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Expérimental

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Le terme « expérimental » reste difficile à définir dans le cadre des arts, et en ce qui concerne les préoccupations du collectif PaaLabRes pose un certain nombre de problèmes. Une première définition semblant convenir aux pratiques artistiques va dans la direction de l’idée d’essai liée à l’expérience. Toute pratique de production sonore implique un degré de tâtonnement, d’expérimentation pour arriver à l’optimum d’un résultat désiré. On fait une série d’essais afin de parvenir à une solution satisfaisante selon l’oreille du praticien ou de celles des auditeurs extérieurs. Par la référence à l’expérience, on implique que les essais se font dans le cadre d’une interaction entre un être humain et un matériau concret. Dans cette première acception, on est loin de la définition d’expérimental dans un sens de recherche scientifique qui, selon le Petit Robert s’articule comme « Expérience empirique qui consiste dans l’observation, la classification, l’hypothèse et la vérification par des expériences appropriées ».

Pourtant, la présence, depuis déjà pas mal de temps, des musiciens praticiens (instrumentistes, chanteurs,…) dans l’université a nécessité d’envisager la recherche d’une manière appropriée à leur situation. Si l’acte même d’interprétation a été considéré comme constituant en tant que tel, sous certaines conditions, une création originale, on est arrivé à proposer la notion d’expérimental comme étant mieux à même d’encadrer un processus de recherche : il ne s’agissait pas seulement de jouer, mais de définir un projet similaire à l’expérience empirique décrite ci-dessus.

La définition d’expérimental se complique par le fait que ce terme a été utilisé pour décrire des mouvements esthétiques particuliers s’inscrivant dans un contexte historique singulier. D’une part, John Cage et son cercle sont très souvent décrits comme constituant ce qu’on appelle la « musique expérimentale »1. La définition célèbre de Cage concernant le terme d’expérimental est qu’il peut être utilisé à condition de ne pas le comprendre comme la description d’un acte qu’on peut par la suite juger comme réussi ou raté, mais plutôt de l’envisager comme un acte dont on ne connaît pas à l’avance le résultat2. Il met ici l’accent sur un processus d’élaboration dans lequel la volonté du créateur compositeur doit être absente, dont l’agencement et la nature des sonorités ne sont pas déterminés au départ et qui ne préjuge pas de ce que l’expérience de l’auditeur pourrait impliquer. Le terme expérimental a aussi été utilisé pour décrire des compositeurs du XXe siècle – la plupart américains et s’inspirant du pragmatisme (Charles Ives, Henry Cowell, Edgar Varèse, Harry Partch, Robert Erickson,…) – qui ont refusé de baser leur musique sur des théories conceptuelles et qui se sont plutôt tournés vers la matérialité de la production sonore. C’est aussi dans ce sens d’une production plus directe sur la matière sonore, que les musiques électro-acoustiques ont été qualifiées de « musiques expérimentales » : les studios de musique électronique ou de musique concrète avaient aussi pris l’aspect de laboratoires scientifiques. L’étiquette « musique expérimentale » s’applique aujourd’hui à un nombre infini de pratiques, surtout lorsqu’elles sont difficiles à catégoriser dans un genre traditionnel spécifique.

Cette multiplicité de significations, dans certains cas très vagues, rend l’utilisation du mot « expérimental » propice à des malentendus et son rôle dans la collection des concepts de PaaLabRes reste particulièrement indécis et instable. On se contentera de l’utiliser dans des perspectives d’une définition de ce que pourrait être la recherche dans les domaines artistiques. Dans ce cadre, l’Institut Orpheus de Gand en Belgique a publié récemment un ouvrage (Experimental Systems, Future Knowledge in Artistic Research, Michael Schwab (ed.), Orpheus Institute, Leuwen, Belgique : Leuwen University Press, 2013). Cette publication est centrée sur les travaux de Hans-Jörg Rheinberger3, directeur du Max Planck Institut pour l’histoire des sciences, qui ont porté notamment sur les systèmes expérimentaux, avec des perspectives d’applications éventuelles dans les domaines artistiques. Pour cet auteur, les systèmes expérimentaux s’articulent autour de quatre catégories :

  1. Il doit y avoir une relation interactive intime entre les objets scientifiques et leurs conditions de production technique, de manière inséparable. Cette relation est à la fois locale, individuelle, sociale, institutionnelle, technique, instrumentale et surtout épistémique. Il souligne le caractère hybride des systèmes expérimentaux et par là, leur impureté.
  2. Les systèmes expérimentaux doivent être capables de produire des surprises constituant des formes nouvelles de savoir. Ils doivent être conçus de façon à produire des résultats différentiels non prévus. Ils ont ainsi une certaine autonomie, une vie par eux-mêmes.
  3. Ils doivent être capables de produire des traces épistémiques (ce que l’auteur décrit sous le terme de « graphematicité »), qui montrent et incarnent leurs produits signifiants et qui peuvent être représentés dans des écrits.
  4. Les systèmes expérimentaux sont capables d’entrer dans des réseaux comportant d’autres ensembles expérimentaux par le moyen de conjonctures ou de bifurcations, formant ainsi des cultures expérimentales4.

Rheinberger parle de « l’esprit expérimental ». Pour lui d’une part, au centre de ce concept est l’interaction entre l’expérimentateur et le matériau, qui implique que, pour créer des situations nouvelles, l’expérimentateur est immergé dans le matériau. Ici, comme chez Bruno Latour et Isabelle Stengers, le matériau existe en tant que tel et l’interaction ici implique une relation qui va dans les deux sens. D’autre part, cet esprit expérimental procède d’une attention particulière au fait que la science est une pratique plutôt qu’un système théorique, il plaide pour des attitudes inductives, plutôt que déductives5. Il s’agit de se débarrasser de l’idée que la théorie de la connaissance est centrée sur un ego, un sujet qui essaie de dresser un réseau de théories sur un objet. Les situations expérimentales doivent répondre à deux exigences, a) une précision dans l’élaboration d’un contexte et b) une complexité suffisante pour laisser la porte ouverte à des surprises6.

Pour Rheinberger les « systèmes expérimentaux » ne peuvent être compris que comme un jeu d’interactions entre des machines, des préparations, des techniques, des concepts rudimentaires, des objets vagues, des protocoles, des notes de recherche, et des conditions sociales et institutionnelles. Les expériences ne sont pas seulement des véhicules méthodologiques à tester (à confirmer ou à rejeter) des savoirs qui ont déjà été établis de manière théorique ou bien postulés de manière hypothétique, comme le prétend la philosophie des sciences dans sa forme classique. Les expérimentations sont génératrices de ces savoirs – des savoirs dont on n’avait auparavant aucune idée7.

Au centre des processus scientifiques d’expérimentation, selon Rheinberger, les choses épistémiques et les objets techniques existent dans une relation dialectique. Les choses épistémiques se définissent comme des entités « dont les caractéristiques encore inconnues sont la cible d’une enquête expérimentale », ils sont paradoxalement l’incarnation de ce qu’on ne connaît pas encore8. Les objets techniques se définissent comme des sédimentations d’anciennes choses épistémiques, ils sont des objets scientifiques qui incarnent les savoirs institués dans un champ de recherche déterminé à un moment donné ; ils peuvent être des instruments, des appareils, des dispositifs qui délimitent et confinent l’évaluation des choses épistémiques. Les choses épistémiques sont nécessairement sous déterminées, les objets techniques au contraire sont déterminés de manière caractéristique9. Rheinberger nous dit :

Dans Towards a History of Epistemic Things j’ai voulu faire comprendre que les processus expérimentaux mettent en jeu une dialectique entre les choses épistémiques et les objets techniques, et qu’il y existe une relation fonctionnelle entre ces deux entités, plutôt qu’une relation substantielle. Les choses épistémiques qui ont atteint un certain point de clarification peuvent être transformés en objets techniques – et vice-versa : les objets techniques peuvent devenir de nouveau épistémiquement problématiques. Les technologies avec lesquelles on travaille sont normalement utilisées comme des boîtes noires ; pourtant, elles peuvent être rouvertes et devenir des choses dignes d’intérêt épistémique.

Selon Michael Schwab, dans son introduction à l’ouvrage, interprète l’idée de cultures expérimentales comme pouvant aussi s’appliquer aux recherches dans les domaines artistiques, à condition d’avoir une approche plus souple que celles utilisées dans les sciences :

« Lors de ma conversation avec Rheinberger (chapitre 15 du livre), il est apparu clairement que le type d’éthique dans la production, d’expérience et de sensibilité qui est requis dans les systèmes expérimentaux peut aussi être présent dans les pratiques artistiques : concentration sur une collection limitée de matériaux, attention portée sur les détails, itérations continues et l’inclusion d’évènements contingents et de traces au sein du processus artistique, permettant au substrat matériel de se manifester sur le devant de la scène, là où les traces sont assemblées »10.

Schwab soulève trois questions qui sont au cœur de l’interrogation de PAALabRes sur la notion de recherche dans le domaine des arts :

  1. Toutes les pratiques artistiques, dans la mesure où elles confrontent des matériaux à des manières de les traiter, peuvent se prétendre être des systèmes expérimentaux. Dans quelle mesure peut-on alors distinguer la recherche artistique de toute production de pratique artistique ?
  2. La question de la nouveauté, de l’originalité, du futur, du progrès, inscrite dans le cahier des charges de la recherche scientifique, et tout autant dans la modernité artistique désignée comme « musique expérimentale », est devenue subtilement au cours du XXe siècle comme une idée qui appartient sans doute au passé.
  3. Il y a une crise générale des représentations, qui amène à se demander si les formes académiques de publication de la recherche sont adéquates pour les domaines artistiques et si d’autres formes alternatives de représentation adaptées aux pratiques peuvent être utilisées.

De plus, on peut se demander avec Henk Borgdorff :

« quel est le statut de l’art dans la recherche artistique ? Les œuvres d’art ou les pratiques artistiques sont-elles capables de créer, d’articuler et d’incarner des connaissances et des accès à la compréhension ? Et si c’est le cas, quels sont les types d’œuvres d’art et de pratiques qui en sont capables (quel est le statut ontologique de l’art ici ?) et de quelle façon en sont-elles capables (quel statut méthodologique) ? »11.

La notion d’expérimental reste un terme indispensable pour envisager les spécificités de la recherche dans les domaines artistiques, mais sa manipulation reste très problématique étant donné la multiplicité de références qu’elle suscite, notamment avec le fait qu’elle est souvent revendiquée comme le territoire exclusif de la modernité de la tradition européenne savante.

En conclusion, on se référera à Paolo de Assis, un compositeur chercheur à l’Institut Orpheus de Gand, qui propose un mode de penser la recherche artistique sur des bases quelque peu différentes de celles proposées par l’analyse musicale, la théorie musicale et la musicologie tournée vers l’interprétation des œuvres du passé :

Il peut y avoir un mode différent de problématiser les choses, un mode qui, plutôt que d’être orienté vers la récupération des choses telles qu’elles sont, cherche de nouvelles manières de les exposer de façon productive. En d’autres termes, un mode qui, au lieu de regarder vers le passé de manière critique, projette les choses de manière créative dans le futur. Telle est la proposition finale de ce chapitre : d’inverser les perspectives de « porter son regard vers le passé » en concevoir de manière créative le futur des œuvres musicales du passé. Mon opinion est que c’est précisément cette voie que la recherche artistique pourrait adopter – un mode créatif qui rassemble dans un même mouvement le passé et le futur des choses dans des manières que ne peuvent aborder les modes non artistiques. En se faisant, la recherche artistique doit être capable d’inclure l’archéologie, la problématisation, et l’expérimentation dans sa culture interne. Faire de l’expérimentation artistique à travers les systèmes expérimentaux de Rheinberger devient une norme créative de problématisation, dans laquelle à travers l’idée de répétition différentielle de nouveaux assemblages de choses sont matériellement bricolés et construits12.

Dans les perspectives de PAALabRes, il faudrait pouvoir élargir la notion d’œuvres ou de choses du passé aux pratiques elles-mêmes telles qu’elles se présentent dans une tradition et telles qu’elles s’adaptent continuellement à de nouveaux contextes.

Jean-Charles François – 2015

1. Voir l’ouvrage de Michael Nyman, Experimental Music : Cage and Beyond, New York : Schirmer Books, 1974, deuxième édition, Cambridge et New York : Cambridge Univserity Press, 1999. Traduction française : Michael Nyman, Experimental Music, Cage et au-delà, trad. Nathalie Gentili, Paris : Editions Allia, 2005.

2. John Cage, Silence, Cambridge, Massachusetts et Londres, Angleterre : M.I.T. Press, 1966, p. 13.

3. « Hans-Jörg Rheinberger a enseigné la biologie moléculaire et l’histoire des sciences aux universités de Salzbourg, Innsbrück, Zürich, Berlin et Stanford, et dirige le Max-Planck-Institut de Berlin depuis 1997. Influencé par la pensée de Jacques Derrida, dont il a cotraduit la Grammatologie, il défend une épistémologie historique dont les objets principaux sont les systèmes expérimentaux. » (www.diaphane.fr)

4. Voir Hans-Jörg Rheinberger, « Experimental Systems : Entry Encyclopedia for the History of the Life Sciences » The Visual Laboratory : Essays and Ressources on the Experimentalization of Life, Max Planck Institut for the History of Science, Berlin. http://vlp.mpiwg-berlin.mpg.de/essays/data/enc19?p=1
Un tableau est présenté dans Paulo de Assis « Epistemic Complexity and Experimental Systems », Experimental Systems, Future Knowledge in Artistic Research, Michael Schwab (ed.), Orpheus Institute, Leuwen, Belgique : Leuwen University Press, 2013, p. 158.

5. Voir Hans-Jörg Rheinberger in conversation with Michael Schwab », Experimental Systems,…, op. cit., p. 198.

6. Ibid., p. 200.

7. Voir Henk Borgdorff, « Artistic Practices and Epistemic Things », in Experimental Systems, Future Knowledge in Artistic Research, op. cit., p.114.

8. Voir Paulo de Assis, op. cit., p. 159. Il cite Hans-Jörg Rheinberger, Toward a History of Epistemic Things, Synthesizing Proteins in the Test Tube, Stanford, Californie : Stanford University Press, 2004, p.238.

9. Ibid.

10. Michael Schwab, « Introduction », Experimental Systems…, op. cit., p. 7, ma traduction.

11 Henk Borgdorff, op. cit., p. 113.

12. Paulo de Assis, op. cit., p. 162.

 


 

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Écologie des pratiques

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Qu’entend-on par « écologie des pratiques » ? Le terme d’écologie affirme que des êtres vivants ont des relations avec leur environnement, dans des configurations d’interdépendance. La vie et surtout la survie des êtres vivants dépendent d’autres êtres, qu’ils soient vivants ou inertes, dans des situations particulières. L’écologie est devenue une préoccupation importante étant donné les menaces qui pèsent aujourd’hui sur la survie de la planète entière, par rapport précisément aux actions des humains. Les questions écologiques concernent de plus en plus les domaines importants de la culture et des relations entre les êtres humains, en sortant des préoccupations purement scientifiques pour envahir la sphère du politique.

Dans le domaine des arts, l’écologie s’est manifestée récemment plutôt sur le registre d’une prise de conscience des phénomènes naturels, souvent en voie de disparition, ou bien d’une prise de conscience de l’environnement urbain dans des perspectives d’une moralisation des usages excessifs et d’une volonté de créer des pratiques pondérées qui respectent l’espace des autres et l’environnement en général. Dans le domaine culturel l’écologie est pensée comme l’influence qu’exerce l’environnement sur les comportements et les mentalités des individus qui y sont immergé.

Pour le collectif PAALabRes, l’application du terme d’« écologie » prend un autre sens dans sa relation aux pratiques. Le terme de « pratique » fait référence à des situations concrètes constituées par des actions s’inscrivant dans une durée. La pratique implique le plus souvent des relations entre des êtres humains dans un collectif, et aussi des interactions entre ces mêmes êtres et des objets, tout ceci se passant dans un environnement matériel, culturel et institutionnel bien déterminé. C’est un dispositif particulier de tous ces éléments interactifs, instables dans la durée, qui constitue une « pratique ». Dans les domaines artistiques, les pratiques se définissent à la fois par :

  1. Des relations hiérarchisées entre des personnes qualifiées. L’idée de hiérarchisation implique qu’il y a des personnes plus ou moins qualifiées et que les qualifications peuvent varier selon des rôles définis, certains rôles étant réputés plus prestigieux que d’autres. La hiérarchie elle-même peut être plus ou moins affirmée et plus ou moins contrôlée par des règles démocratiques.
  2. Des relations entre d’une part des personnes et des objets sur lesquels des actions particulières sont mises en œuvre. Les objets influencent les actions des personnes autant que les personnes façonnent les objets. Des gestes techniques sont développés en fonction du comportement des outils de production.
  3. Des usages plus ou moins fixés par des règles. Les règles proviennent de traditions établies, ou bien peuvent être inventées pour des contextes déterminés. Elles sont plus ou moins explicites, et lorsqu’elles sont implicites, on a souvent l’impression qu’il n’y en a pas. Pour créer l’absence de règle, il faut inventer des mécanismes qui pour être efficaces doivent être réglés comme du papier à musique.
  4. Des relations avec le monde extérieur, notamment avec le public à travers des médias particuliers. Mais aussi des relations avec d’autres pratiques voisines, ne serait-ce que pour s’en différencier, pour en être influencé, ou pour pouvoir les disqualifier.

Les pratiques peuvent être ainsi pensées comme des êtres, des entités vivantes en tant que telles, qui interagissent d’une manière ou d’une autre avec d’autres pratiques. L’interaction entre les pratiques est précisément ce qui intéresse notre collectif PAALabRes comme concept fondamental à développer.

Le concept d’« écologie des pratiques » a été développé par Isabelle Stengers, philosophe des sciences, dans le Tome 1 de Cosmopolitiques. Dans une interview publié dans la revue Recherche, Stengers, parlant de l’écologie en termes de relations entre les êtres et les populations, désigne ces relations comme ouvrant la voie à trois options possibles qui varient selon les circonstances : a) les individus peuvent être des proies ; b) ils peuvent être des prédateurs ; c) ils peuvent constituer des ressources. Un des exemples favoris de Stengers, s’inspirant des pratiques instaurées par Toby Nathan, gravite autours des pratiques de la psychothérapie occidentale cadrées par l’esprit scientifique de la médecine moderne et des pratiques des psychothérapies traditionnelles pré-modernes ou non modernes. La plupart du temps ces deux pratiques ont du mal à coexister, car les premières disqualifient toutes les autres au nom de la rationalité scientifique, et les autres sont tolérées du bout des lèvres par la première dans le cadre de la survie muséifiée des cultures. Pourtant les clés du succès des thérapies se trouvent bien souvent dans les croyances et l’environnement culturel des individus concernés :

En termes écologiques, la manière dont une pratique humaine se présente à l’extérieur, et notamment dont elle se propose d’entrer en relation avec le grand public, fait partie de son identité. Pour le moment, l’identité de la physique, c’est à la fois tous les êtres qu’elle a créés, le neutrino et consorts, et son incapacité à se présenter en tant que pratique au grand public. Pour moi, essayer de créer de nouveaux liens d’intérêt autour de la physique ou d’autres pratiques, c’est faire une proposition, non pas de changement radical mais de mutation d’identité. (…) Le physicien ne serait plus cet être qui, soudain, intervient au nom de la rationalité en disqualifiant tous les autres. (…) Dans ma spéculation, ce physicien pourrait devenir un allié si l’on décidait, par exemple, de prendre au sérieux les pratiques psychothérapeutiques traditionnelles qui font intervenir des djinns ou des ancêtres. Il saurait qu’en disant cela on ne prétend pas que le djinn est de même nature que le neutrino : il saurait qu’on va s’intéresser au risque de ces pratiques, à ce qu’elles réussissent à faire. Dans ce monde où les pratiques sont présentes par leurs risques et leurs exigences, le physicien peut coexister avec le thérapeute traditionnel1.

Dans le domaine des arts, en particulier dans l’art musical, parce qu’il est tellement lié aux problèmes d’identité, la disqualification des pratiques des autres est la règle plutôt que l’exception. Les genres ou styles sont plus souvent des proies ou des prédateurs, rarement des ressources. La disqualification se manifeste principalement de quatre façons différentes et souvent de manière simultanée : premièrement sur des questions de compétences ou d’expertises artistiques techniques, soit par exemple qu’on ne sache pas lire la musique sur partition, soit qu’on soit incapable d’improviser lors d’une soirée ; deuxièmement la disqualification se mesure à l’aune d’une prétendue authenticité, soit par exemple qu’on accuse une pratique de ne pas respecter une tradition, soit au contraire qu’on accuse une tradition d’être la source d’une stagnation mortifère ; troisièmement, la disqualification est induite par rapport à un succès public, soit en accusant une forme artistique d’être commerciale au point de ne plus faire partie de l’art légitime ou en l’accusant d’être trop éloignée de la compréhension du public, au point d’être trop marginalisée ; et quatrièmement elle s’inscrit dans un rapport aux institutions d’enseignement officielles, soit qu’une pratique donnée en soit exclue, soit au contraire que cette même pratique revendique fortement son existence hors institutions, celles-ci étant mises en accusation d’être la source d’existences trop confortables.

La question posée par la tentative de sortir des logiques infernales de la disqualification des pratiques des autres pour entrer dans une écologie des pratiques pacifiée n’est pas simple. Il ne s’agit pas de faire cesser les conflits, ou de fondre les cultures dans un « melting pot » idéalisé, mais plutôt d’organiser la confrontation des pratiques sur un pied de reconnaissance mutuelle et d’égalité de droits. La difficulté majeure à ce programme politique est qu’il ne s’agit pas de laisser les cultures coexister dans un espace même s’il apparaît à première vue pacifique : les enclaves multiples dans une institution commune (ou un territoire commun) dans l’ignorance mutuelle de leur raison d’être et dans des relations qui consistent simplement à les juxtaposer, voire même à les superposer, ne créent nullement les conditions d’un contrat démocratique viable susceptible de pacifier les antagonismes fondamentalistes. La confrontation effective des pratiques dans des mécanismes à inventer qui les obligent à les faire interagir dans le respect de leur propre existence, sans compromis, devient une nécessité pour faire face (tout au moins en partie) aux difficultés dans lesquelles s’enfoncent nos société. Seules l’existence d’institutions publiques dédiées à cet effet pourraient sans doute venir éviter le danger permanent de guerres civiles plus ou moins violentes.

L’écologie des pratiques se décline sur le mode de l’émergence continuelle de pratiques nouvelles à partir de celles déjà en existence et de la disparition d’autres pratiques. Ce phénomène semble s’être fortement renforcé par l’apparition des moyens électroniques de communication instantanée. L’apparition de ces nombreuses pratiques implique dans chaque cas, comme le note Isabelle Stengers, la « production de valeurs, (…) la proposition de nouveaux modes d’évaluation, de nouvelles significations »2. Dans les perspectives de l’écologie des pratiques, il ne s’agit plus de penser ces valeurs, évaluations et significations comme venant remplacer les anciennes au nom d’une vérité qu’on aurait enfin découverte, mais elles « ont pour enjeu la production de nouvelles relations venant s’ajouter à une situation déjà produite par une multiplicité de relations »3. La multiplicité extraordinaire des pratiques qui émergent et disparaissent, par le contenu très varié des significations qu’elles expriment, a pour conséquence la remise en cause des processus de normalisation menant à des vérités universellement reconnues et imposées à tous. Aux idées, source d’imposition de « faits incontournables », s’opposent la résistance des pratiques qui se confrontent à l’instabilité des réalités et de leurs valeurs relatives à des contextes.

En conséquence, l’idée ici d’écologie ne concerne pas seulement les contenus des œuvres ou démarches artistiques par rapport à une écologie du sonore, c’est-à-dire d’une part les questions relatives à la pollution sonore dans nos sociétés, et d’autre part à la mise en valeur des environnements sonores diversifiés. L’écologie des pratiques implique un ensemble complexe qui gravite autours des notions d’interaction entre êtres humains, entre les humains et les non-humains, en particulier avec les objets inertes et les technologies. Dans ce cadre les pratiques artistiques sont confrontées, comme les autres pratiques, à de difficiles dilemmes ayant trait par exemple aux questions de piratage des données, de respect du droit d’auteur, du pouvoir publicitaire des médias, de l’économie des industries culturelles et du subventionnement des pratiques alternatives, d’accès gratuit ou non aux informations, d’accès facilité aux apprentissages (notamment spécialisés dans des techniques) et à la pensée critique, d’accès à des emplois, en bref tout ce qui contribue à influencer l’environnement, son avenir instable et incertain, et l’existence des êtres en son sein.

Jean-Charles François – 2015

1. Isabelle Stengers : « Inventer une écologie des pratiques » www.larecherche.fr/savoirs/autre/isabelle-stengers-inventer-ecologie-pratiques-01-04-1997-69210

2. Ibid., p. 59.

3. Ibid.


 

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Praxis

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Aujourd’hui, l’enjeu politique s’articule sur l’opposition entre les concepts de poiêsis, qui renvoie à une fabrication qui produit un objet, une œuvre, et de praxis, qui implique une action qui n’a pas d’autre fin qu’elle-même. L’œuvre, selon H. Arendt, domine la modernité, surtout à travers la fabrication infinie d’objets et d’outils, dans des logiques où le produit final prime sur les processus d’élaboration qui restent cachés comme moyens de parvenir à des fins :

Les outils de l’homo faber, qui ont donné lieu à l’expérience la plus fondamentale de l’instrumentalité, déterminent toute œuvre, toute fabrication. C’est ici que la fin justifie les moyens ; mieux encore, elle les produits et les organise. (…) Au cours du processus d’œuvre, tout se juge en termes de convenance et d’utilité uniquement par rapport à la fin désirée.1

Cependant toutes les pratiques d’aujourd’hui doivent d’une façon ou d’une autre se confronter aux formes de stockage des informations mises à la disposition par les technologies électroniques qui viennent subtilement changer la donne : enregistrements, disques, mémoires électroniques,.. La fixité des mémoires électroniques tend à une réification générale à la fois des œuvres sur partition et des actions ritualisées fixées dans la mémoire collective des participants. L’enregistrement fixe à jamais un moment particulier, mais dans ce processus même de solidification du réel, moins que jamais il ne peut prétendre représenter la tradition authentique : c’est comme ça que à un certain moment des individus ont fait cela, c’est un exemple parmi d’autres d’un type de pratique. Par ailleurs la numérisation des mémoires permet très facilement de les pirater à loisir et de les modifier à son propre profit. Les enregistrements fixent des évènements réels, mais ils sont précaires dans leur virtualité. Pour échapper à la marchandisation, il n’y a pas d’autres choix que de ruser en s’assurant que chaque évènement ne soit pas la simple répétition exacte d’une version qui l’a précédée.

Cependant ces technologies entament aussi énormément la prétention à l’exclusivité des traditions et par là, leur aura. Elles favorisent les différenciations des pratiques dans tous les domaines et donc remettent au premier plan le caractère processuel et collectif de la praxis.

Pour Hannah Arendt, le terme de praxis est remplacé par « l’action », liée le plus souvent à la « parole ». Pour elle, la condition de l’action dépend à la fois d’un collectif d’êtres humains à la fois égaux et différents. Dans ce sens, l’action et la parole caractérisent l’acte politique dans sa plus haute manifestation : faire quelque chose ensemble en reconnaissant également nos différences2

L’action, en tant que distincte de la fabrication, n’est jamais possible dans l’isolement ; être isolé, c’est être privé de la faculté d’agir.

H. Arendt compare les systèmes d’interactions politiques de la Grèce et de Rome. Dans la Grèce antique les lois sont là pour permettre les actions subséquentes des citoyens, « la polis n’était pas Athènes, mais les Athéniens »3.

La société moderne, plus influencée par Rome que par Athènes, a complètement dégradé l’action. Et Arendt de noter :

Ce sont précisément ces occupations, celles du guérisseur, de l’acteur, du joueur de flûte, qui fournissent à la pensée des Anciens les exemples des plus hautes et des plus nobles activités de l’homme.4

La réhabilitation de la praxis à l’époque de la mondialité électronique, remet le joueur de flûte dans la position d’être acteur de sa propre pratique5, dans l’instabilité des rapports à autrui, le caractère éphémère des actes, et l’imprédictibilité des fins6.

Jean-Charles François – 2015


1. Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris : Calmann-Lévy, 1961-1983, p. 206. Bien qu’elle ne fait que peu de références aux termes de poiêsis et de praxis, son exposé, portant sur trois éléments essentiels de la condition humaine, le travail, l’œuvre et l’action, donne des clés importantes pour comprendre ce qui est en jeu dans le monde d’aujourd’hui.

2. Hannah Arendt, op. cit., chapitre V, « L’action », p. 231-314.

3. Ibid., p.254.

4. Ibid., p.268.

5. Voir Marc’O, Théâtralité et Musique, Paris : Association S.T.A.R., 1994 : « Nous avons dit que dans son sens large, le mot acteur se rapporte à l’activité produite plus qu’à un statut social (une identité). Idéalement, l’acteur, auteur de ses actes, est un auteur qui vérifie, agit. A travers ses actes, que ce soit sur la scène du travail, sur la scène sociale, familiale ou ailleurs, il essaie de comprendre ce qu’il lui manque d’essentiel. Seule l’action lui fait comprendre ce qu’il lui manque. Et ce qu’il lui manque, c’est cela même qui fonde sa vie. Il lui reste à en faire des buts de vie. Ainsi, peut-il se fixer un dessein. Par là, il a un destin, il contribue à développer la culture. Il fait l’histoire. » (page 86).

6. Voir Jean-Charles François, « Le Bèlè martiniquais face aux héritiers de l’art autonome », Les Périphériques vous parlent, N°36 Web, Paris, 2012. La pratique de danse, poésie, musique traditionnelle Bèlè en Martinique est un exemple vivant de l’idée de Praxis telle qu’elle est définie dans ce texte.


 

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Oralité

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Corps sensible et modèles appris

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Dans le discours musical, l’oralité se résume souvent à deux affirmations : « apprendre d’oreille » et « sans partition ». Or l’oralité, et le terme apparait alors réducteur, renvoie en fait à un engagement sensoriel dans la pratique du sonore. Celle ci mobilise conjointement l’oreille qui écoute, l’œil qui observe, la voix qui chante, le corps qui danse, les pieds qui battent, les mains qui jouent, la parole qui surgit, au service d’un projet fait d’expériences, de tâtonnements et de constructions individuelles et collectives.

Cette sensoricité, terme globalisant repris par Alain Savouret, participe de la part ineffable de toute action humaine car non modélisable (ou échappant à une modélisation totalisante, définitive). Elle se redéfinie constamment par l’ingestion permanente de nouvelles expériences du domaine de l’audible, du vocal, du tactile, du gustatif, du visuel, du mouvement corporel… de l’être en action – réaction à son environnement. Elle intègre de plus des éléments de traditions relatives au milieu socio culturel de tout un chacun.

Tout être humain est constitué de cette part ineffable qui se révèle dans ses actions les plus diverses. Elle interagit constamment avec la part modélisée relative à l’action entreprise et maitrisée, plus ou moins, par l’acteur (techniques manuelles, connaissances théoriques, culture historique,…) pour déboucher sur des productions uniques car portées par son être global.

Dès lors, la question n’est pas de développer ou de refuser l’oralité ainsi définie (elle est là !) mais bien d’évaluer au plus près la part des modèles constitués, symbolisés par le rapport à l’écrit, dans la pratique. Ce dosage, de l’ordre de l’inconscient, peut se questionner, être mis en lumière par la confrontation à l’autre. Les pratiques collectives ouvertes peuvent ainsi être les lieux où s’élucident une part de ces équilibres individuels. Les frontières peuvent y trouver davantage de mobilité, de porosité. Les bricolages inter personnels deviennent possibles, chacun amenant son stock d’objets en vue de réaliser des assemblages qui peuvent devenir, ou pas, réalisations finies.

L’oralité interroge notre rapport à l’écrit et au modèle à reproduire. Il y a oralité en toutes sociétés ; c’est le degré de présence et d’usage de l’écrit qui introduit des différences entre reproduction du modèle, discours analytique d’une part et variabilité des objets dans le temps de leur production, discours analogique d’autre part.

Ce point de vue sur l’oralité permet d’envisager la pratique musicale sous l’angle du corps sensible comme variable des modèles appris.

Michel Lebreton – avril 2014