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Itinéraire entre "Dedalus" et "Trio"

 

11 consignes partagées en préambule de l’exécution de « Treatise » de Cornelius Cardew, pp.141-162, par Pedro Branco, percussion, José Leitão, piano et Etienne Lamaison, clarinette.

Didier Aschour, version de Treatise de Cornelius Cardew par l’ensemble Dedalus, pp.1-19.

Avant de commencer à jouer à partir de cette partition, nous nous sommes mis d’accord sur les points suivants, sachant que d’autres ont été évoqués et n’ont pas été retenus :

  • Se laisser provoquer par les formes qui défilent. Prendre les traits et formes comme s’ils étaient en mouvements et que ces tracés en mouvement se transforment en sources d’énergie sonore.
  • Reconnaitre dans ce que joue l’autre la forme qu’il est en train de « jouer » et y participer, ou au contraire, jouer le reste.
  • Les graphismes « fermés » sont des contours, à la manière des contours de la bande dessinée. Il nous appartient de les remplir, de leur donner volumes, texture et couleurs.
  • Il y a un « dessus et un dessous » visuel qui ne correspond pas automatiquement à un «plus aigu, plus grave ». On ne considère pas un axe vertical qui correspondrait exclusivement à des hauteurs. Ça peut être aussi une différence de plan sonore, un « devant et un derrière » comme si, malgré le défilement horizontal de la partition, on pouvait aussi considérer la verticalité, comme dans une image arrêtée, avec les notions de « poids » des formes dans l’espace visuel.
  • L’axe visuel central et continu n’est rien de plus que la ligne d’horizon et n’a pas de correspondance sonore spécifique.
  • Individuellement, mais aussi collectivement, ne pas vouloir tout jouer.
  • Laisser la priorité au temps musical par rapport au temps de défilement de la vidéo. La mémoire visuelle peut permettre de jouer des éléments qui ne sont plus « affichés ».
  • L’interruption d’une ligne visuelle correspond à une interruption de jeu sonore.

Pour notre version de Treatise, Dedalus était composé de : Amélie Berson, flûte, Deborah Walker, violoncelle, Carole Rieussec, électro-acoustique, Thierry Madiot, trombone, Stéphane Garin, percussions, Didier Aschour, guitares.

Nous avons joué les 19 premières pages. Graphiquement elles forment une section et contiennent principalement des lignes parallèles, convergentes ou divergentes, droites, obliques, courbes, plus ou moins espacées. On y trouve également des chiffres, présents dans tout le reste de la partition. Rétrospectivement, mon goût prononcé pour les sons continus et les répétitions a dû considérablement influencer ce choix des 19 premières pages…

Nous l’avons tout d’abord observée séparément, analysée pendant des mois avant de nous réunir pour lui donner une réalité sonore. Le Treatise Handbook, détaillant le processus d’écriture et surtout les différentes interprétations dirigées par Cardew, fut pour moi un précieux outil.

Nous avons travaillé pendant une résidence de quatre jours aux Instants Chavirés. Je crois qu’à la fin de la première matinée nous avons trouvé une manière de procéder qui nous a fait avancer à grands pas. En fait le travail s’est rapproché du travail d’instrumentation auquel nous sommes déjà habitués avec Dedalus.

Qui joue quoi ?, décidé par chacun en fonction de son “instrument”, ici, il fallait en plus proposer sa propre interprétation des symboles. L’idée était de “réaliser” la partition, de se répartir les éléments graphiques et de les synchroniser.

Finalement, chacun a interprété les symboles en fonction de ses idées musicales. Cela pouvait concerner un type de son pour certains, un registre ou un mode de jeu pour d’autres. Les variations des symboles, par contre unifièrent les différentes interprétations en se rapportant à des durées ou des dynamiques communes.

Dès le début, Carole Rieussec, seule à jouer d’un “instrument” électro-acoustique a pris le parti de réaliser cette ligne. Ce qui a permis aux autres de se positionner par rapport à elle.

Nous avons interprété les chiffres comme nombres de répétition d’un accord, donc cela a conditionné certaines durées. Pour certaines pages, des proportions spatiales nous ont semblé mériter d’être respectées et nous avons fixé des unités de temps.

 

 

Réflexions sur les partitions graphiques – Étienne Lamaison

English Abstract


Sommaire

Première partie : Relations entre le visuel et le sonore
Introduction
1. Des correspondances contraintes
1.1 Les correspondances linguistiques
1.2 L’impasse des machines de transformation
1.3 D’étranges paramètres d’images-sons
1.3.1 Les temporalités de l’image du son
1.3.2 Le silence de l’absence ou l’absence de silence
1.3.3 Les couleurs
1.3.4 L’espace, le plan, la ligne et la touche

Deuxième partie : Les partitions graphiques
2. Une définition instable
2.1 Une volonté de renouveler la graphie musicale
2.2 Divers types de partitions graphiques
2.3 Spécificité des partitions graphiques non-procédurales
2.3.1 Exposé des raisons du choix des partitions non-procédurales
2.4 Contexte historique et philosophique – Les élans d’après-guerre

Conclusion
Bibliographie
Annexe A : Liste de partitions graphiques

 


 

Première partie : Relations entre le visuel et le sonore

 

Introduction

La comparaison entre les arts, la complémentarité ou la primauté de l’un sur l’autre est un sujet qui occupe particulièrement la pensée occidentale, sans doute plus que dans d’autres civilisations. Dans un premier temps, il convient en ce sens de resituer l’héritage de la pensée de Saint Augustin en ce qui concerne le rôle que doit occuper l’art selon lui, ce que cette vision a eu comme conséquence sur le développement des diverses formes artistiques et les conséquences sur le discours des artistes pour s’affirmer ou justifier leur pratique créatrice.

Saint Augustin, héritier d’une philosophie néo-platonicienne et s’employant à y introduire une pensée chrétienne, va produire une philosophie de l’art, et de la musique en particulier, imprégnée de concepts anciens et reformulés dans une perspective nouvelle[1]. Il place l’artiste comme celui qui fait de « beaux et harmonieux ouvrages » (Saint Augustin, 388-395, question 78), mais qui restent une imitation imparfaite de la nature. Ils sont faits d’éléments matériels, mais leur « proportion, l’accord des lignes qu’ils impriment par leur corps sur un corps, ils les reçoivent par leur intelligence de cette souveraine Sagesse » (Saint Augustin, 388-395, question 78). Ce qui fait l’objet d’art n’est donc pas sa matérialité, mais ce en quoi il est la trace de la perfection inspirée par le Créateur, Dieu, à l’artiste. Cette immatérialité de l’artistique place la musique comme étant le plus spirituel de tous les arts dans l’esprit de Saint Augustin, mais également comme une science, à l’égal de l’arithmétique, la géométrie ou l’astronomie ; elle serait « une science qui apprend à bien moduler » (Saint Augustin, 388-391, chap. II), moduler étant entendu ici comme ce qui est soumis une « juste mesure », à la « règle ». Reprenant les traditions platoniciennes et pythagoriciennes de calcul des hauteurs sonores et des intervalles, la musique aurait également la particularité d’être un art du nombre, ces mêmes nombres qui régiraient le cosmos. La musique, vue ainsi, serait donc avant tout une connaissance que l’on acquerrait plus par l’étude que par la pratique, elle préexisterait et l’on en découvrirait les lois, des lois universelles semblables à celles qui régiraient le cosmos.

L’art, créateur d’un idéal de beauté inatteignable dans ce monde, devrait découler de l’unité et de l’harmonie entre les parties. L’harmonie dont parle Saint Augustin « est celle qui seule assure à chaque œuvre beauté et intégrité ; l’harmonie à son tour cherche l’égalité et l’unité, soit dans la ressemblance des parties égales, soit dans la proportion des parties inégales » (Saint Augustin, 390, Chapitre XXX, 55).

En unifiant ainsi la pensée artistique grâce à une vérité supérieure, Saint Augustin crée indéniablement les ponts nécessaires à la rencontre entre les diverses formes artistiques. Il n’est pas question de faire un amalgame entre les diverses choses matérielles et la perception que nous en avons :

Mais qui pourra montrer dans les corps l’égalité ou la ressemblance absolue ? Qui osera affirmer, après y avoir bien réfléchi, que chaque corps est véritablement un ? Tous ne changent-ils pas, soit d’espèce, soit de lieu ? Tous ne se composent-ils pas de parties dont chacune occupe sa place, et ces corps ne sont-ils pas ainsi comme divisés par l’espace ? D’ailleurs, l’égalité et la ressemblance véritables, l’unité première et absolue ne sont accessibles ni à notre œil, ni à aucun autre sens ; elles ne tombent que sous le regard de l’esprit. (Saint Augustin, 390, Chapitre XXX, 55)

Lorsque quelques siècles plus tard, Léonard de Vinci s’exprime sur la musique dans son Traité de la peinture, il déclare qu’ « il  n’en est pas de la peinture comme de la musique, qui passe en un instant, et qui meurt, pour ainsi dire, aussitôt qu’elle est produite » (De Vinci, 1820, p.18). La question de ce qui différencie les arts ou les rapproche n’est pas réservée à la musique et à la peinture, cette dernière ayant cependant, aux yeux de Da Vinci, une nette primauté sur toutes les autres, due à l’harmonie qu’elle crée sans avoir à se soumettre au temps :

Quand le poète renonce à figurer, au moyen des mots, ce qui existe dans la nature, il n’est plus l’égal du peintre : car si, abandonnant cette description, il reproduit les paroles fleuries et persuasives de celui qu’il veut faire discourir, il deviendra orateur et non plus poète ou peintre. Et s’il parle des cieux, il devient astrologue ; et philosophe ou théologien en dissertant des choses de la nature ou de Dieu. Mais qu’il retourne à la description d’un objet, il serait l’émule du peintre, s’il pouvait avec des mots satisfaire l’œil comme fait avec la couleur et le pinceau le peintre, qui, grâce à eux, crée une harmonie pour l’œil comme la musique. (Da Vinci, cité dans Seris, 2009, p.6)

Faisons encore un saut dans le temps et nous voyons Schoenberg qui considère l’oreille comme étant supérieure, car elle ne s’attarde pas sur ce qui est concret.

Pour beaucoup d’artistes, entremêler les sources d’inspirations fait partie des processus routiniers pour stimuler leur créativité. À la fois, le bon sens de chacun fait comprendre que les expériences auditives et visuelles sont de nature très différente, mais dans le même temps, des associations sont imaginées, désirées, insinuées, créées, entretenues, psychologiquement vécues de manière très forte par certains ; l’illusion d’une immédiateté de correspondances sensorielles paraît opérer naturellement. Du grand mélange enthousiaste des sensations à la différenciation discriminatoire, du mysticisme du rapprochement à la collaboration féconde, de l’hyperspécialisation des disciplines aux répertoires polysémiques, il existe autant de sensibilités que d’êtres humains et ce rapprochement du visuel et de l’auditif en cristallise les positions idéologiques et les expressions qui les accompagnent.

1. Des correspondances contraintes

1.1 Les correspondances linguistiques

Le visuel[2] et l’auditif[3] ont de tout temps eu des relations complexes au point de se rejoindre dans ce qu’on appelle l’audiovisuel. Non que ce rapprochement linguistique puisse signifier une osmose d’un couple enfin réconcilié, car les techniques qui les rassemblent réalisent plus une cohabitation profitable à une fin qui leur échappe (par exemple raconter une histoire dans un film ou dans un « spectacle-son-et-lumière »). Il ne s’agit donc pas vraiment d’une pratique artistique qui considérerait chacun au même niveau, avec ses particularités. Pourtant, une pratique dans laquelle le visuel et l’auditif participeraient dans un même élan à une expression commune a souvent été recherchée par les artistes.

Il existe, dans nos sociétés occidentales, un fort cloisonnement entre ces deux disciplines ; l’une serait l’art de l’espace, les arts visuels (les arts plastiques), et l’autre serait l’art de la durée, les arts auditifs (la musique). Les lieux d’enseignement de ces disciplines sont le plus souvent séparés et obéissent à des logiques pédagogiques qui ont peu de choses en commun. Rares sont les institutions qui favorisent les rencontres des disciplines, des artistes et de leurs publics. Les artistes ayant touché à plus qu’une discipline sont suffisamment rares pour être relevés en tant que tels, comme des êtres hors du commun. Malgré tout cela, les partitions graphiques sont une de ces manifestations où une intersection se produit, tout comme le théâtre musical rejoint parfois les classes de percussions, les classes de chant organisent une formation d’acteur, les installations d’art plastique deviennent parfois « sculptures sonores », les classes de danse font appel à des musiciens improvisateurs sensibles aux expressions corporelles, etc. Le cloisonnement ne saurait être étanche, malgré les institutions.

Le vocabulaire lui-même contient un grand nombre de mots qui sont communs à ces deux formes d’expression : ton, nuance, harmonie, rythme, couleur, variation, ligne, courbe, contrepoint, espace, chromatique, accorder, forme en arche, chaud, froid, brillant, et bien d’autres encore, plus spécifiques, comme la Klangfarbenmelodie (mélodie de couleur sonore). Ces termes créent des ponts, voulus ou malgré eux, entre l’un ou l’autre de ces domaines. Tous ces termes correspondent à des réalités qui n’ont le plus souvent rien à voir les unes avec les autres. Prenons par exemple nuance qui est souvent utilisé en musique pour parler de variations des intensités sonores, alors qu’au niveau visuel, elle désigne les degrés par lesquels peut passer une couleur, du plus pâle au plus foncé, en conservant le nom qui la distingue des autres. Si dans le premier cas il s’agit de l’amplitude de l’onde sonore, dans l’autre cas il s’agit d’une variation du spectre lumineux, pas de son intensité. Prenons un autre mot comme celui de ligne. La ligne visuelle est continue, sinon il serait spécifié dans la plupart des cas qu’elle est discontinue ou pointillée, ou autres termes appropriés ; alors que la ligne mélodique peut être discontinue dans tous ses paramètres, fréquence (le passage d’une note à l’autre se fait rarement pas glissement continu de fréquence), dynamique (tout instrument à sons percutés, à commencer par le piano, introduit une discontinuité dynamique dans le passage d’un son à l’autre), timbre (la Klangfarbenmelodie en est un exemple type), et même des interruptions (des silences) ne suffisent pas à rompre l’idée de ligne mélodique sans que personne n’ait besoin de spécifier par un qualificatif sa continuité ou non. Nous pourrions prendre tous les mots énumérés ci-dessus et vérifier que les correspondances n’en sont pas. Elles sont une vue de l’esprit, des traits de notre imagination individuelle ou collective.

1.2 L’impasse des machines de transformation

Avant même le rêve d’une œuvre d’art total qui nourrit les ambitions romantiques, l’idée que le son et l’image puissent concourir à une même expression dans une symbiose absolue avait déjà alimenté des élucubrations telles que celle du père Louis-Bertrand Castel, en 1725 : un clavecin pour les yeux, dont l’idée annoncée était bien de

peindre ce son et toute la musique dont il est capable ; de les peindre, dis-je réellement, ce qui s’appelle peindre, avec des couleurs, et avec leurs propres couleurs ; en un mot, de les rendre sensibles et présents aux yeux, comme ils le sont aux oreilles de manière qu’un sourd puisse jouir et juger de la beauté d’une musique […] et qu’un aveugle puisse juger par les oreilles de la beauté des couleurs. (Warszawski, 1999)

Nous ne rentrerons pas en détail sur le fonctionnement qu’aurait dû avoir cette machine si elle avait vu le jour[4], ni sur les motivations diverses (scientifiques, artistiques et socio-historiques) qui ont conduit à l’imaginer. Ce qui nous intéresse ici est plutôt de relever les impasses dans lesquelles se fourvoient ce genre de projets qui pourtant ne cessent de voir le jour.

La première impasse est une impasse d’ordre physique qui concerne les ondes. Il est entendu que le son et la lumière sont des ondes et que par conséquent on retrouve des natures analogues : leur propagation est rectiligne et uniforme, elles se réfléchissent sur un obstacle, on observe des phénomènes d’interférences, de réfraction, de « mirage », etc. Il n’en reste pas moins que le son est une onde mécanique. Cette onde a donc besoin d’un milieu matériel qu’elle va déformer pour se propager, alors que l’onde lumineuse est électromagnétique et ne nécessite pas de milieu pour se propager. Leurs vitesses de propagation sont très différentes, beaucoup plus rapide dans le cas de la lumière. Les longueurs d’ondes contribuent à les différencier également : les effets de diffraction sont beaucoup plus importants pour les longueurs d’onde relativement petites comme celles du son que pour la lumière. Localiser un son sera pour cette raison moins précis. On parle difficilement de rayon sonore car ses conditions d’existence ne font pas partie de nos expériences quotidiennes : notre monde nous fournit plus d’images lumineuses que d’images sonores. Un « reflet sonore », c’est-à-dire la réflexion d’un son sur une paroi de manière à retrouver ce même son dans un autre point de l’espace avec quasiment les mêmes caractéristiques, est en réalité très rare et demande une architecture spécifique, comme cela arrive avec certaines voûtes (couvent, métro parisien). Mais en général, le son dans une pièce se reflète contre toutes les parois ; on a donc une multitude d’échos plutôt qu’une image unique. Notons au passage que les processus de transformation mélodique « en miroir » (mouvement rétrograde) concernent le miroir de l’écriture de la mélodie, en aucun cas du son.

La seconde impasse concerne nos perceptions du son et de la lumière qui sont différentes : entre les organes de l’ouïe et de la vision, les traitements des informations par le cerveau sont différents. L’œil, pour percevoir les couleurs (c’est-à-dire les fréquences des ondes qui lui parviennent) dispose de cellules spécifiques à la vision colorée : les cônes. Ceux-ci sont de trois sortes et de ce fait, l’information sur le spectre d’une lumière polychromatique va être traduite par les cônes par trois paramètres seulement. La somme de deux lumières de couleurs différentes est perçue comme une troisième couleur : on n’arrive pas à percevoir les fréquences composant le mélange, mais seulement une fréquence dont l’effet est équivalent pour nos yeux. A contrario, l’oreille dispose de milliers de cellules ciliées de sensibilités différentes. Ces nombreuses cellules permettent une bien plus grande discrimination en fréquence que les trois sortes de cônes de l’œil. Ainsi, l’oreille ne perçoit pas seulement une « résultante » de l’ensemble des fréquences composant un son mais est capable d’entendre le spectre d’un mélange de plusieurs fréquences sonores. Les orchestres n’auraient plus grand sens si un mélange de notes était perçu comme une note unique, de la même façon qu’un mélange de couleurs différentes est perçu comme une unique couleur résultant de « l’addition » de ces couleurs.

Si l’oreille semble supérieure à l’œil lorsqu’on considère son aptitude à discerner des fréquences différentes, elle lui est par contre très inférieure en ce qui concerne la perception de l’espace. La rétine dispose d’un très grand nombre de capteurs permettant d’obtenir une information spatiale sur les sources lumineuses. Un œil unique est capable de discerner un déplacement de 1 millimètre à 4 mètres. Une oreille unique ne possède aucun capteur de l’origine spatiale d’un son. Cependant trois informations (différence de temps interaural, déphasage et atténuation) contribuent à identifier l’angle que fait la source sonore avec l’axe des oreilles et permettent ainsi une estimation de la localisation d’origine d’un son, complétées par d’autres stratégies qui ne seront pas développées ici. Notons au passage que cette localisation spatiale est plus fine pour les sons qui nous viennent de devant et des côtés que pour les sons qui viennent de derrière.

De plus, lorsque les informations provenant de notre vue et celles de notre ouïe sont en conflit, celles en provenance de notre vue tendent à dominer. À ce titre, on peut avoir regardé un film sans se souvenir de la musique qui l’accompagnait.

La troisième impasse est d’ordre symbolique : pour qu’il y ait traduction d’un langage à l’autre, faudrait-il encore que nous ayons affaire à des systèmes symboliques. Or si l’écriture de la musique en est un, la musique en elle-même n’en est pas un. On pourrait imaginer des associations de symboles de domaines différents, mais qui risquent d’être relativement limitées et rares (image de cheval/son du galop), ou inexistantes (quel est le son d’une selle de cheval). Ceci ne signifie pas que l’on ne puisse construire un langage avec les sons (c’est d’ailleurs ce qui se passe avec les mots !). Mais si l’on cherche à court-circuiter l’impasse physique précédente en soutenant qu’il pourrait y avoir correspondance de symbole entre le visuel et l’auditif et que, par conséquent, c’est ce symbole qui serait exprimé, on oublie qu’on est en train de prendre la question à contre-sens : celui où un système symbolique préétabli autorise la production d’une expression ou d’une représentation, et non le sens où une expression/représentation produirait une autre expression/représentation au travers d’un langage.

La quatrième impasse est liée à l’idée d’œuvre, tant plastique que musicale. L’œuvre d’art, qu’elle suive l’étendue de l’espace ou se succède dans le temps, n’est pas une suite d’éléments juxtaposés ou successifs. Elle est une forme composée, unique, en partie ineffable, qui ne peut se traduire que de manière imparfaite et partielle.

Ceci étant éclairci, continuons donc notre inventaire de machines de transformation : Scriabine en son temps a également conçu un orgue de lumière pour projeter au rythme de l’évolution musicale des faisceaux lumineux prédéterminés dans la partition par des encres aux couleurs correspondantes. Depuis, nombre d’instruments ont été imaginés, tel l’optophone. La théorie sur l’optophonie a consisté à montrer l’équivalence des phénomènes optiques et sonores, et la transformation automatique des vibrations de la lumière et du son est établie en 1922 par Raoul Haussmann; Claude Bagdon[5] avait son propre orgue-à-couleurs quand il donna des concerts en 1915 et 1916 alors que Thomas Wilfred développa son premier Clavilux en 1921, cherchant avant tout l’autonomie imaginative de ce médium quadridimensionnel, avec une préoccupation d’immatérialité de l’image, d’une « couleur sans forme » qui serait « une âme sans le corps » (T. Wilfred, cité par Cage, 1993, p.246), telle la lumière produite par les vitraux des cathédrales. D’autres encore cherchent d’autres rapports entre le son et la lumière, et depuis Xenakis (Polytopes) à Montréal en 1967 et Paris (musée de Cluny) en 1972, les créations lumières et/ou vidéos de certains spectacles musicaux sont de véritables contrepoints réciproques (Miroglio parle de « conjonction » entre ces disciplines artistiques). Des spectacles de lumières (plus connus sous l’appellation anglaise de light-show) sont conçus sans pour autant rallier ce que Daniel Charles (1989-88, p.99) propose sous l’appellation d’œuvres « intermédias[6] », c’est-à-dire des œuvres qui « poursuivent l’interdépendance rigoureuse des diverses composantes »

Dans un autre registre que celui de la lumière colorée en mouvement, ce qui était alors appelé tablettes graphiques sont d’autres machines qui associent le visuel au sonore. Leurs programmes permettent des transformations directes d’images ou de graphiques en sons. Après « l’UPIC », tablette graphique à la base d’un outil de composition musicale assisté par ordinateur inventé par Xenakis, d’autres programmes lui ont succédé dont « IanniX » et « HighC », qui permettent de dessiner des formes qui seront rattachées à des sons. Il existe même de petites applications, dont « The vOICe », qui permettent de charger une image digitale quelconque (une photo de portrait, un dessin de paysage, etc.) et qui va « jouer » cette image. Il va sans dire que tous ces programmes ont une lecture dont l’axe horizontal est le temps ; ils « lisent » la succession du déroulement des traits, un trait fin horizontal correspondant à une fréquence tenue dans le temps, alors que le même trait fin vertical correspondra à un cluster bref et le même en oblique correspondra à un glissando. S’il y a une indéniable visualisation d’éléments sonores et/ou sonorisation d’éléments visuels, on est encore loin d’une quelconque correspondance : notre œil « photographie » l’image, et l’analyse qu’il en extrait, la description qu’il fait des éléments qui la constituent, ne suit en aucun cas un axe de lecture horizontal avec le temps en abscisse, les hauteurs en ordonnée. Qu’en est-il du reste des éléments de l’image, des couleurs, des textures ? La technique avançant, elle n’offre pas encore de solutions aux questions des divergences perceptives et compositionnelles du sonore et du visuel. Nous verrons qu’il faudra aller encore beaucoup plus loin pour comprendre en quoi la musique et sa relation avec une expression visuelle ne peut se réduire dans un programme d’intelligence artificielle, aussi développé qu’il soit.

1.3 D’étranges paramètres d’images-sons

La préoccupation de notre sujet est essentiellement de savoir ce qu’un musicien trouve lorsqu’il est confronté à une image visuelle. Nous considérerons donc essentiellement le sens du visuel vers l’auditif sans toutefois nous empêcher quelques allers-retours dans le sens inverse. Nous ne traiterons donc pas particulièrement des œuvres musicales inspirées par des œuvres graphiques.

S’il est certain que les considérations paramétriques du son s’adaptaient mal à la réalité sonore, acoustique et à l’expression musicale, de même, d’autres outils différents de ceux habituellement mis en avant dans l’écriture standard étaient souhaitables afin de pouvoir manipuler des éléments adéquats aux finalités d’exploration de ces situations sonores. Il en est de même au niveau visuel : les progrès en optique ont montré (Massaux, 2006) que l’examen de l’effet produit par des formes visuelles sur une surface (un graphisme) ne peut se réduire à l’observation des couleurs et des formes (points, lignes, surfaces). Dans cette section, nous allons voir comment ces jugements paramétriques se retrouvent dans le langage des artistes, parfois érigés en vérité absolue, mais le plus souvent fruit de leur imagination et de leur immersion dans leurs pratiques. Il faut ne les prendre que pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire rien de plus que des verbalisations, nécessaires certes, mais nécessairement réductrices d’expériences esthétiques vécues. À ce sujet, Kandinsky (1926, p.37) fait la distinction, utile selon nous,

[…] entre élément et « élément », en comprenant par « élément » la forme dépourvue de tension, et par élément la tension contenue dans cette forme. Ainsi les éléments sont abstraits, au sens profond, et la forme même est « abstraite ». S’il était effectivement possible de travailler avec des éléments abstraits, la forme extérieure de la peinture contemporaine changerait profondément, ce qui ne signifierait pas que toute peinture deviendrait superflue : car même les éléments picturaux abstraits garderaient leur valeur picturale, tout comme les éléments de la musique.

Opérant ainsi, Kandinsky ouvre la possibilité, et pas seulement aux œuvres abstraites, que l’expression des arts plastiques ne soit pas dépendante d’un langage symbolique lié aux formes qu’elle présente.

Analysons donc maintenant quelques paramètres pour leur pertinence de passage entre le visuel et l’auditif, pour vérifier quelles limites ils imposent, ou, au contraire, quelles ouvertures ils imposent à la considération de ceux qui s’en emparent.

1.3.1 Les temporalités de l’image du son

Il existe divers temps de lecture d’une image, entre le moment où on en perçoit ses divers aspects, le temps de compréhension et celui de construction du sens. Ces temps peuvent se superposer, avoir des durées instantanées ou très longues et être plus ou moins stimulés par leurs auteurs. Nous avons par exemple celui de Paul Klee qui recherche, dans la composition d’un tableau, une temporalité « rythmée » par des motifs.

Kandinsky parle de la brièveté d’un point, du minimum de temps nécessaire à sa perception « de sorte que l’élément temps est presque exclu du point » (Kandinsky, 1911, p.37). C’est presque son « temps » qui donnerait au point sa définition visuelle, plus que sa taille ou ses caractéristiques graphiques (dimension, forme, couleur) dans le sens où celles-ci peuvent être fort variables suivant le contexte[7].

Notons en guise de transition avec la ligne, que « le pointillisme musical, la musique sans mélodie (évacuant par là même ce qui est devenu une manière de sixième sens !) » (von der Weid, 2012, p.23) avait pour but de se débarrasser de toute syntaxe[8]  qui reliait les sons entre eux, de les isoler, ou plutôt de les rendre autonomes les uns des autres dans le temps et dans l’espace. Pour cela, il fallait que ces points sonores ne constituent plus des mélodies, des lignes sonores.

La notion de temps va se retrouver dans l’imaginaire traçant des lignes dont les vitesses vont pouvoir varier. Kandinsky estime que « l’élément temps est en général plus perceptible dans la ligne que dans le point » (Kandinsky, 1911, p. 117). Il semblerait pour cela que la longueur, l’orientation et la courbure conditionnent la temporalité de la ligne qui offre ainsi une plus grande diversité d’expression. Ce point de vue sur la temporalité de la ligne se complexifie dès qu’on lui considère d’autres aspects comme l’épaisseur de la ligne que Kandinsky attribue très curieusement à un couple instrument/tessiture et non à un attribut de vitesse/accélération ou d’intensité ou hauteur, comme on aurait pu s’y attendre[9]. Kandinsky (1926, p. 117-118) estime que

[…] le caractère de la ligne trouve une transposition plus ou moins précise dans les autres arts. […] La plupart des instruments de musique correspondent au caractère linéaire. Le volume du son des différents instruments correspond à l’épaisseur de la ligne : le violon, la flûte, le piccolo produisent une ligne très mince ; d’une ligne plus épaisse – produite par [l’alto] et la clarinette – nous arrivons par les sons les plus graves de la contrebasse et du tuba jusqu’aux lignes les plus épaisses.

Pourtant, dans cette logique, on pourrait considérer que la flûte dans le grave ait une épaisseur certaine. C’est un autre problème de ce genre de propos que de réduire un instrument à une sonorité type, qui ne révèle qu’un aspect trop restreint de sa réalité, et qui, par ce fait, introduit une unicité là où il n’y a que multiplicité et complexité. Ce qui serait valide pour un instrument seul, perdrait aussitôt tout fondement dès qu’il serait agencé avec un autre ou plusieurs autres. Nous supposons encore une fois que cette situation puisse être un des résultats de la manière dont l’écriture standard apparaît non seulement dans sa graphie, mais aussi dans son mode de fonctionnement.

Delaunay fut également un peintre pour qui la notion de temps musical était un critère de comparaison valable lorsqu’il évoque le rythme que les interpénétrations de ses disques simultanés provoquent comme mouvement rotatif et déplacement de l’œil d’un cercle coloré à l’autre. Gérard Denizeau (1995, p. 225) ressent dans ce contexte le rapport de deux couleurs en termes de « simultanéité harmonique » ou en termes de « juxtaposition mélodique ».

La transformation imaginaire des structures visuelles et de l’espace en temps et succession d’événements musicaux constitue un processus courant des façons de penser ce rapport du visuel au sonore. Elle est à l’origine de bien des sources d’analogies qui ouvrent aux partitions graphiques son champ d’activité. Elle transforme la pensée du musical et du pictural. Messiaen s’enthousiasme de cette transformation enfin possible : « La musique est un perpétuel dialogue entre l’espace et le temps […], dialogue qui aboutit à une unification : le Temps est un espace […], l’espace est un complexe de temps superposés » (Messiaen, cité par von der Weid, 2012, p.145). Donatoni exprime un enthousiasme du même ordre, mais plus lié à sa pratique : « si je pense le signe, je pense le signe du son ; si je pense le son, je pense le son du signe » (von der Weid, 2012, p.175). Ainsi une structure aux multiples facettes peut apparaître dans des graphies comme celles que le cubisme aurait pu réaliser et qu’aucune notation ne permet d’appréhender puisqu’il s’agit de simultanéité d’aspects d’un même objet, tels les éclats d’un miroir ou d’un kaléidoscope. Il s’agirait dans ce cas de se concentrer sur la perception et non pas sur la cognition, comme le suggère Slavek Kwi.

La dimension monumentale de certaines toiles a souvent pour but d’intégrer le spectateur au tableau comme chez Rothko par exemple (voir figure 1), ou stimuler une circulation du regard chez Pollock (voir figure 2), un procédé qui peut contraindre à des regards parcellaires de la toile souvent flanquées d’une pléthore d’éléments. « D’où recours à la notion de durée propre à la musique, l’œil se déplaçant dans l’espace » (Sabatier, 1998, p.666). Cette notion temporelle de la peinture qui se manifeste autant par sa forme d’exécution qu’au moment de sa contemplation, semble avoir touché plus particulièrement les peintres qui ont été assimilés à l’expressionnisme abstrait. On y trouve des temporalités extrêmes telles celles de l’action painting (peinture active) ou celle méditative de la mouvance qualifiée des colorfield painting (champs colorés).

Fig01Rothko

Figure 1 : Mark Rothko, nº 61

Fig2Lamaison

Figure 2 : Jackson Pollock, 1948, Silver over black, white, yellow and red

Alors que l’art graphique est souvent dynamique, il incarne en maintes occasions cette notion du temps figé que nous avions vue chez Klee et que l’on retrouve, avec le point de vue d’un musicien, chez Brian Ferneyhough (cité par Von der Weid, 2012, p.36) :

À l’origine de ces reflets sonores d’images visuelles, aucune fredaine illustrative, mais toujours une espèce d’image interne, fréquemment une sensation de temps figé sur quelque chose qui se tient à l’extérieur, à l’écart du temps (ou qui, peut-être, n’existe pas dans le temps subjectif d’observation de mon imagination). Souvent, on ressent d’abord des processus possibles, comme des constructions baroques, de leviers et de pivots qui inclinent le caillot du temps d’un côté ou de l’autre. L’acte de transférer cette image en notes représentant un certain laps de temps (écrites elles-mêmes dans un laps de temps réel éventuellement assez différent) finit inévitablement par générer un objet complètement différent.

Les considérations temporelles ne sont pas toutes le fait de l’intention de l’artiste ou de la forme prise par l’objet graphique, d’autres viennent du spectateur qui pense au travers de ses sens. Il crée sa propre durée, ses rythmes et ses structures perceptives. La construction de son émotion, l’épanouissement de sa sensibilité ont une durée. La compréhension sensible a une durée[10] qui peut varier du coup-de-foudre à toute-une-vie ; et ceci est valide aussi bien pour une image qui nous accompagne dans nos pensées que pour une musique qu’on aurait écoutée une seule fois et dont on aurait gardé en mémoire une sorte d’image instantanée. Car le temps qui est n’est pas le temps qui passe.

1.3.2 Le silence de l’absence ou l’absence de silence

Le silence paraît une évidence en musique, et même une condition nécessaire à son existence, alors que nous savons que le silence absolu du vide intersidéral aurait plutôt tendance à réveiller en nous des angoisses de mort. Si Cage nous fait la démonstration du pouvoir expressif de ce non-silence dans ses 4’33’’, un de ses amis, Dick Higgins, que nous avons déjà mentionné comme étant le créateur de la notion d’intermédia, crée la composition Danger Music #6, qui ne consiste que dans son titre ; une musique, une vision, une méditation ( ?) qui inviterait à penser que même l’absence apparente n’est pas rien. Le cri silencieux de Munch n’est-il pas plus assourdissant et désespéré précisément à cause de son absence acoustique ? Et le Tristan de Wagner, avant de mourir, n’entend-il pas la lumière ?[11]

Le blanc de la page, l’absence de trace, ne représente pas l’absence ; l’absence n’est pas rien car elle suppose une présence qui n’est pas. Le carré Blanc sur fond blanc de Malevitch est une trace et quand bien même elle n’existerait plus, à l’instar de Cage, le principe des imperfections « rend une feuille [de papier] plus importante qu’une autre parce que chaque feuille a les siennes propres. […] Je me donne une durée pour rechercher des imperfections […] » (Cage, cité par Bosseur, 1992, p.128). De même qu’il y existe des jeux d’ombres et de lumières sur une feuille blanche, le silence contient ses mouvements subtils. De même que la trace entrecoupée ou interrompue ne s’arrête pas à sa limite, le son suspendu ne s’interrompt pas dans le silence du néant, mais dans une mémoire active qui n’est pas vide de sons. Et de même que la trace peut représenter une harmonie silencieuse, Jean-Jacques Rousseau relève que « le silence entre dans nombre des grands tableaux de la Musique » (Von der Weid, 2012, p.13).

Là encore, l’analogie s’arrête en chemin car il est plus facile de faire le noir que le silence absolu. De plus, nos paupières nous permettent d’interrompre instantanément notre vision, on peut non seulement ne pas regarder, mais ne pas voir alors que nos oreilles sont condamnées, si ce n’est à écouter, du moins à entendre. L’expression silencieuse ne peut être un processus, elle est un fait vécu.

1.3.3 Les couleurs

Nous avons déjà évoqué les couleurs à propos de la lumière et des délires d’incohérences que provoquaient leur association directe et systématique avec des hauteurs sonores ou des timbres. Dans le même registre, le compositeur italien Salvatore Sciarrino raconte comment il explique l’origine de sa perception synesthésique par la couleur des instruments :

Pour quelle raison les sonorités d’un violon sont-elles rouges ? La teinte des violons est rougeâtre. Donc il est possible que de semblables relations influencent la perception de quelques couleurs, et que cette expérience ne soit pas seulement individuelle mais sociale. Pour quelle raison le Mi majeur est-il doré ? Est-ce à cause du son doré du clavecin, ou parce que la première fois que l’on a expérimenté cette association, cette lumière dorée nous a éblouis ? (Sciarrino, cité par Von der Weid, 2012, p.36).

Dans cette section, nous nous devons également de mentionner Olivier Messiaen qui affirme qu’il « essaie de traduire en musique des couleurs », même s’il n’a pas composé d’œuvre en puisant son inspiration dans la contemplation des couleurs d’une toile.

Certaines sonorités sont liées pour moi à certains complexes de couleurs […]. Les deux principaux modes [à transposition limitée] sont liés pour moi à des colorations très précises : le mode nº2, dans sa première transposition, tourne autour de certains violets, de certains bleus et du pourpre violacé, tandis que le mode nº3, dans sa première transposition, correspond à un orangé avec pigmentations rouges et vertes, des taches d’or, et aussi un blanc laiteux aux reflets irisés comme des opales. (Messiaen cité par Samuel, 1999, p.66)

Que cette prédisposition paraisse stimuler un imaginaire pour certains, c’est indéniable. Mais il parait difficilement possible de pouvoir se baser dessus pour un quelconque travail musical à partir d’images, bien que Messiaen persiste à ajouter, à cette époque, que cette correspondance du son et de la couleur « repose sur une vérité scientifique altérée par la personnalité de celui qui subit le phénomène, à laquelle s’ajoute aussi une part d’imagination, d’influence littéraire très difficile à déceler »[12] (Messiaen cité par Samuel, 1999, p.66).

Des codes de couleurs continuent à alimenter certaines partitions graphiques (voir figure 3 ci-dessous), une manière de permettre une lecture facile, sans apprentissage du solfège, à l’égal de ce que l’on trouve dans certaines méthodes infantiles. Cage a recours également à un code de couleurs dans son Aria (voir figure 4) où les couleurs surlignent les courbes tracées en noir et doivent correspondre à des modes de chant que le chanteur devra définir en fonction de celles-ci.

Fig3Lamaison

Figure 3 : Steve Roden, Pavilion score #2, 2005

Pourtant, on sait que les couleurs ont un pouvoir expressif très riche et complexe dans tous les domaines des arts graphiques et il serait regrettable de réduire leur utilisation à une fonctionnalité pratique ou d’application systématique ; elles peuvent être des plus stimulatrices aux sensibilités émotionnelles. À considérer la couleur comme un paramètre du visuel, on retrouve au niveau des arts graphiques la situation précédemment évoquée lorsqu’on parlait des paramètres musicaux que l’écriture musicale dissociait et surtout hiérarchisait ; la couleur est indissociable des autres éléments visuels, le point, la ligne, la surface, l’espace, la texture, la brillance, etc. Une notation picturale n’a pas eu lieu et c’est peut-être cela qui fait qu’on n’a pas assisté à cette paramétrisation hiérarchisée du pictural. Les formes colorées ne prennent leur sens que dans leur totalité.

1.3.4 L’espace, le plan, la ligne et la touche

L’exercice de dissociation d’éléments picturaux et leur association avec des éléments musicaux également dissociés est nécessairement périlleux. Boulez s’y exerce à propos de Klee en ce qui concerne la dichotomie entre l’espace et le temps. Lorsque Boulez, avec une intention très pédagogique, propose d’expliquer la notion de rythme pictural, il le fait en comparaison avec le rythme musical. Il souligne que la perception du temps musical ne se fait pas sur la base de la durée totale d’un morceau (dont la conscience du « temps qui passe » reste floue), mais se fait par rapport à des pulsations (régulières ou irrégulières), et autres unités de temps assez petites, qui permettent de concevoir le temps en plus ou moins petits modules sonores qu’on mettra en relations les uns avec les autres pour déterminer leur organisation. « La pulsation […] aide à mesurer le temps comme le module de l’espace permet de concevoir la distance » (Boulez, 1989, p.84). On voit là encore un passage ouvert entre l’organisation de l’espace et l’organisation temporelle. Pourtant, Boulez dégage l’une de l’autre, ainsi que les dangers encourus par un tel amalgame de transposition directe : il relève qu’on appréhende un tableau même grand, dans un premier temps, d’un seul regard, et que ce n’est qu’après que l’œil circule et s’attarde sur des modules plus petits. Alors qu’en musique, la perception est inverse puisque ce sont les rapports des instants avec les autres instants qui vont nous permettre de vérifier rétrospectivement les relations temporelles et comment on est passé d’un point à un autre. « En arrivant à l’aboutissement on a enfin une vue globale, mais c’est une vue globale virtuelle. La vue globale du tableau, elle est une vue réelle, et sa vue divisée une vue presque virtuelle puisque l’on est contraint de l’isoler » (Boulez, 1989, p.86). Une composition picturale ne peut d’aucune manière fonctionner comme une composition musicale. Ce n’est que l’imaginaire rétrospectif qui va autoriser des reconstitutions temporelles architecturales et spatiales, mais aussi « les harmoniques des étagements d’odeurs, les préhensions tactiles, les sonorités en mouvement, […] dans une forme de carrousel polysensoriel d’un tranquille […] délire » (Boulez, 1989, p.39).

Selon Milan Knizak (cité par Bosseur, 1992, pp. 55-61), son expérience de développer des procédures de transformations qui n’ont pas de rationalité, ainsi que le fait d’accepter de créer des dispositifs qui ne contrôlent pas tous les sens, d’avoir du bonheur à se laisser surprendre par le résultat d’opérations insensées, peut être une méthode efficace pour stimuler un imaginaire autre, une manière de penser différente. Par exemple on peut « jouer une maison, ou un immeuble » comme le suggère Knizak, simplement en attribuant à chacun des trois axes de l’espace un paramètre sonore. Cela lui a permis de jouer des choses qu’il n’«aurait pas imaginées de lui-même ». Il déclare que cela fut pour lui une expérience déterminante pour pouvoir opérer n’importe quel transfert entre les différents médias. Ensuite, non seulement il avait la capacité de regarder les choses qui l’entouraient d’une autre manière, ou plutôt, d’autres manières, mais cela l’a conduit également à une autre étape consistant à « jouer des musiques pensées » ou « musiques intuitives ». Ces musiques consistent à imaginer des musiques impossibles à jouer, par exemple, « la musique qui est sous mes ongles » (Bosseur, 1992, p. 56). Là, ne se pose pas la question de savoir si on pourra l’entendre un jour, mais seulement de l’imaginer. Knizak se demande juste si « c’est nécessaire à ce moment précis » (Bosseur, 1992, p. 56). Ces expériences laisseront une trace ou non, mais le caractère abstrait de la musique fait qu’elle possède, selon lui, quelque chose d’intouchable, et que l’objet seul, suggérant une musique dans l’imaginaire de celui qui le contemple, peut provoquer la plus forte des musiques intérieures. Or tout support musical est un objet visuel, que ce soit un instrument ou un support de mémorisation ; la musique est donc nécessairement quelque chose de très abstrait selon lui, mais en relation avec quelque chose de tangible ; « là réside peut-être le lien entre la musique et les êtres humains », conclut Knizak (Bosseur, 1992, p. 61).

Dans le domaine de la perspective, Boulez cite un exemple qu’il tire du deuxième mouvement, Jeux de vagues de la Mer de Debussy. Il doit là aussi exister des processus de transformation imaginaires sonores/visuels qui doivent être à l’œuvre, car Boulez décèle des figures mélodiques ondulatoires jouées à une certaine vitesse auxquelles se superposent d’autres figures, mais plus rapides. Boulez estime que « sans que le musicien ait voulu jouer de manière expresse sur une perspective musicale, celle-ci a été créée » (Boulez, 1989, p.72). Des solutions du même ordre peuvent se rencontrer dans d’autres musiques de Debussy, mais aussi chez Stravinsky, notamment dans la 2ème pièce des trois poésies de la lyrique japonaise, alors qu’il avait lui-même remarqué dans l’art de l’estampe japonaise de fortes analogies « entre la solution graphique des problèmes de la perspective et des volumes qu’on y voit et la musique » (Stravinsky, cité dans Von der Weid, 2012, p.23).

Examinons maintenant la relation plan visuel / plan sonore : ce qui est présenté sur le même plan est dans bien des cas ce qui est symboliquement simultané. C’est le cas dans les arts graphiques, mais le théâtre joue aussi de cet artifice. Au niveau visuel cela semble couler de source : les arts graphiques, par principe inhérent, présentent leurs éléments au spectateur dans une simultanéité (relative, nous en avons déjà discuté). Mais, alors que l’illusion d’espace en musique peut être donnée par des plans sonores différenciés (au moyen des artifices de différenciations de registres, de timbres, de dynamiques, de textures, etc.), les arts visuels semblent envier à la musique une autre simultanéité qui concerne la polyphonie, c’est-à-dire suivre plusieurs idées, complémentaires ou non, en simultané. Il s’agit là d’une simultanéité qui n’opère pas dans l’instant, mais dans la durée et l’évolution de celle-ci. Klee fait revenir le mot polyphonie dans plusieurs de ses titres, et bien que la polyphonie soit un phénomène que l’on retrouve dans beaucoup de domaines, ce point nous a semblé un fait suffisamment remarquable pour être mentionné. Cette manière d’aborder le visuel et le sonore dans certains cas peut stimuler notre forme de penser et d’imaginer.

Le concept de densité est également un concept dont la transposition d’un domaine à l’autre peut apparaître comme une évidence. Xenakis le mentionne par rapport à sa double préoccupation d’architecture et de musique ; un nombre de point par unité de longueur dans le cas de la première, ou par unité de temps et/ou de rythme, dans le cas de la seconde : « une densité forte qui peut aller à une densité faible – une façon de jouer sur les intensités. » (Xenakis cité par Bosseur 1989, p.48) Pourtant, la densité en musique n’est pas aussi dépendante du temps que d’autres aspects musicaux : une sonorité possède en elle-même une densité ; une texture sonore homogène dont la densité varierait n’aurait pas besoin de plus de temps que le temps nécessaire pour que cette variation soit notable, à la différence par exemple de la variation d’un motif rythmique dont il faut attendre les énoncés intégraux pour en avoir la perception. La densité d’un nuage de points dans l’espace est perceptible au premier regard ; si cette densité est forte, elle n’aura besoin que de très peu d’espace, si elle est faible, elle aura besoin de plus d’espace ; tout comme la densité d’une texture sonore homogène (telle que l’on en trouve chez Ligeti, dans la corrente du Kammerkonzert par exemple) n’aura besoin que de peu de temps pour être comprise si sa densité est forte, alors qu’il lui en sera nécessaire de plus si elle est faible. C’est sans doute en ce sens que Francis Miroglio considère la sonorité comme « un des ponts les plus importants sur lequel peuvent se rejoindre le visuel et l’auditif » (Bosseur 1989, p.24).

Nous finirons notre passage en revue de quelques-uns des divers éléments des arts graphiques par la touche qui, au-delà de la brièveté déjà mentionnée du point, fonctionne, du fait de son mouvement, de son accumulation et de sa juxtaposition avec ses congénères, comme un mode vibratoire : vibration de la lumière, vibration de la surface, vibration de la texture et de la matière plastique, vibration des reflets. Tant de vibrations ne peuvent qu’entrer en résonance avec les vibrations sonores pour qu’elles s’en fassent leur écho. Ces vibrations visuelles peuvent être bien réelles, mais sont parfois le fruit de notre imaginaire, parfois des illusions que nous souhaitons cultiver, mais peuvent être plus que cela : un effet d’optique que notre cerveau produit pour mieux nous rendre compte des réalités dont nous avons besoin pour comprendre notre entourage ou en jouir. Debussy reprendra le procédé à son compte puisqu’il compose de la même façon, par juxtapositions de petites touches vibratoires de notes, imprévisibles, subtiles, libérant le temps, donnant l’illusion, par la combinaison d’accords sans logique harmonique discursive, d’instants en mouvement, du flux dans le fixe[13]. S’il a été qualifié de compositeur impressionniste pour avoir procédé de cette manière, il nous semble que ce n’est pas tant pour donner l’impression de créer un tableau visuel avec du sonore, que pour inventer un mystère esthétique dont le musical suffit en lui-même.

Deuxième partie : Les partitions graphiques

2. Une définition instable

Donner une définition que ce qui est ou serait une partition graphique est particulièrement difficile. Même s’il s’agit d’un objet matériel, les formes qu’il peut prendre et l’utilisation qui en est fait le rend inapte à entrer dans le moule d’une définition. Bien souvent, de graphique, nombre d’entre eux n’ont aucune prétention à être autre chose qu’un stimulus à la production musicale, « un catalyseur pour le jeu musical » (Bouissou, Goubault, Bosseur, 2005, p.235), sans prétention d’esthétique visuelle ; d’une certaine manière, un rôle basiquement « fonctionnel ». Si les objets existent bien en eux-mêmes, leur utilisation diversifiable à l’infini fait qu’ils échappent à tout cloisonnement ; de partition musicale, ils n’en n’ont ni l’aspect notationnel, ni l’aspect de division entre le rôle du compositeur et celui de l’interprète. Si on reprend les principes de Nelson Goodman à savoir : «une partition […] a pour fonction primordiale d’être l’autorité qui identifie une œuvre, d’exécution à exécution » (Goodman, 1990, p.166), et «les partitions et les exécutions doivent être dans un rapport tel que […] toutes les exécutions appartiennent à la même œuvre et toutes les copies de partitions définissent la même classe d’exécutions »(Goodman, 1990, p.167), dans ce cas, les partitions graphiques ne sont pas des partitions! Si toute demande précise, toute organisation objective, toute instruction définie, toute « marche à suivre », tout élément notationnel ne font plus partie de ce sur quoi l’interprète peut s’appuyer pour réaliser la partition, on peut en toute bonne foi se poser la question à savoir si ce qui est fourni est encore une partition, s’il y a lieu de la désigner par ce terme, et plus encore, si elle sert à quelque chose. Dans quelle mesure ces propositions sont-elles des partitions ? Sans doute faut-il reprendre le sens étymologique de partition qui vient du latin partitio : partage, division, répartition. Si la partition, telle que définie par Goodman, accentue l’idée de division (division des fonctions créatrices/interprétative, division en paramètres sonores, division temporelle, etc., jusqu’à la division sociale des multiples tâches musiciennes), les partitions graphiques s’attacheraient, elles, plus à la notion de partage (dans le sens partager avec) et à l’idée de répartition (répartition dans l’espace, du mouvement, des tâches…).

Dans le même sens de partager avec un autre la réalisation, le cas des basses chiffrées, des ornements, des grilles d’accords sont des signes dont la vue déclenche un comportement global déjà intériorisé, un peu à la manière d’idéogrammes. Les cadences de concertos, avant de devenir tout à fait écrites, étaient également un espace ouvert de partage, dans lequel l’interprète pouvait créer un lien entre son propre imaginaire et celui du compositeur. Dans les processus de création musicale collectifs, on a très souvent recours après coup à la notation pour simplement se rappeler de moments importants ou de sonorités spécifiques. Nous y reviendrons plus loin.

Si nous faisons un rapide détour historique sur la notation de la musique occidentale, il est intéressant de remarquer que cette situation de partage s’est déjà produite et on comprendra que « des musiciens comme Earl Brown aient pu se sentir plus proches des pratiques de la Renaissance ou de l’ère Baroque que de celle du Romantisme qui tend à sacraliser l’acte de création en le fixant le plus rigoureusement possible » (Bouissou, Goubault, Bosseur, 2005, p.235). La notation neumatique à partir du IXème siècle est essentiellement une représentation d’objets musicaux déjà constitués (oralement) et intériorisés par le musicien, un aide-mémoire. On avait un groupement graphique reflétant des figures mélodico-rythmiques qui s’appliquaient à une syllabe, avec leur caractère ornemental propre. Il est indéniable que cela permettait de visualiser d’un seul coup d’œil la forme musicale, les concentrations d’activité et les mouvements sonores. Concernant l’importance de l’aspect visuel comme étant une forme d’extériorisation de gestes musicaux intériorisés au préalable, les manuscrits de Bach ou Couperin[14] et de bien d’autres compositeurs de cette époque montrent les ligatures et les liaisons faites de courbes gracieuses et dynamiques dont on peut considérer bien souvent qu’elles vont au-delà de leur aspect purement fonctionnel, qui n’était d’ailleurs pas bien défini ; elles sont d’une incroyable esthétique et semblent communiquer visuellement la pensée intérieure du compositeur en introduisant un élément visuel dynamique à la partition, comme une invitation à un mouvement de la courbe du temps et du geste musical.

2.1 Une volonté de renouveler la graphie musicale

À partir des années 1950[15], au-delà de partitions qui maintiennent dans leur écriture des catégories traditionnelles de notation, mais pour lesquelles un aspect visuel est ostensiblement recherché, les notes et les portées dessinant des figures diverses comme des branches d’arbre de Noël[16] ou qu’elles soient inclues dans des formes[17], et pour lesquelles il pourrait être légitime de se demander si l’aspect décoratif de la graphie n’a pas pris le dessus sur les intentions musicales, nous nous trouvons devant d’autres types de motivations pour renouveler les formes d’écriture musicale. La volonté de contrôler de manière toujours plus stricte l’exécution et l’extension des modes de jeu instrumentaux avaient conduit les compositeurs à augmenter et adapter des symboles de la notation standard. Mais, dans une autre direction, à partir des années 1960, la réalité des pièces mixtes (électroacoustique/instrument acoustique), a conforté les compositeurs à reconsidérer la notation de sons devenus non notables, et à élaborer des graphismes permettant au musicien de se repérer au cours de l’exécution. Ces graphismes ont bien évidemment influencé fortement les productions de partitions graphiques : si le son pouvait trouver une correspondance visuelle aussi directe, il n’y avait donc qu’un pas dans le sens inverse, du visuel au sonore. Certains compositeurs, dont Earle Brown, auraient voulu se retrouver dans la position du peintre qui passe directement sa propre sensibilité au travers de sa production, sans passer par un « interprète ». Il raconte ceci :

J’étais très envieux des peintres qui pouvaient traiter directement de l’existence vive de leurs propres œuvres sans passer par une étape de « traduction » indirecte et imprécise. J’aurais bien voulu leur demander d’imaginer d’avoir à s’asseoir pour écrire un ensemble d’instructions qui auraient permis à quelqu’un d’autre de peindre dans les moindres détails ce qu’eux-mêmes auraient peint. (Brown, 1986, p.186)

Les compositeurs ont cherché à s’émanciper de leur rôle, allant jusqu’à nier leur autorité, qui se traduisait par une écriture devenue chaque fois plus précise et donc directive : il fallait renouveler le rapport à l’interprète. Selon Bosseur (1992, p.17), « le compositeur ne rejetait pas sur l’interprète l’autorité qu’il avait jusqu’alors assumée, mais tendait à partager le potentiel d’indétermination contenu dans ce qui était plus un processus ». Pour certains, comme Boulez ou Stockhausen, ce fut au travers d’« œuvres ouvertes ». Pour d’autres, comme Brown, il s’agissait de radicalement repenser la question et de créer non plus des compositions qui seraient ensuite exécutées, mais des « exécutions composées », la composition devenant ainsi « l’organisation d’une entité temporelle sonore ».

Des propositions diverses sont apparues qui visaient à provoquer chez l’interprète une participation active à la création à partir de sa propre subjectivité, lui offrant ainsi un maximum d’initiative. Il ne serait plus dépendant du texte d’une œuvre préétablie, d’une œuvre déterminée à l’avance, mais l’acteur d’un processus de création. Il est intéressant de voir le glissement qu’opère Cardew de sa propre vision de l’indétermination lorsqu’il se réapproprie la définition de Cage : ce dernier parle de « pièces qui sont indéterminées au regard de leur performance », là où Cardew va introduire dans ce mot la notion d’activité constructrice du joueur dans la formation de la pièce.[18] Ces propositions peuvent être faites sous forme d’instructions verbales, plus ou moins séquentielles et/ou poétiques (Textkomposition, comme les « Intuitive Musik » de Stockhausen[19] mais aussi certaines formes chorégraphiques qui « dictent » la musique) et, pour ce qui nous concerne dans cette recherche, les formes graphiques, qu’elles soient de simples tracés jusqu’à des objets plastiques. Ces pictogrammes prennent des formes extrêmement variées non seulement d’un compositeur à l’autre mais également d’une pièce à l’autre, chaque forme d’écriture motivant son propre concept compositionnel, sa propre motivation esthétique et son propre processus créatif. Il peut s’agir de représentations qui sont directement influencées par les arts plastiques ou qui sont en elles-mêmes déjà des tableaux à part entière et dont le musicien devra se pénétrer pour en déduire une représentation sonore. Il peut arriver dans certains cas que le compositeur effectue la transposition des rapports spatio-temporels de la musique en rapports spatiaux de la figure visuelle, figure dont la valeur esthétique peut aussi être source d’inspiration pour l’interprète. Mais la plupart du temps, la partition est avant tout un objet visuel qui s’écarte de tout rôle fonctionnel ; elle a pour objectif avant tout de stimuler l’imagination.

2.2 Divers types de partitions graphiques

Même si les graphies sonores se prêtent mal à une quelconque classification, on peut en distinguer cinq formes qui vont définir, d’une part, divers degrés d’ouverture et de liberté pour l’interprète, et, d’autre part, des degrés de contrôle du résultat sonore, de la forme ou de la structure, de la part du compositeur. La mise en œuvre de ces différents aspects des partitions se construit de manière si spécifique pour chacune des pièces qu’il serait très difficile d’en extraire quelque principe unificateur. Beaucoup de partitions peuvent être incluses dans plusieurs des quatre premières catégories qui suivent. La cinquième catégorie que je désigne comme partitions graphiques strictement non-procédurales (ou partitions tableaux) ne devraient pas inclure des caractéristiques contenues dans les quatre premières catégories. Ce parti pris que nous assumons pour ce travail devrait, selon nous, nous permettre de délimiter de manière plus ou moins précise des œuvres pour lesquelles l’interprète devra définir ses actions de manière autonome, sans recours ni à une tradition, ni à des données culturelles préétablies, ni à quelque forme d’autorité. Il se trouve face à sa propre responsabilité, sans possibilité de s’en remettre à des instructions ou des codes qu’il appliquerait à la lettre, et qui le protègeraient donc d’un défaut de contenu sur le plan musical. Nous verrons cependant dans la pratique que la limite entre cette cinquième catégorie et les autres n’est pas possible non plus à tracer de manière absolue. Quoiqu’il en soit, voici donc ces cinq catégories :

  1. Les propositions qui définissent une succession d’événements. Dans ces partitions, il est souvent établi que l’axe horizontal correspond à un axe temporel, régulier ou non, avec bien souvent une lecture de gauche à droite. L’axe vertical correspond souvent aux hauteurs, le bas de la page correspondant au registre le plus grave de l’instrument, et le haut au registre le plus aigu. Par exemple l’Aria de John Cage (Figure 4) schématise graphiquement des lignes courbes supposées être réalisées en mélodies dont les hauteurs relatives devraient correspondre à ces lignes. Ces lignes qui sont bien supposées être jouées dans l’ordre, sont le support de mots. Il y a dans ce cas un moyen d’une certaine vérification que l’exécution musicale est bien conforme à la proposition visuelle. 

    Fig4Lamaison
    Fig. 4 : John Cage, Aria. Ed. Peters, New York, nº EP 6701
  2. C’est le même genre de principe que l’on trouve dans De Natura Sonorum – Natures éphémères de Bernard Parmegiani (figure 5) ou l’on trouve un procédé similaire de succession de cellules rythmiques brèves sur un axe temporel horizontal. Les têtes de notes sont substituées par des notations d’articulations (accents, traits, points, etc.), placées plus ou moins hautes par rapport à l’axe horizontal, ce qui indique des hauteurs relatives.

    Fig5Lamaison
    Figure 5 : Bernard Parmegiani : Natures Éphémères (début) (extrait de Gruwé-Court, 2004, p.122)
  3. Les propositions pour lesquelles la durée totale d’exécution est établie au préalable de l’exécution. Dans le Concerto a tre R. Haubenstock-Ramati (Figure 6), la durée d’exécution d’une figure est établie par « chronométrage » tandis que chez John Cage dans sa Variation 2 c’est l’interprète lui-même qui définira la durée totale dans laquelle vont s’inclure tous les événements tirés au sort. Là aussi, l’imposition du contrôle de la (ou des) durée(s) permet une certaine vérification de la réalisation de la structure des événements et contraint l’interprète à se donner les moyens de respecter cette consigne objective.

    Fig6Lamaison
    Figure 6 : R. Haubenstock-Ramati, Concerto a tre, 1973. Édition Wilhelm Hansen, Francfort/Main, 1976, planche 120
  4.  Les propositions qui orientent des hauteurs, que ce soit fait sous forme de registres, comme dans Score for Moths de Cilla McQueen, ou définies en « réservoirs », comme la partition de Roman Haubenstock-Ramati, Mobile for Shakespeare (Figure 7). C’est aussi le cas de celle de Robert Fleisher, Mandala 3, ou celle de Barbara Heller, Le Triple Accord.

    Fig7
    Figure 7 : Roman Haubenstock-Ramati, Mobile for Shakespeare. © Copyright 1961 by Universal Edition (London) Ltd., London/UE 13421
  5. Des partitions mixtes, qui font se côtoyer des graphismes avec des éléments écrits en notation standard. Par exemple la partition de David Rosenboom Zones of coherence ou Correspondances de Globokar, pièce qui commence complètement écrite en notation standard et qui petit à petit détermine de plus en plus d’éléments improvisés pour déboucher à la fin sur une improvisation libre. D’autres transforment le graphisme de la notation standard, sans lui retirer ses caractéristiques notationnelles majeures, mais déformant certains aspects dans une intention idiosyncrasique comme Magic Circle of Infinity de Georges Crumb (Figure 8), ou Sixty Lurid Albumblatts de Gary Noland.

    Fig8Lamaison
    Figure 8 : Georges Crumb, Magic Circle of Infinity
  6. Les propositions qui sont strictement non-procédurales, dessinant justes des formes, des tracés géométriques ou non, des taches, des images abstraites ou non, dont le sens de lecture n’est pas explicite, qui ne définissent pas de temporalité objective, pour lesquelles même des symboles de la notation standard (des chiffres par exemple, des points assimilables à des têtes de notes, des hampes de note isolées, des bouts de portées aux lignes non parallèles, interrompues ou ne supportant ni clés ni notes, etc.), ne sont pas mis dans une disposition qui leur donne un sens prédéfini, ou dans un contexte graphique tel que leur lecture habituelle serait en contradiction avec ce contexte, perdant ainsi toute fonction notationnelle. Ces propositions sont livrées telles quelles, sans synopse, sans mode d’emploi, sans instructions de la marche à suivre, ou si une explication de ce type existe, son contenu ne résout en rien les questions de praxis auxquelles se trouvent confrontés les producteurs-de-sons-jouant-et-créant-ensemble, voire au contraire, il en accentue les contradictions de manière ostentatoire. C’est ce que l’on trouve dans Alone I de Roman Haubenstock-Ramati (Figure 9).

    Fig9Lamaison
    Figure 9 : Roman Haubenstock-Ramati, Alone I, 1974 (Ariadne, Vienne)

Pour finir, d’autres catégories doivent être également mentionnées ici. Il s’agit de partitions de type « algorithmiques » ou qui ressemblent à des équations comme Autumn 60 (voir Figure 10) et Solo with Accompaniment de Cornelius Cardew. Ainsi que des notations que l’on pourrait qualifier de « topographiques », des sortes de cartes qui déterminent le placement des actions dans l’espace, comme ce que l’on trouve chez Kagel dans Pas de Cinq, ou chez Cardew dans memories of you.

Fig10Lamaison

Figure 10 : Cornelius Cardew, Automne 60, p.11 (extrait de Tilbury, 2008, p.106)

Fig11Lamaison

Figure 11 : Cornelius Cardew, Memories of you, (extrait de Tilbury, 2008, p.262)

2.3 Spécificité des partitions graphiques non-procédurales

Lorsque nous parlons de “partitions graphiques non-procédurales”, il s’agit d’une terminologie qui nous est propre, et qui, bien qu’elle ait l’avantage de centrer le point de vue sur celui de l’interprète, nous verrons qu’elle ne parvient pas à restreindre complètement le domaine d’étude concerné. Ce ne sera finalement pas tant les caractéristiques de l’objet partition graphique en lui-même qui permettront de sélectionner celles qui feront partie ou non de nos considérations, que l’absence d’instructions décrivant comment procéder à son exécution, ou l’absence de quelque autre code de lecture indiquant la procédure à suivre pour déchiffrer[20] ces partitions. Ceci est indépendant du fait de savoir si ces instructions sont réellement écrites dans la partition, ou si ce sont des indications données de manière orale par le compositeur, ou encore si elles font partie d’une convention admise de longue date par une ֓grande quantité de personnes dans une sorte de « tradition ». La notation standard est procédurale : elle permet à un tiers de définir des gestes à effectuer dans un ordre précis. S’il n’y a plus de d’instructions procédurales données, nous nous trouvons devant un objet énigmatique qui appellera des processus idiosyncratiques permettant une mise en relation synergique des réalités sensorielles du visuel et du sonore. Voici la définition que donne Wikipedia :

Le mot processus vient du latin pro (au sens de « vers l’avant ») et de cessus, cedere (aller, marcher) ce qui signifie donc aller vers l’avant, avancer. Ce mot est également à l’origine du mot procédure qui désigne plutôt la méthode d’organisation, la stratégie du changement.

De façon générique, le mot processus désigne une suite d’états ou de phases de l’organisation d’une opération ou d’une transformation. Processus et procédure ne peuvent se rejoindre dans la finalité. Toutefois, nous pouvons reconnaître un processus par sa souplesse et la procédure par sa rigidité. Les deux peuvent comporter des étapes et des règles. Tandis que dans le système du processus elles peuvent être transgressables, dans celui de la procédure elles sont incontournables. Ainsi, nous pouvons parler de « cahier de procédures », tandis que le processus laisse une marge (parfois très large) à l’improvisation.

Un processus peut être considéré comme un système organisé d’activités qui utilise des ressources (personnel, équipement, matériels et machines, matière première et informations) pour transformer des éléments entrants (les intrants) en éléments de sortie (les extrants) dont le résultat final attendu est un produit. Enfin, le processus a un propriétaire qui est garant de la bonne fin et du bon fonctionnement de celui-ci.[21]

Autrement dit, selon cet article, le processus répond à la question « quoi faire ? », tandis que la procédure répond à la question « comment faire ? ». Il en résulte que la caractéristique première d’un processus ne tient pas tant dans le résultat final, mais dans la manière de trouver une solution satisfaisante, tandis que la caractéristique d’une procédure tient dans l’ensemble des règles qu’elle contient pour parvenir à un résultat plus ou moins prédéfini.

La notion d’identité a été certainement une préoccupation de ceux qui se souciaient plus de provoquer une activité créatrice qu’un résultat fini, car Cardew a éprouvé la nécessité de définir l’identité d’une pièce de musique comme « un concept insensé mais utile : ce qui est essentiel dans une pièce de musique constitue son identité. Bien sûr, idéalement parlant, tout ce qui concerne une pièce est essentiel pour elle »[22]. Dans le même article, Cardew (Cardew, 1961, p. 23) donne également cet exemple :

Constituting the identity of e.g. Winter Music is the fact that there should be more or less complex eruptions into silence, and that these should come from one or more pianos. This being the unmistakable identity of the piece, there is room for free inter-penetration at all points in the process (composition, notation, performance, audition). ‘Mistaken identity’ is excluded, and ‘anything may happen’. (Cage has opened the gate into a field.) (Cardew, 1961, p. 22).

Dans les collectifs d’improvisation on retrouve ce rattachement à une identité incarnée par une des personnalités du groupe, comme le fut Cardew avec AMM ou The Scratch Orchestra; le nom mis en avant est là avant tout pour concrétiser une certaine manière de faire, un processus aux contenus multiples, imprévisibles et indéfinissables, mais identifiables. Lorsqu’ils proposent des partitions graphiques non-procédurales, cette revendication des compositeurs en faveur de la mise en place de processus de création plutôt que de l’application de procédures d’exécutions ne trouverait-elle pas un écho dans la suggestion de Yves Michaud concernant la fin de l’art et le triomphe de l’esthétique, voire de l’esthétisant ? Michaud introduit ici l’idée de la disparition des « œuvres d’art » au profit des expériences individuelles. La beauté n’existe plus en elle-même. L’objet n’est plus le point le plus important du dispositif, ce qui compte en premier lieu est celui qui le regarde. L’œuvre matérielle laisse sa place à la production d’expériences. C’est ainsi que l’art, perdant cette caractéristique matérielle, devient diffus, « à l’état gazeux » comme le qualifie Michaud (2003) dans le titre de son essai. L’art ne disparait pas, c’est seulement le régime de l’objet d’art qui se volatilise.

2.3.1 Exposé des raisons du choix des partitions non-procédurales

Ce qui nous intéresse plus particulièrement à propos des partitions graphiques non-procédurales est surtout le fait que les interprètes ne peuvent faire autrement que de prendre toutes les décisions concernant le contenu sonore ; en ce sens-là, rien ne leur est fourni et il ne s’agit plus de reconstruire selon des règles préétablies. Il n’y a pas de refuge possible par lequel l’exécutant pourrait se dédouaner en appliquant les éléments écrits sans pensée créatrice. Si des éléments sont encore écrits, par exemple sous forme d’un algorithme, il faut encore déduire de l’image le principe qui les fait naitre pour réinventer un procédé de production ; ceci est en soit un acte de création.

De plus, une image est on ne peut plus énigmatique du point de vue du passage du visuel au sonore. En effet, si le bon sens commun admet que la réception de la musique se fasse par l’écoute de la succession des sons, nombre d’expériences[23] ont montré que la perception musicale ne se fait pas de manière linéaire et continue, mais également par des mises en relations dans le temps des sons, des proportions des idées musicales, par des sélections, la mémoire faisant des allers-retours, permettant ainsi de se créer une « image instantanée » de ce qu’on a entendu. Si on parle d’une pièce de musique que l’on connait bien, il n’est pas besoin de se passer toute la musique en temps réel dans la tête pour recréer l’image mentale de la pièce, pour rappeler en mémoire de manière synthétique et instantanée les moments les plus marquants pour nous, et l’on circule aisément d’un de ces moments à l’autre, comme avec des points de repère ou de fixation, comme l’œil sur un tableau ; l’œuvre n’est plus séquentielle. De même, on sait qu’il existe plusieurs temporalités de lecture d’une image pour le spectateur ainsi que diverses temporalités transmises par l’image elle-même.

Alors donc que la production du sonore ne saurait se passer de la notion de succession des événements dans le temps, cette forme graphique d’écriture de la production sonore efface toute représentation objective des notions temporelles. Qu’un compositeur fasse un tel choix montre bien qu’il existe une volonté d’entrer dans un autre mode relationnel avec l’interprète ainsi qu’avec l’objet sonore lui-même. Le compositeur n’est plus le donneur d’ordres, un organisateur des tâches précises à accomplir qui, mises bout à bout, imposeront une certaine direction au travers d’une praxis déterminée.

A partir du moment où les compositeurs ont fait disparaitre les signes conventionnels ainsi que toutes références centrées sur les hauteurs et les durées, que reste-t-il aux interprètes formés au moule de la musique occidentale comme point d’entrée pour accéder à ces partitions ? Il faut reconnaitre que ces musiciens ont à faire un « grand écart » dans leur mode de fonctionnement tant intellectuel que pratique : les automatismes acquis sont faits pour fonctionner essentiellement sur le mode de la musique tonale (ou modale dans le meilleur des cas) et toutes les conséquences que cela engendre. Il y a là une véritable remise en cause du rapport de l’interprète avec l’écrit puisque ces formes d’écritures sont également une manière que les compositeurs ont de remettre en question l’organisation sociale de la pratique musicale, abolissant ainsi les frontières entre compositeur et interprète, mais également entre professionnels et amateurs, professeur/maître et élève, instrumentistes spécialisés et  « artistes-musiciens touche-à-tout », jusqu’à la remise en cause du statut de la musique en relation avec les autres formes d’expression artistique.

Avec la partition graphique non-procédurale, l’interprète est directement confronté avec une praxis menant à une forme possible de l’œuvre ; ce qui est indéterminé est plus que le résultat sonore : c’est le « quoi faire » lui-même qui est laissé à son entière responsabilité. Il doit absolument tout choisir, sans guide, sans contraintes objectives.

Sans durée, sans hauteur, sans indication de registre ni même de séquence d’événements, il n’y a plus de vérification possible à savoir si ce qui est joué est encore la partition. Si Cage a beaucoup travaillé sur l’indétermination, il s’agit presque toujours de l’indétermination du résultat sonore, non pas de ce que doit faire l’interprète. Dans les 4’33 de Cage, la durée est définie et même, dans cette durée, 3 « moments » sont définis. Ils permettent de faire apparaître une forme finalement proche d’une forme classique. De plus, il a une consigne sonore très précise : ne pas émettre de son avec son instrument. Le cadre des actions de l’interprète est tout à fait défini et précis, et on peut vérifier que ce cadre est bien respecté par l’interprète. Au contraire, une partition graphique non-procédurale, par son absence d’ordres imposés, est finalement beaucoup moins directive : si l’on imagine qu’une interprétation d’une partition graphique comme December 1952  d’Earle Brown arrive exactement au même résultat musical que les 4’33 de Cage, dans ce dernier cas, Cage pourra affirmer qu’on a joué sa pièce, Brown ne pourra pas prouver que c’était la sienne. Il en serait sans doute de même de toutes partitions graphiques non-procédurales et on comprend bien que l’objet de la question se trouve ailleurs, en dehors de la définition d’une musique ; c’est un acte gratuit, abandonné à qui veut bien s’en emparer, un objet qui crée l’instant et non le devenir, il ne sert à rien, mais celui qui choisit de s’en servir s’invente des mondes qu’il n’aurait pas imaginés lui-même, puis il peut le jeter…

En effet, dans certaines classes de composition ou d’improvisation, ces partitions graphiques sont données comme point de départ à des travaux de création. Dans ces situations, la partition-tableau est assumée dans son rôle d’autorité-référence, relayée par une autre autorité qu’est le professeur. Mais signalons un cas particulier où la partition graphique serait recomposée par un compositeur, sous-entendu dans un acte d’écriture permettant des « repentirs » et une temporalité élargie par rapport à celle de la production musicale. C’est un cas de figure sans doute assez fréquent et que nous ne posons pas comme possédant une séparation nette d’autres formes d’interprétation. Nous voulions juste soulever que, dans cette situation, il est assez peu probable que l’attribution de la paternité de l’œuvre musicale qui en découlerait soit laissée à l’auteur de la partition graphique ; si dans un acte « d’abnégation » le compositeur le faisait, les divers acteurs en relation avec l’œuvre ainsi composée (interprètes, organisateurs de concert, public, critiques, médiathèques, etc.) auraient quelques difficultés à considérer la situation de ce point de vue[24]. Si la partition graphique engendre des exemples possibles parmi d’autres, ou une œuvre en perpétuel devenir, une « œuvre désœuvrée » (Stoïanova), sa pétrification court-circuite la relation directe qui était supposée exister entre l’exécutant-créateur et l’auditeur. Il est notable à ce sujet, que Cardew ait attribué des noms différents aux « réalisations » directement dérivées de Treatise écrites par lui-même[25], alors qu’on suppose qu’il serait considéré qu’un groupe ayant travaillé à partir de cette partition serait, en quelque sorte, en « dette » ; il aurait le devoir moral (ou peut être en tirerait-il avantage) de mentionner le titre et l’auteur de la partition à laquelle il se réfère. Le compositeur s’inspirerait de la partition graphique tandis que l’improvisateur la jouerait, stimulé par celle-ci.

Nous avons pu constater plusieurs types de réactions chez les musiciens confrontés aux partitions graphiques, suivant les contextes dans lesquelles elles sont proposées, parmi lesquels :

  • Un enthousiasme d’avoir enfin un espace de liberté où exercer sa propre créativité, un matériel lui donnant accès à un monde sonore non-clos qu’il puisse imaginer et développer lui-même, avec ses propres compétences, sa propre sensibilité.
  • Une réelle curiosité et un déclencheur d’un « droit » à des modes de pensées différents, une ouverture sur une conscience musicale élargie.
  • Une perplexité, une incompréhension de ce qui est « demandé » par le compositeur : comment exécuter ces signes qui n’ont pas été codifiés, qui sont en dehors de la « notation » apprise pendant des années et pour laquelle chaque signifiant avait son signifié. Le musicien se trouve devant une énigme à résoudre pour laquelle au mieux il n’a que peu d’indices, au pire il ne guidera ses choix que dans le sens opposé à ce qu’un certain bon sens aurait suggéré.
  • une révolte par rapport au compositeur qui n’aurait pas achevé son travail, démissionnerait de sa fonction de créateur, serait accusé de ne pas assumer son manque d’idée ou de compétence et trouverait par là-même un moyen de reporter sur l’interprète le soin de pallier ses faiblesses.
  • Une occasion de faire n’importe quoi, de se moquer du compositeur, de sortir complètement du contexte proposé puisque « j’ai le droit de faire ce que je veux sans être responsable du résultat », puisque ce qui est écrit peut être interprété d’une infinité de manières différentes. L’interprète ne changerait donc pas de logique par rapport à ce qui est considéré comme la position « normale » de chacune des parties en présence : faire ce que veut le compositeur est le rôle de l’interprète.
  • Les interprètes ont tellement intériorisé le système de notation traditionnelle qu’ils n’ont plus à penser quelle note est jouée, mais plutôt comment elle s’inscrit dans une globalité signifiante. Lorsqu’ils se trouvent confrontés à des partitions graphiques, déstabilisés par des signes qu’ils ne maîtrisent pas bien, ils finissent par se focaliser sur ceux-ci sans plus penser à la globalité de la production sonore.
  • Ils vont parfois chercher des ressources de rationalisation leur permettant de justifier leurs choix d’actions par des moyens très irrationnels, mais qu’ils se mettent soudain vouloir assumer pleinement…

On le voit, ces partitions remettent en cause bien des strates de la production sonore. Le contexte dans lequel elles sont introduites, si c’est une autorité contraignante, bienveillante, s’il y a un enjeu personnel ou par rapport à un groupe, est primordiale quant à l’attitude de collaboration et participation à la réalisation de la création sonore. Elles ont un impact qui n’est jamais neutre sur le rapport entre le compositeur et l’interprète, souvent passionnel, quelquefois conflictuel, jamais routinier…

2.4 Contexte historique et philosophique – Les élans d’après-guerre

Nous ne tracerons pas ici l’évolution qui a conduit à l’apparition des pensées qui ont généré les partitions graphiques. Faut-il en tracer l’origine dans les avant-gardes du début du XXème siècle (notamment dada et Futurismes), dans la poésie visuelle et sonore, dans les calligrammes d’Apollinaire ? Feldman, Brown et Cage étaient très proches de ces mouvements et des artistes de l’abstraction expressionniste. Une autre influence possible est celle d’Erik Satie, au moins sur Cage, qui fut le premier à sortir dans les partitions des éléments de pure représentation des sons. Stockhausen dans l’article « Graphique et Musique » (1959) explique l’avènement de ces pratiques par l’autonomie croissante de la partition vis-à-vis de son exécution sonore, un long processus depuis le moyen-âge.

On sait comment les musiques et les musiciens du romantisme ont été instrumentalisés pour servir les thèses du nazisme et autres formes de dictatures. On ne s’étonnera pas que dans l’après-guerre, à l’heure où tout était en reconstruction, tout remis à plat, les musiciens aient cherché également à se questionner sur leurs pratiques, sur leurs rapports avec ce qu’ils produisaient et la manière dont ils le faisaient. En réaction aux horreurs qui venaient d’être vécues pendant la guerre, les motivations et l’engagement des individus avaient été exacerbés pour que la paix soit une réalité absolue. Ainsi, cette période obscure a fait naitre nombre de vocations dont l’objectif de vie serait : plus jamais ça! Sociologues, philosophes, psychologues, psychanalystes, politologues et scientifiques ont produit un nombre considérable d’études et de textes qui, de par le contexte historique du moment, ont revêtu une signification d’autant plus forte qu’ils apportaient des éléments de réponses à un traumatisme généralisé. Ils ont ouvert et formulé de nouvelles voies sur lesquelles se sont appuyés avec plus d’assurance et d’engagement des artistes qui n’avaient cessé pendant les conflits de profiter de leur forme d’expression artistique pour dénoncer les systèmes totalitaires et les crimes qui les accompagnaient. Il fallait reconstruire la relation avec autrui, la communication musicale se devait de ne plus servir un pouvoir établi. Sur le plan sociologique, la dynamique de groupe s’est répandue pendant les années 1960 dans les formations des responsables de toutes les organisations et des entreprises. La mode était au débat, les esthétiques remises en question.

La pensée sérielle généralisée de la composition musicale et les détails infinis qui accompagnaient son écriture ont fait apparaitre des partitions pour lesquelles l’idée d’interprétation devenait inexistante[26]. L’exécutant devenait avant tout un virtuose soumis aux exigences d’une notation chaque fois plus complexe et exigeante, ne laissant plus d’espace à l’instrumentiste pour qu’il ait un quelconque recul sur la conception de la matière et de la forme musicale. Les œuvres sont la plupart du temps travaillées pendant de longues heures afin d’être maitrisées techniquement, puis jouées une seule fois en public. Les reprises des concerts sont trop rares, l’enregistrement comblant rapidement le désir de curiosité, avant même que l’œuvre n’ait pu jouer[27]. Toutes ces idées sont ainsi exprimées ainsi par Cornelius Cardew :

The relation between musical score and performance cannot be determined. If this is not realized, difficulties will always be encountered in composing, rehearsing and performing (not to mention listening). The indeterminacies of traditional notation became to such an extent accepted that it was forgotten that they existed, and of what sort they were. The results of this can be seen in much of the pointillist music of the ‘5os (Boulez, Berio, Goeyvaerts, Pousseur, Stockhausen, Van San, etc.). The music seemed to exclude all possibility of interpretation in any real sense; the utmost differentiation, refinement and exactitude were demanded of the players. Just because of this contradiction it is stimulating work, and sometimes rewarding to interpret this music, for any interpretation is forced to transcend the rigidity of the compositional procedure, and music results (but the feeling is almost unavoidable that one is misrepresenting the composer!). (Cardew, 1961, p.22)

Pourtant, certains compositeurs ont vu au contraire dans cette constatation d’indétermination de la notation standard une formidable occasion de provoquer une ouverture basée sur les expériences des musiques aléatoires et des partitions graphiques pour développer la responsabilité de l’exécutant et sa conscience musicale :

Nous voudrions qu’il [l’exécutant] s’engage totalement, qu’il n’engage pas seulement ses connaissances techniques dans l’œuvre, mais aussi ses capacités inventives, ses facultés de décisions, ses facultés de réactions plus ou moins spontanées, en un mot : son « contenu psychique ». Nous voudrions tout de même garder la possibilité de pouvoir « diriger » (canaliser) les différentes formes de cette participation. (Globokar, 1970, p.70)

Des compositeurs, surtout américains dans les années 1950, qui ont été rassemblés sous l’appellation « d’école de New York [28]» observant les travaux d’artistes plastiques comme Alexandre Calder ou Jackson Pollock, ont curieusement réalisé la « chance » qu’avaient ces derniers de pouvoir concrétiser sans intermédiaire leurs impulsions artistiques ; leur réflexion leur a fait admettre leur impuissance pour la production d’un objet contrôlable au long de tout son processus d’élaboration, à la manière de ces artistes plastiques. Earl Brown affirmait :

It is well known that notation has been a constant difficulty and frustration to composers, since it is a relatively inefficient and incomplete transcription of the infinite totality which a composer traditionally « hears, » and it should not be at all surprising that it continues to evolve[29].(Brown, 1986, p.186)

Et de s’enthousiasmer ainsi :

I had the impulse to do something with this highly spontaneous performing attitude (improvisational attitude that is) from a score that would have many multiple possibilities of interpretation. Under the influence of Calder, I considered this kind of thing to be mobility, which is to say – a score which was mobile. A score which had more than one potential form and performance realization (Brown, 2008, p.1).

Leur point commun est sans doute d’avoir cherché des systèmes d’écriture de la musique qui ne prennent plus uniquement en compte la note comme unité de base, puisque celle-ci éventuellement pouvait ne plus exister, et qu’ils s’intéressèrent à retrouver au travers de la notation musicale un média plus proche de leur spontanéité créatrice ou de leurs concepts compositionnels. Comme le dit Jean-Yves Bosseur :

Certains compositeurs […] ont pu se sentir plus proches – dans leur travail de conceptualisation, puis de notation et de composition – des conceptions de la Renaissance et de l’ère Baroque, que celles affichées par le Romantisme qui visent à sacraliser la création du compositeur en s’efforçant d’en arrêter les contours d’une manière immuable. (Bosseur, 1992, p.10)

Même si dans la perspective de Brown, le contrôle musical s’opère finalement encore par la direction (gestuelle) du compositeur/chef, faire de la musique appelle avant tout la participation active et « de bonne volonté » d’un groupe participant au projet créatif, et la conception de la partition se devait de prendre cette dimension en considération :

… But it was a considerable leap, or difficulty to conceive of a score that would in itself be something and in itself imply many more things… I’m intrigued by the performance itself. I like very much conducting and rehearsing the music, but I’m not so much as interested in the piece ultimately being a monument, as I am in the piece existing as a field of activity, of music making activity, which exists between sympathetic and reasonable kinds of people (Brown, 2008, p.1).

On voit bien ici que le jouer de la musique, l’instant de la praxis est la préoccupation première, voire unique. La notation n’intervient dans ce contexte que de manière presque accessoire, comme un outil. Brown avait d’ailleurs pointé que la prétention d’utiliser la notation comme moyen de contrôler tous les paramètres musicaux était un développement relativement récent :

[Brown] observed that in music written before 1600, the intentions of the composer could be notated in diverse ways, and the relationship between intention and performance was quite different from what came to be the nineteenth-century ideal [30] (Alden, 2007, p.316).

Plusieurs types de notations expérimentales furent imaginés, qui allaient au-delà de l’ajout de signes à ceux préexistants ou d’une notation qui permettrait une amélioration de l’efficacité d’un système somme toute équivalent d’écriture. Pour certains, l’idée est que la feuille puisse représenter un espace-de-temps, de la même manière que la feuille puisse être un espace graphique délimitant, incluant éventuellement d’autres dimensions allant au-delà du plan. Au-delà de la puissance qu’avait acquise la notation standard, détourner un signe de sa fonction ou lui donner des significations multiples a stimulé des compositeurs à penser que cette plurivocité pourrait être un facteur de création. L’introduction de l’aléatoire, des méthodes de calculs par ordinateur, l’évolution rapide des sciences et des techniques, ont permis d’imaginer des procédés, tant pour la composition que la réalisation des partitions, auxquels les compositeurs des générations antérieures n’avaient pas eu accès. Peu s’en fallait alors pour franchir le pas qui mènerait à un abandon quasi-total du signe comme signifiant au profit de la subjectivité de l’individu ou du groupe.

Conclusion

Nous avons examiné quelles sont les ouvertures qui ont été offertes au musicien-interprète, par l’avènement des partitions graphiques non-procédurales, à partir des années 1950. Ces graphies sonores ont bouleversé les rapports à la notation musicale. Lire une partition graphique ne consisterait donc pas à une transformation directe des signes graphiques d’un objet visuel en musique constituée d’objets sonores, mais en une invitation pour l’interprète à développer une action créatrice par la maîtrise dans l’instant de ses sonorités, des timbres infinis de son instrument et de son corps. Les partitions graphiques non-procédurales sont en cela proche des « Textkomposition » pour être des musiques intuitives qui ne définissent pas une suite de sons à produire, une procédure d’exécution, mais invitent l’interprète à élaborer des processus dont le résultat ne sera concrètement déterminé que par celui-ci.

La compréhension du contexte historique de l’après-guerre, les concepts introduits par la philosophie postmoderne, le développement des techniques électroacoustiques, les réalisations d’artistes plastiques comme Alexandre Calder ou Jackson Pollock, sont autant d’éléments qui peuvent expliquer les motivations des compositeurs à rechercher une manière moins autoritaire et moins directive de communiquer leur art et leur pensée, tout en étant plus proche de la représentation qu’ils se faisaient de la matière sonore. Si l’analyse de pièces comme celles d’Earle Brown ou de Cornelius Cardew permet de dégager diverses méthodes d’interprétation de la graphie musicale, la correspondance entre le domaine visuel et le domaine sonore produit bien des confusions car il n’y a ni équivalence, ni traduction d’un domaine à l’autre. Les champs d’intérêts d’artistes comme Kandinsky, Klee, Boulez ou Cage, ont souvent passé la frontière de l’un à l’autre, mais chacun d’eux maintenait à sa manière une certaine forme de domination sur l’acte créateur, sans laisser à l’interprète d’initiatives décisives sur la production musicale.

Nous avons senti la nécessité de réfléchir sur ce qui nous est apparu comme étant l’impossibilité d’une correspondance directe et univoque entre des figures graphiques et des sons. Même des éléments comme ceux de la théorie de la Gestalt appliqués aux arts graphiques, ne permet pas, selon nous, de définir des procédures qui mettraient en relation le visuel et le sonore sans le devoir de passer par un imaginaire propre. Il n’y aurait finalement pas d’échappatoire objective à l’initiative et à l’acte créatif de la part de l’interprète confronté à une partition graphique.

La situation dans laquelle se trouve l’interprète face à une telle partition se rapproche en bien des points de celle où se trouve un improvisateur qui réagit à son environnement tout en allant chercher ce dont il a besoin dans son expérience, dans sa gestualité, pour reprendre le mot abondamment utilisé dans ce contexte par Ivanka Stoïanova. Mais l’acte de création autour d’une partition-tableau induit des contraintes et des consignes qui sont élaborées en autonomie par les participants ; sans imposition de résultat fixe, ce que chaque créateur-interprète aura élaboré introduira un cadre décisif sur la production finale que l’on pourra retrouver d’exécution en exécution. Ce qui est joué à base d’une partition graphique impose des contraintes, oriente des matières sonores, des attitudes de jeu, des structures ou des formes musicales, des pensées, des comportements sociaux, qui n’auraient pas vu le jour de la même manière dans un contexte d’improvisation dit libre. La partition graphique a, en cela, une conséquence réelle et objective sur la production musicale.

Cependant, la production de partitions graphiques ne permet pas au compositeur de se valoriser comme dans le travail d’écriture traditionnelle. Celui-ci peut même être amené à complètement disparaître dans ce contexte puisque les interprètes peuvent cacher complètement l’origine de leurs motivations musicales. Ceci explique sans doute, en partie, l’intérêt quelquefois très limité, voire dédaigneux, que le milieu musical occidental, attaché à l’œuvre, leur consacre. Afin de restaurer une certaine reconnaissance et la diffusion de leur production graphique, certains compositeurs-artistes se sont spécialisés dans l’orientation/direction de leur interprétation au cours de stages et de préparations de concerts. Pourtant, on peut se demander si cette initiative, aussi louable et nécessaire soit-elle, ne dénature pas à sa base le projet inhérent au dispositif proposé. L’obstacle principal reste que les interprètes dans leur ensemble, et indépendamment des styles musicaux, ne sont pas formés pour avoir les capacités à prendre les initiatives nécessaires à l’exécution de partitions graphiques non-procédurales, alors qu’elles offrent un réel espace de stimulation créative et de liberté musicale. On constate trop souvent que la liberté fait peur. Les musiciens de formation traditionnelle ayant acquis un bagage de hautes compétences techniques, ne sont pas prêts à accepter de se défaire du moule dans lequel ils ont été préparés. Il est assurément difficile de s’ouvrir à des espaces suspectés de vacuité, alors qu’ils ne sont pourtant autres que l’inconnu. Plus les interprètes accepteront de prendre des initiatives créatrices et plus ils diversifieront leurs accès à l’expression artistique, plus les partitions graphiques trouveront leur place dans le paysage des pratiques artistiques. Il y a une urgente nécessité de diffusion et de mise en jeu de ce corpus de partitions graphiques. Ceci passe par une nécessité non moins urgente d’ouvrir des espaces physiques et institutionnels pour les accueillir ces pratiques, former les artistes, professeurs et élèves, pour qu’elles ne soient plus un objet de curiosité momentanée, dépassé avant même d’avoir vécu. Elles ont toute leur place dans la formation et la créativité musicale d’aujourd’hui, grâce à toutes les qualités d’ouverture, d’autonomie et de générosité qu’elles provoquent et qui leur sont intrinsèques.

 

[Lamaison]

 


[1] Voir son écrit De Musica rédigé entre 388 et 391.

[2] Nous considérerons dans cet article les partitions graphiques prises dans leur fixité ; nous avions émis l’hypothèse qu’elles pouvaient également se présenter sous forme de vidéos et autres formes visuelles kinésiques, mais nous nous en tiendrons aux graphies fixes afin de délimiter notre propos, et les considérant comme suffisantes pour appuyer l’argumentation que nous défendrons dans cette relation.

[3] John Cage (Cité dans Bosseur, 1992 p.128) évoque une réflexion sur la possibilité d’existence d’un mot qui pourrait être l’équivalent de visualité, dans le sens de l’importance absolue de ce qui est montré, mais rapporté à l’audition. Il est vrai que le sonore, substantif souvent employé, est construit à partir de du mot son, relatif à la source productrice, et non pas du mot auditif, correspondant au sens de perception.

[4] On peut consulter à cet effet l’article http://www.musicologie.org/publirem/castel.html de Jean-Marc Warszawsky.

[5] Information extraites de Cage (1993, p.246).

[6] L’intermédia est, selon Dick Higgins, membre du mouvement Fluxus et créateur de cette notion, une ouverture de la pensée créatrice en dehors de toute restriction à un seul domaine de l’art.

[7] Dans une image de 4mx5m, serait considérée comme étant un point une tache de 10 cm de diamètre ; la même forme sur une feuille de format A4 ne serait très probablement pas considérée comme pouvant être un point mais une grosse tache.

[8] John Cage raconte: « là où les gens avaient ressenti la nécessité de coller les sons ensembles pour obtenir une continuité, nous ressentions tous les quatre la nécessité opposée de nous débarrasser de la colle afin que les sons soient eux-mêmes » (Cage, cité par von der Weid, 2012, p.182).

[9] J’ai pu vérifier cela à diverses occasions lors de mes classes de créativité musicale à l’ANSO entre 1998 et 2004 où nous travaillions des improvisations individuelles à partir de graphismes abstraits du dessinateur de bande dessinée Vasco Colombo.

[10] Daniel Arasse dit, à propos d’une toile que l’on a longtemps observée pour chercher à en percer le mystère, « qu’elle se lève ».

[11] Quelle étrange phrase, tirée hors de son contexte, que celle de la dernière réplique (nº330) de Tristan dans acte 3, scène 2 :“Wie, hör’ ich das Licht?” (Quoi ? Est-ce la lumière que j’entends ?), à la suite de laquelle il meurt.

[12] Il reviendra plus tard sur ces affirmations en les modérant et sans jamais avoir pu en établir la scientificité.

[13] Nous empruntons cette expression à Jean-Noël Von der Weid, en référence au titre de son livre.

[14] Par exemple, pour J. S. Bach, la copie au net de 1720 des soli pour violon (Faksimile des Autographs, Edition Bärenreiter, 1988), et pour L. Couperin, le Prélude non mesuré en Sol mineur (extrait dans Bouissou, Goubault, Bosseur, 2005, p.50-51).

[15] Il est considéré dans “The Concise Oxford Dictionary of Music” que le plus ancien exemple de partition graphique soit Projections de M. Feldman qui date de 1950. Mais il est clair que nous ne débattrons dans cet article sur l’aspect de la graphie de toutes sortes de notations musicales remontant jusqu’à l’Égypte du 7ème siècle av. JC.

[16] Chez Luigi Dallapiccola (Concerto fatto per la nette di Natale  – 1956) ainsi que chez Stockhausen (Stockhausen, Die zehn wichtigsten Wörter – 1991).

[17] Par exemple dans des formes de lettres chez de Sylvano Bussotti, (Raragramma –1982).

[18] Voici la définition donnée par Cornelius Cradew (1961, p. 21): « Indeterminacy. (Cage: ‘pieces which are indeterminate as regards their performance’.) I would say that a piece is indeterminate when the player (or players) has an active hand in giving the piece a form. »

[19] Par exemple: Stockhausen, Aus dem sieben Tagen.

[20] Le chiffre est pris dans le même sens que l’utilise Daniel Charles, à savoir le code. Déchiffrer une partition consisterait donc, au-delà de la lecture à vue, à décoder les signes musicaux.

[21] Processus. (2013, mars 12). Wikipédia, l’encyclopédie libre. Page consultée à 12:38, le 8 Avril 2013.

[22]Identity (of a piece of music): a senseless but useful concept. What is essential to a piece of music constitutes its identity. Of course, ideally speaking, every- thing about a piece is essential to it. » (Cardew, 1961, p. 21).

[23] Voir par exemple les expériences menées par Robert Francès dans « la perception de la musique », Librairie Philosophique J. VRIN, 1984,2002.

[24] Rappelons la situation de la partition de Stockhausen « Aus den sieben Tagen » se retrouvant classée à la Bibliothèque Nationale parmi les textes littéraires et non parmi les œuvres musicales…, ainsi que les partitions graphiques classées dans la section arts plastiques.

[25] Il s’agit de Bun nº2 pour orchestre (dont Cardew considère que c’est une « analyse » des pages 45 à 51) et de Volo Solo (qui « contracterait » la forme entière de Treatise).

[26] Dont on trouve l’origine dans « Poétique Musicale », l’essai de Stravinsky de 1945, dans lequel il explique sa conception de la « musique pure ».

[27] Pris ici dans le sens de bouger, trouver sa place, comme lorsqu’on dit jouer des coudes.

[28] L’École de New York fait référence à un groupe artistique informel de poètes, peintres, danseurs et musiciens parmi lesquels John Cage, Morton Feldmann, Earl Brown, Christian Wolff, entre autres pour les compositeurs, Willem de Kooning, Jackson Pollock ou Robert Rauschenberg entre autres pour les peintres. Cette École de New York à eu une forte influence sur des compositeurs comme Cornelius Cardew et Frederic Rzewski, entre autres.

[29] Il est bien connu que la notation a été une constante difficulté et frustration chez les compositeurs, puisque ce n’est qu’une transcription relativement inefficace et incomplète de la totalité infinie de ce qu’un compositeur « entend », et il ne serait pas surprenant du tout que cela continue ainsi.

[30] il avait observé que dans la musique écrite avant 1600, les intentions des compositeurs pouvaient être notées de différentes façons et que les différences de relations entre l’intention et son exécution était bien différente de ce qui se passait dans l’idéal du XIXème siècle. (Tdla)


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Weid, Jean-Noël von der, Le flux et le fixe, Librairie Arthème Fayard, 2012.

 


Annexe A : Liste des partitions graphiques

Cette liste est non exhaustive et inclut surtout des partitions graphiques que nous considérons comme non procédurales. Cependant, trois recueils (Cage, Karkoshka, Sauer) regroupent nombres de partitions graphiques qui ne sont pas détaillées dans cette annexe, même si d’autres, pourtant incluses dans un de ces livres, sont mentionnées ici pour être particulièrement significatives à notre propos.

 

Austin, Larry, Square (1963).

Brown, Earle, Folio (1952/53) and 4 systems (1954), associated music publishers, inc.

Bussotti, Sylvano, Rara, Romamor (dessin d’analyse), from the Rara Requiem, 1969.

Bussotti, Sylvano, Sette Fogli « Mobile-Stabile per Chitarre, Canto e Piano » (dédié à C. Cardew), 1931.

Cage, John, Variation II, Edition Peters, nº6768, 1961.

Cage, John, Notations, Something Else Press, Inc. (livre incluant des partitions de divers auteurs), 1969.

Cage, John, Sixty-Two Mesostics Re Merce Cunningham No.51, Henmer Press, 1971.

Johnson, Tom, Imaginary Music, No. 65. « Syncopated Texture ».

Cardew, Cornelius, Treatise, Edition peters nº7560, 1967.

Cardew, Cornelius, Treatise Handbook, incluant Bun nº2, Volo solo, Edition Peters, 1971.

Cardew, Cornelius, Scratch Music, the MIT Press. Cambridge, Mass.

Cardew, Cornelius, Octet 61.

Childs, Barney, Operation Flabby Slepp – Pembroke Music Co. Inc.

Dallapiccola, Luigi, Concerto fatto per la nette di Natale, 1956.

Donatoni, Franco, Babai, 1963.

Globokar, Vinko par une forêt de symboles, Ricordi, 1986.

Globokar, Vinko, Correspondances (partie finale).

Feldman, Morton, Atlantis.

Feldman, Morton, Intersection.

Feldman, Morton, …Out of “last pieces”.

Feldman, Morton, The straights of Magellan.

Feldman, Morton, The King of Denmark, 1964.

Frith, Fred, Stone, Brick, Glass, Wood, Wire (Graphic Scores 1986 – 96). Voir album de 1999.

Haubenstock-Ramati, Roman, Decisions, 1961.

Haubenstock-Ramati, Roman, Alone nº1, 1974.

Holland, John, 5 sonatas for any solo player, 1974.

Kagel, Mauricio, prima vista, for diapositive and a sound sources, 1962/1964.

Kagel, Mauricio, Die Himmelsmechanikel, 1965.

Karkoschka Erhardt, Das Schriftsbild des Neuen Musik, Celle, Herman Moeck, 1966. traduit sous le titre Notation in new music: a critical guide to the interpretation, par Ruth Koenig, Universal Edition, 1972.

Knowles, Allison, Shoestring Song, 1982.

Kosugi, Takehisa, «+ -« , 1987.

Kupkovic, Ladislav, Maso Kriza, Universal Edition 1961-62.

Logothesis, Anastesis, Grafishe Notationen, Ed Modern-München, 1967.

Moran, Robert, Interiors, edition Peters, pour ensemble de chambre, 2011.

Sauer, Therese, Notations 21, Mark Batty Publisher, (livre incluant des partitions de divers auteurs) 2009.

Schnebel, Dieter, MO-NO. Musik z.Lesen, 1969.

Schäfer, Murray, Divan I Shams I Tabriz, for Orchestra, seven singers and electronic sounds, 1970.

Stockhausen, Karlheinz, Die zehn wichtigsten Wörter (Weihnachten / Christmas), 1991.

Surges, Greg, Fission, 2009.

Tenney, James, String Complement, 1964.

Udo, Kasemets, Trigon, Ed BMI Canada limited (Ontario).

Walshe, Jennifer, exercise.

Walshe, Jennifer, your name here.

Wolff, Christian, For 1,2, or 3 people.

Wolff, Christian, changing the system.

Wolff, Christian, Edges.

Wolff, Christian, Burdocks.

Wolff, Christian, pairs.

Wollschleger, Scott, Digital sensation nº1, 2007.

 

[Lamaison]

 

Interview de Pascal Pariaud

Interview de Pascal Pariaud
Partitions graphiques
Nicolas Sidoroff et Jean-Charles François
Mars 2017

English Abstract


 
Sommaire

Introduction
Les partitions graphiques de Fred Frith
KompleX KapharnaüM
Ecriture de partitions graphiques par les participants eux-mêmes
Le projet autour de l’exposition de tableaux
Réflexions sur les partitions graphiques
Les clochers de Llorenç Barber
Les ateliers d’improvisation
Les partitions graphiques dans les cours de clarinette
Le « Sound painting »
La sonorisation des films

 


 
Introduction :

Le texte qui suit est tiré de l’enregistrement d’une interview de Pascal Pariaud réalisée en novembre 2016 par Jean-Charles François et Nicolas Sidoroff.
Pascal Pariaud est clarinettiste et professeur à l’Ecole Nationale de Musique (ENM) de Villeurbanne. Dans ce cadre, il anime des ateliers où la pratique des partitions graphiques occupe une place importante. Il est membre du trio d’improvisation PFL Traject et du collectif PaaLabRes.

Il y a plusieurs aspects à l’utilisation de partitions graphiques dans le cadre de mon travail pédagogique à l’ENM de Villeurbanne. Lorsque Fred Frith est venu en résidence à l’école, en 1994, cela a donné l’occasion après son départ d’organiser des ateliers d’improvisation. Dans ces ateliers, sur une année, il y avait des périodes où l’on travaillait sur les graphic scores de Fred Frith. En même temps (c’était aussi le début de mon travail au Cefedem Rhône-Alpes) il y avait aussi Individuum Collectivum de Vinko Globokar dont certaines pages nous servaient aussi de support. Dans ces ateliers d’improvisation, petit à petit, les étudiants ont pu imaginer eux-mêmes des graphic scores. Ils apportaient leurs propositions de partition avec leurs propres modes d’emploi. J’en ai retrouvées quelques unes. Donc il y a eu les ateliers d’improvisation qui généraient beaucoup de tentatives de travaux sur les graphic scores. Plus récemment, il y a deux ans, avec une centaine de jeunes élèves, nous avons mené un projet avec KompleX KapharnaüM sur des partitions graphiques, associant des symboles à des sonorités ou à des modes de jeu. Nous avons aussi abordé des créations contemporaines réalisées par les enfants à partir de leurs propres modes de lecture : c’est eux qui déterminaient les sonorités et comment interpréter ces graphismes.

 
Les partitions graphiques de Fred Frith :

Dans les ateliers d’improvisation, on a joué beaucoup de graphic scores de Fred Frith. Les partitions graphiques de Fred Frith sont composées de photos qu’il retraite à l’ordinateur et dont il tire un mode d’emploi.

Prenons par exemple la partition de Fred Frith qui s’appelle Dry Stones : c’est un mur de pierres sèches. Chaque pierre correspond à un solo. Le premier musicien joue un solo représenté par la première pierre ; dès que le deuxième musicien se met à jouer la deuxième pierre, il oblige le premier à mettre en boucle l’extrême fin de ce qu’il est en train de faire. Il faut que ce soit un motif très court, une grappe de sons, ou même un seul son, que le musicien répète en boucle jusqu’à la fin, sur sa propre pulsation. Les solos doivent être assez énergiques et les boucles s’inscrivent dans un diminuendo général sur toute la durée de la pièce. Cette pièce peut être éventuellement dirigée afin de permettre au chef de choisir le matériau qui va être mis en boucle pour chaque solo. Dans ce cas là le geste déclenche la mise en boucle et le départ d’un autre solo. Et dans ce processus, ce qui est intéressant, c’est que tout s’empile et à la fin cela donne la superposition de toutes les cellules en boucle des participants qui s’entrechoquent entre elles, pour finalement arriver à un pianissimo total, et le dernier soliste se met en boucle à son tour. C’est une très belle pièce.

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Dry Stones II de Fred Frith

Dans Dry stones, il faut que le solo soit évolutif et n’utilise pas un seul mode de jeu. C’est-à-dire qu’il ne doit pas être statique, parce que sinon, cela va être la même chose tout au long de la pièce. Ce qui me plait dans cette idée, c’est de profiter du moindre accident, du moindre petit truc, la petite chose qui change de timbre pour déclencher la mise en boucle du solo… Donc, quand je propose cette partition, je donne la consigne qui suit : « essayez de faire un solo qui soit évolutif, qui n’ait pas la même couleur tout le temps et qui permette à celui qui va rentrer d’avoir à choisir un matériau, qui ne soit pas donné au début et qui reste le même jusqu’à la fin ». Et toujours, les phrases seront de plus en plus calmes et de plus en plus pianissimo : « quieter and quieter », donc de plus en plus calme. Parce que la pièce part de façon énergique. En fait, « quieter » cela peut être dans la nuance, mais aussi dans le tempo. Les élèves ont le mode d’emploi, et quand ils ré-écoutent les enregistrements (enregistrer systématiquement les prestations des participants est un des principes importants dans les ateliers), ils sont tous à même de pouvoir dire quelque chose sur ce qui vient de se passer. L’idée c’est vraiment d’imaginer un solo qui évolue.

Fred Frith travaille souvent sur ce genre de chose dans ses graphiques, par exemple, Firewood : chacun part fortissimo sur une cellule, cela peut être quelque chose qui dure de deux à plusieurs secondes, qu’on joue en boucle. Il y a des instruments faibles qu’on ne va jamais entendre au départ, mais comme c’est un diminuendo global, à la fin, on entend émerger ces instruments que l’on n’avait jamais entendus jusqu’alors ; les instruments à vent qui sont très forts ont besoin de beaucoup de pression d’air, mais petit à petit, dès qu’il y a moins de pression on ne les entend plus, ce n’est plus que du souffle, cela fait donc émerger le guitariste ou ce genre d’instruments ; cette métamorphose est magnifique. Dans Firewood, les consignes sont assez prescriptives. C’est improvisé dans le sens où les gens choisissent leur matériau, mais une fois qu’on est parti, il convient de suivre les prescriptions. Il s’agit de diminuer pendant à peu près onze ou douze minutes. Il va falloir gérer les paliers et il s’agit là d’une difficulté liée à la technique instrumentale. Dans cette pièce il n’y a aucune interactivité entre les musiciens. Ce qui n’est pas le cas des autres partitions. Cela dépend des graphismes.

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Firewood de Fred Frith

Voici maintenant Screen : tout se déroule dans le temps. Il y a deux mesures à cinq temps (noire égale 60) et chacun doit placer une cellule et la jouer en boucle toujours à la même place dans ces deux mesures (1 cellule toutes les 10 secondes) ; il faut que ce soit tout le temps la même cellule. Les taches blanches sur la partition représentent deux solistes (celui du haut et celui du bas) qui se répondent dans un dialogue évolutif ; ils s’appuient sur ce tapis sonore, lancinant et immuable.

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Screen de Fred Frith

Zürich, de Fred Frith, est un paysage de feuilles sur la neige. On lit de bas en haut. Le bas est dense et le haut est parsemé de feuilles éparses. On part donc d’une masse sonore forte, grave et dense et on opère une métamorphose en quelques minutes vers des sons épars, aigus, pianissimo.

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Zürich de Fred Frith

Souvent, avec les partitions graphiques de Fred Frith, il s’agit plutôt de photos conceptuelles. Avec la plupart des partitions de Fred, c’est le mode d’emploi qui compte le plus. En général, une fois que le concept est édicté, il n’y a pas besoin d’avoir la partition sous les yeux.

Voici comment une séance se déroule lors des ateliers d’improvisation, par exemple avec la partition de Fred Frith Firewood : je lis le mode d’emploi, un texte en anglais qu’on va traduire ensemble et je présente la photo. Tout ce qu’on va faire est enregistré. On enregistre tout et on réécoute tout de suite après. Il peut y avoir ensuite des discussions. Si je prends par exemple Dry Stones, on ne donne aucune consigne autre que celles indiquées dans la partition ; Frith ne donne pas de consignes de contenu. S’il s’agit de gens qui ont peu d’expérience dans l’improvisation, alors ils vont peut-être être tentés de rejouer des choses qu’ils connaissent déjà. Après avoir joué, en réécoutant l’enregistrement, les débats vont porter sur la question de savoir si on est obligé de faire des citations, si on s’en donne le droit de le faire, ou pas, ou dans ce cas là comment cela va influencer l’esthétique. La discussion va porter sur ce qui est faisable ou pas, ce qui est permis ou pas, sur le contenu a donner. Si on ne lit que le mode d’emploi, a priori tout est possible. Après, ce sont des choix esthétiques. Mais cela peut être aussi le cas d’enregistrer une prise unique et rien d’autre. On peut aussi écouter les versions qui ont été faites par Fred – il y a eu des disques de ces graphiques – pour voir comment d’autres musiciens s’y sont pris.

 
KompleX KapharnaüM :

C’était il y a deux ans à peu près, il y a eu ce projet développé en collaboration avec KompleX KapharnaüM, une compagnie « qui réunit des vidéastes, musiciens, techniciens, écrivains, performers, plasticiens, concepteurs constructeurs… autant de compétences indispensables à la création » d’interventions dans la cité. C’était un travail sur un personnage imaginaire qui racontait des histoires. Il y avait plusieurs manifestations dans la ville pour petit à petit cerner un petit peu mieux ce personnage. Il racontait une histoire de l’immigration de l’Algérie à Villeurbanne. Komplex KapharnaüM travaille souvent sur un lien avec la vie des habitants. Il y avait donc une bonne soixantaine d’élèves de premier cycle de l’ENM de Villeurbanne (dans le programme intitulé “EPO” [L’Ecole par l’Orchestre]) qui ont joué dispersés en petits groupes sur un terrain vague à partir de symboles, et c’était une partition qui était minutée. Chaque groupe jouait sa propre partition avec son propre minutage. Le minutage était conçu pour que des évènements se répondent, se juxtaposent ou se superposent. Chaque symbole correspondait à une mélodie ou à une sonorité.

Avec KompleX KapharnaüM, j’ai trouvé que c’était un projet qui était globalement intéressant par cette quête de savoir d’où l’on venait, développée dans la cité. J’ai toutefois regretté qu’il n’y ait pas eu plus d’initiative de la part des élèves dans le projet. Mais musicalement il est possible d’aller peut-être vers quelque chose de plus intéressant pour les élèves, parce que le fait de vouloir aller vite crée la tentation de leur donner des consignes trop prescriptives.

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Projet avec KompleX KapharnaüM

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Projet avec KompleX KapaharnaüM

 
L’écriture de partitions graphiques par les participants eux-mêmes :

Voici des exemples parmi toutes les partitions qu’ont pu écrire les élèves. Je pense à la grande partition qu’ils avaient faite au “Grenier à musique” il y a deux ou trois ans, dans un atelier avec Gérald Venturi (professeur de saxophone à l’ENM de Villeurbanne). Ils avaient élaboré une grande partition qui, par terre, couvrait la totalité du “Grenier à musique”. Les jeunes élèves avaient tout construit, c’était leur langage à eux, leur graphisme, leur truc. Le résultat était une pièce d’à peu près un quart d’heure de musique.


Exemple de réalisation d’une partition graphique écrite par les élèves de l’ENM de Villeurbanne

Pour eux la partition était davantage un outil pour se remémorer ce qu’il y avait à faire. Ils étaient tellement impliqués dans leur création qu’ils n’avaient pratiquement pas besoin de la lire. La partition se construisait de semaine en semaine et mesurait au moins dix mètres de long ; ils se l’appropriaient au fur et à mesure.

Il y avait aussi un groupe qui avait fait une création, ils étaient cinq. Là aussi, ils n’avaient jamais eu besoin de regarder leur partition pendant qu’ils la jouaient, ils l’avaient intégrée.

Ce qui m’a intéressé dans l’élaboration par les étudiants eux-mêmes de partitions graphiques, c’est qu’elles devaient être compréhensibles pour tout le monde, pour tous les autres participants.

 
Le projet autour de l’exposition de tableaux :

Il y a une expérience qu’on est en train de mener en ce moment, avec Gérald Venturi et la professeur de danse Marie Zénobie-Harlay : dans le hall de l’école qui donne sur la cour, il y a en ce moment une exposition de tableaux Delphine Coindet. Ces tableaux ont été exposés au Musée d’Art Contemporain de Villeurbanne. Il y a des tableaux de toutes les couleurs, ce sont des tableaux dont les graphismes sont en tout point identiques, mais chaque tableau a une couleur différente ; ce sont des copies avec des couleurs différentes.

Les élèves ont passé du temps devant ces tableaux pour en dégager les éléments saillants ; ils ont notés notamment le côté griffonnage des tableaux. On s’est dit alors qu’on allait réfléchir à une forme musicale. Nous avons décidé que chaque tableau serait considéré comme un refrain ; dans chaque refrain on retrouvait la matière agitée liée au griffonnage ; cela donnait une matière un peu énergique et rapide ; pour la couleur de chaque tableau il s’agissait de trouver un mode de jeu qui corresponde à tous les instruments. Chaque tableau est un refrain d’une couleur sonore légèrement différente à partir d’un point commun : l’action de gratter.

Des “couplets” s’intercalaient entre les refrains : on a essayé de répertorier avec les enfants tout ce qu’il n’y avait pas dans ces tableaux, par exemple des lignes, des courbes, des points, etc. ; les couplets devaient avoir un matériau différent pour qu’on puisse reconnaître à chaque fois les différentes versions des refrains. Les danseurs ont travaillé à caractériser les éléments graphiques contenus dans les tableaux selon les mêmes principes adoptés par les musiciens : par exemple rechercher des micro-différences pour illustrer les différentes couleurs.

 
Réflexions sur les partitions graphiques :

Du côté de ma vie professionnelle de musicien, j’ai joué beaucoup de pièces contemporaines, il s’agissait rarement de graphismes, c’était plutôt de la musique écrite en notation musicale traditionnelle. Avant de rencontrer les partitions graphiques de Fred Frith, j’avais vu la pièce de Cardew, Treatise, mais je n’ai jamais eu l’occasion de la jouer ; en fait, je n’ai pas eu beaucoup d’occasions de jouer des partitions graphiques. Pourtant j’ai fait partie de Forum, qui était un groupe de musique contemporaine à Lyon dirigé par Mark Foster pendant pas mal d’années, c’était toujours de la musique plutôt écrite de manière traditionnelle. J’ai travaillé avec Ohana et Kagel, c’était aussi des pièces écrites souvent en notation musicale traditionnelle.

Il y avait bien des tentatives de graphismes comme dans les pièces de Crumb, mais cela restait tout de même dans le cadre de la musique écrite conventionnelle ; ces pièces me paraissent différentes des partitions graphiques. Chez Crumb les portées sont simplement présentées dans des formes circulaires ou des formes de ce genre, mais cela reste une partition écrite qui se lit de manière traditionnelle. Les partitions graphiques ne sont pas seulement des partitions qui impliquent des instructions pour jouer, il y a un aspect subjectif qu’il faut peut-être prendre en compte. Si je compare les partitions graphiques de Fred Frith avec Eleven Echoes of Autumn de Crumb, pour violon, clarinette et piano – en fait, les moments où il y a des cercles ou des choses de ce genre – dans cette dernière, tout est prescrit, la moindre nuance, la moindre note, et c’est très précis, alors que dans celles de Fred, il y a beaucoup plus de subjectivité puisque le matériau musical n’est pas défini, il est simplement suggéré. A mon avis, Firewood de Fred Frith se présente de la manière suivante : il y a des creux, il y a des choses qui apparaissent, qui vont disparaître, c’est-à-dire que le concept général de la pièce va être qu’il y a des choses qui vont être au lointain et qui, à un moment donné, vont émerger. Pour moi, c’est vraiment cela, il y a des choses profondes, comme s’il y avait plusieurs plans. Si j’écoute différentes versions du Crumb, celles-ci seront, à mon avis, souvent assez proches, parce que tout est tellement précis et écrit. Alors que, j’imagine que Firewood interprété par deux groupes, ce sera très, très différent.

 
Les clochers de Llorenç Barber :

Il y a une autre expérience que l’on a menée qui utilisait un chronomètre : une partition graphique du compositeur espagnol Llorenç Barber, dans le cadre du festival Musiques en scène à Lyon. Llorenç Barber est un compositeur et percussionniste qui travaille sur des cloches. La pièce consistait à faire sonner ensemble tous les clochers de Lyon avec 150 participants. Et le public déambulait dans la ville : selon l’endroit où les gens étaient placés, leur écoute de la pièce allait être complètement différente. Sur la partition, il y avait différents graphismes pour symboliser les différents modes de jeu, le frapper, le gratter, etc. Et pour que tout le monde parte en même temps il y avait une fusée de feu d’artifice qui déclenchait un chronomètre dans chaque clocher, et à partir de là les groupes réalisaient ce qui était noté dans la partition. Moi, je me rappelle, j’étais dans un clocher pourri, avec un tas considérable de merdes de pigeons, et j’étais avec Llorenç justement dans ce truc, avec des bottes. Au bout d’un moment, tout à coup il y a un policier qui monte dans le clocher et qui nous dit : « arrêtez moi ça tout de suite, il y a des mecs en bas avec des barres de fer qui vont vous péter la gueule ». Alors nous on était là à crier : « Non ! non ! » (déjà les cloches faisaient mal aux oreilles, on avait mis des bouchons) ; on a dit « Non ! On a le droit, c’est un festival, Musiques en scène, on nous a donné l’autorisation ». Alors, après le policier est parti, on avait les jetons quand il a fallu descendre, parce qu’on s’est dit : « s’il y a des mecs en bas qui nous attendent avec des barres de fer, on est mal ». Ils n’étaient pas contents parce qu’on faisait trop de bruit. En plus on était dans une église qui ne sonnait plus ses cloches depuis des années. C’est pour ça qu’il y avait tant de fientes de pigeons toutes sèches, et que nous portions des bottes… En arrivant en bas, on s’attendait à voir des mecs vraiment furieux, et là on voit un petit pépé dans un grand pardessus qui vient : il pleurait. C’était l’ancien bedeau de l’église qui avait reconnu ses cloches ; il était couché dans son lit, il a entendu ses cloches ; alors il s’est vite rhabillé, il faisait un froid de canard, il est venu voir ce qui se passait ; il était tout ému et il a dit « ce sont mes cloches, qu’est-ce qui se passe ? ». Alors on lui a expliqué ; on était content de le rencontrer, lui, plutôt que des vieux fachos qui avaient sommeil. Donc finalement, c’était chouette. Parmi les 150 participants, il y avait des étudiants du CFMI, il y avait plein d’étudiants de l’ENM de Villeurbanne (je coordonnais ce projet au niveau de l’école) et puis on faisait des répétitions dans le “Grenier à musique” avec des casseroles et des ustensiles de cuisine, c’était assez sympathique.

 
Les ateliers d’improvisation :

Les partitions graphiques, dans les premiers temps de l’atelier d’improvisation, permettaient aux élèves de rentrer facilement dans l’improvisation avec des consignes qui étaient assez claires et qui les mettaient sur un même pied d’égalité. Quand il y avait besoin de faire un petit solo, tout le monde était obligé de s’y coller, il n’y avait pas le choix. Si je prends Dry Stones de Fred Frith, tout le monde devait s’y coller, il n’y avait pas de peur vraiment vis-à-vis de ce processus. C’était une entrée qui permettait à tout le monde de rentrer dans l’improvisation assez facilement, sans crainte. Si on dit à un gamin « bon, eh bien vas-y, improvise », il y en a qui vont peut-être être à l’aise, et d’autres vont être complètement paniqués ou n’avoir pas du tout envie de le faire. C’était une entrée parmi d’autres entrées qui n’étaient pas liées aux graphiques, mais qui permettait aussi cela.

Dans les partitions graphiques, il y a un petit côté qui sort de l’ordinaire par rapport à une partition classique, qui permet aussi de se dire : « Eh bien, on peut toujours imaginer que n’importe quel support peut devenir un mode d’accès à une pratique », comme on peut dire par exemple que tout ce qui nous entoure est son. On peut aussi dire que tout ce qui peut être visuel peut être décliné musicalement d’une façon ou d’une autre. Il est aussi possible de considérer n’importe quelle photo comme une partition, on peut en imaginer un mode d’emploi, en vue de produire des sons. Et puis, les partitions de Fred avaient quand même l’avantage de faire travailler les participants sur une matière sonore. Ce qui me gênait parfois quand je demandais à des élèves d’imaginer un moment d’improvisation – surtout chez les petits – c’était souvent qu’ils proposaient des manières d’illustrer un volcan, la mer… C’était ce genre d’illustration anecdotique qui revenait, et au bout d’un moment c’était un peu restreint. Tandis que là, on pouvait rentrer vraiment dans le travail sur les sonorités. Et les pages de Globokar, aussi. Je prends par exemple la page appelée « Circulaire » de Globokar, où quelqu’un donne chacun à son tour des cercles différents, des sonorités différentes, et doit se sentir au centre, donc improviser au centre, mais en se créant son environnement sonore. Voilà, il s’agit ici de travailler sur des sonorités. Voilà ce qui a été tenté.

Au début, quand j’ai créé l’atelier, je n’avais pas des milliers de pistes de travail devant moi. J’aimais bien cette piste des partitions graphiques, parce que je trouvais que c’était une entrée qui était assez ludique pour les élèves : ils se sentaient à l’aise. Petit à petit, on a développé d’autres choses qui n’étaient pas du tout liées à des graphismes.

Je me suis aperçu que la culture du XXe siècle était faible chez les étudiants. On n’entend pas tant que ça de musique contemporaine, j’ai le sentiment que la grande culture du XXe siècle n’est pas assez connue. Je m’étais dit « j’associerais bien à l’intérieur de ce moment-là – l’atelier d’improvisation – plus de relation entre les compositeurs et les improvisateurs ». L’idée était de créer un lieu où les élèves repartent avec un bagage un peu plus large de cette période des années 1950-60 jusqu’à nos jours. Vingt séances d’une heure et demie, ça passe vite. Du coup, les graphic scores ont pris de moins en moins de place. Pas par un rejet, mais aussi parce que je trouvais de l’intérêt d’aborder d’autres manières de procéder. Le fait de travailler dans le cadre de PFL Traject m’a aussi donné des façons de travailler différentes, que j’ai réinjectées dans ces ateliers-là. Le fait d’avoir travaillé sur des protocoles, cela a donné l’envie d’en imaginer d’autres avec les élèves. Cela crée d’autres entrées qui sont assez passionnantes, ce qui fait que les graphic scores ne constituent maintenant qu’une facette d’entrée parmi d’autres. Comme le « Sound painting » peut l’être aussi : il est arrivé aussi qu’on fasse une séance là-dessus, même en considérant les limites que suscitent cette pratique. Mais cela n’empêche pas qu’on puisse l’essayer et en parler.

Au début des ateliers, je me suis servi assez fréquemment des partitions graphiques de Fred Frith. Cela fait quelques années que je ne m’en suis presque plus servi. Disons que c’est une des facettes de l’atelier d’improvisation : sur une année, on va aborder cela pendant une séance ou deux. En fait, l’atelier d’improvisation – cette année ils sont à peu près huit ou neuf participants – est un lieu ou l’on va un peu essayer de voir les apports qu’ont eu les compositeurs et les improvisateurs entre eux. C’est-à-dire, on va voir un peu ce qui s’est passé aux Etats-Unis, on va par exemple regarder des DVD sur Cage, comment il traitait les instruments, sur Harry Partch, comment il a construit ses instruments, comment il a trouvé de nouvelles échelles, sur la manière avec laquelle le piano a évolué. Il y a une femme pianiste, Margaret Leng Tan, qui a fait un DVD là-dessus (sur Cowell, Cage et Crumb) de grande qualité, qui montre un peu l’évolution de la façon de toucher le piano. Donc il s’agit d’un lieu où l’on va aborder un peu la culture du XXe siècle, à travers des compositeurs, pour voir comment une partition peut être traitée : comme une matière sonore qui se déplace, comme c’est par exemple le cas de certaines partitions de Ligeti. Il s’agit d’établir un lien entre la musique écrite et la musique improvisée, de voir les apports de chacun dans l’évolution des pratiques. Le graphic score n’est donc abordé qu’un moment dans l’année, cela ne va pas prendre une place énorme, il s’agit juste de montrer qu’il y a aussi cette façon de procéder. Il faut aussi profiter des compétences des gens qui sont là : par exemple, cette année dans mon atelier, il y a une flûtiste dont le métier est de faire du dessin animé ; ainsi nous profitons de ses compétences comme prétexte pour travailler sur un dessin animé (Voir le lieu-dit Bois). Avec vingt séances dans l’année, ce sera vite rempli. On travaille aussi sur d’autres choses : cette année nous allons travailler sur un Lied de Schubert et chacun va donner sa version du Lied de Schubert pour le groupe ; l’idée est de voir comment s’approprier une musique déjà existante.

Faut-il alors appeler l’atelier « atelier d’improvisation » ? En fait, je l’appelle ainsi parce qu’on improvise beaucoup dans cet atelier. Mais quand je présente l’atelier, je fais un préambule pour expliquer ce qu’on va y faire. Je parle un peu de tout ce qu’on va faire, de comment on va développer soi-même un matériau musical, comment on va co-construire une sonorité, comment on va travailler éventuellement sur le film, toutes les facettes qu’on va faire à l’intérieur de cet atelier, c’est très large. Je ne saurais pas en conséquence le définir. Je sais seulement que l’improvisation y est présente. C’est vraiment un atelier où l’on va beaucoup improviser, mais avec plein d’entrées différentes. Et puis lié à une connaissance un peu de la culture du XXe, qui me semble un peu laissée sur le côté.

En ce qui concerne le protocole de réécoute des enregistrements réalisés pendant l’atelier, on ne parle pas beaucoup pendant la réécoute. Quand il s’agit de petites plages, comme par exemple chercher une sonorité, essayer d’imiter une sonorité, on peut tout de suite réécouter. Mais il y a parfois des plages qui sont très longues, et si à la fin on termine par un quart d’heure d’improvisation, le cours est fini au moment où l’on s’arrête de jouer. C’est pour cette raison que je leur envoie sur internet des plages qu’ils vont réécouter seuls. Je mets tous les enregistrements dans mon ordinateur que je leur envoie le jour même. Ils établissent un dossier « atelier d’improvisation » et c’est à eux de réécouter. En conséquence il y a des choses dont on ne rediscute pas ; parce que quand je leur envoie un fichier-son, ils l’écoutent (ou pas!), mais on sait que cette archive existe.

 
Les partitions graphiques dans les cours de clarinette :

Il est arrivé d’aborder les graphic scores dans mes cours de clarinette, quand je regroupe mes élèves, parce qu’il faut être un certain nombre pour faire cette activité.

Nous avons souvent joué avec mes élèves clarinettistes la pièce dont la consigne est : « Faites comme vous voulez » (de Fred Frith). Il s’agit dans cette pièce de suivre une personne qui joue un son sur une expiration ; elle respire ; tout le monde reprend le premier son et cette personne rajoute un deuxième son ; alors, il faut que les autres trouvent la bonne note ; ainsi il y a les élèves qui vont regarder le doigté (on pourrait dire comme consigne qu’on ferme les yeux) ; la personne ajoute ensuite une troisième note, tout le monde se greffe sur sa deuxième note, et ainsi de suite. Donc cela développe la mémoire et puis aussi le sens de gérer son expiration pour que tout tienne, et c’est arrivé que des élèves arrivent à aller jusqu’à quinze notes à la suite. Moi, au bout de la septième, je n’ai plus de mémoire, moi, ça commence à partir en « live » ! C’est une pièce très reposante et calme. Je l’ai fait souvent au cours de clarinette, quand je les regroupe tous, parce que si c’est réalisé avec trois élèves, cela n’a aucun intérêt. Ce qui est beau c’est d’avoir ce son global, d’avoir cette masse de musiciens qui font la même chose.

Dans un cours d’instrument, il peut se passer aussi des tas de choses liées à l’improvisation mais qui vont être peut-être de nature différente que dans l’atelier d’improvisation où l’intérêt est d’avoir la présence d’une variété de timbres. Quand il y a trois ou quatre instruments identiques, on ne va pas faire les mêmes exercices d’improvisation qu’il est possible de faire avec des instruments différents. Parce que s’il s’agit d’imiter le timbre d’un autre instrument, il faut le faire avec des instruments qui sont divers, mais si c’est pour ne le faire qu’avec des clarinettes, cela n’a aucun intérêt. L’improvisation peut se décliner de différentes façons selon les contextes.

 
Le « Sound painting » :

Associer des symboles écrits – comme ce qu’on a fait avec « KompleX » – ça ressemble un petit peu au « Sound painting », parce que, que ce soit un signe qui est écrit, ou que ce soit un chef qui donne des indications, à mon avis, c’est très proche.

Il m’est arrivé d’utiliser le « Sound painting » pour que les élèves prennent en main un petit peu le groupe, c’est-à-dire oser être en mesure d’imaginer des sonorités. Cela les met en situation d’être responsables devant tout le monde. Mais j’ai vu les limites que cela peut avoir. J’ai assisté une fois à un concert de « Sound painting< » ici, à Villeurbanne dans la salle Duhamel, avec quelqu’un de très connu, comment il s’appelle ce saxophoniste de jazz ? Je crois que c’était François Jeanneau. J’avais été très déçu, parce que des élèves de l’atelier d’improvisation y participaient et que je les observais dans cette situation particulière. Cela m’avait fait un peu mal au ventre de voir qu’en fait ils n’avaient aucune initiative. C’était lié un peu au jazz, et ces étudiants-là qui faisaient partie de mon atelier d’improvisation et qui venaient du secteur classique, avaient eux les yeux rivés sur le chef et il ne se passait absolument rien en interaction entre tous les étudiants. Cela m’avait un peu mis mal à l’aise de les voir ainsi tétanisés, et puis les seuls moments où l’on commençait à improviser, c’était forcément fait par des gens qui venaient du jazz ; eux seuls avaient le droit de le faire. Et puis on en avait souvent discuté, et un jour un étudiant qui était pianiste, dans un programme de DEM, qui avait choisi de participer à l’atelier avait fait des stages de « Sound painting » et il avait envie d’essayer une expérience dans ce sens. Donc on lui avait laissé tenter cette expérience, qui avait été assez concluante dans le sens où il embarquait bien les élèves dans des processus intéressants. Justement, cela avait été une source de débat entre nous : il s’agissait de prendre conscience des limites qui pouvaient exister dans le fait que les participants restent quand même des exécutants, et du coup, ont peu d’initiative. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas en faire, mais il faut en connaître les limites. J’utilise assez peu cette manière de procéder, mais il m’est arrivé de m’en servir pour que les gens puissent la connaître. Ne pas avoir envie de faire quelque chose ne veut pas dire qu’il ne faut pas la montrer aux élèves : si cela existe, c’est de cela qu’il s’agit, et voilà ce que cela peut produire. Mais justement, si l’on sent qu’il y a des limites dans le fait que ça ne communique pas, que les élèves ne communiquent pas entre eux, on peut imaginer justement des symboles qui vont faire qu’ils puissent communiquer entre eux. On peut toujours trouver des moyens d’arriver à des objectifs.

J’ai parfois parlé du « Sound painting » avec des gens qui le pratiquaient et qui me disaient que ce que j’avais vu c’était peut-être une très mauvaise expérience, mais qu’il y en avait de très bonnes. Alors, je demande à voir ; je n’ai pas assisté à beaucoup d’expériences de ce genre, j’imagine que cela peut être différent.

 
La sonorisations des films :

Nous avons souvent abordé la sonorisation d’un film avec les ateliers d’improvisation. A l’époque (2000-2012) il y avait un festival de « musique et image » organisé au sein de l’école et donc les ateliers d’improvisation jouaient souvent dans ce contexte. On essayait toujours de ne pas trop aller dans l’illustration, de ne pas trop coller à l’image, mais d’avoir plutôt une lecture un petit peu plus globale. Parfois c’était difficile, car cela dépendait du film : si c’était vraiment un film genre dessin animé avec de l’action, il était difficile de ne pas tomber dans l’illustration. Alors on demandait le plus possible des films expérimentaux, avec des images qui se déforment et des choses plus abstraites, mais on ne tombait pas forcément tout le temps sur ce type de film. Je trouvais que c’était plus facile pour nous quand c’était des films de ce genre.

L’année dernière il y a eu un étudiant du Cefedem, Alvin, qui est venu faire six semaines de résidence avec un atelier d’enfants (dans le programme EPO), sous la supervision d’Adrien, un ancien étudiant, et de moi-même. Ce qu’il a fait était assez passionnant, parce qu’il a montré aux élèves plusieurs films différents ; il a demandé aux élèves d’essayer de dégager tout ce qui concernait la musique dans un film, quel type de musique il y avait dans un film. Alors, les élèves ont pu comparer de la musique vraiment illustrative sur des gestes précis, de la musique plus globale, les ambiances, etc. Les élèves avaient une grande capacité de vraiment bien capter les différentes strates qui pouvaient exister, et les différentes fonctions de la musique. C’était un atelier vraiment très bien mené.

Et du coup, après cette expérience, les élèves ont choisi de travailler sur un des films proposés. Ils n’avaient jamais écouté la musique de ce film-là car la piste audio ne leur avait pas été donnée. Et ils ont créé leur univers en faisant vraiment tout : ce qui était plage, plage globale, et puis rajouter les choses sonores spécifiques correspondant à des évènements précis, etc. Le résultat était vraiment remarquable. Alvin les faisait travailler par petits groupes, ils se mettaient dans les coins de la salle par petits groupes, un groupe s’occupait de la musique globale, d’autres qui intervenaient sur différents trucs, et le résultat était franchement enthousiasmant. Et les enfants voyaient souvent des choses que moi, par exemple, je ne voyais jamais. Ils captaient des trucs incroyables, des détails, des petites choses, ils comprenaient souvent le film mieux que moi. Ils comprenaient vraiment bien ce qui se passait dans le film. Et donc de savoir que dans mon atelier, il y a cette année une étudiante qui fait des films d’animation, (Lucie Marchais, qui sort de l’école Emile Cohl), je trouve que c’est chouette, parce que ça va être vraiment riche, je suis donc bien content ! (Voir le lieu-dit Bois).

En ce moment, j’ai une amie instit’, une super institutrice, qui travaille avec des méthodes vraiment très chouettes, qui a un vrai respect pour les élèves et qui encourage la communication dans sa classe. Je vais dans cette classe une matinée par semaine pour travailler avec ces élèves, à la sonorisation d’un film expérimental. Dans ce projet qui concerne toute l’école – c’est ça que je trouve intéressant – chaque élève va se retrouver avec un bout de pellicule de 35 millimètres d’une durée d’une seconde. Donc ils auront une pellicule chacun d’une seconde à griffonner ou à gratter. Soit ils “javelliseront” cette pellicule afin de la rendre vierge, et ensuite ils colleront, mettront de l’encre, dessineront, etc… Chacun va faire son petit bout, ça correspond à une seconde, il y a 24 images. Il y a cinq cent élèves à peu près dans toute l’école, donc il y aura à peu près quatre minutes de film avec de la musique à fabriquer. C’est la classe de Delphine qui est chargée de réaliser la bande sonore. Toutes les semaines, j’y vais avec des pailles, et autres objets, on fait des enregistrements, on co-construit des matières. Cela va donner un film expérimental, enfin, qui n’aura pas d’histoire, qui ne va rien raconter. L’autre jour on a enregistré toutes les sonorités possibles qu’on pouvait faire avec une paille et un verre d’eau. Je suis allé acheter des pailles beaucoup plus grandes pour pouvoir travailler avec des volumes plus gros, avec des sons plus intéressants. On va aussi travailler sur la voix, sur les rires, sur les sons vocaux, parce qu’il n’y a pas d’instruments (Voir le lieu-dit École Zola).

En rapport avec les relations entre les arts plastiques et la musique, le fils d’un de mes amis qui a fait l’école de design à Saint-Etienne, est en ce moment à Rotterdam chez un artiste qui fabrique des hyper grosses structures. Et lui, qui n’a pas fait spécialement de musique, il s’occupe uniquement du son. Et il fabrique des sons avec d’énormes tuyaux, des ventilateurs, enfin tout un tas de choses. Il a une idée de la matière sonore. Je pense qu’il y aurait matière à travailler avec des plasticiens. On a quelquefois des envies communes, et eux ont des représentations de ce que peut être l’univers sonore.

 


Vous pouvez continuer votre parcours en allant vers différentes « réalisations » et lieux-dits adjacent·es :

Appel à contributions 2016-17

English translation


« Actes artistiques à partir de partitions graphiques »

Exposé du problème

Depuis les années 1950, à l’initiative de compositeurs tels que Morton Feldman, John Cage, Earl Brown, Sylvano Bussotti, Karlheinz Stockhausen, Cornelius Cardew, Anestis Logothetis (etc.), l’utilisation de partitions graphiques, exigeant des interprètes d’inventer par eux-mêmes la signification sonore des signes inscrits sur le papier, a été largement expérimentée. Ces pratiques ont suscitées une controverse majeure sur l’impossibilité de déterminer comment un résultat sonore pouvait être attribué sans ambiguïté à une partition spécifique produite par un auteur déterminé (voir Nelson Goodman, Langages de l’art : Une approche de la théorie des symboles, tr. fr. J. Morizot, Paris, Hachette, 2005). La notion d’œuvre dans ses dimensions d’objet idéal de création par un auteur déterminé était directement remise en question.

En 1969, l’architecte Lawrence Halprin en collaboration avec la chorégraphe Ann Halprin a présenté dans un livre The RSVP Cycles : Creative Processes in the Human Environment (G. Brazilier, 1970) l’idée que dans tous les processus de création, une partition (Score, S de RSVP) intervenait sous forme de graphisme (les plans d’architectes par exemple) et que, en conséquence, toute forme graphique pouvait donner lieu à des productions dans tous les différents domaines artistiques : en utilisant des matériaux (Ressources, R de RSVP), des systèmes de valeurs (Values) et des processus particuliers (Process).

Après une période d’expérimentations intense (1950-70), il semble que l’utilisation des partitions graphiques dans la musique contemporaine occidentale ait quelque peu disparu. Mais on retrouve souvent l’utilisation des partitions graphiques de manière plus anonyme dans les musiques où l’improvisation tient une place importante, non plus comme objet majeur de l’identification de l’œuvre, mais comme simple outil (parmi d’autres) d’élaboration des formes. Dans ce contexte les partitions graphiques tiennent une place importante dans la pédagogie des pratiques instrumentales et vocales permettant de focaliser la réflexion sur l’émission des sons et sur la manière de l’envisager de manière collective.

Il semble intéressant aujourd’hui de tenter de voir dans quelle mesure le phénomène des partitions graphiques perdure dans les pratiques artistiques. La définition élargie de « partition graphique » dans le cadre de cet appel à contributions s’établit comme suit :

Un graphisme, assemblage de signes visuels, déterminant des actions réalisées par des humains selon des modalités diverses. Ou au contraire des actions réalisées par des humains donnant lieu à un graphisme selon des modalités diverses.

Un graphisme peut donc donner lieu à de la musique, de la danse, du théâtre, de la poésie, etc. Dans le cas de la musique, les signes de la notation musicale traditionnelle ne sont pas exclus, mais la tâche de transformation du signe à sa signification en terme de sonorité doit rester (au moins en partie) déterminée par le musicien qui va jouer.

 

Une nouvelle ligne « Partitions graphiques »

Dans l’idée d’un site internet, espace numérique évolutif, PaaLabRes envisage une nouvelle forme multimédia pour l’année à venir : une nouvelle ligne serait intégrée dans le plan du métro intitulée « Partitions graphiques », inspirée de la ligne centrale « Cartographie PaaLabRes » :

  1. Les stations seraient composées d’extraits de réalisation de partitions graphiques (par exemple sons accompagnés de la partition) ;
  2. Le passage entre les stations serait composé de textes (collages) assurant la transition d’une réalisation à une autre ;
  3. Quelques stations (3 ou 4 au maximum) seraient constituées par des textes de référence concernant les questions relatives à l’utilisation des partitions graphiques.

 

Appels à contributions

Le collectif PaaLabRes (Lyon) dans le cadre de son espace numérique, fait un appel à contributions concernant les réalisations de partitions graphiques. L’appel concerne trois catégories de contribution :

  1. Un extrait d’une réalisation d’une partition graphique (maximum 5 minutes) combinant un support graphique et son rendu artistique. Par exemple la piste audio peut être une réalisation sonore d’une partition graphique (nécessairement libre de droits) apparaissant sur la piste « visuelle ». Ceci n’est qu’un exemple, d’autres formes peuvent être proposées.
  2. Mêmes conditions que dans le premier cas, mais cette fois concernant exclusivement une réalisation en terme d’actions (pas forcément musicales) d’un extrait de la partition Treatise de Cornelius Cardew (Peters Edition 1963-67).
  3. Articles de recherche (sans limite de taille) sur le sujet général des partitions graphiques telles qu’elles sont définies en ci-dessus. Notre intention est de ne publier que quelques contributions de ce type (jusqu’à trois ou quatre articles).

Pour les propositions (1), et (2), un texte (même très court, jusqu’à 1500 mots) doit obligatoirement accompagner le contenu artistique. Cela s’inscrit dans la volonté initiale de PaaLabRes d’associer systématiquement dans chacun de ses projets, recherche et formes artistiques en invention. Nous proposons trois formes possibles pour ce texte :

  1. Un texte décrivant les processus qui ont amenés le (ou les) participant(s) à réaliser ou transformer la partition graphique en actions (ou les actions en graphismes).
  2. Un texte libre, poétique ou exprimant des idées à juxtaposer à la réalisation artistique.
  3. Un texte traitant des aspects théoriques des processus.

Ce texte sera utilisé par l’équipe éditoriale de PaaLabRes pour construire par collage une transition entre les stations, mêlant les deux textes de deux stations adjacentes avec éventuellement des ajouts de l’équipe éditoriale. Tous les textes seront publiés dans leur intégralité, mais dans des formes choisies par PaaLabRes. La mise en forme des textes permettra au lecteur d’identifier à quel(s) auteur(s) se réfèrent les différentes parties du texte.

 

Calendrier

Date limite de déposition des propositions : 31 décembre 2016.
Réponse PaaLabRes : 1er février 2017.
Publication : mai-juin 2017.
Les propositions doivent être envoyées à contribution[]paalabres[]org
S’il y a des questions concernant cet appel à contributions, elles peuvent être envoyées à la même adresse.

 

Autres contributions

Par ailleurs, PaaLabRes sollicite des contributions pour enrichir les lignes déjà en existence de son espace numérique : Improvisation, Recherche artistique, Politique et Compte-rendu de pratique (voir en particulier l’Editorial). La ligne « Cartographie PaaLabRes » est définitivement constituée, il n’est pas prévu d’y ajouter de nouvelles contributions. Nous encourageons la diversité des formes de contributions : articles de recherche, textes libres ou poétiques, vidéos, enregistrements sonores, graphismes, formes hybrides multimédias, etc.

Ces contributions peuvent être envoyées à tout moment à cette adresse : contribution[]paalabres[]org

 

Informations générales

Les textes peuvent être proposés en français ou en anglais. Dans le premier cas ils seront présentés comme tels avec un résumé en anglais. Dans le deuxième cas, ils seront soit publiés en anglais avec un résumé en français, soit accompagnés d’une traduction française. Les articles déjà publiés dans une langue étrangère au français, seront traduits en français avec références à leur publication initiale.

Le collectif PaaLabRes est constitué en comité éditorial. Il se réserve le droit de déterminer le contenu de l’espace numérique.

L’équipe de rédaction est constituée de : Samuel Chagnard, Jean-Charles François, Noémi Lefebvre et Nicolas Sidoroff.

 
 


Télécharger l’appel à contribution (3p format A4, 146Mo)

Gunkanjima

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Ghost Island

Par Noémi Lefebvre

(depuis son blog médiapart)


Gunkanjima est un endroit, une ile fantôme, un bateau de guerre, une accumulation de constructions, un système urbain, composition de béton, une cité minière, une ère énergétique, un trou géologique, du charbon pur appelé diamant. C’est une fonction arrêtée, un cimetière d’objets, lits, tables, télés, radios, machines à calculer, à coudre, à écrire, jouets, rideaux, éventails, chaussures, papiers, bols, éviers, charpentes tombées, vitres brisées, cris d’oiseaux, gravats, une ville tellurique au milieu de la mer, avant-poste du chaos, la nature après l’homme, un endroit silencieux d’où commence une musique.

Gunkanjima est un endroit musical de recherche et de création, une construction ouverte, une fabrique sonore, une formation associant des timbres, du langage morcelé, poésie ancienne, bruitiste, onomatopées, chant et cri animal-humain, organisme et machine, un territoire d’invention situé dans ce temps post-industriel et dans cet espace mondialisé où nous avons à devenir. Cet ensemble de six musiciens démontre que la recherche et la création ne sont pas deux domaines séparés, mais qu’elles sont aussi indispensables l’une à l’autre que le sont le travail et le jeu, la mémoire et l’oubli, le savoir et l’incertitude, l’intention et l’invention.

Cette musique du présent, d’un temps en train de se faire, nous oblige à rompre avec les habitudes de classements en courants, esthétiques, genres, influences culturelles, à refuser décidément l’identification aux cadres consensuels du déjà connu qui tendent à placer les artistes devant un paradoxe : il faudrait inventer dans la continuité, chercher des idées sans passer les limites, créer du neuf dans la ligne, du nouveau sans sortir du contexte organisé par les désignations, comme si ces désignations étaient là pour toujours, alors qu’elles sont elles-mêmes apparues, à un moment donné, pour faire sauter d’autres paradigmes, qualifier quelque chose que les classements anciens ne permettaient pas de saisir.

On peut toujours essayer de situer Gunkanjima dans un courant : rock sans aucun doute, free évidemment, électroacoustique incontestablement, musique contemporaine absolument !

En même temps non ; il serait aussi inapproprié de dire que cette création est d’influence européenne ou japonaise, de quelque part ou de nulle part ; mieux vaut ne pas chercher une provenance ou une appartenance, il nous faut même renoncer à y entendre une origine multiculturelle, ou une expression de la world music. L’origine du Gunkanjima n’est pas quelque part, ici, ailleurs ou partout : son origine est un projet, et l’origine du projet un désir de projet partagé par des musiciens qui apportent leur personnalité, leur énergie et leur imaginaire.

Les habitudes de classement, où se chevauchent les modes de reconnaissance des espaces socio-musicaux, l’organisation des réseaux de diffusion, les formalisations de la critique musicale, les rationalités commerciales, tendent à se prolonger en critères d’écoute et à prescrire une sorte de déplacement de l’attention sur des catégories. Peuvent-elles pour autant écarter la possibilité d’entendre ce qui se joue ? Qu’importe si notre écoute est construite par une histoire des représentations, une acculturation ou de l’éducation, car même si nous avons, évidemment, des références sonores, il est un moment où l’expérience ne peut pas s’appuyer sur l’expérience, un moment où ce que l’on entend réveille l’entendement, détache la connaissance de l’érudition, le savoir de l’ennui, l’écoute de la mémoire, la perception des préjugés, l’acculturation de l’histoire culturelle. C’est ce moment que réalise Gunkanjima.

Mais comment ?

Hashima était un rocher noir au large de Nagasaki, où furent érigés les premières grands immeubles de béton du Japon pour une population venue travailler à l’exploitation du charbon. Cette ile, agrandie progressivement pour atteindre 480 mètres de long sur 160 de large, surpeuplée, transformée en “Gunkanjima”, “bateau de guerre” en japonais, pour l’exploitation intensive de la houille par Mitsubishi, n’a jamais pas été construite selon un plan général de développement urbain. Les bâtiments se sont ajoutées progressivement, à mesure de l’intensification de l’activité minière, jusqu’à ce que soit décidée, en 1974, la fermeture de la mine et que tous les habitants quittent l’ile en quelques semaines. Pourtant, toutes ces constructions, impressionnantes par leur hauteur et leur imbrication, sont reliées entre elles à travers plusieurs niveaux et forment une mégastructure et des circulations qui intègrent des espaces publics, des allées, des terrasses, une place principale “Ginza Hashima”, comme s’il y avait eu une conception urbanistique préalable.

Bien sûr, ce mode de construction urbaine n’est pas spécifique à l’ile Hashima. La plupart des villes, décrites a posteriori comme des organismes extrèmement complexes et cohérents, peuvent laisser voir une ingéniosité de structure générale et de circulation pourtant invisible à ceux qui en furent les bâtisseurs. Mais les villes-fantômes le révèlent mieux que les autres ; on dirait que l’arrêt de toute activité et la disparition de la présence humaine rendent possible une analyse organique à froid. Parfois il fait observer le corps des morts pour comprendre les vivants.

L’observation à froid de la musique de Gunkanjima n’est pas possible : même gravée sur CD elle n’est pas fixée ! C’est que le concert n’est pas la restitution publique de l’œuvre enregistrée, mais que, par la réunion des musiciens en répétition et sur scène, à chaque représentation, se crée et se recrée Gunkanjima. Ainsi l’analyse musicologique d’un “texte musical” défini une fois pour toutes aurait toutes les chances de ne pas pouvoir en saisir l’énergie créatrice qui en fait la force et la forme, d’abord parce qu’il n’y a pas de texte, ensuite parce que ce texte qui n’existe pas est sans cesse modifié. Les partitions graphiques créées pour Gunkanjima ont une fonction musicale inscrite dans le jeu. Dans ce passage, par exemple, qui s’appelle l’espace, où se développe l’idée musicale d’un “espace vivant mais avec presque rien”, la partition graphique sert d’abord à se souvenir de ce qui, dans l’improvisation et les idées proposées, pourra servir de repère ou de trame, à partir desquels se développe une liberté de jeu. Tout est construit, rien n’est prévu d’avance.

Pas moyen de rapporter la réalisation à une idée préalablie, aucune certitude, aucune prédiction, et pourtant il y a une circulation, un ensemble de réseaux. Les constructions musicales de Gunkanjima, se sont élaborées petit à petit, dans une recherche commune, avec des matériaux, des contraintes choisies et pas mal d’imagination. Ce sont des morceaux de musique avec leur forme spécifique et leur propre matière, et peu à peu, ces morceaux se relient en parcours. Ce que dit Gilles Laval, musicien guitariste à l’initiative de la création du groupe : “on arrive quelque part on ressort puis ça continue on ne sait pas ou ça va, j’aime bien cette idée de musique qui est là, qu’on attrape à un moment donné, ça s’ouvre et puis ça se ferme et en fait la musique continue, ça laisse encore des traces”. Comme à propos de l’ile, dont l’histoire humaine, liée à l’exploitation intensive du charbon, ne constitue pas un tout en soi en dehors de l’histoire, dans Gunkanjima il n’y a pas un début et une fin, mais un moment vivant, poétique et violent, fugitif au regard des milliers d’années de sédimentation nécessaires pour transformer les débris végétaux et organiques en charbon, un temps humain dans une longue histoire sans hommes, qui se laisse saisir en tant que tel, immédiatement, dès le commencement, c’est pourquoi, en concert comme dans la forme CD, les morceaux ne sont pas des morceaux.

Il est possible d’écouter une piste isolée du CD, mais en réalité la musique est d’une seule pièce, en continu ; « je peux pas imaginer qu’on s’arrête à un moment, qu’on reprenne ; pour moi c’est vraiment une seule pièce du début jusqu’à la fin, il y a des choses qui se passent, et puis je suis aussi parti de cette histoire, de cette ile, et là je ne voyais pas comment découper cette ville en morceaux de ville », explique Gilles Laval.

La vitalité musicale de cette formation repose sur le rapprochement de personnalités dont les mondes musicaux sont déjà bien présents. « Quand j’ai réuni ce groupe, je savais que c’étaient des individualités. Chacun était capable de monter ses projets tout seul ». L’équilibre est celui d’une co-construction, où qui se dit le chef n’est jamais qu’un menteur : « chacun est à son endroit et on discute de plus en plus sur le détail. Ce sont des discussions musicales, dans les propositions, chacun prend la parole et peut intervenir. Ce sont toujours des choix communs. »

Gunkanjima, l’ile, n’est pas un thème lointain, prétexte exotique à la musique, elle en fait l’architecture. Ce n’est pas un sujet stylistique, une allégorie, un thème du passé, c’est pourquoi il est inutile de chercher des références japonisantes ou quoique ce soit qui surjoue la musique japonaise. S’il y a le Japon dans cette musique, c’est que trois des six musiciens sont japonaises. Le temps est création ou il n’est rien du tout.


Voir aussi le billet de blog du 20 juin 2015.

Accéder à la maison Gilles Laval dans la troisième édition PaaLabRes, « Faire tomber les murs ».