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Sharon Eskenazi

Access to the English translation Encounter with Sharon Eskenazi:

 


 

Rencontre avec Sharon Eskenazi
Jean-Charles François, Gilles Laval et Nicolas Sidoroff

Le 9 novembre 2019

 

Sharon Eskenazi a enseigné la danse et l’improvisation dans plusieurs écoles d’art et conservatoires en Israël de 2000 à 2011. Diplômée du « Movement notation Department of the Rubin Academy of Music and Dance » à Jerusalem, elle a poursuivi ses études à l’Université Lumière de Lyon où elle a obtenu un Master en danse (2013). Co-fondatrice du groupe DSF / Danser Sans Frontières à Rillieux-la-Pape, elle a réalisé au Centre Chorégraphique National de Rillieux-la-Pape (CCNR) en 2015 le projet Passerelles. Elle est l’assistante chorégraphique de Yuval Pick depuis 2014. Elle est Coordinatrice artistique et assistante chorégraphique au CCNR.
https://dansersansfrontieres.org/les-spectacles-les-projets/
http://ccnr.fr/p/fr/sharon-eskenazi-coordinatrice-artistique-et-assistante-choregraphique

Sommaire :

1. Présentation générale des projets Danser Sans Fronières (DSF) et Passerelles
2. Le projet Danser Sans Frontières
3. Le projet Passerelles
4. Les rapports danse/musique et la question de la créativité


1. Présentation générale des projets Danser Sans Fronières (DSF)
et Passerelles

Jean-Charles F. :

Peut-être, pour commencer, simplement décrire un peu ton parcours avant les projets qui ont eu lieu à Rillieux-la-Pape par exemple.

Sharon S. :

Donc, je suis née et ai grandi en Israël. J’y ai vécu jusqu’en 2011, quand on a décidé de revenir en France – mon mari est français, donc voilà pour lui c’était revenir – pour moi c’était un vrai changement de vie. Et donc mon parcours de danseuse s’est surtout déroulé en Israël, mais je dirais plutôt que je suis prof de danse et prof de chorégraphie. C’est ma spécialité : enseigner la chorégraphie ou les processus créatifs, c’est ce que j’ai fait en Israël. Dans mon travail j’ai fait beaucoup de projets entre israéliens et palestiniens. J’ai une amie très proche, Rabeah Morkus[*], qui est aussi une collègue palestinienne.

Gilles L. :

Vous étiez étudiantes ensemble ?

Sharon S. :

A un moment donné, on était toutes les deux dans l’équivalent d’un « CNSMD » entre guillemets – en Israël cela ne s’organise pas comme ça. C’est un groupe de jeunes qui dansent avec la Kibboutz Dance Company. (C’est la deuxième compagnie la plus grande en Israël, avec Betcheva.) C’est là qu’on s’est rencontré. Moi j’ai grandi là-bas et elle nous a rejoint quand elle avait 18 ans je crois. J’avais à peu près 18 ans moi aussi. Cela n’était pas dans mon Kibboutz mais juste à côté. Et donc on a passé un an ensemble dans cette formation.

Gilles L. :

Tu dis que ton métier est d’enseigner la chorégraphie, mais est-ce un diplôme ? Tu as fait des études pour ça ?

Sharon S. :

Oui. Mais c’était après. J’ai commencé… J’ai dansé toute ma vie, là, dans leur école, et puis j’ai fait la formation de deux ans avant d’être danseuse professionnelle, et puis après j’ai arrêté. Je me suis dit qu’en fait je ne voulais pas être danseuse et je voulais tout arrêter. Mais je me suis dit que, quand même, j’adorais la danse, donc j’allais continuer. Et je suis allé faire une Licence de quatre ans dans le domaine de la chorégraphie dans une fac de danse et de musique à Jérusalem, vraiment comme le CNSMD. Les trois majeures étaient : chorégraphie, improvisation et notation. Le système de notation ne peut pas être comme dans la musique, il essaie d’analyser le mouvement par des signes. Donc chaque notation a un système différent pour percevoir l’espace, le temps, le corps et les parties du corps. C’est super intéressant, moi j’adorais cela.

Gilles L. :

Donc ce sont des partitions ?

Sharon S. :

Oui. C’est complètement un autre monde, mais cela m’a vraiment ouvert la réflexion sur la chorégraphie et sur la composition. J’ai beaucoup appris, et plus que la chorégraphie, parce que la chorégraphie est aussi la scénographie et le spectacle, mais aussi la composition, c’est-à-dire comment on crée la partition-même des mouvements. Voilà, et après ça j’ai toujours dansé, mais dans des projets à droite à gauche, et j’ai commencé à enseigner assez vite la chorégraphie.

Nicolas S. :

Et la Licence était pour être chorégraphe ? Elle n’était pas pour être prof de chorégraphie ? Tu as parlé des trois majeures, il n’y avait pas une « mineure » pédagogie ou enseignement ?

Sharon S. :

Je ne peux pas dire, parce que certains en sont sortis et sont maintenant chorégraphes ou danseurs. Moi je suis sortie et j’étais prof, donc ce n’était pas orienté, mais il fallait faire aussi – comment on dit ? – des matières d’enseignement ou de pédagogie.

Jean-Charles F. :

Revenons sur les projets entre israéliens et palestiniens ?

Sharon S. :

Avec Rabeah pendant des années, on a monté des projets qui utilisent la danse, un outil pour rapprocher les deux peuples en conflit. Pour préciser un peu : on n’a jamais travaillé avec des palestiniens qui habitent en Palestine, donc on parle de palestiniens qui habitent en Israël. Quand je suis arrivée en France, on venait de lancer un autre projet en Israël, et j’ai été très déçue. C’était un peu dommage de ne pas pouvoir continuer à travailler avec elle. Et puis en arrivant en France, je me suis dit qu’en fait il n’y a pas qu’en Israël qu’il y a des problèmes d’identité, de vivre ensemble : comment on rencontre l’autre ? Sans avoir peur, comment tendre la main à quelqu’un qui est très différent et qui est des fois en conflit réel – bon c’est peut-être moins le cas en France mais… Quand je suis arrivée, je me suis dit qu’il y avait un vrai problème d’identité. Et donc j’ai eu l’idée de créer un lieu de création pour les jeunes qui aiment la danse et qui viennent de milieux sociaux différents, de réunir des jeunes de la ville nouvelle de Rillieux-la-Pape, là où nous habitions, c’était juste un hasard…

Gilles L. :

Comment êtes-vous arrivés ici ? Tu parles de « hasard » ?

Sharon S. :

En fait, on est arrivé dans la région lyonnaise par hasard, parce qu’on a cherché une école bilingue pour nos enfants qui ne parlaient pas français. Et on a trouvé une école à Lyon, c’est pour ça qu’on y est arrivé. Et à Rillieux-la-Pape parce qu’on a cherché une maison ou un appartement, et on n’était accepté nulle part parce qu’on n’avait pas les papiers nécessaires… Vous savez comment c’est ici, c’est très, très carré. Et donc « ici », par hasard, c’était la seule personne qui a accepté notre dossier. Alors on a dit oui tout de suite. Et moi je n’ai pas travaillé, je n’avais rien ici ; au départ j’ai décidé de ne pas chercher de travail parce que les enfants ont dû faire face à un très grand changement. Et puis, après un an, j’ai décidé de faire un Master 2 à Lyon II en danse, plus précisément arts du spectacle, parce que je ne parlais pas vraiment le français et j’avais très peu d’expérience de lire et d’écrire en français. Je me disais que, si je veux travailler ici, il faut bien améliorer mon niveau de français et avoir aussi un diplôme ou des formations en France. Et durant ce Master, j’ai décidé de fonder l’association « Danser sans frontières » (DSF) pour créer un groupe de jeunes danseurs amateurs, venant de cultures et d’endroits très différents et pratiquant différents styles de danse.

Jean-Charles F. :

Justement, toi-même, tu es ?

Sharon S. :

Moi je viens de la danse contemporaine. Mais comme je suis plus impliquée dans les processus de création, ce n’est pas un style particulier de danse qui m’intéresse, mais plutôt ce qu’il y a derrière, le contenu que quelqu’un amène dans sa danse. Donc ça peut être autant la danse urbaine comme la danse classique ou la danse contemporaine. C’est ça qui m’a intéressée dans cette démarche, c’est de créer un lieu de création. Pour moi, la création est un acte très important et qui libère la personne, qui lui donne accès à quelque chose d’intérieur, à son identité ; parce que pour créer, il faut savoir qui je suis et ce que je veux. Et donc, pour moi, la démarche n’était pas d’envisager un groupe de danse qui travaillait avec un prof enseignant telle ou telle danse ou telle ou telle chorégraphie. En plus de l’acte de la création comme acte fondateur, il s’agissait aussi de créer quelque chose ensemble parce que, si l’on crée ensemble, il faut toujours avoir quelque chose en commun, avoir la possibilité de parler, de partager, etc. Voilà, c’était là nos deux envies et donc j’ai fondé l’association fin 2013. Le groupe a été créé en avril 2014 avec 12 jeunes. Dès le départ il y avait la parité entre filles et garçons vraiment 6 et 6, donc c’était déjà bien… Et il y avait des jeunes de Rillieux-la-Pape, de la ville nouvelle comme d’autres quartiers, et aussi de Caluire-et-Cuire. Et on a commencé à travailler sur la première création ensemble, vraiment le début-début. Donc je leur ai proposé quelques démarches, quelques consignes de création et chacun a créé de petites choses en groupe qu’on a mises ensemble. Petit à petit, au cours des années, ça s’est vraiment développé. Et comme le but principal était de leur donner l’opportunité de créer, à la fin de la deuxième année, je crois, ils ont créé eux-mêmes leurs propres pièces. Donc une personne, un danseur ou une danseuse, a porté et signé la création. Et depuis c’est comme ça, c’est eux qui créent et moi je suis là pour faire mon métier : être un œil extérieur et les accompagner dans leurs démarches, dès le départ.

Jean-Charles F. :

Cela s’est passé dans le Centre Chorégraphique National de Rillieux ?

Sharon S. :

Alors, non. C’était une initiative personnelle et donc j’ai créé une association qui fait ses actions à Rillieux-la-Pape. Donc la mairie me donne chaque année un créneau dans un studio de la ville, et on travaille tous les dimanches de 16h à 19h. Donc c’est un vrai engagement de la part des jeunes, parce que ce n’est pas rien d’être présents tous les dimanches de 16h à 19h. Et en fait c’était un axe très clair : il n’y a pas d’auditions, ce n’est pas par le savoir-faire que quelqu’un peut être accepté, mais par l’engagement. Être engagé est aussi un aspect que je trouve super important pour les jeunes. Si on décide de faire quelque chose, c’est pour aller jusqu’au bout. Et ce n’est pas « je viens, je ne viens pas, c’est sympa, ce n’est pas sympa ».

Gilles L. :

Tu as eu des fois des soucis avec ça ?

Sharon S. :

Ah, oui ! Tout le temps.

Gilles L. :

Et qu’est-ce que tu dis aux gens ?

Sharon S. :

Ça veut dire que oui, parfois je dis aux gens par exemple qu’ils ne peuvent pas être sur scène parce qu’ils n’étaient pas avant aux répétitions. Parce que « là je ne peux pas, non, j’ai autre chose, ah non mais en fait, Sharon, je suis désolé(e), voilà, j’ai un repas de famille… » Alors ça arrive, mais maintenant, par exemple, je n’ai plus de soucis avec ça. Et même pour les jeunes qui rentrent chez nous, comme de nouvelles personnes qui rentrent, c’est tellement acquis que je n’ai pratiquement pas de soucis avec l’engagement.

Gilles L. :

Pour revenir sur la question de Jean-Charles, tu as été voir la mairie pour qu’ils te prêtent un studio de danse. Et après, petit à petit, cela s’est rapproché du Centre chorégraphique, dans un deuxième temps ?

Sharon S. :

Alors, le partenariat avec le Centre Chorégraphique National a commencé autour du projet « Passerelles ». En fait, dès le départ, en plus de toutes les démarches que j’ai racontées tout à l’heure sur la création commune, j’avais tout de suite dans ma tête cette envie de faire le projet « Passerelles ». Comme j’ai travaillé en Israël avec un groupe d’israéliens et de palestiniens, un groupe mixte, je me suis dit que cela pouvait être très intéressant de faire rencontrer les deux groupes et que chaque groupe puisse voir ce que veut dire de rencontrer l’autre. Qu’est-ce que cela veut dire de regarder un autre conflit un peu de loin, un conflit différent, tout en n’utilisant pas le mot « conflit », mais une situation sociale et culturelle et politique, telle que la situation en Israël ou la situation en France. Qu’est-ce que cela veut dire aussi d’avoir des identités très différentes. Comment chacun vit son identité propre sans la cacher, par exemple. Ce que j’ai trouvé ici très présent, c’est que… – peut-être il y a une envie politique ou une question culturelle ? – mais on a tendance à cacher sa singularité ou ses racines pour être comme tout le monde. Et donc je voulais vraiment que les jeunes – je ne sais pas – blacks ou arabes qui vivent ici dans la ville nouvelle se sentent fiers de leurs racines, de leurs origines, et qu’ils les expriment de manière libre. Et que c’est bien d’être tous différents et que chacun amène sa culture. Donc je pensais qu’en organisant une rencontre entre les français et le groupe israélo-palestinien, cela allait ouvrir des portes pour tous les participants. Mais, au départ ce n’était qu’un projet, vraiment sans argent, sans savoir si j’aurais quelqu’un derrière moi pour le porter. Et je commençais à peine à travailler avec Yuval Pick[*], directeur du Centre chorégraphique, à l’époque je n’étais pas son assistante, je n’avais même pas encore travaillé au CCNR. Je lui ai proposé ce projet, il était intéressé. C’était un an et demi après mon arrivée en France et je n’avais plus de groupe en Israël, donc il fallait aussi que j’aide ma copine palestinienne à en construire un…

Cela a été très laborieux. J’ai déjà lancé la machine ici. Le Grand Projet de Ville à Rillieux-la-Pape m’a aidée à monter un projet “politique de la ville”, donc j’ai pu obtenir de l’argent publique. Et donc il fallait absolument que ce projet aboutisse. Alors on a créé ensemble un groupe en Israël, moi un peu de loin, mais Rabeah de près. Et tout cela s’est réalisé en février 2015, date où le groupe israélo-palestinien est arrivé à Rillieux-la-Pape. Le CCNR a donné le cadre : cela veut dire le studio et aussi – parce qu’il y avait aussi le rez-de-chaussée – un lieu pour manger et accueillir tout le monde. Il y avait 24 personnes dans le groupe israélo-palestinien et 12 dans le nôtre, donc c’était un groupe énorme. Et en plus le CCNR a donné le temps au danseur Yuval Pick pour animer le stage, parce que l’idée c’était de se rencontrer, mais autour de la danse, pas juste dans un café ou pour faire la visite de Lyon. On a vécu une semaine de vrai stage de danse ensemble, avec les deux groupes. Et cela a été vraiment une rencontre humaine et un choc culturel très forts pour tout le monde. On avait la sensation que “faire tomber les murs” est possible. Mais ce n’est pas si simple, parce qu’il n’y avait pas de murs déjà établis dans les deux groupes, mais ils étaient très distants, ils étaient très différents, culturellement très éloignés. Ils n’avaient pas de langue en commun, car les français parlent à peine anglais, les israéliens et les palestiniens ne parlent pas le français. Il n’y avait pas non plus d’histoire commune entre les deux groupes et au sein de chaque groupe pris séparément. C’est-à-dire qu’à l’intérieur du groupe israélo-palestinien, il y avait des palestiniens et des israéliens qui n’ont pas l’habitude de travailler ensemble ni de faire des choses ensemble. Et à l’intérieur du groupe de DSF, comme je vous l’ai dit, il y avait des gens très différents. Et cela a vraiment fait un effet de « whhhfff » de – comment dire ? – oui, de rassemblement, de rapprochement plutôt. Des gens qui étaient des étrangers complets au départ sont devenus les meilleurs amis du monde une semaine après. C’était aussi vrai pour nous les adultes qui étions autour, on était très impressionné de cette force de la danse. Je dis de la danse, parce que ce n’est pas juste le fait de se rencontrer, pour moi, c’est la danse qui a permis de rencontrer l’autre, en premier lieu sans les paroles. C’est-à-dire sans les mots, et à travers le corps, parce que le corps parle et il a cette capacité d’accueillir le corps de l’autre, sans doute mieux qu’à travers les mots. Pour eux et pour nous aussi, cela a été une expérience très forte.

Il convient de juste expliquer un peu la démarche autour de ce projet, et voir comment cela s’est construit. J’ai commencé par la mairie et le Grand Projet de Ville pour obtenir des subventions publiques. Ce n’était une somme énorme, 3000 ou 3500€ je crois, et j’ai monté le projet avec ça. Pour pouvoir rentrer dans les frais, j’ai fait appel à des familles à Rillieux-la-Pape pour accueillir les jeunes. L’envie était de faire participer les habitants de Rillieux dans ce projet, de vraiment les impliquer dans une action commune. Cela s’est super bien passé, parce qu’ils étaient vraiment là et ils sont venus pour voir le spectacle. Ces gens, après, ont gardé contact avec les jeunes du groupe israélo-palestinien et du groupe français. C’est devenu un cercle proche du groupe DSF. En plus ces familles ont permis d’accueillir les jeunes sans avoir à sortir le budget que cela nécessite. Et puis j’ai aussi appellé des habitants de Rillieux-la-Pape pour être bénévoles dans la cuisine : on était 35 jeunes et puis les adultes autour. Donc on était 50 en tout qui devaient manger tous les jours, trois repas par jour, pour des jeunes. Et comme j’avais très peu de budget, il fallait quelqu’un qui puisse cuisiner et surtout des pâtes pour 50 personnes. C’était une autre façon d’intégrer les habitants dans ce projet. Et la MJC a aussi été partenaire.

 

2. Le projet Danser Sans Frontières

Gilles L. :

Tu te souviens comment tu as contacté ces gens-là, ces bénévoles ? C’était dans le journal municipal ?

Sharon S. :

Bonne question. Il y a un aspect très important : au départ, je n’ai pas créé le groupe DSF toute seule. Je l’ai créé avec Hatem Chaiti[*]. Il est danseur chorégraphe de hip-hop et habite à Rillieux-la-Pape. Il est tout ce que moi je ne suis pas : homme, musulman, qui danse hip-hop. Alors que je suis israélienne, femme, juive et je viens de la danse contemporaine. Je me suis dit, voilà, il ne suffit pas de dire aux autres de faire tomber les murs, il faut commencer à le faire avec soi-même. Donc il a commencé ce projet avec moi, et c’était très intéressant. Même quand j’ai mené des projets en Israël avec des palestiniens et des israéliens, c’était toujours dans le domaine de la danse contemporaine. Donc, là c’était différent. Je l’ai rencontré, et cela a été la première fois que j’ai assisté à un cours de danse hip-hop – parce qu’en Israël ce n’est pas comme ici, ce n’est pas très commun ; quoique maintenant cela l’est peut-être devenu mais il y a 10 ans je ne crois pas que c’était le cas. J’ai travaillé surtout dans des lieux qui forment des jeunes qui veulent être professionnels, la danse urbaine n’y était pas enseignée. Et donc j’étais assez éloignée de cette culture et c’est par Hatem que j’ai pu rencontrer le hip-hop. Cela a été le moyen de travailler avec des gens différents. Nous avons commencé le premier projet “Passerelles” ensemble. Il n’est pas né ici, mais cela fait des années qu’il habite et travaille à Rillieux-la-Pape, il a de la famille et des amis. Donc il m’a aidée aussi à trouver des bénévoles, et en plus à cette époque-là, il a travaillé à la MJC de Rillieux-la-Pape. Par Hatem on a fait aussi des partenariats avec la MJC, avec le CCNR et par DSF avec la ville. Donc c’était les trois partenaires qui ont porté finalement le projet.

Jean-Charles F. :

On peut peut-être revenir en arrière un tout petit peu. Tu as parlé d’engagement, je voulais savoir exactement ce que cela voulait dire : c’était simplement un engagement de temps ? Ou d’être là ? Ou est-ce qu’il y avait d’autres éléments qui entraient en compte ?

Sharon S. :

Pour moi c’était d’être là.

Jean-Charles F. :

C’est une présence physique et active ?

Sharon S. :

Oui, exactement.

Jean-Charles F. :

Est-ce la seule obligation ?

Sharon S. :

Oui, c’est tout ce qui est important en fait. Parce que chaque personne amène quelque chose, donc si elle est là, présente, elle va contribuer. Et si elle n’est pas là (ou seulement de temps en temps) cela ne tient pas, ni pour le groupe ni pour la personne elle-même.

Jean-Charles F. :

Alors quel était le profil des gens qui ont été éliminés ?

Sharon S. :

En fait je n’ai éliminé personne. Ce qui était important pour moi, c’était d’exiger une présence régulière, parce que l’engagement est justement un des problèmes des jeunes qui vivent dans la ville nouvelle. Soit, ils ont moins d’exemples dans leur vie d’engagement réel, soit ils ne se sentent pas responsables de ce qu’ils font. Donc amener chacun à apprendre combien l’engagement est important, était une démarche éducative essentielle pour moi. Parce que si quelqu’un n’est pas présent, il ne va pas apprendre. Il s’agissait moins d’éliminer qui que ce soit, que de dire que la réussite commence par là dans la vie professionnelle. C’était pour que cela soit clair.

Jean-Charles F. :

Donc je comprends et même j’adhère à cette idée, mais en même temps ce qui m’intéresse c’est de savoir un peu les raisons de ceux qui n’ont pas accroché.

Sharon S. :

Alors, voilà l’exemple d’un jeune qui avait beaucoup de problèmes personnels, et aussi à l’école. Il est arrivé jusqu’en troisième ou seconde à l’école, puis il en est parti. Et donc il avait un vrai problème d’engagement, une difficulté à croire en quelque chose. Je l’ai accompagné pendant trois ans, de 2014 jusqu’à 2017. Eh bien je peux vous dire que j’ai tout essayé. Je suis même allé avec lui à l’école de la seconde chance après qu’il ait été renvoyé de son lycée. Il a donc passé un an à la maison sans rien faire, et j’ai essayé avec sa mère et sa grand-mère, de faire en sorte qu’il continue DSF malgré tous ses problèmes et cela n’a pas été facile. Et à la fin je suis même allée dans son école pour être l’adulte responsable et cela n’a pas marché. Il est resté peut-être trois mois dans ce lycée, et puis il en est parti. Et après j’ai réessayé qu’il réintègre DSF, parce que je pensais que DSF était un cadre qui pouvait l’aider mais je n’y suis pas arrivée. Maintenant il n’est plus dans le DSF. Et c’est vrai que ce n’est pas le fait d’avoir mis l’engagement comme la règle numéro un qui a conduit à ce qu’il ne fasse plus partie du groupe DSF, parce qu’il avait toutes ses chances. Et la porte est toujours restée ouverte et il le savait. Mais ça montre qu’avoir des problèmes d’engagement n’est pas qu’une question de personnalité. C’est aussi une question d’expérience de vie, de… pas de problème familial, mais de…

Gilles L. :

… d’environnement ?

Sharon S. :

Oui d’environnement : qu’est qu’il y a autour de toi ? Qu’est-ce qui fait que tu n’arrives pas à être toi-même complètement dans un endroit pendant au moins un certain temps ? Parce que tu n’y crois pas ; parce que personne n’a confiance en toi, donc tu changes tout le temps, donc tu pars, tu reviens, tu pars, tu reviens, c’est super compliqué. Et c’est vrai que, par exemple, je sais que à la mairie, ils adhèrent au projet de DSF, mais une fois une élue m’a dit : « mais pourquoi vous ne travaillez pas avec des gens qui sont dans la rue ou qui sont en situation très précaire ? » Parce que c’est vrai que les gens de DSF, ce n’est quand même plus pareil maintenant. Même au début le jeune dont je parlais était un des plus vulnérables. Les autres ils font des études, ce sont aussi des jeunes qui sont très bien encadrés dans leur vie personnelle.

Gilles L. :

Oui, il y a beaucoup de futurs ingénieurs parmi ces jeunes danseurs…

Sharon S. :

Oui ils font de grandes études. Mais c’est vrai aussi que je crois et j’espère que le fait d’être dans ce cadre-là, dans DSF, cela a apporté beaucoup de choses à chacun. Donc cela a renforcé leur confiance et leur chemin professionnel. Maintenant il y en a qui sont devenus des danseurs professionnels, c’est grâce à cela aussi. Mais pas tous, DSF reste ouvert aux amateurs, ce n’est pas un groupe professionnel.

Jean-Charles F. :

Et juste pour finir avec ce groupe initial, qu’est-ce qui s’est passé à la première séance ? Ou les premières séances ? Au tout début ? Quelle était la situation spécifique ? Quels étaient les mécanismes qui ont pu créer le groupe ?

Sharon S. :

En fait, au début, cela n’a pas été facile d’établir des liens de confiance avec eux, à cause de leurs habitudes. Par exemple il y avait des jeunes qui ont pratiqué la danse contemporaine, le hip-hop et le « dance-hall » qui est la danse des îles, une danse africaine. Mais ceux qui pratiquaient ces trois styles de danse, le faisaient dans une manière – comment on peut décrire cela ? – dans une manière très stylée, c’est-à-dire : je produis, je copie le prof, je produis un style de danse, il y a un vocabulaire spécifique que je maîtrise plus ou moins. Il n’y a pas une démarche créative là-dedans, c’est juste une démarche de production, c’est-à-dire produire quelque chose et le faire bien. Et donc, moi, avec des exercices plutôt tournés vers la créativité, cela a été beaucoup plus difficile. La difficulté a été pour chacun de pouvoir développer quelque chose de créatif pour permettre un peu de les faire sortir de leurs zones de confort : « Ah ! Moi je sais bien tourner sur la tête, moi je sais bien faire ceci ou cela… je ne sais pas quoi… » Et à travers cette démarche, d’être un peu plus proche de l’artistique, parce que c’est cela qui m’intéresse, c’est l’art finalement. Et l’art n’est pas le vidéo-clip de MTV. L’art, c’est réussir à toucher la sensibilité de quelqu’un. C’est cela qui a été très difficile. Si l’on parle de murs, c’est là qu’il y a le mur le plus haut. Dans la cité en tout cas. On ne montre jamais quelque chose qu’on sait faire spécifique à soi-même indépendamment de la culture dominante du groupe auquel on appartient, sinon, il risque de nous rejeter. C’est un phénomène qu’on peut observer partout. Mais c’est encore plus vrai quand on grandit dans une cité telle que celle de la ville nouvelle de Rillieux. Alors ce n’est pas deux ou trois séances qui ont fait la différence. Ce travail a pris quelques années. Mais en même temps, je savais que c’était très important de leur faire découvrir l’art de la danse, parce qu’il y en a qui ne sont jamais venus à la Maison de la Danse par exemple, n’ont jamais vu un spectacle de l’art de la danse. Certains avaient derrière eux des années de pratique “culturelle”, et d’autres n’en avaient pas du tout. Et donc, rien que cette rencontre entre des gens qui pratiquent différemment la culture ou l’art, cela fait grandir tout le monde. Voilà, l’idée en plus était de leur faire découvrir l’art de la danse dans toutes ses formes. Donc on a été à la Maison de la Danse qui a même organisé pour nous une visite derrière les coulisses pour découvrir des métiers. Et après le projet Passerelles, ils étaient vraiment « chez eux » entre guillemets, au CCNR, au Centre Chorégraphique. Donc ils sont venus voir presque toutes les représentations en fin de résidence du CCNR, et c’est vraiment hardcore. Ce sont des compagnies émergentes qui font des choses qui ne se situent pas dans le mainstream, pas dans les pratiques reconnues par les institutions. Comment dire ? Ce n’est pas ce qu’on voit à la Maison de la Danse [rires]. Par exemple, même très simplement la question de l’homosexualité : je me rappelle une fois, une compagnie avait travaillé autour de ça, et pour eux, c’était vraiment la première fois qu’ils ont vu une telle expression libre autour de ce sujet. Après, il y a la question de la nudité (« t’as vu ? ») [rires] Donc c’était aussi une manière de leur faire découvrir en eux quelque chose d’artistique ou sensible, et de voir que c’est OK. On a la permission de toucher des choses qui, des fois, sont interdites ou sont cachées. Donc tout cela participait à faire tomber les murs de la façade. J’ai répondu à ta question ?

Nicolas S. :

On peut essayer de rentrer plus en détails. Dans PaaLabRes, on parle de la notion de protocole, le “truc” qui permet justement que ça commence. Donc la question de Jean-Charles portait aussi sur le moment où ils arrivent, le premier dimanche à 16h. Comment tu ouvres la porte, qu’est-ce que tu dis, la question du vestiaire et d’autres ? Et puis, qu’est-ce que tu leur dis au début, par quoi ça commence, est-ce que c’est sans paroles ou avec, et quelle première activité que tu leur fais faire ?

Sharon S. :

En fait, si je m’en rappelle bien, c’était en 2014, mais je crois qu’on a commencé par parler, parce que ce n’est pas une école de danse. On est parti vraiment de rien pour construire le groupe. Donc, hop, un samedi ou un dimanche arrive un groupe… chacun s’est présenté, un petit peu, et puis après, moi, je leur ai expliqué mes intentions sur la création, un peu comme je vous l’ai dit. J’ai commencé par leur parler du projet Passerelles, parce qu’il était déjà dans ma tête, et je voulais qu’ils le sachent pour voir s’ils en avaient envie. On a parlé du fait que chacun vient d’une technique ou d’un style de danse différents, que je n’avais pas l’intention de les mettre de côté et de ne faire seulement que du contemporain. Je voulais que cela soit clair, donc c’est la première chose que j’ai mis sur la table : chacun peut garder ce qu’il fait, tout va bien, on peut toujours faire du hip-hop si on veut ! C’était très important, parce qu’ils avaient un peu peur de se retrouver sans leurs habitudes ou sans ce qu’ils savent faire. Donc je ne me rappelle pas si on a fait la réunion et dansé tout de suite après, ou si c’était la fois d’après ? Je crois qu’on a dansé déjà, dans cette première rencontre. Je fais des exercices permettant de garder ce qu’on sait faire et quand même converser – danser – avec l’autre. Je suis rentrée tout de suite avec la danse. On a parlé, mais il y avait tout de suite une action de mouvements et de la danse. Je voulais qu’ils comprennent la démarche, et qu’ils voient que ce n’était pas un cours de danse comme ils ont l’habitude (avec un prof qui est là, les danseurs sont derrière et font ce que fait le prof). Ce n’est pas du tout comment cela que se passe. Je suis là, je parle, je donne des images, et eux ils doivent réagir, voilà. Bon, au départ c’est difficile, parce que comme je vous l’ai dit, ils n’avaient pas accès à cette manière de procéder. Ils n’avaient accès qu’à produire des mots qu’ils connaissent : des phrases, des mots et du vocabulaire déjà acquis.

Nicolas S. :

Quelles sont les images que tu donnes ? Est-ce que certaines marchent mieux que d’autres ou pas, certaines que tu as l’habitude d’utiliser ou pas, et pourquoi ?

Sharon S. :

Avec DSF, j’essaie de donner des images le plus – comment on pourrait dire ? – pratique, très dans l’action. [Elle montre par des gestes]. Parce que c’étaient vraiment des amateurs qui ne se connaissaient pas entre eux, donc il y avait plein de barrières qui rendait cela pas facile.

Jean-Charles F. :

Les images, ce ne sont pas des choses qui sont projetées ?

Sharon S. :

Alors, « image » n’est peut-être pas le mot parce que, en fait, ce sont des consignes qui concernent des actions à faire. Par exemple, c’est se donner la main. Et à partir de là, on peut proposer des choses, comme interdire de se séparer, pour voir ce qu’on peut faire avec cette idée. Voilà, ce genre de situation que chacun peut réaliser, même si cela n’est jamais simple, car cela touche à quelque chose d’intime. Il ne s’agit pas de produire quelque chose comme : hop ! j’ai fait un tour et tu dis « wow ! ». Ce n’est pas dans ce contexte que ça marche, que ça vibre. Donc j’essaye de faire des choses simples, mais pas si simples que cela. Parce que ce sont tout de même des danseurs : il faut à la fois qu’ils sentent la présence d’un défi par rapport à la danse, et que cela reste assez simple ou assez clair dans les actions pour ne pas les mettre en difficulté. J’essaye de trouver cet équilibre, puis d’improviser un peu avec ce qu’on peut observer. Je prépare un truc, mais après c’est le groupe qui improvise dessus. Et je ne me rappelle pas exactement ce que je faisais, bien sûr. [rires]

Jean-Charles F. :

Ce n’est pas grave…

Sharon S. :

Mais c’est sûr que c’était dans cet ordre-là, parce que je travaille toujours comme cela et que, petit à petit, de rencontres en rencontres, cela a commencé à faire sens. Mais cela a pris énormément de temps. Et aujourd’hui, par exemple, si j’invite des chorégraphes pour travailler avec le groupe DSF, et même moi de l’extérieur, je me dis « wow », c’est incroyable comme ils dansent, comment ils sont disponibles. Ce n’est pas seulement la disponibilité de leurs corps dans la danse, mais c’est aussi dans la disponibilité de leur for intérieur. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de limites et c’est très impressionnant. Et c’est aussi parce que, après cinq ans de travail en commun et avec moi, il s’est formé un noyau dur. Ils ont pu rencontrer des chorégraphes, des danseurs, ils ont participé à des workshops, des stages, avec pas mal de gens, ils ont vu des spectacles et à la fin ils ont aussi travaillé avec Yuval Pick, ils ont pu faire l’expérience d’un véritable processus de création avec un chorégraphe. C’est tout cela qui a fait que, maintenant, ils sont super disponibles et super ouverts d’esprit.

Gilles L. :

Il y a une confiance qui s’est installée aussi entre eux, qui fait que cela se ressent beaucoup quand j’ai été voir le spectacle.

Sharon S. :

Pour eux, c’est vraiment devenu une famille. Il y a quelques jours, le 30 octobre [2019], on a présenté un spectacle et ils ont passé une soirée ensemble. En fait, ils sont tout le temps ensemble en dehors de DSF, donc ils sont devenus vraiment comme une petite famille et des amis très proches… Ils partent en vacances ensemble, cela va au-delà de ce qui se passe au studio. Mais c’est vrai que la confiance entre eux les aide à être libres, parce que c’est toujours le regard de l’autre qui nous fait peur. Tout change quand le regard de l’autre devient tellement bienveillant…

 

3. Le projet Passerelles

Jean-Charles F. :

On peut revenir au projet Passerelles. Par exemple, donc, si je comprends bien, c’était de faire venir des jeunes – ou moins jeunes je ne sais pas – d’Israël et de Palestine et donc est-ce que tu pourrais décrire un petit peu en terme de la composition de ce groupe. Par exemple, tu as dit que les palestiniens vivaient en Israël mais où en Israël, et même chose pour les israéliens ?

Sharon S. :

Alors dans le premier groupe qui est venu à Rillieux-la-Pape en février 2015, ils étaient 24, 12 israéliens et 12 palestiniens (ou très proche de ça peut-être 11 et 13 ou un truc comme ça). Et c’était très important pour Rabeah et moi qu’il n’y ait pas 14 israéliens et 3 palestiniens parce que cela arrive souvent. Car, pour les palestiniens, ce n’est pas évident de faire des choses avec des israéliens. La parité n’est parfois pas du tout respectée quand on fait des choses en Israël. Et c’était aussi très important pour nous qu’il y ait une parité hommes/femmes, donc il y avait vraiment presque le même nombre de garçons comme de filles, israéliens et palestiniens. Rabeah et moi, nous venons toutes les deux du nord d’Israël, côté Liban et nous avons grandi dans la même région, elle dans un village palestinien, et moi dans un village israélien. Et donc la plupart des jeunes palestiniens étaient originaires du nord d’Israël. Juste pour peut-être expliquer : en Israël habitent à peu près un million de palestiniens.

Jean-Charles F. :

On les appelle les arabes-israéliens ?

Sharon S. :

Oui. Pour moi, en premier lieu, ce ne sont pas des arabes-israéliens. Ce nom est celui que les israéliens ont inventés pour ne pas dire que ce sont des palestiniens et ne pas créer ce lien avec les palestiniens de Palestine. Et si on demande aux arabes-israéliens leur nationalité, ils vont dire qu’ils sont palestiniens.

Jean-Charles F. :

Oui, d’accord.

Sharon S. :

Comme je savais que, entre les israéliens et les palestiniens, ce n’est pas facile, il y avait un vrai problème d’affirmation d’identité, surtout chez les palestiniens envers les israéliens, et de considération des israéliens envers les palestiniens. Et donc, dans le projet Passerelles, il y a eu un moment où la télé France 3 est venue les interviewer au studio ici à Rillieux-la-Pape, il y avait un journaliste et un photographe. Donc ils ont filmé, mais ils m’ont dit : « Mais on ne comprend pas, qui est qui ? On ne voit pas de signes distinctifs ». Je leur ai répondu : « oui, eh bien, c’est vrai. » Et j’ai décidé comme ça, en improvisant, de leur demander de venir vers la caméra et de dire leur prénom, nom, et d’où ils viennent dans la langue qu’ils préféraient. En fait, j’ai fait ça pour les israéliens et les palestiniens plus que pour les français, parce que je savais que cela allait être très révélateur. Et donc tous les palestiniens – et ils ont tous la nationalité israélienne, ils habitent tous en Israël – tous les palestiniens, tous, sont venus vers la caméra, ils ont dit en arabe, je suis « je-ne-sais-pas-qui », je suis palestinien, ah ! et je suis palestinien qui habite à Saint Jean d’Acre en Palestine. Pour les israéliens, même Saint Jean d’Acre est complètement en Israël, pas que pour les israéliens mais pour tout le monde. Pour les palestiniens, c’est en Palestine. Et pour les israéliens, cela a été un vrai choc : que quelqu’un dans le groupe qui habite en Israël puisse dire qu’il habite en Palestine. C’est quand même extraordinaire. Et moi je savais que les israéliens allaient être extrêmement choqués. Voilà, je raconte cette anecdote pour juste expliquer que Rabeah et moi on peut dire que nous sommes voisines. Mais en Israël ce n’est pas comme ici, les communautés ne vivent pas ensemble. C’est-à-dire que les écoles, l’Education Nationale, sont séparées. Donc tu peux grandir à cinq minutes d’intervalle et ne jamais rencontrer un palestinien avec un israélien, sauf quand tu fais tes courses. Les systèmes sont séparés, donc tu grandis séparément. Et des fois tu ne parles même pas la langue officielle parce que, si tes parents ne sont pas éduqués ou qu’ils ne sont pas en contact avec la société israélienne, tu peux finir l’école et ne pas savoir parler hébreux par exemple.

Gilles L. :

Mais tu peux vivre quand même en Israël sans parler hébreu ?

Sharon S. :

Alors ce n’est pas facile : on crée des citoyens de deuxième zone qui n’ont pas les mêmes moyens, parce qu’ils n’ont a pas la même facilité d’accès au pouvoir ou aux gens, ou même à l’éducation. Parce que si l’on ne parle pas hébreux, on ne peut pas aller à la fac. Alors par exemple, la plupart, ceux qui ont de l’argent vont faire leurs études à l’étranger. Ils contournent le problème de ne pas parler hébreux. Ils ne regardent pas la télé israélienne qui est en hébreux. Ils regardent la télé de la Jordanie, du Liban, de l’Égypte. Cela fait que tu vis en Israël, mais tu ne participes pas du tout à la culture israélienne.

Jean-Charles F. :

Quelles étaient les pratiques de danse de ces deux groupes ?

Sharon S. :

Alors Rabeah est une vraie pionnière dans la communauté palestinienne. En plus du problème avec Israël, avec l’identité israélienne, etc., les palestiniens ont aussi leurs problèmes internes : parce qu’il y a des musulmans et il y a des chrétiens. Et il y a aussi une guerre entre les chrétiens et les musulmans, ce n’est pas facile. Et en plus la danse n’est pas du tout la bienvenue, ni dans la communauté musulmane, ni dans la communauté chrétienne. On accepte difficilement la présence des pratiques artistiques et que les femmes puissent danser. Bon, aujourd’hui cela a changé, je parle d’il y a vingt ans, de l’époque où Rabeah a commencé, ce n’était pas du tout accepté. Aujourd’hui, petit à petit, cela commence à l’être. Elle a pu vraiment amener cela au cœur du village. Elle a créé et fondé une école de danse, qui était je crois la première école de danse de toute la communauté palestinienne. Elle a beaucoup défendu cette idée et il y a maintenant des élèves qui sont grands, et il y en a même certains qui sont devenus professionnels. Mais c’est un combat permanent. Tout le groupe palestinien était constitué de jeunes qui gravitaient autour de Rabeah, et donc qui n’habitaient pas loin de Saint Jean d’Acre, le village palestinien. En ce qui concerne les israéliens c’était plus compliqué, parce que j’étais déjà ici et qu’il n’y avait personne pour fédérer un groupe. Et donc, on les a un peu trouvés comme ça, sur la base de ceux qui étaient intéressés par cette démarche, par ce projet de travailler avec les palestiniens. L’idée n’était pas seulement de venir en France, mais de créer un groupe en Israël, et vraiment proposer quelque chose d’intéressant dans le travail ensemble. En réalité, ce groupe a été créé justement pour partir en France et quelque mois après, le groupe n’a plus fonctionné, parce que les gens étaient trop loin les uns des autres. En fait, on a créé le groupe deux mois avant le départ. Cela veut dire que, en décembre 2014, c’était la première fois qu’ils se sont rencontrés. Quand ils sont arrivés en France, c’est à peine s’ils formaient un groupe. Pour eux c’était le tout début du projet. En plus, ils étaient 24, c’est trop de gens pour pouvoir gérer un groupe. Il y a eu un grand changement dans le groupe israélo-palestinien qui est venu pour la deuxième fois en 2015 : ce n’est pas le même groupe, mais il y a comme ici un noyau dur qui a suivi le projet depuis le début.

Nicolas S. :

La première fois où ils se voient en Israël/Palestine, c’est en décembre 2014, du coup est-ce que Rabeah a utilisé les mêmes méthodes que toi ?

Sharon S. :

Oui. Mais dans leur groupe, il y avait moins de différence de styles de danse. Parce qu’elle travaille un peu comme moi, donc ces jeunes-là avaient déjà cette habitude-là. Et les israéliens qu’on a trouvés avec une autre copine qui travaille avec nous, connaissaient aussi déjà cette manière de travailler. Mais par contre, pour eux, c’était le fait de travailler ensemble qui était nouveau. Et Rabeah et moi, on a vraiment insisté que toutes les rencontres aient lieu dans le village palestinien. Parce que souvent, le plus fort demande au plus faible de venir vers lui. C’est plus facile de faire une rencontre dans une ville juive que d’aller dans un village palestinien. Donc on a dit : eh bien ceux qui seront acceptés dans le projet seront ceux qui ont cette volonté de franchir ce mur-là, cette porte-là. C’était presque l’audition pour le groupe : qui a l’audace de venir plusieurs fois dans un village palestinien sans avoir peur. C’est ce qu’ils ont fait… Les jeunes de Rabeah ont invité les jeunes israéliens. Par exemple ils ont aussi passé un week-end ensemble, en étant invités dans les familles palestiniennes. Parce que ce n’est pas que la danse, pas que l’art, c’est aussi une démarche citoyenne. Être invités a produit un déclic chez eux. Cela a été toujours un accueil super chaleureux, donc c’était super important.

Nicolas S. :

Et quelle était la langue utilisée dans la rencontre en Israël ?

Sharon S. :

C’était l’hébreu, parce que malgré tout – je disais que c’était des systèmes éducatifs différents – ils apprennent l’hébreu à l’école. Après il y en a qui ne parlait pas l’hébreu, comme par exemple un jeune qui était en seconde. Mais les autres parlaient bien. La langue officielle était l’hébreu. Ensuite on a essayé d’utiliser systématiquement l’arabe et l’hébreu, c’était une déclaration à caractère presque politique. Les âges étaient aussi assez différenciés. Il y avait un jeune qui avait 16 ans, mais aussi une fille de 25 ans qui était déjà en Master en Israël. Elle parlait anglais, hébreu et arabe couramment. Il y avait donc toutes sortes de situations.

Nicolas S. :

Si on revient à la question de Jean-Charles, du coup, en France, au CCNR, les deux groupes qui arrivent, qu’est-ce que vous leur faites faire et comment ? C’était un stage avec la compagnie de Yuval Pick ?

Sharon S. :

Oui. Et tous les jours il y avait un cours de danse avec Julie Charbonnier[*], une danseuse de la compagnie le matin et l’après-midi – pas tous les jours – et il y avait des séances avec Yuval. Il y avait une fois où on a fait des choses entre nous pour développer justement la cohésion du groupe. On a aussi fait un spectacle à la fin de cette semaine, avec chaque groupe séparément. Pendant cette semaine-là on a préparé un peu le spectacle, chaque groupe répétant ce qu’il allait présenter. Et puis on a travaillé avec Yuval pour préparer le spectacle – ce n’était pas un vrai spectacle – dans ce qui ressemblait à une master-class ouverte à tout le monde. Dans le spectacle, le vendredi soir, le groupe DSF a présenté une pièce, le groupe israélo-palestinien a présenté une pièce, et à la fin Yuval a organisé une improvisation guidée devant le public avec tout le monde, 35 personnes sur scène. Et donc on a préparé ça aussi. On a fait une visite à Lyon, on a fait une soirée à la MJC, on a fait une soirée débat avec les habitants de la ville aussi. Quoi d’autre ? [rires]

Gilles L. :

J’ai assisté au débat, il était très important quand même, surtout entre eux.

Jean-Charles F. :

On peut savoir ce qui s’est passé dans ce débat ?

Sharon S. :

En fait, dans le débat, justement, ce que je vous ai raconté sur les moments où chacun a dit d’où il vient dans sa langue maternelle et qui a soulevé cette question : est-ce que les israéliens peuvent accepter le fait que les palestiniens se sentent palestiniens et pas israéliens ? Et donc toute cette difficulté-là, entre les israéliens et les palestiniens.

Gilles L. :

Le débat a été très vif.

Sharon S. :

Oui on peut le dire. Donc ça a fait sortir plein de choses entre les israéliens et les palestiniens. Il faut savoir qu’il est beaucoup plus facile de s’exprimer librement en dehors du territoire, et d’en parler, d’échanger des idées. Parce qu’en Israël, ce n’est pas toujours très facile. Donc, pour eux, cela a été vraiment un temps très fort et révélateur. Parce que les palestiniens ont eu eux aussi peur que les israéliens ne puissent pas accepter cela, mais ils ont découvert que ce n’était peut-être pas le cas. Donc c’était un moment fort et dans le débat cette problématique est ressortie. Même si c’est une problématique très intime quelque part qui ne concerne pas les français, c’est comme dans chaque accord de paix, il y a toujours quelqu’un d’autre, il y a toujours un troisième, parce que dans un couple il faut une troisième personne pour faciliter l’échange. La présence du groupe français a un peu servi à cela aussi. Après c’était un débat en trois langues, donc ce n’était pas toujours facile. Mais que peut-on dire de plus de ce débat ?

Gilles L. :

Est-ce qu’ils en ont parlé entre eux ensuite ?

Sharon S. :

Là, pour le coup il y avait un débat, mais c’était un débat intime, interne, entre nous. Et il était très, très, difficile, beaucoup plus difficile que le premier. Mais je crois que pendant la première semaine, ils n’ont pas beaucoup parlé entre eux, surtout pas des problèmes politiques. Et en plus il y avait un vrai problème de langue, parce que l’anglais c’était vraiment très minime chez les français. Donc ce n’était pas des débats très sophistiqués. Et ils ont vingt ans quand même, et dans le groupe israélo-palestinien la moitié du groupe était mineur. La première fois il n’y avait pas beaucoup d’échange verbal entre les jeunes. Et par contre, l’échange dans la danse était super fort, on a senti plein de chose, même sans parler. Et c’est ça qui nous a conduit à dire que, en fait, on ne peut pas s’arrêter là, c’est dommage. Et on voulait faire une autre rencontre, cette fois-ci en Israël pour faire…

Jean-Charles F. :

Le retour.

Sharon S. :

Le retour. Voilà, le match retour, exactement, et donc on est parti dix mois après en Israël, en décembre 2015. Pour cela j’ai eu une subvention « politique de la ville », c’était plus facile de convaincre les décideurs de cette nécessité parce qu’ils avaient déjà vu le projet “Passerelles” numéro un. Donc, on a eu une subvention pour payer les billets d’avion. Il faut dire aussi que la première règle que je me suis donnée est qu’il n’y ait jamais, jamais une barrière par l’argent, que jamais quelqu’un puisse ne pas faire quelque chose parce qu’il n’a pas d’argent. En fait, ils participent un petit peu, parce que c’est important de dire que tout ne tombe pas du ciel. Mais si quelqu’un ne peut pas payer cette somme-là, je la prends en charge. Certains viennent de familles très, très modestes, donc c’est important. Et voilà, on est parti en Israël pour une semaine, et c’était un peu la même idée : faire des stages et des rencontres autour de la danse. Mais cette fois-ci, il n’y avait pas un centre comme le Centre Chorégraphique qui nous a accueilli pendant toute la semaine. On est parti deux jours là, un jour là, comme ça partout un peu en Israël, pour rencontrer des artistes israéliens et palestiniens. Bon, c’était plus des israéliens en danse, parce qu’il n’y a pas encore beaucoup de danse chez les palestiniens, même si cela commence. Mais on a rencontré d’autres artistes et des musiciens, on a fait plusieurs rencontres un peu partout. Par exemple, on a fait une activité à Haïfa dans un centre culturel pour les trois religions et on a aussi présenté le premier film “Passerelles”. On a été à Saint Jean d’Acre et on a travaillé avec une danseuse américaine qui a dansé pour Alvin Ailey. Elle est venue bénévolement pour donner deux jours complets de stage. On a été à Tel Aviv aussi rencontrer une chorégraphe, on a fait une jam session improvisée avec un musicien et des danseurs. On a passé une journée dans un centre de danse et d’écologie : un centre de danse qui défend l’environnement, par exemple où l’eau est récupérée. Tout le système est écologique, ils ont construit tous les studios et tout le bâtiment, tout refait avec de la terre et des choses comme ça, avec une forte volonté écologique. Et ils font du travail avec les personnes en situation de handicap par exemple. On a aussi passé deux jours à Kfar Yassif, c’est le village de Rabeah. Et donc on a rencontré et dansé avec un groupe de danse ethnique, de danse palestinienne, le Dabkeh.

Gilles L. :

Le Dabkeh ?

Sharon S. :

Le Dabkeh est la danse palestinienne, la danse traditionnelle de Palestine, pas que de Palestine mais c’est très lié aux palestiniens. Maintenant, parce qu’il y a un vrai besoin d’affirmation d’identité, beaucoup de jeunes commencent à apprendre cette danse comme un symbole de leur identité palestinienne. Il y avait aussi un musicien spécialiste de derbouka – magnifique ce qu’il a fait – qui a joué, et après on a dansé avec lui, on a improvisé.

 

4. Les rapports danse/musique et la question de la créativité

Jean-Charles F. :

Précisément justement, c’était une question : les rapports à la musique dans tous ces projets. Comment ça marche avec la musique, ou les musiciens ?

Sharon S. :

Normalement par exemple quand on travaille au studio, il n’y a pas de musicien. C’est-à-dire on travaille toujours avec la musique, elle est très importante…

Jean-Charles F. :

C’est de la musique enregistrée ?

Sharon S. :

Oui. Ce sont des musiques qu’on aime bien, qui donnent l’envie de danser, qui impulsent en fait [en claquant les doigts].

Jean-Charles F. :

Qu’on aime bien, c’est-à-dire ?

Sharon S. :

Ce n’est pas celle qu’on écoute à la maison, mais celle qu’on aime bien pour travailler la danse, c’est-à-dire pour faire travailler le corps, je ne sais pas comment vous expliquer, je peux vous faire écouter. Par exemple : Fluxion, Monolake, Aphex twin.

Jean-Charles F. :

Donc c’est toi qui choisis la musique ?

Sharon S. :

Oui, si c’est moi qui donne le cours, je choisis la musique. Je trouve que cette musique-là va donner envie de faire telle activité ou tels types de mouvements, elle crée cette envie dans le corps. Après, chacun utilise des musiques différentes. Et si on peut travailler avec un musicien, ce sera vraiment un projet construit autour de cela, parce que c’est très spécifique. Si je travaille avec une musique et des morceaux que je connais et que je choisis, il y a une diversité extraordinaire : je peux choisir à un moment de travailler sur Bach, parce que j’ai envie de cette ambiance-là, et après un truc électronique qui donne une autre énergie, ou un morceau tribal ou africain ou punk, etc. Cela donne une palette beaucoup plus riche – riche ce n’est peut-être pas le mot – plus grande qu’un musicien qui amène une couleur spécifique. Mais c’est super intéressant ; par exemple, quand on a travaillé avec le musicien palestinien. Mais c’était juste une expérience qu’on n’a pas pu développer.

Jean-Charles F. :

Et les participants amenaient de la musique aussi ?

Sharon S. :

Non. Mais c’est une bonne idée. [rires] Je prends.

Jean-Charles F. :

Cette idée de créativité n’est pas complètement évidente en ce qui me concerne, parce qu’elle peut se décliner sur des millions de registres. Notamment, je me demandais par exemple… La question de la scène, parce que la danse contemporaine me semble complètement liée à cette notion de « scène » dans le sens d’un théâtre et donc à de la chorégraphie. Alors que d’autres formes, notamment le hip-hop a des origines…

Sharon S. :

Dans la rue…

Jean-Charles F. :

Oui, et la rue est une scène mais qui n’est pas cette scène-là du tout. Et qui donc a des règles totalement différentes, notamment dans l’idée de ce qu’on pourrait identifier comme créativité. (Moi je ne sais pas si ce que je raconte a la moindre réalité.) D’autre part, tu as dit, autre problème, c’est que les palestiniens non seulement n’avaient pas de pratique de danse, au départ enfin, du projet de ton amie, mais la société elle-même ne regardait pas la danse comme quelque chose de « bien ». Mais en même temps après, on dit : ah mais il y a tout de même une forme traditionnelle de danse qui existe…

Sharon S. :

Mais c’est pas du tout pareil, par exemple le Dabkeh n’est dansé originellement que par des hommes…

Jean-Charles F. :

Donc là aussi, dans les formes traditionnelles de danse, cela me paraît être assez éloigné de la notion de scène dans la danse contemporaine… Et c’est vrai que, aussi, on a vu beaucoup ces dernières années de la « récup », enfin même depuis plusieurs siècles, c’est la tendance de l’occident à récupérer les formes pour les mettre en scène. Donc cela m’intéresserait de savoir comment cela s’articule au sein de ce projet. Parce que là ce sont aussi des murs qu’il convient de faire tomber, mais le danger de les faire tomber est qu’il y ait une forme qui mange l’autre.

Sharon S. :

Hm… C’est vrai que dans le hip-hop de la rue, on peut plutôt dire aujourd’hui de « battle », il y a énormément de créativité.

Jean-Charles F. :

C’est ce qui fait battre l’autre.

Sharon S. :

Voilà. Et puis, en fait, tu improvises avec tout ce que tu as, tout ce que tu peux. Voilà, donc ça crée des moments magnifiques, sauf que ce n’est pas une création, parce que ce n’est pas une écriture, c’est de l’impro et c’est le moment présent. Ce n’est pas du tout pareil.

Jean-Charles F. :

Ce n’est pas une écriture ?

Sharon S. :

C’est-à-dire : ce n’est pas une chorégraphie, pardon.

Jean-Charles F. :

Cela ne s’inscrit pas dans du corps qui bouge ? Ce n’est pas appris, cela ne peut pas être reproduit ?

Sharon S. :

Cela dépend. Pour moi, la créativité dans le hip-hop est vraiment dans les battles. Parce qu’il y a cette notion de [en claquant les doigts] de titiller l’autre et toujours l’amener à un niveau plus haut de je ne sais pas même quoi, de corps, d’invention… Mais il y a un autre aspect dans les battles, c’est qu’elles sont très dans la performance. C’est-à-dire que le plus important est de ne pas montrer quelque chose de plus intime, de plus sensible, mais de montrer une performance et qu’elle soit «nickel». Donc, par exemple, personnellement, cela m’intéresse moins. Ce n’est pas une question de style de danse, parce que cela ne m’intéresse pas du tout dans la danse contemporaine où cela existe aussi.

Jean-Charles F. :

Oui.

Sharon S. :

Ce n’est pas une question de style de danse, mais par contre une question de démarche. Après, c’est vrai que quand on choisit de mettre plus en lumière quelque chose d’intime et intérieur, on ne peut pas faire les deux. Parce que tu as dit tout à l’heure, l’un va écraser l’autre. Je ne sais pas si j’ai bien répondu à ta question.

Jean-Charles F. :

Oui.

Sharon S. :

Donc pour moi, ce n’est pas une question de récupération. Je connais le problème du colonialisme dans l’art. Mais pour moi ce n’est pas une question de style ou d’esthétique, c’est une question de ce qui m’intéresse, moi, dans la personne qui danse. Après, la première fois que j’ai vu une « battle », j’ai bien vu cette créativité, je me suis dit « wow ! ça c’est vraiment intéressant ». Mais comment peut-on préserver cette créativité en dehors de cette ambiance de performance ? Pour qu’il y ait cette possibilité d’être dans les nuances plus fragiles, plus intimes. Mais pour moi, ce n’est pas une question d’esthétique mais que, tout d’un coup, je puisse voir dans la personne quelque chose de très inventif, de très innovant même. Même si elle ne sait pas ce qu’elle a fait, c’est sorti comme ça, donc c’était incroyable.

Jean-Charles F. :

C’est un peu comme ça dans toutes les formes improvisées, non ?

Sharon S. :

Oui, mais cela dépend de l’objectif de l’improvisation, de l’expérience de chacun. Par exemple dans un jam de « contact improvisation » ou d’autres, le but n’est pas d’impressionner l’autre, et il n’y a pas vraiment de public qui regarde. Ce n’est pas un spectacle en forme de jam, c’est un partage.

Jean-Charles F. :

Oui, d’accord.

Sharon S. :

Après, je ne sais pas, peut-être qu’il y a d’autres formes d’improvisation avec des personnes qui ont d’autres objectifs. Tout existe, donc… Je trouve que l’objectif des choses est important. Par exemple, si l’objectif est de gagner quelque chose, ça veut déjà dire qu’on est en compétition ; eh bien, pour moi, c’est déjà problématique. Parce qu’on ne peut pas être en compétition : on est différent, donc chacun amène autre chose. Je comprends la logique de la compétition mais pour moi, ce n’est pas un cadre qui peut permettre d’être vraiment créatif. Parce qu’il faut tout le temps impressionner, impressionner encore plus. Alors cela fait sortir des choses incroyables, mais le but n’est pas de faire sortir des choses incroyables. Je ne sais pas si j’ai répondu à ta question, mais pour moi, le but n’est pas de récupérer mais d’amener vers quelque chose.

Jean-Charles F. :

Et la danse classique, c’est aussi la compétition…

Sharon S. :

Oui. C’est vrai. La danse classique aujourd’hui semble ne s’intéresser qu’à la performance.

Jean-Charles F. :

Performance dans le sens sportif du terme.

Sharon S. :

Oui. Si je fais seize pirouettes, et après j’arrive à sauter [en claquant les doigts] et bien me réceptionner en étant «nickel», alors le public applaudit. Donc c’est comme dans une battle, c’est-à-dire que la performance corporelle est beaucoup plus importante que « qu’est-ce que cela veut dire ». Parce que pourquoi est-on sur scène ? On n’est pas sur scène pour impressionner, je ne sais pas, peut-être que oui ? C’est-à-dire que je ne suis pas contre la virtuosité, mais elle doit servir quelque chose. Si elle ne sert qu’elle-même, cela ne m’intéresse pas. Cela peut être magnifique, mais cela ne m’intéresse pas en tant que art. C’est comme les chinois, ils font des trucs où tu ne peux que dire « c’est wow ! », c’est magnifique, les gens sont là et ils tournent sur la tête de l’autre, des choses incroyables, mais moi, cela ne me touche pas du tout, du tout. Alors, bien sûr c’est moi qui menait le projet donc on peut dire que c’est ma sensibilité qui a un peu créé une ligne directrice. Je crois que, peut-être, quand chaque projet est dirigé, il a la couleur de celui qui en est à la tête, c’est un peu normal. En tous les cas, je crois que même aujourd’hui, même après cinq ans, on peut complétement voir la présence de la danse urbaine dans tout ce qu’ils dansent dans DSF. Donc cela n’a pas été gommé, même si ce qu’ils font c’est bien aussi de la danse contemporaine. Je crois que même la dernière création de Jérôme Ossou avait une proposition très urbaine, avec les vestes et les codes qui vont avec les mouvements quotidiens, nourrie par ce qu’on traverse, par exemple le travail avec Yuval Pick.

Nicolas S. :

J’aurais peut-être une dernière question. Il faut que je la choisisse bien [rires] (il est six heures). Il y avait l’idée en février 2015 de faire un truc au Centre Chorégraphique National, avec la Compagnie Yuval Pick, etc. Donc c’est faire intervenir des personnes extérieures, moins l’idée de « professionnels » que l’idée d’une « extériorité » au projet lui-même. Puis dans le voyage en Israël en décembre, vous allez rencontrer plein d’autres personnes. As-tu une démarche spécifique vis-à-vis de ces personnes-là, qui vont être au centre d’une intervention, mais à un petit moment dans le projet global autour de l’idée d’une rencontre qui décale ou surprenne ? A l’endroit où je travaille, je suis assez à l’aise pour faire se rencontrer des musiciens très différents. On construit des dispositifs qui leur permettent de commencer à se poser des questions sur le fait que cela ne marche pas comme ils croient que ça marche, qu’il y a des évidences qu’ils ont besoin de déconstruire. C’est une bonne partie de mon métier, et j’aime bien le faire. Par contre, si à un moment on me dit que des palestiniens et des israéliens arrivent et se rencontrent, j’ai toute une littérature des luttes politiques menées et de l’histoire, mais j’ai moins de dispositifs à ma disposition. Qu’est-ce que tu demandes aux intervenants ? Est-ce que tu fais une démarche particulière vers les intervenants de la compagnie Yuval Pick le premier jour, ou pas ? Parce que je ne suis pas sûr non plus qu’il y en ait besoin… Pour résumer : comment tu t’y prends pour organiser la rencontre de ce projet-là avec des intervenants extérieurs ?

Sharon S. :

Je n’ai rien fait de particulier, sauf de présenter un peu l’historique du groupe et sa composition. Je n’ai rien fait d’autre parce que, en danse, on danse. Cela peut être aussi ce que tu as dit, faire une rencontre très spécifique pour trouver d’autres moyens de danser. Mais normalement, si on a un groupe très hétéroclite de gens, le fait de danser ensemble va tout de suite créer cela. C’est-à-dire qu’il n’y a pas d’autre moyen. On travaille avec le « contact », on ne travaille pas frontal, on travaille sans miroir et on ne travaille qu’avec les autres. Donc à la fin d’une heure et demie, eh bien, c’est très rare qu’on ne se sente pas proches. C’est vrai ! C’est-à-dire, c’est très corporel, ce n’est pas dans la tête, ce n’est pas intellectuel, c’est juste que c’est une réalité qui se passe entre des gens qui dansent ensemble et qui doivent toucher… Mais ce n’est pas un contact physique comme on en a dans la vie quotidienne, cela n’amène pas à un truc ni sexuel, ni d’empathie, c’est à la fois neutre et fonctionnel, mais cela crée quand même une relation très intime, d’une manière très différente que dans la vie qu’on connaît. En fait presque tous les intervenants – ici avec Yuval, ses danseurs, même en Israël – avait un peu la même démarche. Pas tous, il y a toutes sortes de démarches, parce que on a aussi fait un cours et appris une chorégraphie, mais tout était vécu comme une expérience particulière. Donc chaque fois que cela s’est passé, c’était une expérience nouvelle, et ils étaient ouverts à ça. Mais la plupart du temps c’est la démarche-même qui crée cela indépendamment de l’objectif premier du cours. C’est-à-dire que je peux faire un cours autour d’un sujet, mais ce qui va se passer dans un courant souterrain, c’est cela qui me paraît important. Donc on peut faire des ateliers très différents, mais à la fin cela sera ce qui va être le plus présent dans la sensation globale des gens. C’est mon expérience, je travaille avec beaucoup de publics très différents, donc je peux dire que ça marche pratiquement toujours. Après, cela peut ne pas marcher pour une personne qui se sent vraiment en danger par rapport à cela. Juste, peut-être pour finir le book de « Passerelles », c’est important de dire qu’après ces deux projets, il y avait un autre projet à Bordeaux. Mais le dernier projet qu’on a fait ensemble, avec les deux groupes israélo-palestiniens et français, était une création avec Yuval Pick, le chorégraphe du Centre Chorégraphique National. La pièce s’appelle Flowers crack concrete, avec l’idée de fleurs qui craquent le béton : comment peut-on faire tomber les murs entre les gens ? Toute la pièce était autour de ça et de la question : comment peut-on être singulier et faire ensemble ? Ne pas effacer la singularité pour être ensemble, mais justement, vivre sa singularité pour créer un ensemble. C’était l’objectif de Yuval, il a fait en même temps une création lui-même pour ses danseurs un peu dans la même idée, et une avec ce groupe-là. Cette fois-ci, il y avait 12 israélo-palestiniens et 12 français. Cela a été présenté à la Maison de la Danse et en Israël en 2018. Ce projet était très important au niveau des budgets et de l’organisation, il était porté cette fois-ci par le CCNR, et non plus par DSF.

Jean-Charles F. :

Merci beaucoup.

 


Artistes qui ont été mentionné(e)s dans cet Entretien

* La danseuse Julie Charbonnier a commencé sa formation professionnelle en 2010 en rejoignant le Conservatoire National Supérieur de Danse de Paris (CNSMDP). Trois ans plus tard, elle part s’installer à Bruxelles, et intègre la Génération XI de P.A.R.T.S, école créée par la chorégraphe Anne Teresa de Keersmaeker. Puis en 2014, elle intègre l’équipe du CCNR dirigé par Yuval Pick, comme danseuse permanente. Elle a le privilège de commencer cette aventure avec la reprise du duo Loom, qui est une pièce alliant une grande subtilité à un engagement physique puissant. http://www.ccnr.fr/p/fr/julie-charbonnier

* Hatem Chraiti, professeur de hip-hop et organisateur d’évènements. Au moment de la création de Danser Sans Frontières, il enseignait à la MJC de Rillieux-la-Pape. https://www.youtube.com/watch?v=fU9uHfdmgk8

* Rabeah Morkus est une danseuse palestinienne, née à Kfar-Yassif en 1972. Elle a fait ses études de chorégraphie et de pédagogie de la danse aux écoles Kadem et Mateh Asher. Elle a rejoint la troupe de théâtre de Saint-Jean-d’Acre et la compagnie Kibbutz, dont le directeur était alors Yehudit Arnon. Elle a participé à plusieurs créations dirigées au théâtre alternatif de Saint-Jean-d’Acre par Hamoutal Ben Zev, Monu Yosef et Dudi Mayan. En parallèle a son activité de danseuse, Rabeah travaille à la réinsertion par la danse dans un projet dont l’objectif est d’aider les enfants qui ont des conflits avec leur famille et les femmes victimes de violence domestique. Pour elle, la danse est aussi un moyen de surmonter les traumatismes. http://laportabcn.com/en/author/rabeah-morkus

* Yuval Pick. Nommé à la tête du Centre Chorégraphique National de Rillieux-la-Pape en août 2011, Yuval Pick a derrière lui un long parcours d’interprète, de pédagogue et de chorégraphe. Formé à la Bat-Dor Dance School de Tel Aviv, il intègre la Batsheva Dance Company en 1991 qu’il quitte en 1995 pour entreprendre une carrière internationale auprès d’artistes comme Tero Saarinen, Carolyn Carlson ou Russel Maliphant. Il entre en 1999 au Ballet de l’Opéra National de Lyon avant de fonder en 2002 sa propre compagnie, The Guests. Depuis il signe des pièces marquées par une écriture élaborée du mouvement, accompagnée d’importantes collaborations avec des compositeurs musicaux et où, dans une forme de rituel, la danse propose un équilibre sans cesse remis en cause entre l’individu et le groupe. http://www.ccnr.fr/p/fr/directeur-yuval-pick

Editorial 2021 – Français

 

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Éditorial 2021 – Faire tomber les murs

Troisième édition – PaaLabRes

Sommaire :

1. Présentation de la troisième édition PaaLabRes 2021 : « Faire tomber les murs »
2. Forme artistique de l’édition 2021
3. Grand Collage – Partie I : Rencontres expérimentales
4. Partie II : L’errance des idées
5. Parties III et V : Aspects politiques
6. Partie IV : Périple improvisé
7. Les lisières
8. Conclusion
 


1. Présentation de la troisième édition PaaLabRes 2021 : « Faire tomber les murs »

Notre monde se définit de plus en plus par la présence de murs qui séparent de manière radicale les groupes humains, qu’ils soient solides entre des frontières politiques déterminées, ou bien seulement conceptuels, notamment dans les domaines de la culture. On est en présence d’un foisonnement de groupuscules qui se constituent en réseaux de communication limités et qui développent des pratiques particulières, souvent alternatives à celles qui sont perçues comme dominantes dans un espace donné. Il s’agit là d’une avancée démocratique donnant à de plus en plus de personnes la possibilité de s’impliquer dans des causes et des pratiques.

L’existence de murs conceptuels est absolument nécessaire à toute constitution d’activité collective significative. Pour se constituer, les collectifs ont besoin de se construire un abri de protection pour fonder une pratique sur des valeurs et librement développer leurs projets. Pourtant, cette manière de se définir peut souvent à la longue tendre à exclure les personnes qui ne correspondent pas aux modes de pensée et de comportement du collectif impliqué. De manière interne ces collectifs peuvent être très ouverts à des activités multidisciplinaires, mais par le développement de langages très spécialisés, ils peuvent par ailleurs ne s’adresser qu’à un très petit nombre d’individus. En conséquence, les possibilités d’ouverture des espaces protégés semblent être au cœur de la réflexion sur les murs.

Il convient de prendre conscience d’une écologie des pratiques : toute pratique potentiellement peut en tuer d’autres et toute pratique dépend de l’existence parallèle d’autres pratiques. Les murs, les clôtures, les abris ne doivent pas faire obstacle au respect de l’existence de l’autre et à des interactions avec elle et lui. L’existence des actions dans un large espace commun est essentielle.

Il faut aussi prendre en compte la possibilité pour toute individualité de se situer aux limites des catégories officiellement reconnues et de travailler sur les paradoxes créés par les lisières. Dans les pratiques artistiques récentes, les projets hybrides entre deux domaines, deux styles, deux genres, ont pris une grande importance. L’appartenance simultanée à plusieurs identités est un phénomène très présent au sein de notre société.

« Faire tomber les murs » ne veut pas dire les effacer en vue d’une conformité généralisée à un ordre qu’on aurait déterminé à partir d’un lieu particulier. « Faire tomber les murs » semble aujourd’hui plus que nécessaire pour non seulement contrer les démarches politiques et culturelles d’exclusion, mais aussi pour créer une réelle possibilité pour toute personne de se mouvoir librement dans l’espace de la diversité. « Faire tomber les murs » nécessite enfin la mise en place de dispositifs particuliers garantissant que la rencontre entre différents groupes puisse se faire sur un pied d’égalité et que les échanges aillent au-delà d’une simple confrontation de points de vue.

 

2. Forme artistique de l’édition 2021 « Faire tomber les murs »

Le site internet du collectif PaaLabRes (paalabres.org) est un espace numérique évolutif d’expérimentation d’une rencontre entre les objets artistiques et la réflexion qui les accompagne, entre le monde des pratiques et celui de la recherche artistique, entre les logiques de présentation scénique et celles de la participation du public, de la médiation culturelle et de l’enseignement. L’édition 2016 s’est basée sur une série de stations de lignes de métro. L’édition 2017 s’est basée sur une série de lieux-dits.

L’édition 2021, « Faire tomber les murs » propose une nouvelle forme artistique :

  1. Une sinuosité, comme une rivière, représentant à la fois une continuité (sans murs) entre les contributions et l’esprit de méandres de la pensée errante ; il s’agit d’un « Grand collage » de toutes les contributions présentées dans un déroulement sans arrêt le long de cette sinuosité (voir le « Mode d’emploi »). Il s’agit de trouver une continuité entre des pratiques diversifiées.
  2. Par ailleurs, chaque contribution sera publiée séparément dans son intégralité. Dans la page d’accueil, les contributions individuelles sont représentées par des « Maisons » distribuées dans l’espace. Des chemins relient ces maisons à la rivière du Grand collage pour indiquer les segments où apparaissent les diverses contributions.

Les visiteurs du site peuvent choisir d’aller voir/entendre un segment du Grand collage (ou sa totalité qui dure à peu près trois heures), d’aller lire une contribution particulière dans une Maison, ou de faire des allers-et-retours entre ces deux situations.

 

3. Grand Collage – Partie I : Rencontres expérimentales

Le Grand collage est organisé en cinq parties, annoncées chaque fois par les « Trompettes de Jéricho » de Pascal Pariaud et Gérald Venturi.

La première partie, intitulée « Rencontres expérimentales », est centrée sur des pratiques artistiques basées sur la rencontre entre deux (ou plusieurs) cultures instituées ou domaines professionnels particuliers, ou encore contextes déterminés. Ces diverses rencontres donnent lieu à des expérimentations plus ou moins longues en vue de créer un contexte où chaque participant représentant sa propre culture puisse à la fois ne pas avoir à abandonner son identité, mais pourtant puisse être capable d’élaborer avec autrui une nouvelle forme artistique mixte ou complètement différente. L’article de Henrik Frisk, « L’Improvisation et le moi : écouter l’autre », peut être considéré dans cette édition comme une référence essentielle concernant les projets interculturels et plus généralement le rapport à l’autre dans le cadre des musiques improvisées. Cet article est centré sur le groupe The Six Tones, un projet artistique entre deux musiciens suédois (Henrik Frisk et Stefan Östersjö) et deux musiciennes vietnamiennes (Nguyễn Thanh Thủy et Ngô Trà My) et les questions relatives à l’apprentissage de l’écoute d’une production étrangère à sa propre culture, tout en continuant à jouer en improvisant. Un texte de Stefan Östersjö et Nguyễn Thanh Thủy « Nostalgie du passé : L’expression musicale dans une perspective interculturelle » (voir the sixtones.net) vient enrichir cet article par des perspectives provenant d’autres membres du groupe.

Le projet expérimental du groupe The Six Tones d’une mise en pratique en commun de deux cultures de tradition très différentes, dans des perspectives d’une rencontre entre l’Asie et l’Europe, peut être comparé dans cette édition aux contributions de Gilles Laval avec son projet de collaboration avec des musiciennes japonaises Gunkanjima et celui du duo DoNo, une rencontre improvisée entre Doris Kollmann, une artiste plasticienne vivant à Berlin, et Noriaki Hosoya, un musicien japonais. Dans ce dernier cas, la rencontre Europe/Asie se double de celle entre deux domaines artistiques très différents, arts plastiques et musique.

Nicolas Sidoroff, musicien, enseignant et chercheur engagé, s’est intégré dans un groupe de musique de l’Île de la Réunion à caractère très familial. Même si tout cela se passe dans la région lyonnaise aux antipodes géographiques du lieu d’origine, la pratique de musiques de cette île ne peut pas être séparée des modes de vie qui les accompagnent. Être accepté dans l’espace culturel (sans en faire pour autant partie) devient alors la condition d’une participation effective à l’expression de ces musiques.

Les rencontres interculturelles ne sont jamais simples, surtout parce que les pratiques sont toujours déjà créolisées dans le sens d’Édouard Glissant :

La thèse que je défendrai auprès de vous est que le monde se créolise, c’est-à-dire que les cultures du monde mises en contact de manière foudroyante et absolument consciente aujourd’hui les unes avec les autres se changent en s’échangeant à travers des heurts irrémissibles, des guerres sans pitié mais aussi des avancées de conscience et d’espoir qui permettent de dire – sans qu’on soit optimiste, ou plutôt, en acceptant de l’être – que les humanités d’aujourd’hui abandonnent difficilement quelque chose à quoi elles s’obstinaient depuis longtemps, à savoir que l’identité d’un être n’est valable et reconnaissable que si elle est exclusive de l’identité de tous les autres êtres possibles.

(Introduction à une poétique du divers, Paris : Gallimard, 1996, p. 15)

Les représentations qu’on a de soi et des autres sont toutes construites géographiquement et historiquement par le phénomène d’hypermédiatisation du monde, elles peuvent varier à l’infini dans un sens très positif ou très négatif, c’est selon. Tout contexte de rencontre doit prendre en compte ces représentations avant de pouvoir développer de réelles collaborations. Le pragmatisme des situations peut très bien primer sur les idées manufacturées. On rejoint là la pensée de John Dewey :

Lorsque les objets artistiques sont séparés à la fois des conditions de leur origine et de leurs effets et action dans l’expérience, ils se retrouvent entourés d’un mur qui rend presque opaque leur signification globale, à laquelle s’intéresse la théorie esthétique.

(L’art comme expérience, Paris : Gallimard, folio essais, 2010 [1934], pp. 29-30)

Les rencontres interculturelles entre pratiques qui existent dans notre voisinage immédiat ne réduisent pas la complexité, car on peut mieux s’entendre entre personnes à statut similaire habitant à des distances très éloignées. La connaissance mutuelle de tous ceux qui cohabitent dans un territoire donné nécessite de développer, dans les domaines de l’enseignement artistique et de la médiation culturelle, des situations qui à la fois reconnaissent la dignité des pratiques vernaculaires et de celles qui sont au centre des préoccupations des institutions. Michel Lebreton, musicien et enseignant, joueur de cornemuse, qui a été Président de l’Association des Enseignants de Musique et de Danse Traditionnelle, est un dynamique partisan de l’intégration des musiques traditionnelles dans le cadre des conservatoires afin d’éviter qu’elles ne soient confinées dans des associations exclusivement centrées sur une seule pratique. Pour lui, la rencontre des pratiques musicales et de leurs modes de transmission prime sur l’illusion de l’authenticité des pratiques séparées :

À l’illusion de transmettre une authentique pratique de tradition populaire, il nous faut dès lors nous engager dans le projet de mettre en jeu, le plus honnêtement possible, les connaissances parcellaires que nous avons au service d’un enseignement de la rencontre et de la confrontation. Les découvertes, partages, chocs, débats et prises de positions réfléchies qui en découlent sont autant d’éléments riches et salutaires dans la formation de tout être humain.

(Michel Lebreton, « Département de Musiques Traditionnelles, CRD de Calais, Le projet de formation », 2012, leschantsdecornemuse.fr)

Dans sa contribution à la présente édition, Michel Lebreton mène une réflexion sur la distinction à faire entre les « murailles » (on a toujours fait comme cela…) et les « lisières » (qui sont les « endroits des possibles ») et il donne des exemples de pratique effective avec des élèves issus de l’enseignement classique, mais aussi des collaborations entre musiciens et musiciennes de parcours différents.

Dominique Clément est un compositeur, clarinettiste et membre fondateur de l’Ensemble Aleph. Il est aussi directeur adjoint du Cefedem Auvergne Rhône-Alpes installé à Lyon. Cette institution, depuis l’année 2000, a développé un programme d’études centré sur la rencontre des diverses esthétiques musicales et cela a suscité le développement de groupes professionnels mélangeant plusieurs domaines de pratique. Sa contribution est constituée d’un enregistrement d’extraits d’une pièce, Avis dexpir, écrite pour l’ensemble de musique contemporaine Aleph et Jacques Puech (voix et cabrette) un spécialiste des musiques traditionnelles du centre de la France. Dans cette pièce les sonorités typiques des deux genres musicaux sont superposées en gardant leur identité et aussi savamment mélangées pour créer une ambiguïté.

Toujours dans le domaine du monde de l’enseignement spécialisé de la musique et de la danse, la démarche de Cécile Guillier, musicienne et enseignante, a été de proposer des situations de création de concerts-spectacles autour de la rencontre entre la musique classique et la danse hiphop. Elle souligne la difficulté d’une telle démarche dans un contexte où la vision du projet n’est pas la même pour tous les partenaires. Surtout, elle note le manque de temps nécessaire au développement des situations de manière significative. En effet, le milieu de l’enseignement artistique ne prend pas en compte la possibilité de mener des projets de recherche dans le cadre des fonctions professionnelles qui y sont définies.

L’originalité de la démarche proposée par Giacomo Spica Capobianco est à la fois, d’une part,

  1. De développer des pratiques d’écriture et de musique avec des jeunes dans les quartiers où – de plus en plus – « rien ne serait possible », en leurs permettant de créer leurs propres expressions artistiques.
  2. D’autre part, d’encadrer ces actions non pas avec un seul spécialiste d’une certaine forme artistique, mais avec un groupe de 8 personnes (à parité femmes-hommes) issues de divers genres artistiques et formant en tant que tel un groupe de pratique artistique travaillant sur ses propres créations.

Sharon Eskenazi enseigne la chorégraphie. Dans une démarche un peu similaire, elle propose aussi la constitution de groupes avec en leur sein des jeunes de milieux très différents (d’origine palestinienne et israélienne – de quartiers défavorisés et de quartiers plus aisés) avec un accent particulier sur la création de chorégraphies dont le style n’est pas prédéfini, élaborées par les membres du groupe composite. Par ailleurs elle a organisé des rencontres dans la région lyonnaise et en Israël regroupant les deux groupes composites travaillant ensemble sur leurs pratiques créatives de la danse.

L’École Nationale de Musique de Villeurbanne, depuis sa création au début des années 1980, est un lieu qui accueille en son sein presque toutes les pratiques musicales en présence sur notre territoire : musique classique, jazz, rock, chanson, musiques urbaines, musiques traditionnelles d’Amérique Latine et d’Afrique, etc. Plus récemment des disciplines (instrumentales et formation musicale) se sont regroupées pour développer un programme en commun pour dépasser leur cloisonnement – instruments chacun dans leur coin, séparés aussi de la formation musicale, genres esthétiques très spécialisés – développer une approche plus collective et diversifier les situations pédagogiques au fur et à mesure des besoins et de l’évolution des situations. Trois professeurs qui sont au centre de ce programme d’études, Philippe Genet, Pascal Pariaud et Gérald Venturi participent, depuis 2019, à un projet de recherche dans une école primaire (l’école Jules Ferry à Villeurbanne) en collaboration avec le sociologue Jean-Paul Filiod. Ils travaillent sur des repérages d’apprentissage de nature musicale (vocabulaire, culture…) et psychosociale (estime de soi, coopération…). Le projet est basé sur la combinaison de l’écoute d’une diversité de musiques et de productions sonores réalisées par les élèves avec la voix ou des objets quotidiens.

Les rencontres interculturelles ne se limitent pas aux seuls domaines artistiques, mais peuvent aussi concerner les rapports entre la pensée philosophique et les arts, entre des situations professionnelles ou sociales et les arts, entre la recherche universitaire et les pratiques artistiques.

Clare Lesser est une chanteuse lyrique britannique spécialisée dans la musique contemporaine. Elle vient de soutenir une thèse de doctorat qui met en relation la pensée du philosophe Jacques Derrida avec un certain nombre de productions artistiques de la seconde moitié du XXe siècle, en particulier la démarche de John Cage autour de l’indétermination. Comme dans de nombreux textes de Derrida et de Cage, la forme même de sa thèse et la manière de déterminer sa formulation textuelle se constituent comme un objet artistique autant qu’une réflexion académique. Ainsi, des performances, réalisées par elle-même avec différents collaborateurs des pièces qui sont au centre de ses analyses, font partie de la thèse sous forme de vidéos. Dans l’édition PaaLabRes, un chapitre entier de ce travail de recherche (« Inter Muros ») est publié accompagné d’une performance de Four6 de John Cage.

Guigou Chenevier, compositeur, batteur, percussionniste, a mené un projet collectif en 2015, « L’art résiste au temps », inspiré de l’ouvrage de Naomi Klein La Stratégie du choc. Le groupe qui a été constitué à l’occasion de ce projet a comporté des musiciens et musiciennes ayant des parcours esthétiques différents et a inclus en son sein un philosophe, une artiste plasticienne, et une comédienne metteur en scène. Le projet s’est déroulé sur plusieurs résidences alternant le travail d’élaboration du groupe et d’interactions avec le public extérieur. La plus importante et la plus longue de ces résidences a eu lieu à l’hôpital psychiatrique d’Aix-en-Provence, avec la participation active de toutes celles et tous ceux qui y travaillent et qui y résident et d’un public extérieur, sous la forme d’ateliers d’écriture et de pratiques artistiques. L’idée de résistance est très présente dans la posture artistique et politique de Guigou Chenevier. Le projet a été influencé par le peintre italien Enrico Lombardi qui disait en substance : « de toute façon, le seul lieu de résistance qui reste possible encore actuellement, c’est le temps. »

Chez le compositeur et théoricien de la musique américain Ben Boretz, le caractère hybride de sa recherche s’inscrit de manière interne dans les caractéristiques de sa production musicale et textuelle. Nous publions dans cette édition, la traduction en français d’un texte datant de 1987, « -formant : masse et puissance » (réflexions en temps réel dans une session -formante sur un texte de Elias Canetti, Masse et Puissance). Ce texte se présente sous une forme graphique (couleur, taille et distribution dans l’espace de la page des caractères) mêlant les formes poétiques à des idées philosophiques. Il traite de la nécessité d’ériger des murs qui excluent, mais de les faire tomber, d’ouvrir des fenêtres, vers la présence inclusive des autres. Pour lui, il s’agit toujours de « négocier l’espace entre le Fermé et l’Ouvert à travers les murs ». On est en présence d’une réflexion sur les rapports entre le collectif et les individualités singulières qui en font partie.

Marie Jorio est une urbaniste engagée dans la transition écologiste. Elle « invite les auditeurs à la réflexion, au rêve et à l’action (…) face à l’ampleur des questions environnementales », dans la présentation de spectacles mêlant lectures de textes, chant et musique. Dans le cadre de son travail, elle a été au cœur des conflits sur le développement urbain entre la Défense et la municipalité de Nanterre. C’est dans ce cadre très frustrant qu’elle a développé un certain nombre de textes poétiques et politiques, dont quatre d’entre eux sont présentés dans cette édition par sa voix enregistrée.

Une interview du percussionniste et chef d’orchestre américain Steven Schick relate les belles aventures d’une performance de la pièce Inuksuit de John Luther Adams de part et d’autre du mur de la frontière entre Mexico (Tijuana) et les États-Unis (San Diego) avec la participation de 70 percussionnistes en janvier 2018. On peut voir un extrait de ce concert sur une vidéo du New Yorker (remerciements à Alex Ross, le critique musical du New Yorker pour nous avoir donné la permission). Dans les intentions de Steven Schick, ce projet, malgré son caractère évidemment politique, n’était pas une manifestation anti-Trump, mais était plutôt centré sur l’idée que les « connexions entre les humains et les sons passent facilement à travers les espaces et qu’aucun mur ne peut les en empêcher ».

 

4. Partie II : L’errance des idées

Cette partie met en scène des réflexions plus générales non ciblées sur des actions spécifiques relevant par exemple de la politique ou de l’interculturalité.

Le choix premier du terme d’errance s’est fait avec un arrière-plan poétique : trouver le terme évoquant au mieux, pour nous, un foisonnement de différences et d’expérimentations, de situations paradoxales et ambivalentes par rapport à la remise en cause des divers cloisonnements qu’on peut observer dans notre société, en particulier dans les domaines artistiques et culturels. Cela ne signifie nullement que les personnes concernées ne savent pas du tout où ils mettent les pieds et dans quelles directions elles veulent se diriger.

Ici aussi, on peut se référer à Édouard Glissant :

La pensée de l’errance n’est pas l’éperdue pensée de la dispersion mais celle de nos ralliements non prétendus d’avance (…). L’errance n’est pas l’exploration, coloniale ou non, ni l’abandon à des errements. Elle sait être immobile, et emporter. (…) Par la pensée de l’errance nous refusons les racines uniques et qui tuent autour d’elles : la pensée de l’errance est celle des enracinements solidaires et des racines en rhizome. Contre les maladies de l’identité racine unique, elle reste le conducteur infini de l’identité relation.

(Philosophie de la relation, Paris : Gallimard, 2009, p. 61)

La question de la communauté et de son rapport à l’étranger traverse les inquiétudes liées à l’hyper globalisation des échanges et en même temps l’abandon d’une approche « universaliste » au profit d’initiatives extrêmement localisées par des groupuscules, créant un kaléidoscope de pensées-actions. Christoph Irmer, musicien qui vit à Wuppertal en Allemagne nous a envoyé un texte centré sur Peter Kowald. Ce dernier, contrebassiste improvisateur aujourd’hui disparu, était tiraillé tout au long de sa vie entre, d’une part, être un musicien itinérant, un globe-trotter qui rencontre et joue avec un grand nombre de consorts sans pouvoir développer des rapports plus suivis avec eux, et d’autre part, vivre au sein de sa communauté (Wuppertal) pour y développer, avec les personnes étrangères qui y résident ou avec celles qui sont invitées de l’extérieur, des actions plus significatives. Pour Irmer les grands voyages n’échappent pas à la perception que l’idée de « l’étranger » est en nous, elle est la « face cachée de notre identité ». Il cite alors Julia Kristeva pour qualifier notre époque de communauté paradoxale : « Si je suis étranger, il n’y a pas d’étrangers ». Il parle d’une « relation paradoxale entre l’affiliation et la non-affiliation. (…) … dans ce monde globalisé, nous ne devenons pas frères ou sœurs, ni immédiatement opposants ou ennemis. »

Le rapport à l’étranger, à l’étrange, est aussi au cœur de la réflexion de Noémi Lefebvre, romancière et chercheuse en science politique. Les débats sur les rapports entre êtres humains incluent ici la présence des animaux pour mieux comprendre nos représentations et nos actions. Nous présentons une vidéo produite par le studio doitsu, « Chevaux Indiens », que Noémi Lefebvre a réalisée en collaboration avec Laurent Grappe, musicien lyonnais. À partir de l’idée du couple âne-cheval, une multiplicité de niveaux signifiants est présentée entre texte et collages de vidéos. L’intégralité de cette vidéo est présentée au sein du Grand collage.

Il ne suffit pas de mettre en présence les pratiques antagonistes pour créer les conditions d’une coexistence plus ou moins pacifique, d’un vivre ensemble véritable ou d’une collaboration significative. Dans l’absence de disposition particulière, les différents modes d’action et d’identité se superposent en s’ignorant superbement, même au sein des institutions les plus ouvertes à la diversité du monde. Très influencé par la recherche menée avec l’équipe du Cefedem AuRA depuis 1990, notamment en collaboration avec Eddy Schepens, chercheur en Sciences de l’Éducation, Jean-Charles François, musicien et ancien directeur de cette institution, mène une réflexion sur la nécessité dans le cadre des pratiques improvisées de la présence de protocoles ou de dispositifs particuliers pour s’assurer qu’au sein d’un collectif hétérogène une démocratie vivante puisse avoir lieu dans l’élaboration de matériaux mis en commun.

L’improvisation est une pratique sociale. Le rapport entre l’individualité et le collectif est un des problèmes très présent dans la réflexion sur l’improvisation. Vlatko Kučan est un musicien improvisateur, compositeur, enseignant, thérapeute musical, qui travaille à la Musik Hochschule de Hambourg. En faisant appel à la psychanalyse, il tente de définir les obstacles qu’il convient de surmonter chez ceux et celles qui débutent dans la pratique de l’improvisation. Il base son exposé sur des citations d’improvisateurs très connus dans le domaine du jazz, qui tous font état de la nécessité d’oublier, au moment de la prestation sur scène, les connaissances durement acquises et de se laisser aller à des mécanismes relevant de l’inconscient ou du dépassement de la conscience de planification. Pour lui, trois catégories de murs se présentent : a) la conscience de soi, les psychodynamiques individuelles ; b) la dynamique de groupe ; c) la production du matériau, les attitudes vis-à-vis des idiomes et du langage musical.

Henrik Frisk, dans son article, aborde, lui aussi, longuement la question du rapport de l’individu avec les autres membres d’un groupe hétérogène, autour de la question de l’ego et de la liberté :

En se concentrant sur son propre droit à l’individualité, on peut finir par utiliser sa propre liberté pour prétendre contrôler la situation au détriment de la liberté des autres.

György Kurtag est un musicien et chercheur en musique électronique et expérimentale, coordinateur art/sciences au SCRIME de Bordeaux. Lui aussi fait référence à la psychanalyse par le biais de Daniel Stern. Sa pensée, en se concentrant sur le moment présent, met en jeu les rapports inconscients/conscients des connaissances implicites/explicites. L’improvisation peut être vue comme « un moment d’interaction intense parmi ceux qui n’apparaissent pas sans une longue préparation préalable ».

Yves Favier, musicien improvisateur et directeur technique, met l’accent sur l’incertitude du moment présent, sur la prise de conscience de ses instabilités fondamentales, sur l’importance des savoirs situés dans des contextes décentralisés et l’horizon des possibles/probables qu’ils suscitent à travers les dialogues intersubjectifs. Pour lui la notion de lisière est fondamentale (voir ci-dessous) : « … la lisière science/art faisant écotone… »

 

5. Partie III et V : Aspects politiques

La grande partie « Aspects politiques » a été partagée en deux (troisième et cinquième partie du Grand collage).

Les pratiques artistiques ne peuvent pas échapper aujourd’hui aux défis politiques posés par la multiplication des conflits, des murs (à la fois matérialisés et inscrits dans les mentalités), directement liés aux questions qui se posent quant à l’avenir de la planète et à celles liées à la mondialisation économique et culturelle. L’idée d’autonomie de l’art par rapport à la vie quotidienne et à la vie en société n’est pas forcément remise en cause comme force critique différente du politique, mais elle est fortement mise en tension par la nécessité d’adapter les pratiques artistiques aux réalités de la situation des humains présents sur un territoire donné. Dans ce cadre, il est certain que les rencontres interculturelles et les idées exprimées dans les deux premières parties (et de la quatrième partie), ne sont pas moins « politiques » que celles regroupées sous la rubrique des parties III et V, même si les contextes décrits restent fortement colorés par la notion d’espaces artistiques et culturels préservés des conflits externes, en envisageant en même temps une vie quotidienne bien différente que celle définie par la politique «  politicienne ».

Deux pôles coexistent et très souvent s’entremêlent dans la façon d’envisager aujourd’hui les rapports entre l’artistique et le politique. Dans le premier cas, l’activité artistique garde un certain degré d’autonomie envers les vicissitudes de la vie quotidienne et de l’organisation de la vie sociale. L’espace de création dans le domaine des arts est pensé comme alternatif au monde terre-à-terre et doit donner l’occasion au public de découvrir un univers rempli de nouveaux possibles. Cette approche implique des espaces dédiés à ces exigences, dont le caractère de neutralité doit être affirmé, même si toutes les contingences peuvent bien démontrer le contraire. Le statut de l’acte créatif est ici considéré comme indépendant des traditions et de toutes expressions esthétiques, qui deviennent alors récupérables en tant que matériau détaché de ses fonctions sociales. Le concert public, la scène professionnelle, les institutions d’enseignement qui y correspondent, restent ici les structures privilégiées, ce vers quoi toutes les actions sont orientées. La politique dans ce cadre-là s’exprime soit par le biais d’actions entreprises séparément du champ artistique, ou bien doit se manifester dans les messages textuels ou autres attachés aux œuvres présentées ou à travers une liaison entre performance et manifestations politiques.

Dans le deuxième cas, on porte une attention importante au fait que toute interaction sociale est l’expression d’une posture politique implicite ou explicite. Cela s’applique aussi aux situations où l’activité artistique se manifeste et s’élabore. L’accent n’est plus dès lors mis sur la primauté de la qualité de l’œuvre ou de la performance en laissant anonymes les moyens pour y parvenir, mais sur la manière avec laquelle les différents acteurs vont interagir et collaborer à la construction des objets artistiques. Le public en tant que tel peut être considéré comme partie prenante de cette interaction et être invité à participer dans une certaine mesure à cette élaboration. L’espace de la scène, du concert, des institutions d’enseignement qui y préparent, ne sont plus les éléments exclusifs qui dictent tous les moyens à mettre en œuvre. Les divers domaines de la médiation (enseignement, animation culturelle, accompagnement des pratiques, organisation et administration, etc.) deviennent des éléments majeurs dans le caractère politique des actes artistiques. Souvent, chez les personnes impliquées, il subsiste une forte distinction entre les prestations artistiques sur scène et les rôles de médiation, mais la jonction intime entre l’acte artistique et l’acte de médiation sociale devient de plus en plus une posture politique importante qu’on peut aujourd’hui observer dans notre société.

Malgré l’existence de murs tendant à séparer le monde du premier pôle (par rapport aux capacités à se produire sur scène) de celui du deuxième (par rapport à une remise en compte de l’exclusivité du concert sur scène, ou plus pragmatiquement par une difficulté à accéder à la scène), beaucoup d’artistes aujourd’hui oscillent allègrement entre les deux situations, changeant la spécificité de leurs postures selon les exigences des différents contextes particuliers qui se présentent à eux et elles.

Guigou Chenevier, parallèlement à ses activités de musicien, est engagé politiquement, notamment en menant des actions en faveur de l’accueil des migrants. Concernant les nombreuses personnes réfugiées qui se retrouvent sans abris dans la région où il habite, on peut constater l’absence de toute action des pouvoirs publics au niveau national et local, et aussi de la part des autorités du diocèse catholique, pour prendre en compte leurs problèmes de survie. Un collectif à Avignon s’est créé pour mener des actions en vue de pallier cette situation avec tous les moyens du bord à disposition. Dans sa démarche, Guigou Chenevier évite de mêler l’aide qu’il apporte à ces familles avec sa pratique artistique, parce qu’il lui paraît important de ne pas leur imposer d’emblée des postures culturelles qui leur sont étrangères. Par ailleurs, la logistique technique liée à la qualité des prestations auxquelles il participe lui semble aussi peu compatible avec le caractère plus spontané des manifestations politiques qui ont lieu la plupart du temps à l’extérieur. Cela ne l’empêche pas, comme on a pu le lire ci-dessus, de développer par ailleurs des projets artistiques dans lesquels les interactions sociales avec des groupes humains qui lui sont étranges-étrangers tiennent une place prépondérante.

Céline Pierre est une réalisatrice artistique dans les domaines de l’électroacoustique, le multimedia et la performance. Elle aussi s’est préoccupée de la situation très précaire des migrants se trouvant près de Calais avec l’espérance de pouvoir passer en Grande Bretagne. La pièce TRAGEN.HZ, dont on peut voir des extraits dans le Grand Collage, est constituée de « voix et vidéos enregistrées sur un campement de réfugiés à la frontière franco-anglaise et séquence de cris, altérations et itérations instrumentales et vocales enregistrées en studio ».

Pour Giacomo Spica Capobianco (déjà mentionné ci-dessus), la situation des populations habitant les quartiers défavorisés est en train de se dégrader très fortement par rapport aux trois décennies passées. L’accès aux institutions culturelles est très fortement remis en cause par plusieurs phénomènes :

  1. Lorsque les institutions sont à cheval entre deux secteurs, l’un riche et l’autre pauvre, la tendance est de refuser l’entrée à celles et ceux qui appartiennent au secteur pauvre, de refuser d’accueillir des projets qui s’adressent à ces populations.
  2. La création – grâce à des financements en faveur des quartiers défavorisés – d’institutions bien dotées d’équipement attirent les foules qui vivent à l’extérieur et par là excluent les populations locales qui ne se sentent pas concernées.
  3. Malgré l’ouverture de l’enseignement supérieur artistique à une diversité des pratiques, incluant les musiques populaires et urbaines, ceux et celles qui en sortent avec un diplôme ne se sentent pas concernés par les pratiques à développer là où il n’y a rien d’autre qu’une « zone de non-droit ».
  4. Le secteur de l’animation culturelle se trouve souvent en contradiction avec les actions menées par des artistes dans ces quartiers, car il y a une tendance à orienter les pratiques dans des directions qui ne favorisent pas l’expression personnelle des jeunes et tendent à les renforcer dans leur ghetto culturel.

Giacomo Spica est plus optimiste aujourd’hui vis-à-vis de la volonté de la représentation politique élue de s’adresser sérieusement aux problèmes sociaux et culturels liés à la pauvreté. C’est grâce à cette évolution dans les attitudes des politiques, qu’il arrive à mener des actions avec succès. Il préfère le terme de « fossé » à celui de « mur » : avec le fossé on est capable de voir ce qu’il y a de l’autre côté, alors que le mur est un obstacle au regard sur les possibles. Le fossé donne la possibilité d’observer une distance qu’on peut mesurer de manière réaliste et donc de mieux l’appréhender en vue de la réduire. Face à un mur, on est plutôt devant une surface infranchissable, le potentiel d’un ghetto.

Sharon Eskenazi (déjà mentionnée ci-dessus), dans ses projets autour de la création chorégraphique dans des logiques de rencontre entre les communautés, offre une vue plus optimiste sur le rôle que jouent les institutions culturelles locales. Une part importante de son action concerne à la fois la participation des jeunes à des créations au sein par exemple du Centre Chorégraphique National à Rillieux-la-Pape ou à la Maison de la Danse à Lyon, et l’attention centrale qu’elle porte à la rencontre dans la pratique de la danse. Toute une vie sociale se développe autour de ses projets (repas en commun, débats, accueil dans les familles, voyages en commun, etc.).

Gilles Laval (aussi mentionné ci-dessus) note un phénomène inverse d’incommunicabilité dans les institutions artistiques les plus prestigieuses : dans les temples de la musique classique, le langage utilisé dans les formes artistiques qui y sont non reconnues comme digne de considération n’a que peu de chance d’y être compris. Les langages liés aux pratiques qui s’inscrivent dans des réseaux autonomes deviennent des langues complètement étrangères les unes aux autres. Les mondes impénétrables de part et d’autre, sont appelés à s’ignorer de plus en plus.

Gérard Authelain, lorsqu’il était directeur du Centre de Formation des Musiciens Intervenants de Lyon, avait développé toute une série d’échanges avec les pays du Maghreb en vue d’organiser de part et d’autre de la Méditerranée des pratiques musicales s’adressant à tous et appropriées aux contextes des écoles de l’enseignement général. Depuis quelques années, il est allé régulièrement en Palestine pour aider au développement des pratiques musicales à l’école dans ce contexte politique particulier. Après chaque voyage, il a écrit une Gazette Palestinienne pour rendre compte de son action et de la situation dans laquelle vivent les personnes avec qui il a travaillé ou qu’il a rencontrées. Nous publions l’une de ces Gazettes, « À propos d’une question sur l’effondrement » (août 2018). Elle porte notamment sur le bombardement du centre culturel de Gaza et du désarroi que cet évènement suscite dans la population attachée à la présence des arts, du théâtre, de la culture, de la lecture dans leur vie quotidienne. Face à ce type de catastrophe absolue, Gérard Authelain se demande quel sens donner à son engagement : « Chaque fois, avant de partir et en arrivant de l’autre côté du mur en territoire occupé, l’interrogation est la même : quel sens cela a-t-il que je vienne, moi qui n’ai pas à subir ces injustices, ces mépris, ces conditions humiliantes et dégradantes ? » Pour lui la réponse à cette préoccupation consiste à constamment ré-envisager sa pratique de musicien intervenant, quel que soit l’endroit de l’exercice de cette profession, dans l’inconfort de l’inconnu que constituent les représentations et les attitudes des élèves à qui il faut faire face, non pour leur imposer des savoirs manufacturés, mais les aider à inventer leur propre personnalité.

Le pianiste américain Cecil Lytle a été le Provost du collège Thurgood Marshall à l’Université de Californie San Diego. Dans cette fonction très influente, pour répondre à la disparition en Californie des programmes de discrimination positive envers les minorités, il a créé sur le campus un lycée s’adressant exclusivement à des enfants issus de familles vivant en dessous du seuil de pauvreté, avec comme but – avec l’aide des ressources de l’université – de les faire réussir leur entrée dans les universités de prestige. Il a ensuite réussi à réunir les parents d’élèves d’un lycée à San Diego, dans un quartier défavorisé, pour élaborer le projet de le transformer en s’inspirant du lycée existant sur le campus. Cette action associant étroitement les habitants du quartier a abouti malgré les fortes réticences des autorités locales et ce lycée sert maintenant de modèle pour la transformation d’autres écoles aux États-Unis. Un des problèmes auquel il doit faire face, étant donné les succès rencontrés, est celui qu’il a lui-même vécu dans son adolescence : l’acquisition de la culture de l’élite (pour Cecil, il s’agissait du piano classique) entre en conflit direct avec la culture populaire du milieu d’origine.

 

6. Partie IV : Périple improvisé

La quatrième partie est centrée sur l’improvisation. Les contributions, qui en font partie, de Christoph Irmer, Vlatko Kučan, et György Kurtag ont déjà été mentionnées ci-dessus.

Le pianiste, improvisateur et artiste plasticien Reinhard Gagel a été à l’origine avec Matthias Schwabe de la création de l’Exploratorium Berlin. Ce centre en existence depuis 2004 se consacre à l’improvisation et à sa pédagogie, à l’organisation de concerts, de colloques, de publications et d’ateliers. Il a organisé de nombreuses rencontres entre les domaines de l’improvisation et de la recherche artistique portant sur des réflexions sur cette pratique musicale et sur les méthodes d’enseignement à proposer pour y parvenir. Par exemple, il a organisé en 2019 un symposium sur le trans-culturalisme dans le domaine de l’improvisation, les différentes manières d’envisager la rencontre entre musiciennes et musiciens issus de cultures très différentes, tel que c’est le cas dans une ville comme Berlin. Dans l’entretien avec Jean-Charles François, toutes les questions concernant cette idée de trans-culturalisme sont débattues. Par ailleurs, Reinhard Gagel se pose beaucoup de questions sur son enseignement à l’Université de Musique et d’Arts de Vienne s’adressant à des personnes issues de la musique classique : est-ce que l’improvisation est l’occasion de mettre en application des savoirs déjà acquis, transposés maintenant dans un contexte libéré des contraintes des partitions écrites ? Ou bien faut-il considérer l’improvisation comme une pratique ayant ses propres moyens pour envisager la création de nouveaux sons et de leur articulation dans le temps ? Dans le premier cas, on serait en présence d’une sorte de thérapie qui viendrait soigner les excès du formalisme excessif de l’enseignement classique et qui pourrait ouvrir la voie au plaisir d’une certaine liberté ou à une meilleure compréhension des enjeux créatifs de l’interprétation des répertoires. Dans le second cas l’improvisation serait considérée comme une pratique ayant des supports et des médiations très différentes de l’univers des partitions, surtout dans la manière d’envisager individuellement ou collectivement la production des sonorités.

Christopher Williams est un musicien américain vivant lui aussi à Berlin. Dans un entretien avec Jean-Charles François, il soulève le problème de la participation du public, de l’accès de tous et de toutes aux décisions des situations improvisées. Prenant modèle sur l’action de l’architecte américain Lawrence Halprin, auteur des RSVP Cycles (R pour Resources, S pour Scores/partitions musicales, V pour Valuaction, P pour Performance) et des contradictions qui sont inhérentes à ses projets d’architecture développés avec la participation directe des populations locales. En effet, à la fin de ces projets, les promoteurs immobiliers (et aussi peut-être les promotrices ?) n’ont pas manqué de récupérer et de modifier ces projets à des fins de profits commerciaux. Williams reste assez sceptique sur les réalités de telles démarches participatives dans le domaine des pratiques artistiques. Pour lui l’improvisation n’est pas éloignée des logiques de la composition, où une personnalité impose ses manières d’envisager les choses. Par exemple, l’improvisation peut parfaitement s’accommoder d’une dialectique entre un compositeur et un groupe d’instrumentistes. Par ailleurs dans cet entretien, il parle de la manière avec laquelle il envisage les séries de concerts qu’il organise à Berlin autour de la rencontre de groupes très différents et en y invitant aussi des publics diversifiés. Par rapport à ce travail de curator, il est très critique du fait que l’organisation de concerts est trop souvent dominée par des personnes non impliquées dans les pratiques musicales qui constituent la raison d’être des lieux qu’elles contrôlent. Il souligne l’importance d’initiatives locales développées avec les moyens du bord par des collectifs qui sont proches des productions matérielles de ceux et celles qui sont invitées à y participer. Les murs d’incompréhension qui souvent séparent le secteur de l’organisation de concerts et celui des pratiques musicales effectives sont ainsi remis en cause.

 

7. Les lisières

En avril 2019, György Kurtag est venu à Lyon (en visite de Bordeaux) pour préparer avec Yves Favier les rencontres du CEPI, le Centre Européen Pour l’Improvisation, créé à l’initiative de Barre Phillips. Cette année-là, les rencontres du CEPI ont eu lieu en septembre à Valcivières en Haute-Loire, deux membres de PaaLabRes y ont activement participés, Jean-Charles François et Gilles Laval. Le 26 avril 2019 a eu lieu à Lyon une rencontre entre György Kurtag, Yves Favier (alors directeur technique de l’ENSATT), et les membres du collectif PaaLabRes, Jean-Charles François, Gilles Laval et Nicolas Sidoroff. Le format de cette rencontre a été d’alterner des moments d’improvisation musicale avec des discussions au départ du parcours des différents participants.

Pendant cette rencontre, Nicolas Sidoroff a proposé de travailler sur le terme de « lisière » pour réfléchir à la manière de faire tomber les murs. Il a été décidé ensuite de développer une sorte de « cadavre exquis » autour du concept de « lisières », chacun des participants écrivant des textes plus ou moins fragmentés en réaction aux écrits qui s’accumulaient petit à petit. En outre les cinq personnes avaient aussi le droit de proposer des citations de textes en liaison avec cette idée de lisières. C’est ce processus qui a donné lieu, dans le Grand collage (la rivière) de cette édition « Faire tomber les murs », à 10 collages (L.1 – L.10) de tous ces textes accompagnés de musiques, de voix enregistrées et d’images, avec en particulier des extraits de l’enregistrement des improvisations réalisées lors de cette rencontre d’avril 2019.

La référence à la définition du mot « lisière » est empruntée à Emmanuel Hocquard et son travail sur la traduction. Par exemple, voici ce qu’il écrit dans son livre Le cours de Pise développé en lien avec ses ateliers d’écriture à l’École des Beaux-Arts de Bordeaux :

La lisière est une bande, une liste, une marge (pas une ligne) entre deux milieux de nature différente, qui participe de deux sans se confondre pour autant avec eux.

(Paris : P.O.L., 2018, p. 61)

La notion de lisière est plus intéressante que celles de mur et de frontière qui séparent abruptement des entités différentes. Elle permet d’envisager à la fois la spécificité des mondes entre lesquels elle se place et de les combiner dans son espace de transition. La lisière a sa vie propre, qui procède de l’écologie de deux mondes en interaction.

L’idée de lisière prolonge les concepts de créolisation chez Édouard Glissant, de métissage chez François Laplantine et Alexis Nouss, d’écotone dans le domaine de la biodiversité improvisée chez Yves Favier, de « écosophie » chez Felix Guattari, de bricolage selon Claude Lévi-Strauss, de kairos, ce « moment intense d’interaction » selon Daniel Stern, de la peau chez Jean-Luc Nancy, etc.

Le refus d’appartenir à une seule et unique identité, afin de pouvoir assumer tour à tour des rôles différents dans plusieurs contextes, tout en restant attaché à la somme des allégeances qui constitue sa propre personnalité, est un élément important dans le choix de la notion de lisière pour faire face à des conflits identitaires. (Voir les textes d’Aleks A. Dupraz et de Nicolas Sidoroff dans le collage et la maison « Lisières ».)

Pour Jean-Charles François, la pensée des lisières paraît appropriée à notre monde éclaté en groupuscule, mais peut faire aussi l’objet d’une dérive qu’on qualifierait de « tourisme intellectuel ». En mettant l’accent sur les lisières qui enserrent ou séparent les pratiques, l’approfondissement de ces dernières risque de passer au deuxième plan au profit de l’illusion d’un espace de médiations infinies sans contenu. La biodiversité des lisières dépend directement de la présence de germes dans les champs qu’elles bordent.

Selon Michel Lebreton, « les lisières sont les endroits des possibles ». Pour Yves Favier, « l’improvisateur serait un passeur ». Emmanuel Hocquard : « Les lisières sont les seuls espaces qui échappent aux règles fixées par les grammairiens d’État ». Pour Gilles Laval, on est en présence de « l’instantané non figé à l’instant ». Pour Nicolas Sidoroff, « je dirais aussi : créer du possible. »

 

8. Conclusion

En lançant le projet d’édition autour de l’idée de « Faire tomber les murs », nous n’avions pas anticipé un tel foisonnement d’idées, de débats et de pratiques correspondantes. Cela montre sans doute que ce sont des questions absolument cruciales dans les manières d’envisager aujourd’hui les pratiques et recherches artistiques, mais cela veut peut-être aussi dire que c’est un concept « passe-partout » qui risque de manquer d’une substance clairement établie.

En ouverture de cet éditorial, nous avons mentionné la question de l’écologie des pratiques. Cette édition fait apparaître la nécessité de lui adjoindre une écologie des attentions au sens que lui donne Yves Citton (Pour une écologie de l’attention, Paris : Le Seuil, 2014). Ce qui pose question, c’est la nécessité de porter une attention fine aux personnes certes, mais aussi aux objets, aux outils, aux dispositifs, aux choses, aux explicitations, aux imaginaires, aux mots et aux concepts, etc. Ainsi, il est sans doute possible de pratiquer des ouvertures en jouant contre les murs, avec à la fois le contre de l’expression « serrer contre » (le mur qui abrite et qui fait refuge) et de celui de « lutter contre » (le mur qui exclut et met dehors). Est-il possible d’habiter collectivement des lisières, sans s’empêtrer dans des lisiers ?

En tout cas, il ne faut pas regretter le processus que cet appel a suscité. C’est bien là la raison du temps très long qui a été nécessaire à la complétion de cette édition. Mais entre le moment de l’appel à contribution et celui de la publication effective, l’emmurement du monde a continué de manière inquiétante entre les angoisses du réchauffement planétaire et des catastrophes naturelles qui en découlent, le confinement des sociétés face à un virus imprévisible, et l’affirmation de plus en plus généralisée d’aberrantes contre-vérités en vue de disqualifier ceux qui nous entourent.

Il faut souhaiter que cette édition puisse donner des pistes de travail et de réflexion fécondes dans le domaine des pratiques artistiques – et bien au-delà ! – à toute personne prête à continuer à résister à la sinistrose ambiante et à œuvrer pour laisser ouverts les mécanismes démocratiques du faire-ensemble.

Le collectif PaalabRes : Samuel Chagnard, Jean-Charles François, Laurent Grappe, Karine Hahn, Gilles Laval, Noémi Lefebvre, Pascal Pariaud, Nicolas Sidoroff, Gérald Venturi.

Réalisation de l’édition « Faire tomber les murs » : Jean-Charles François et Nicolas Sidoroff, avec l’aide de Samuel Chagnard, Yves Favier, Gilles Laval et Pascal Pariaud.

Traductions : Jean-Charles François. Merci à Nancy François et Alison Woolley pour leurs relectures des traductions en anglais. Remerciements à Gérard Authelain, André Dubost, Cécile Guillier et Monica Jordan pour leurs relectures des textes traduits de l’anglais en français.

Remerciements à Ben Boretz, Vlatko Kučan, György Kurtag, Michel Lebreton et Leonie Sens, pour leurs retours constructifs et leurs encouragements.

 

DoNo – Français

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DoNo

Do ris Kollmann – dessin

No riaki Hosoya – basse électrique

Dono_Berlin_2016
Studio Doris Kollmann, Berlin 2016*

L’improvisation a un air de facilité, elle est liée à l’état de « Flux » ou de « Conscience », et pourtant c’est une grande aventure, car elle nous demande d’entreprendre le voyage sans boussole. Dans nos improvisations DoNo nous ne parlons pas d’équipement, de durée du voyage, ni de déterminer un plan ou une idée avant de s’y lancer. Nous faisons confiance à nos intuitions et nous créons au fur et à mesure de ce que nous ressentons sur le moment.

Doris Kollmann prépare le lieu, Noriaki Hosoya apporte sa basse.

En 2016, le 27 mai, l’improvisation à Berlin à eu lieu dans le studio de Doris, tous les murs, le plafond et le plancher ont été recouverts de papier blanc – une cave blanche. Pour nous, le vide est la première impression que nous avons ressentie dans ce décor. La réclusion en est peut-être une autre.

Wrapped Studio Berlin
Le studio de Doris Kollmann préparé pour l’improvisation à Berlin, 2016*

Vidéo de l’improvisation à Berlin, première et deuxième parties :

https://youtu.be/9bc5pl8ngkc
https://youtu.be/rkfrun1hTcg

De même pour l’improvisation à Kyoto qui a eu lieu en novembre 2019, Doris a préparé le décor, Noriaki a apporté sa basse. L’air, la lumière et la mélancolie sont les impulsions que nous avons reçues du décor. Peut-être aussi de la familiarité et de l’amitié.

Japanese House Kyoto
Bandes de papier dans une maison traditionnelle japonaise à l’abandon, Kyoto 2019

Vidéo de l’improvisation à Kyoto, première et deuxième parties :

https://youtu.be/UxL1XZobkRw
https://youtu.be/L-yhds7kUDI

Dans chaque improvisation, nous avons découvert des paysages très différents, nous étions littéralement sur deux continents différents et nous avions au départ beaucoup d’éléments inspirés par nos « héritages » présents dans nos boîtes à outils respectives.

Mais au cours de chaque représentation, cet héritage a été jeté morceau par morceau par-dessus bord, la nudité du décor a été remplie de découvertes faites sur le vif ; notre éducation, nos attentes, notre anxiété ont disparu au fur et à mesure que nous avancions dans le temps.

Dono_Kyoto_2019
Dessins de Doris Kollmann, sons de Noriaki Hosoa, Kyoto 2019

La plus grande aventure est de NE PAS dépendre de votre soi-disant personnalité mais de faire confiance à l’évolution du moment. Tout ce dont vous avez besoin est déjà là.

Nous nous réjouissons à la perspective de faire ensemble de nombreux autres voyages.

DoNo
Doris Kollmann, Berlin, le 7 juin 2020.
Noriaki Hosoya, Tokyo, le 8 juin 2020.