’a indiqué Bruno Nettl : « Dans la conception du monde de la musique savante, l’improvisation est l’incarnation de l’absence d’une planification précise et de la discipline » (Nettl 1998 : 7). Voir aussi Lewis (1996), Bailey (1992).

4. Voir aussi mon exposé dans Frisk (2013, pp. 144-5).

5. J’aborderai cette question à nouveau vers la fin de cet article.

6. Il existe trois enregistrements de Tứ Đại Oán avec The Six Tones. Une vidéo enregistrée en direct de Göteborg en 2009, un enregistrement de Hanoï (The Six Tones 2010), et une vidéo live enregistrée à Malmö, 2011 (Frisk et Östersjö 2013b).

7. Le đàn tỳ bà est très proche du Pipa chinois.

8. Cette citation n’apparaît que dans le résumé de l’article (accès le 16 novembre 2013), en dehors de l’article lui-même.

9. Pour un exposé plus approfondi et plus complet sur les rôles de genre au Vietnam, voir Drummond et Rydstrøm (2004).

10. Les répétitions mentionnées ici se sont déroulées aux Studios de Musique Electronique de Stockholm (EMS) pendant la fin de l’hiver 2009 et nous avons à peu près tous les enregistrements vidéo de ces sessions. Ce qui s’est passé lors de ces répétitions est décrit en détail dans Östersjö et Nguyen (2013).

11. Par audacieux, je veux dire qu’étant moins préoccupé par l’évaluation de ce qui est bon et de ce qui est mauvais et moins concentré sur l’histoire et l’idiomatique de la tradition dans l’élaboration de mon propre jeu, j’ai malgré tout évidemment le respect le plus profond pour la tradition musicale vietnamienne telle qu’elle est portée par des musiciennes de la stature de Thủy et My.

12. Il y a eu des tentatives pour que Deleuze, Guattari et Foucault obtiennent réparation en prouvant que leur pensée n’était pas enracinée dans l’eurocentrisme et qu’elle ne mène pas nécessairement à l’oppression de l’autre (voir par exemple Robinson et Tormey 2010).


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Clare Lesser – Français

Retour au texte original en anglais :
English

 


 

INTER MUROS

Une approche qui déconstruit la pratique d’interprétation de la pièce de John Cage, Four,
en se focalisant sur l’indécidable, l’interpénétration virale et la fusion des domaines.

Clare Lesser

Traduction de l’anglais: Jean-Charles François

Sommaire

Murus
John Cage – Four
Four⁶ – ART : Abu Dhabi, avril 2018
Pharmakoi
… commencer et finir à des points particuLiers de tEmps…

Références

 


Murus

Murus, maceria, moerus, mauer, mur…

Emmuré, mural, au bord…

… mur cellulaire, mur de prison, mur-rideau, mur d’enceinte de la ville…

…mur de soutènement, mur du port, mur de séparation, mur de liaison…

…clôture, partition, écran, séparateur, mur mitoyen, panneau, cloison…

…abris, garde, le mur du jardin, barrage, fortification…

…mur porteur, revêtement décoratif, Four Walls…

…déjanté, hors les murs… 

…mûre, mûr…

… travail de sape…

… avec/sans fondations…

Les murs, choses bien compliquées, et si l’on poursuit cette ligne de pensée, qui sait où cela va nous mener ? Peut-être va-t-on tomber à la renverse, cul par dessus tête … ou bien s’écraser contre le mur ?

Avant de faire sur le champ tomber les murs, il convient plutôt de considérer ce que cela pourrait signifier d’être entre les murs ou à l’intérieur des murs, de les questionner, de se confronter aux fragments de ciment et de sable du mortier qui les composent, de faire un peu trembler leurs fondations, sans doute. Mais comment procéder pour lancer ce processus ? La déconstruction semble être un bon point de départ ; en examinant les jointures, les chaînages d’angle… en pénétrant le tissu même de la question, en initiant le processus d’interrogation, d’affaiblissement, du ‘peut-être’. Donc essayons d’ouvrir nos yeux et nos oreilles au déroulement de la déconstruction à l’intérieur de chaque domaine et à travers les domaines, en s’inspirant de l’œuvre de Derrida et de Bernard Tschumi (je pourrais aussi bien faire appel à Simon Hantaï et Valerio Adami), en se concentrant sur deux terrains d’intérêts : le pharmakon (et l’indétermination) et le virus.

Il y a un certain nombre de contradictions ou d’oppositions qui apparaissent dans la liste d’ouverture  (abris/prison, mur de liaison/mur de séparation, mur porteur/revêtement décoratif). Les murs peuvent apparemment occuper simultanément deux ou plus de fonctions antagonistes, et dans ce cas, ils peuvent être considérés comme des pharmakoi. Considérons alors une œuvre de ‘musique’ dans laquelle ces murs, ces pharmakoi, ces possibilités de saper les fondations et de dissoudre les frontières, ces contradictions apparentes et ces bordures floues, ces exemples d’aporia (ou de perplexité), font partie intégrante de son interprétation, et dans laquelle l’instrumentiste créateur (le ‘joker’) peut s’adonner à déconstruire ou à pousser les ‘règles’ (les murs) du ‘jeu’ au point de rupture.

John Cage – Four

Four (1992) pour quatre performers, plutôt que ‘musiciens’ ou ‘interprètes’ spécifiquement, ou plutôt, disons qu’il s’agit de quatre ‘performers’ sur la couverture de la partition et de quatre ‘interprètes’ sur les parties instrumentales (s’agit-il de jouer à des jeux, à un théâtre, s’agit-il de jouer à jouer ?), est une des œuvres de John Cage basées sur des tranches de temps (entre crochets) [time-bracket], ainsi nommées parce que lors d’une interprétation chaque participant doit :

Jouer par rapport au temps flexible entre crochets. Lorsque les crochets sont connectées par une ligne diagonale elles [les tranches de temps] sont relativement proches les unes des autres. (Cage 1992, p2)

Ainsi, la partie de l’interprète numéro un commence comme suit :

0’00” ↔ 1’15”      0’55” ↔ 2’05”

 2

Cage donne aussi deux sortes d’information sur les types de son qu’il envisage, je dois dire ici qu’il n’y a pas de ‘contenu’ donné pour les représentation des tranches temps entre crochets, c’est ce que l’interprète doit inventer, car l’œuvre est écrite

pour n’importe quelle manière de produire des sons (vocalisation, chant, jeu sur un instrument ou des instruments, sons électroniques, etc.) … (Cage 1992, p1)

Et Cage nous dit en plus de

Choisir douze sons différents ayant des caractéristiques fixes (amplitude, structure des partiels, etc.) (Cage 1992, p2)

 

Ainsi, à l’intérieur des murs constitués par des ‘règles’, à l’intérieur des limites de la pièce, nous sommes en présence de contradictions ou d’opportunités créatives inscrites d’entrée de jeu au sein l’œuvre. Cage nous propose de manière moins évidente un pharmakon dans le fait que les sons sont apparemment à la fois fixés et libres. On peut penser que l’intention de Cage était que chacun des douze sons devait avoir des caractéristiques fixes, mais alors à quoi rime le début de la phrase dans ce cas-là ? Cela est redondant et ouvre la voie à la possibilité de l’aporia. Pourquoi ne pas dire seulement ‘produire douze sons avec des caractéristiques fixes (amplitude etc.)’ ? Cela paraîtrait tout à fait compréhensible pour tout musicien.

Il laisse aussi aux interprètes la complète détermination concernant leur provenance, c’est-à-dire à quel domaine ils/elles appartiennent (si elles/ils en ont un)[1], et tout aussi bien une certaine flexibilité dans la détermination de la ‘structure’ générale, dans la mesure où les tranches de temps (les murs de soutènement) permettent une variabilité dans le début et la fin du temps de chaque ‘événement’. Ces tranches de temps sont évidemment des coquilles vides – qui attendent d’être remplies, elles attendent d’être habitées par des évènements (ce que Derrida appelle « l’émergence d’une multiplicité disparate » [Tschumi 1996, p. 257]. En d’autres termes, leur ‘programmation’ n’est pas fixée. La relation ou hiérarchie entre le compositeur et l’interprète est complètement déstabilisée (un autre pharmakon), pour toute personne qui en fait ici ‘compose’ la réalisation de la performance : le compositeur, les interprète(s), les deux à la fois, ni l’un ni l’autre ? Chaque interprète est indépendant, dans un sens muré par rapport autres… peut-être ?

Le pharmakon peut-il être utile pour dépasser les limites, en changeant (en défiant) la structure du mur et de ses fonctions ? Si une opposition binaire (inclus/exclus, libre/bloqué, etc.) peut être bousculée, par exemple en ayant ses fonctions remises en cause, alors les murs deviennent des seuils, des conduits, des zones de connexion, et non plus des barrières. Le pharmakon est un des concepts majeurs qu’on peut trouver dans le Phaedrus de Platon, ce qui nous amène à considérer les explications de Derrida sur le pharmakon, tels qu’on peut les trouver dans « La pharmacie de Platon » :

Ce pharmakon, ce « médicament », ce philtre, qui acte à la fois comme remède et poison… (Derrida 2004, p75)

et

Ce charme, cette vertu envoûtante, ce pouvoir de fascination, peuvent être – alternativement ou simultanément – bénéfiques ou maléfiques. (Derrida 2004, p75)

et

Si le pharmakon est « ambivalent », c’est parce qu’il constitue un moyen dans lequel les oppositions s’opposent, le mouvement et le jeu qui les lient entre elles s’inversent ou font qu’un côté traverse l’autre (âme/corps, bon/mal, intérieur/extérieur, mémoire/oubli, parole/écrit, etc.). (Derrida 2004, p130)

Ainsi, le pharmakon est un espace dans lequel les oppositions peuvent être démantelées ; un passage ou mouvement de convergence et d’interpénétration, le soit/ou, le ni/ni, le ‘et’. Le démantèlement des oppositions n’est pas seulement confiné à la parole et l’écrit (bien que Derrida s’y réfère ici) : il relève tout aussi bien d’autres champs, comme par exemple l’architecture, le champ par excellence des murs, le bastion de la solidité et des structures apparentes, et en plus un espace de collaboration pour Derrida avec Peter Eisenmann et Bernard Tschumi pendant les années 1980[2]Derrida avait émis des doutes initialement sur ce type de collaboration, en disant à Tschumi « Mais comment un architecte peut-il être intéressé à la déconstruction ? Après tout, la déconstruction est antiforme, anti-hiérarchie, anti-structure, l’opposé de tout sur quoi l’architecture repose. » « « Précisément pour cette raison”, j’ai répondu. » (Tschumi 1996, p. 250). Tschumi a aussi fait remarquer que les stratégies de la déconstruction dans l’architecture s’étaient développées tout au long des années 1970 et 80, lorsque les architectes on commencé à

… se confronter aux oppositions binaires de l’architecture traditionnelle : à savoir, la forme versus la fonction, ou l’abstraction versus la figuration. Cependant, ils ont aussi voulu défier les hiérarchies qui se cachent sous ces dualités, comme par exemple « la forme suit la fonction » et « l’ornement est subordonné à la structure ».  (Tschumi 1996, p251)

Et la pratique pédagogique ‘radicale’ de Tschumi à l’Architectural Association et à Princeton au milieu des années 1970 a exploité la fusion des domaines (par exemple l’architecture et la littérature) d’entrée de jeu :

Je donnais à mes étudiants des textes de Kafka, Calvino, Hegel, Poe, Joyce et d’autres auteurs comme programmes pour des projets d’architecture. La grille de points du Garden de Joyce (1977)… réalisée avec mes étudiants du AA à l’époque comme un projet architectural basé sur Finnegan’s Wake a été consciemment réutilisée comme stratégie d’organisation pour le Parc de la Villette cinq ans plus tard. (Tschumi, 1997, p125)

Ainsi le projet du Parc de la Villette de Tschumi (1982-98), la restructuration et le développement d’un grand espace urbain (les anciens abattoirs au nord-est de Paris), a exploité la programmation transversale, une réévaluation de l’‘événement’, le jeu de la ‘trace’, et des stratégies variées de la déconstruction dans la composition des lignes, des points, et des surfaces. C’est probablement le caractère iconique des folies rouges vives de Tschumi qui a rendu ce projet si célèbre (structures à multiprogrammation ou sans programmation à l’intérieur du parc) : une des folies pouvait être soit un restaurant ou une salle de concert, ni un restaurant, ni une salle de concert, ou bien, un restaurant et une salle de concert. Ainsi les folies sont des pharmakoi, elles restent dans l’indécision ; elles rejettent les ‘murs’, le confinement, la ‘programmation’ prédéterminée. Elles sont des coquilles vides – des tranches de temps entre crochets.

Comment fonctionne cette pluralité des jeux de l’indécidable dans Four⁶ ? Qu’est ce qui est indécidable dans la pièce et quelles implications cela peut-il générer pour renverser les murs dans la pédagogie et la praxis ? Pour continuer cette exploration, je vais me tourner maintenant vers une réalisation récente de Four⁶ dont j’ai été l’instigatrice.

Une liste partielle des éléments d’indécision dans Four⁶ peut se présenter comme suit :

  • Forces – qui peut jouer dans cette pièce ?
  • Contenu – que peut-on inclure dans les tranches de temps entre crochets ?
  • Hiérarchie – qui est le compositeur ?
  • Partition – qui en a la maîtrise ?

 

Four⁶ – ART : Abu Dhabi, avril 2018

La « version art » – c’est le nom que j’ai donné à une performance réalisée en 2018 à Abu Dhabi centrée sur les arts plastiques (un peu comme Step : A Composition for Painting) – a été conçue comme un moyen de se détacher de la musique, tout en reconnaissant encore ses traces à l’intérieur de l’œuvre (figure 1). Chaque exécutant a été appelé à élaborer douze actions ayant des relations avec les arts. L’exécution des tranches de temps entre crochets pouvaient être soit prévue à l’avance et notée sur la partition, ou bien choisie et réalisée en temps réel au moment de l’exécution ‘live’. J’ai demandé aux exécutants d’interpréter le terme d’‘art’ à leur façon, ce qui a donné le résultat d’une mixture de performance art, d’art sonore, d’art plastique, de théâtre, de poésie performée, etc. ; et je leur ai aussi demandé d’élaborer leurs ‘évènements’ individuellement, de façon à ce que l’exécution publique se passe sans répétitions et que toutes les réactions restent spontanées, potentiellement surprenantes pour les exécutants regroupés sur scène et pour le public – (un clin d’œil à la définition de Cage de ‘l’action expérimentale’ en tant que ‘quelque chose dont le résultat n’est pas prévu’) (Cage 1961, p. 39)

Une pièce de toile de 2×1 mètres [6×3 pieds] a été utilisée, montée sur un cadre de bois et surélevée sur des blocs (pour avoir un espace permettant de couper la toile) et posée sur une grande table. Des objets ont été mis à la disposition des exécutants pour être utilisés si nécessaire : des tubes de peinture (acrylique) en blanc, noir et bleu, des tubes de peinture des mêmes couleurs, de la craie, du charbon, des couteaux, un verre d’eau, des bouteilles en verre, des crayons, des tournevis, des pinceaux (de différentes tailles), des taille-crayons (en acier), des chiffons (pour effacer ou peindre, etc.). Une des participantes avait aussi apporté un sabre laser pour faire de la peinture avec. Les interprètes étaient libres d’utiliser n’importe quelle partie de leur corps pendant la réalisation de l’œuvre. Le choix qui a été fait par les exécutants 2 et 3 étaient :

Exécutant 2 – Sons (Actions)

1. Parler, 2. Crayon, 3. Repeindre par dessus, 4. Wood blocks, 5. Blanc, 6. Couteau, 7. Noir, 8. Tournevis, 9. Bleu, 10. Silence, 11. Chanter, 12. Tousser.

Exécutant 3 – Sons (Actions)

1. Tacet, 2. Déchirer la partition et l’ajouter à la toile du canevas, 3. Secouer les pinceaux pour projeter de la peinture, 4. Eclabousser avec les pinceaux, 5. Faire gicler le tube de peinture, 6. Ecrire avec une craie, 7. Eclabousser avec de l’eau, 8 Percussion sur une bouteille et un pot de confiture, 9. Gommer, 10. Aiguiser un couteau, 11. Bousculer un autre exécutant, 12. Lacérer la toile du canevas.

 

Figure 1: portion de la toile du canevas immédiatement après l’exécution publique (avril 2018),
montrant la peinture fraîche et déchiquetée pendant l’exécution (au centre).

 

Pharmakoi

Le premier pharmakon concerne les forces en présence : qui a le droit de jouer cette œuvre ? Est-ce que la pièce est entourée de murs qui empêchent la participation et l’accès à son exécution ? Non, les frontières de l’exécution sont très ouvertes. En d’autres termes, n’importe qui peut jouer Four, on n’a pas besoin d’une formation classique ou formelle dans n’importe quelle tradition. Fourc’est de la musique et ce n’est pas de la musique ; cette pièce peut accueillir des exécutants de n’importe quel domaine artistique, en fait pouvant provenir de n’importe où, qui ont toute liberté de rester dans leur propre domaine (même si ces domaines vont s’entremêler) : artistes, musiciens, scientifiques, acteurs, historiens, philosophes, vétérinaires… la liste est infinie. Le mur de la discipline – le pour ‘qui ?’ est conçue la pièce – est instable et affaibli ; la pièce peut être jouée dans une mixture hybride de domaines, une infection virale à double sens (ou à quadruple sens) à tout moment au cours de l’exécution. On est en présence ici d’implications sociales et politiques ; il n’y a pas de barrières (murs) d’accès, pas de hiérarchie, et pas de fondement pédagogique requis.

C’est-à-dire : le programme n’a pas besoin d’être de la ‘musique’. La version que j’ai esquissée ci-dessus est basée sur un focus approximatif, mais ne requiert pas la présence d’un ‘thème’, il s’agit d’un réceptacle pour permettre à des évènements de se dérouler. Les exécutants appartenaient à différentes disciplines : musique, arts plastiques, psychologie et arabe classique. C’est ainsi que l’œuvre peut être considérée comme de la musique et en même temps n’est pas de la musique. Les tranches de temps entre crochets sont comme les folies du programme de Tschumi, décrites par Derrida comme « un espace d’écriture, un mode d’espacement qui donne lieu à un événement » (Tschumi, 2014, p. 115). Les folies ont un nombre de traits communs avec les tranches de temps entre crochets : une tranche de temps est un mode d’espacement dans le temps, et elle peut être remplie par n’importe quelle chose, par n’importe quel ‘événement’ qui crée du son, tiré de la collection de douze déterminée par chaque exécutant séparément, exactement comme une folie a un ‘programme’ indéterminé et ouvert à partir d’une collection d’évènements possibles[3]. La combinaison des évènements des tranches de temps (programmes) permet aux domaines individuels de fusionner, d’infecter, de réécrire, d’hybrider, comme dans l’exemple de notre folie, qui combine un espace de performance et d’un restaurant. Dans la version ‘art’, les domaines de la musique, du théâtre et de la philosophie occupent tous le même espace de temps.

Les évènements continuent aussi à vivre après coup, comme des cendres si vous voulez. Au fur et à mesure que la toile du canevas se sèche, la version ‘art’ continue de se modifier longtemps après que l’exécution de la pièce est terminée ; elle n’est donc pas confinée dans ces 30 minutes de ‘murs’ temporels. Elle continue d’évoluer à travers des changements de couleur et de texture (figure 2). Le processus de séchage à la fois révèle et dissimule l’écriture (sur la toile et en plus sur les lambeaux de partitions) et les modes d’application et d’addition (les morceaux de charbon dans la figure ci-dessous). Au fur et à mesure que la peinture se fissure et tombe, encore d’autres traces de la propre histoire de l’exécution apparaissent, alors que les parties individuelles peuvent devenir des objets d’art à part entière (figure 3) : une archéologie de la performance. Les cendres se laissent emporter par le flux.

20180508_190209

Figure 2: portion de la toile un mois après la performance (mai 2018),
montrant les modifications apportées à la couleur et la texture,
des parties en lambeaux (en bas à gauche)
et des morceaux de charbon (au centre à droite).

20210311_120558

Figure 3: : la partie de l’exécutant 4,
avec les additions de peinture faites
pendant les 30 minutes de la ‘performance’.

 

 

… commencer et finir à des points particuLiers de tEmps…[4]

Cage explique la structure variable très succinctement, dans la forme d’un mésostiche :

These time-brackets / are Used / in paRts / parts for which thEre is no score no fixed relationship / … / music the parts of which can moVe with respect to / eAch / otheR / It is not entirely / structurAl / But it is at the same time not / entireLy / frEe (Cage, 1993, p35-6)[5].

Il faut noter que Cage dit ‘les parties peuvent évoluer en rapport les unes avec les autres’ (les italiques sont miennes), et non pas qu’elles doivent ou sont dans l’obligation de le faire. Que pourrait vouloir dire ici le mot respect ? Littéralement qu’elles respectent l’espace des uns et des autres, les limites (murs) entre les participants, qu’elles ne doivent pas interférer, réécrire par dessus, gommer, infecter ou de franchir les programmes respectifs ; ou bien au contraire, qu’elles peuvent se frayer un chemin parce que les autres autorisent le libre passage, se permettant d’être infectées, gommées, greffées, hybridées ou réécrites par dessus, qu’elles permettent l’interpénétration parce que il n’y a pas de ‘partition, ni de relation fixe’, pas de mainmise de qui que ce soit ?[6] De nouveau, le mur est affaibli, sa fonction est hétérogène, ouverte au changement, mais sa trace, son fantôme restent présents.

S’il n’y a pas de partition, seulement des parties instrumentales, dans une danse du temps qui résulte d’une collection variable de quarante-huit coups, alors qui est le compositeur ? Qui a le contrôle sur la totalité ? Qui détient la clef qui permet le passage à travers les murs (s’ils existent) de la création de cette œuvre, de sa direction ? Il s’agit d’un autre pharmakon ; John Cage est l’auteur reconnu (son nom apparaît sur la couverture), mais en est-il vraiment l’auteur, l’auteur du contenu ? Nous n’avons que des parties, pas de partition, et nos parties n’ont pas de substance ; jusqu’à preuve du contraire elles sont informelles, sauf en termes de longueurs variables et de leur ordre, par exemple l’exécutant 1 commence avec l’événement sonore 2. C’est comme une pièce de théâtre sans livret unifié, avec des caractères qui ne connaissent pas leurs relations avec les autres caractères (en référence à l’idée de Cage que le terme « expérimental » implique des actions dont on ne peut prévoir l’issue), et avec des dialogues qui sont à la fois secrets et désordonnés. Dans Four⁶ on est en présence d’‘indications scéniques’ (instructions), et on a une ‘chorégraphie’ à temporalité variable qui nous indique approximativement quand nous devons placer les choses que nous avons trouvées en tant qu’exécutants. Mais attention, attendez un peu, n’est-ce pas à nous qu’appartiennent les contenus des tranches de temps ? Après tout, nous les avons trouvés, nous les avons élaborés et nous avons décidé précisément quand et on allait les placer, nous avons décidé que l’événement sonore 12 allait être de tousser ou de lacérer la toile et nous avons décidé quand nous allions tousser ou lacérer la toile à l’intérieur de la tranche de temps – alors ne serait-il pas plus approprié de dire que John Cage est un des auteurs de Four⁶ plutôt que John Cage est l’auteur de Four⁶?

Ainsi la hiérarchie reste indécise, il n’y a pas la présence d’un seul contrôle de décision dans l’exécution, il n’y a pas de partition ‘maître’. Les exécutants ont une marge considérable de manœuvre à condition qu’ils respectent les ‘règles’ (car Cage n’a jamais été pour la liberté pour tous sans limites). Même dans ce cas, c’est une façon de composer très généreuse et égalitaire, en se souvenant que les règles peuvent toujours être détournées (tout en restant dans leurs limites), être interprétées de nouvelles manières[7]. Tous ces ‘murs’ hiérarchiques qui peuvent bloquer le passage (ou au moins de le rendre sens obligatoire) de la communication entre les interprètes et le compositeur restent ouverts ; les murs sont perméables (y a-t-il même encore des murs ?), donc ni l’interface compositeur/interprète, ni l’interface interprète/interprète ne sont fixes. Dans la version ‘art’, l’interface public/interprète est aussi plus ouverte – la peinture peut éclabousser n’importe où. L’exécutant est un compositeur/exécutant qui interprète de manière hybride au sein d’une composition, en composant dans le cadre d’une interprétation ; le compositeur (Cage) s’est ouvert à la communication virale de l’interprète ; les interprètes se sont ouverts aux formes indépendantes/non indépendantes de la praxis greffée ; ils sont tous en interaction tout en gardant leur individualité, il peuvent tous réécrire par dessus le travail des autres (produisant des sons et/ou des peintures), il peuvent tous greffer le geste et l’expression, s’ouvrant au virus, menant des conversations dans beaucoup de ‘langages’ traversant les domaines, se permettant d’être pénétrés à un quasi niveau cellulaire.

Comme le dit Derrida :

… tout ce que j’ai fait, pour le résumer de manière très réductrice, c’est de dominer par la pensée du virus ce qu’on peut appeler une parasitologie, une virologie, le virus étant beaucoup de choses… Le virus fait partie d’un parasite qui détruit, qui introduit le désordre dans la communication. Même du point de vue biologique, c’est ce qui se passe avec le virus ; il déraille un mécanisme de communication type, son codage et son décodage (Brunette and Wills, 1994, p12)

Le virus déstabilise les choses, les fait trembler, les secoue, désorganise la communication (les messages sont perdus ou envoyés aux mauvais destinataires, ils peuvent donner lieu à une multiplicité d’interprétations), ouvre un espace pour les interventions imprévisibles, introduit l’aporia. Dans Four⁶  on peut voir l’évidence de ce virus à travers sa trace, la façon dont il laisse des marques (des empreintes) dans la poussière, dans les cendres (charbon), dans la peinture, dans le son. Ainsi on a une fusion virale des actions dans la performance (altérant les actions des autres qui laissent une marque), de ‘personnes’ (interprètes/public/compositeur), et de domaines (art/musique/théâtre, etc.) : dans la version ‘art’ de Four⁶, l’art, la musique et la danse sont tous présents, comme l’est le théâtre[8].

Le virus infecte les moments lorsque la surface de la toile du canevas est créée, lorsque les couleurs se mêlent à de nouvelles couleurs, quand elles s’ajoutent par dessus, se greffent, sont effacées ; il laisse une marque par l’accumulation et la révélation de couches, à travers l’écriture et la réécriture par dessus, à travers la déconstruction quand le couteau entaille la surface, exposant l’autre côté de la toile du canevas qui devient à son tour une nouvelle surface, à travers l’altération intentionnelle d’un ‘événement’ d’un autre exécutant par des interventions physiques – bousculer, gommer, couper et couvrir. Ainsi, le parasite de Derrida détruit (ou devrions-nous dire ‘fixe’ ?) ; mais il ne détruit que la possibilité du moment, un clin d’œil de l’‘histoire’ de cette toile peinte au moment de la performance. Il force à changer, à muter, et qui peut savoir où cela va nous mener ?

Il y a aussi d’autres traces dans les cendres ; ‘il y a là cendre’ (Derrida 2014, p. 3), des traces intertextuelles, des traces hypertextuelles, d’autres œuvres (dans des sens multiples : la propre histoire de la toile du canevas utilisée, son histoire éventuelle telle qu’elle aurait pu être, l’histoire qui est encore à venir et les histoires du domaine auquel maintenant elle s’associe). La collection de 48 évènements sonores constitue un filet de pêche rempli de traces ; celles des muralistes gréco-romains, celles des peintures religieuses baroque (dont l’élaboration collective posera sans cesse des questions pour savoir qui en est l’auteur[9]), celles des Fontana, Kiefer et Hantaï, des situationnistes, du Vienna Action Art, du Fluxus des débuts, d’Heiner Goebbels, de Robert Wilson, de Heiner Müller, les traces du théâtre post-dramatique, du danse-théâtre de Lindsay Kemp, et évidemment d’autres œuvres de Cage. Ces traces font références à d’autres traces, dans des chaînes de résonance infinie. Les traces de nos propres expériences seront aussi toujours présentes dans toute entreprise – comment pourraient-elles ne pas y être ? Les murs sont omniprésents, pour le meilleur ou pour le pire, faites en ce que vous voudrez, mais ils ne sont pas simplement des barrières. Peut-être qu’il vaut mieux reconnaître leur hétérogénéité fonctionnelle plutôt que d’essayer de les faire tomber ; de s’efforcer d’aller vers des versions plus faibles (des filets de pêche moins remplis), pour permettre leur transfiguration, pour embrasser leur indécidabilité, car alors les murs deviennent à peine perceptibles, presque transparents, des mur[mur]es[10].

 


 

1. Ceci s’applique aussi bien aux sons eux-mêmes.

2. Cage a trouvé de nouvelles façons d’apprécier la ville et de contempler ses constructions, ses traces, ses interactions, après avoir marché à travers Seattle en compagnie du peintre Mark Tobey. (Cage & Charles, 1981, p.158)

3. Dans un sens elles peuvent être considérées comme des hétérotopies.

4. Cage, 1993, p34 : « …begin and end at particuLar/points in timE… »

5. « Ces tranches de temps entre crochets / sont Utilisées / dans les paRties / les parties qui ne se réfèrEnt à aucune partition, ni de relation fixe / … / la musique dont les parties peuvent éVoluer par rapport à / les unes / les AutRes / Ce n’est pas complètement / structurAl / Mais en même temps ce n’est pas / compLètement / librE ».

6. Derrida utilise le terme de ‘Animadversions’ dans les textes tels que Glas, Cinders et « Tympan » (Marges de la philosophie) et c’est une autre façon de contempler la présentation tout en les commentant (de manière parfois explicite, parfois implicite, parfois silencieuse), simultanément, des actions séquentielles à travers la même surface, par exemple la toile du canevas.

7. Comme l’a dit Cage : « Nous ne sommes pas libres. Nous vivons dans une société cloisonnée. Nous devons prendre en compte ces cloisons. Mais pourquoi faut-il les répéter ? » (Cage & Charles, 1981, p. 90)

8. En ce qui concerne le théâtre, l’un de mes co-interprètes a presque coupé la toile du canevas en deux à un moment de la performance, et j’en ai été assez choquée – en me demandant s’il restait assez de surface pour pouvoir travailler dessus et si la chose allait complètement se détériorer – mais d’autre part, j’ai pensé que cela était très drôle et j’ai dû réprimer mon envie de rire pendant le reste de la performance, et cela fait entrer une autre trace dans le jeu, celle de la tradition du théâtre qui rend les co-interprètes comme des ‘cadavres’.

9. Dés l’année 1934, Cage a rencontré le travail collectif en groupe, ce qu’il a appelé l’attraction de l’art médiéval et gothique. (Kostelanetz, 1993, p.16)

10. Note du traducteur. Dans la version originale en anglais, Clare Lesser utilise « swallow » (avaler) qui contient « wall » (mur): « for then walls can be barely perceptible, almost transparent, they can be s[wall]owed ».


Références

Brunette, P., & Wills, D., Deconstruction and the Visual Arts: Art, Media, Architecture, Cambridge: Cambridge University Press, 1994.
Cage, J., Silence, Middletown, CT: Wesleyan University Press, 1961.
Cage, J., Four⁶, New York, NY: Edition Peters, 1992.
Cage, J., Counterpoint (1934) in Kostelanetz, R. (ed), Writings about John Cage, Ann Arbor, MI: University of Michigan Press, 1993.
Cage, J., Composition in Retrospect, Cambridge, MA: Exact Change, 1993.
Cage, J., & Charles, D., For the Birds, New York, NY: Marion Boyars, 1981. Edition en français: Pour les Oiseaux, Paris: Belfond, 1976.
Derrida, J., ‘Plato’s Pharmacy’ in Dissemination, trans. B. Johnson, London: Continuum, 2004. Edition en français : La dissémination, Paris, Editions du Seuil, 1972.
Derrida, J., Cinders, trans N. Lukacher, Minneapolis, MN: University of Minnesota Press, 2014.
Derrida, J., ‘Points de Folie – Maintenant l’architecture’ in Tschumi, B., Tschumi Park De La Villette, London: Artifice Books, 2014.
Kostelanetz, R. (ed), Writings about John Cage, Ann Arbor, MI: University of Michigan Press, 1993.
Tschumi, B. Architecture and Disjunction, Cambridge, MA: MIT Press, 1996.
Tschumi, B., ‘Introduction’, in J. Kipnis and T. Leeser (eds.), Chora L Works, New York: Monacelli Press, 1997.
Tschumi, B., Tschumi Park De La Villette, London: Artifice Books, 2014.

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Clare Lesser

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Français

 


 

INTER MUROS

A deconstructive approach to performance practice in John Cage’s Four⁶, focusing on undecidability, viral interpenetration and the merging of domains.

Clare Lesser

Summary

Murus
John Cage – Four
Four⁶ – ART: Abu Dhabi, April, 2018
Pharmakoi
…begin and end at particuLar/points in timE…

References

 


Murus

Murus, maceria, moerus, mauer, mur…

Immured, mural, rim….

…cell wall, prison wall, curtain wall, city wall…

…retaining wall, harbour wall, dividing wall, connecting wall…

…enclosure, partition, screen, divider, party wall, panel, bulkhead…

…shelter, guard, garden wall, dam, fortification…

…load-bearing wall, decorative skin, Four Walls

…off the wall… 

…mûre, mûr…

…undermining…

…with/out foundations…

 

Complicated things walls, and if we step into this stream of thought, who knows where we’ll end up? Maybe we’ll be washed off our feet and land on our heads…or crash into a wall?

Rather than immediately breaking down any walls, consider what it could mean, instead, to be between or within walls, to question them, to pick at the mortar, to make their foundations tremble a little, perhaps. But how to go about this process? Deconstruction seems a good place to start; examining the joins, quoins…penetrating the fabric, initiating the process of interrogation, of weakening, of the ‘perhaps’. So, let’s attempt to open our eyes and ears to the unfolding of deconstruction within and across domains, drawn from the work of Jacques Derrida and Bernard Tschumi (I could equally bring in Simon Hantaï and Valerio Adami), focusing on two main areas of concern: the pharmakon (and undecidability) and the virus.

There are a number of apparent contradictions or oppositions in the opening list (shelter/prison, connecting wall/dividing wall, load-bearing wall/decorative skin). Walls can seemingly occupy two or more apparently opposing states simultaneously, and as such, could be seen as pharmakoi. So, let’s consider a work of ‘music’ where these walls, these pharmakoi, these possibilities for foundation shaking and boundary dissolving, these apparent contradictions and blurred edges, these instances of aporia (or perplexity), are integral to the performance, and where the performer/creator (the ‘wild card’) can strive to deconstruct, or push, the ‘rules’ (walls) of the ‘game’ to breaking point.

 

John Cage – Four

Four⁶ (1992) for four performers, rather than ‘musicians’ or ‘players’ specifically, or rather, it is for four ‘performers’ on the front cover and four ‘players’ on the parts (does this play at games, at the theatre, does it play with play?) is one of John Cage’s time-bracket works, so named because during performance each player should

Play within the flexible time brackets given. When the time brackets are connected by a diagonal line they are relatively close together. (Cage 1992, p2)

Thus, player one opens with:

0’00” ↔ 1’15”      0’55” ↔ 2’05”

2

Cage also gives us two pieces of information about the types of sound he has in mind, I should mention here that there is no given ‘filling’ for the time brackets, that is for the performers to provide, because the work is

for any way of producing sounds (vocalization, singing, playing an instrument or instruments, electronics, etc.) … (Cage 1992, p1)

And Cage further tells us to

Choose twelve different sounds with fixed characteristics (amplitude, overtone structure, etc.) (Cage 1992, p2)

So, within the walls of the ‘rules’, within the boundaries of the work, we have creative contradictions or opportunities in the work from the outset. Cage offers us a less obvious pharmakon in that the sounds are apparently both fixed and free. We assume that Cage intended that each of the twelve sounds should have fixed characteristics, but why the first sentence in that case? It is redundant, it opens up the possibility of aporia. Why not just say ‘produce twelve sounds with fixed characteristics (amplitude etc.)’? That would make perfect sense to a musician.

He also gives the performers complete agency regarding where, i.e. from what domain (if any), they come[1], as well as a certain amount of flexibility within the overall ‘structure’, in-as-much as the time brackets (containing walls) allow for variability in start and stop times for each ‘event’. Those time brackets are empty shells of course – waiting to be filled, waiting to be inhabited by events (what Derrida calls ‘the emergence of a disparate multiplicity’ [Tschumi 1996, p257]). In other words, their ‘programme’ is unfixed. The composer/performer relationship or hierarchy is completely unsettled (another pharmakon), for who is actually ‘composing’ the performance here: composer, performer(s), both, neither? Oh yes, and there’s no ‘master’ score either, only parts. Each player is independent, in a sense walled off from the others…perhaps?

Could the pharmakon be useful in overcoming boundaries, changing (challenging) the wall’s structure and function? If a binary opposition (included/excluded, free/trapped, etc.) can be overturned, i.e. have its function cast into doubt, then walls can become thresholds, conduits, zones of connectivity, not barriers. The pharmakon is one of the key concepts to be found in Plato’s Phaedrus, so let’s consider Derrida’s explication of the pharmakon, as found in Dissemination, “Plato’s Pharmacy”.

This pharmakon, this “medicine”, this philtre, which acts as both remedy and poison… (Derrida 2004, p75)

and

This charm, this spellbinding virtue, this power of fascination, can be – alternately or simultaneously – beneficent or maleficent. (Derrida 2004, p75)

and

If the pharmakon is “ambivalent”, it is because it constitutes the medium in which opposites are opposed, the movement and the play that links them among themselves, reverses them or makes one side cross over into the other (soul/body, good/evil, inside/outside, memory/forgetfulness, speech/writing, etc.). (Derrida 2004, p130)

So, the pharmakon is a space where oppositions can be overturned; a passage or movement of conjoining and interpenetration, the either/or, neither/nor, the ‘and’. The overturning of oppositions is not solely confined to speech and writing (although that is what Derrida is referring to here): it is equally relevant to other fields, e.g. architecture, the field par excellence of walls, the bastion of apparent solidity and structure, and yet also an important area of collaboration for Derrida with Peter Eisenmann and Bernard Tschumi during the 1980s[2]Derrida was somewhat dubious about such a collaboration initially, telling Tschumi “But how could an architect be interested in deconstruction? After all, deconstruction is anti-form, anti-hierarchy, anti-structure, the opposite of all that architecture stands for.” ‘“Precisely for this reason,” I replied.’ (Tschumi 1996, p250). Tschumi also remarks that deconstructive strategies in architecture were developing momentum throughout the 1970s and ‘80s, when architects began to

…confront the binary oppositions of traditional architecture: namely, form versus function, or abstraction versus figuration. However, they also wanted to challenge the implied hierarchies hidden in these dualities, such as “form follows function” and “ornament is subservient to structure”.  (Tschumi 1996, p251)

And Tschumi’s ‘radical’ pedagogical practice at the Architectural Association and at Princeton in the mid-1970s exploited the merging of domains (e.g. architecture and literature) from the outset:

I would give my students texts by Kafka, Calvino, Hegel, Poe, Joyce and other authors as programs for architectural projects. The point grid of Joyce’s Garden (1977)…done with my AA students at the time as an architectural project based on Finnegan’s Wake, was consciously re-used as the organising strategy for the Parc de la Villette five years later. (Tschumi, 1997, p125)

So Tschumi’s Parc de la Villette project (1982-98), the redesign and development of a large urban space (the former abattoir complex in north-eastern Paris), exploited cross-programming, a reappraisal of the ‘event’, the play of the ‘trace’, and various other deconstructive strategies in its composition of lines, points and surfaces. It is probably best known for Tschumi’s iconic bright red folies (multi-programme or programme-less structures within the park): one of the folies could be either a restaurant or a music venue, neither a restaurant nor a music venue, or, a restaurant and a music venue. So, the folies are pharmakoi, they are undecidable; they reject the ‘walls’, the containment, of pre-determined ‘programme’. They are empty shells – time brackets.

How does this plurality of undecidables play out in Four? What is undecidable in the work, and what implications might this have for overturning walls in pedagogy and praxis? To explore further, let’s turn to a recent performance of Fourwhich I instigated.

A partial list of the undecidables in Four could include:

  • Forces – who can perform the work?
  • Content – what will inhabit the time brackets?
  • Hierarchy – who is the composer?
  • Score – who is in control?

 

Four⁶ – ART: Abu Dhabi, April, 2018

The art version was conceived as a way of stepping away from music, while still acknowledging its trace within the work (figure 1). Each performer was asked to individually design twelve art related actions. Time bracket execution could be either pre-planned and notated on the score, or chosen/performed ‘live’. I asked the performers to interpret ‘art’ in any way they liked, which resulted in a mixture of performance art, sound art, fine art, theatre,  performance-poetry, etc; and I also asked the performers to devise their ‘events’ in isolation, so that the live performance would be unrehearsed and all reactions would be spontaneous, potentially surprising to executors, co-performers, and the audience  ̶  (a nod towards Cage’s definition of the ‘experimental action’ as ‘one the outcome of which is not foreseen’, Cage, 1961, p39).

A 6X3 foot canvas sheet was used, mounted on a wooden frame and supported on blocks (to allow space for cutting) on a large table. The following items were available to all the performers to use if they so chose: tubes of paint (acrylic) in white, black and blue, tubs of paint in the same colours, chalk, charcoal, knives, glasses of water, glass bottles, pencils, screw drivers, paint brushes (varied sizes), knife sharpeners (steel), rags (for erasing/painting, etc.,). One performer also brought a light -sabre to paint with. Performers were free to use any part of the body during the work’s realisation. The choices made by players 2 and 3 were:

Player 2 – Sounds (Actions)Speak,

1. Speak, 2. Pencil, 3. Overpaint, 4. Wood blocks, 5. White, 6. Knife, 7. Black, 8. Screwdriver, 9. Blue, 10. Silence, 11. Sing, 12. Cough.

Player 3 – Sounds (Actions)

1.  Tacet, 2. Shred score & add to canvas, 3. Rattle brushes, 4. Splatter with brush, 5. Paint tube thrown squirt, 6. Charcoal writing, 7. Water splatter, 8. Bottle & jar percussion, 9. Erase, 10. Knife sharpen, 11. Shove other performers, 12. Slash canvas.

Figure 1: portion of the canvas immediately after the performance (April 2018),
showing wet paint and shredded performance part (centre).

 

Pharmakoi

The first pharmakon concerns the forces involved: who can perform this work? Does the work have walls that prevent participation and access? No, the boundaries of performance are very open. In other words, anyone can perform Four; no classical or formal music training from any tradition is required. Fouris music and is not music; it will accommodate performers from any artistic domain, from anywhere in fact, who are perfectly at liberty to stay within their own domain (although these domains will bleed into one another): artists, musicians, scientists, actors, historians, philosophers, vets…the list goes on. The wall regarding discipline  ̶  the ‘who?’ is the work for  ̶  is unstable and weakened; the performance can be a hybrid, a mixture of domains, a two (or four) way viral infection in every moment of performance. There are social and political implications here; there are no barriers (walls) to access, no hierarchy, and no pedagogical foregrounding is required.

If the players can come from anywhere, any domain, then the ‘content’ or ‘programme’ of the time brackets will be equally open. That is: the programme does not have to be ‘music’. The version I have outlined above has a rough focus, but no ‘theme’ is actually necessary, it is a container for events to take place in. The performers were drawn from the fields of music, visual arts, psychology, and classical Arabic, so we have a work that is music and is not music. The time brackets are like Tschumi’s programme-less folies, described by Derrida as ‘a writing of space, a mode of spacing which makes a place for the event’ (Tschumi, 2014, p115). The folies have a number of shared traits with the time brackets: a time bracket is a mode of spacing in time, and it can be filled with anything, with any ‘event’ that creates sound, drawn from each player’s lexicon of twelve, just like a folie has an undefined and open ‘programme’ with a variable lexicon of possible events[3]. The combination of the time-bracket events (programmes) allows the individual domains to merge, to infect, to overwrite, to hybridise, like our earlier example of a folie, which interbred a performance space and restaurant. In the ‘art’ version, the domains of music, art, theatre and philosophy all occupy the same time space.

Events have afterlives too, cinders, if you like. As the canvas dries out, the art version continues to change long after the performance is finished; it is not confined within those 30-minute temporal ‘walls’. It continues to evolve through changes of colour and texture (figure 2). The drying process both reveals and conceals writing (on the canvas and the additional shreds of the parts) and the modes of application and addition (charcoal pieces below). As the paint cracks and falls off, yet more traces of the performance’s own history appear, while the pages of the individual parts can become art objects in their own right (figure 3): an archaeology of performance. The cinders are carried along in the flux.

20180508_190209

Figure 2: portion of the canvas one month after the performance (May 2018),
showing changes of colour and texture,
small shreds of parts (bottom left) and charcoal (centre right).

 

20210311_120558

Figure 3: player 4, part with paint additions
acquired during the 30 minutes of ‘performance’.

 

 

…begin and end at particuLar/points in timE…[4]

Cage explains variable structure very succinctly, in the form of a mesostic:

These time-brackets / are Used / in paRts / parts for which thEre is no score no fixed relationship / … / music the parts of which can moVe with respect to / eAch / otheR / It is not entirely / structurAl / But it is at the same time not / entireLy / frEe (Cage, 1993, p35-6).

Note that Cage says the ‘parts of which can move with respect to each other’ (my italic), not that they must or should. And what could respect mean here? Literally that they respect each other’s space, each other’s boundaries (walls), that they do not interfere, overwrite, erase, infect or cross-programme; or the opposite, that they can move because the others allow free passage, permit themselves to be infected, erased, grafted, hybridised or overwritten, that they allow interpenetration because there is ‘no score, no fixed relationship’, no controlling hand?[5] Again, the wall is weakened, it’s function is heterogeneous, open to change, but its trace, its ghost, is still there.

If there is no score, only parts in a timed dance drawn from a variable lexicon of forty-eight moves, then who is the composer? Who has overall control? Who holds the key that allows passage through the walls (if they exist) of this work’s creation, of its direction? It is another pharmakon; John Cage is the acknowledged author (his name is on the front cover), but is he really the author, the author of the content? We only have parts, no score, and our parts have no substance; as yet they are unformed, except in terms of variable lengths and their order, e.g. player 1 starts with sound event 2. It’s like a drama without a unified script, with characters who do not know their relationships to the other characters (back to actions with unforeseen outcomes), and dialogue that is both secret and disordered. In Four⁶ we have ‘stage directions’ (instructions), and we have a variable temporal ‘choreography’ which tells us approximately when to put the things that we, as performers, have found. But wait a minute, aren’t the fillings of the time brackets ours? We found them, after all, we devised the sounds, and we decided precisely when and where we were going to put them, we decided that sound event 12 was going to be coughing or canvas slashing and we decided when we were going to cough or slash the canvas within that time bracket – so perhaps it would be better to say that John Cage is an author of Four⁶ rather than John Cage is the author of Four⁶?

So, the hierarchy is undecided, there is no single controlling presence in the performance, there is no ‘master’score. The performers have a very considerable amount of agency as long as they play by the ‘rules’ (for Cage was never one for a free-for-all). Even so, it’s a very generous and egalitarian way of composing, always remembering that rules can be outmanoeuvred (whilst still remaining within them), interpreted in new ways[6]. All those hierarchical ‘walls’ that can block (or at least make it one way only) the passage of communication between performer and composer are open; the walls are porous (are they even walls anymore?), so neither the composer/performer interface nor the performer/performer interface is fixed. In the art version, the audience/performer interface is also more open – paint can fly everywhere. The performer is a composer/performer hybrid interpreting within a composition, composing within an interpretation; the composer (Cage) has opened himself up to the viral communication of the performer; the performers have opened themselves up to independent/not independent forms of grafted praxis; all interact while retaining their individuality, all can overwrite each other’s work (in sound and/or paint), all can graft gesture and expression, opening themselves to the virus, conversing in many ‘languages’ across domains, allowing themselves to be penetrated at a quasi-cellular level.

As Derrida says

…all I have done, to summarize it very reductively, is dominated by the thought of a virus, what could be called a parasitology, a virology, the virus being many things…The virus is in part a parasite that destroys, that introduces disorder into communication. Even from the biological standpoint, this is what happens with a virus; it derails a mechanism of the communicational type, its coding and decoding (Brunette and Wills, 1994, p12)

The virus unsettles things, makes them tremble, and shakes them up, disorders communication (messages get lost or ‘wrongly’ delivered, they are open to a multiplicity of interpretations), makes a space for unpredictable interventions, introduces aporia. In Four⁶ we can see the evidence of this virus through its trace, the way it leaves marks (imprints) behind in the dust, in the ashes (charcoal), in the paint, in the sound. So we have a viral melding of actions in performance (altering another’s actions which leaves a mark), of ‘persons’ (performers/audience/composer), and domains (art/music/theatre, etc.): in the art version of Four⁶,art, music and dance are all present, as is theatre[7].

The virus infects the moments when the the surface of the canvas is created, when colours blend to become new colours, are overwritten, are grafted, are erased; it leaves its mark through the accretion and revealing of layers, through writing and overwriting, through deconstruction as the knife slashes through the surface, exposing the underside of the canvas which in turn becomes a new surface, through the intentional alteration of another player’s ‘event’ by physical interventions – shoving, scrubbing, cutting and covering. So, Derrida’s parasite destroys (or should one say it ‘fixes’?); but it only destroys a moment’s possibility, an eye-blink of the painting’s ‘history’ (of this performance’s canvas). It forces a change, a mutation, and who knows where that will lead?

There are other traces in the ashes too; ‘il y a là cendre’ (Derrida, 2014, p3), intertextual traces, hypertextual traces, of other works (in multiple senses: the current canvas’ own history, its possible history that could have been, the history that is yet to come, and the histories of the domains to which it now aligns itself). The lexicon of 48 sound events is a net of traces; of the Greco-Roman muralists, of baroque religious painted interiors (whose collective endeavour will always raise questions of authorship[8]), of Fontana, Kiefer, and Hantaï, the Situationists, Vienna Action Art, early Fluxus, Heiner Goebbels, Robert Wilson, Heiner Müller, the traces of post-dramatic theatre, of the dance-theatre of Lindsay Kemp, and other works by Cage of course. These traces refer to other traces, in chains of infinite resonance.  The traces of our own experiences will always be present in any endeavour as well – how could they not be? Walls are omnipresent, for good, for ill, make of them what you will, but they are not merely barriers. Perhaps it is better to acknowledge their functional heterogeneity than to attempt to break them; to strive for weakened versions (as nets), to allow their transfiguration, to embrace their undecidability, for then walls can be barely perceptible, almost transparent, they can be s[wall]owed.

 


 

1. This is equally applicable to the sounds themselves.

2. Cage found a new appreciation for the city and new ways of looking at its constructions, its traces, its interactions, after taking a walk through Seattle with the painter Mark Tobey. (Cage & Charles, 1981, p158)

3. In one sense they could be considered heterotopias.

4. Cage, 1993, p34.

5. Derrida’s use of ‘Animadversions’ in texts such as Glas, Cinders and Tympan (Margins of Philosophy) are another way of looking at the presentation of, and commentary (sometimes explicit, sometimes implicit, sometimes silent) on, simultaneous, parallel and sequential actions across the same surface, i.e. the canvas.

6. As Cage said: ‘We are not free. We live in a partitioned society. We certainly must take those partitionings into consideration. But why repeat them?’ (Cage & Charles, 1981, p90)

7. Regarding theatre, one of my co-performers almost cut the canvas in half at one point during the performance, and I was quite shocked – wondering if there was both enough surface left to work on, and whether the whole thing would unravel-, but on the other hand, I thought it was very funny and had to stifle my desire to laugh for the rest of the performance, and that brings another trace into play, that of the theatre’s tradition of making co-performers ‘corpse’.

8. As early as 1934 Cage found the group endeavour of what he termed medieval or gothic art appealing. (Kostelanetz, 1993, p.16)


References

Brunette, P., & Wills, D., Deconstruction and the Visual Arts: Art, Media, Architecture, Cambridge: Cambridge University Press, 1994.
Cage, J., Silence, Middletown, CT: Wesleyan University Press, 1961.
Cage, J., Four⁶, New York, NY: Edition Peters, 1992.
Cage, J., Counterpoint (1934) in Kostelanetz, R. (ed), Writings about John Cage, Ann Arbor, MI: University of Michigan Press, 1993.
Cage, J., Composition in Retrospect, Cambridge, MA: Exact Change, 1993.
Cage, J., & Charles, D., For the Birds, New York, NY: Marion Boyars, 1981.
Derrida, J., ‘Plato’s Pharmacy’ in Dissemination, trans. B. Johnson, London: Continuum, 2004.
Derrida, J., Cinders, trans N. Lukacher, Minneapolis, MN: University of Minnesota Press, 2014.
Derrida, J., ‘Points de Folie – Maintenant l’architecture’ in Tschumi, B., Tschumi Park De La Villette, London: Artifice Books, 2014.
Kostelanetz, R. (ed), Writings about John Cage, Ann Arbor, MI: University of Michigan Press, 1993.
Tschumi, B. Architecture and Disjunction, Cambridge, MA: MIT Press, 1996.
Tschumi, B., ‘Introduction’, in J. Kipnis and T. Leeser (eds.), Chora L Works, New York: Monacelli Press, 1997.
Tschumi, B., Tschumi Park De La Villette, London: Artifice Books, 2014.

Vlatko Kučan – Français

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L’improvisation et les « murs internes de l’Ego »

Revisiter brièvement les dialectiques de la créativité, de la liberté et les représentations intérieures des relations de pouvoir

Vlatko Kučan

Traduction :  Jean-Charles François
Summary

1. Introduction / Murs internes
2. Improvisation / Trois modes
3. Improvisation / Propos d’improvisateurs
4. En bref – Le concept freudien d’inconscient
5. Observations tirées des classes d’improvisation
6. Les murs internes
7. Epilogue / Régler les derniers détails

Bibliographie

 

 « À partir de l’idée que le moi ne nous est pas donné, je pense qu’il n’y a qu’une conséquence pratique, nous avons à nous créer nous-même comme une œuvre d’art. »

Michel Foucault

1. Introduction / Murs Internes

On peut avoir l’impression qu’on est en train de vivre finalement une époque merveilleuse pour l’art de l’improvisation – une époque où les termes tels que créativité, pleine conscience (sensibilisation émotionnelle), conjointement avec le postulat de l’expression individuelle de soi, sont omniprésents non seulement dans le domaine des arts mais plus encore dans les contextes de l’enseignement, de l’entreprise et de tous les secteurs de la vie quotidienne. L’improvisation ne semble plus être considérée comme une pratique artistique obscure et ambiguë ayant mauvaise réputation, mais apparaît soudainement comme une méthode universelle étincelante pour développer la créativité humaine qui en même temps suscite « un des discours académiques le plus vital de notre temps » (Lewis, 2016).

On peut avoir l’impression énivrante que tout ce qui reste à faire aujourd’hui est de propager le nouvel évangile et d’agir en conséquence et tout ira bien à la fin des temps – au moment où les vieux murs du scepticisme étroit contre l’improvisation se sont finalement effondrés en morceaux, face à cette prise de conscience si longtemps attendue.

Je ne peux que me réjouir de l’intérêt grandissant pour l’improvisation et des développements qui en résultent – toutefois je reste très sceptique quant à l’idée que les connotations positives, la pratique et la réflexion du positivisme à son sujet, puissent comme par magie libérer le potentiel créatif de tout un chacun[1]. En conséquence, et pour éviter de se limiter à ce genre de promesses naïves de salut, les propos sur l’improvisation ont besoin d’être abordés dialectiquement en vue d’accéder à des idées et des arguments plus plausibles.

Cela paraît d’autant plus vrai que, dans la pratique de l’improvisation elle-même, des obstacles et des résistances semblent se manifester qui (dans le contexte des questions qui se posent) peuvent être considérés comme représentations, internes aux improvisateurs, de ‘murs’ – c’est-à-dire des structures solides qui ont pour fonction de séparer, de cloisonner et d’empêcher la perméabilité. Comme le sous-entendent le titre tape-à-l’œil et l’introduction sarcastique, je vais essayer de pousser cette métaphore jusqu’au bout de ma brève argumentation et, en passant par les territoires de la terminologie freudienne, d’aller vers les domaines de la Théorie critique.

 

2. Improvisation / Trois modes

Examinons le dispositif le plus communément utilisé dans ce qu’on appelle l’improvisation musicale libre : un groupe de musiciens qui tentent de créer de la musique collectivement sans se mettre d’accord auparavant. Un public peut être ou ne pas être présent. Lorsqu’on pose des questions aux improvisateurs sur leur travail et leur pratique, les réponses qu’on obtient sont surtout centrées sur les aspects suivants : a) les intentions, l’expression de soi, l’expérience subjective ; b) l’interaction dans le groupe ; c) la musique elle-même ; d) les réactions et les commentaires en retour du public.

Ces questions relatives à l’organisation structurelle dans les réflexions rétrospectives des improvisateurs nous donnent des pistes pour examiner avec la plus grande attention les véritables processus de l’improvisation, et ceci dans ces termes :

  1. Subjectivité, conscience de soi, psycho-dynamiques individuelles.
  2. Dynamiques de groupe, interaction, communication.
  3. Production de matériau, langage, idiome.

Et en se plaçant du point de vue des perspectives subjectives du musicien improvisateur on peut dire que dans le moment de l’improvisation, il convient d’établir et de maintenir trois relations fondamentales ou ‘liens’ qui semblent jouer un rôle essentiel dans la pratique de l’improvisation:

  1. Le lien avec soi-même (c’est le plus complexe des trois et il va constituer l’élément principal de mon argumentation).
  2. Le lien avec les autres musiciens (et avec le public s’il est présent – ce qui peut être traité séparément).
  3. Le lien avec la musique (ou avec le matériau musical).

Ces trois façons de voir les choses vont s’avérer, on l’espère, utiles pour traiter des questions qui nous sont posées.

 

3. Improvisation / Propos d’improvisateurs

Faisons un petit tour pour voir comment trois improvisateurs parmi les plus respectés de la musique (jazz) expriment leurs convictions profondes par rapport à l’improvisation :

a) Charlie Parker

(…) Il faut connaître son instrument. Puis, il faut travailler, travailler, travailler. Et ensuite, quand finalement on monte sur la scène du kiosque à musique, il faut tout oublier et se mettre juste à gémir (Parker)

b) Sonny Rollins

(…) Quand je travaille à la maison, je travaille en vue de pouvoir accéder à mon subconscient lorsque je joue devant des gens. Mais dans le processus d’improvisation, vous êtes toujours dans votre subconscient, vous allez constamment vers votre subconscient. C’est là que vous voulez être, c’est la musique que vous voulez créer, des choses qui sont enfouies en profondeur dans votre moi, c’est ce que vous voulez faire sortir.
Je commence par jouer des choses que je connais, pour faire en sorte que le sang puisse circuler. Ces choses peuvent être souvent décrites comme des clichés, donc vous commencez avec des clichés pour mettre en branle le processus. Une fois que le processus est en branle, alors je ne pense plus à rien, la pensée s’arrête là. Vous ne pouvez pas jouer et penser en même temps, ce n’est pas possible. Alors les clichés sont là juste au commencement et une fois que les choses sont lancées , c’est fini, alors vous jouez. (…) Votre subconscient ou n’importe quoi, c’est ce qui vous permet d’accéder au monde musical des étoiles. Alors vous vous retirez, vous laissez les choses arriver. (Rollins)

c) Keith Jarret

La musique n’est pas quelque chose qu’on peut décrire avec des mots. La musique est soit dans les airs – et on la trouve dans les airs ou elle est dans les airs – soit on ne la trouve pas, mais alors c’est qu’on ne s’en donne pas les moyens. Vous pouvez avoir appris le piano, avoir appris les accords, avoir appris les gammes, avoir appris tout ce qui concerne la musique – et vous êtes encore au point zéro – jusqu’au moment où vous lâchez prise sur tout ce qui vous retenait. Et nous pourrions tous être en mesure de ne pas nous retenir. Mais la plupart d’entre nous ne permettent pas que cela se produise. Mon rôle, d’après moi, c’est de lâcher prise. Mais je ne crois pas qu’il y ait la moindre règle. Il n’y a pas de règles. (…) Pendant très longtemps c’est ce que je n’avais pas réalisé. (…) L’enseignement est une chose – je ne crois pas qu’il y ait des maîtres, je pense qu’il n’y a que des étudiants – certains étudiants travaillent plus que d’autres. Dans le jazz, le grand récit c’est – ce qui fait avancer la musique – et le grand récit c’est les musiciens qui jouent. (…) Si vous entendez quelque chose et que cela provoque des changements chez vous – c’est parce que ce que vous avez entendu provenait de quelqu’un qui est devenu un innovateur, on devient un innovateur par le travail acharné sur soi-même. Pas tellement par le travail sur l’instrument. (…) (Jarret)

Les points principaux à retenir de ces propos peuvent se résumer ainsi:

  1. L’improvisateur doit acquérir à la fois un haut niveau de capacités techniques sur son instrument et une connaissance approfondie de l’idiome et de la forme artistique en question.
  2. Quand il s’implique dans le processus créatif, l’improvisateur doit ‘renoncer’ à toute connaissance et à tout contrôle pour pouvoir être en mesure d’improviser.
  3. La musique a son origine dans le ‘subconscient’ du musicien et elle se trouve ‘dans les airs’.

Alors que le terme qu’a choisi C. Parker ‘gémir’ [wailing] peut être interprété dans son sens usuel comme l’expression de la lamentation, ou dans son sens argotique de ‘bien jouer de son instrument’ – les deux interprétations impliquent une expression affective de la part du sujet. Je suis conscient que certains lecteurs seront tentés de rejeter avec force cet argument, car il semble promouvoir une posture ‘romantique’ – ou pour parler en termes marxistes : une posture ‘bourgeoise’ – dans la façon de s’exprimer et dans sa nature artistique. Je demande aux lecteurs un peu de patience, car je pense poursuivre tout au long de cet exposé ce débat absolument incontournable. Pour le moment, je voudrais citer Herbert Marcuse à ce sujet :

(…) même dans la société bourgeoise, l’accent placé sur la vérité et les droits de l’intériorité n’est pas réellement une valeur bourgeoise. Par l’affirmation de l’intériorité de la subjectivité, l’individu se retire du réseau des rapports d’échange et des valeurs d’échange, il se retire de la réalité de la société bourgeoise pour entrer dans une autre dimension de l’existence. En fait, cette fuite de la réalité a entraîné une expérience qui pouvait devenir, et qui est devenue, une force puissante pour invalider les valeurs bourgeoises effectivement prédominantes ; ainsi le lieu de l’épanouissement de l’individu a-t-il été transféré du domaine du principe d’efficacité et de la recherche du profit à celui des ressources intérieures de l’être humain : passion, imagination, conscience morale. (Marcuse, p. 18-19)

Quelles leçons pouvons-nous tirer de cette expression affective du sujet proposée par S. Rollins ? Dans son propos, S. Rollins utilise le terme de ‘subconscient’ en tant que ressource principale ou en tant que concept utile à l’improvisation. Dans son sens courant le ‘subconscient’ décrit tout ce qui n’appartient pas à la prise de conscience aiguë du sujet. Dans les sciences sociales le terme est utilisé pour décrire une motivation « sans intention, attention et orientation consciente » (Stajkovic, p. 1172)

L’aspect qui semble être le plus étrange dans les propos des artistes cités concerne la nécessité pour le sujet d’‘oublier’ tout ce qu’il a appris et pratiqué (C. Parker), de ‘se retirer’ et de ‘laisser la musique se faire’ (S. Rollins), pour en même temps espérer ‘trouver la musique dans les airs’ (K. Jarrett). Ces phrases semblent impliquer que la musique a une sorte de nature dé-subjectivée ou une autonomie propre.

Nous allons essayer de voir si prendre en considération le concept d’« inconscient », tel qu’il a été proposé par Sigmund Freud et développé dans la psychanalyse, peut proposer des perspectives en vue d’essayer de comprendre l’improvisation et si cela peut éclairer ce qui paraît être dans l’art une dichotomie paradoxale entre l’expression subjective et une objectivité inhérente.

 

4. En bref – Le concept freudien d’inconscient

Ce court article ne peut en aucune façon prétendre proposer de manière satisfaisante une introduction aux travaux de la psychanalyse au sujet de l’inconscient, j’espère pourtant que l’emploi des éléments fondamentaux bien connus du freudisme, examinés aussi dans le contexte de la théorie culturelle, sera perçu comme plausible et peut-être aussi comme utile dans le présent contexte. Les lecteurs familiers avec les éléments fondamentaux des travaux de Freud peuvent sauter les longues citations qui vont suivre, dont la fonction principale est de servir de brève introduction sur ces questions.

Le terme de « inconscient » a été utilisé pour la première fois par Sigmund Freud en 1900 à côté des termes de « préconscient » et de « conscient » comme faisant partie intégrante de son premier concept topographique de la psyché humaine[2]. Selon Jean Laplanche et J.- B. Pontalis :

L’inconscient freudien est indissolublement une notion topique et dynamique qui s’est dégagée de l’expérience de la cure. Celle-ci a montré que le psychisme n’est pas réductible au conscient et que certains « contenus » ne deviennent accessibles à la conscience qu’une fois des résistances surmontées ; elle a révélé que la vie psychique était « …tout emplie de pensées efficientes bien qu’inconscientes et que c’était celles-ci qui émanaient des symptômes » (Freud, 1912, p. 433), elle a conduit à supposer l’existence de « groupes psychiques séparés » et, plus généralement, à admettre l’inconscient comme un « lieu psychique » particulier qu’il faut se représenter, non comme une seconde conscience mais comme un système qui a des contenus, des mécanismes et peut-être une « énergie » spécifique. (Laplanche, p. 197-198) (…) À partir de 1920, Freud a élaboré sur une autre conception de la personnalité (souvent désignée de façon abrégée du terme de « seconde topique »). (…) Dans sa forme schématique, cette seconde théorie fait intervenir trois « instances », le ça, pôle pulsionnel de la personnalité, le moi, instance qui se pose en représentant des intérêts de la totalité de la personne, et comme tel, est investi de libido narcissique, le surmoi enfin, instance qui juge et critique, constituée par intériorisation des exigences et des interdits parentaux. (Laplanche, p. 488)

L’« inconscient » est par définition exactement ce que ce terme veut dire : non accessible par l’esprit conscient ; mais c’est aussi le foyer de « processus primaires » dans lesquels

(…) l’énergie psychique s’écoule librement, passant sans entraves d’une représentation à une autre selon les mécanismes de déplacement et de condensation ; elle tend à réinvestir pleinement les représentations attachées aux expériences de satisfaction constitutives du désir (hallucination primitive). (Ibid., p.341)

Le « préconscient » d’autre part est un domaine intermédiaire entre l’« inconscient » et le « conscient » :

Du point de vue métapsychologique, le système préconscient est régi par le processus secondaire. Il est séparé du système inconscient par la censure qui ne permet pas aux contenus et aux processus inconscients de passer dans le préconscient sans subir des transformations. Dans le cadre de la deuxième topique freudienne, le terme de préconscient est utilisé surtout comme un adjectif, pour qualifier ce qui échappe à la conscience actuelle sans être inconscient au sens strict. Du point de vue systématique, il qualifie des contenus et des processus rattachés au moi pour l’essentiel et aussi au surmoi. (Ibid., p. 321)
(…) Dans le cas du processus secondaire, l’énergie est d’abord « liée » avant de s’écouler de façon contrôlée ; les représentations sont investies d’une façon plus stable, la satisfaction est ajournée, permettant ainsi des expériences mentales qui mettent à l’épreuve les différentes voies de satisfaction possibles. L’opposition entre processus primaire et processus secondaire est corrélative de celle entre principe de plaisir et principe de réalité. (Ibid., p. 341)

Pour revenir sur la question de l’improvisation et les citations de nos maîtres de l’improvisation : si l’on essaie de faire fonctionner les termes de la psychanalyse, on peut essayer de remplacer le terme utilisé par S. Rollins de « subconscient » par le concept freudien de « préconscient ». Il est intéressant de noter qu’à un autre moment,

Freud qualifie le système préconscient comme « connaissance consciente » (bewusste Kenntnis) ; ce sont là des termes significatifs qui soulignent la distinction d’avec l’inconscient : « connaissance » implique qu’il s’agit d’un certain savoir concernant le sujet et son monde personnel ; « consciente » marque que des contenus et des processus, bien que non conscients, sont rattachés au conscient du point de vue topique. (Ibid., p. 322)

Cette description est bien en résonance avec l’idée de « connaissance à oublier » présentée dans les citations de nos sources.

Reste encore sans réponse la question de l’artiste qui « se met en retrait » et « laisse arriver les choses ». Il est évident que ces phrases décrivent ce qu’on pourrait appeler une situation dynamique ou un processus. Le sujet doit renoncer à exercer son contrôle, ne pas interférer avec ce qui se passe, laisser aller les choses – il ne doit pas tenter de mettre des obstacles ou de résister à l’autre force en présence – la musique. Mais quelle est la force de la musique et d’où provient-elle ? Et quelle est la nature de la résistance ?

Peut-être qu’ici, l’indication de K. Jarret sur « le travail acharné sur eux-mêmes » (plutôt que sur leurs instruments) nous donne un précieux indice.

 

5. Observations tirées des classes d’improvisation

Quittons provisoirement le terrain captivant, mais aussi potentiellement glissant, de la théorie pour nous tourner à nouveau vers la pratique de l’improvisation – ou pour être plus spécifique – vers le stade particulier de l’apprentissage de l’improvisation[3].

Un des champs de ma pratique pédagogique est d’enseigner ce qu’on appelle l’improvisation libre à des étudiants en jazz. À ce stade le terme de ‘libre’ n’indique rien d’autre que l’improvisation est ‘libérée’ des paramètres musicaux formels prédéfinis comme la tonalité ou d’autres aspects structurels. S’ils sont très bien formés et expérimentés dans l’improvisation jazz, la plupart de ces étudiants n’ont pas ou très peu vécu d’expériences dans un cadre ouvert tel que celui-ci. Le fait de commencer par une situation censée être basée sur le ‘rien a priori’ indique clairement à tous les participants que tout ce qui va suivre sera une création par le groupe et les individus qui le composent.

En dépit des grands espoirs initialement placés en vue de la production de nouvelles créations stimulantes, les toutes premières improvisations qu’un nouvel ensemble est capable de créer sont, pour une grande part, très uniformes et monochromatiques. Ce n’est pas pour dire que l’enthousiasme affectif n’y est pas présent – mais ce n’est pas ce que la musique révèle par rapport à ce qu’on avait peut-être envisagé.

Ici les conversations récurrentes en rapport aux improvisations, les analyses de leur matériau, les réflexions et le partage des perceptions et expériences individuelles révèlent petit à petit une image plus claire des obstacles sous-jacents et immanents à surmonter. Ces obstacles sont responsables du fait que ce qui paraissait comme pouvant déboucher sur une création et une expression libres s’avère être quelque chose qui, dans le ressenti et dans la production des sonorités, se situe tout à fait à l’opposé.

Ces obstructions peuvent être classifiées dans les trois catégories mentionnées ci-dessus :

  1. Subjectivité, conscience de soi, psycho-dynamiques individuelles.
  2. Dynamique de groupe, interaction, communication.
  3. Production de matériau, langage, idiome.

Au fil du temps les individus devront acquérir une connaissance des matériaux et des capacités techniques liée à la production de l’improvisation. Ils devront passer par un processus collectif de groupe, qui, on l’espère, va résulter dans la constitution d’un espace suffisamment protégé et amical pour leurs interactions. Si K. Jarret a raison de souligner qu’« il n’y a pas de règles » dans le sens qu’il n’y a pas de règles prédéfinies – il est tout de même nécessaire que des règles soient développées et négociées par les individus au sein du collectif. Comme sans aucun doute l’improvisation est toujours aussi une pratique sociale, le groupe d’improvisation devient une « microsociété » – avec toutes les conséquences que cela implique.

Enfin et surtout, chaque individu devra passer par un processus d’expérience de soi et de réflexion sur soi-même à travers la pratique de l’improvisation. Les ressources indispensables pour y parvenir sont multiples : l’expérience des interactions sociales avec les autres membres du groupe et l’image qu’ils renvoient en miroir [mirroring][4]], la rencontre avec le matériau qu’on produit par soi-même, l’expérience des actions improvisées, les sensations affectives, etc.

À bien des égards, tout cela peut être considéré comme constituant un processus de développement (même dans un sens thérapeutique) – toutefois, il y a une différence importante entre la pure expérience de soi-même et la production artistique. Cette dernière est le résultat d’un processus qui à la fin débouche sur la création d’une « forme esthétique ». Marcuse la définit comme suit :

On peut provisoirement définir la « forme esthétique » comme le résultat de la transformation d’un contenu reçu (fait présent ou historique, personnel ou social) en un tout autosuffisant : poème, pièce de théâtre, roman, etc. L’œuvre est ainsi retirée du processus constant de la réalité, elle acquiert une signifiance et une vérité qui lui sont propres. La transformation esthétique résulte d’un remodelage de la langue, de la perception et de la compréhension qui révèle dans son apparence l’essence de la réalité : le potentiel réprimé de l’homme et de la nature. (Marcuse, p. 22)

La « forme esthétique », ou productions symboliques de l’art, s’inscrit dans un contexte culturel et historique particulier et un champ de tensions qui est représenté par ce qu’on appelle un « état de l’art » déterminé.

Dans ce processus de création artistique l’expression subjective de l’artiste n’est pas la seule fin en soi mais plutôt une condition nécessaire. L’expression subjective n’est jamais purement subjective – car elle porte en soi ses inscriptions et ses déterminations sociales et culturelles – mais elle a en même temps besoin d’être soumise à une transformation liée aux conditions particulières requises par une « forme esthétique » et aux normes de « l’état de l’art »[5]. Du point de vue des perspectives subjectives du musicien instrumentiste ou vocaliste, c’est exactement dans ce sens que le sujet doit ‘se retirer’ (S. Rollins) en vue de pouvoir ouvrir d’autres types de ‘conduits’ de communication.

Et ainsi en « travaillant sur soi-même » (K. Jarrett) vers « l’état de l’art » l’improvisateur transforme et transcende sa subjectivité – et, de plus, il semble que la « voie royale » vers l’objectivité passe par la subjectivité – ce qui de nouveau met en évidence notre étrange paradoxe.

 

6. Les murs internes

Mais qu’en est-il des murs qu’on avait promis de faire tomber ? Nous avons jeté un œil sur le modèle structurel freudien de la psyché, ce qui nous a donné des pistes pour étudier et interpréter les propos de nos maîtres de l’improvisation. Nous avons défini trois domaines de « connexions » vitales que l’improvisateur doit établir, développer et entretenir. Et nous avons eu très brièvement un aperçu des obstacles immanents qui semblent se manifester dans les processus de développement de la pratique de l’improvisation. Nous avons soutenu avec une certaine audace que la ‘vérité’ subjective n’est pas une impasse mais plutôt une passerelle nécessaire menant à un récit plus universel.

Cela nous mène à la dernière partie de ce court exposé : la notion de comment intérieurement on se représente les relations de pouvoir. Ce sujet peut paraître dissimuler une « vieille affaire poussiéreuse » semblant s’être égarée depuis longtemps. Pour reprendre le ton polémique de mon introduction : comme nous semblons vivre une époque favorable aux idées audacieuses – et souvent idéo-creuses – essayons ![6]

Qu’on se tourne vers les perspectives de la théorie marxiste ou de celle de Freud, ou vers les développements ultérieurs de la Théorie Critique par les protagonistes de l’Ecole de Francfort – il semble qu’il n’y ait que très peu de doute sur la notion que la réalité sociale, les structures familiales et les relations de pouvoir sont inscrits dans la représentation des sujets, sous la forme de leur seconde nature structurée de manière individuelle, psychologique et physique. Ces inscriptions constituent une « représentation intériorisée du pouvoir » – créant ainsi les fondements de nos ‘murs’ métaphoriques, construits à la fois à partir de matériaux conscients et inconscients.

C’est la réussite novatrice de Freud, en tant que représentant des vrais « fondateurs de la pratique discursive » (Foucault, 1969), d’avoir formulé une théorie qui décrit le développement individuel du sujet en relation avec des conditions socio-culturelles particulières. Les successeurs de Freud, Alfred Lorenz (1985) et Jacques Lacan (2002) – pour mentionner deux des théoriciens de la psychanalyse allemande et française parmi les plus importants – ont continué à développer la théorie de Freud à un niveau de complexité qui dépasse le cadre de ce texte. Je vais donc m’en tenir à la métaphore plus simple de « murs intérieurs ». Dans leur effet sur le sujet, ces ‘murs’ non seulement limitent le champ de l’action créative [Spielraum] de diverses manières, mais constituent des obstacles et des structures de résistances aux développements de l’émancipation consciente ; et ils constituent tout autant des ‘attaques’ contre les pulsions primaires inconscientes du principe du plaisir.

La production artistique, lorsqu’elle est une réussite, se joue de ces obstacles – elle les transforme et les transcende en « forme esthétique ». Ou comme l’a écrit Herbert Marcuse :

L’art reflète cette dynamique en revendiquant l’énonciation de sa propre vérité, qui se fonde sur la réalité sociale dont elle est néanmoins l’« autre ». L’art ouvre une dimension inaccessible à une autre expérience, une dimension dans laquelle les êtres humains, la nature et les choses ne sont plus subjugués par le principe de réalité établi. Sujets et objets découvrent l’apparence de l’autonomie qui leur est refusée dans leur société. La rencontre de la vérité de l’art a lieu dans les images et le langage décapants qui rendent perceptible, visible ou audible ce qui n’est plus ou pas encore perçu, dit ou entendu dans la vie quotidienne. (Marcuse, p. 82)

C’est exactement ce qu’on a pu observer dans le processus pratique de l’improvisation artistique : un long chemin parfois douloureux – mais aussi joyeux et de plus en plus gratifiant – vers la notion de liberté. Un chemin à travers des territoires faits de règles et d’interdits où le sujet/improvisateur qui explore est guidé par des décisions dictées par la bienséance ou par l’opportunisme, par des actions inappropriées ou sauvages, des manœuvres stupides ou dangereuses, des inactions timides, des décisions faites sans conviction, des escapades courageuses – et bien d’autres choses. Marcuse continue :

L’autonomie de l’art reflète le manque de liberté des individus dans une société non libre. S’ils étaient libres, l’art serait la forme et l’expression de leur liberté. L’art reste marqué par le manque de liberté ; c’est en s’opposant à ce manque que l’art acquiert son autonomie. Le nomos auquel obéit l’art n’est pas celui du principe de réalité établi mais celui de sa négation. Mais la simple négation serait abstraite, une utopie « en négatif ». L’utopie du grand art n’est jamais la simple négation du principe de réalité mais sa conservation par le dépassement (Aufhebung), telle que le passé et le présent projettent leur ombre sur l’accomplissement à venir : l’utopie authentique se fonde sur le souvenir. (Ibid., p. 82-83)

Pour l’improvisateur c’est évident, il est assez simple et trivial, semble-t-il, de ‘détecter’ ces ‘murs’ et d’engager la ‘lutte’. Mais toutes les tentatives pour « traverser ces frontières » et de « faire face à l’autre côté » – les tout premiers pas vers l’autonomie – sont accompagnées par du Angst [angoisse]. Être capable de reconnaître, d’accepter et de dépasser (et éventuellement comprendre) ces anxiétés et ces peurs constitue une étape nécessaire. Le chemin à parcourir est très long – cela prend d’habitude la vie entière. Au moins on n’a pas à mener un combat donquichottesque dans l’isolement et le désespoir, car l’improvisation est une pratique sociale : l’attention bienveillante et le partage dans le collectif sont beaucoup plus forts et raisonnables que l’isolement individuel[7].

Et puis il y a la musique…

 

7. Epilogue / Régler les derniers détails

Je suis conscient du fait que le présent texte laisse de côté des questions théoriques intéressantes. En particulier il serait stimulant de mieux comprendre les processus créatifs liés à l’improvisation de groupe dans le contexte des concepts plus récents de la psychanalyse sur les relations entre objets. Alors qu’il y a eu un nombre croissant de publications à ce sujet ces dernières années, ces travaux concernent surtout les processus créatifs dans les domaines des arts plastiques et de la littérature. La pratique de l’improvisation musicale, avec ses fortes implications sociales et ses matériaux particuliers, est par beaucoup d’aspects différente de la production de la peinture par exemple.

Un autre sujet important à débattre tourne autour de la question de savoir de quelle manière le concept d’incorporation [embodiement]– d’inscription sur le corps – tel qu’il a été exposé par D. Sudnow dans The Ways of the Hand (2011) se rapporte au contenu de ce texte[8]. Je pense que le concept de Sudnow – bien qu’il ne prenne pas explicitement en compte les aspects affectifs, psycho-dynamiques et sociaux – n’est pas contradictoire avec la notion du « subconscient ». Pour pouvoir définir cette relation, il faudrait aborder le sujet de l’« incorporation » en termes psychanalytiques – ce qui se situe au-delà du cadre de ce texte et doit en conséquence être laissée pour plus tard.

Un autre sujet général à aborder serait la question de la pertinence des citations choisies – car elles proviennent toutes de musiciens de jazz et en conséquence ne font référence qu’à une seule pratique spécifique de l’improvisation. Je continue de croire que mon argumentation n’est pas compromise par mon choix de ces personnalités de référence – mais on pourrait certainement en trouver bien d’autres pour étoffer mon propos, ce que je ne peux maintenant aborder que de manière très succincte. Je crois profondément que l’importance pour la musique du XXe siècle de la forme d’expression afro-américaine appelée jazz est encore aujourd’hui largement sous-estimée et incomprise. Dans son article « Improvised Music after 1950 : Afrological and Eurological Perspectives » (Lewis 2002), George Lewis souligne les différences historiques et socioculturelles entre le jazz (et ses développements ultérieurs) et la tradition de la musique savante occidentale ou « pan-européenne » ; et il traite des difficultés et des résistances qui en résultent vis-à-vis de la possibilité de parvenir à une médiation sur un pied d’égalité. Lewis démasque à la fois l’aveuglement euro-centrique et la constitution du « jazz comme épistémologiquement autre » (Jazz as Epistemological Other, Lewis 2002, p. 227) en tant que relations racialisées de pouvoir. Evidemment je ne peux qu’être d’accord sur ce point[9]

En ce qui concerne mes références théoriques – en particulier celles de la psychanalyse – certains estimeront que le présent texte est redondant et désuet, puisque les discours sur le marxisme et la psychanalyse ont été élevés à un « autre niveau » par les travaux de Deleuze et Guattari (1972, 1980) – pour ne nommer que les contributeurs les plus importants. Alors que je suis tout à fait d’accord avec cette dernière position, je continue de penser que mon argumentation est valide pour deux raisons : i) contrairement à Deleuze et Guattari, je ne suis évidemment pas disposé à liquider définitivement la théorie psychanalytique ; ii) mon argumentation s’est basée sur les citations de musiciens qui ont fait référence à des notions populaires de la théorie psychanalytique.

Enfin et surtout : le présent texte n’a pas été écrit dans le but de contribuer aux discours strictement académiques mais plutôt comme une proposition s’adressant à la communauté hétérogène existant à l’extérieur des cercles experts de la recherche universitaire spécialisée. Il s’agit de présenter ma perception face à des notions de plus en plus positivistes et non critiques concernant le processus créatif, qui à long terme ne peuvent que résulter dans une dépréciation et une banalisation de l’œuvre artistique.


 

1. Dans le pire des cas cela pourrait déboucher sur la reproduction du ‘phenomène Yoga’ – dans lequel la pratique intense du Yoga par des millions d’occidentaux ne semble pas toujours encourager la spiritualité et la prise de conscience mais plutôt nourrir les besoins et carences narcissiques.

2. Il y a un un autre concept de ‘subconscient’ que je préfère éviter d’utiliser dans cet exposé : ce que C. G. Jung appelle l’‘inconscient collectif’. Bien qu’il semble bien entrer en résonnance avec la musique à travers la notion de réservoirs sédimentés des expériences culturelles archaïques et des symboles, il est aussi associé à beaucoup d’aspects problématiques et il n’apporte rien d’utile au contenu du présent débat.

3. Ceci n’implique pas qu’une pédagogie déterminée ou qu’un cadre temporel prévisible puissent être envisagés pour ce type de projets.

4. J’utilise le terme de « stade du miroir » en référence à l’utilisation de ce concept par  H.D. Winnicot (Playing and Reality) et de son extension par D.Stern (Le monde interpersonnel du nourrisson) dans le concept de «  accordage affectif ». Ces deux concepts décrivent l’importance de la réaction de la mère vis-à-vis de son enfant, qui sont vitaux pour l’expérience du moi de l’enfant (et donc de son développement). Je pense qu’il y a des similarités dans les interactions qui ont lieu dans les groupes d’improvisation. De plus, le matériau musical (ou la musique elle-même) peut être considéré en tant que tel comme un « miroir ». Ce dernier aspect demanderait nécessairement un exposé théorique beaucoup plus complexe sur le matériau musical, la symbolisation et la cathexis.

5. C’est délibérément que j’évite d’utiliser le terme et le concept freudiens de « sublimation » , caril s’agit là d’un terrain très vague qui ne promet pas des progrès rapides en vue de faire avancer ce débat.

6. Je résiste à la tentation de revisiter les débats animés et dans une grande mesure sans compromis des années 1960 et 1970, qui, de manière romantique, ont opposé le marxisme à la psychanalyse, dans des discours philosophiques – parallèles aux combats de ring mémorables comme celui entre Muhamad Ali et George Forman – qui correspondaient à la métaphore des antagonistes compétitifs (avec leurs partisans passionnés), car tout cela a vite perdu de sa pertinence face au nouveau ‘jeu’ complexe de la philosophie post-structuraliste.

7. Je ne saurais exprimer avec assez de force ma croyance que (en dépit de tout l’intérêt pour les aspects de la psychologie individuelle) l’ improvisation reste par sa nature une pratique sociale et que les « murs internes de l’égo » se consituent en conjonction avec des relations entre le sujet créatif et la société à travers les interactions sociales.

8. Je remercie Jean-Charles François pour m’avoir fait connaître ces informations. .

9.  L’allusion que j’ai faite avec l’emblématique combat de boxe entre Ali et Forman me paraît rétrospectivement pertinente dans ce contexte. Cette allusion et son interprétation potentielle semble en même temps révéler et cacher l’aspect des narrations qui sous-tendent les relations raciales de pouvoir et celui d’identification projective –  deux aspects essentiels pour comprendre la perception du jazz par les blancs européens.


Bibliographie

Deleuze, Gilles & Felix Guattari 1972: Capitalisme et Schizophrénie 1. L’Anti-Œdipe. Paris : Les Editions de Minuit.

————————————————- 1980: Capitalisme et Schizophrénie 2. Mille Plateaux. Paris: Les Editions de Minuit.

Foucault, Michel 1961-1983: Beyond Structuralism and Hermeneutics, 2nd edn, University of Chicago Press.

——————————- 1969: « What is an Author? », Twentieth-Century Literary Theory. Ed. Vassilis Lambropoulos and David Neal Miller. Albany : State University Press of New York.

Jarret, Keith 2014: Transcription de la video NEA Jazz masters. https://livestream.com/jazz/neajazzmasters14/videos/39595741.

Lacan, Jacques 1966, 1999. Ecrits. Paris : Editions du Seuil.

Laplanche, Jean & J.-B. Pontalis 1967: Vocabulaire de la psychanalyse. Paris: Presses Universitaires de France.

Lewis, George E. 2002. “Improvised Music after 1950: Afrological and Eurological Perspectives”. Black Music Research Journal/ Center for Black Music Research. Columbia College Chicago.

Lewis, George E., & Benjamin Piekut 2016: The Oxford Handbook of Critical Improvisation Studies Vol. 1-2. Oxford University Press.

Lorenzer, Alfred 1995: Sprachzerstörung und Rekonstruktion. Seiten : Suhrkamp.

Marcuse, Herbert 1979. La dimension esthétique, Pour une critique de l’esthétique marxiste. Paris : Editions du Seuil.

Parker, Charles: L’origine de la citation n’est pas claire – elle apparaît dans beaucoup de publications Internet, comme par exemple :: https://courses.dcs.wisc.edu/wp/musicalperformers/charlie-parker/)

Rollins, Sonny 2014: Transcription de la video Moving towards the subconscious. https://youtu.be/G0p1rz8Qc_s.

Stajkovic, A.D., Locke, E. A., & Blaire, E. “A first examination of the relationships between primed subconscious goals, assigned conscious goals, and task performance”. Journal of Applied Psychology. 5 : 1172–1180. 2006

Stern, Daniel 1985: The Interpersonal World of the Infant: A View from Psychoanalysis and Development. Basic Books. En français: Le monde interpersonnel du nourrisson. Paris: Presses Universitaires de France, 2003.

Sudnow, David 2011: The ways of the hand. Cambridge, Mas. :  MIT Press.

Winnicot, Donald 1971: Playing and Reality. London : Tavistock.

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Vlatko Kučan

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Improvisation and the ‘inner walls of Ego’

A short reminder on the dialectics of creativity,

freedom and the inner representations of power relations.

Vlatko Kučan

 

Summary

1. Introduction / Inner Walls
2. Improvisation / Three Modes
3. Improvisation / Improvisors Statements
4. In a nutshell – the Freudian concept of the unconscious
5.Observations from Improvisation classes
6. The inner walls
7. Epilogue / Loose Ends

Bibliography

 “From the idea that the self is not given to us, I think that there is only practical consequence, we have to create ourselves as a work of art.”

Michel Foucault

1. Introduction / Inner Walls

One could have the impression that we are finally living in great times for the art of improvisation – times where terms like creativity, mindfulness (emotional awareness) together with the postulate of individual self-expression are omnipresent not only in the field of the arts but even more in contexts of education, business and all walks of everyday life. Improvisation is no longer seen as a rather obscure artistic practice with an ambiguous and shady reputation but suddenly as a dazzling universal method of human creativity that at the same time creates ‘one of the most vital academic discourses of our time’ (Lewis 2016).

One may get the elated impression, that all one has to do now is to spread the new gospel and act accordingly and all will be good at the end – as the longstanding walls of narrowminded skepticism against Improvisation are finally crumbling into pieces by this long overdue shift of awareness.

And while I could not be happier about the increasing interest in Improvisation and the resulting developments – I am very skeptical in the regard that positive connotation and purely positivistic practice and reflection of the subject can work the charm of releasing everyone’s creative potentials.[1] Therefore and to avoid such rather naïve promises of salvation the discourse on Improvisation needs to be approached dialectically in order to gain some more plausible insights and arguments.

This appears all the more true as the practice of Improvisation itself necessarily seems to include and reveal certain obstacles and resistances which (for the sake of the given questions) can be viewed as inner representations of ‘walls’ – ergo of solid structures that have the function to separate, keep apart and hinder permeability. As the rather flashy title and sarcastic introduction imply I will try to carry this metaphor through my short argument and through the territories of Freudian terminology towards the realms of Critical Theory.

 

2. Improvisation / Three Modes

Let’s have a look at the most common setting in so called free music improvisation: a group of performers that is attempting to collectively create music without preceding agreements. There might or might not be an audience present. When we ask or interview improvising performers about their work and practice, the answers we get are mostly focused on the following aspects: a) intention, self-expression, subjective experience; b) the interaction in the group; c) the music itself; d) the reaction / feedback from the audience.

These topics of structural organization in the improvisors retrospective reflections might give us a good clue where to focus our attention, as the actual process of Improvisation itself can be looked at in these terms of:

  1. subjectivity, self-awareness, individual psychodynamics
  2. group-dynamics, interaction, communication
  3. production of material, language, idiom

And viewed from the subjective perspective of the performer we could say that in the moment of improvisation the improvisor needs to be able to establish and maintain these same three basic relationships or ‘connections’ that seem vital for the practice of Improvisation:

  1. the connection to her-/himself (this is the most complex one and it will be in the main focus of my argument)
  2. the connection to the other performers (and the audience if present – which might also be viewed as a separate connection)
  3. the connection to the music (or the musical material)

These three different viewing angles will hopefully also proof itself useful for the discussion of the argument at hand.

 

3. Improvisation / Improvisors Statements

Let’s take a short excursus and see how three of the most respected improvisors in (Jazz-) music describe their inner stance in regard to Improvisation.

a) Charlie Parker

You’ve got to learn your instrument. Then, you practice, practice, practice. And then, when you finally get up there on the bandstand, forget all that and just wail. (Parker)

b) Sonny Rollins

(…) When I am practicing at home I am practicing so that I can get in to my subconscious when I am performing for people. But in the process of improvising you’re always in your subconscious, you’re always going towards your subconscious. That is where you want to be at, that is the music you want to create, things that are deep inside of you, that is what you want to come out.
I start out playing things that I know, sort of to get the blood going. Those things can be described often as clichés, so you begin with the clichés so that you can get the process in motion. Once the process is in motion, then I am not thinking about anything, thinking is over. You can’t play and think, cannot do that. So the clichés are just when you get up and once you get it going, it’s over, then you’re playing. (…) Your subconscious, or whatever your pipeline is to the celestial music world. Then you’ll get out of the way, let that happen. (Rollins)

c) Keith Jarret

Music is not something you can use words to describe. Music is either in the air – and you find it, or it is in the air – and you don’t find it, but you just don’t try hard enough. You can be educated to play the piano, you can be educated about chords, you can be educated about scales, you can be educated about everything there is to do with music – and you are still zeroed – until you let go of what holds you back. And all of us could possibly not be held back. But most of us don’t let it happen. My job in my opinion is to let it out. But I don’t believe that there is any rules. There are no rules. (…) I did not realize that for a long time. (…) Education is one thing – I don’t believe there are masters, I believe there are students – some students work harder than others. In Jazz the narrative is – what carries the music forward – and the narrative is the players playing. (…) If you hear something and it changes you – it’s because what you heard was someone who became an innovator, and they became an innovator by hard work on themselves. Not so much work on the instrument. (…)(Jarret)

The key points of these statements are the following:

  1. The improviser needs to acquire both a high degree of practical skill on their instruments and a profound knowledge of the given idiom and artform.
  2. When involved in the creative process the improvisor needs to ‘give up’ all knowledge and control in order to be able to improvise.
  3. The music originates in the performers ‘subconscious’ and is to be found ‘in the air’.

While C. Parker’s choice of term ‘wailing’ can be read in its common meaning as a lamenting expression or in its slang meaning of ‘playing an instrument well’ – both interpretations include an affective expression of the subject. I am aware that some readers will be tempted to strongly reject this argument as it may seem to promote a ‘romantic’ – or to speak in Marxian terms: a ‘bourgeois’ – understanding and narrative of expression and the nature of art. I would ask those readers for a little patience since I hope that we can keep that most inevitable discussion in our attention as we proceed with the present argument. For the time being I would like to quote Herbert Marcuse on this matter:

“(…)even in bourgeois society, insistence on the truth and right of inwardness is not really a bourgeois value. With the affirmation of the inwardness of subjectivity, the individual steps out of the network of exchange relationships and exchange values, withdraws from the reality of bourgeois society, and enters another dimension of existence. Indeed, this escape from reality led to an experience which could (and did) become a powerful force in invalidating the actually prevailing bourgeois values, namely, by shifting the locus of the individual’s realization from the domain of the performance principle and the profit motive to that of the inner resources of the human being: passion, imagination, conscience. (Marcuse, location 84)

What can we learn about such an affective expression of the subject from Mr. Rollins? In his statement S. Rollins uses the term ‘subconscious’ as a central resource or concept of improvisation. In its popular meaning ‘subconscious’ describes everything that is not in the focal awareness of the subject. In social sciences the term is used for describing a motivation “without intention, awareness and conscious guidance.” (Stajkovic, p. 1172)

The last and perhaps most peculiar aspect found in the artists statements speaks about the necessity of the subject to ‘forget’ everything they have learned and practiced (C. Parker), ‘get out of the way’ and ‘let the music happen’ (S. Rollins) while hoping to ‘find the music in the air’ (K. Jarret). These phrases seem to imply that the music has some sort of de-subjectified nature or autonomy of its own.

We shall investigate if the consideration of the concept of the ‘unconscious’ as introduced by Sigmund Freud and developed within Psychoanalysis holds any insights for our attempt to understand Improvisation and if it throws some light on what seems to be a paradoxical dichotomy between subjective expression and an inherent objectivity in art.

 

4. In a nutshell – the Freudian concept of the unconscious

While this short article can by no means attempt to give a satisfying introduction to the Psychoanalytic discourse on the subject of the unconscious, I do hope that the employment of some basic and in the context of cultural theory not uncommon Freudian terms will become plausible and perhaps also useful in the present context. Readers familiar with the Freudian basics may skip the following (lengthy) quotes that serve mainly the function of a quick introduction to the matter.

The term ‘subconscious’ was introduced in 1900 by Sigmund Freud alongside the terms ‘pre-conscious’ and ‘conscious’ as an integral part in his first topographical concept of the human psyche.[2]

The Freudian unconscious is primarily – and indissolubly – a topographical and dynamic notion formed on the basis of the experience of treatment. This experience showed that the psyche cannot be reduced to the conscious domain and that certain ‘contents’ only become accessible to consciousness once resistances have been overcome; it revealed that mental life is ‘full of active yet unconscious ideas’ and that ‘symptoms proceed from such ideas’; and it led to the postulation of the existence of ‘separate psychical groups’, and more generally to the recognition of the unconscious as a particular ‘psychical locality’ that must be pictured not as a second consciousness but as a system with its own contents, mechanisms and – perhaps – a specific ‘energy’. (…) From 1920 onwards Freud worked out another conception of the personality – often given the concise title of ‘the second topography’. (…) In its schematic form, this second theory involves three ‘agencies’: the id, instinctual pole of the personality; the ego, which puts itself forward as representative of the whole person, and which, as such, is cathected by narcissistic libido; and the super-ego or agency of judgement and criticism, constituted by the internalisation of parental demands and prohibitions.  (Laplanche, Unconscious, location 14127)

While the ‘unconscious’ is by definition exactly what the name implies: not accessible by the conscious mind, it is also the home of the ‘primary process’ where

(…)psychical energy flows freely, passing unhindered, by means of the mechanisms of condensation and displacement, from one idea to another and tending to completely recathect the ideas attached to those satisfying experiences which are at the root of unconscious wishes (primitive hallucination). (Ibid., location 10155)

The ‘pre-conscious’ on the other hand is an intermediate realm between the ‘unconscious’ and the ‘conscious’:

From the metapsychological point of view, the preconscious system is governed by the secondary process. It is separated from the unconscious system by the censorship, which does not permit unconscious contents and processes to pass into the preconscious without their undergoing transformations. In the context of the second topography the term ‘preconscious’ is used above all adjectivally, to describe what escapes immediate consciousness without being unconscious in the strict sense of the word. As far as systems are concerned, the term qualifies contents and processes associated, mainly, with the ego—but also, to some extent, with the super-ego. (…) In the case of the secondary process, the energy is bound at first and then it flows in a controlled manner: ideas are cathected in a more stable fashion while satisfaction is postponed, so allowing for mental experiments which test out the various possible paths leading to satisfaction. The opposition between the primary process and the secondary process corresponds to that between the pleasure principle and the reality principle. (Ibid., Preconscious, Location 9744)

To return to the matter of Improvisation and our quoted master improvisors: if we try to put our psychoanalytic terms into work, we can attempt to substitute Mr. Rollins’ term ‘sub-conscious’ with the concept of the Freudian ‘pre-conscious’. It is interesting to note, that in another place,

Freud describes the preconscious system as ‘conscious knowledge’ (bewusste Kenntnis). The choice of terms here is significant in that it stresses distinctiveness from the unconscious: ‘knowledge’ implies a certain cognisance regarding the subject and his personal world, while ‘conscious’ points up the fact that the contents and processes in question, though non-conscious, are attached to the conscious from a topographical point of view (Ibid., Location 9785)

This description resonates well with the idea of the ‘forgotten knowledge’ postulated by our quoted sources.

This leaves us with the still unanswered question of the artist that ‘steps out of the way’ and ‘lets things happen’. It is obvious that these phrases describe what we would call a dynamic situation or process. The subject needs to give up control, get out of the way, let go – it needs to not to try to hinder or resist the other force at play – the music. But what is the force of music and where does it come from? And what is the resistance?

Perhaps here Mr. Jarret’s indication about the ‘hard work on themselves’ (rather than the instruments) gives us a valuable hint.

 

5. Observations from Improvisation classes

Let us leave the intriguing but also potentially slippery terrain of theory behind for a moment and once again look at the practice of Improvisation – or to be more specific: to the particular stage of learning how to improvise.[3]

One of the fields of my pedagogical practice is teaching so called Free Improvisation to Jazz students. At this point the term ‘free’ indicates nothing more than Improvisation ‘freed from’ predefined formal, tonal or other structural or musical parameters. While mostly being well trained and experienced in Jazz Improvisation most of these students have no or very little experience with such an open setting. Starting from a situation of ‘supposed nothingness’ makes it very clear for everyone that all that follows is a creation by the group and its individuals.

Despite the initial high hopes for exciting new creations the very first group improvisations that a new ensemble creates are mostly very uniform and monochromatic. Not to say that affective excitement is not present – but it does not show itself in the music in a way one would perhaps expect.

Here the repeated and accompanying conversations, analysis of material, reflections and the sharing of individual perceptions and experiences gradually reveal a clearer picture of the underlaying and immanent obstacles. These obstacles are responsible for turning what appears to be an opportunity for free creation and expression into something that feels and sounds quite the opposite.

These obstructions can be organized around the previously mentioned three groups:

  1. subjectivity, self-awareness, individual psycho-dynamics
  2. group-dynamics, interaction, communication
  3. production of material, language, idiom

Over time the individuals need to acquire a knowledge of material and the skills of its production. They need to undergo a group process, that will hopefully result in the constitution of a protected and friendly enough space for their interaction. If Mr. Jarret is right by pointing out: ‘there are no rules’ in the sense that there are no predefined rules – then the rules need to be developed and negotiated by the individuals in the collective. As there is no doubt that improvisation is always also a social practice the improvising group becomes a ‘micro society’ – with all the consequences that this implies.

And last-but-not-least each individual will have to undergo a process of self-experience and self-reflection through the practice of Improvisation. The sources and necessities for this are manifold: the experience of social interaction and the mirroring by the group members[4], the encounter with the self-produced material, the experience of the improvisational actions, the affective sensations etc.

While this in many ways can also be seen as a developmental process (even in a therapeutic sense) – there is a very important distinction between pure self-experience and the artistic production. The latter is the result of a process at the end of which an “aesthetic form” is created. Marcuse defines this as such:

We can tentatively define “aesthetic form” as the result of the transformation of a given content (actual or historical, personal or social fact) into a self-contained whole: a poem, play, novel, etc. The work is thus “taken out” of the constant process of reality and assumes a significance and truth of its own. The aesthetic transformation is achieved through a reshaping of language, perception, and understanding so that they reveal the essence of reality in its appearance: the repressed potentialities of man and nature. (Marcuse, Chapter I, Location 113)

The ‘aesthetic form’ or symbolic productions of art are being formulated in a determined cultural and historic context and tension field that is being represented by what we can call a given ‘state of the art’.

In this process of artistic creation, the subjective expression of the artist is not the sole end in itself but rather a necessary condition. Despite the fact that subjective expression is never just purely subjective – as it always carries its social and cultural inscriptions and determinations – it needs to undergo a transformation towards the given prerequisites of an ‘aesthetic form’ and the standards of the ‘state of the art’.[5] Viewed from a subjective perspective of the performer it is exactly in that sense that the subject has to ‘get out of the way’ (S. Rollins) in order to allow another kind of ‘pipeline’ of communication.

And thus by ‘working on him/herself’ (K. Jarret) towards the ‘state of the art’ the improviser transforms and transcends his or her subjectivity – and more ever it seems that the ‘royal road’ to objectivity leads through subjectivity – which further manifests our peculiar paradox.

 

6. The inner walls

But what about the promised walls? We have had a peek at the Freudian structural model of the psyche which gave us a clue for a different reading and interpretation of our master improvisers statements. We defined three realms or vital ‘connections’ that need to be established, developed and maintained by the improvisor. And we had a very brief look at the immanent obstacles that seem to show in the process of developing improvisational practice. We also made the bold claim that subjective ‘truth’ is not a dead-end-street but rather a necessary gateway towards a more universal narrative.

That points towards the last piece of this short argument: the notion of inner representations of power relations. This subject appears disguised as another ‘dusty old hat’ that seems to have been misplaced for a long time. To pick up the polemic tone of my introduction: as we seem to be living in a time of bold  – and often bald ideas, let’s try it on![6]

Whether we look through the perspectives of Marxist or Freudian theory or the subsequent developments of Critical Theory by the protagonists of the Frankfurt School – there seems to be very little doubt about the notion, that social reality, family structures and their power relations are inscribed and represented in the subjects and their individual psychological and physical structured second nature. These inscriptions constitute the ‘inner representations of power’ – and thus our metaphoric ‘walls’ that are built from both conscious and unconscious materials.

It was the groundbreaking achievement of Freud as a true “initiator of discursive practice”(Foucault, 1969 ) to formulate a theory that described the individual development of the subject in relationship to the given socio-cultural conditions. As Freud’s successors Alfred Lorenzer and Jaques Lacan – to name just the two most important German and French Psychoanalyst theoreticians – have further developed Freuds theory to a level of complexity that is beyond the scope of this text, I will therefore stick to the simplifying metaphor of the ‘inner walls’. In their effect on the subject these ‘walls’ not only in various ways narrow down the field of creative action (Spielraum), they also form the obstacles and structures of resistance for conscious emancipatory developments and ‘attacks’ from unconscious primary drives of the pleasure principle alike.

Artistic production where it succeeds realizes these obstacles – it transforms and transcends them into ‘aesthetic form’. Or as Herbert Marcuse puts it:

Art reflects this dynamic in its insistence on its own truth, which has its ground in social reality and is yet its “other.” Art breaks open a dimension inaccessible to other experience, a dimension in which human beings, nature, and things no longer stand under the law of the established reality principle. Subjects and objects encounter the appearance of that autonomy which is denied them in their society. The encounter with the truth of art happens in the estranging language and images which make perceptible, visible, and audible that which is no longer, or not yet, perceived, said, and heard in everyday life. (Marcuse, Conclusion, Location 688)

That is exactly the observation we have made in the process of pursuing artistic Improvisation: a long and sometimes painful – but also joyful and increasingly rewarding way towards a notion of freedom. A way through territories made of rules and prohibitions where the exploring subject / the improvisor is guided by well-behaved or opportunistic decisions, inappropriate or wild actions, silly or dangerous maneuvers, shy inactions, halfhearted decisions, brave escapades – you name it. Herbert Marcuse:

The autonomy of art reflects the unfreedom of individuals in the unfree society. If people were free, then art would be the form and expression of their freedom. Art remains marked by unfreedom; in contradicting it, art achieves its autonomy. The nomos which art obeys is not that of the established reality principle but of its negation. But mere negation would be abstract, the “bad” utopia. The utopia in great art is never the simple negation of the reality principle but its transcending preservation (Aufhebung) in which past and present cast their shadow on fulfillment. The authentic utopia is grounded in recollection. (Ibid., 702)

The obvious postulate to the improvisor to ‘detect’ these ‘walls’ and to take up the ‘fight’ seems to be a quite simple and profane appeal. But every attempt to ‘cross these borders’ and to ‘face the other side’ – every first step towards autonomy – is accompanied with Angst. Being able to recognize, accept and overcome (and eventually understand) these anxieties and fears is a necessary step. The journey is a long one – it usually takes a lifetime. At least one does not have to fight a lonely and desperate Don Quixotian fight since Improvisation is a social practice: the caring and sharing collective is so much stronger and wiser than the individual.[7]

And then there is the music…

 

7. Epilogue / Loose Ends

I am aware of the fact that the present text leaves some intriguing theoretical questions open. In particular it would be very rewarding to gain a better understanding of the creative process of musical group Improvisation in the context of more recent psychoanalytic concepts of object relations. While there has been a growing number of publications in recent years, these works mostly look at the creative process in visual arts or writing. The practice of musical Improvisation with its strong social implications and peculiar material is in many ways different from let’s say the production of a painting.

An important discussion would also be around the question, in what way the concept of embodiment as described by D. Sudnow in The ways of the hand relates to the narrative of this text.[8] I believe that Sudnow’s concept – while it clearly does not take affective, psychodynamic or social aspects into explicit account – does not contradict the notion of the ‘subconscious’. In order to define this relationship, one would have to discuss ‘embodiment’ in psychoanalytic terms – which is beyond the scope of the text at hand and therefore has to be postponed.

Another topic would be the question of relevance of the chosen quotes – as all are by Jazz musicians and therefore may imply and refer only to a specific improvisational practice. While I believe that my argument is not compromised by my choice of warrantors – there is certainly more to be found behind it, that I can only address very briefly at this point. It is my strong belief that the significance of the African-American artform called Jazz for twentieth century music is still widely underrated and misunderstood. In his article Improvised Music after 1950: Afrological and Eurological Perspectives’,  George Lewis points out the very different historical and socio-cultural backgrounds of Jazz music (and its subsequent developments) and the Western or ‘pan-Europen’ art music tradition and discusses the resulting difficulties and resistances in a mediation at eye level. Lewis uncovers both – the Euro-centric blindness and the constitution of “Jazz as Epistomological Other” (Lewis 2002, p. 227) – as racialized power relations. Obviously I could not agree more.[9]

Another more general topic would be the question of relevance of the chosen theoretical references –  in particular that of Psychoanalysis itself, as some may argue that the present argument is overhauled and antiquated since the discourse on Marxism and Psychoanalysis was elevated to the ‘next level’ by the works of Deleuze and Guattari (1972, 1980) – just to name the most prominent contributors. While I would certainly agree to the latter, I still see the validity of my argument for two reasons: i) unlike Deleuze and Guattari I am obviously not ready to get rid of Psychoanalysis altogether; ii) my argument was derived from the musicians quotes that referenced some popular notions of Psychoanalytic theory.

Last but not least: the present text was not intended as a contribution to a strictly academic discourse but rather as a statement within a heterogeneous community outside of specialized academic or expert circles. It addresses my perception of a growing positivistic and uncritical notion of the creative process that in the long run can only result in a depreciation and trivialization of the artistic work.


 

1. In the worst case it could create a reproduction of the ‘Yoga phenomenon’ – where the extensive practice of Yoga by millions of westerners does not always seem to promote spirituality and awareness but rather nurture narcissistic needs and deficiencies.

2. There is another concept of the ‘subconscious’ that I prefer to avoid for this discussion: the so called ‘collective unconscious’ by C.G. Jung. While it seems to resonate well with music by its notion of sedimented reservoires of archaic cultural experiences and symbols it also holds many problematic aspects and is not necessary at all for the present argument.

3. Which is not to imply that a fixed pedagogy or foreseeable timeframe do exist for this undertaking.

4. I use the term ‘mirroring’ in reference to H.D. Winnicot’s (Playing and Reality) concept of the same name and D.Stern’s (The Interpersonal World of the Infant) further extension of it, the concept of ‘attunement’. Both concepts describe the importance of the reaction of the mother to the infant child, that are vital for the self-experience (and therefore the development) of the child. I believe that a similar kind and quality of interaction takes place within improvising groups. Furthermore the musical material (or the music itself) can be seen as such a ‘mirror’. This latter aspect would necessarily demand a more complex theoretical discussion of musical material, symbolization and cathexis.

5. I am deliberately avoiding the Freudian term and concept of ‘sublimation’, as it is a very vague territory that does not promise rapid – if any progress for this argument.

6. While resisting the temptation to revisit the vibrant and mostly uncompromising debates of the 1960s and ‘70s that fought out Marxism against Psychoanalysis in a romantic manner, where this philosophical discourse – alongside other unforgettable fights of the time like the one between Muhamad Ali and George Forman – seemed appropriately signified by the metaphor of competing opponents (and their passionate followers), that was soon to become rendered irrelevant by the new and intricate ‘game’ of post-structuralist philosophy.

7. I cannot point out strongly enough my believe, that (despite all necessary focus on aspects of individual psychology) improvisation remains by nature a social practice and that the ‘inner walls of ego’ constitute themselves alongside the relationship between the creative subject and society by means of social interaction.

8. Many thanks to Jean-Charles François for pointing this out to me.

9.My earlier association with the iconic boxing match between Ali and Forman (see note 6) became clear to me in retrospect in this context. The association itself and its potential interpretative content seemed at the same time to both hint towards and obstruct the aspect of the underlying narratives of racial power relations and projective identification – both vital aspects in understanding the perception of Jazz by white Europeans.


Bibliography

Deleuze, Gilles & Felix Guattari 1972: Capitalisme et Schizophrénie 1. L’Anti-Œdipe. Paris: Les Editions de Minuit.

————————————————- 1980: Capitalisme et Schizophrénie 2. Mille Plateaux. Paris: Les Editions de Minuit.

Foucault, Michel 1961-1983: Beyond Structuralism and Hermeneutics, 2nd edn, University of Chicago Press.

——————————- 1969: « What is an Author? », Twentieth-Century Literary Theory. Ed. Vassilis Lambropoulos and David Neal Miller. Albany: State University Press of New York.

Jarret, Keith 2014: Transcript from video NEA Jazz masters. https://livestream.com/jazz/neajazzmasters14/videos/39595741.

Lacan, Jacques 2002: Ecrits. New York: W.W.Norton&Company.

Laplanche, Jean & J.-B. Pontalis 1988: The Language of Psychoanalysis (Maresfield Library). Kindle E-book. Taylor and Francis.

Lewis, George E. 2002. « Improvised Music after 1950: Afrological and Eurological Perspectives ». Black Music Research Journal/ Center for Black Music Research. Columbia College Chicago.  

Lewis, George E., and Benjamin Piekut 2016: The Oxford Handbook of Critical Improvisation Studies Vol. 1-2. Oxford University Press.

Lorenzer, Alfred 1995: Sprachzerstörung und Rekonstruktion. Seiten: Suhrkamp.

Marcuse, Herbert 1978: The Aesthetic Dimension. Kindle E-book. Beacon Press.

Parker, Charles: Origin of quote unclear – numerous citations can be found on internet, such as: https://courses.dcs.wisc.edu/wp/musicalperformers/charlie-parker/)

Rollins, Sonny 2014: Transcript from video Moving towards the subconscious. https://youtu.be/G0p1rz8Qc_s.

Stern, Daniel 1985: The Interpersonal World of the Infant: A View from Psychoanalysis and Development.. Basic Books

Sudnow, David 2011: The ways of the hand. Cambridge, Mas.: MIT Press

Winnicot, Donald 1971: Playing and Reality. London: Tavistock.

Michel Lebreton – English

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Walls and Edges Crossing
the Time and Space of the Conservatory

Michel Lebreton

Summary

1. Closed spaces… still time / Open spaces… time of possibilities
2. Suspended Spoken Words, Retrieved Spoken Words
3. Edges, Fringes, Margins
4. You Just Have to Cross the Bridge
5.Co-construction
6. A Speaking Human Being, a Social Human Being
7. A House of Music(s)
8. One Step Sideways


1. Closed spaces… still time / Open spaces… time of possibilities

The Wall. It imposes itself by its mass, its capacity to delimit a border. It induces a permanence in space, a fixity, an impression of timelessness that contributes to make us oblivious to its presence. We practice, we think in the shadow of walls. But if we always go through the same plans, the same volumes, they soon appear to us, in an illusory evidence, adorned with timelessness. They compel us to pronounce aphorisms such as: “We’ve always done it this way!”, “From time immemorial…”, “It’s obvious that…”, which are all expressions that cement them even more. And discourage debate, since… that’s the way it’s always been done.

The walls along the US-Mexican border are trying to lock Mexicans in their country. In a parallel movement, they lock the Americans in an enclave that some wish to be protective. There is a desire for walls that goes hand in hand with a fear of otherness that is unfortunately linked to a need for security.

A wall is made to defend. It means that an attack is feared. Hadrian’s wall stands against the threat of barbarian invasion. But as time goes by, it is neglected, soldiers abandoning their posts to settle as peasants in the surrounding area. It became a reservoir providing stones to build houses, churches… The wall here becomes the material for other practices. These open up new spaces.

How to open spaces and temporalities, which practices to develop that allow to perceive the wall and to dare to come out of its shadow, to leave this illusory security, to put fears in suspension? And to bring to light the evidences asserted by the powers that be?

 

2.Suspended Spoken Words, Retrieved Spoken Words

I had the opportunity to take charge of a writing workshop for ESMD (Ecole Supérieure Musique et Danse Hauts de France) students with the aim of helping them write their master’s dissertations. The very first session revealed dismay among some of these students, all adults with teaching positions and experience. Their first reactions were: “I have nothing to report”, “I am just teaching”, “Nothing extraordinary is happening in my courses”… They provided closed answers that cut short any prospect of questioning. What’s more, they were saying in an underlying way that there was nothing to observe, thus trivializing their teaching practices, practices whose many areas of interest we were to discover later on.

In order to overcome this state of affairs, I have called upon experiments taking place outside the framework of conservatories. Some experiences putting into play their capacities to accompany, help, educate but in a context where they are not evaluated through the prism of music.

For one student, it was a series of replacements in a hospital environment that led her to practice teamwork, listening to patients, conflict resolution… approaches that she was later able to translate into her teaching practice. For another one it was to help her sister who had difficulties with a baccalaureate exam. This sister was in demand and it went smoothly. The brother had the same difficulties but was reluctant to do school work, especially under the supervision of his older sister! The student did not find any operational situations but later realized, when her brother successfully reoriented himself in a different branch which he liked, that motivation cannot be taught but (I quote an extract from her dissertation) “that the role of a teacher is to develop situations open to the pleasure of learning (manipulating, exploring, building…) so that motivation can happen, can increase”. Finally, for a third student, it was an experience as a school life assistant for autistic children with the aim of integrating them into the standard school curriculum. She indicates in one of her writings: “This one year experience is certainly the most memorable and one of the most beautiful in my life, I understood the importance of being accepted without expecting anything in return, I have a different vision of this illness and above all I was able to acquire a certain number of skills…” (She then mentions competences such as patience, curiosity, ability to adapt, listening to others…).

These stories that they put down on paper and that they exchanged and discussed, played the role of the photographic developer. They saw themselves in situations of accompanying the learners, sometimes of teaching them. Speaking became easier, the desire to listen became more assertive. And with them, the conviction that “something was happening”. And that it deserves to be told, observed and analyzed. This ethnographic perspective has taken over their professional sphere. It became the source of other narratives, which were also exchanged, discussed and analyzed. Each of them had begun to circumvent the wall of foregone conclusions in order to begin to assemble the stones of the possible. And to reappropriate the time and space of their experiences by evoking the human deep layers and movements. On what grounds do we then commit ourselves to make these illuminations happen?

 

3. Edges, Fringes, Margins

The edge is a band, a list, a margin (not a list) between two milieus of a different nature, which participates in both without being confused with them. The edge has its own life, its autonomy, its specificity, its fauna, its flora, etc. The edge of a forest, the fringe between sea and land (estrant), a hedge, etc. While the border and boundary are fences, the edge separates and unites at the same time. A strait is an exemplary figure of an edge: the Strait of Gibraltar separates two continents (Africa and Europe) at the same time as it connects two seas (the Mediterranean and the Atlantic Ocean).
Emmanuel Hocquard, Le cours de PISE, POL, Paris 2018, page 61.

The edges are the places of the possible. Their boundaries are only defined by the environments bordering them. They are shifting, subject to erosion and sedimentation: there is nothing obvious about them. Teachers and learners, both of whom inhabited by musical experiences nourished by their respective backgrounds, find themselves in the first place evolving in the soft soils of the edges. They don’t know each other but they gather around an object “music” that should be written in the “singular – plural”: the Music – my musics / the musics  – my Music. Over time, the teacher has built up a landscape where social and therefore musical representations have been constructed and edified more or less solidly, more or less consciously (for example, “what constitutes ‘music’”, “what does it mean to be a ‘musician’”, “what is ‘teaching’”, “what is the student’s place in this process?”…). The learners also come with a variety of social and musical representations.  But when they enter this place called “Conservatory” for the first time, the first term remind them that they are entering “a high place of expertise” and the second one reminds them that the music taught there is predominantly “great music”. The learners are available, motivated and on the reserve, possibly impressed. They are in the edges, unknown but attractive territories in order to concretize their own desires (at least we hope so). In this case, most often, the practice of an instrument. The question then is: will the teacher join the student in these moving edges, the only ground available capable of bringing them together during this initial moment? And will the teacher try to clear a common space and time for providing mutual learning? Or will she/he take the learners to the shadow of their wall to run a predefined and solidly built program? Will he/she leave the barriers open to vagrancy and tinkering[1], even encouraging them? Or will she/he confine all practices to the enclosure he/she has built over time?

The only real journey, the only bath of Jouvence, would not be to go to new landscapes, but to have other views, to see the universe with the eyes of another, of a hundred others, to see the hundred universes that each of them sees, that each of them is.
(Marcel Proust, La Prisonnière, page 762)

In a very reductive rewording on my part (sorry to the Marcels), at the very least update “sous les pavés, la plage!”[2] For what’s the point of being in the presence of other soundscapes if we bend them endlessly to our habitus? Instead, let us create situations open to our imaginations, edges conducive to passing strange objects in the midst of improbable exchanges. Let’s leave a part of improvisation in the “making of music”, and also the “collectively building sound scaffolding”, as well as the “keeping open workshop”. Open the other eyes that are in us and all this through the power of confrontation and exchange with the other.

 

4. You Just Have to Cross the Bridge

The meeting of musicians around open practices (e.g. “in the group, everyone will speak in reaction to what they perceive of other propositions: as a complement – to go towards – or in opposition – to move away –”) and little known or unknown objects (e.g. “let’s accumulate layers of sound texture through increasingly granular timbres”) brings into play relations to objects and subjects that differ from those developed in a training that is still often centered on the interpretation of aesthetically identified repertoires. The usual behaviors and skills are no longer sufficient to participate in the sound narratives that one is called upon to construct, alone or in a group. There are then two possible ways: jump into the departing train without knowing the itinerary and make a new narrative come along or let the train pass (some may even be tempted to dynamite it!).

Such a situation was revealed during a project with a string ensemble (eight violinists and three cellists). Initially, the aim was to create a repertoire of traditional dance music from Berry and also to compose in that style. These repertoires, unknown to the musicians, were approached through singing and dancing, followed by oral transposition on instruments and in small groups. The musicians were invited to search collectively for this transposition, then to confront their findings in a large group. Improvisation games on the fifth structure and the bourdons of certain melodies completed this workshop. It should be noted that the technical skills required for the interpretation were acquired by all the participants.

One of the musicians, aged 16, was on the reserve, both on dancing and on improvising on the proposed rules (she had already practiced improvisation on harmonic grids but in another setting). She had come to enroll in a string ensemble class and expected to work on the « classical » repertoire, although information had been provided defining the particular project of this workshop. But where she had expected, despite the presentation of the project, to work in an ensemble on written works with the aim of interpreting them collectively under the direction of the string teacher, she found herself in a workshop situation in which everyone was called upon to tinker. Add to this the apparent lack of “prestige” of the proposed materials: the apparent simplicity of the melodies, improvisation on five notes, accompaniments based on rhythmic bourdons, popular dance with repetitive steps at first impression… as well as the proposed working methods: collective work and research, confrontations and debates on the findings, search for a final collective construction… which she was put off by. These were all elements that displace the more usual issues such as confronting difficult and prestigious repertoires and blending in with orchestral playing and sound, with many professional recordings as references. I did not succeed in helping her to question this state of affairs, she was unwilling to exchange with me.

 

5. Co-construction

At stake here is the very status of the musician learner/teacher.

Are these learning musicians able to put on different skins (performer, improviser, orchestrator…), different scenarios (orchestra, chamber music, contemporary music group, soloist…) and different aesthetics as they would freely rummage through their trunk of old clothes in their grandparents’ attic to play at being someone else?

Is this teaching musician willing and able to accompany these learners so that these hats become one, flexible and adaptable to the choices and necessities of the moment; so that these scenarios are as many varied human and musical relationships; so that these aesthetics are opportunities to breathe in cultural diversity?

Are these learners able to accept that a course identified as a string ensemble is the place for these different pathways?

Is this teacher able to create the conditions for this to happen?

Here it is important to take into account several aspects that shape the tradition of conservatories. They will enable us to better define the building and its architecture at a time when it is trying to redeploy itself in relation to the evolution of French society. The few remarks below are to be taken into account for those who want to cross the walls.

These walls…

… are partly within the institution which more or less partitions different territories into “courses”, “orchestra”, “chamber music”, “collective practices” … and allows / prevents, more or less, teachers and learners to advance, depending on the projects, by porosity between the different categories of the occidental musical world.

They are also to some degree present in the segmentation of the teaching that takes place from the junior high school onwards, and which refers to a conception of education constructed as a succession of fields of knowledge that the pupil goes through from hour to hour: a gigantic open-space strewn with half-high dividers that isolate while allowing an institutional hubbub to filter through that barely makes sense.

They are present in the dominant conception of conservatory teaching, which focuses the learning process on the instrument and its teacher and conceives collective group practices as an implementation of what is learned in the instrumental course. Some sort of supplement.

They are also included in the division of labor that has developed since the nineteenth century and the hyper-specialization that followed to the present day: to each person his or her place and task.

They are finally present in the teacher-learner relationship which is impregnated by this way of structuring society.

Partitioning, segmenting, dividing… the organization and practices in places of education, including conservatories, are still permeated by these more or less closed constructions. The creation of departments[3], to take one example, has only shifted this reality into a slightly larger circle, but between partners of the same family, they are structured on the same foundations. Many departmental meetings are moreover focused on the choice of repertoires to be played in the coming year and these choices are not the consequence of a more global project centered on learning musicians, territories to be explored and filled with music.

 

6. A Speaking Human Being, a Social Human Being

Walls delimit a territory and allow for its development in a protective setting. They also contain rules that govern individual and collective life on this territory. The edges are these gaps in the wasteland, these moors open to experiments not provided for by the regulations of walled games. They can be confusing, but they can also become rich grounds for various collectively cultivated plantations. And this is one of the keys to reconsidering the aims and organization of teaching: the spoken word, expressed and shared collectively, placed at the service of experimentation and the realization of individual and group projects. A spoken word that accepts to deliver to the eyes of others what makes sense in the practices for each person. A spoken word that is welcomed with respect for each person’s convictions and with a aim of building an institution that is neither the addition of personal projects nor the piling up of departmental projects. A spoken word that suggests that the teacher does not know everything and that cooperation is necessary in order to build something.

Florence Aubenas, journalist, collected often inaudible words. Here is an extract of an article from the newspaper Le Monde dated 12. 15. 2018 under the title “Gilets jaunes : la révolte des ronds-points” [Yellow Jackets: The Revolt of the Roundsabout]

For months, her husband had been telling Coralie, “Get out of the house, go see friends, go shopping.” It was the “gilets jaunes” at the Satar roundabout, in the smallest of the three shacks around Marmande, planted between a piece of countryside, a motorway off-ramp and a large loading platform where trucks take shifts day and night…

…The activity of the “gilets” here consists in setting up filtering checkpoints. Here come the others, here they are, Christelle, who has children of the same age as Coralie’s, Laurent, a blacksmith, André, a retired man attired like a prince, 300 shirts and three Mercedes, Sylvie, the chicken breeder. And everything comes back at once, the warmth of the hut, the company of the humans, the “Bonjour” slamming loudly. Will the “gilets jaunes” succeed in changing life? A nurse pensively wonders: “In any case, they changed my life.”

When Coralie comes home at night, it’s all she wants to talk about. Her husband thinks she loves him less. He told her that. One evening, they invited the faithful of the roundabout to dinner. They’d never had anyone in the house before, except the family of course. “You’ve got it, your new beginning. You’re strong,” the husband slipped in. Coralie handed out leaflets to the drivers. “You won’t get anything, miss, you’d better go home,” suggested a man in a sedan. “I’m not expecting anything special. Here, we do things for ourselves: I’ve already won.”

 

7. A House of Music(s)

“We do things…” This is a prosaic, complex but promising starting situation: a group of musicians (learners and teachers) who act (come together for elaborating a common project). A terrain of expression (roundabout or conservatory). The starting of the project through a co-construction process that redraws the pathways. A situation fraught with pitfalls but nevertheless stimulating.

Sensoricity, interpretation, variability and improvisation invite to create a teaching by workshops supported by variable-geometry teaching groups. They can rely on vocal and corporal expression through collective rules insisting on shared intention in sound production. The learning of the written code can be integrated into the sequence “imitation, impregnation, transfer, invention” as a complementary tool opening up, in particular, to composition. That of the instrument is traversed by one-to-one and group work…
 

8. One Step Sideways

This is the second year (2018 and 2019) that I offer a two and a half day workshop to CEPI [Cycle d’Enseignement Professionnel Initial][4] students from the Hauts de France. This year, eight musicians came together, some of whom had already been present the previous year. Coming from practices of amplified popular music, classical music and jazz, they listened to collections of traditional songs from Berry and Limousin recorded between the 1960s and 80s. Simple monodies sung in a kitchen, at home by local people, farmers. No harmonies or accompaniments. Only voices sculpting in their own way melodies with temperaments and inflections unknown to these young musicians.

Between the ear picking up, the singing by imitation, the transfer to the instrument and the rules of improvisations suggested by me, a constant energy was deployed. The most beautiful example in my eyes is the intensity with which they invested themselves in the realization of “living bourdons”. From notes held mechanically on the 1st and 5th degrees, they have gradually evolved into an ecosystem welcoming variations in timbre, the passage from continuous to iterative, entries and exits by variations in intensity… and all this in a wonderful collective listening. These bourdons carry the improvisations and one would be tempted to take them for a negligible quantity. This was not the case, an emerging collective consciousness having offered them a territory to inhabit. They all came out of it with the feeling of having lived an individual experience thanks to the grace of the group and a collective experience thanks to the active presence of each one of them.

I will leave you with a few excerpts from their improvisations: it was obviously not a question of training in the interpretation of the traditional music of Berry or Limousin, but rather of grasping the characteristics of these and other music in order to explore other improvisational voices.

A soundscape, inserted in a longer tale, ends the video. It is brought into play by the musicians of a string ensemble led by a classical violin teacher, Florence Nivalle. In addition to other parts of the tale, we proposed to look at the musicality of a forest:

    • Listening to a recording in the forest and exchanging impressions.
    • Directed listening. Locate if there is:
        – a permanent pattern in the landscape;
        – repeated events with varying degrees of spacing; – significant events, in rupture.

    • Assimilate these elements through vocal imitation. Define sound characteristics .
    • Transpose this to your instrument by retaining only the envelopes and textures of the sound and leaving out the imitation.

    The weft (grasshoppers) is played/sung tutti. Repeated events (mosquitoes and animal noises in the thickets) are handled by several duets (one mosquito and one thicket). A few birds appear, solitary. Displacement approaches are invented by each duet to induce the sound production. The two productions are either tiled, juxtaposed or with interspersed respiration.

    It should be noted that a violinist, Clémence Clipet, being both in classical and traditional music violin training, was solicited by Florence and myself to transmit the final bourrée with the bowing indications. At the moment of this first restitution, we had completed 13 sessions. And the first assessment was very positive: all the participants had the feeling of building a vehicle for a journey to be invented.

    Finally, an ensemble of bagpipes from cycle 1 (2 to 4 years of practice, it depends) proposed an improvisation game based on a relay between the first two incises of a bourrée: G a b C and D e F [SOL la si DO and RE mi FA]. The passing is done in tiling by overlapping successive entries. A simple game, but one that mobilized in everyone an energy and concentration sometimes unsuspected. An “engaging” discovery for most of them.

    Michel Lebreton, March 2019

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    1. “The tinkerer is the one who uses diverted, oblique means, as opposed to the man of art, to the specialist. The work of the tinkerer, unlike that of the engineer, unfolds in a closed universe, even if it is diversified. The rule is to work with the means at hand. The result is contingent, there is no precise project, but ideas-force: it can always be useful, it can work ». The elements used do not have a fixed, let alone predetermined, function: they are what they are, at that moment, as they are perceived, desired, in relation to other elements that are the operator of a particular operation. For the tinkerer, a wooden cube can be a wedge, a support, a base, a closure, a corner to be driven in, etc. It can be a simple material or an instrument, its usefulness depends on an ensemble. The appropriateness of a tinkering can evoke the objective randomness of the surrealists.” (Ruse et bricolage, Liliane Fendler-Bussi)

    2. Note of the translator. This is a well-known political slogan from the May 1968 Paris demonstrations, literally “under the pavement, the beach!”.

    3. Note of the translator. In France, since about the late 1980s, departments have been created in conservatories, most of the time along the following groupings: strings, woodwinds, brass, keyboards and percussion, basic musicianship, jazz, traditional music, etc.

    4. Note of the translator. The CEPI or in English the “ Initial Cycle of Professional Teaching” is offered in Regional Conservatories as preparation to enter musical higher education institutions.

     

     

Michel Lebreton

Access to the English translation :
English

 


 

Murailles et lisières traversant
le temps et l’espace du conservatoire

Michel Lebreton

Sommaire

1. Espaces clos… temps immobile / Espaces ouverts… temps des possibles
2. Paroles suspendues, paroles retrouvées
3. Lisières
4. Il suffit de passer le pont
5. Co-construction
6. Un être parlant, un être social
7. Une maison des musiques
8. Le pas de côté

1. Espaces clos… temps immobile / Espaces ouverts… temps des possibles

La muraille. Elle s’impose par sa masse, sa capacité à délimiter une frontière. Elle induit une permanence dans l’espace, une fixité, une impression d’intemporalité qui concourt à l’oubli de sa présence. Nous pratiquons, nous pensons dans l’ombre de murailles. Elles donnent un cadre, et donc un périmètre, permettant d’organiser nos activités. Mais à parcourir toujours les mêmes plans,  les mêmes volumes, elles nous apparaissent bientôt, dans une illusoire évidence, parées d’intemporalité. Elles nous mettent en bouche des aphorismes tels que : « on a toujours fait comme ça ! », « de tous temps… », « il est évident que… »… qui sont autant d’expressions qui les cimentent encore davantage. Et qui découragent le débat, puisque… l’on a toujours fait comme cela.

Les murs le long de la frontière américano-mexicaine tentent d’enfermer les mexicains dans leur pays. Ils enferment, dans un mouvement parallèle, les américains dans une enclave que certains souhaitent protectrice. Il y a un désir de muraille qui va de pair avec une peur de l’altérité malencontreusement liée à un besoin de sécurité.

Une muraille est faite pour défendre. C’est donc qu’une attaque est redoutée. Le mur d’Hadrien se dresse contre la menace d’invasions barbares. Mais au fil du temps, il est délaissé, les soldats abandonnant leurs postes pour s’établir paysans aux alentours. Il devient une réserve de pierres pour construire maisons, églises… La muraille devient ici matière à d’autres pratiques. Celles-ci ouvrent sur de nouveaux espaces.

Comment ouvrir espaces et temporalités, quelles pratiques développer qui permettent de percevoir la muraille et d’oser sortir de son ombre, de laisser cette sécurité illusoire, de mettre les peurs en suspension? Et de mettre en lumière les évidences assénées par les pouvoirs en place?

 

2. Paroles suspendues, paroles retrouvées

J’ai eu l’occasion de prendre en charge un atelier d’écriture à destination d’étudiants de l’ESMD (Ecole Supérieure Musique et Danse Hauts de France) avec l’objectif de les aider dans la rédaction de leurs mémoires. La toute première séance a révélé un désarroi chez certains de ces étudiants, tous adultes et ayant un poste d’enseignement et de l’expérience. Leurs premières réactions furent: « Je n’ai rien à raconter », « Je fais cours, c’est tout », « Il ne se passe rien d’extraordinaire dans mes cours »… Ils renvoyaient des réponses fermées et coupant court à toute perspective de questionnement. Plus encore, ils affirmaient de façon sous-jacente qu’il n’y avait rien à observer, banalisant ainsi leurs pratiques d’enseignement, pratiques dont nous devions découvrir par la suite les nombreux pôles d’intérêts.

Afin de dépasser cet état de fait, j’ai fais appel à des expériences hors du cadre des conservatoires. Des expériences mettant en jeu leurs capacités à accompagner, aider, éduquer mais dans un contexte où ils ne soient pas évalués par le prisme du musical.

Pour l’une, ce fut une série de remplacements en milieu hospitalier qui l’ont amenée à pratiquer le travail en équipe, l’écoute des patients, la résolution de conflits… démarches qu’elle a pu par la suite décrypter dans sa pratique enseignante. Pour une autre ce fut d’apporter une aide auprès de sa sœur qui était en difficulté pour une épreuve de baccalauréat. Cette dernière était en demande et cela se passa facilement. Le frère avait les mêmes difficultés mais était réticent face au travail scolaire, de surcroit chapeauté par sa grande sœur ! Celle-ci ne trouva pas de situations opératoires mais réalisa plus tard, lorsque son frère se réorienta avec succès dans une branche différente et qui lui plaisait, que la motivation ne s’enseigne pas mais (je cite un extrait de son mémoire) « que le rôle d’un enseignant est de développer des situations ouvertes au plaisir d’apprendre (manipuler, explorer, construire…) afin que la motivation puisse advenir, s’accroitre ». Pour une troisième enfin ce fut une expérience d’auxiliaire de vie scolaire auprès d’enfants autistes avec pour objectif une intégration dans le cursus scolaire standard. Elle indique dans un de ses écrits : « Cette expérience d’une année est très certainement la plus marquante et une des plus belle de ma vie, j’ai compris l’importance de se faire accepter sans attendre quoi que soit en retour, j’ai une autre vision de cette maladie et surtout  j’ai pu acquérir un certain nombre de compétences… » (S’ensuivent des compétences telles que patience, curiosité, capacité d’adaptation, écoute de l’autre…).

Ces récits qu’elles ont couchés sur le papier et qu’elles ont échangés, discutés, ont joué le rôle du révélateur photographique. Elles s’y sont vues actrices de situations d’accompagnement, parfois d’enseignement. La parole s’est faite plus facile, le désir d’écoute s’est davantage affirmé. Et avec ces situations, la certitude « qu’il se passe quelque chose ». Et que cela mérite d’être conté, observé, analysé. Ce regard ethnographique s’est emparé de la sphère professionnelle. Elle est devenue source d’autres récits, également échangés, discutés, analysés. Chacune d’entre elles avait commencé à contourner la muraille des évidences pour commencer à assembler les pierres des possibles. Et se réapproprier le temps et l’espace de leurs expériences en en évoquant les épaisseurs et mouvances humaines. Sur quels terrains s’engage-t’on alors pour faire advenir ces mises en lumières ?

 

3. Lisières

La lisière est une bande, une liste, une marge (pas une ligne) entre deux milieux de nature différente, qui participe des deux sans se confondre pour autant avec eux. La lisière a sa vie propre, son autonomie, sa spécificité, sa faune, sa flore, etc. La lisière d’une forêt, la frange entre mer et terre (estran), une haie, etc. Alors que la frontière et la limite sont des clôtures, la lisière sépare et réunit en même temps. Un détroit est une figure exemplaire de lisière : le détroit de Gibraltar sépare deux continents (l’Afrique et l’Europe) en même temps qu’il fait communiquer deux mers (Méditerranée et océan atlantique).
Emmanuel Hocquard, Le cours de PISE, POL, Paris 2018, page 61.

Les lisières sont les endroits des possibles. Les limites n’en sont définies que par les milieux qui les bordent. Elles sont mouvantes, sujettes à érosions, sédimentations: elles n’ont rien de l’évidence. Enseignants et apprenants, tous deux habités d’expériences musicales nourries de leurs parcours respectifs, se retrouvent de prime abord évoluant dans les sols souples des lisières. Ils ne se connaissent pas mais se réunissent autour d’un objet « musique » qu’il conviendrait d’ailleurs d’écrire au « singulier – pluriel » : la Musique – mes musiques / Les musiques – ma Musique. L’enseignant s’est construit au fil du temps un paysage où les représentations sociales et donc musicales se sont construites et édifiées plus ou moins solidement, plus ou moins en conscience (par exemple, « qu’est ce qui est ‘musique’ ? », « qu’est ce qui fait le ‘musicien’ », « qu’est ce qu’enseigner ? », « quelle est la place de l’élève dans ce processus ? »…). L’apprenant vient également avec un bagage de représentations sociales et musicales.  Mais lorsqu’il pénètre pour la première fois dans ce lieu appelé « Conservatoire », les premières lui rappellent qu’il entre dans « un haut lieu d’expertise » et les secondes que les musiques enseignées y sont majoritairement « des grandes musiques ». Il est à la fois disponible, motivé et sur la réserve, éventuellement impressionné. Il est dans les lisières, terrains inconnus, mais attirants, pour y concrétiser ses désirs (tout au moins on l’espère). En l’occurrence, la pratique d’un instrument dans la plupart des cas. La question est alors : l’enseignant va-t-il le rejoindre dans ces lisières mouvantes, mais seul terrain qui les réunit à ce moment premier ? Et tenter de débroussailler un espace et un temps commun d’apprentissage mutuel ? Ou va-t-il emmener l’apprenant à l’ombre de sa muraille afin d’y dérouler un programme prédéfini et solidement maçonné ? Va-t-il laisser les barrières ouvertes aux vagabondages et bricolages[1], allant même jusqu’à les encourager ? Ou va-t-il circonscrire toutes pratiques à l’enclos qu’il a construit au fil du temps?

Le seul véritable voyage, le seul bain de Jouvence, ce ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux, de voir l’univers avec les yeux d’un autre, de cent autres, de voir les cent univers que chacun d’eux voit, que chacun d’eux est.
Marcel Proust, La Prisonnière, page 762.

Dans une reformulation très réductrice de ma part (pardon aux Marcels), à tout le moins mettre à jour « sous les pavés, la plage! ». Car à quoi bon être en présence d’autres paysages sonores si nous les plions inlassablement à notre habitus ? Créons plutôt des situations ouvertes à nos imaginations, lisières propices à passer les objets étranges au sein d’échanges improbables. Laissons une part d’improvisation dans les « faire de la musique », ou encore les « construire collectivement des échafaudages sonores », ainsi que les « tenir atelier ouvert ». Ouvrir les yeux autres qui sont en nous et tout cela par le pouvoir de la confrontation et de l’échange avec l’autre.

 

4. Il suffit de passer le pont

La rencontre de musiciens autour de pratiques ouvertes (exemple: « dans le groupe, chacun prendra la parole en réaction à ce qu’il perçoit des autres propositions: en complément – aller vers- ou en opposition -s’éloigner- ») et d’objets peu ou pas connus (ex: « accumulons des nappes sonores par timbres de plus en plus granuleux ») met en jeu des relations aux objets et aux sujets qui différent de ceux développés dans une formation qui se centre encore souvent sur de l’interprétation de répertoires esthétiquement repérés. Les comportements, savoir-faire habituels ne se suffisent plus pour participer aux récits sonores que l’on est appelé à construire, seul ou en groupe. Il y a alors deux voies possibles : sauter dans le train en partance sans en connaître l’itinéraire et faire advenir un nouveau récit ou laisser passer le train (certains peuvent même être tentés de le dynamiter !).

Une telle situation s’est révélée lors d’un projet avec un ensemble de cordes (huit violonistes et trois violoncellistes). Il s’agissait, dans un premier temps, de mettre sur pieds un répertoire de musiques traditionnelles à danser issues du Berry ainsi que de compositions dans le style. L’approche de ces répertoires, inconnus des musiciens en présence, se faisait par le chant et la danse; s’ensuivait la transposition par oralité sur instruments et en petits groupes. Les musiciens étaient invités à chercher collectivement cette transposition, puis à confronter leurs trouvailles en grand groupe. Des jeux d’improvisations sur la quinte de structure et les bourdons de certaines mélodies complétaient cet atelier. Précisons que la technicité requise pour l’interprétation était acquise par tous les participants.

L’une des musiciennes âgée de 16 ans était sur la réserve et ce à la fois sur le fait de danser et sur celui d’improviser sur les règles proposées (elle avait déjà pratiqué de l’improvisation sur grille harmonique mais dans un autre cadre). Elle était venue s’inscrire à un cours d’ensemble à cordes et s’attendait à travailler du répertoire « classique » alors qu’une information avait été faite, définissant le projet particulier de cet atelier. Mais là où elle s’attendait, en dépit de la présentation du projet, à travailler en ensemble des œuvres écrites dans le but de les interpréter collectivement sous la direction du professeur de cordes, elle s’était retrouvée dans une logique d’atelier où chacun est appelé à bricoler. Ajoutons le peu de « prestige » apparent des matériaux proposés: simplicité apparente des mélodies, improvisation sur cinq notes, accompagnements basés sur des bourdons rythmiques, danse populaire au pas répétitif au premier abord… ainsi que le fonctionnement proposé: travaux et recherches collectives, confrontations et débats sur les trouvailles, recherche d’une construction collective finale… qui l’ont rebutée. C’étaient là autant d’éléments qui déplacent les enjeux plus habituels tels que se confronter à des répertoires ardus et prestigieux et se fondre dans  un jeu et un son d’orchestre avec pour références de nombreux enregistrements professionnels. Je n’ai pas réussi à l’aider à questionner cet état de fait, elle n’a pas souhaité échanger avec moi.

 

5. Co-construction

C’est le statut même du musicien apprenant/enseignant qui est ici en jeu.

Ce musicien apprenant est il à même d’enfiler différentes peaux (interprète, improvisateur, orchestrateur…), différents scénarios (orchestre, musique de chambre, groupe de musiques actuelles, soliste…) et différentes esthétiques comme il le ferait en fouillant librement la malle aux vieux vêtements dans le grenier de ses grands parents pour jouer à être un autre ?

Ce musicien enseignant est il en volonté et capacité d’accompagner cet apprenant afin que ces peaux n’en fassent plus qu’une, souple et adaptable aux choix et nécessités du moment ; que ces scénarios soient autant de mises en relations humaines et musicales variées ; que ces esthétiques soient des occasions de humer les diversités culturelles ?

Cet apprenant est il à même d’accepter qu’un cours repéré comme ensemble à cordes soit le lieu de ces différents cheminements ?

Cet enseignant est il à même de créer les conditions pour que cela advienne ?

Il est ici important de prendre en compte plusieurs aspects qui façonnent la tradition des conservatoires. Ils nous permettront de mieux définir le bâti et son architecture à un moment où il tente de se redéployer en regard de l’évolution de la société française. Les quelques remarques ci-dessous sont à prendre en compte pour qui veut traverser les murailles.

Ces murailles…

… sont en partie dans l’institution qui cloisonne plus ou moins différents territoires en « cours », « orchestre », « musique de chambre », « pratiques collectives »… et permet / empêche, plus ou moins, que les enseignants et les apprenants avancent, selon les projets, par porosité entre les différents statuts du monde musical occidental.

Elles sont aussi en partie dans la segmentation des enseignements qui a cours dès le collège et nous renvoie à une conception de la formation construite comme une succession de domaines de connaissances que l’élève parcourt d’heure en heure: un gigantesque open-space parsemé de cloisons à mi hauteur qui isolent tout en laissant filtrer un brouhaha institutionnel qui peine à faire sens.

Elles sont dans la représentation dominante de l’enseignement en conservatoire qui focalise le parcours d’apprentissage sur l’instrument et son professeur et conçoit les pratiques collectives de groupes comme une mise en œuvre de ce qui est appris dans le cours instrumental. Un supplément en quelques sortes.

Elles sont également incluses dans la division du travail qui s’est développée depuis le XIXe siècle et l’hyperspécialisation qui lui a fait suite jusqu’à aujourd’hui: à chacun sa place et sa tâche.

Elles sont enfin dans la relation enseignant-apprenant qui est imprégnée de cette structuration de la société.

Cloisonner, segmenter, diviser… l’organisation et les pratiques dans les lieux de formation, dont les conservatoires, sont encore traversées par ces constructions plus ou moins closes. La création des départements, pour prendre cet exemple, n’a fait que déplacer cette réalité dans un cercle un peu plus grand, mais entre partenaires de même famille se structurant sur les mêmes fondements. Nombre de réunions de départements sont d’ailleurs axées sur le choix des répertoires à jouer dans l’année à venir, sans que ces choix ne soient la conséquence d’un projet plus global centré sur les musiciens apprenants, territoires à explorer et qu’il convient de peupler de musiques.

 

6. Un être parlant, un être social

Les murailles délimitent un terrain et permettent de se développer dans un cadre protecteur. Elles enferment également à la mesure des règles qui régissent la vie individuelle et collective sur ce terrain. Les lisières sont ces brèches en friche, ces landes ouvertes aux expérimentations non prévues par les régulations des jeux emmurés. Elles peuvent dérouter mais aussi devenir des terrains riches de plantations variées et cultivées collectivement. Et là est l’une des clés permettant de reconsidérer les buts et organisations de l’enseignement : la parole exprimée et partagée collectivement, mise au service d’expérimentations et de réalisations de projets individuels et de groupes. Une parole acceptant de livrer aux regards des autres ce qui fait sens dans les pratiques de chacun. Une parole accueillie dans le respect des convictions de chacun et dans le projet de construire un projet d’établissement qui ne soit ni l’addition de projets personnels ni l’empilement de projets de départements. Une parole qui laisse entendre que l’enseignant ne sait pas tout et que la coopération est nécessaire pour construire.

Florence Aubenas, journaliste, a recueilli des paroles souvent inaudibles. En voici un extrait paru dans un article du journal Le Monde du 15/12/2018 sous le titre « Gilets jaunes : la révolte des ronds-points » :

Depuis des mois, son mari disait à Coralie : « Sors de la maison, va voir des copines, fais les magasins. » Ça a été les « gilets jaunes, au rond-point de la Satar, la plus petite des trois cahutes autour de Marmande, plantée entre un bout de campagne, une bretelle d’autoroute et une grosse plate-forme de chargement, où des camions se relaient jour et nuit…
…L’activité des « gilets » consiste ici à monter des barrages filtrants. Voilà les autres, ils arrivent, Christelle, qui a des enfants du même âge que ceux de Coralie, Laurent, un maréchal-ferrant, André, un retraité attifé comme un prince, 300 chemises et trois Mercedes, Sylvie, l’éleveuse de poulets. Et tout revient d’un coup, la chaleur de la cahute, la compagnie des humains, les « Bonjour » qui claquent fort. Est-ce que les « gilets jaunes » vont réussir à changer la vie ? Une infirmière songeuse : « En tout cas, ils ont changé ma vie. »
Le soir, en rentrant, Coralie n’a plus envie de parler que de ça. Son mari trouve qu’elle l’aime moins. Il le lui a dit. Un soir, ils ont invité à dîner les fidèles du rond-point. Ils n’avaient jamais reçu personne à la maison, sauf la famille bien sûr. « Tu l’as, ton nouveau départ. Tu es forte », a glissé le mari. Coralie distribue des tracts aux conducteurs. « Vous n’obtiendrez rien, mademoiselle, vous feriez mieux de rentrer chez vous », suggère un homme dans une berline. « Je n’attends rien de spécial. Ici, on fait les choses pour soi : j’ai déjà gagné. »

 

7. Une maison des musiques

« On fait les choses… ». Voilà une situation de départ prosaïque, complexe mais prometteuse : un groupe de musiciens (apprenants et enseignants) et qui agit (se rassembler pour un projet commun). Un terrain d’expression (rond-point ou conservatoire). La mise en route du projet par une démarche de co-construction qui redessine les parcours. Situation semée d’embûches mais mobilisante.

Sensoricité, interprétation, variabilité et improvisations invitent à créer un enseignement par ateliers pris en charge par des collectifs d’enseignants à géométrie variable. Ils peuvent s’appuyer sur l’expression vocale et corporelle par des règles collectives insistant sur l’intention partagée dans la production sonore. L’apprentissage du code écrit peut s’intégrer dans la séquence « imitation, imprégnation, transfert, invention » comme un outil complémentaire ouvrant, notamment à la composition. Celui de l’instrument est traversé par des face à face et des travaux de groupes…

 

8. Le pas de côté

C’est la deuxième année (2018 et 2019) que je propose un stage de 2 jours et demi à des étudiants en CEPI [Cycle d’Enseignement Professionnel Initial] des Hauts de France. Cette année, huit musiciens se sont réunis, dont certains déjà venus l’année précédente. Venant de pratiques des musiques actuelles amplifiées, classiques et jazz, ils ont écouté des collectes de chants traditionnels du Berry et du Limousin enregistrés entre les années 60 et 80. De simples monodies chantées dans une cuisine, à la maison par des gens du pays, des paysans. Pas d’harmonies ni d’accompagnements. Seulement des voix qui sculptent à leur manière des mélodies aux tempéraments et inflexions inconnues de ces jeunes musiciens.

Entre le relevé à l’oreille, le chant par imitation, le transfert sur l’instrument et les règles d’improvisations proposées par mes soins, une énergie constante s’est déployée. Le plus bel exemple à mes yeux étant l’intensité avec laquelle ils se sont investis dans la réalisation de « bourdons vivants ». De notes tenues mécaniquement sur les 1er et 5e degrés, ils sont peu à peu passés à un écosystème accueillant les variations de timbres, le passage du continu à l’itératif, les entrées et sorties par variations d’intensités… et tout cela dans une belle écoute collective. Ces bourdons portent les improvisations et l’on serait tenté de les prendre pour quantité négligeable. Ce ne fût pas le cas, une conscience collective émergeante leur ayant offert un territoire à habiter. Ils en sont tous ressortis avec la sensation d’avoir vécu une expérience individuelle par la grâce du groupe et une expérience collective par la présence active de chacun.

Je vous laisse sur quelques extraits de leurs improvisations : il ne s’agissait évidemment pas de se former à l’interprétation des musiques traditionnelles du Berry ou du Limousin, mais plutôt de se saisir de caractéristiques de ces musiques et d’autres pour explorer d’autres voies d’improvisations.

Un paysage sonore, inséré dans un conte plus long, termine la vidéo. Il est mis en jeu par les musiciens d’un ensemble à cordes pris en charge par une professeure de violon classique, Florence Nivalle. Nous avons proposé, en plus d’autres parties du conte, de se pencher sur la musicalité d’une forêt :

      • Écoute d’un enregistrement en forêt et échanges.
      • Écoute dirigée. Repérer s’il y a:
            – une trame permanente dans le paysage ;
          – des événements répétés avec plus ou moins d’espacements ;

– des événements marquants, en rupture.

  • S’approprier ces éléments par une imitation vocale. Définir des caractéristiques du son.
  • Transposer cela sur son instrument en ne retenant que les enveloppes et textures du son et en laissant de côté l’imitation.

La trame (sauterelles) est jouée/chantée tutti. Les événements répétés (moustiques et bruits d’animaux dans les fourrés) sont pris en charges par plusieurs duos (un moustique et un fourré). Quelques oiseaux apparaissent, solitaires. Des démarches de déplacements sont inventées par chaque duo pour amener la production sonore. Les deux productions sont au choix, tuilées, juxtaposées ou avec une respiration intercalée.

Il est à noter qu’une violoniste, Clémence Clipet, étant à la fois en formation de violons classique et trad. a été sollicitée par Florence et moi-même pour transmettre la bourrée finale avec les coups d’archet. Nous en sommes à 13 séances au moment où cette première restitution s’est déroulée. Et le premier bilan est très positif : tous les participants ont le sentiment de construire un véhicule pour un voyage à inventer.

Enfin, un ensemble de cornemuses de cycle 1 (2 à 4 ans de pratiques selon) nous a proposé un jeu d’improvisation se basant sur un relais entre les deux premières incises d’une bourrée : SOL la si DO et RE mi FA. Le passage se fait en tuilage. Un jeu simple mais qui a mobilisé chez chacun une énergie et une concentration parfois insoupçonnées. Une découverte « engageante » pour la plupart.

Michel Lebreton, mars 2019

 


 

1. « Le bricoleur est celui qui utilise des moyens détournés, obliques, par opposition à l’homme de l’art, au spécialiste. Le travail du bricoleur, à la différence  de  celui  de  l’ingénieur,  se  déploie  dans  un  univers  clos,  même  s’il  est diversifié. La règle est de faire avec les moyens du bord. Le résultat est contingent, il n’y  a  pas  de  projet  précis,  mais  des  idées-force  :  “ça  peut  toujours  servir,  ça  peut fonctionner”.  Les  éléments utilisés  n’ont  pas  un  emploi  fixe,  encore  moins  prédéterminé : il sont ce qu’ils sont, à cet instant-là, tel qu’il est perçu, désiré, en relation avec  d’autres  éléments,  opérateur  d’une  opération  particulière.  Pour  le  bricoleur,  un cube de bois peut être cale, support, socle, fermeture, coin à enfoncer, etc. Il peut être matière  simple  ou  instrument,  son  utilité  dépend  d’un  ensemble.  L’adéquation  d’un bricolage peut évoquer le hasard objectif des surréalistes. »
Ruse et bricolage (Liliane Fendler-Bussi)

Gérard Authelain – English

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About a Question on Collapse

Gérard Authelain

August 28 2018

Summary

The Notion of Collapse
The Bombing of Gaza Cultural Center
How to React?
Keep Going as Musician in School
Keeping Hope by Continuing to Act
 


The Notion of Collapse

On 20 August 2018 at 6.30 pm, I wrote to Ouassem, president of the FNAMI (Fédération Nationale des Musiciens Intervenants), in response to a telephone message on an answering machine that I hadn’t been able to listen because of network problems. He asked me about the notion of collapse, and in particular about what I thought, through my stays in various countries such as Palestine or Tunisia, of the way in which people were living with difficulties of which one can only guess the extent. Widening the debate, he asked me how we can prepare ourselves to face other collapses that threaten us all: the conflicts in the making with border closures, climatic conditions, etc. In what way, he added, do these real or potential collapses challenge the profession of musicians working in schools?

I sent a few very brief lines, saying that even if I had not given much thought to the theme of collapse, it is true that I could see, especially in Palestine, and especially about Gaza, how young adults (between 18 and 30 years old) saw everything going down the drain, what they were doing, what they had done, what projects they could have done. The news that I recently received in the context of this weekly Friday march, where there have already been many deaths and even more injured, confirm that they are indeed in a state of collapse.

 

The Bombing of Gaza Cultural Center

On August 20, 2018 at 8:50 pm (9:50 pm in France), I received a message from a Palestinian friend from Gaza, with whom we have been corresponding via Facebook since 2016. She confirmed what the press had told us a few days earlier: the bombing of the cultural center of Gaza under the pretext of tracking down Hamas leaders, ruining in a single operation a building that was the place where a large number of activities took place (lectures, theater, music, dance, visual arts, library, exchanges, etc.). More than a collapse: a cultural disaster, a human catastrophe, the annihilation of a place of life, a ruthless brutality.

I quote the entire text published by this Palestinian friend, Huda Abdelrahman Al-Sadi, with whom we exchanged by phone or by Facebook, but we were never able to meet, as she did not have a visa to leave Gaza, and myself, I was never able to obtain a visa to go there despite three requests refused regularly.

The last time I wrote to you was under the bombing which led to the assassination of two children! But this time it was really difficult to write to you under the bombs because of the SHOCK!

As a Palestinian woman, especially from Gaza, shock, death, bombs, tears, fear, destruction, all became part of our daily life.
I once said, the pen, the theater, reading, culture are more powerful weapons than their weapons.

And they killed the theater in Gaza on 8.8.2018.

I was at work when I was told that the Said Al.Mishal Cultural Centre was crushed; five stories like a cookie

I didn’t believe anyone and I didn’t want to believe it, I thought maybe it was just a missile that did nothing, maybe the inhuman invader just wanted to scare us as usual, maybe it wasn’t the cultural center that was targeted, maybe it was an empty land; a lot of “maybe” and nothing “certain”.

Words get confused, but it is not war – why are they causing such destruction?
Why are they destroying our memories, our laughter?

This building does not represent a cultural building, but much more.
Each wall keeps in its arms the laughter after each performance, the memories of each rehearsal, the ideas of each room, songs, our souls, our talents, our leisure, our youth growing up within these walls, the dreams of young people deprived of life.
This building for me and for others was never a building, it was the world of which we are – as Gaza people – deprived.

The world we have never known!

“A theater in Gaza” was once a study dream for me I used to say: “in Gaza there is no real theater, there are only small spaces,” and I dream of reviving the theater with the French language.
Now I can say that there is no theater in Gaza!

For a long time, I dreamed of living the date 8.8.2018[1] .
I love this number and I wanted to enjoy this special date.

And unfortunately having a special date in Gaza is also forbidden!
An announcement was launched by the Pal Theater group – a group of amateur actors who learned to make theater by themselves and who promised to revive the theater without having a real theater or real materials only by having their desire to live in Gaza.

For a play for the big celebration and we were looking forward to this play.
And now there is no theater, there is no theater play.
We still have the festivities.

Happy festivities to all my friends.
Happy festivities to us in spite of everything.

 

How to React?

After such a message, it is difficult to write anything. And yet we have to write, we have to talk, it is the only way left to say that we refuse to be defeated, no matter how big the massacres are, wherever they are. I owe this to Huda, and I said it to Ouassem, who asked me to continue the reflection that we had initiated over the phone.

The cultural center of Gaza was bombed: there is nothing left, nothing more than a heap of rubble: this is a real collapse, that of the walls in the literal sense, but above all the collapse of a future that consisted in giving a little air to all those who frequented it and had undertaken cultural projects of all kinds.

The question is certainly how to rebuild “something” when there won’t be buildings anytime soon. Above all, it is to know what hope is possible other than the ever-postponed illusion that the international community will wake up and come out of its incomprehensible silence. In other words, what can we, from the outside, say to Huda that is nothing more than a simple demonstration of empathy and the testimony of a helpless friendship. For my perplexity dates further back in time. The collapse did not date from this bombing, I have had the opportunity to work in the Cisjordan since 2006, I have had the opportunity to work in the refugee camps of Chatila and Borj El Barajneh in Lebanon, I know the family of Salah Hamouri, imprisoned again without trial, and I can extend the list. Each time, before leaving and arriving on the other side of the wall in occupied territory, the question is the same: what is the meaning of my coming, I who do not have to suffer these injustices, contempt, humiliating and degrading conditions[2]?

Of course, I have an answer, but I can’t write it without taking the precaution of adding that it can quickly lead to misunderstanding, quickly provide a good conscience at little cost. I simply have to say that if I am pursuing a very modest presence, it is based on a conviction that we must never forget the formula that Péguy had already presented: “That’s astonishing, that these poor children see how all this is happening and that they believe that tomorrow it will be better, that they see how it is today and that they believe that it will be better tomorrow morning…”[3]

When I said to Ouassem, during the telephone exchange, that I could only envision the reality of any form of collapse by postulating in return the search for what can give hope, it was ultimately to justify the fact that cultural action, even if minimal, is one of the pillars that keeps a small fragile flame that Péguy spoke of in the quote above. But I know that it is easy to hold such a discourse when one is oneself comfortably installed in a system where freedom of movement, of expression, of thought, of information, makes it possible to have easy access to what others sorely lack.

 

Keep Going as Musician in School

I know that the word “resilience” is easily used today, a word that was not in use some 20 years ago. Whatever the formula, the question is to know where and how to find the strength to build (in normal situations) and rebuild (in situations of collapse) in order not to resign oneself to the fatality of the present condition. For it is this too, beyond any tragic situation that we all have in mind, Syria, Iraq, Yemen, Venezuela, Burma, etc., which concerns us every day in our daily professional practice. When I enter a classroom (I’m always a musician working in schools, and whether it’s in France or Palestine, the questioning is of the same order), I know nothing about the children or teenagers with whom I share a few steps.

I have a certain comfort, which is that of my age, of my past experience, of the institutions that invite me, and of all the protections that I benefit from, including that of being repatriated in the event of a problem. But this does not give me any peace of mind about the background of the musical work in school. No matter who I intervene with, I never feel comfortable. If I am going to do a series of workshops in classes in Vaulx-en-Velin or Saint Etienne, I may have what some people call the tricks of the trade, but that doesn’t give me any security. The problem for me is not to succeed in an activity, to achieve a result that will be able to testify that I have fulfilled the contract for which I was solicited. Of course, it is better for the people who have invited me to have the opportunity to make a positive assessment according to their own criteria. But my real concern lies elsewhere.

Every time I walk into a classroom, my first question concerns the kids I’m with: what is the personal mystery that each of them carries when I look at them? I don’t know anything about them, and what someone might tell me about them is only a tiny, often behavioral, fragment of what they really are. A teenager’s speech is terribly ambiguous and terribly misleading too. I don’t know who I’m dealing with. My position is to be able to allow them to go a bit of the way from which they will be able to get something out of it (and I don’t know exactly what it might be). I’m not at all in the spirit of a “school” whose term implies a teaching to be given. No doubt I hope to teach the kids “things”, but that’s not my primary concern. My concern is how what we are going to do together will allow each of them to invent a personality of their own. You can use the word creativity if you want or use the formula of creative approach. Provided that we do not transfer the essential of the creation in the created object, but in the blossoming that this approach will have allowed for each one of them.

Of course, I’m not going to say that I’m not interested in the result. But it only captivates me to the extent that I could have guessed how much progress it will have allowed everyone to make on their own. So much the better if the audience attending a performance is enthusiastic, but real success is measured elsewhere, outside of press reports. That’s why I work a lot with small groups, all by themselves, and me not far away: if they need me, they come and get me. If they don’t need me, so much the better, they do their experimentation, and we talk about it afterwards, after the fights, after the laughs, after the failures, after the discoveries they are proud of, after the new questions they ask themselves.

And I’m never sure it’s going to work every time, because I don’t know anything about the collapsed situations in which they find themselves. I often continue to work with teenagers in SEGPA [Sections d’Enseignement Général et Professionnel Adapté, special education sections for junior and high school students having difficulties]. For most of them, I have no idea where they come from. In retrospect, I have experienced situations that are unfortunately extreme but not necessarily exceptional: the drunken father beating his wife, the student not knowing if his brother was from the same father, and I could continue to paint a series of tableaux in the manner of Hector Malot or Emile Zola.

Doing creative activities with them is not a comfortable situation, I may have all the material I want and the experience of these groups with unpredictable reactions: it does not give any comfort. Let it be understood that my problem is not a question of how I am going to keep a little authority, or a minimum of feedback towards myself. From this point of view, the ingratitude of this age is an excellent medication. It brings us back to the only interesting question: how our encounter has been a source of progress for them. And I never know that, because I would have to see them again after six months, after three years. It is not because you have planted the seeds in the fall in a garden that you are guaranteed a result the following spring. All you know is that if you don’t prepare the ground for everyone to put the seeds it also needs to be nourished, there is little chance that you will see its fruits later on.

 

Keeping Hope by Continuing to Act

When I was at the CFMI [Centre de Formation des Musiciens Intervenants, Center for training musicians intervening in schools], I don’t think I ever gave students any illusions about the job that awaited them. I don’t think I led them to believe that the profession was a comfortable situation. But that it was interesting: yes. Not easy, but exciting. Challenging, without a doubt. Enriching, O how much! Those who play it safe in institutions, methods, tricks, rather than in a constant search for those to whom they are sent, may wake up sooner or later with some disappointment, the kind you hear about “the situation before” and all the litanies about the values of yesteryear being lost.

I am not against didactics, but I know that it is not where I put the trust I need in order to meet groups of children and teenagers. Nor in the hardware. When you invent, it’s not the richness of the hardware that determines the quality of the production: in archaeological museums, when you see the richness of glass vases or the decorations on earthenware vases, some of which date back to 1000 or 2000 BC, you see that inventiveness is not limited to the performance of the tools.

That doesn’t stop me from always very carefully preparing the interventions that I am going to undertake, including those concerning practices I have acquired over the years. But I prepare according to what I perceive through the eyes of those I am going to meet, and where I will have to adapt when I am in front of them. I don’t see how you can do something relevant without being in permanent creativity. Willingly or unwillingly, we are in a constant search. And I don’t want to sing yet another ode to creation, but we know that the children and teenagers who will come out of it are those who have had an inventive spirit, or at least those who will have approached their adult life to get by with all the means of the moment: and especially something that gives meaning to what they want to be.

This is why I truly believe that, in spite of Trump’s monstrous acts[4], it is not vain or illogical to pursue an artistic or cultural action, whatever the term, in all latitudes, insofar as it is a way of saying that against all odds there is a future for man, a future for man. To ask ourselves how we can “give hope to someone” is to think of the person in the first place who alone can manifest what he or she is striving for. The content and the modalities come after, and it is not even certain that this is the most difficult question to resolve.

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1. August 8 was declared a day of support for the Palestinian media. According to the Palestinian Prisoner Club Association, the number of Palestinian journalists held in Israeli prisons is 23 journalists. They have called for the formation of an international judicial body and more broadly requested the UN Security Council to investigate the possibility of carrying out their news work despite the measures of intimidation, interrogations and forced silence imposed on them. (Author’s note)

2. And I wonder all the more because I only do short stays, while young people named Alicia, Julie, Rose, Roxane, and others, will spend a year or more in these countries as Civic Service Volunteers and confront these realities, and for whom I have great admiration, not to mention the Palestinian men and women who are struggling daily with these permanent destructions and attacks.

3. Charles Peguy, Le Porche du mystère de la deuxième vertu. Paris : Nouvelle Revue Française, 1916.

4. The results of this have been seen in recent days with its decision to cut the UNWRA budget, which we know that a large part of the UN’s activity for the Occupied Territories is support for schools in the refugee camps. Italy, Hungary, we don’t know any better where this is going…