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Sharon Eskenazi

Access to the English translation Encounter with Sharon Eskenazi:

 


 

Rencontre avec Sharon Eskenazi
Jean-Charles François, Gilles Laval et Nicolas Sidoroff

Le 9 novembre 2019

 

Sharon Eskenazi a enseigné la danse et l’improvisation dans plusieurs écoles d’art et conservatoires en Israël de 2000 à 2011. Diplômée du « Movement notation Department of the Rubin Academy of Music and Dance » à Jerusalem, elle a poursuivi ses études à l’Université Lumière de Lyon où elle a obtenu un Master en danse (2013). Co-fondatrice du groupe DSF / Danser Sans Frontières à Rillieux-la-Pape, elle a réalisé au Centre Chorégraphique National de Rillieux-la-Pape (CCNR) en 2015 le projet Passerelles. Elle est l’assistante chorégraphique de Yuval Pick depuis 2014. Elle est Coordinatrice artistique et assistante chorégraphique au CCNR.
https://dansersansfrontieres.org/les-spectacles-les-projets/
http://ccnr.fr/p/fr/sharon-eskenazi-coordinatrice-artistique-et-assistante-choregraphique

Sommaire :

1. Présentation générale des projets Danser Sans Fronières (DSF) et Passerelles
2. Le projet Danser Sans Frontières
3. Le projet Passerelles
4. Les rapports danse/musique et la question de la créativité


1. Présentation générale des projets Danser Sans Fronières (DSF)
et Passerelles

Jean-Charles F. :

Peut-être, pour commencer, simplement décrire un peu ton parcours avant les projets qui ont eu lieu à Rillieux-la-Pape par exemple.

Sharon S. :

Donc, je suis née et ai grandi en Israël. J’y ai vécu jusqu’en 2011, quand on a décidé de revenir en France – mon mari est français, donc voilà pour lui c’était revenir – pour moi c’était un vrai changement de vie. Et donc mon parcours de danseuse s’est surtout déroulé en Israël, mais je dirais plutôt que je suis prof de danse et prof de chorégraphie. C’est ma spécialité : enseigner la chorégraphie ou les processus créatifs, c’est ce que j’ai fait en Israël. Dans mon travail j’ai fait beaucoup de projets entre israéliens et palestiniens. J’ai une amie très proche, Rabeah Morkus[*], qui est aussi une collègue palestinienne.

Gilles L. :

Vous étiez étudiantes ensemble ?

Sharon S. :

A un moment donné, on était toutes les deux dans l’équivalent d’un « CNSMD » entre guillemets – en Israël cela ne s’organise pas comme ça. C’est un groupe de jeunes qui dansent avec la Kibboutz Dance Company. (C’est la deuxième compagnie la plus grande en Israël, avec Betcheva.) C’est là qu’on s’est rencontré. Moi j’ai grandi là-bas et elle nous a rejoint quand elle avait 18 ans je crois. J’avais à peu près 18 ans moi aussi. Cela n’était pas dans mon Kibboutz mais juste à côté. Et donc on a passé un an ensemble dans cette formation.

Gilles L. :

Tu dis que ton métier est d’enseigner la chorégraphie, mais est-ce un diplôme ? Tu as fait des études pour ça ?

Sharon S. :

Oui. Mais c’était après. J’ai commencé… J’ai dansé toute ma vie, là, dans leur école, et puis j’ai fait la formation de deux ans avant d’être danseuse professionnelle, et puis après j’ai arrêté. Je me suis dit qu’en fait je ne voulais pas être danseuse et je voulais tout arrêter. Mais je me suis dit que, quand même, j’adorais la danse, donc j’allais continuer. Et je suis allé faire une Licence de quatre ans dans le domaine de la chorégraphie dans une fac de danse et de musique à Jérusalem, vraiment comme le CNSMD. Les trois majeures étaient : chorégraphie, improvisation et notation. Le système de notation ne peut pas être comme dans la musique, il essaie d’analyser le mouvement par des signes. Donc chaque notation a un système différent pour percevoir l’espace, le temps, le corps et les parties du corps. C’est super intéressant, moi j’adorais cela.

Gilles L. :

Donc ce sont des partitions ?

Sharon S. :

Oui. C’est complètement un autre monde, mais cela m’a vraiment ouvert la réflexion sur la chorégraphie et sur la composition. J’ai beaucoup appris, et plus que la chorégraphie, parce que la chorégraphie est aussi la scénographie et le spectacle, mais aussi la composition, c’est-à-dire comment on crée la partition-même des mouvements. Voilà, et après ça j’ai toujours dansé, mais dans des projets à droite à gauche, et j’ai commencé à enseigner assez vite la chorégraphie.

Nicolas S. :

Et la Licence était pour être chorégraphe ? Elle n’était pas pour être prof de chorégraphie ? Tu as parlé des trois majeures, il n’y avait pas une « mineure » pédagogie ou enseignement ?

Sharon S. :

Je ne peux pas dire, parce que certains en sont sortis et sont maintenant chorégraphes ou danseurs. Moi je suis sortie et j’étais prof, donc ce n’était pas orienté, mais il fallait faire aussi – comment on dit ? – des matières d’enseignement ou de pédagogie.

Jean-Charles F. :

Revenons sur les projets entre israéliens et palestiniens ?

Sharon S. :

Avec Rabeah pendant des années, on a monté des projets qui utilisent la danse, un outil pour rapprocher les deux peuples en conflit. Pour préciser un peu : on n’a jamais travaillé avec des palestiniens qui habitent en Palestine, donc on parle de palestiniens qui habitent en Israël. Quand je suis arrivée en France, on venait de lancer un autre projet en Israël, et j’ai été très déçue. C’était un peu dommage de ne pas pouvoir continuer à travailler avec elle. Et puis en arrivant en France, je me suis dit qu’en fait il n’y a pas qu’en Israël qu’il y a des problèmes d’identité, de vivre ensemble : comment on rencontre l’autre ? Sans avoir peur, comment tendre la main à quelqu’un qui est très différent et qui est des fois en conflit réel – bon c’est peut-être moins le cas en France mais… Quand je suis arrivée, je me suis dit qu’il y avait un vrai problème d’identité. Et donc j’ai eu l’idée de créer un lieu de création pour les jeunes qui aiment la danse et qui viennent de milieux sociaux différents, de réunir des jeunes de la ville nouvelle de Rillieux-la-Pape, là où nous habitions, c’était juste un hasard…

Gilles L. :

Comment êtes-vous arrivés ici ? Tu parles de « hasard » ?

Sharon S. :

En fait, on est arrivé dans la région lyonnaise par hasard, parce qu’on a cherché une école bilingue pour nos enfants qui ne parlaient pas français. Et on a trouvé une école à Lyon, c’est pour ça qu’on y est arrivé. Et à Rillieux-la-Pape parce qu’on a cherché une maison ou un appartement, et on n’était accepté nulle part parce qu’on n’avait pas les papiers nécessaires… Vous savez comment c’est ici, c’est très, très carré. Et donc « ici », par hasard, c’était la seule personne qui a accepté notre dossier. Alors on a dit oui tout de suite. Et moi je n’ai pas travaillé, je n’avais rien ici ; au départ j’ai décidé de ne pas chercher de travail parce que les enfants ont dû faire face à un très grand changement. Et puis, après un an, j’ai décidé de faire un Master 2 à Lyon II en danse, plus précisément arts du spectacle, parce que je ne parlais pas vraiment le français et j’avais très peu d’expérience de lire et d’écrire en français. Je me disais que, si je veux travailler ici, il faut bien améliorer mon niveau de français et avoir aussi un diplôme ou des formations en France. Et durant ce Master, j’ai décidé de fonder l’association « Danser sans frontières » (DSF) pour créer un groupe de jeunes danseurs amateurs, venant de cultures et d’endroits très différents et pratiquant différents styles de danse.

Jean-Charles F. :

Justement, toi-même, tu es ?

Sharon S. :

Moi je viens de la danse contemporaine. Mais comme je suis plus impliquée dans les processus de création, ce n’est pas un style particulier de danse qui m’intéresse, mais plutôt ce qu’il y a derrière, le contenu que quelqu’un amène dans sa danse. Donc ça peut être autant la danse urbaine comme la danse classique ou la danse contemporaine. C’est ça qui m’a intéressée dans cette démarche, c’est de créer un lieu de création. Pour moi, la création est un acte très important et qui libère la personne, qui lui donne accès à quelque chose d’intérieur, à son identité ; parce que pour créer, il faut savoir qui je suis et ce que je veux. Et donc, pour moi, la démarche n’était pas d’envisager un groupe de danse qui travaillait avec un prof enseignant telle ou telle danse ou telle ou telle chorégraphie. En plus de l’acte de la création comme acte fondateur, il s’agissait aussi de créer quelque chose ensemble parce que, si l’on crée ensemble, il faut toujours avoir quelque chose en commun, avoir la possibilité de parler, de partager, etc. Voilà, c’était là nos deux envies et donc j’ai fondé l’association fin 2013. Le groupe a été créé en avril 2014 avec 12 jeunes. Dès le départ il y avait la parité entre filles et garçons vraiment 6 et 6, donc c’était déjà bien… Et il y avait des jeunes de Rillieux-la-Pape, de la ville nouvelle comme d’autres quartiers, et aussi de Caluire-et-Cuire. Et on a commencé à travailler sur la première création ensemble, vraiment le début-début. Donc je leur ai proposé quelques démarches, quelques consignes de création et chacun a créé de petites choses en groupe qu’on a mises ensemble. Petit à petit, au cours des années, ça s’est vraiment développé. Et comme le but principal était de leur donner l’opportunité de créer, à la fin de la deuxième année, je crois, ils ont créé eux-mêmes leurs propres pièces. Donc une personne, un danseur ou une danseuse, a porté et signé la création. Et depuis c’est comme ça, c’est eux qui créent et moi je suis là pour faire mon métier : être un œil extérieur et les accompagner dans leurs démarches, dès le départ.

Jean-Charles F. :

Cela s’est passé dans le Centre Chorégraphique National de Rillieux ?

Sharon S. :

Alors, non. C’était une initiative personnelle et donc j’ai créé une association qui fait ses actions à Rillieux-la-Pape. Donc la mairie me donne chaque année un créneau dans un studio de la ville, et on travaille tous les dimanches de 16h à 19h. Donc c’est un vrai engagement de la part des jeunes, parce que ce n’est pas rien d’être présents tous les dimanches de 16h à 19h. Et en fait c’était un axe très clair : il n’y a pas d’auditions, ce n’est pas par le savoir-faire que quelqu’un peut être accepté, mais par l’engagement. Être engagé est aussi un aspect que je trouve super important pour les jeunes. Si on décide de faire quelque chose, c’est pour aller jusqu’au bout. Et ce n’est pas « je viens, je ne viens pas, c’est sympa, ce n’est pas sympa ».

Gilles L. :

Tu as eu des fois des soucis avec ça ?

Sharon S. :

Ah, oui ! Tout le temps.

Gilles L. :

Et qu’est-ce que tu dis aux gens ?

Sharon S. :

Ça veut dire que oui, parfois je dis aux gens par exemple qu’ils ne peuvent pas être sur scène parce qu’ils n’étaient pas avant aux répétitions. Parce que « là je ne peux pas, non, j’ai autre chose, ah non mais en fait, Sharon, je suis désolé(e), voilà, j’ai un repas de famille… » Alors ça arrive, mais maintenant, par exemple, je n’ai plus de soucis avec ça. Et même pour les jeunes qui rentrent chez nous, comme de nouvelles personnes qui rentrent, c’est tellement acquis que je n’ai pratiquement pas de soucis avec l’engagement.

Gilles L. :

Pour revenir sur la question de Jean-Charles, tu as été voir la mairie pour qu’ils te prêtent un studio de danse. Et après, petit à petit, cela s’est rapproché du Centre chorégraphique, dans un deuxième temps ?

Sharon S. :

Alors, le partenariat avec le Centre Chorégraphique National a commencé autour du projet « Passerelles ». En fait, dès le départ, en plus de toutes les démarches que j’ai racontées tout à l’heure sur la création commune, j’avais tout de suite dans ma tête cette envie de faire le projet « Passerelles ». Comme j’ai travaillé en Israël avec un groupe d’israéliens et de palestiniens, un groupe mixte, je me suis dit que cela pouvait être très intéressant de faire rencontrer les deux groupes et que chaque groupe puisse voir ce que veut dire de rencontrer l’autre. Qu’est-ce que cela veut dire de regarder un autre conflit un peu de loin, un conflit différent, tout en n’utilisant pas le mot « conflit », mais une situation sociale et culturelle et politique, telle que la situation en Israël ou la situation en France. Qu’est-ce que cela veut dire aussi d’avoir des identités très différentes. Comment chacun vit son identité propre sans la cacher, par exemple. Ce que j’ai trouvé ici très présent, c’est que… – peut-être il y a une envie politique ou une question culturelle ? – mais on a tendance à cacher sa singularité ou ses racines pour être comme tout le monde. Et donc je voulais vraiment que les jeunes – je ne sais pas – blacks ou arabes qui vivent ici dans la ville nouvelle se sentent fiers de leurs racines, de leurs origines, et qu’ils les expriment de manière libre. Et que c’est bien d’être tous différents et que chacun amène sa culture. Donc je pensais qu’en organisant une rencontre entre les français et le groupe israélo-palestinien, cela allait ouvrir des portes pour tous les participants. Mais, au départ ce n’était qu’un projet, vraiment sans argent, sans savoir si j’aurais quelqu’un derrière moi pour le porter. Et je commençais à peine à travailler avec Yuval Pick[*], directeur du Centre chorégraphique, à l’époque je n’étais pas son assistante, je n’avais même pas encore travaillé au CCNR. Je lui ai proposé ce projet, il était intéressé. C’était un an et demi après mon arrivée en France et je n’avais plus de groupe en Israël, donc il fallait aussi que j’aide ma copine palestinienne à en construire un…

Cela a été très laborieux. J’ai déjà lancé la machine ici. Le Grand Projet de Ville à Rillieux-la-Pape m’a aidée à monter un projet “politique de la ville”, donc j’ai pu obtenir de l’argent publique. Et donc il fallait absolument que ce projet aboutisse. Alors on a créé ensemble un groupe en Israël, moi un peu de loin, mais Rabeah de près. Et tout cela s’est réalisé en février 2015, date où le groupe israélo-palestinien est arrivé à Rillieux-la-Pape. Le CCNR a donné le cadre : cela veut dire le studio et aussi – parce qu’il y avait aussi le rez-de-chaussée – un lieu pour manger et accueillir tout le monde. Il y avait 24 personnes dans le groupe israélo-palestinien et 12 dans le nôtre, donc c’était un groupe énorme. Et en plus le CCNR a donné le temps au danseur Yuval Pick pour animer le stage, parce que l’idée c’était de se rencontrer, mais autour de la danse, pas juste dans un café ou pour faire la visite de Lyon. On a vécu une semaine de vrai stage de danse ensemble, avec les deux groupes. Et cela a été vraiment une rencontre humaine et un choc culturel très forts pour tout le monde. On avait la sensation que “faire tomber les murs” est possible. Mais ce n’est pas si simple, parce qu’il n’y avait pas de murs déjà établis dans les deux groupes, mais ils étaient très distants, ils étaient très différents, culturellement très éloignés. Ils n’avaient pas de langue en commun, car les français parlent à peine anglais, les israéliens et les palestiniens ne parlent pas le français. Il n’y avait pas non plus d’histoire commune entre les deux groupes et au sein de chaque groupe pris séparément. C’est-à-dire qu’à l’intérieur du groupe israélo-palestinien, il y avait des palestiniens et des israéliens qui n’ont pas l’habitude de travailler ensemble ni de faire des choses ensemble. Et à l’intérieur du groupe de DSF, comme je vous l’ai dit, il y avait des gens très différents. Et cela a vraiment fait un effet de « whhhfff » de – comment dire ? – oui, de rassemblement, de rapprochement plutôt. Des gens qui étaient des étrangers complets au départ sont devenus les meilleurs amis du monde une semaine après. C’était aussi vrai pour nous les adultes qui étions autour, on était très impressionné de cette force de la danse. Je dis de la danse, parce que ce n’est pas juste le fait de se rencontrer, pour moi, c’est la danse qui a permis de rencontrer l’autre, en premier lieu sans les paroles. C’est-à-dire sans les mots, et à travers le corps, parce que le corps parle et il a cette capacité d’accueillir le corps de l’autre, sans doute mieux qu’à travers les mots. Pour eux et pour nous aussi, cela a été une expérience très forte.

Il convient de juste expliquer un peu la démarche autour de ce projet, et voir comment cela s’est construit. J’ai commencé par la mairie et le Grand Projet de Ville pour obtenir des subventions publiques. Ce n’était une somme énorme, 3000 ou 3500€ je crois, et j’ai monté le projet avec ça. Pour pouvoir rentrer dans les frais, j’ai fait appel à des familles à Rillieux-la-Pape pour accueillir les jeunes. L’envie était de faire participer les habitants de Rillieux dans ce projet, de vraiment les impliquer dans une action commune. Cela s’est super bien passé, parce qu’ils étaient vraiment là et ils sont venus pour voir le spectacle. Ces gens, après, ont gardé contact avec les jeunes du groupe israélo-palestinien et du groupe français. C’est devenu un cercle proche du groupe DSF. En plus ces familles ont permis d’accueillir les jeunes sans avoir à sortir le budget que cela nécessite. Et puis j’ai aussi appellé des habitants de Rillieux-la-Pape pour être bénévoles dans la cuisine : on était 35 jeunes et puis les adultes autour. Donc on était 50 en tout qui devaient manger tous les jours, trois repas par jour, pour des jeunes. Et comme j’avais très peu de budget, il fallait quelqu’un qui puisse cuisiner et surtout des pâtes pour 50 personnes. C’était une autre façon d’intégrer les habitants dans ce projet. Et la MJC a aussi été partenaire.

 

2. Le projet Danser Sans Frontières

Gilles L. :

Tu te souviens comment tu as contacté ces gens-là, ces bénévoles ? C’était dans le journal municipal ?

Sharon S. :

Bonne question. Il y a un aspect très important : au départ, je n’ai pas créé le groupe DSF toute seule. Je l’ai créé avec Hatem Chaiti[*]. Il est danseur chorégraphe de hip-hop et habite à Rillieux-la-Pape. Il est tout ce que moi je ne suis pas : homme, musulman, qui danse hip-hop. Alors que je suis israélienne, femme, juive et je viens de la danse contemporaine. Je me suis dit, voilà, il ne suffit pas de dire aux autres de faire tomber les murs, il faut commencer à le faire avec soi-même. Donc il a commencé ce projet avec moi, et c’était très intéressant. Même quand j’ai mené des projets en Israël avec des palestiniens et des israéliens, c’était toujours dans le domaine de la danse contemporaine. Donc, là c’était différent. Je l’ai rencontré, et cela a été la première fois que j’ai assisté à un cours de danse hip-hop – parce qu’en Israël ce n’est pas comme ici, ce n’est pas très commun ; quoique maintenant cela l’est peut-être devenu mais il y a 10 ans je ne crois pas que c’était le cas. J’ai travaillé surtout dans des lieux qui forment des jeunes qui veulent être professionnels, la danse urbaine n’y était pas enseignée. Et donc j’étais assez éloignée de cette culture et c’est par Hatem que j’ai pu rencontrer le hip-hop. Cela a été le moyen de travailler avec des gens différents. Nous avons commencé le premier projet “Passerelles” ensemble. Il n’est pas né ici, mais cela fait des années qu’il habite et travaille à Rillieux-la-Pape, il a de la famille et des amis. Donc il m’a aidée aussi à trouver des bénévoles, et en plus à cette époque-là, il a travaillé à la MJC de Rillieux-la-Pape. Par Hatem on a fait aussi des partenariats avec la MJC, avec le CCNR et par DSF avec la ville. Donc c’était les trois partenaires qui ont porté finalement le projet.

Jean-Charles F. :

On peut peut-être revenir en arrière un tout petit peu. Tu as parlé d’engagement, je voulais savoir exactement ce que cela voulait dire : c’était simplement un engagement de temps ? Ou d’être là ? Ou est-ce qu’il y avait d’autres éléments qui entraient en compte ?

Sharon S. :

Pour moi c’était d’être là.

Jean-Charles F. :

C’est une présence physique et active ?

Sharon S. :

Oui, exactement.

Jean-Charles F. :

Est-ce la seule obligation ?

Sharon S. :

Oui, c’est tout ce qui est important en fait. Parce que chaque personne amène quelque chose, donc si elle est là, présente, elle va contribuer. Et si elle n’est pas là (ou seulement de temps en temps) cela ne tient pas, ni pour le groupe ni pour la personne elle-même.

Jean-Charles F. :

Alors quel était le profil des gens qui ont été éliminés ?

Sharon S. :

En fait je n’ai éliminé personne. Ce qui était important pour moi, c’était d’exiger une présence régulière, parce que l’engagement est justement un des problèmes des jeunes qui vivent dans la ville nouvelle. Soit, ils ont moins d’exemples dans leur vie d’engagement réel, soit ils ne se sentent pas responsables de ce qu’ils font. Donc amener chacun à apprendre combien l’engagement est important, était une démarche éducative essentielle pour moi. Parce que si quelqu’un n’est pas présent, il ne va pas apprendre. Il s’agissait moins d’éliminer qui que ce soit, que de dire que la réussite commence par là dans la vie professionnelle. C’était pour que cela soit clair.

Jean-Charles F. :

Donc je comprends et même j’adhère à cette idée, mais en même temps ce qui m’intéresse c’est de savoir un peu les raisons de ceux qui n’ont pas accroché.

Sharon S. :

Alors, voilà l’exemple d’un jeune qui avait beaucoup de problèmes personnels, et aussi à l’école. Il est arrivé jusqu’en troisième ou seconde à l’école, puis il en est parti. Et donc il avait un vrai problème d’engagement, une difficulté à croire en quelque chose. Je l’ai accompagné pendant trois ans, de 2014 jusqu’à 2017. Eh bien je peux vous dire que j’ai tout essayé. Je suis même allé avec lui à l’école de la seconde chance après qu’il ait été renvoyé de son lycée. Il a donc passé un an à la maison sans rien faire, et j’ai essayé avec sa mère et sa grand-mère, de faire en sorte qu’il continue DSF malgré tous ses problèmes et cela n’a pas été facile. Et à la fin je suis même allée dans son école pour être l’adulte responsable et cela n’a pas marché. Il est resté peut-être trois mois dans ce lycée, et puis il en est parti. Et après j’ai réessayé qu’il réintègre DSF, parce que je pensais que DSF était un cadre qui pouvait l’aider mais je n’y suis pas arrivée. Maintenant il n’est plus dans le DSF. Et c’est vrai que ce n’est pas le fait d’avoir mis l’engagement comme la règle numéro un qui a conduit à ce qu’il ne fasse plus partie du groupe DSF, parce qu’il avait toutes ses chances. Et la porte est toujours restée ouverte et il le savait. Mais ça montre qu’avoir des problèmes d’engagement n’est pas qu’une question de personnalité. C’est aussi une question d’expérience de vie, de… pas de problème familial, mais de…

Gilles L. :

… d’environnement ?

Sharon S. :

Oui d’environnement : qu’est qu’il y a autour de toi ? Qu’est-ce qui fait que tu n’arrives pas à être toi-même complètement dans un endroit pendant au moins un certain temps ? Parce que tu n’y crois pas ; parce que personne n’a confiance en toi, donc tu changes tout le temps, donc tu pars, tu reviens, tu pars, tu reviens, c’est super compliqué. Et c’est vrai que, par exemple, je sais que à la mairie, ils adhèrent au projet de DSF, mais une fois une élue m’a dit : « mais pourquoi vous ne travaillez pas avec des gens qui sont dans la rue ou qui sont en situation très précaire ? » Parce que c’est vrai que les gens de DSF, ce n’est quand même plus pareil maintenant. Même au début le jeune dont je parlais était un des plus vulnérables. Les autres ils font des études, ce sont aussi des jeunes qui sont très bien encadrés dans leur vie personnelle.

Gilles L. :

Oui, il y a beaucoup de futurs ingénieurs parmi ces jeunes danseurs…

Sharon S. :

Oui ils font de grandes études. Mais c’est vrai aussi que je crois et j’espère que le fait d’être dans ce cadre-là, dans DSF, cela a apporté beaucoup de choses à chacun. Donc cela a renforcé leur confiance et leur chemin professionnel. Maintenant il y en a qui sont devenus des danseurs professionnels, c’est grâce à cela aussi. Mais pas tous, DSF reste ouvert aux amateurs, ce n’est pas un groupe professionnel.

Jean-Charles F. :

Et juste pour finir avec ce groupe initial, qu’est-ce qui s’est passé à la première séance ? Ou les premières séances ? Au tout début ? Quelle était la situation spécifique ? Quels étaient les mécanismes qui ont pu créer le groupe ?

Sharon S. :

En fait, au début, cela n’a pas été facile d’établir des liens de confiance avec eux, à cause de leurs habitudes. Par exemple il y avait des jeunes qui ont pratiqué la danse contemporaine, le hip-hop et le « dance-hall » qui est la danse des îles, une danse africaine. Mais ceux qui pratiquaient ces trois styles de danse, le faisaient dans une manière – comment on peut décrire cela ? – dans une manière très stylée, c’est-à-dire : je produis, je copie le prof, je produis un style de danse, il y a un vocabulaire spécifique que je maîtrise plus ou moins. Il n’y a pas une démarche créative là-dedans, c’est juste une démarche de production, c’est-à-dire produire quelque chose et le faire bien. Et donc, moi, avec des exercices plutôt tournés vers la créativité, cela a été beaucoup plus difficile. La difficulté a été pour chacun de pouvoir développer quelque chose de créatif pour permettre un peu de les faire sortir de leurs zones de confort : « Ah ! Moi je sais bien tourner sur la tête, moi je sais bien faire ceci ou cela… je ne sais pas quoi… » Et à travers cette démarche, d’être un peu plus proche de l’artistique, parce que c’est cela qui m’intéresse, c’est l’art finalement. Et l’art n’est pas le vidéo-clip de MTV. L’art, c’est réussir à toucher la sensibilité de quelqu’un. C’est cela qui a été très difficile. Si l’on parle de murs, c’est là qu’il y a le mur le plus haut. Dans la cité en tout cas. On ne montre jamais quelque chose qu’on sait faire spécifique à soi-même indépendamment de la culture dominante du groupe auquel on appartient, sinon, il risque de nous rejeter. C’est un phénomène qu’on peut observer partout. Mais c’est encore plus vrai quand on grandit dans une cité telle que celle de la ville nouvelle de Rillieux. Alors ce n’est pas deux ou trois séances qui ont fait la différence. Ce travail a pris quelques années. Mais en même temps, je savais que c’était très important de leur faire découvrir l’art de la danse, parce qu’il y en a qui ne sont jamais venus à la Maison de la Danse par exemple, n’ont jamais vu un spectacle de l’art de la danse. Certains avaient derrière eux des années de pratique “culturelle”, et d’autres n’en avaient pas du tout. Et donc, rien que cette rencontre entre des gens qui pratiquent différemment la culture ou l’art, cela fait grandir tout le monde. Voilà, l’idée en plus était de leur faire découvrir l’art de la danse dans toutes ses formes. Donc on a été à la Maison de la Danse qui a même organisé pour nous une visite derrière les coulisses pour découvrir des métiers. Et après le projet Passerelles, ils étaient vraiment « chez eux » entre guillemets, au CCNR, au Centre Chorégraphique. Donc ils sont venus voir presque toutes les représentations en fin de résidence du CCNR, et c’est vraiment hardcore. Ce sont des compagnies émergentes qui font des choses qui ne se situent pas dans le mainstream, pas dans les pratiques reconnues par les institutions. Comment dire ? Ce n’est pas ce qu’on voit à la Maison de la Danse [rires]. Par exemple, même très simplement la question de l’homosexualité : je me rappelle une fois, une compagnie avait travaillé autour de ça, et pour eux, c’était vraiment la première fois qu’ils ont vu une telle expression libre autour de ce sujet. Après, il y a la question de la nudité (« t’as vu ? ») [rires] Donc c’était aussi une manière de leur faire découvrir en eux quelque chose d’artistique ou sensible, et de voir que c’est OK. On a la permission de toucher des choses qui, des fois, sont interdites ou sont cachées. Donc tout cela participait à faire tomber les murs de la façade. J’ai répondu à ta question ?

Nicolas S. :

On peut essayer de rentrer plus en détails. Dans PaaLabRes, on parle de la notion de protocole, le “truc” qui permet justement que ça commence. Donc la question de Jean-Charles portait aussi sur le moment où ils arrivent, le premier dimanche à 16h. Comment tu ouvres la porte, qu’est-ce que tu dis, la question du vestiaire et d’autres ? Et puis, qu’est-ce que tu leur dis au début, par quoi ça commence, est-ce que c’est sans paroles ou avec, et quelle première activité que tu leur fais faire ?

Sharon S. :

En fait, si je m’en rappelle bien, c’était en 2014, mais je crois qu’on a commencé par parler, parce que ce n’est pas une école de danse. On est parti vraiment de rien pour construire le groupe. Donc, hop, un samedi ou un dimanche arrive un groupe… chacun s’est présenté, un petit peu, et puis après, moi, je leur ai expliqué mes intentions sur la création, un peu comme je vous l’ai dit. J’ai commencé par leur parler du projet Passerelles, parce qu’il était déjà dans ma tête, et je voulais qu’ils le sachent pour voir s’ils en avaient envie. On a parlé du fait que chacun vient d’une technique ou d’un style de danse différents, que je n’avais pas l’intention de les mettre de côté et de ne faire seulement que du contemporain. Je voulais que cela soit clair, donc c’est la première chose que j’ai mis sur la table : chacun peut garder ce qu’il fait, tout va bien, on peut toujours faire du hip-hop si on veut ! C’était très important, parce qu’ils avaient un peu peur de se retrouver sans leurs habitudes ou sans ce qu’ils savent faire. Donc je ne me rappelle pas si on a fait la réunion et dansé tout de suite après, ou si c’était la fois d’après ? Je crois qu’on a dansé déjà, dans cette première rencontre. Je fais des exercices permettant de garder ce qu’on sait faire et quand même converser – danser – avec l’autre. Je suis rentrée tout de suite avec la danse. On a parlé, mais il y avait tout de suite une action de mouvements et de la danse. Je voulais qu’ils comprennent la démarche, et qu’ils voient que ce n’était pas un cours de danse comme ils ont l’habitude (avec un prof qui est là, les danseurs sont derrière et font ce que fait le prof). Ce n’est pas du tout comment cela que se passe. Je suis là, je parle, je donne des images, et eux ils doivent réagir, voilà. Bon, au départ c’est difficile, parce que comme je vous l’ai dit, ils n’avaient pas accès à cette manière de procéder. Ils n’avaient accès qu’à produire des mots qu’ils connaissent : des phrases, des mots et du vocabulaire déjà acquis.

Nicolas S. :

Quelles sont les images que tu donnes ? Est-ce que certaines marchent mieux que d’autres ou pas, certaines que tu as l’habitude d’utiliser ou pas, et pourquoi ?

Sharon S. :

Avec DSF, j’essaie de donner des images le plus – comment on pourrait dire ? – pratique, très dans l’action. [Elle montre par des gestes]. Parce que c’étaient vraiment des amateurs qui ne se connaissaient pas entre eux, donc il y avait plein de barrières qui rendait cela pas facile.

Jean-Charles F. :

Les images, ce ne sont pas des choses qui sont projetées ?

Sharon S. :

Alors, « image » n’est peut-être pas le mot parce que, en fait, ce sont des consignes qui concernent des actions à faire. Par exemple, c’est se donner la main. Et à partir de là, on peut proposer des choses, comme interdire de se séparer, pour voir ce qu’on peut faire avec cette idée. Voilà, ce genre de situation que chacun peut réaliser, même si cela n’est jamais simple, car cela touche à quelque chose d’intime. Il ne s’agit pas de produire quelque chose comme : hop ! j’ai fait un tour et tu dis « wow ! ». Ce n’est pas dans ce contexte que ça marche, que ça vibre. Donc j’essaye de faire des choses simples, mais pas si simples que cela. Parce que ce sont tout de même des danseurs : il faut à la fois qu’ils sentent la présence d’un défi par rapport à la danse, et que cela reste assez simple ou assez clair dans les actions pour ne pas les mettre en difficulté. J’essaye de trouver cet équilibre, puis d’improviser un peu avec ce qu’on peut observer. Je prépare un truc, mais après c’est le groupe qui improvise dessus. Et je ne me rappelle pas exactement ce que je faisais, bien sûr. [rires]

Jean-Charles F. :

Ce n’est pas grave…

Sharon S. :

Mais c’est sûr que c’était dans cet ordre-là, parce que je travaille toujours comme cela et que, petit à petit, de rencontres en rencontres, cela a commencé à faire sens. Mais cela a pris énormément de temps. Et aujourd’hui, par exemple, si j’invite des chorégraphes pour travailler avec le groupe DSF, et même moi de l’extérieur, je me dis « wow », c’est incroyable comme ils dansent, comment ils sont disponibles. Ce n’est pas seulement la disponibilité de leurs corps dans la danse, mais c’est aussi dans la disponibilité de leur for intérieur. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de limites et c’est très impressionnant. Et c’est aussi parce que, après cinq ans de travail en commun et avec moi, il s’est formé un noyau dur. Ils ont pu rencontrer des chorégraphes, des danseurs, ils ont participé à des workshops, des stages, avec pas mal de gens, ils ont vu des spectacles et à la fin ils ont aussi travaillé avec Yuval Pick, ils ont pu faire l’expérience d’un véritable processus de création avec un chorégraphe. C’est tout cela qui a fait que, maintenant, ils sont super disponibles et super ouverts d’esprit.

Gilles L. :

Il y a une confiance qui s’est installée aussi entre eux, qui fait que cela se ressent beaucoup quand j’ai été voir le spectacle.

Sharon S. :

Pour eux, c’est vraiment devenu une famille. Il y a quelques jours, le 30 octobre [2019], on a présenté un spectacle et ils ont passé une soirée ensemble. En fait, ils sont tout le temps ensemble en dehors de DSF, donc ils sont devenus vraiment comme une petite famille et des amis très proches… Ils partent en vacances ensemble, cela va au-delà de ce qui se passe au studio. Mais c’est vrai que la confiance entre eux les aide à être libres, parce que c’est toujours le regard de l’autre qui nous fait peur. Tout change quand le regard de l’autre devient tellement bienveillant…

 

3. Le projet Passerelles

Jean-Charles F. :

On peut revenir au projet Passerelles. Par exemple, donc, si je comprends bien, c’était de faire venir des jeunes – ou moins jeunes je ne sais pas – d’Israël et de Palestine et donc est-ce que tu pourrais décrire un petit peu en terme de la composition de ce groupe. Par exemple, tu as dit que les palestiniens vivaient en Israël mais où en Israël, et même chose pour les israéliens ?

Sharon S. :

Alors dans le premier groupe qui est venu à Rillieux-la-Pape en février 2015, ils étaient 24, 12 israéliens et 12 palestiniens (ou très proche de ça peut-être 11 et 13 ou un truc comme ça). Et c’était très important pour Rabeah et moi qu’il n’y ait pas 14 israéliens et 3 palestiniens parce que cela arrive souvent. Car, pour les palestiniens, ce n’est pas évident de faire des choses avec des israéliens. La parité n’est parfois pas du tout respectée quand on fait des choses en Israël. Et c’était aussi très important pour nous qu’il y ait une parité hommes/femmes, donc il y avait vraiment presque le même nombre de garçons comme de filles, israéliens et palestiniens. Rabeah et moi, nous venons toutes les deux du nord d’Israël, côté Liban et nous avons grandi dans la même région, elle dans un village palestinien, et moi dans un village israélien. Et donc la plupart des jeunes palestiniens étaient originaires du nord d’Israël. Juste pour peut-être expliquer : en Israël habitent à peu près un million de palestiniens.

Jean-Charles F. :

On les appelle les arabes-israéliens ?

Sharon S. :

Oui. Pour moi, en premier lieu, ce ne sont pas des arabes-israéliens. Ce nom est celui que les israéliens ont inventés pour ne pas dire que ce sont des palestiniens et ne pas créer ce lien avec les palestiniens de Palestine. Et si on demande aux arabes-israéliens leur nationalité, ils vont dire qu’ils sont palestiniens.

Jean-Charles F. :

Oui, d’accord.

Sharon S. :

Comme je savais que, entre les israéliens et les palestiniens, ce n’est pas facile, il y avait un vrai problème d’affirmation d’identité, surtout chez les palestiniens envers les israéliens, et de considération des israéliens envers les palestiniens. Et donc, dans le projet Passerelles, il y a eu un moment où la télé France 3 est venue les interviewer au studio ici à Rillieux-la-Pape, il y avait un journaliste et un photographe. Donc ils ont filmé, mais ils m’ont dit : « Mais on ne comprend pas, qui est qui ? On ne voit pas de signes distinctifs ». Je leur ai répondu : « oui, eh bien, c’est vrai. » Et j’ai décidé comme ça, en improvisant, de leur demander de venir vers la caméra et de dire leur prénom, nom, et d’où ils viennent dans la langue qu’ils préféraient. En fait, j’ai fait ça pour les israéliens et les palestiniens plus que pour les français, parce que je savais que cela allait être très révélateur. Et donc tous les palestiniens – et ils ont tous la nationalité israélienne, ils habitent tous en Israël – tous les palestiniens, tous, sont venus vers la caméra, ils ont dit en arabe, je suis « je-ne-sais-pas-qui », je suis palestinien, ah ! et je suis palestinien qui habite à Saint Jean d’Acre en Palestine. Pour les israéliens, même Saint Jean d’Acre est complètement en Israël, pas que pour les israéliens mais pour tout le monde. Pour les palestiniens, c’est en Palestine. Et pour les israéliens, cela a été un vrai choc : que quelqu’un dans le groupe qui habite en Israël puisse dire qu’il habite en Palestine. C’est quand même extraordinaire. Et moi je savais que les israéliens allaient être extrêmement choqués. Voilà, je raconte cette anecdote pour juste expliquer que Rabeah et moi on peut dire que nous sommes voisines. Mais en Israël ce n’est pas comme ici, les communautés ne vivent pas ensemble. C’est-à-dire que les écoles, l’Education Nationale, sont séparées. Donc tu peux grandir à cinq minutes d’intervalle et ne jamais rencontrer un palestinien avec un israélien, sauf quand tu fais tes courses. Les systèmes sont séparés, donc tu grandis séparément. Et des fois tu ne parles même pas la langue officielle parce que, si tes parents ne sont pas éduqués ou qu’ils ne sont pas en contact avec la société israélienne, tu peux finir l’école et ne pas savoir parler hébreux par exemple.

Gilles L. :

Mais tu peux vivre quand même en Israël sans parler hébreu ?

Sharon S. :

Alors ce n’est pas facile : on crée des citoyens de deuxième zone qui n’ont pas les mêmes moyens, parce qu’ils n’ont a pas la même facilité d’accès au pouvoir ou aux gens, ou même à l’éducation. Parce que si l’on ne parle pas hébreux, on ne peut pas aller à la fac. Alors par exemple, la plupart, ceux qui ont de l’argent vont faire leurs études à l’étranger. Ils contournent le problème de ne pas parler hébreux. Ils ne regardent pas la télé israélienne qui est en hébreux. Ils regardent la télé de la Jordanie, du Liban, de l’Égypte. Cela fait que tu vis en Israël, mais tu ne participes pas du tout à la culture israélienne.

Jean-Charles F. :

Quelles étaient les pratiques de danse de ces deux groupes ?

Sharon S. :

Alors Rabeah est une vraie pionnière dans la communauté palestinienne. En plus du problème avec Israël, avec l’identité israélienne, etc., les palestiniens ont aussi leurs problèmes internes : parce qu’il y a des musulmans et il y a des chrétiens. Et il y a aussi une guerre entre les chrétiens et les musulmans, ce n’est pas facile. Et en plus la danse n’est pas du tout la bienvenue, ni dans la communauté musulmane, ni dans la communauté chrétienne. On accepte difficilement la présence des pratiques artistiques et que les femmes puissent danser. Bon, aujourd’hui cela a changé, je parle d’il y a vingt ans, de l’époque où Rabeah a commencé, ce n’était pas du tout accepté. Aujourd’hui, petit à petit, cela commence à l’être. Elle a pu vraiment amener cela au cœur du village. Elle a créé et fondé une école de danse, qui était je crois la première école de danse de toute la communauté palestinienne. Elle a beaucoup défendu cette idée et il y a maintenant des élèves qui sont grands, et il y en a même certains qui sont devenus professionnels. Mais c’est un combat permanent. Tout le groupe palestinien était constitué de jeunes qui gravitaient autour de Rabeah, et donc qui n’habitaient pas loin de Saint Jean d’Acre, le village palestinien. En ce qui concerne les israéliens c’était plus compliqué, parce que j’étais déjà ici et qu’il n’y avait personne pour fédérer un groupe. Et donc, on les a un peu trouvés comme ça, sur la base de ceux qui étaient intéressés par cette démarche, par ce projet de travailler avec les palestiniens. L’idée n’était pas seulement de venir en France, mais de créer un groupe en Israël, et vraiment proposer quelque chose d’intéressant dans le travail ensemble. En réalité, ce groupe a été créé justement pour partir en France et quelque mois après, le groupe n’a plus fonctionné, parce que les gens étaient trop loin les uns des autres. En fait, on a créé le groupe deux mois avant le départ. Cela veut dire que, en décembre 2014, c’était la première fois qu’ils se sont rencontrés. Quand ils sont arrivés en France, c’est à peine s’ils formaient un groupe. Pour eux c’était le tout début du projet. En plus, ils étaient 24, c’est trop de gens pour pouvoir gérer un groupe. Il y a eu un grand changement dans le groupe israélo-palestinien qui est venu pour la deuxième fois en 2015 : ce n’est pas le même groupe, mais il y a comme ici un noyau dur qui a suivi le projet depuis le début.

Nicolas S. :

La première fois où ils se voient en Israël/Palestine, c’est en décembre 2014, du coup est-ce que Rabeah a utilisé les mêmes méthodes que toi ?

Sharon S. :

Oui. Mais dans leur groupe, il y avait moins de différence de styles de danse. Parce qu’elle travaille un peu comme moi, donc ces jeunes-là avaient déjà cette habitude-là. Et les israéliens qu’on a trouvés avec une autre copine qui travaille avec nous, connaissaient aussi déjà cette manière de travailler. Mais par contre, pour eux, c’était le fait de travailler ensemble qui était nouveau. Et Rabeah et moi, on a vraiment insisté que toutes les rencontres aient lieu dans le village palestinien. Parce que souvent, le plus fort demande au plus faible de venir vers lui. C’est plus facile de faire une rencontre dans une ville juive que d’aller dans un village palestinien. Donc on a dit : eh bien ceux qui seront acceptés dans le projet seront ceux qui ont cette volonté de franchir ce mur-là, cette porte-là. C’était presque l’audition pour le groupe : qui a l’audace de venir plusieurs fois dans un village palestinien sans avoir peur. C’est ce qu’ils ont fait… Les jeunes de Rabeah ont invité les jeunes israéliens. Par exemple ils ont aussi passé un week-end ensemble, en étant invités dans les familles palestiniennes. Parce que ce n’est pas que la danse, pas que l’art, c’est aussi une démarche citoyenne. Être invités a produit un déclic chez eux. Cela a été toujours un accueil super chaleureux, donc c’était super important.

Nicolas S. :

Et quelle était la langue utilisée dans la rencontre en Israël ?

Sharon S. :

C’était l’hébreu, parce que malgré tout – je disais que c’était des systèmes éducatifs différents – ils apprennent l’hébreu à l’école. Après il y en a qui ne parlait pas l’hébreu, comme par exemple un jeune qui était en seconde. Mais les autres parlaient bien. La langue officielle était l’hébreu. Ensuite on a essayé d’utiliser systématiquement l’arabe et l’hébreu, c’était une déclaration à caractère presque politique. Les âges étaient aussi assez différenciés. Il y avait un jeune qui avait 16 ans, mais aussi une fille de 25 ans qui était déjà en Master en Israël. Elle parlait anglais, hébreu et arabe couramment. Il y avait donc toutes sortes de situations.

Nicolas S. :

Si on revient à la question de Jean-Charles, du coup, en France, au CCNR, les deux groupes qui arrivent, qu’est-ce que vous leur faites faire et comment ? C’était un stage avec la compagnie de Yuval Pick ?

Sharon S. :

Oui. Et tous les jours il y avait un cours de danse avec Julie Charbonnier[*], une danseuse de la compagnie le matin et l’après-midi – pas tous les jours – et il y avait des séances avec Yuval. Il y avait une fois où on a fait des choses entre nous pour développer justement la cohésion du groupe. On a aussi fait un spectacle à la fin de cette semaine, avec chaque groupe séparément. Pendant cette semaine-là on a préparé un peu le spectacle, chaque groupe répétant ce qu’il allait présenter. Et puis on a travaillé avec Yuval pour préparer le spectacle – ce n’était pas un vrai spectacle – dans ce qui ressemblait à une master-class ouverte à tout le monde. Dans le spectacle, le vendredi soir, le groupe DSF a présenté une pièce, le groupe israélo-palestinien a présenté une pièce, et à la fin Yuval a organisé une improvisation guidée devant le public avec tout le monde, 35 personnes sur scène. Et donc on a préparé ça aussi. On a fait une visite à Lyon, on a fait une soirée à la MJC, on a fait une soirée débat avec les habitants de la ville aussi. Quoi d’autre ? [rires]

Gilles L. :

J’ai assisté au débat, il était très important quand même, surtout entre eux.

Jean-Charles F. :

On peut savoir ce qui s’est passé dans ce débat ?

Sharon S. :

En fait, dans le débat, justement, ce que je vous ai raconté sur les moments où chacun a dit d’où il vient dans sa langue maternelle et qui a soulevé cette question : est-ce que les israéliens peuvent accepter le fait que les palestiniens se sentent palestiniens et pas israéliens ? Et donc toute cette difficulté-là, entre les israéliens et les palestiniens.

Gilles L. :

Le débat a été très vif.

Sharon S. :

Oui on peut le dire. Donc ça a fait sortir plein de choses entre les israéliens et les palestiniens. Il faut savoir qu’il est beaucoup plus facile de s’exprimer librement en dehors du territoire, et d’en parler, d’échanger des idées. Parce qu’en Israël, ce n’est pas toujours très facile. Donc, pour eux, cela a été vraiment un temps très fort et révélateur. Parce que les palestiniens ont eu eux aussi peur que les israéliens ne puissent pas accepter cela, mais ils ont découvert que ce n’était peut-être pas le cas. Donc c’était un moment fort et dans le débat cette problématique est ressortie. Même si c’est une problématique très intime quelque part qui ne concerne pas les français, c’est comme dans chaque accord de paix, il y a toujours quelqu’un d’autre, il y a toujours un troisième, parce que dans un couple il faut une troisième personne pour faciliter l’échange. La présence du groupe français a un peu servi à cela aussi. Après c’était un débat en trois langues, donc ce n’était pas toujours facile. Mais que peut-on dire de plus de ce débat ?

Gilles L. :

Est-ce qu’ils en ont parlé entre eux ensuite ?

Sharon S. :

Là, pour le coup il y avait un débat, mais c’était un débat intime, interne, entre nous. Et il était très, très, difficile, beaucoup plus difficile que le premier. Mais je crois que pendant la première semaine, ils n’ont pas beaucoup parlé entre eux, surtout pas des problèmes politiques. Et en plus il y avait un vrai problème de langue, parce que l’anglais c’était vraiment très minime chez les français. Donc ce n’était pas des débats très sophistiqués. Et ils ont vingt ans quand même, et dans le groupe israélo-palestinien la moitié du groupe était mineur. La première fois il n’y avait pas beaucoup d’échange verbal entre les jeunes. Et par contre, l’échange dans la danse était super fort, on a senti plein de chose, même sans parler. Et c’est ça qui nous a conduit à dire que, en fait, on ne peut pas s’arrêter là, c’est dommage. Et on voulait faire une autre rencontre, cette fois-ci en Israël pour faire…

Jean-Charles F. :

Le retour.

Sharon S. :

Le retour. Voilà, le match retour, exactement, et donc on est parti dix mois après en Israël, en décembre 2015. Pour cela j’ai eu une subvention « politique de la ville », c’était plus facile de convaincre les décideurs de cette nécessité parce qu’ils avaient déjà vu le projet “Passerelles” numéro un. Donc, on a eu une subvention pour payer les billets d’avion. Il faut dire aussi que la première règle que je me suis donnée est qu’il n’y ait jamais, jamais une barrière par l’argent, que jamais quelqu’un puisse ne pas faire quelque chose parce qu’il n’a pas d’argent. En fait, ils participent un petit peu, parce que c’est important de dire que tout ne tombe pas du ciel. Mais si quelqu’un ne peut pas payer cette somme-là, je la prends en charge. Certains viennent de familles très, très modestes, donc c’est important. Et voilà, on est parti en Israël pour une semaine, et c’était un peu la même idée : faire des stages et des rencontres autour de la danse. Mais cette fois-ci, il n’y avait pas un centre comme le Centre Chorégraphique qui nous a accueilli pendant toute la semaine. On est parti deux jours là, un jour là, comme ça partout un peu en Israël, pour rencontrer des artistes israéliens et palestiniens. Bon, c’était plus des israéliens en danse, parce qu’il n’y a pas encore beaucoup de danse chez les palestiniens, même si cela commence. Mais on a rencontré d’autres artistes et des musiciens, on a fait plusieurs rencontres un peu partout. Par exemple, on a fait une activité à Haïfa dans un centre culturel pour les trois religions et on a aussi présenté le premier film “Passerelles”. On a été à Saint Jean d’Acre et on a travaillé avec une danseuse américaine qui a dansé pour Alvin Ailey. Elle est venue bénévolement pour donner deux jours complets de stage. On a été à Tel Aviv aussi rencontrer une chorégraphe, on a fait une jam session improvisée avec un musicien et des danseurs. On a passé une journée dans un centre de danse et d’écologie : un centre de danse qui défend l’environnement, par exemple où l’eau est récupérée. Tout le système est écologique, ils ont construit tous les studios et tout le bâtiment, tout refait avec de la terre et des choses comme ça, avec une forte volonté écologique. Et ils font du travail avec les personnes en situation de handicap par exemple. On a aussi passé deux jours à Kfar Yassif, c’est le village de Rabeah. Et donc on a rencontré et dansé avec un groupe de danse ethnique, de danse palestinienne, le Dabkeh.

Gilles L. :

Le Dabkeh ?

Sharon S. :

Le Dabkeh est la danse palestinienne, la danse traditionnelle de Palestine, pas que de Palestine mais c’est très lié aux palestiniens. Maintenant, parce qu’il y a un vrai besoin d’affirmation d’identité, beaucoup de jeunes commencent à apprendre cette danse comme un symbole de leur identité palestinienne. Il y avait aussi un musicien spécialiste de derbouka – magnifique ce qu’il a fait – qui a joué, et après on a dansé avec lui, on a improvisé.

 

4. Les rapports danse/musique et la question de la créativité

Jean-Charles F. :

Précisément justement, c’était une question : les rapports à la musique dans tous ces projets. Comment ça marche avec la musique, ou les musiciens ?

Sharon S. :

Normalement par exemple quand on travaille au studio, il n’y a pas de musicien. C’est-à-dire on travaille toujours avec la musique, elle est très importante…

Jean-Charles F. :

C’est de la musique enregistrée ?

Sharon S. :

Oui. Ce sont des musiques qu’on aime bien, qui donnent l’envie de danser, qui impulsent en fait [en claquant les doigts].

Jean-Charles F. :

Qu’on aime bien, c’est-à-dire ?

Sharon S. :

Ce n’est pas celle qu’on écoute à la maison, mais celle qu’on aime bien pour travailler la danse, c’est-à-dire pour faire travailler le corps, je ne sais pas comment vous expliquer, je peux vous faire écouter. Par exemple : Fluxion, Monolake, Aphex twin.

Jean-Charles F. :

Donc c’est toi qui choisis la musique ?

Sharon S. :

Oui, si c’est moi qui donne le cours, je choisis la musique. Je trouve que cette musique-là va donner envie de faire telle activité ou tels types de mouvements, elle crée cette envie dans le corps. Après, chacun utilise des musiques différentes. Et si on peut travailler avec un musicien, ce sera vraiment un projet construit autour de cela, parce que c’est très spécifique. Si je travaille avec une musique et des morceaux que je connais et que je choisis, il y a une diversité extraordinaire : je peux choisir à un moment de travailler sur Bach, parce que j’ai envie de cette ambiance-là, et après un truc électronique qui donne une autre énergie, ou un morceau tribal ou africain ou punk, etc. Cela donne une palette beaucoup plus riche – riche ce n’est peut-être pas le mot – plus grande qu’un musicien qui amène une couleur spécifique. Mais c’est super intéressant ; par exemple, quand on a travaillé avec le musicien palestinien. Mais c’était juste une expérience qu’on n’a pas pu développer.

Jean-Charles F. :

Et les participants amenaient de la musique aussi ?

Sharon S. :

Non. Mais c’est une bonne idée. [rires] Je prends.

Jean-Charles F. :

Cette idée de créativité n’est pas complètement évidente en ce qui me concerne, parce qu’elle peut se décliner sur des millions de registres. Notamment, je me demandais par exemple… La question de la scène, parce que la danse contemporaine me semble complètement liée à cette notion de « scène » dans le sens d’un théâtre et donc à de la chorégraphie. Alors que d’autres formes, notamment le hip-hop a des origines…

Sharon S. :

Dans la rue…

Jean-Charles F. :

Oui, et la rue est une scène mais qui n’est pas cette scène-là du tout. Et qui donc a des règles totalement différentes, notamment dans l’idée de ce qu’on pourrait identifier comme créativité. (Moi je ne sais pas si ce que je raconte a la moindre réalité.) D’autre part, tu as dit, autre problème, c’est que les palestiniens non seulement n’avaient pas de pratique de danse, au départ enfin, du projet de ton amie, mais la société elle-même ne regardait pas la danse comme quelque chose de « bien ». Mais en même temps après, on dit : ah mais il y a tout de même une forme traditionnelle de danse qui existe…

Sharon S. :

Mais c’est pas du tout pareil, par exemple le Dabkeh n’est dansé originellement que par des hommes…

Jean-Charles F. :

Donc là aussi, dans les formes traditionnelles de danse, cela me paraît être assez éloigné de la notion de scène dans la danse contemporaine… Et c’est vrai que, aussi, on a vu beaucoup ces dernières années de la « récup », enfin même depuis plusieurs siècles, c’est la tendance de l’occident à récupérer les formes pour les mettre en scène. Donc cela m’intéresserait de savoir comment cela s’articule au sein de ce projet. Parce que là ce sont aussi des murs qu’il convient de faire tomber, mais le danger de les faire tomber est qu’il y ait une forme qui mange l’autre.

Sharon S. :

Hm… C’est vrai que dans le hip-hop de la rue, on peut plutôt dire aujourd’hui de « battle », il y a énormément de créativité.

Jean-Charles F. :

C’est ce qui fait battre l’autre.

Sharon S. :

Voilà. Et puis, en fait, tu improvises avec tout ce que tu as, tout ce que tu peux. Voilà, donc ça crée des moments magnifiques, sauf que ce n’est pas une création, parce que ce n’est pas une écriture, c’est de l’impro et c’est le moment présent. Ce n’est pas du tout pareil.

Jean-Charles F. :

Ce n’est pas une écriture ?

Sharon S. :

C’est-à-dire : ce n’est pas une chorégraphie, pardon.

Jean-Charles F. :

Cela ne s’inscrit pas dans du corps qui bouge ? Ce n’est pas appris, cela ne peut pas être reproduit ?

Sharon S. :

Cela dépend. Pour moi, la créativité dans le hip-hop est vraiment dans les battles. Parce qu’il y a cette notion de [en claquant les doigts] de titiller l’autre et toujours l’amener à un niveau plus haut de je ne sais pas même quoi, de corps, d’invention… Mais il y a un autre aspect dans les battles, c’est qu’elles sont très dans la performance. C’est-à-dire que le plus important est de ne pas montrer quelque chose de plus intime, de plus sensible, mais de montrer une performance et qu’elle soit «nickel». Donc, par exemple, personnellement, cela m’intéresse moins. Ce n’est pas une question de style de danse, parce que cela ne m’intéresse pas du tout dans la danse contemporaine où cela existe aussi.

Jean-Charles F. :

Oui.

Sharon S. :

Ce n’est pas une question de style de danse, mais par contre une question de démarche. Après, c’est vrai que quand on choisit de mettre plus en lumière quelque chose d’intime et intérieur, on ne peut pas faire les deux. Parce que tu as dit tout à l’heure, l’un va écraser l’autre. Je ne sais pas si j’ai bien répondu à ta question.

Jean-Charles F. :

Oui.

Sharon S. :

Donc pour moi, ce n’est pas une question de récupération. Je connais le problème du colonialisme dans l’art. Mais pour moi ce n’est pas une question de style ou d’esthétique, c’est une question de ce qui m’intéresse, moi, dans la personne qui danse. Après, la première fois que j’ai vu une « battle », j’ai bien vu cette créativité, je me suis dit « wow ! ça c’est vraiment intéressant ». Mais comment peut-on préserver cette créativité en dehors de cette ambiance de performance ? Pour qu’il y ait cette possibilité d’être dans les nuances plus fragiles, plus intimes. Mais pour moi, ce n’est pas une question d’esthétique mais que, tout d’un coup, je puisse voir dans la personne quelque chose de très inventif, de très innovant même. Même si elle ne sait pas ce qu’elle a fait, c’est sorti comme ça, donc c’était incroyable.

Jean-Charles F. :

C’est un peu comme ça dans toutes les formes improvisées, non ?

Sharon S. :

Oui, mais cela dépend de l’objectif de l’improvisation, de l’expérience de chacun. Par exemple dans un jam de « contact improvisation » ou d’autres, le but n’est pas d’impressionner l’autre, et il n’y a pas vraiment de public qui regarde. Ce n’est pas un spectacle en forme de jam, c’est un partage.

Jean-Charles F. :

Oui, d’accord.

Sharon S. :

Après, je ne sais pas, peut-être qu’il y a d’autres formes d’improvisation avec des personnes qui ont d’autres objectifs. Tout existe, donc… Je trouve que l’objectif des choses est important. Par exemple, si l’objectif est de gagner quelque chose, ça veut déjà dire qu’on est en compétition ; eh bien, pour moi, c’est déjà problématique. Parce qu’on ne peut pas être en compétition : on est différent, donc chacun amène autre chose. Je comprends la logique de la compétition mais pour moi, ce n’est pas un cadre qui peut permettre d’être vraiment créatif. Parce qu’il faut tout le temps impressionner, impressionner encore plus. Alors cela fait sortir des choses incroyables, mais le but n’est pas de faire sortir des choses incroyables. Je ne sais pas si j’ai répondu à ta question, mais pour moi, le but n’est pas de récupérer mais d’amener vers quelque chose.

Jean-Charles F. :

Et la danse classique, c’est aussi la compétition…

Sharon S. :

Oui. C’est vrai. La danse classique aujourd’hui semble ne s’intéresser qu’à la performance.

Jean-Charles F. :

Performance dans le sens sportif du terme.

Sharon S. :

Oui. Si je fais seize pirouettes, et après j’arrive à sauter [en claquant les doigts] et bien me réceptionner en étant «nickel», alors le public applaudit. Donc c’est comme dans une battle, c’est-à-dire que la performance corporelle est beaucoup plus importante que « qu’est-ce que cela veut dire ». Parce que pourquoi est-on sur scène ? On n’est pas sur scène pour impressionner, je ne sais pas, peut-être que oui ? C’est-à-dire que je ne suis pas contre la virtuosité, mais elle doit servir quelque chose. Si elle ne sert qu’elle-même, cela ne m’intéresse pas. Cela peut être magnifique, mais cela ne m’intéresse pas en tant que art. C’est comme les chinois, ils font des trucs où tu ne peux que dire « c’est wow ! », c’est magnifique, les gens sont là et ils tournent sur la tête de l’autre, des choses incroyables, mais moi, cela ne me touche pas du tout, du tout. Alors, bien sûr c’est moi qui menait le projet donc on peut dire que c’est ma sensibilité qui a un peu créé une ligne directrice. Je crois que, peut-être, quand chaque projet est dirigé, il a la couleur de celui qui en est à la tête, c’est un peu normal. En tous les cas, je crois que même aujourd’hui, même après cinq ans, on peut complétement voir la présence de la danse urbaine dans tout ce qu’ils dansent dans DSF. Donc cela n’a pas été gommé, même si ce qu’ils font c’est bien aussi de la danse contemporaine. Je crois que même la dernière création de Jérôme Ossou avait une proposition très urbaine, avec les vestes et les codes qui vont avec les mouvements quotidiens, nourrie par ce qu’on traverse, par exemple le travail avec Yuval Pick.

Nicolas S. :

J’aurais peut-être une dernière question. Il faut que je la choisisse bien [rires] (il est six heures). Il y avait l’idée en février 2015 de faire un truc au Centre Chorégraphique National, avec la Compagnie Yuval Pick, etc. Donc c’est faire intervenir des personnes extérieures, moins l’idée de « professionnels » que l’idée d’une « extériorité » au projet lui-même. Puis dans le voyage en Israël en décembre, vous allez rencontrer plein d’autres personnes. As-tu une démarche spécifique vis-à-vis de ces personnes-là, qui vont être au centre d’une intervention, mais à un petit moment dans le projet global autour de l’idée d’une rencontre qui décale ou surprenne ? A l’endroit où je travaille, je suis assez à l’aise pour faire se rencontrer des musiciens très différents. On construit des dispositifs qui leur permettent de commencer à se poser des questions sur le fait que cela ne marche pas comme ils croient que ça marche, qu’il y a des évidences qu’ils ont besoin de déconstruire. C’est une bonne partie de mon métier, et j’aime bien le faire. Par contre, si à un moment on me dit que des palestiniens et des israéliens arrivent et se rencontrent, j’ai toute une littérature des luttes politiques menées et de l’histoire, mais j’ai moins de dispositifs à ma disposition. Qu’est-ce que tu demandes aux intervenants ? Est-ce que tu fais une démarche particulière vers les intervenants de la compagnie Yuval Pick le premier jour, ou pas ? Parce que je ne suis pas sûr non plus qu’il y en ait besoin… Pour résumer : comment tu t’y prends pour organiser la rencontre de ce projet-là avec des intervenants extérieurs ?

Sharon S. :

Je n’ai rien fait de particulier, sauf de présenter un peu l’historique du groupe et sa composition. Je n’ai rien fait d’autre parce que, en danse, on danse. Cela peut être aussi ce que tu as dit, faire une rencontre très spécifique pour trouver d’autres moyens de danser. Mais normalement, si on a un groupe très hétéroclite de gens, le fait de danser ensemble va tout de suite créer cela. C’est-à-dire qu’il n’y a pas d’autre moyen. On travaille avec le « contact », on ne travaille pas frontal, on travaille sans miroir et on ne travaille qu’avec les autres. Donc à la fin d’une heure et demie, eh bien, c’est très rare qu’on ne se sente pas proches. C’est vrai ! C’est-à-dire, c’est très corporel, ce n’est pas dans la tête, ce n’est pas intellectuel, c’est juste que c’est une réalité qui se passe entre des gens qui dansent ensemble et qui doivent toucher… Mais ce n’est pas un contact physique comme on en a dans la vie quotidienne, cela n’amène pas à un truc ni sexuel, ni d’empathie, c’est à la fois neutre et fonctionnel, mais cela crée quand même une relation très intime, d’une manière très différente que dans la vie qu’on connaît. En fait presque tous les intervenants – ici avec Yuval, ses danseurs, même en Israël – avait un peu la même démarche. Pas tous, il y a toutes sortes de démarches, parce que on a aussi fait un cours et appris une chorégraphie, mais tout était vécu comme une expérience particulière. Donc chaque fois que cela s’est passé, c’était une expérience nouvelle, et ils étaient ouverts à ça. Mais la plupart du temps c’est la démarche-même qui crée cela indépendamment de l’objectif premier du cours. C’est-à-dire que je peux faire un cours autour d’un sujet, mais ce qui va se passer dans un courant souterrain, c’est cela qui me paraît important. Donc on peut faire des ateliers très différents, mais à la fin cela sera ce qui va être le plus présent dans la sensation globale des gens. C’est mon expérience, je travaille avec beaucoup de publics très différents, donc je peux dire que ça marche pratiquement toujours. Après, cela peut ne pas marcher pour une personne qui se sent vraiment en danger par rapport à cela. Juste, peut-être pour finir le book de « Passerelles », c’est important de dire qu’après ces deux projets, il y avait un autre projet à Bordeaux. Mais le dernier projet qu’on a fait ensemble, avec les deux groupes israélo-palestiniens et français, était une création avec Yuval Pick, le chorégraphe du Centre Chorégraphique National. La pièce s’appelle Flowers crack concrete, avec l’idée de fleurs qui craquent le béton : comment peut-on faire tomber les murs entre les gens ? Toute la pièce était autour de ça et de la question : comment peut-on être singulier et faire ensemble ? Ne pas effacer la singularité pour être ensemble, mais justement, vivre sa singularité pour créer un ensemble. C’était l’objectif de Yuval, il a fait en même temps une création lui-même pour ses danseurs un peu dans la même idée, et une avec ce groupe-là. Cette fois-ci, il y avait 12 israélo-palestiniens et 12 français. Cela a été présenté à la Maison de la Danse et en Israël en 2018. Ce projet était très important au niveau des budgets et de l’organisation, il était porté cette fois-ci par le CCNR, et non plus par DSF.

Jean-Charles F. :

Merci beaucoup.

 


Artistes qui ont été mentionné(e)s dans cet Entretien

* La danseuse Julie Charbonnier a commencé sa formation professionnelle en 2010 en rejoignant le Conservatoire National Supérieur de Danse de Paris (CNSMDP). Trois ans plus tard, elle part s’installer à Bruxelles, et intègre la Génération XI de P.A.R.T.S, école créée par la chorégraphe Anne Teresa de Keersmaeker. Puis en 2014, elle intègre l’équipe du CCNR dirigé par Yuval Pick, comme danseuse permanente. Elle a le privilège de commencer cette aventure avec la reprise du duo Loom, qui est une pièce alliant une grande subtilité à un engagement physique puissant. http://www.ccnr.fr/p/fr/julie-charbonnier

* Hatem Chraiti, professeur de hip-hop et organisateur d’évènements. Au moment de la création de Danser Sans Frontières, il enseignait à la MJC de Rillieux-la-Pape. https://www.youtube.com/watch?v=fU9uHfdmgk8

* Rabeah Morkus est une danseuse palestinienne, née à Kfar-Yassif en 1972. Elle a fait ses études de chorégraphie et de pédagogie de la danse aux écoles Kadem et Mateh Asher. Elle a rejoint la troupe de théâtre de Saint-Jean-d’Acre et la compagnie Kibbutz, dont le directeur était alors Yehudit Arnon. Elle a participé à plusieurs créations dirigées au théâtre alternatif de Saint-Jean-d’Acre par Hamoutal Ben Zev, Monu Yosef et Dudi Mayan. En parallèle a son activité de danseuse, Rabeah travaille à la réinsertion par la danse dans un projet dont l’objectif est d’aider les enfants qui ont des conflits avec leur famille et les femmes victimes de violence domestique. Pour elle, la danse est aussi un moyen de surmonter les traumatismes. http://laportabcn.com/en/author/rabeah-morkus

* Yuval Pick. Nommé à la tête du Centre Chorégraphique National de Rillieux-la-Pape en août 2011, Yuval Pick a derrière lui un long parcours d’interprète, de pédagogue et de chorégraphe. Formé à la Bat-Dor Dance School de Tel Aviv, il intègre la Batsheva Dance Company en 1991 qu’il quitte en 1995 pour entreprendre une carrière internationale auprès d’artistes comme Tero Saarinen, Carolyn Carlson ou Russel Maliphant. Il entre en 1999 au Ballet de l’Opéra National de Lyon avant de fonder en 2002 sa propre compagnie, The Guests. Depuis il signe des pièces marquées par une écriture élaborée du mouvement, accompagnée d’importantes collaborations avec des compositeurs musicaux et où, dans une forme de rituel, la danse propose un équilibre sans cesse remis en cause entre l’individu et le groupe. http://www.ccnr.fr/p/fr/directeur-yuval-pick