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Henrik Frisk

Cet article a été publié en anglais dans / The original English text of this article can be found in:
Soudweaving: Writings on Improvisation [by Franziska Schroeder et Mícheál Ó hAodha (ed.), Newcastle upon Tyne : Cambridge Scholars publishing, 2014].

Voir le site d’Henrik Frisk pour la possibilité d’un accès au texte original en anglais.
See: Henrik Frisk site for the possibility of access to the English original text.

« Nostalgie du passé : L’expression musicale dans une perspective interculturelle »

Dans la présente édition, cet article de Stefan Östersjö et Nguyễn Thanh Thủy est complémentaire au texte de Henrik Frisk au sujet du projet The Six Tones.
In this edition, this article by Stefan Östersjö and Nguyn Thanh Thy is complementary to the text by Henrik Frisk on the subject of The Six Tones project.

 


 

L’improvisation et le moi : écouter l’autre

Henrik Frisk

Traduction de l’anglais : Jean-Charles François

Sommaire

Résumé
La liberté et la question du moi
Liberté et pratique musicale
Le groupe The Six Tones
Identités, cultures, pouvoir, habitudes
Tứ Đại Oán
Devenir capable d’écoute
La question de l’authenticité

Références bibliographiques

 

Résumé [abstract]

Écouter l’autre : cette phrase soulève un nombre incalculable de questions. Apprendre à écouter ceux avec qui l’on joue est un des aspects essentiels de la pratique de l’improvisation, mais, par expérience, je pense que la tâche la plus difficile est de s’écouter soi-même. Écouter l’autre tout en jouant ne veut évidemment pas dire qu’il faille complètement renoncer à sa propre identité, ni devenir comme l’autre, mais s’accorder ou entrer en résonance avec l’autre. C’est dans l’interaction entre plusieurs personnes (deux ou plus) que se déroule l’improvisation ouverte et sans attaches, dans un jeu qui se situe entre s’ajuster à ce que fait l’autre et s’écouter soi-même. Dans cet article, ma pratique artistique au sein d’un groupe suédois-vietnamien The Six Tones sert de contexte pour aborder quelques aspects de la question du moi [self] et de l’autre, en utilisant trois concepts, chacun exerçant une profonde influence sur le moi [self] : la liberté, l’habitude et l’individualité. Je n’aborderai ces concepts, si vastes et profonds, que dans un contexte relativement limité et tourné vers la pratique.

 

La liberté et la question du moi

L’impact de la liberté, un concept tout-à-fait essentiel pour comprendre l’improvisation, est intimement lié aux questions plus sociales et politiques que je vais aborder et on peut le comprendre de différentes façons, comme par exemple la liberté du moi [freedom of the self] et la liberté de se détacher du moi [freedom from the self]. L’habitude est un facteur qui peut à la fois permettre la liberté et limiter son champ d’expression : il existe un nombre important d’exemples de destruction des habitudes fonctionnant comme une force créative. De plus, l’habitude fait partie de la constitution de soi-même, et détacher l’habitude de son propre moi peut être un moyen pour amorcer le changement. L’individualité, un aspect qui est, lui aussi, important dans le jazz et les musiques improvisées, est une notion intéressante et complexe, qui peut contribuer à transformer la liberté-de-soi en un pouvoir de domination. La liberté est une condition nécessaire à l’expression individuelle, qui à son tour risque de restreindre l’espace de liberté des autres. Dans le groupe The Six Tones, parce qu’il se situe dans un contexte interculturel, les définitions des termes de moi, d’autrui, d’écoute, d’habitude et d’individualité sont aussi abordées en sortant du domaine exclusif de la musique. L’article commence par se situer dans des perspectives locales, qu’elles soient stylistiques ou géographiques, et se termine sur la question du centre et de la périphérie avec des perspectives un peu plus larges. À titre préliminaire, il convient de remarquer qu’il est à la fois possible et important de s’engager dans une discussion du social et du politique dans ce contexte, et j’ai la conviction que dans le domaine des arts, y compris dans celui de la recherche artistique, il est approprié d’envisager un tel débat.

Je ne vais pas essayer d’utiliser un format théorique en vue de l’appliquer au déroulement des pratiques artistiques. J’essaie plutôt de comprendre ce qui s’est passé dans la phase initiale du travail dans notre groupe, et ce qui a motivé mes premières réactions personnelles et celles qui ont suivi. En présentant ces expériences à la lumière des idées que je vais énoncer ci-dessous, et en comprenant mes propres réactions comme l’expression d’un système de domination, il m’est possible de considérer ma propre pratique artistique comme véhicule d’une pensée sociale et politique à travers la musique, et aussi d’être capable d’aborder les questions difficiles du moi, de l’habitude et de la liberté. La méthode employée se présente comme un cycle récursif à travers les étapes de la pratique artistique, de la réflexion, de l’évaluation et de la théorie en tant que pratique.

La question du moi est une question philosophique complexe, et je ne prétends pas que ce texte en prend en compte tous les angles possibles de manière exhaustive. Mon intérêt principal se situe dans le rôle du moi considéré à partir d’une perspective très pratique :  dans une interaction musicale, comment le moi peut-il en même temps répondre à l’autre, être libre et rester individuel, et quelle est l’épistémologie de cette aspiration ? En vertu de la nature subjective de l’improvisation et de beaucoup de pratiques créatives, le rôle du moi est essentiel aux différents processus du travail artistique comme ceux de la création, de l’évaluation, de l’élaboration et de la présentation. Beaucoup de théories ont été développées pour expliquer les opérations de « la mystérieuse nature du moi » (Griffiths 2010 : 167), susceptible de changements constants, mais le moindre essai pour définir sa nature s’avère une opération qui le change. Que la réflexion qu’on a sur le moi altère en fait notre propre compréhension du moi constitue un principe fondamental dans la plupart des types de thérapie, bien qu’il soit impossible de savoir si c’est la compréhension de soi-même qui est altérée, ou bien si c’est le moi en tant que tel. La connexion et l’interdépendance du moi avec le temps et l’espace, avec autrui, avec le corps, et avec les sphères socio-politiques et les relations de pouvoir montrent clairement que le moi se trouve sans cesse dans un état d’incomplétude, constamment en devenir potentiel. L’anthropologue Gregory Bateson, j’y reviendrai plus loin dans ce texte, identifie le moi comme une agrégation « d’habitudes de perception et d’actions adaptatives » (Bateson 1972a : 242). Si sa définition peut sembler ici trop formelle dans le cadre de ce texte, l’habitude, il faut le reconnaître, contribue à la définition du moi de manière significative, et une partie de mon argumentation se base ici sur l’idée qu’altérer les réponses habituelles est une manière d’altérer le moi.

Pour illustrer une des manières par lesquelles la rencontre avec autrui change non seulement le moi mais aussi l’autre, Deleuze et Guattari prétendent qu’il est possible de traverser ou de transgresser la frontière entre le moi et l’autre : « Chaque fois qu’il y a transcodage, nous pouvons être sûrs qu’il n’y a pas une simple addition, mais constitution d’un nouveau plan comme d’une plus-value. » (Deleuze et Guattari 1980 : 386)[1]. Je prétends que l’improvisation est singulièrement un puissant moyen pour aborder les questions de subjectivité, d’identité et des sphères du moi et de l’autre, et les principaux aspects de la rencontre entre le moi et l’autre peuvent être anticipés et développés dans le domaine de la pratique musicale.

 

Liberté et pratique musicale

La liberté en général est un concept qui revient souvent dans les débats sur l’improvisation musicale, mais on peut se demander quelle est la fonction de la liberté dans la constitution du moi ? Dans un contexte plus général, Hannah Arendt affirme que « soulever la question de “Qu’est-ce que la liberté ?” semble une entreprise sans espoir » (Arendt 1993 : 143). La question de la liberté dans le domaine des pratiques musicales ne s’avère pas moins compliquée. Depuis la parution du disque célèbre d’Ornette Coleman, Free Jazz: A Collective Improvisation (Coleman 1961) le terme de Free Jazz a été adopté et, à partir de ce moment-là, un débat s’est ouvert qui n’a jamais cessé sur ce qui a en réalité été libéré dans le processus. Est-ce le musicien qui a été libéré ou est-ce la musique ? Ou bien quelque chose d’autre ? Le mouvement du Free jazz aux États-Unis dans les années 1960 a été intimement lié à celui des droits civiques, apportant une dimension politique au débat. En surface, l’improvisation peut sembler être un moyen pour créer une musique libérée des chaînes des structures formelles que la notation par exemple impose au musicien. La subjectivité et l’individualité jouent et ont joué un rôle important dans beaucoup de pratiques du jazz et des musiques improvisées qui ont rejeté tout ce que préconisaient les autres formes de musique[2]. Même si nous savons que de telles descriptions ne correspondent pas à la réalité, l’idée qui continue de prédominer est que le jazz est une musique qui doit être créée sur le moment et dont la substance est définie par la volonté de l’improvisateur et non par des facteurs ou des structures externes.

Beaucoup ont critiqué avec raison la notion que le jazz et les musiques improvisées étaient dénués de planification et insensibles à l’histoire et la mémoire[3], mais le champ est complexe et il n’est pas possible de définir le concept d’improvisation à partir d’un seul axe. L’idée que le musicien improvisateur est un être « mystique incapable de décrire son propre processus créatif est à la base des préjugés culturels conventionnels concernant le jazz » (Lewis 1996 : 170) ; elle a été proposée par des compositeurs reconnus, privilégiés et normatifs, et aussi par des musiciens improvisateurs eux-mêmes. Il convient pourtant de noter que beaucoup des tentatives pour cibler l’improvisation comme étant imprévisible, non planifiée, spontanée et basée principalement sur le « ressenti émotif » [“feelings”] ont fait partie dans une grande mesure d’une stratégie politique élaborée en vue d’interdire aux musiciens de jazz l’accès aux institutions centralisées du subventionnement culturel. Une expression qui, selon l’opinion largement répandue, parce qu’elle est création sur le moment, ne peut être prise au sérieux dans une culture dominée par le concept d’auteur.

L’exigence pour les musiciens de jazz d’affirmer leur individualité et en même temps d’être libre peut devenir rapidement source de problèmes. En se concentrant sur son propre droit à l’individualité, on peut finir par utiliser sa propre liberté pour prétendre contrôler la situation au détriment de la liberté des autres. Il est surprenant de constater que ce mode de comportement se rencontre souvent dans l’improvisation jazz où à la fois la liberté, le pouvoir d’expression et la lisibilité musicale sont hautement valorisés. Dans son livre The Philosophy of Improvisation, Gary Peters appelle cela l’« aporie de la liberté » [“aporia of freedom”]. Bien que la liberté soit généralement pensée comme un concept positif, il affirme que c’est une erreur de négliger sa « dualité équivoque » [“questionable duality”](Peters 2009 : 165) : « ma liberté se réalise aux dépens de la liberté de l’autre, mon propre monde autonome est constitué aux dépens de l’hétéronomie de l’autre » (Benson 2003 : 165). Cette dualité paraît peut-être encore plus évidente à la lumière de l’idée mythique du créateur dont la subjectivité et l’individualité font partie de sa vocation et constituent la nature même et la valeur de l’œuvre artistique. Un représentant emblématique tel que Boulez de la notion du virtuose véritablement créatif, a fait preuve d’un manque évident de compréhension envers Cage et son idée de mettre de côté ses propres intentions. Pour Boulez, éviter ou même négliger la projection de soi-même dans la détermination des œuvres serait tout simplement irresponsable (Boulez, 1964)[4]. Dans le contexte de l’improvisation, le créateur autonome ne joue peut-être pas un rôle aussi envahissant, mais la combinaison de créativité, en tant que propriété individuellement constituée constamment en attente de sa réalisation, et de liberté va en effet encourir le risque de limiter la liberté de l’autre. De plus, l’artiste romantique du XIXe siècle a été la source d’une mythologie si puissante que même aujourd’hui elle a un impact à la fois sur les auteurs, les compositeurs et les musiciens. L’acte créatif est si solidement attaché à celle du génie Kantien que la vision de ce qu’est un musicien improvisateur, dont la créativité ne dépend pas de la création d’une œuvre musicale mais d’impulsions réalisées sur le moment au cours de la performance, continue de s’en inspirer.

Alors que la recherche d’un son individuel est, dans la plupart des cas, un acte très conscient, il existe aussi une recherche équivalente pour l’expression pure, ou inconsciente, illustrée par les tentatives d’Ornette Coleman de court-circuiter les caractéristiques habituelles de son jeu au saxophone. Pour pouvoir être en mesure de « créer de la manière la plus spontanée possible – ‘sans mémoire’, un propos de sa part qui a souvent été cité » (Litzweiler 1992 : 117), il s’est mis à jouer du violon et de la trompette sans les avoir « réellement » étudiés. Ces instruments lui ont donné la liberté de jouer et d’improviser dans une manière que sa mémoire rendait difficile à réaliser sur son saxophone. Lorsqu’il jouait du saxophone, Coleman restait en partie dominé par ses méta-connaissances, sa connaissance du jeu sur le saxophone. Il était aussi sous l’influence de ses habitudes encodées mentalement autant que corporellement et, pour Ornette Coleman, cela constituait un obstacle à sa spontanéité. Au violon il a adopté une technique très originale qui lui a permis d’outrepasser « non seulement la tradition du jazz, mais aussi toutes les traditions musicales occidentales. Il n’a pas eu de professeurs ou de guides pour lui montrer comment jouer de la trompette et du violon et il a délibérément évité d’apprendre les techniques standardisées » (Ibid.). Ces instruments « inconnus » ont donné à Coleman le sens d’une liberté interne, libérée de la mémoire physique associée au jeu du saxophone : une liberté vis-à-vis de la mémoire et une liberté par rapport à l’influence de paramètres extramusicaux. Cette démarche l’a mené vers une expression personnelle dans laquelle la transformation de l’intention au résultat n’était pas dominée par une notion préconçue de savoir comment cela devait sonner. Coleman a identifié la mémoire corporelle comme sans doute la dimension la plus importante dans la lutte pour être libre, et en utilisant un nouvel outil, il a neutralisé l’impact des habitudes liées au jeu du saxophone.

 

Le groupe The Six Tones

Au début de l’année 2006, Stefan Östersjö et moi avons initié ensemble un projet avec Nguyễn Thanh Thủy et Ngô Trà My, deux musiciennes vietnamiennes alors en visite temporaire en Suède comme professeures invitées à l’Académie de Musique de Malmö. Thủy joue du đàn tranh, une cithare traditionnelle vietnamienne jouée en pinçant les cordes avec la main droite et en ajoutant du vibrato et des glissandi avec la main gauche. Le đàn tranh a des affinités avec le kayagum coréen et le koto japonais. Le đàn bầu, joué par My, est un instrument à une seule corde joué avec un plectre en bambou avec la main droite tandis que la hauteur du son est altérée par la position de la main gauche en poussant, ou en tirant, une barre qui va ainsi tendre ou détendre la corde. Différentes harmoniques peuvent être produites en fonction de l’endroit où la corde est pincée, et le son de la corde est capté par un micro magnétique et amplifié à travers un petit haut-parleur. Depuis 2006 nous avons effectué un certain nombre de tournées et de projets dans différentes combinaisons et divers contextes.

Le groupe The Six Tones se présente comme une rencontre entre la musique traditionnelle vietnamienne et la musique expérimentale de l’Europe occidentale, et dès sa création l’objectif principal a été de trouver des formes d’interaction entre ces deux cultures musicales plus ou moins sur un pied d’égalité. Cependant, en dehors de ces intentions musicales interculturelles, la signification politique et sociale de cette ambition est devenue pour le groupe l’objet d’expérimentations et d’interrogations, en se demandant quel impact cela pouvait avoir sur la pratique en général. L’expérimentation est un concept qui se trouve au centre de nos préoccupations. Selon John Corbett « par définition, les données expérimentales doivent être capables de déboucher sur des comportements qui n’avaient pas été prévus dans l’hypothèse. L’expérimentation est par conséquent conçue comme un procédé excellent d’exploration et de découverte, comme une occasion idéale pour rencontrer le nouveau, l’imprévu et l’inhabituel » (Corbett 2000 : 165). Ainsi, pour pouvoir rencontrer véritablement le nouveau et l’imprévu, une remise en cause des différents aspects de la notion de centre et de périphérie a été nécessaire : la musique occidentale est-elle la norme et la musique traditionnelle vietnamienne un autre exotique  Est-ce que Stefan et moi « rendons visite » à une musique en dehors de notre propre sphère, ou est-ce plutôt Thủy et My qui sont forcées de se rapprocher de nous  Est-ce vraiment possible de communiquer sur un pied d’égalité dans un contexte qui implique tant d’inégalités économiques et sociales ? Est-ce que nous sommes capables, en tant qu’occidentaux, de nous débarrasser de l’héritage colonial qui gouverne encore à bien des égards nos interactions avec l’Orient lors de notre rencontre avec Thủy et My dans ce groupe ? De telles questions dépassent le périmètre restreint du projet The Six Tones et ne seront pas complètement abordées dans ce texte, mais il est tout de même possible de les traiter au compte-gouttes dans celles qui sont plus orientées vers l’individualité : quel est le rôle du moi dans la rencontre avec l’autre ? Même si mon propre intérêt pour le moi dans la pratique artistique a commencé plus de dix ans avant le début du groupe The Six Tones, le projet a renforcé ma conviction que le moi, l’individualité, la liberté et l’habitude étaient des éléments importants, dont les interrelations jouent un grand rôle dans ma pratique musicale et en dehors d’elle.

 

Identités, cultures, pouvoir, habitudes

Pour commencer il nous a fallu réévaluer nos propres identités musicales, et en ce qui me concerne, il m’a fallu questionner mes fonctions de compositeur et d’improvisateur et reconsidérer quel devait être mon niveau d’influence, et comment il devait évoluer. Pour pouvoir créer les préconditions nécessaires pour que les deux traditions musicales différentes puissent se mélanger entre elles, plutôt que seulement coexister sans développer des interactions plus profondes, l’influence individuelle sur les structures musicales a dû être soigneusement négociée. À cause de notre manque d’expérience dans ce type de collaborations, nos premières rencontres ont été très hésitantes. J’ai trouvé extrêmement difficile de trouver un équilibre entre mes propres initiatives et la nécessité en même temps de laisser assez d’espace aux contributions de Thủy et My. Une des raisons de cet état des choses était le fait que ni Thủy, ni My ne parlaient bien anglais, et une autre était l’asymétrie sociale entre les deux sous-groupes. Comme Thủy et My sont deux femmes, l’origine géographique des quatre membres s’ajoutait en parallèle à leur sexe, c’est dire combien la collaboration était saturée de disparité et d’inégalité. Même si la musique peut être considérée comme une forme neutre de communication avec la potentialité de compenser les différences sociales, elle peut tout aussi bien les déguiser. Tandis que nous nous trouvions dans l’environnement familier de l’académie de musique – chez nous musicalement, culturellement et socialement – elles étaient des étrangères en visite ne possédant pas la maîtrise de la langue ou du contexte culturel.

En réfléchissant à la situation, des questions se posent alors sur l’identité, la culture, le pouvoir et les habitudes, notions qui sont toutes, dans une certaine mesure, interactives, alors que dans un contexte culturellement et socialement homogène ces questions ne sont pas souvent soulevées, car une grande partie de la négociation se déroule dans un contexte plus large, en dehors de la salle de répétition. Les signifiants, les références et les négociations esthétiques qui font partie du commun, hérités et nourris depuis longtemps par une éducation initiale de musicien et de compositeur, sont aisément accessibles à ceux qui appartiennent au même contexte, même si le simple fait de réunir ensemble des musiciens appartenant à des genres différents soit dans certains cas suffisant pour créer des obstacles difficiles, voire carrément impossibles, à résoudre.

Lors de notre première rencontre dans le studio de composition de l’Académie de Musique de Malmö, j’ai pris conscience de manière aiguë de l’asymétrie qui existait entre Stefan et moi d’une part et de Thủy et My d’autre part. Étant donné l’histoire du Vietnam en particulier, et l’histoire de l’homme blanc en général, j’ai eu peur que mon identité, mon individualité, et mon origine culturelle ne viennent entraver la liberté de Thủy et My de participer dans leurs propres termes. Mais au lieu de les laisser parler pour elles-mêmes, je me suis appuyé sur ma préconception de ce que signifiait d’être une femme vietnamienne en visite en Suède. En voulant compenser pour ce que je percevais comme une vulnérabilité, j’arrivais au résultat contraire : je les assujettissais à ma propre façon de concevoir le monde, le contexte, la musique et nos interactions. Parce qu’elles ne pouvaient pas s’exprimer dans le cadre de notre système normatif, elles sont restées sans voix. C’est là l’archétype d’un comportement que les occidentaux ont employé envers autrui[5]. Bien plus tard j’ai réalisé que mes hypothèses au sujet de Thủy et My étaient erronées. En effet, elles se sont senties confinées dans un environnement culturel étranger qui ne leur laissait que peu de latitudes, mais initialement elles n’ont pas eu de problème avec nos interactions, sauf en ce qui concerne mon comportement. Après tout, elles n’étaient pas seulement des étrangères : elles étaient aussi des musiciennes professionnelles prêtes à participer à un nouveau projet. Il est maintenant possible de prétendre que cette impasse était réglée, qu’il n’y avait pas besoin alors d’approfondir la question du déséquilibre entre les deux sous-groupes. Pourtant une partie de mon argumentation repose ici sur l’idée que les modes de comportement inhérents aux rencontres interculturelles, telles que celle-ci, sont vieux comme le monde et qu’il ne suffit pas d’identifier simplement les problèmes complexes en question pour qu’ils cessent d’exercer une influence sur le moi. Comme l’a très bien décrit Edward Saïd, pour qu’un changement soit effectif, il ne suffit pas de parler d’asymétrie ; il est aussi nécessaire de rétablir ce qui a été auparavant transformé :

Formellement l’orientaliste considère qu’il accomplit lui-même l’union de l’Orient et de l’Occident, mais il ne fait que réaffirmer la suprématie technologique, politique et culturelle de l’Occident. Le poids de l’histoire dans ce type d’union est radicalement atténué sinon banni. Considérée comme un courant du développement, comme un fil conducteur narratif ou comme une force dynamique se déployant systématiquement et matériellement dans un temps et dans l’espace, l’histoire humaine – de l’Orient ou de l’Occiden – est subordonnée à une conception essentialiste, idéaliste de l’Occident et de l’Orient. Parce qu’il se sent lui-même placé sur le bord même de la division entre l’Est et l’Ouest, l’orientaliste ne parle pas seulement en vastes généralités ; il essaie aussi de convertir chaque aspect de la vie orientale ou occidentale dans un signe sans médiation de l’une ou de l’autre moitié géo-graphique. (Saïd 1978 : 246-7)

Dans ce qui suit je vais essayer de décrire le développement continu du groupe après cette première rencontre peu convaincante, et l’évolution de notre projet à travers notre interprétation du chant Tứ Đại Oán.

 

Tứ Đại Oán

Tứ Đại Oán est une mélodie populaire traditionnelle vietnamienne dans le mode Oan. L’idée de jouer de la musique traditionnelle vietnamienne dans le groupe The Six Tones est venue peu de temps après notre première rencontre en 2006, mais le travail sur Tu Dai Oan a été entrepris pour la première fois en 2007 quand nous avons commencé à développer la version que nous avons jouée depuis lors[6]. Au Vietnam, ce chant est très populaire et il est souvent entendu joué sur un đàn tranh, un instrument sur lequel la mélodie de ce chant est naturellement idiomatique. Stefan l’a transcrit pour une guitare à dix cordes et, pour avoir plus de contrôle sur les vibratos et les glissandos, il l’a jouée avec un slide. Ces types d’ornementations sont importants dans la tradition vietnamienne et le mode musical définit comment et où on doit les jouer.

La décision de réaliser une version en trio de Tứ Đại Oán pour đàn tranh, guitare à dix cordes et électronique en temps réel, a constitué une tentative de créer une structure offrant un large éventail de possibilités expressives. Parce que c’est un instrument à cordes pincées avec une boîte de résonance en bois, la guitare à dix cordes a la capacité d’établir un lien entre le đàn tranh et l’électronique. Différente du luth vietnamien, le đàn tỳ bà[7], la guitare à dix cordes a beaucoup de qualités en commun avec le đàn tranh. L’enjeu de créer une version cohérente de la mélodie du Tứ Đại Oán n’a évidemment pas été résolu par la seule instrumentation et il fallait éviter l’impasse dans laquelle nous nous étions trouvés en 2006. À ce moment-là, Thủy était une musicienne ayant une grande maîtrise de la tradition, Stefan avait travaillé la musique vietnamienne sur son instrument pendant six mois et je l’avais étudiée pendant à peu près la même période. N’ayant abordé la musique vietnamienne que de façon rudimentaire, Stefan et moi ne comprenions pas beaucoup les nuances de la tradition, tandis que, au même moment, Thủy avait tout juste commencé à étudier la musique occidentale contemporaine. En plus, nous n’avions à peu près aucun langage parlé en commun. Étant donné l’ambition de créer un espace partagé pour explorer la musique sans être trop étroitement liés ni à la tradition de Thủy ni à la nôtre, tout en maintenant assez de traits signifiants des deux styles de musique pour pouvoir les identifier, jouer ensemble s’est trouvé être le seul moyen de communication à notre disposition. C’est ainsi que l’improvisation nous a paru la seule voie possible à emprunter.

Dans sa présentation à l’EMS 2006, Appropriation, exchange, understanding, l’expert britannique en musique électronique Simon Emmerson a souligné que les musiciens ont toujours échangé des concepts et des idées à travers l’acte même de jouer ensemble, souvent sans utiliser le langage. Mais Emmerson a également évoqué l’idée que tout système d’échange implique une certaine forme de distorsion, de réduction, d’appauvrissement ou de perte : « Même si une partie de ces déperditions va être l’inévitable résultat du changement social global, on ne pourra pas éviter de se poser les questions éthiques liées à la connaissance et à la conscience. » (Emmerson 2006)[8] Même si au fil du temps nous avons pris de plus en plus conscience de la complexité du projet, c’est dès le début que les dimensions sociales et politiques ont fait partie des préoccupations du groupe The Six Tone, mais la question importante soulevée par Emmerson est de savoir comment identifier les valeurs qui peuvent être mises en péril au cours d’une collaboration. Il souligne aussi que l’idée de musique interculturelle est en général canalisée par des technologies occidentales telles que la notation et qu’elle est jouée en utilisant les pratiques européennes d’interprétation de la musique [European performance practices]. L’objectif général avec The Six Tones, a été pourtant de démanteler la distinction binaire entre l’Est et l’Ouest et de n’ignorer ni l’une ni l’autre des traditions en présence. Nous avons cherché à établir une rencontre dynamique entre les traditions, en plaçant au centre des préoccupations l’échange de connaissances plutôt que son appropriation. En examinant ce qui s’est passé dans le processus, il paraît évident qu’Emmerson a des arguments convaincants lorsqu’il conclut que dans les projets interculturels il y a la nécessité de développer une sensibilité aux différences significatives qui existent de manière très pratique dans les qualités sonores et les comportements, et qui existent tout autant dans les valeurs esthétiques et culturelles, afin de prendre conscience de ce qui se perd dans une transaction interculturelle (Emmerson 2006 : 8).

Une séance de travail et un concert à l’Académie Nationale de Musique du Vietnam se sont tenus à l’automne 2006 et ont constitué un tournant majeur dans le développement de The Six Tones. Si la première rencontre à Malmö avait été extrêmement hésitante et dominée par les tentatives infructueuses pour contrecarrer la perception d’inégalité à l’intérieur du groupe, la visite à Hanoï a eu un impact notable sur l’évolution du projet. Travailler avec Thủy et My dans leur propre pays a changé notablement la situation, ce qui a été renforcé par le renversement temporaire des rôles puisque Stefan et moi-même étions maintenant des visiteurs dans un pays étranger ayant peu de compréhension des codes en vigueur et de sa culture.

 

Devenir capable d’écoute

Ceci a été renforcé lorsque nous avons découvert comment étaient envisagés les rôles de genre au Vietnam, et de quelle manière ils étaient différents de ceux en usage en Occident. Ce qui nous a frappés, c’est le nombre exceptionnel des positions tenues par les femmes au Vietnam alors qu’elles sont en Europe traditionnellement occupées par des hommes. La direction de l’Académie de Musique et beaucoup des postes importants dans cette institution sont tenus par des femmes, et beaucoup d’emplois à l’autre bout de la hiérarchie, comme les agents d’entretiens et les secrétaires, sont tenus par des hommes. D’après Văn Kỳ (2002), les femmes au Vietnam ont historiquement occupé une position de force, mais la situation à Hanoï aujourd’hui est plus probablement influencée par le rôle que les femmes vietnamiennes ont eu à assumer pendant la guerre du Vietnam, plutôt que par une évidence historique de matriarcat. Cependant l’expérience au sein du groupe de cette différence subtile et pourtant importante a clairement affecté nos relations mutuelles. Était-il raisonnable ou non de traiter Thủy et My délicatement comme des femmes fragiles, sensibles et subalternes ? De les voir évoluer dans leur propre pays a clairement démontré que certaines de nos hypothèses étaient basées sur des préjugés[9].

Grâce à un aperçu assez rudimentaire de la société vietnamienne, la base des interactions dans le groupe a pu changer radicalement, la différence majeure étant la manière avec laquelle j’ai pu me situer par rapport à Thủy et My. J’ai pu dans une certaine mesure me libérer de mes préjugés sur elles en tant qu’étrangères, par définitions des victimes – de me libérer de réactions typiques, d’habitudes. Je suis devenu capable d’écoute.

Il peut paraître évident qu’un contact plus rapproché avec une culture étrangère et un système social, et aussi avec la musique avec laquelle on est en train d’interagir et qu’on essaie de mieux connaître, va produire une communication plus naturelle et moins tendue, et que le contraire – c’est-à-dire le manque d’informations sur les spécificités d’une musique et d’une culture – va produire une sorte de confusion, ce qu’on a pu constater au début malencontreux du groupe The Six Tones. Pourtant, ce qui pose ici question n’est pas seulement d’ordre épistémologique. Gregory Bateson affirme :

[Dans] l’histoire naturelle des êtres humains vivants, l’ontologie et l’épistémologie ne peuvent pas être séparées. Les croyances (communément inconscientes) de l’être humain sur la question de savoir dans quelle sorte de monde on vit, va déterminer comment il le conçoit et comment il va le vivre dans ses actes, et ses manières de percevoir et d’agir vont déterminer ses croyances par rapport à la nature. L’homme vivant est ainsi contraint à l’intérieur d’un réseau de principes épistémologiques et ontologiques qui – quelle que soit la vérité ou la fausseté ultime – deviennent pour lui partiellement des principes qui se réalisent d’eux-mêmes. (Bateson 1972b : 314)

En examinant les comportements humains comme s’inscrivant dans des systèmes holistiques et cybernétiques, comme le suggère Bateson, on peut examiner de nouveau notre rencontre initiale et la considérer comme un système instable n’ayant aucun moyen de se corriger lui-même. Avec de bonnes intentions, j’ai essayé de compenser une inégalité supposée en assumant que je, en tant que ‘moi’, pouvais corriger le déséquilibre. D’après Bateson cette éventualité serait de l’ordre de l’impossible. La stabilité d’un système complexe, tel un groupe de musiciens qui jouent ensemble, est fonction du produit de toutes les parties du système (de toutes les « transformations des différences » (Ibid. : 316) comme le dit Bateson), et il est hors de question qu’une seule partie du système puisse contrôler toutes les autres de façon unilatérale. Au contraire, tous les composants du système doivent constamment adapter leurs actions en fonction des informations générées par le système en interne. En d’autres termes, le problème n’était pas tellement dû à l’absence de langage commun, mais à notre inaptitude à capter les informations produites en interne par le groupe en vue de pouvoir s’y ajuster de manière appropriée. La tendance à plutôt se replier sur ses habitudes, comme je le fis, en pensant que le moi, en tant que tel, peut contrebalancer un manque d’information, est caractéristique du comportement du monde occidental qui, d’après Bateson, a une prédisposition culturelle et sociale à penser le moi comme un agent clairement défini qui produit des actions intentionnelles sur des objets plutôt que de considérer les aspects holistiques du système. Même s’ils abordent les questions à partir d’angles très différents, il y a un parallélisme entre a) le moi occidental de Bateson incapable de se voir comme faisant partie d’un système plus large et mutuellement dépendant, b) la description de Saïd de l’orientaliste qui réaffirme la suprématie de l’Occident, et c) l’appel d’Emmerson à être sensible, dans les projets interculturels, aux différentes valeurs esthétiques et culturelles. Tous les trois identifient l’aspect problématique du moi occidental dans sa rencontre avec l’autre non-européen.

Ce n’est qu’un an après notre première visite à Hanoï que nous avons commencé à aborder Tứ Đại Oán. Dans les années qui ont suivi nous l’avons joué un grand nombre de fois et nous avons continué à en développer la forme et l’expression. Même si cela fait référence à une improvisation, Tứ Đại Oán fait partie d’une tradition musicale qui est en fait très déterminée et qui ne permet qu’une série limitée de permutations possibles. Même si notre intention n’était pas de propager principalement un style de jeu traditionnel, notre espoir était de maintenir assez de traits signifiants de la pièce originale pour que la musique puisse être reconnue comme provenant de l’héritage musical vietnamien. En tirant les leçons de nos expériences antérieures, notre méthode a consisté à progresser avec prudence et en dialogue constant avec Thủy, la seule parmi nous ayant une expérience solide de la musique traditionnelle vietnamienne. Lors des répétitions[10] nous avons souvent laissé l’initiative à Thủy tandis que Stefan et moi sommes restés à l’arrière-plan, en nous contentant de proposer de temps en temps des idées ou de faire des commentaires sur notre jeu. À ce moment-là on avait déjà mené des expériences en commun, et on avait aussi acquis une meilleure connaissance de nos origines musicales, sociales et culturelles respectives, mais il nous manquait toujours un langage commun, ce qui est, de nouveau en référence à Emmerson, assez souvent le cas dans les projets interculturels.

N’ayant pas eu la possibilité de discuter efficacement de nos improvisations pendant les répétitions et d’en négocier les termes, nous avons été obligés de procéder par une méthode d’essais et d’erreurs. En utilisant des itérations courtes de cycles jouer-évaluer-changer, nous avons lentement pris conscience de ce qui pouvait marcher. En utilisant cette méthode nous avons été capables non seulement de mettre en pratique la communication entre nous ou bien d’améliorer notre groupe en tant que système cybernétique, mais aussi de constituer un moyen efficace pour nous enseigner mutuellement certaines des spécificités de jeu dans nos traditions respectives et, peut-être plus important, d’apprendre comment négocier des parties de nos traditions musicales. Un des choix que nous avons fait au début pour déterminer la forme a été de rallonger l’introduction qui est dans la tradition assez libre – la partie de la pièce où les musiciens ont plus de liberté pour improviser dans le sens occidental du terme. Nous avons inséré une section d’improvisation au milieu de la pièce, et à la fin une improvisation plus longue. Le đàn tranh et la guitare jouaient la mélodie, et je me joignais à eux principalement dans les sections improvisées. C’est cette forme que nous avons gardée intacte pendant les années où nous avons joué Tứ Đại Oán, en soi un moyen de maintenir une alliance avec l’origine traditionnelle vietnamienne du chant, mais cela a été aussi un moyen efficace pour nous permettre de renégocier les détails de la structure de son exécution.

Simon Emmerson nous alerte sur le risque de masquer une sonorité par d’autres : certains aspects ou certaines qualités d’un son produit par l’un d’entre nous peuvent obscurcir certaines qualités d’un son produit par un autre. Cette façon de penser peut par extension s’appliquer au niveau où une culture peut en masquer une autre. Le colonialisme, entre autre, a eu pour effet une appropriation culturelle ou un impérialisme culturel, et dans le groupe The Six Tones l’appropriation a été quelque chose que nous pensions pouvoir identifier, mais le concept subtil de « masquer » est difficile à définir. Le fait de masquer un son par un autre probablement existe d’une façon ou d’une autre dans toutes les musiques ; mais la question que pose Emmerson – « Est-ce que nous avons masqué quelque chose de “significatif” selon le point de vue interne à la culture ? » (Emmerson 2006 : 2) – est réelle ; il ne s’agit pas tellement de savoir si quelque chose a été perdu mais plutôt qu’est-ce qui a été perdu, quelle est l’importance de cette qualité, et dans quelles perspectives sa perte peut-elle être vécue. Je suis plutôt enclin à soutenir que mon attitude au début du projet, avant le premier voyage à Hanoï, manquait de respect. Mes présuppositions sur la musique vietnamienne, bien que constituées en toute bonne foi, n’étaient pas fondées sur la connaissance de la tradition en tant que telle mais plutôt sur mes propres préjugés à son sujet ; mais, lorsqu’Emmerson nous alerte sur l’action de masquer et écrit que si l’échange continue, « à la longue l’élément masqué peut disparaître puisqu’il ne joue plus aucune fonction à l’intérieur de la musique » (Ibid.), on ne doit pas prendre trop littéralement son propos. Dans notre cas, l’idée de penser que nous puissions effacer ou détruire des parties de la tradition vivante de la musique vietnamienne aurait été équivalente à surestimer l’influence et le pouvoir de notre groupe. Indépendamment de la validité de cette préoccupation par ailleurs légitime, notre expérience avec The Six Tones a été de pouvoir aller très loin dans le mélange des deux modes d’expression sans pour autant masquer les traits signifiants de la musique originale. C’est surtout dans l’harmonisation de la dimension sociale qu’il nous a fallu nous adapter. Au fur et à mesure qu’elle s’est renforcée, nos artefacts musicaux l’ont aussi été.

 

La question de l’authenticité

Finalement, il est intéressant de noter que tandis que Stefan a considéré nécessaire de se plonger plus profondément dans la théorie et la pratique du jeu de la musique vietnamienne traditionnelle, j’ai plutôt eu le souci de ne pas faire de l’authenticité un paramètre de mon jeu. Une des raisons c’est que l’instrument de Stefan a une certaine affinité avec les instruments avec lesquels nous avons travaillé, alors que l’électronique ne trouve pas d’équivalent évident dans la tradition musicale vietnamienne. Au fur et à mesure je suis devenu de plus en plus audacieux dans mes expérimentations avec la musique[11]. La conséquence de cette attitude a été que dans les concerts j’ai pris des risques téméraires, qui ont parfois produit des « erreurs », et dans certains cas ces expérimentations ont éventuellement produit des changements dans la dynamique de la forme. L’effet de mes « erreurs » a servi involontairement la même fonction que le violon de Coleman, le « désappointement abrupt des attentes de sens » qui nous font reconsidérer ce que nous avons entendu et comment nous l’avons vécu (Barthes 1968 : 144). En retournant à l’idée de groupe comme système cybernétique, nous pouvons utiliser le langage de Bateson et arriver à la conclusion expérimentale qu’une fois que le système a atteint un point dans lequel les transformations des différences sont communiquées efficacement entre les différentes parties, même les grandes discontinuités, telles que mes erreurs, sont bien assumées. Je veux pourtant souligner que le fondement de cette affirmation dépend de l’idée que l’expérimentation est une méthode sur laquelle les participants se sont mis d’accord et surtout que le moi est prêt à se débarrasser de ses habitudes et à écouter l’autre.

En Occident il y a évidemment une tendance à toujours considérer que l’art musical occidental est placé au centre et que tout ce qui lui est extérieur se trouve à la périphérie. Le regard de l’eurocentrisme prend ses racines dans le concept que l’Occident est le point de focalisation social, économique et politique du monde, au sein duquel la musique – disons, d’une musicienne vietnamienne – sera toujours située à la périphérie. En tant que telle, cette musique peut servir de complément insolite et plein de couleurs, mais ne pourra jamais s’engager dans une rencontre avec l’Occident dans des termes d’égalité. Même l’attribution de valeurs telles que « belle » ou « magistrale » ne change pas son lieu et ne déplace pas son statut vers le centre. C’est tout à fait le contraire : esthétiser l’autre, ou les expressions de l’autre, est un moyen efficace de l’exclure. Beaucoup d’auteurs et de chercheurs ont abordé ces questions. En plus des œuvres déjà citées dans cet article, pour en mentionner quelques-unes, on trouve George Lewis qui utilise les idées de Somer sur l’autre épistémologique pour aborder la situation des musiciens de jazz africains-américains (Lewis 1996), la théoricienne du post-colonialisme et philosophe Gayatri Chakravorty Spivak qui se demande de manière rhétorique Les subalternes peuvent-elles parler ? (1988 ; 2009 en français), Edward Saïd ouvrant un débat sur l’inégalité considérable dans la guerre en Palestine dans “Permission to narrate” (Saïd 1984), et Gloria Jean Watkins, connue aussi sous le nom de bell hooks, qui aborde la question de sa propre origine dans l’Amérique raciste dans le texte d’importance décisive, Marginality as site of resistance (hooks b., connue aussi sous le nom de G. J. Watkins 1990).

L’hypothèse formulée par Deleuze et Guattari, déjà mentionnée ci-dessus, que dans le transcodage, le devenir-autre est un moyen de résoudre l’opposition entre le moi et l’autre, l’Est et l’Ouest, le centre et la périphérie, a été assez énergiquement rejetée par Spivak (1988). En portant un large regard sur le monde, elle pose des questions importantes concernant la marginalisation permanente de ceux qui n’ont pas accès, ou qui ont un accès limité aux sources de l’impérialisme culturel. Dans son étude, comme cela a été déjà mentionné, c’est parce que la subjectivité eurocentrique, qui d’après Spivak est personnifiée par Deleuze et Foucault, menace d’obscurcir encore plus le subalterne[12] :

Ce n’est pas seulement que tout ce qu’ils lisent, que ce soit critique ou non critique, est empêtré dans le débat de la production de cet Autre, en se prononçant en faveur ou en critiquant la constitution du Sujet comme appartenant à l’Europe. C’est aussi que, dans la constitution de l’Autre de l’Europe, on prend bien soin d’effacer les ingrédients textuels avec lesquels un tel sujet peut se concentrer, peut occuper (investir ?) son itinéraire. (Spivak 1988 : 75)

Quelle est la signification de ces questions complexes que sont l’économie, l’hyper-capitalisme, la domination du monde et le post-colonialisme dans le contexte de la musique improvisée ? Comment la déconstruction des concepts de centre et de périphérie peut-elle s’appliquer à la pratique artistique d’un groupe comportant deux musiciennes vietnamiennes et deux musiciens suédois ? Pourquoi est-il nécessaire de considérer l’héritage des structures de pouvoir lorsqu’on s’attaque à la tâche qui semble facile de créer une plateforme réalisable pour des interactions musicales et culturelles ? Quel impact cela a-t-il avec la notion du moi ? Mon hypothèse ici c’est que le moi est constitué d’habitudes de comportement, conscientes autant qu’inconscientes, comme l’a suggéré Bateson (1972b). Ces habitudes sont encodées culturellement avec des idées qui concernent la liberté et l’individualité, et dans les arts elles sont souvent construites sur l’idée du moi qui se projette (Frisk 2013). Bien qu’il soit facile de comprendre que les habitudes et les codes culturels sont différents dans d’autres cultures, la pensée postcoloniale, nous fait comprendre que le savoir n’est pas suffisant (voir par exemple Saïd 2000, Frisk et Östersjö 2013b) : pour laisser à l’autre la parole et pour se permettre de l’écouter, il est nécessaire de se débarrasser d’un certain nombre de ces habitudes. Après plusieurs années de travail en commun, mon expérience est que, dans le contexte du groupe The Six Tones, ni moi-même, ni les autres membres du groupe n’avons eu à limiter nos marges de manœuvre. La raison pour laquelle on en est arrivé là, c’est que nous avons travaillé dès le début avec le projet délibéré de se débarrasser consciemment de nos habitudes et de limiter notre liberté, comme je l’ai décrit en partie ci-dessus. À travers ce processus nous sommes maintenant dans une position qui est capable de nous permettre beaucoup d’espace de liberté individuelle. La thématique principale de cet article, qui est de promouvoir les dimensions sociales et politiques des interactions musicales à travers l’improvisation en explorant le moi et les conséquences de la liberté et de la formation d’habitudes, peut être explorée avec succès à travers la pratique elle-même.

Au moment où l’art en général et la musique en particulier, sont réduits à l’état de marchandisation à un degré que même le sociologue allemand Theodor Adorno n’aurait pu anticiper, la recherche artistique est l’un des quelques champs qui ont le potentiel de résister aux tendances entrepreneuriales dans les institutions d’enseignement de la musique et à l’intérieur du champ même de la musique, et pour s’engager en permanence à soulever les questions artistiques et sociales importantes auxquelles nous devons faire face dans le futur.

 


1. Voir aussi (Semetsky 2011 : 140).

2. Après tout, composer pour un orchestre symphonique ne fait sens que si les sonorités qu’il offre sont relativement générales. Il s’ensuit que l’orchestre symphonique est une machine qui propose une collection limitée de sons et qui s’arrêterait de fonctionner en tant que telle si ses musiciens commençaient à revendiquer leur propre son individuel et singulier, comme l’ont fait Ben Webster et Johnny Hodges dans l’Orchestre de Duke Ellington.

3. Comme l’a indiqué Bruno Nettl : « Dans la conception du monde de la musique savante, l’improvisation est l’incarnation de l’absence d’une planification précise et de la discipline » (Nettl 1998 : 7). Voir aussi Lewis (1996), Bailey (1992).

4. Voir aussi mon exposé dans Frisk (2013, pp. 144-5).

5. J’aborderai cette question à nouveau vers la fin de cet article.

6. Il existe trois enregistrements de Tứ Đại Oán avec The Six Tones. Une vidéo enregistrée en direct de Göteborg en 2009, un enregistrement de Hanoï (The Six Tones 2010), et une vidéo live enregistrée à Malmö, 2011 (Frisk et Östersjö 2013b).

7. Le đàn tỳ bà est très proche du Pipa chinois.

8. Cette citation n’apparaît que dans le résumé de l’article (accès le 16 novembre 2013), en dehors de l’article lui-même.

9. Pour un exposé plus approfondi et plus complet sur les rôles de genre au Vietnam, voir Drummond et Rydstrøm (2004).

10. Les répétitions mentionnées ici se sont déroulées aux Studios de Musique Electronique de Stockholm (EMS) pendant la fin de l’hiver 2009 et nous avons à peu près tous les enregistrements vidéo de ces sessions. Ce qui s’est passé lors de ces répétitions est décrit en détail dans Östersjö et Nguyen (2013).

11. Par audacieux, je veux dire qu’étant moins préoccupé par l’évaluation de ce qui est bon et de ce qui est mauvais et moins concentré sur l’histoire et l’idiomatique de la tradition dans l’élaboration de mon propre jeu, j’ai malgré tout évidemment le respect le plus profond pour la tradition musicale vietnamienne telle qu’elle est portée par des musiciennes de la stature de Thủy et My.

12. Il y a eu des tentatives pour que Deleuze, Guattari et Foucault obtiennent réparation en prouvant que leur pensée n’était pas enracinée dans l’eurocentrisme et qu’elle ne mène pas nécessairement à l’oppression de l’autre (voir par exemple Robinson et Tormey 2010).


Références bibliographiques

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Vlatko Kučan – Français

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L’improvisation et les « murs internes de l’Ego »

Revisiter brièvement les dialectiques de la créativité, de la liberté et les représentations intérieures des relations de pouvoir

Vlatko Kučan

Traduction :  Jean-Charles François
Summary

1. Introduction / Murs internes
2. Improvisation / Trois modes
3. Improvisation / Propos d’improvisateurs
4. En bref – Le concept freudien d’inconscient
5. Observations tirées des classes d’improvisation
6. Les murs internes
7. Epilogue / Régler les derniers détails

Bibliographie

 

 « À partir de l’idée que le moi ne nous est pas donné, je pense qu’il n’y a qu’une conséquence pratique, nous avons à nous créer nous-même comme une œuvre d’art. »

Michel Foucault

1. Introduction / Murs Internes

On peut avoir l’impression qu’on est en train de vivre finalement une époque merveilleuse pour l’art de l’improvisation – une époque où les termes tels que créativité, pleine conscience (sensibilisation émotionnelle), conjointement avec le postulat de l’expression individuelle de soi, sont omniprésents non seulement dans le domaine des arts mais plus encore dans les contextes de l’enseignement, de l’entreprise et de tous les secteurs de la vie quotidienne. L’improvisation ne semble plus être considérée comme une pratique artistique obscure et ambiguë ayant mauvaise réputation, mais apparaît soudainement comme une méthode universelle étincelante pour développer la créativité humaine qui en même temps suscite « un des discours académiques le plus vital de notre temps » (Lewis, 2016).

On peut avoir l’impression énivrante que tout ce qui reste à faire aujourd’hui est de propager le nouvel évangile et d’agir en conséquence et tout ira bien à la fin des temps – au moment où les vieux murs du scepticisme étroit contre l’improvisation se sont finalement effondrés en morceaux, face à cette prise de conscience si longtemps attendue.

Je ne peux que me réjouir de l’intérêt grandissant pour l’improvisation et des développements qui en résultent – toutefois je reste très sceptique quant à l’idée que les connotations positives, la pratique et la réflexion du positivisme à son sujet, puissent comme par magie libérer le potentiel créatif de tout un chacun[1]. En conséquence, et pour éviter de se limiter à ce genre de promesses naïves de salut, les propos sur l’improvisation ont besoin d’être abordés dialectiquement en vue d’accéder à des idées et des arguments plus plausibles.

Cela paraît d’autant plus vrai que, dans la pratique de l’improvisation elle-même, des obstacles et des résistances semblent se manifester qui (dans le contexte des questions qui se posent) peuvent être considérés comme représentations, internes aux improvisateurs, de ‘murs’ – c’est-à-dire des structures solides qui ont pour fonction de séparer, de cloisonner et d’empêcher la perméabilité. Comme le sous-entendent le titre tape-à-l’œil et l’introduction sarcastique, je vais essayer de pousser cette métaphore jusqu’au bout de ma brève argumentation et, en passant par les territoires de la terminologie freudienne, d’aller vers les domaines de la Théorie critique.

 

2. Improvisation / Trois modes

Examinons le dispositif le plus communément utilisé dans ce qu’on appelle l’improvisation musicale libre : un groupe de musiciens qui tentent de créer de la musique collectivement sans se mettre d’accord auparavant. Un public peut être ou ne pas être présent. Lorsqu’on pose des questions aux improvisateurs sur leur travail et leur pratique, les réponses qu’on obtient sont surtout centrées sur les aspects suivants : a) les intentions, l’expression de soi, l’expérience subjective ; b) l’interaction dans le groupe ; c) la musique elle-même ; d) les réactions et les commentaires en retour du public.

Ces questions relatives à l’organisation structurelle dans les réflexions rétrospectives des improvisateurs nous donnent des pistes pour examiner avec la plus grande attention les véritables processus de l’improvisation, et ceci dans ces termes :

  1. Subjectivité, conscience de soi, psycho-dynamiques individuelles.
  2. Dynamiques de groupe, interaction, communication.
  3. Production de matériau, langage, idiome.

Et en se plaçant du point de vue des perspectives subjectives du musicien improvisateur on peut dire que dans le moment de l’improvisation, il convient d’établir et de maintenir trois relations fondamentales ou ‘liens’ qui semblent jouer un rôle essentiel dans la pratique de l’improvisation:

  1. Le lien avec soi-même (c’est le plus complexe des trois et il va constituer l’élément principal de mon argumentation).
  2. Le lien avec les autres musiciens (et avec le public s’il est présent – ce qui peut être traité séparément).
  3. Le lien avec la musique (ou avec le matériau musical).

Ces trois façons de voir les choses vont s’avérer, on l’espère, utiles pour traiter des questions qui nous sont posées.

 

3. Improvisation / Propos d’improvisateurs

Faisons un petit tour pour voir comment trois improvisateurs parmi les plus respectés de la musique (jazz) expriment leurs convictions profondes par rapport à l’improvisation :

a) Charlie Parker

(…) Il faut connaître son instrument. Puis, il faut travailler, travailler, travailler. Et ensuite, quand finalement on monte sur la scène du kiosque à musique, il faut tout oublier et se mettre juste à gémir (Parker)

b) Sonny Rollins

(…) Quand je travaille à la maison, je travaille en vue de pouvoir accéder à mon subconscient lorsque je joue devant des gens. Mais dans le processus d’improvisation, vous êtes toujours dans votre subconscient, vous allez constamment vers votre subconscient. C’est là que vous voulez être, c’est la musique que vous voulez créer, des choses qui sont enfouies en profondeur dans votre moi, c’est ce que vous voulez faire sortir.
Je commence par jouer des choses que je connais, pour faire en sorte que le sang puisse circuler. Ces choses peuvent être souvent décrites comme des clichés, donc vous commencez avec des clichés pour mettre en branle le processus. Une fois que le processus est en branle, alors je ne pense plus à rien, la pensée s’arrête là. Vous ne pouvez pas jouer et penser en même temps, ce n’est pas possible. Alors les clichés sont là juste au commencement et une fois que les choses sont lancées , c’est fini, alors vous jouez. (…) Votre subconscient ou n’importe quoi, c’est ce qui vous permet d’accéder au monde musical des étoiles. Alors vous vous retirez, vous laissez les choses arriver. (Rollins)

c) Keith Jarret

La musique n’est pas quelque chose qu’on peut décrire avec des mots. La musique est soit dans les airs – et on la trouve dans les airs ou elle est dans les airs – soit on ne la trouve pas, mais alors c’est qu’on ne s’en donne pas les moyens. Vous pouvez avoir appris le piano, avoir appris les accords, avoir appris les gammes, avoir appris tout ce qui concerne la musique – et vous êtes encore au point zéro – jusqu’au moment où vous lâchez prise sur tout ce qui vous retenait. Et nous pourrions tous être en mesure de ne pas nous retenir. Mais la plupart d’entre nous ne permettent pas que cela se produise. Mon rôle, d’après moi, c’est de lâcher prise. Mais je ne crois pas qu’il y ait la moindre règle. Il n’y a pas de règles. (…) Pendant très longtemps c’est ce que je n’avais pas réalisé. (…) L’enseignement est une chose – je ne crois pas qu’il y ait des maîtres, je pense qu’il n’y a que des étudiants – certains étudiants travaillent plus que d’autres. Dans le jazz, le grand récit c’est – ce qui fait avancer la musique – et le grand récit c’est les musiciens qui jouent. (…) Si vous entendez quelque chose et que cela provoque des changements chez vous – c’est parce que ce que vous avez entendu provenait de quelqu’un qui est devenu un innovateur, on devient un innovateur par le travail acharné sur soi-même. Pas tellement par le travail sur l’instrument. (…) (Jarret)

Les points principaux à retenir de ces propos peuvent se résumer ainsi:

  1. L’improvisateur doit acquérir à la fois un haut niveau de capacités techniques sur son instrument et une connaissance approfondie de l’idiome et de la forme artistique en question.
  2. Quand il s’implique dans le processus créatif, l’improvisateur doit ‘renoncer’ à toute connaissance et à tout contrôle pour pouvoir être en mesure d’improviser.
  3. La musique a son origine dans le ‘subconscient’ du musicien et elle se trouve ‘dans les airs’.

Alors que le terme qu’a choisi C. Parker ‘gémir’ [wailing] peut être interprété dans son sens usuel comme l’expression de la lamentation, ou dans son sens argotique de ‘bien jouer de son instrument’ – les deux interprétations impliquent une expression affective de la part du sujet. Je suis conscient que certains lecteurs seront tentés de rejeter avec force cet argument, car il semble promouvoir une posture ‘romantique’ – ou pour parler en termes marxistes : une posture ‘bourgeoise’ – dans la façon de s’exprimer et dans sa nature artistique. Je demande aux lecteurs un peu de patience, car je pense poursuivre tout au long de cet exposé ce débat absolument incontournable. Pour le moment, je voudrais citer Herbert Marcuse à ce sujet :

(…) même dans la société bourgeoise, l’accent placé sur la vérité et les droits de l’intériorité n’est pas réellement une valeur bourgeoise. Par l’affirmation de l’intériorité de la subjectivité, l’individu se retire du réseau des rapports d’échange et des valeurs d’échange, il se retire de la réalité de la société bourgeoise pour entrer dans une autre dimension de l’existence. En fait, cette fuite de la réalité a entraîné une expérience qui pouvait devenir, et qui est devenue, une force puissante pour invalider les valeurs bourgeoises effectivement prédominantes ; ainsi le lieu de l’épanouissement de l’individu a-t-il été transféré du domaine du principe d’efficacité et de la recherche du profit à celui des ressources intérieures de l’être humain : passion, imagination, conscience morale. (Marcuse, p. 18-19)

Quelles leçons pouvons-nous tirer de cette expression affective du sujet proposée par S. Rollins ? Dans son propos, S. Rollins utilise le terme de ‘subconscient’ en tant que ressource principale ou en tant que concept utile à l’improvisation. Dans son sens courant le ‘subconscient’ décrit tout ce qui n’appartient pas à la prise de conscience aiguë du sujet. Dans les sciences sociales le terme est utilisé pour décrire une motivation « sans intention, attention et orientation consciente » (Stajkovic, p. 1172)

L’aspect qui semble être le plus étrange dans les propos des artistes cités concerne la nécessité pour le sujet d’‘oublier’ tout ce qu’il a appris et pratiqué (C. Parker), de ‘se retirer’ et de ‘laisser la musique se faire’ (S. Rollins), pour en même temps espérer ‘trouver la musique dans les airs’ (K. Jarrett). Ces phrases semblent impliquer que la musique a une sorte de nature dé-subjectivée ou une autonomie propre.

Nous allons essayer de voir si prendre en considération le concept d’« inconscient », tel qu’il a été proposé par Sigmund Freud et développé dans la psychanalyse, peut proposer des perspectives en vue d’essayer de comprendre l’improvisation et si cela peut éclairer ce qui paraît être dans l’art une dichotomie paradoxale entre l’expression subjective et une objectivité inhérente.

 

4. En bref – Le concept freudien d’inconscient

Ce court article ne peut en aucune façon prétendre proposer de manière satisfaisante une introduction aux travaux de la psychanalyse au sujet de l’inconscient, j’espère pourtant que l’emploi des éléments fondamentaux bien connus du freudisme, examinés aussi dans le contexte de la théorie culturelle, sera perçu comme plausible et peut-être aussi comme utile dans le présent contexte. Les lecteurs familiers avec les éléments fondamentaux des travaux de Freud peuvent sauter les longues citations qui vont suivre, dont la fonction principale est de servir de brève introduction sur ces questions.

Le terme de « inconscient » a été utilisé pour la première fois par Sigmund Freud en 1900 à côté des termes de « préconscient » et de « conscient » comme faisant partie intégrante de son premier concept topographique de la psyché humaine[2]. Selon Jean Laplanche et J.- B. Pontalis :

L’inconscient freudien est indissolublement une notion topique et dynamique qui s’est dégagée de l’expérience de la cure. Celle-ci a montré que le psychisme n’est pas réductible au conscient et que certains « contenus » ne deviennent accessibles à la conscience qu’une fois des résistances surmontées ; elle a révélé que la vie psychique était « …tout emplie de pensées efficientes bien qu’inconscientes et que c’était celles-ci qui émanaient des symptômes » (Freud, 1912, p. 433), elle a conduit à supposer l’existence de « groupes psychiques séparés » et, plus généralement, à admettre l’inconscient comme un « lieu psychique » particulier qu’il faut se représenter, non comme une seconde conscience mais comme un système qui a des contenus, des mécanismes et peut-être une « énergie » spécifique. (Laplanche, p. 197-198) (…) À partir de 1920, Freud a élaboré sur une autre conception de la personnalité (souvent désignée de façon abrégée du terme de « seconde topique »). (…) Dans sa forme schématique, cette seconde théorie fait intervenir trois « instances », le ça, pôle pulsionnel de la personnalité, le moi, instance qui se pose en représentant des intérêts de la totalité de la personne, et comme tel, est investi de libido narcissique, le surmoi enfin, instance qui juge et critique, constituée par intériorisation des exigences et des interdits parentaux. (Laplanche, p. 488)

L’« inconscient » est par définition exactement ce que ce terme veut dire : non accessible par l’esprit conscient ; mais c’est aussi le foyer de « processus primaires » dans lesquels

(…) l’énergie psychique s’écoule librement, passant sans entraves d’une représentation à une autre selon les mécanismes de déplacement et de condensation ; elle tend à réinvestir pleinement les représentations attachées aux expériences de satisfaction constitutives du désir (hallucination primitive). (Ibid., p.341)

Le « préconscient » d’autre part est un domaine intermédiaire entre l’« inconscient » et le « conscient » :

Du point de vue métapsychologique, le système préconscient est régi par le processus secondaire. Il est séparé du système inconscient par la censure qui ne permet pas aux contenus et aux processus inconscients de passer dans le préconscient sans subir des transformations. Dans le cadre de la deuxième topique freudienne, le terme de préconscient est utilisé surtout comme un adjectif, pour qualifier ce qui échappe à la conscience actuelle sans être inconscient au sens strict. Du point de vue systématique, il qualifie des contenus et des processus rattachés au moi pour l’essentiel et aussi au surmoi. (Ibid., p. 321)
(…) Dans le cas du processus secondaire, l’énergie est d’abord « liée » avant de s’écouler de façon contrôlée ; les représentations sont investies d’une façon plus stable, la satisfaction est ajournée, permettant ainsi des expériences mentales qui mettent à l’épreuve les différentes voies de satisfaction possibles. L’opposition entre processus primaire et processus secondaire est corrélative de celle entre principe de plaisir et principe de réalité. (Ibid., p. 341)

Pour revenir sur la question de l’improvisation et les citations de nos maîtres de l’improvisation : si l’on essaie de faire fonctionner les termes de la psychanalyse, on peut essayer de remplacer le terme utilisé par S. Rollins de « subconscient » par le concept freudien de « préconscient ». Il est intéressant de noter qu’à un autre moment,

Freud qualifie le système préconscient comme « connaissance consciente » (bewusste Kenntnis) ; ce sont là des termes significatifs qui soulignent la distinction d’avec l’inconscient : « connaissance » implique qu’il s’agit d’un certain savoir concernant le sujet et son monde personnel ; « consciente » marque que des contenus et des processus, bien que non conscients, sont rattachés au conscient du point de vue topique. (Ibid., p. 322)

Cette description est bien en résonance avec l’idée de « connaissance à oublier » présentée dans les citations de nos sources.

Reste encore sans réponse la question de l’artiste qui « se met en retrait » et « laisse arriver les choses ». Il est évident que ces phrases décrivent ce qu’on pourrait appeler une situation dynamique ou un processus. Le sujet doit renoncer à exercer son contrôle, ne pas interférer avec ce qui se passe, laisser aller les choses – il ne doit pas tenter de mettre des obstacles ou de résister à l’autre force en présence – la musique. Mais quelle est la force de la musique et d’où provient-elle ? Et quelle est la nature de la résistance ?

Peut-être qu’ici, l’indication de K. Jarret sur « le travail acharné sur eux-mêmes » (plutôt que sur leurs instruments) nous donne un précieux indice.

 

5. Observations tirées des classes d’improvisation

Quittons provisoirement le terrain captivant, mais aussi potentiellement glissant, de la théorie pour nous tourner à nouveau vers la pratique de l’improvisation – ou pour être plus spécifique – vers le stade particulier de l’apprentissage de l’improvisation[3].

Un des champs de ma pratique pédagogique est d’enseigner ce qu’on appelle l’improvisation libre à des étudiants en jazz. À ce stade le terme de ‘libre’ n’indique rien d’autre que l’improvisation est ‘libérée’ des paramètres musicaux formels prédéfinis comme la tonalité ou d’autres aspects structurels. S’ils sont très bien formés et expérimentés dans l’improvisation jazz, la plupart de ces étudiants n’ont pas ou très peu vécu d’expériences dans un cadre ouvert tel que celui-ci. Le fait de commencer par une situation censée être basée sur le ‘rien a priori’ indique clairement à tous les participants que tout ce qui va suivre sera une création par le groupe et les individus qui le composent.

En dépit des grands espoirs initialement placés en vue de la production de nouvelles créations stimulantes, les toutes premières improvisations qu’un nouvel ensemble est capable de créer sont, pour une grande part, très uniformes et monochromatiques. Ce n’est pas pour dire que l’enthousiasme affectif n’y est pas présent – mais ce n’est pas ce que la musique révèle par rapport à ce qu’on avait peut-être envisagé.

Ici les conversations récurrentes en rapport aux improvisations, les analyses de leur matériau, les réflexions et le partage des perceptions et expériences individuelles révèlent petit à petit une image plus claire des obstacles sous-jacents et immanents à surmonter. Ces obstacles sont responsables du fait que ce qui paraissait comme pouvant déboucher sur une création et une expression libres s’avère être quelque chose qui, dans le ressenti et dans la production des sonorités, se situe tout à fait à l’opposé.

Ces obstructions peuvent être classifiées dans les trois catégories mentionnées ci-dessus :

  1. Subjectivité, conscience de soi, psycho-dynamiques individuelles.
  2. Dynamique de groupe, interaction, communication.
  3. Production de matériau, langage, idiome.

Au fil du temps les individus devront acquérir une connaissance des matériaux et des capacités techniques liée à la production de l’improvisation. Ils devront passer par un processus collectif de groupe, qui, on l’espère, va résulter dans la constitution d’un espace suffisamment protégé et amical pour leurs interactions. Si K. Jarret a raison de souligner qu’« il n’y a pas de règles » dans le sens qu’il n’y a pas de règles prédéfinies – il est tout de même nécessaire que des règles soient développées et négociées par les individus au sein du collectif. Comme sans aucun doute l’improvisation est toujours aussi une pratique sociale, le groupe d’improvisation devient une « microsociété » – avec toutes les conséquences que cela implique.

Enfin et surtout, chaque individu devra passer par un processus d’expérience de soi et de réflexion sur soi-même à travers la pratique de l’improvisation. Les ressources indispensables pour y parvenir sont multiples : l’expérience des interactions sociales avec les autres membres du groupe et l’image qu’ils renvoient en miroir [mirroring][4]], la rencontre avec le matériau qu’on produit par soi-même, l’expérience des actions improvisées, les sensations affectives, etc.

À bien des égards, tout cela peut être considéré comme constituant un processus de développement (même dans un sens thérapeutique) – toutefois, il y a une différence importante entre la pure expérience de soi-même et la production artistique. Cette dernière est le résultat d’un processus qui à la fin débouche sur la création d’une « forme esthétique ». Marcuse la définit comme suit :

On peut provisoirement définir la « forme esthétique » comme le résultat de la transformation d’un contenu reçu (fait présent ou historique, personnel ou social) en un tout autosuffisant : poème, pièce de théâtre, roman, etc. L’œuvre est ainsi retirée du processus constant de la réalité, elle acquiert une signifiance et une vérité qui lui sont propres. La transformation esthétique résulte d’un remodelage de la langue, de la perception et de la compréhension qui révèle dans son apparence l’essence de la réalité : le potentiel réprimé de l’homme et de la nature. (Marcuse, p. 22)

La « forme esthétique », ou productions symboliques de l’art, s’inscrit dans un contexte culturel et historique particulier et un champ de tensions qui est représenté par ce qu’on appelle un « état de l’art » déterminé.

Dans ce processus de création artistique l’expression subjective de l’artiste n’est pas la seule fin en soi mais plutôt une condition nécessaire. L’expression subjective n’est jamais purement subjective – car elle porte en soi ses inscriptions et ses déterminations sociales et culturelles – mais elle a en même temps besoin d’être soumise à une transformation liée aux conditions particulières requises par une « forme esthétique » et aux normes de « l’état de l’art »[5]. Du point de vue des perspectives subjectives du musicien instrumentiste ou vocaliste, c’est exactement dans ce sens que le sujet doit ‘se retirer’ (S. Rollins) en vue de pouvoir ouvrir d’autres types de ‘conduits’ de communication.

Et ainsi en « travaillant sur soi-même » (K. Jarrett) vers « l’état de l’art » l’improvisateur transforme et transcende sa subjectivité – et, de plus, il semble que la « voie royale » vers l’objectivité passe par la subjectivité – ce qui de nouveau met en évidence notre étrange paradoxe.

 

6. Les murs internes

Mais qu’en est-il des murs qu’on avait promis de faire tomber ? Nous avons jeté un œil sur le modèle structurel freudien de la psyché, ce qui nous a donné des pistes pour étudier et interpréter les propos de nos maîtres de l’improvisation. Nous avons défini trois domaines de « connexions » vitales que l’improvisateur doit établir, développer et entretenir. Et nous avons eu très brièvement un aperçu des obstacles immanents qui semblent se manifester dans les processus de développement de la pratique de l’improvisation. Nous avons soutenu avec une certaine audace que la ‘vérité’ subjective n’est pas une impasse mais plutôt une passerelle nécessaire menant à un récit plus universel.

Cela nous mène à la dernière partie de ce court exposé : la notion de comment intérieurement on se représente les relations de pouvoir. Ce sujet peut paraître dissimuler une « vieille affaire poussiéreuse » semblant s’être égarée depuis longtemps. Pour reprendre le ton polémique de mon introduction : comme nous semblons vivre une époque favorable aux idées audacieuses – et souvent idéo-creuses – essayons ![6]

Qu’on se tourne vers les perspectives de la théorie marxiste ou de celle de Freud, ou vers les développements ultérieurs de la Théorie Critique par les protagonistes de l’Ecole de Francfort – il semble qu’il n’y ait que très peu de doute sur la notion que la réalité sociale, les structures familiales et les relations de pouvoir sont inscrits dans la représentation des sujets, sous la forme de leur seconde nature structurée de manière individuelle, psychologique et physique. Ces inscriptions constituent une « représentation intériorisée du pouvoir » – créant ainsi les fondements de nos ‘murs’ métaphoriques, construits à la fois à partir de matériaux conscients et inconscients.

C’est la réussite novatrice de Freud, en tant que représentant des vrais « fondateurs de la pratique discursive » (Foucault, 1969), d’avoir formulé une théorie qui décrit le développement individuel du sujet en relation avec des conditions socio-culturelles particulières. Les successeurs de Freud, Alfred Lorenz (1985) et Jacques Lacan (2002) – pour mentionner deux des théoriciens de la psychanalyse allemande et française parmi les plus importants – ont continué à développer la théorie de Freud à un niveau de complexité qui dépasse le cadre de ce texte. Je vais donc m’en tenir à la métaphore plus simple de « murs intérieurs ». Dans leur effet sur le sujet, ces ‘murs’ non seulement limitent le champ de l’action créative [Spielraum] de diverses manières, mais constituent des obstacles et des structures de résistances aux développements de l’émancipation consciente ; et ils constituent tout autant des ‘attaques’ contre les pulsions primaires inconscientes du principe du plaisir.

La production artistique, lorsqu’elle est une réussite, se joue de ces obstacles – elle les transforme et les transcende en « forme esthétique ». Ou comme l’a écrit Herbert Marcuse :

L’art reflète cette dynamique en revendiquant l’énonciation de sa propre vérité, qui se fonde sur la réalité sociale dont elle est néanmoins l’« autre ». L’art ouvre une dimension inaccessible à une autre expérience, une dimension dans laquelle les êtres humains, la nature et les choses ne sont plus subjugués par le principe de réalité établi. Sujets et objets découvrent l’apparence de l’autonomie qui leur est refusée dans leur société. La rencontre de la vérité de l’art a lieu dans les images et le langage décapants qui rendent perceptible, visible ou audible ce qui n’est plus ou pas encore perçu, dit ou entendu dans la vie quotidienne. (Marcuse, p. 82)

C’est exactement ce qu’on a pu observer dans le processus pratique de l’improvisation artistique : un long chemin parfois douloureux – mais aussi joyeux et de plus en plus gratifiant – vers la notion de liberté. Un chemin à travers des territoires faits de règles et d’interdits où le sujet/improvisateur qui explore est guidé par des décisions dictées par la bienséance ou par l’opportunisme, par des actions inappropriées ou sauvages, des manœuvres stupides ou dangereuses, des inactions timides, des décisions faites sans conviction, des escapades courageuses – et bien d’autres choses. Marcuse continue :

L’autonomie de l’art reflète le manque de liberté des individus dans une société non libre. S’ils étaient libres, l’art serait la forme et l’expression de leur liberté. L’art reste marqué par le manque de liberté ; c’est en s’opposant à ce manque que l’art acquiert son autonomie. Le nomos auquel obéit l’art n’est pas celui du principe de réalité établi mais celui de sa négation. Mais la simple négation serait abstraite, une utopie « en négatif ». L’utopie du grand art n’est jamais la simple négation du principe de réalité mais sa conservation par le dépassement (Aufhebung), telle que le passé et le présent projettent leur ombre sur l’accomplissement à venir : l’utopie authentique se fonde sur le souvenir. (Ibid., p. 82-83)

Pour l’improvisateur c’est évident, il est assez simple et trivial, semble-t-il, de ‘détecter’ ces ‘murs’ et d’engager la ‘lutte’. Mais toutes les tentatives pour « traverser ces frontières » et de « faire face à l’autre côté » – les tout premiers pas vers l’autonomie – sont accompagnées par du Angst [angoisse]. Être capable de reconnaître, d’accepter et de dépasser (et éventuellement comprendre) ces anxiétés et ces peurs constitue une étape nécessaire. Le chemin à parcourir est très long – cela prend d’habitude la vie entière. Au moins on n’a pas à mener un combat donquichottesque dans l’isolement et le désespoir, car l’improvisation est une pratique sociale : l’attention bienveillante et le partage dans le collectif sont beaucoup plus forts et raisonnables que l’isolement individuel[7].

Et puis il y a la musique…

 

7. Epilogue / Régler les derniers détails

Je suis conscient du fait que le présent texte laisse de côté des questions théoriques intéressantes. En particulier il serait stimulant de mieux comprendre les processus créatifs liés à l’improvisation de groupe dans le contexte des concepts plus récents de la psychanalyse sur les relations entre objets. Alors qu’il y a eu un nombre croissant de publications à ce sujet ces dernières années, ces travaux concernent surtout les processus créatifs dans les domaines des arts plastiques et de la littérature. La pratique de l’improvisation musicale, avec ses fortes implications sociales et ses matériaux particuliers, est par beaucoup d’aspects différente de la production de la peinture par exemple.

Un autre sujet important à débattre tourne autour de la question de savoir de quelle manière le concept d’incorporation [embodiement]– d’inscription sur le corps – tel qu’il a été exposé par D. Sudnow dans The Ways of the Hand (2011) se rapporte au contenu de ce texte[8]. Je pense que le concept de Sudnow – bien qu’il ne prenne pas explicitement en compte les aspects affectifs, psycho-dynamiques et sociaux – n’est pas contradictoire avec la notion du « subconscient ». Pour pouvoir définir cette relation, il faudrait aborder le sujet de l’« incorporation » en termes psychanalytiques – ce qui se situe au-delà du cadre de ce texte et doit en conséquence être laissée pour plus tard.

Un autre sujet général à aborder serait la question de la pertinence des citations choisies – car elles proviennent toutes de musiciens de jazz et en conséquence ne font référence qu’à une seule pratique spécifique de l’improvisation. Je continue de croire que mon argumentation n’est pas compromise par mon choix de ces personnalités de référence – mais on pourrait certainement en trouver bien d’autres pour étoffer mon propos, ce que je ne peux maintenant aborder que de manière très succincte. Je crois profondément que l’importance pour la musique du XXe siècle de la forme d’expression afro-américaine appelée jazz est encore aujourd’hui largement sous-estimée et incomprise. Dans son article « Improvised Music after 1950 : Afrological and Eurological Perspectives » (Lewis 2002), George Lewis souligne les différences historiques et socioculturelles entre le jazz (et ses développements ultérieurs) et la tradition de la musique savante occidentale ou « pan-européenne » ; et il traite des difficultés et des résistances qui en résultent vis-à-vis de la possibilité de parvenir à une médiation sur un pied d’égalité. Lewis démasque à la fois l’aveuglement euro-centrique et la constitution du « jazz comme épistémologiquement autre » (Jazz as Epistemological Other, Lewis 2002, p. 227) en tant que relations racialisées de pouvoir. Evidemment je ne peux qu’être d’accord sur ce point[9]

En ce qui concerne mes références théoriques – en particulier celles de la psychanalyse – certains estimeront que le présent texte est redondant et désuet, puisque les discours sur le marxisme et la psychanalyse ont été élevés à un « autre niveau » par les travaux de Deleuze et Guattari (1972, 1980) – pour ne nommer que les contributeurs les plus importants. Alors que je suis tout à fait d’accord avec cette dernière position, je continue de penser que mon argumentation est valide pour deux raisons : i) contrairement à Deleuze et Guattari, je ne suis évidemment pas disposé à liquider définitivement la théorie psychanalytique ; ii) mon argumentation s’est basée sur les citations de musiciens qui ont fait référence à des notions populaires de la théorie psychanalytique.

Enfin et surtout : le présent texte n’a pas été écrit dans le but de contribuer aux discours strictement académiques mais plutôt comme une proposition s’adressant à la communauté hétérogène existant à l’extérieur des cercles experts de la recherche universitaire spécialisée. Il s’agit de présenter ma perception face à des notions de plus en plus positivistes et non critiques concernant le processus créatif, qui à long terme ne peuvent que résulter dans une dépréciation et une banalisation de l’œuvre artistique.


 

1. Dans le pire des cas cela pourrait déboucher sur la reproduction du ‘phenomène Yoga’ – dans lequel la pratique intense du Yoga par des millions d’occidentaux ne semble pas toujours encourager la spiritualité et la prise de conscience mais plutôt nourrir les besoins et carences narcissiques.

2. Il y a un un autre concept de ‘subconscient’ que je préfère éviter d’utiliser dans cet exposé : ce que C. G. Jung appelle l’‘inconscient collectif’. Bien qu’il semble bien entrer en résonnance avec la musique à travers la notion de réservoirs sédimentés des expériences culturelles archaïques et des symboles, il est aussi associé à beaucoup d’aspects problématiques et il n’apporte rien d’utile au contenu du présent débat.

3. Ceci n’implique pas qu’une pédagogie déterminée ou qu’un cadre temporel prévisible puissent être envisagés pour ce type de projets.

4. J’utilise le terme de « stade du miroir » en référence à l’utilisation de ce concept par  H.D. Winnicot (Playing and Reality) et de son extension par D.Stern (Le monde interpersonnel du nourrisson) dans le concept de «  accordage affectif ». Ces deux concepts décrivent l’importance de la réaction de la mère vis-à-vis de son enfant, qui sont vitaux pour l’expérience du moi de l’enfant (et donc de son développement). Je pense qu’il y a des similarités dans les interactions qui ont lieu dans les groupes d’improvisation. De plus, le matériau musical (ou la musique elle-même) peut être considéré en tant que tel comme un « miroir ». Ce dernier aspect demanderait nécessairement un exposé théorique beaucoup plus complexe sur le matériau musical, la symbolisation et la cathexis.

5. C’est délibérément que j’évite d’utiliser le terme et le concept freudiens de « sublimation » , caril s’agit là d’un terrain très vague qui ne promet pas des progrès rapides en vue de faire avancer ce débat.

6. Je résiste à la tentation de revisiter les débats animés et dans une grande mesure sans compromis des années 1960 et 1970, qui, de manière romantique, ont opposé le marxisme à la psychanalyse, dans des discours philosophiques – parallèles aux combats de ring mémorables comme celui entre Muhamad Ali et George Forman – qui correspondaient à la métaphore des antagonistes compétitifs (avec leurs partisans passionnés), car tout cela a vite perdu de sa pertinence face au nouveau ‘jeu’ complexe de la philosophie post-structuraliste.

7. Je ne saurais exprimer avec assez de force ma croyance que (en dépit de tout l’intérêt pour les aspects de la psychologie individuelle) l’ improvisation reste par sa nature une pratique sociale et que les « murs internes de l’égo » se consituent en conjonction avec des relations entre le sujet créatif et la société à travers les interactions sociales.

8. Je remercie Jean-Charles François pour m’avoir fait connaître ces informations. .

9.  L’allusion que j’ai faite avec l’emblématique combat de boxe entre Ali et Forman me paraît rétrospectivement pertinente dans ce contexte. Cette allusion et son interprétation potentielle semble en même temps révéler et cacher l’aspect des narrations qui sous-tendent les relations raciales de pouvoir et celui d’identification projective –  deux aspects essentiels pour comprendre la perception du jazz par les blancs européens.


Bibliographie

Deleuze, Gilles & Felix Guattari 1972: Capitalisme et Schizophrénie 1. L’Anti-Œdipe. Paris : Les Editions de Minuit.

————————————————- 1980: Capitalisme et Schizophrénie 2. Mille Plateaux. Paris: Les Editions de Minuit.

Foucault, Michel 1961-1983: Beyond Structuralism and Hermeneutics, 2nd edn, University of Chicago Press.

——————————- 1969: « What is an Author? », Twentieth-Century Literary Theory. Ed. Vassilis Lambropoulos and David Neal Miller. Albany : State University Press of New York.

Jarret, Keith 2014: Transcription de la video NEA Jazz masters. https://livestream.com/jazz/neajazzmasters14/videos/39595741.

Lacan, Jacques 1966, 1999. Ecrits. Paris : Editions du Seuil.

Laplanche, Jean & J.-B. Pontalis 1967: Vocabulaire de la psychanalyse. Paris: Presses Universitaires de France.

Lewis, George E. 2002. “Improvised Music after 1950: Afrological and Eurological Perspectives”. Black Music Research Journal/ Center for Black Music Research. Columbia College Chicago.

Lewis, George E., & Benjamin Piekut 2016: The Oxford Handbook of Critical Improvisation Studies Vol. 1-2. Oxford University Press.

Lorenzer, Alfred 1995: Sprachzerstörung und Rekonstruktion. Seiten : Suhrkamp.

Marcuse, Herbert 1979. La dimension esthétique, Pour une critique de l’esthétique marxiste. Paris : Editions du Seuil.

Parker, Charles: L’origine de la citation n’est pas claire – elle apparaît dans beaucoup de publications Internet, comme par exemple :: https://courses.dcs.wisc.edu/wp/musicalperformers/charlie-parker/)

Rollins, Sonny 2014: Transcription de la video Moving towards the subconscious. https://youtu.be/G0p1rz8Qc_s.

Stajkovic, A.D., Locke, E. A., & Blaire, E. “A first examination of the relationships between primed subconscious goals, assigned conscious goals, and task performance”. Journal of Applied Psychology. 5 : 1172–1180. 2006

Stern, Daniel 1985: The Interpersonal World of the Infant: A View from Psychoanalysis and Development. Basic Books. En français: Le monde interpersonnel du nourrisson. Paris: Presses Universitaires de France, 2003.

Sudnow, David 2011: The ways of the hand. Cambridge, Mas. :  MIT Press.

Winnicot, Donald 1971: Playing and Reality. London : Tavistock.

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