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Emmanuelle Pépin – Lionel Garcin

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LE SON – l’écoute – LE GESTE
dans l’Improvisation

Emmanuelle Pépin, danse et textes,
Lionel Garcin, musique

Cefedem AuRA, Lyon, le 24 janvier 2023

 
 

Le 24 janvier 2023, Emmanuelle Pépin et Lionel Garcin ont présenté une conférence/performance au Cefedem AuRA à Lyon intitulée « LE SON – l’écoute – LE GESTE dans l’Improvisation ». En 2019, dans le cadre des rencontres du Centre Européen Pour l’Improvisation (CEPI) à Valcivières (village en Haute-Loire), Emmanuelle et Lionel avaient présenté pour la première fois l’idée d’une conférence/performance centrée sur les relations entre la danse et la musique dans l’improvisation. Le CEPI a été créé par le contrebassiste Barre Phillips (1934-2024) pour promouvoir des rencontres périodiques entre des personnes impliquées dans des pratiques d’improvisation ? Ces rencontres étaient surtout musicales au début, mais au fil du temps, elles ont accueilli aussi de plus en plus des artistes de la danse, de la poésie et du théâtre.
 
Le Cefedem Auvergne-Rhône Alpes est un centre de formation à l’enseignement dans les écoles de musique et conservatoires créé par le ministère de la Culture en 1990. La conférence/performance s’est déroulée dans un des dispositifs développés dans cette institution, « Et vous comment vous faites ? » qui consiste en une performance généralement donnée par des personnes extérieures invitées, suivie d’un débat avec les étudiantes et étudiants en vue d’expliciter les moyens mis en œuvre pour parvenir au résultat qu’on a pu observer/écouter.
 
La conférence/performance au Cefedem était la seconde fois qu’Emmanuelle Pépin et Lionel Garcin tentaient cet exercice expérimental de rendre compte de la recherche dans un acte artistique mêlant texte écrit et improvisé, danse et musique. Cet évènement à donné lieu à quatre documents que nous publions dans la quatrième édition de PaaLabRes :

  1. La vidéo de la conférence/performance: Vidéo
  2. Le texte qui a été prononcé lors de la conférence/performance : Texte « dit »
  3. Le texte complet d’Emmanuelle Pépin qui a servi de base à celui prononcé durant la conférence/performance : LE SON – l’écoute – LE GESTE
  4. La transcription des dialogues avec les étudiants après la conférence/performance : Dialogues

 

Emmanuelle Pépin est une improvisatrice-performeuse, chercheuse et pédagogue dans les arts du mouvements et de la musique.
Un long chemin en tant qu’interprète et un parcours de chorégraphe et de pédagogue, l’a guidé jusqu’à la composition instantanée et l’art de la performance.
Artiste associée de l’espace de développement artistique et pédagogique 7Pépinière avec Pierre Vion. Voir 7Pépinière
Elle reste nomade dans l’âme et le monde est son territoire de jeu. Elle place l’humain au centre de sa démarche artistique et pédagogique. Elle croit profondément en la beauté que peut porter chaque personne, et comment le langage du corps peut dévoiler l’être.

Lionel Garcin est un musicien improvisateur : « La matière sonore, c’est un peu sa matière première, sa glaise, son bloc de marbre… Son instrument, c’est le saxophone. Un instrument à vent, soi­ disant. Mais dont il sait exploiter toutes les facettes sonores. Certaines, parfois même assez inattendues… Le saxophone l’emmène le plus souvent sur le versant jazz de la musique; les sons qu’il tire de ses instruments et ses rythmiques si particulières le situeraient plutôt du côté des recherches acoustiques chères à la musique contemporaine. »
(J­M Lecarpentier). Voir Le Grand Chahut.

Texte « dit » de la conférence/performance d’Emanuelle Pépin

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Texte « dit » de la conférence/performance
par Emmanuelle Pépin

 

LE SON – l’écoute – LE GESTE
Dans l’Improvisation
 
Emmanuelle Pépin, danse et textes, Lionel Garcin, musique
 
Cefedem AuRA, Lyon, le 24 janvier 2023
 

Transcription à partir de la vidéo de la conférence/performance :
Jean-Charles François.

 
 

Vidéo à 8’59”

Le son
Le geste
Danse et musique sont reliés indéniablement.
Plus précisément mouvement et son, ou plutôt musicien et danseur.
Chacun d’eux tire leur origine du corps, d’un corps conscient, d’un corps vivant.
Sons et mouvements jaillissent à partir d’un acte de présence, d’un acte d’écoute.
Tout est là, au creux de soi. À portée.
 
La danse crée du son, naît du son même – un lointain au-dedans de soi, souffle, un battement, un élan vital.
Le son vient d’un instrument qu’une personne joue, il provient du corps, d’un mouvement, le son est mouvement. Mouvement « résonnement » visible.
 
Dans une pièce improvisée, danse et musique jouent ensemble dans le même espace, l’espace invite, l’espace écoute.
 
Il est évident que des composantes comme le rythme, la durée, la texture, les hauteurs, volumes, notes, silence, mélodies, point d’attaque, contre-temps, impact, résonance, arrêt, saccade, pré-mouvement, énergie, pulsation, tempo, sources sonores, propagation, direction du don dans l’espace, partitions, scores, entrées-sorties, superpositions, entrelacements sont des éléments avec le danseur joue. Le musicien aussi.
Le musicien peut aussi accompagner le danseur, le danseur peut accompagner le musicien, musiciens et danseurs peuvent s’accompagner ensemble, ou pas.
 
Attention portée, avec ce regard d’enfant, sur les phénomènes.
 
Contemplation.
 
Qu’est-ce que le son change ?
Qu’est-ce que le geste change ?
Comment l’espace change ?
 
État des lieux.
Le lieu. L’architecture.
Dans le lieu.
 
Imaginaire.
Le temps des mouvements avec lesquels on joue…

 

Vidéo à 15’03”

La danse, c’est l’art du mouvement en silence
La musique, c’est l’art du silence en vibrations audibles
La danse est l’art sonore inaudible
La musique est l’art du mouvement sonore, de la modulation visible et audible en même temps
La danse est l’art du geste de l’écoute
La musique est l’art de l’écriture de l’écoute
La danse est la musique de l’élan intérieur
La musique est la voix de l’élan intérieur
La danse est la calligraphie de l’espace, dessinant et sculptant des paysages invisibles.
La musique est cette respiration large calligraphiant l’air, dansant avec lui, dessinant des paysages sonores et invisibles
La musique s’écrit dans l’espace elle le sculpte
 
La danse, en composition instantanée, c’est comme se laisser vivre par l’espace du vide
 
Danse et musique se situent là
           ensemble, ou plutôt en même temps
sans pour autant « jouer harmonieusement ensemble ».
 
Danse et musique, sons et mouvements, jouent ici de l’évidence
non rationnelle, intuitive, sensible,
imaginaire, poétique,
absurde
 

Vidéo à 19’06”

Le son touche l’espace
La peau est touchée par l’espace
Double mouvement
Toucher
Être touché en même temps
 
La vibration du son voyage dans l’air
La peau, membrane flexible, poreuse qui sépare le monde intérieur, qui le relie au monde extérieur
La peau écoute
reçoit
la température, la lumière, l’humeur
 
Le mouvement déplace l’air,
le frictionne, le traverse, s’appuie sur l’air
 
Le geste transforme l’espace
Le son transforme l’espace
Le son touche l’espace
La peau touche le son
Le son touche la voix
 
C’est physiologique
élasticité, intensité
 
Milliards de petits trous constituent ma peau
 
Dès lors que mon corps est touché
tout le reste est touché
Écouter par la peau est subtile, global, inhérent
Le danseur sait cela
le corps du danseur, le corps aussi du musicien
 

Vidéo à 23’12”

Couches superposées en termes d’espace,
L’écoute est changeante, les pensées bougent
la perception du son est bougée
 
C‘est évident
on n’écoute pas de la même manière
 
 
 
Ma peau écoute, mon oreille écoute
Entonnoir, en forme de spirale qui laisse passer les vibrations
Petits récipients …
En équilibre
ou en déséquilibre…
 
Souffles, battements, pulsations
Le corps à nu, le corps est son, vivant
 
Impact
 
Ligne de son
 
 

Vidéo à 26’10”

Le silence entre les sons
La durée des sons
La durée d’un geste
 
Cette temporalité
 
Sentir, saisir, construire,
déconstruire
imaginer, réinventer
 
Une poétique de l’instant
 
Être là
 
Sous nos yeux
 
Écoutons cet espace, écoutons cet espace sans bouger
assis, debout, dans l’immobilité
Écoutons le phénomène
 
Écoutons notre respiration
Nos battements
Écoutons nos rythmes au milieu des sons de l’espace tout autour
Écoutons l’espace en train d’écouter
Écoutons le tout comme une large partition de sons qui cohabitent ensemble
qui participent ensemble
Notre présence au cœur
 
L’improvisation est l’expérience de la découverte.
Nous découvrons la découverte en même temps que nous nous découvrons. L’improvisation est l’expérience du dévoilement.
 
Une embarquée
Un voyage, une écriture
 
Des migrations de mémoires-vivantielles qui nous deviennent, nous animent, nous ramènent l’ailleurs dans les tissus de nos corps, nous déshabillent et nous rhabillent.
Car n’est-il pas une mise à nue si nue que de se dépouiller de ce qui nous fait, pour nous laisser « porositer » d’un mystère innommable, nous laisser bouger par ce qui échappe, nous saisit ? Nous laisser devenir un autre-soi sans se perdre non plus,
Sans perdre pied, mais toujours en laissant frôler-frolattrer en nous cette folie, cette fantaisie irrationnelle permise ici dans le maintenant de l’écoute large, dans ce jeu d’enfant grand.
 
L’écoute est un acte
 
L’écoute est au milieu
Tout réside dans l’attention portée
 
Le moindre mouvement
Le moindre son proche ou lointain
Au-delà de l’espace-même
 
 

Vidéo à 37’09”

La gravité, squelette, matières spongieuses
Travail sur l’état des vibrations
Le squelette résonne
Les vibrations du son traversent la peau, traversent l’épiderme, glissent sur les fascias, glissent sur les muscles, suivent les stries, les ligaments et les tendons.
Les vibrations descendent ou plutôt voyagent, traversent, se faufilent dans les liquides, la lymphe.
 
Les filaments, les réseaux de communication
Les sons traversent les couches, percutent, sont bousculés, massés.
C’est physiologique
Les articulations laissent passer les informations
Circulation du son, de l’énergie, du mouvement dans les moindres recoins.
 
 

Vidéo à 39’36”

Le corps est touché par le son
 
L’énergie du corps échauffe le corps
La température enfle
La peau transmet à l’air l’énergie du mouvement, le mouvement invisible au-delà du corps
 
Particules
De la matière se dégage de l’air, c’est physique, physiologique
L’air est brassé par le mouvement, par les sons
Sons et mouvements sont reliés indéniablement
 
 

Vidéo à 42’48”

Lignes de son
Danse comme une manifestation dynamique du vide
L’essence du son, l’essence du geste
Le vide immense, chaos phénoménal qui a donné la vie
Colonne vertébrale, oreille, ramifications, articulations
Liberté
L’espace à l’écoute, un lieu d’écoute
Les sons sont entraînés dans un flux, ils jouent dans l’attente joyeuse du mouvement suivant, ils jouent dans les articulations juste le temps de trouver une nouvelle voie
Les liquides, un océan en soi
Des méandres incandescentes, phosphorescentes, lumineuses
L’écoute par les liquides est une écoute mouvante
 
(…)
 
… déséquilibre…
              …écoute…         …maintenant…
           …battements…
                   …pulsations…
 
Le corps…
 
(…)
 
L’espace du rien
   Le sourd retentissement

 
 
 

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LE SON – l’écoute – LE GESTE

Acess to the English translation: SOUND – Listening – GESTURE
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LE SON – l’écoute – LE GESTE
dans l’improvisation

Emmanuelle Pépin

Février 2018

 

Sommaire :

Partie 1 : LE SON – l’écoute – LE GESTE dans l’improvisation
Partie 2 : LE SON – l’écoute – LE GESTE dans la composition instantanée
Le moment de la composition
L’écoute
Les muscles, écoutants de l’espace
Les fascias, écoutants de l’indicible
Les os, le squelette, écoutants de l’espace
La colonne vertébrale
Les articulations, écoutantes l’espace
Les organes
Les liquides
Les veines, artères, capillaires
Les nerfs
Nos sens, écoutants de l’espace
L’espace autour, l’écoute externe
Le son, le temps
Les lignes du son
Textures et matières du son
Conclusion

 

Partie 1 : LE SON – l’écoute – LE GESTE dans l’improvisation

Danse et musique sont reliées indéniablement.
Plus précisément mouvement et son.
Chacun d’eux tirent leur origine du corps, d’un corps conscient.
Ils jaillissent à partir d’un acte de présence.
Leur source est là, au creux de soi. A portée.

L’apparaitre et la propagation des phénomènes sonores ou dansés prennent des formes différentes, l’une plus visible, l’autre plus audible. Quoique !
La danse crée du son, nait du son même – un lointain au dedans de soi, un souffle, un
battement, un élan vital.
Le son vient d’un instrument qu’une personne joue, il provient du corps, d’un
mouvement, il est mouvement. Mouvement « résonnement » visible.

Dans une pièce improvisée, danse et musique existent ensemble dans le même espace, danseurs et musiciens sont relies entre eux par l’acte d’écoute et par la contemplation, pour se jouer de l’instant qui passe.

Fulgurance.

Se laisser inviter par l’espace même.

Ce ne sont donc pas des outils, ou des « scores » d’improvisation que je proposerai ici. Ils sont déjà̀ intégrés par chacun de nous, danseurs et musiciens. Cela fait partie de notre discipline et pratique, qui là aussi, se tiennent la main pour improviser.
Et je situerai davantage mon point de vue sur l’improvisation « libre » sans code pré́-établi.

C’est plutôt une expérience partagée de l’écoute, et une plongée dans le corps.
Corps du danseur, corps du musicien, corps de l’instrument – corps d’écouté –

Il est évident que des composantes comme le rythme, la durée, la texture, les hauteurs, volumes, notes, silence, mélodies, point d’attaque, contre-temps, impact, résonance, résonance de la résonance, arrêt, saccades, pré́-mouvement, énergie, pulsation, tempo, sources sonores, propagation, direction du son dans l’espace, partitions, scores, entrées-sorties, superpositions, entrelacements, sont des éléments avec lesquels le danseur joue. Le musicien aussi.
Le musicien peut aussi accompagner le danseur, le danseur peut accompagner le musicien, musiciens et danseurs peuvent s’accompagner ensemble, ou pas.

Peut-être d’avantage « s’accom-poser » ensemble.
Ils partagent ces étendues mémorielles, ces territoires d’impressions et d’expériences
accumulées et sans cesse rénovées par la fraîcheur de l’Instant.

Chacun d’eux, par son habilité, à la fois, s’amuse mais en même temps, se laisse traverser, et écoute intuitivement à la fois le chemin du son dans l’espace, dans l’instrument, dans le corps.
Plus habilement, l’artiste peut sentir les lieux du corps touchés précisément par le son via son impact, ses rebonds, ses pauses, sa texture, sa vitesse, ses élans, ses surgissements, son intensité́, sa qualité́, sa disparition, sa résonance, sa circulation, son enjeu sur nos cellules, nos mémoires, nos émotions, nos réservoirs enfouis.
Il peut juste se laisser toucher.
Le musicien ou danseur peut parfois même sentir les particules d’énergie(s) modifier l’espace et notre présence.
Il compose avec l’invisible.

Le corps et toutes ses couches et composantes – peau, tissu musculaire, liquides, organes, systèmes lymphatiques endocriniens…, rythmes internes, état, température, accueillent le son.
Le corps (bien entendu celui du danseur, mais également celui du musicien) est un résonateur, un canal au travers duquel le son circule, active et transforme notre présence.
Le danseur écoute comment le geste qui en découle, se place, s’invite dans l’espace au même titre que la note, que le son.
Comme un son gestuel, un son silencieux.
 
 

Contemplation et écoute de l’espace sont au cœur de l’improvisation.

Contemplation et écoute de l’espace sont au cœur de l’improvisation.
 
 

Attention portée, avec ce regard d’enfant, sur les phénomènes
 

La force de la confiance
 

Un corps paysage, un corps espace, un corps résonateur et résonant, un corps d’écoute.
Un état organique, sensible, poétique et un espace de création
 

Comment l’espace, nous offre la possibilité́ de créer, de transformer, d’être transformé.

Comment nos présences (musiciens, danseurs, publics) modifient l’espace, l’architecture, le son, l’atmosphère.

Et enfin, comment le dialogue entre le(s) corps et l’espace même s’établit.
Comment l’écoute, activée en chacun, transforme l’espace et par là même la composition.

L’écoute est à l’origine de la composition.
 

Comment, par cet accord organique, intuitif, sensible, musiciens, danseurs, poétes de l’instant, saisissons des phénomènes qui sont en train de se manifester, en même temps que surgit le sens, le sens de l’inattendu, de la composition, de la découverte et de l’écriture.

En tant que « performeuse » et artiste de la danse en composition instantanée, il m’intéresse ici de juste partager ce qui m’est apparu au sujet de la relation entre musique et danse, son et mouvement. Le mouvement dansé comme étant un mouvement sonore silencieux, une énergie dont la trace est invisible, mais saisissable par l’écoute portée. Et que le mouvement sonore est une trace audible, mais aussi un geste porté, issu du corps.

L’écoute est commune.
Elle est au milieu
 
 

Il y aurait tout un inventaire de correspondances évidentes, et sophistiquées relatant les particularités du son avec les particularités du geste : les complémentarités, les similitudes, en prenant en compte aussi les caractéristiques de l’instrument (sa forme, son matériau, sa résonance, son poids, sa maniabilité́ ou pas, sa texture, son origine, son utilisation, son son, et le son que chaque musicien crée et laisse s’exprimer).
 

Il y aurait aussi tout un inventaire possible de « scores » de sortes de codes qui nous permettraient de jouer ensemble. Mais cela fait partie plutôt du travail, de l’apprentissage, de la discipline que chacun raffine au quotidien dans son art.
 

Avant tout chose, c’est la question du phénomène qui se manifeste qui m’intéresse et comment l’écoute et la contemplation sont au cœur de ces manifestations avec lesquelles nous jouons ensemble pour composer dans l’instant.

C’est donc sur le comment nous pouvons porter notre attention sur ce qui nous est commun, notre terreau d’entente : notre présence, notre écoute, notre corps et l’espace

Et c’est juste un moment où nous allons ouvrir nos champs d’écoute. Et accueillir ce qui est en train de se vivre, en tentant de mettre de côté́ nos représentations, nos attentes, nos aprioris.

Mon corps laisse émerger la pensée, une connaissance, une re-connaissance.
Mon corps présent, mon corps dansant. C’est un jeu de mots et de corps qui s’expriment ensemble ici.
Mon corps conscient ou plutôt la conscience ou les consciences en mouvement dans mon corps accueillant.

Ce n’est pas une conférence à proprement parler, ni un atelier, c’est une autre forme que je ne saurai nommer. Vous devenez auditeurs, spectateurs, acteurs tout à la fois.

C’est donc une expérience de l’écoute, de l’attention portée. Du regard aussi.

Une tension vers

Un fil tenu, tendu et souple à la fois, vers ce qui se manifeste en soi et autour de soi, et de repérer, de noter peut-être ce qui est en train de se passer, tout en laissant émerger pour chacun cette question de la relation : danse et musique dans sa propre expérience.
 
 
 

L’espace entre soi et le monde.
Cet espace vivant, vibrant de l’entre, du milieu, de l’ouvert.
 

L’espace que nous partageons simultanément, danseurs musiciens, improvisateurs – poètes de l’Instant, de l’Instant fulgurant, du pas-sage du temps.
Temps- traversées
Espace de liberté́, de conquête de chaque instant – rafraîchies
Espace de dignité́ et de responsabilité́.

L’espace de l’écoute et de la contemplation offrant et partageant ensemble l’apparaître d’une manifestation qui survient en même temps.
Pré – ce qui précède – naissance, apparition, surgissement, déploiement, disparition d’un évènement (sonore, gestuel, ou autre) résonance – résonance de la résonance, saisis par notre perception et notre conscience.

L’écoute est commune.

Elle est au milieu
 

Être au milieu
Être au cœur
Être en relation

Nous sommes des êtres de relation et nous ne pouvons faire autrement que d’être en lien. En lien avec notre environnement, dont nous faisons partis intégrants.
Nous sommes un lieu, un espace dans un espace élargi : le monde
Un point au milieu d’une étendue
Un détail dans une globalité́
Un petit « tout » dans un corps sensible,
Un lieu de passage
de traversées
Un territoire unique s’osant à accueillir
et partager, par le jeu du sensible
Un espace commun où le geste, quelque que soit sa forme (dansée, sonore, picturale) est projetée de l’instant et s’inscrit dans une écriture radicale et éphémère.
Une écriture de l’ensemble – de l’unité́.

Notre corps est une étendue d’écoute, de vies, de palpitations, de pulsations, de battements, de flux incessant. Nos cellules se renouvellent sans cesse en même temps que d’autres meurent. Apparition et disparition tenues ensemble.
Nous sommes composés de rythmes, de larges oscillations, qui résonnent d’avec le monde. Un paysage intérieur sonore et, impulsé par ce battement vital, un souffle irradiant dans tout notre corps, qui à son tour résonne de notre être, de notre histoire, de notre identité́, de notre culture, de ce qui nous constitue.
Flux et reflux.

Transformation(s)
Trans-mutations
 

L’espace en nous écoute le battement du monde, et l’espace nous écoute
Porosité́.
C’est déjà̀ un dialogue silencieux, comme en sourdine –
une « respiration » universelle, connue et reconnue par chacun d’entre nous.
Un mystère aussi.
Une friction irrémédiable de l’inconnu et du connu.
Et c’est avec ça, que nous évoluons, que nous composons, que nous improvisons. L’insoupçonné́.

Nous découvrons et raffinons notre Sentiment de l’espace
à chaque fois !
Nous actualisons dans l’espace-temps du présent, avec pourtant tout ce que nous détenons, ce que nous savons de nous-mêmes, ce que nous ignorons. Nous jouons entre à la fois reconnaître, oublier, mettre de côté, faire abstraction, inhiber, renouveler, innover, construire et « dé-construire ».

Nous naissons dans l’environnement, nous survivons et vivons de cet environnement, de cet air. Nous respirons le monde dès notre arrivée, nous nous adaptons, et nous faisons preuve d’une grande inventivité, pour entretenir cet espace de rencontre, créer au mieux possible un juste équilibre d’une unité d’avec le monde et d’une distinction.
Un dialogue de l’altérité

Notre corps respire, inspire, expire, fait des pauses naturelles. Nous nous laissons inspirer, nous nous laissons expirer, nous nous laissons nous déposer dans notre silence.
Notre pulsation interne bat au creux de notre monde, bat vers le monde, bat du monde, bat simultanément et en résonance d’avec le monde…
 
 
 

L’espace nous offre l’écoute
L’espace est écoute
L’écoute est espace
L’espace invite
L’espace dévoile
 

Nous co-habitons ensemble avec l’espace, des inséparables – indéniablement. Nous, danseurs-musiciens, improvisons à partir de cette co-habitation.
Nous prenons en considération les composantes du milieu : l’humeur, les couleurs, les formes, la lumière, les trouées et remous de l’air, l’énergie, les odeurs, les matières, les sons, les êtres vivants, les souffles, les frottements, les déplacements, les plantes, les animaux, les humains, les minéraux, les objets, l’invisibilité, les présences-absentes, les mémoires, l’architecture sont de riches supports, plutôt de véritables partenaires à notre composition. A nos improvisations. Impropositions, impromptusition, position- com
Perception large et subtile.
Nous nous tenons au courant.
Nous nous laissons porter par le flux. Et nous nous tenons prêts à jouer des apparitions-disparitions.

Origine du surgissement d’un geste premier, source sonore ou/et dansée, propagation, rencontre, conditions du milieu, l’écriture instantanée se révèle dans cette complexité simultanée.
Ce n’est pas une relation binaire (parfois oui) – musique et danse, son et mouvement, mais ternaire voir à quatre temps, même expansive-dilatée-contractée : espace artistes publics ensemble tendus dans (vers-avec-pour) l’écoute.

C’est aussi une relation du lointain, et du proche, de l’Ici et de l’Ailleurs, en lien avec la pulsation souterraine au travers de la gravité, et de l’air.
Un ici et maintenant d’avec le jadis et l’ad-venir.
Un air du temps !
À contre-temps
 

Et notre présence (ce corps présent), résonnante de cette diversité́, à son tour transforme ce qui nous entoure.
Récepteur émetteur à la fois
transmetteur – transm-être
Aller retour – dedans dehors –
Mouvement concentrique et excentrique
Dilatation rétraction expansion
Fabuleuse et naturelle vie de la cellule.
Battement physiologique
Expression du vivant.
Organicité de l’écoute.

Dévoilement du sens par l’écoute.
 

L’écoute est une activité, une capacité qui nous est donnée, un mouvement en soi, un éveil, un acte, une saisie de ce qui est.
Un état         de non vouloir.
Être prêt à.… être tendu vers !
À l’affût, un aguet

Un état d’être soi, hors soi, simplement, disponible à ce qui émerge, arrive là et s’enfuit presque aussitôt. Il y a déjà dans l’apparition sa disparition. C’est notre attention qui la rend vivante, réel à nous-même, existante dans l’espace, élément de composition. Le surgissement et son voyage dans l’espace devient entité, matériau de l’écriture fugace laissant en même temps révéler la matière du temps.
 
L’écoute nous permet à nous, entre autres, artistes, de créer, et de pouvoir saisir ce qui se manifeste, au plus profond de nous, en dialogue avec l’environnement, en lien avec le monde (ou/et une idée, un paysage, une personne, une émotion, une situation, un événement, une nécessité, une absence, un questionnement, une impulsion, une vague intuition, des réminiscences un quelque chose qui nous touche ou pas,
 
a mystery, an “it”, a question without answer).

Un plaisir pur.
 

Nous composons avec, dans, autour, à l’invitation du milieu dans lequel l’improvisation se dévoile.
Tout est là, à portée d’oreille, à fleur de peau, à juste prêt à, juste l’être-là
Agilité intuitive et cognitive, vivacité d’une conscience activée par l’écoute pour capter ce qui est, ce qui se pressent avant même la manifestation, dans l’air. Silencieusement, au travers d’une pulsation souterraine et aérienne déjà là, musiciens danseurs – poètes de l’instant, nous nous pré-disposons à procéder intuitivement à un état des lieux immédiat. A laisser venir à notre conscience et notre perception l’état d’esprit

de cette écoute du silence, ouvrant l’espace

Que nos corps disparaissent (ou du moins la sensation de notre corps) pour ne laisser apparaître que le phénomène de l’essence du son, de l’essence du geste au travers de nos actes créatifs et donner existence à ces jaillissements joyeux : les pièces improvisées.
Les uniques écritures poétiques de l’Instant et de l’Espace, qui s’offrent au vide et disparaissent aussitôt, ne laissant dans l’air, qu’une Unité évidente, un accord irrationnel et mystérieux ou peut-être grâc(e)ieux.

Ces enchantements insaisissables, saisissables et disparaissables, rejoignant dans le même moment, en un sourd cheminement en nous, un lieu de notre corps. Tels les songes se glissant vers d’autres zones du cerveau.
Transmutation physiologique d’un ailleurs, d’un « ça » mystérieux et délicieux qui nous crée nouvellement, à chaque expérience prégnante.

Des migrations de mémoires-vivantielles qui nous deviennent, nous animent, nous ramènent l’ailleurs dans les tissus de nos corps, nous déshabillent et nous rhabillent. Car n’est-il pas une mise à nue si nue que de se dépouiller de ce qui nous fait, pour nous laisser « porositer » d’un mystère innommable, nous laisser bouger par ce qui échappe et nous saisit ? Nous laisser devenir un autre-soi sans se perdre non plus.

Sans perdre pied, mais toujours en laissant frôler-frolattrer en nous cette folie, cette fantaisie irrationnelle permise ici dans le maintenant de l’écoute large, dans ce jeu d’enfant grand.

Métamorphose
 
 

 

Partie 2 :
le son – l’écoute – le geste
dans la composition instantanée
une phénoménologie du corps sensible

Comme le monde est large
Et comme notre écoute peut être infiniment grande et raffinée
C’est une disponibilité
Un état
L’écoute est un acte
Un acte de présence

Ici, l’architecture spatiale, sonore.
Le paysage, le milieu avec ses particularités, ses composantes.
Un espace précis, situé, dans un espace-contexte, plus large

Considérons le tout
Le lieu même, ici et maintenant :

  • La salle ou l’espace de jeu (avec les présences sonores, olfactives, tactiles, visibles, invisibles, humaines)
  • Et l’espace élargi, l’étendue : plus loin que la salle (le village, les montagnes, les rivières, reliées au paysage d’ici qui s’étend jusqu’à la mer, jusqu’aux autres continents, le proche relié au lointain par la terre, par l’air)

Et revenons ici et maintenant
Dans le présent
Pour apprécier littéralement ce qui est
Ce qui se vit
Écoutons cet espace
Écoutons cet espace nous bouger Dans l’immobilité́
Écoutons le phénomène

Laissons nos sens s’éveiller. Nos cellules adorent ça
Elles sont joyeuses lorsqu’il est laissé la place au corps d’écouter
Attention douce portée sur l’instant
Laissons les sons nous parvenir
L’espace entre les sons
L’espace entre les silences
L’espace du silence composé de sons
Les sons entourés de silence
Les sons proches, lointains
Écoutons le sens (insensé) se révéler du silence
Se soulever de lui-même

Écoutons notre respiration, nos battements
Écoutons nos rythmes au milieu des sons architecturaux, de l’espace
Écoutons les mouvements de notre Vivant

Écoutons l’autre, les autres, dans l’espace, en train d’écouter
Écoutons l’écoute

Écoutons le tout comme une large partition de sons qui cohabitent ensemble
Qui participent ensemble
Et,
Notre présence au cœur
Notre attention tournée, activée

Qu’est-ce que ça change
en nous
Dans l’air
Dans l’atmosphère
 
 
 

Le corps est présent
Par là même notre conscience
Présence _ Participation
Nous actons, plus que nous sommes acteurs
Nous participons d’avec ce que nous sommes
Et nous sommes différents
De ce fait, nous participons différemment d’avec notre écoute
Et notre regard sur le monde est différent
Notre écoute est variable
Selon chacun, selon notre humeur, notre état, nos émotions, les conditions etc.
Notre propre écoute est sans cesse en train d’évoluer
Et notre regard sur le monde évolue en nous
Malgré nous, en dehors de nous-mêmes
Nos gestes se modifient
et comme nos écoutes sont si différentes, danseurs, musiciens, improvisateurs, nous nous enrichissons de cette diversité. Le partage est une des saveurs de l’improvisation. Nous goûtons à ça.

Pourtant nous avons des résistances, des habitudes
Et c’est en tentant de nous éloigner de nos résistances, de nos attentes, que nous pouvons accueillir, innover, oser, nous étonner

 

L’improvisation est l’expérience de la découverte.
Nous découvrons la découverte en même temps que nous nous découvrons.
L’improvisation est l’expérience du dévoilement.

C’est très dynamique
nous devons être vifs, agiles, et tranquilles pour « survivre » à cette fulgurance, à cet éphémère.
 

Nous osons cette vulnérabilité́, cette force fragile
cet intime délivré́ à l’espace
ce retentissement lointain jusqu’ici
cet état présentiel
phénoménal
 
 

le moment de la composition

Une embarquée
C’est déjà̀ un mouvement en soi
Qui dit mouvement dit changement
Changement
Présences     absences
Mobilité́     immobilité́
Sons     silences
Le vivant
La manifestation du vivant

La danse est l’art du silence en mouvement
La danse est l’art sonore inaudible
La danse est l’art du geste de l’écoute
La danse est la musique de l’élan intérieur
La danse est la calligraphie de l’espace, dessinant et sculptant des paysages invisibles
La danse est la capacité de laisser vivre l’espace entre
Entre soi et l’espace autour

La danse, en composition instantanée, c’est comme laisser vivre l’espace du vide
L’espace du rien

Le sourd retentissement

La musique est l’art du silence en vibrations audibles
La musique est l’art du mouvement sonore
de la modulation visible et audible en même temps
La musique est l’art de l’écriture de l’écoute
La musique est la voix de l’élan intérieur
La musique est cette respiration large calligraphiant l’air, dansant avec lui
dessinant des paysages sonores et invisibles
elle s’écrit dans l’espace
elle le sculpte

Danse et musique se situent là

ensemble, ou plutôt en même temps

sans pour autant « jouer harmonieusement ensemble »

Danse et musique jouent ensemble ici de l’évidence
 

Et
laisser apparaître
L’émergence d’un inconnu
D’un étonnement
Se laisser traverser
Capter

Saisir

Imaginer

Construire déconstruire
 

Composer

Ré inventer un espace nouveau
 

Une poétique de l’instant
 
 

Pour cela, c’est une expérience sans cesse renouvelée
elle se partage, se nourrit en multipliant les possibles

des désirs, des rencontres, des rêves, des intuitions, des aspirations, des affinités, des élans du cœur, des conditions fortuites ou aléatoires, des contextes, des âges.

aucune fixité
rien n’est dans le figé

Composer dans l’Instant suscite une capacité à stimuler nos sens, notre perception, notre imaginaire, notre fantaisie, nos sentiments, nos pensées, nos émotions, nos concepts, notre intuition, nos rêves, nos désirs, notre savoir, nos idées pour créer.
 

Écrire dans l’instant suscite une adaptabilité à ce qui se présente, se pré-dispose.
 
 

Une disponibilité à être
Sans attente du résultat
Mais simplement se laisser entrainer par le voyage du mouvement qui est en train de se manifester (mouvement sonore, pictural, musical, corporel, vocal, visuel, etc..) et le saisir en même temps, avec pour visée peut-être celle d’élaborer une composition.

Être dans le processus même et écouter ce processus en train d’exister
Contempler
La danse est une contemplation
Une méditation dynamique de l’esprit et du corps présents

La musique peut être une écoute de cette nature-là,
une écoute « réversible », écoute miroir presque
Danse et musique se regardent, s’observent, s’apprivoisent, se distancent, se rapprochent, co-habitent, s’accordent, ou pas
elles vivent ensemble dans une écoute contemplative, au cœur et avec un espace.
 
Nous ouvrons un espace en nous-mêmes, et autour de nous ; nous invitons l’espace même à rencontrer notre espace interne, et à laisser notre espace interne résonner dans le monde.
Et
écouter la résonance de la résonance
L’écoute de l’écoute
C’est peut-être ça « créer dans l’instant »
C’est une expérience de ce qui échappe
Une traversée, se laisser traverser,
Subtile expansion de l’ouvert
 
Accueil de l’inconnu
Reconnu
Se sentir acter
Responsabilité de participer à l’œuvre qui est en train d’exister
 
Nous sommes là, juste un élément parmi d’autres éléments, un paramètre vivant parmi le tout, nous sommes des êtres conscients de ce qui se crée.
 
Humilité
Humanité
En dehors de toute hiérarchie,

Danseurs et musiciens nous nous tenons ensemble sur une ligne ou un point, qui se dilate et se soutient d’avec la gravité, d’avec l’air, d’avec l’univers.

Lignes et ondes expansives vers un infini
Constellations mouvementées.
 
 
Pour cela, danseurs et musiciens laissons ouverts les possibles du moment

–    nous partons de notre corps
 
–    nous faisons l’état des lieux en repérant ce qui est autour de nous, en nous rencontrant
 
 
C’est un bonjour
Une sorte de salutation
 
une reconnaissance du Vivant
gratitude de l’instant
 
le corps : véritable cartographie

une architecture à lui tout seul
un paysage sonore audible et non audible un corps rythmique
un langage infini
un territoire immense
en renouvellement
un monde à part entière
un phénomène<:p>

l’espace sonore : véritable cartographie

une architecture à elle seule
un territoire immense, sans cesse en changement
en renouvellement
un monde à part entière
un paysage
un phénomène

la rencontre : l’interaction est immense

le champ des possibles infini
les variantes aléatoires
les compositions multiples
les accords probables et improbables
les gestes insoupçonnés- inimaginables
les correspondances (ou pas) spatiales, temporelles, énergétiques, émotionnelles, culturelles démultipliées.
Les accompagnements variés
Le champ acoustique élargi
 
 

Comment, peut-être, mieux se saisir de ce qui est à portée
 

L’écoute
l’espace de rencontre entre le monde interne – notre corps – et le monde externe, ici, le paysage sonore- gestuel
 
–   l’écoute interne
en relation avec le son
 
–   le corps
 

Je tente ici, par des « paramètres » qui m’apparaissent fondamentaux mais non exclusifs, de proposer une sorte de décryptage de comment le corps/esprit se mettent en jeu pour créer dans l’instant en lien avec cet espace (sonore)
 
Je cite ici d’une manière très succincte ce que chaque paramètre peut entrainer et stimule comme capacité à être en lien avec cet environnement :
Je pars de la constitution du corps physiologique et anatomique d’abord, des capacités pour s’étendre vers notre esprit, nos sentiments, notre affectivité, notre créativité
 
–   l’oreille, la peau, les muscles, les os, les articulations, les sens, la perception, les sentiments, l’imaginaire, la fantaisie, la contemplation et la poétique
 

L’oreille : sens de l’audition architecturé en forme d’entonnoir spiralé, laissant passer les sons, sous forme de percussions et vibrations dans le conduit auditif, vers le cortex, par des impulsions électriques ; toute une terminaison nerveuse communique, traduit et reconnaît les informations venant du monde externe
 
l’oreille : centre de l’équilibrage – oreille interne
 
Nous nous tenons en équilibre par l’écoute
Entre équilibre et déséquilibre constant
 
Vacillement de l’écoute
Une danse musicale infime qui chuchote en nous les secrets de la gravité et de l’alliance de l’air d’avec la terre
 
L’oreille : petit récipient, creux, dans lequel se loge un liquide. Ce liquide accueille les sons. Il est transvasé et sans cesse en quête de retrouver l’horizontalité. Pourtant, dès que le corps bouge, le liquide est ballotté, presque un renversement en soi. L’écoute est sans cesse renouvelée.
Inconstance permanente
Dès que nous bougeons, nous offrons à notre oreille une multitude de nouveaux possibles. Oreille et niveaux de l’espace jouent ensemble. On n’entend plus de la même manière allongé, debout, assis, à quatre pattes, en sautant, en pivotant, en écoutant.
 

la peau : membrane poreuse, laissant traverser les particules de l’air, les filtrant, les écoutant.
La température, l’oxygène, l’humidité, l’atmosphère, les matières, les vibrations, l’humeur dans l’air sont captées par elle
La peau relie et sépare du monde externe
La peau frontière – lisière offerte
La peau matière vivante et sensible
En éveil permanent
Frissonnante
 
À l’écoute vibrante
Activité de la peau
La peau écoute le monde dans lequel notre corps se meut, se ressent
Où notre présence a lieu
 
L’écoute par la peau, dans le corps, dans mon corps dansant, stimule une écoute en douceur, ronde, vaste. La peau qui écoute s’élargit de partout, tout autour. Elle enveloppe. Elle caresse, elle effleure, elle glisse, elle traverse, elle s’étend à son tour, se rétracte aussi, elle adoucit les tissus du dessous, elle enrobe le monde, elle s’arrondit du monde ;
Elle s’accorde
Elle s’ouvre et accueille même ce qui est « désagréable »
La notion d’agréable et désagréable est mise de côté pour laisser la place à l’acceptation de ce qui est
La peau laisse le voyage de la vibration du son pénétrer jusqu’à elle
Elle l’accueille sans a priori
La peau reçoit
Simplement
Elle invite le monde du dehors à se glisser, à entrer dedans, à être filtré aussi
 
L’écoute par la peau est celle de l’écoute de l’enfant. Dans un étonnement doux, naïf
 
Elle est subtile
Elle décèle les recoins
Elle reçoit le moindre son, même inaudible
Elle touche l’invisible et est elle-même touchée par cet invisible
 
 
Le corps immobile et le corps en mouvement
L’un en statique apparente
L’autre dans une mouvance qui change l’appréhension du monde autour
Le corps entrainé dans l’espace déstabilise l’écoute, la modifie, la dynamise.
Tout va très vite. L’écoute est dynamique et s’amuse de ça.
   L’oreille interne s’adapte sans cesse, la peau prend le relais au retard de l’équilibre
La peau nous soutient, communique sans cesse et crée le passage entre dehors et dedans
Les sons la percutent, la font vibrer, la caresse
La peau peut se rendre disponible (bien-entendu selon la capacité de l’esprit à accueillir et être prêt à…)
L’oreille parfois non
Les oreilles ne portent pas de paupières comme les yeux
Elles ne se ferment pas mais toutefois, même constamment ouvertes-offertes, si l’attention de notre esprit n’est pas participative de l’écoute, alors nous pouvons faire abstraction de certains sons.
Et même parfois, avoir le sentiment de ne plus rien entendre.
 
L’écoute par la peau se faufile entre son et silence
Elle fait office de liant
C’est un continuum d’écoute
Elle est large cette enveloppe et la largesse du monde la reconnaît
Ils explorent ensemble l’immensité
Une sorte de totalité
L’écoute de la peau est globale
Même si parfois un son touche une zone précise, un détail du corps global, très vite tout le reste est touché
Il y a une immédiateté
Elle est comme l’onde, elle irradie
L’écoute par la peau est comme une eau, un flux
L’écoute par la peau propose d’emblée le double mouvement : ma peau touche le monde, et le monde est touché.
(Je suis touchée du monde qui est touché !)
 

La peau, organe, écoutante, renvoie à son tour à l’espace-autour : une énergie ; la chaleur du corps se modifie, et les particules d’énergie du corps se propage à l’air. L’air écoute la peau, il reçoit les informations et se re constitue d’elles.
L’air est le liant avec les objets, avec les instruments, avec les musiciens, avec le son
L’air est l’espace même
L’espace écoute notre présence, les présences
Les sons voyagent dans l’air sous forme de particules en vibrations
Les vibrations viennent jusqu’à la peau,
Les vibrations énergétiques du corps voyagent dans l’air et rencontrent les vibrations du son
Les vibrations entre-elles se rencontrent
Le son écoute notre présence
Notre présence transforme le son
Comme le son transforme notre présence
Aller retour
Dialogue permanent qui parfois nous échappe
Le corps, lui, reconnaît
Connaissance innée
reconnaissance tactile, vibratoire
dialogue invisible
dans l’air
du temps
à fleur de peau
à fleur de matière sonore
à fleur d’air
l’écoute affleure
affleurer : apparaître à la surface
 

Les muscles, écoutants de l’espace

Masse profonde du dessous
Les muscles s’étirent, se contractent, répondent aux informations des ligaments, des terminaisons nerveuses, en soutient d’avec le squelette, via les tendons, ligaments, fascias.
L’écoute est plus profonde, plus pénétrante
Elle est dense
Épaisse, extensible, maniable, élastique
L’écoute là encore est dynamique, mais peut offrir une autre temporalité que l’écoute par la peau.
Là, les sons parvenant jusqu’à eux, ont déjà eu le filtre de la peau, et sont comme impactés. Les sons rebondissent, percutent, pénètrent, se diffusent en suivant les stries profondes, les ridules ouvertes. Les sons sont pétris, malaxés, comme atomisés. Ils sont comme entourés des milliers de fibres musculaires, parfois ils sont comme retenus prisonniers en un lieu.
L’écoute par la masse musculaire est comme une absorption vers les tréfonds indicibles.
Elle offre à la danse une empreinte sonore et tissulaire silencieuse, dense.
Elle donne à goûter au détail, à la masse, au plein d’une zone, par l’impact du son, habitée de l’étrange, de l’inattendu.
L’écoute par la masse musculaire échauffe, elle est charnelle.
Peut-on parler d’une écoute charnelle ?
La peau : écoute subtile de l’invisible
Les muscles : écoute charnelle
Le squelette : écoute structurelle et résonance

Les fascias, écoutant de l’indicible

Ramifications multiples et aquatiques, les fascias sont un circuit subtil et incroyablement riche d’une multitude de chemins, alternant filaments et capillaires si fins, avec des « gouttes en creux », où l’écoute se faufile, s’attarde, fuse, à une vitesse insoupçonnée, une vitesse proche de la lumière, une écoute lumineuse et radiante.
Elle échappe à la rationalité et à la maîtrise.
L’écoute par les fascias est une dentelle de lumière.

Les os, le squelette, écoutants de l’espace

Architecture sophistiquée, charpente solide et souple à la fois, elle nous tient debout
ou pas
Elle est complexe et propose des lignes, des segments, des courbes.
L’écoute par les os offre la résonance au plus profond de nous.
Les os accueillent les percussions, les vibrations et les font voyager dans les creux, les interstices du spongieux de la constitution des os, pour les dissoudre, les absorber, les « réverbérer » ailleurs dans le corps.
 
L’écoute par les os vise le noyau de la cellule
 
Le squelette est comme une chambre d’écho du silence résonant
Un lieu dense, d’une intensité atomique, nucléaire
Les sons extérieurs rencontrent là, en profondeur nos sons internes
Ils communiquent entre eux et se reconnaissent, se découvrent
Ils parlent un langage commun, atemporel
L’écoute osseuse est atemporelle
elle est implosive aussi.
 
 
Elle peut s’attarder là
L’écoute peut s’étendre dans l’immobilité
éternité éphémère de l’écoute immédiate
 
Elle pourrait durer
 
L’écoute osseuse est relayée par le jeu des articulations et des ligaments, des nerfs ainsi que les liquides et les organes.
Sans eux, elle ne parviendrait pas à conquérir les os, ni à voyager ailleurs, dans le corps et même au-delà du corps
Là encore, tout un réseau de communication d’un raffinement sophistiqué.
un rhizome, des racines, des tubercules
des ramifications de la peau à l’os partagent l’écoute, la diffuse, la clarifie.
L’écoute par les os est limpide, sans concession
presque brutale, archaïque.

La colonne vertébrale

Structure interne profonde, tige flexible tel un bambou humain flottant au dedans
Ligne souple, serpentant à l’intérieur de nous-mêmes
Ses courbes douces nous offrent des possibles – multiples
Flexibilité
Directions, extensions, flexions, rotations
C’est formidable
C’est là, à portée
Elle ne demande qu’à
Même si elle peut être tordue pour certains, figée, cassée, ou encore fragilisée, elle sait se mouvoir par l’attention qu’on lui accorde
Elle est déjà une danse interne, profonde, infime qui se déploie au travers du corps, dans l’espace
 
Et puis, elle est elle-même constituée d’espace,
Espace entre les vertèbres,
Disque huilé avec en son cœur le noyau
Telle la cellule
Une petite bille précieuse qui roule, s’ajuste aux moindres de nos mouvements, même touts petits
C’est pour ça qu’il est toujours possible de bouger, de danser, même si ce n’est pas visible
C’est un doux roulement, jeu de glissement perpétuel

                        Une colonne vertébrale elle aussi composée de plusieurs éléments, intelligemment organisés, de forme différente, de taille différente,
Ici, on découvre toujours d’autres possibles
L’écoute permet de suivre le mouvement de la colonne
Cette flèche aux deux extrémités
Le coccyx pointant vers le sol, tel un fil à plomb, jouant avec la gravité
tel un pendule repérant l’advenir à partir de notre longue ancestrale historicité, cette vertèbre qui fut un jour jadis une queue
Et la première vertèbre érigée à l’arrière du crâne
Élégance de la ligne courbe et verticale
Posture digne de nos ancêtres qui se sont dépliés, déroulés, avec force et fragilité, tel les jeunes branches des fougères, vert tendre, ballottées par les intempéries au milieu d’une forêt dense
La colonne – trait d’union entre la partie supérieure et la partie inférieure du corps Communication entre le haut et le bas
 
Elle visite l’espace du dedans en laissant se dessiner une forme du corps reliée à l’espace
Tracés des lignes
Calligraphie vivante – trait pur, unique et universel
Architecture humaine dans l’architecture de l’espace
 
La conscience de la colonne propose la clarté de là où on se situe
Elle nous met en lien, du plus profond vers la surface, l’environnement, l’autre L’écoute par la colonne est cet élan dressé vers le ciel et ancré dans la terre
l’écoute est élancée
en inconstante stabilité dynamique
double mouvement du haut et bas qui jouent ensemble
dans une flexibilité multi-directionnelle
l’écoute est là de tous côtés
une écoute aux aguets
oreille et colonne reliées ensemble dans cet instinct primaire et primate ramifications nerveuses et colonne raccordées ensemble de la périphérie à la profondeur humaine

Les articulations, écoutantes de l’espace

Les articulations et l’autour, sont le lieu de passage
C’est l’espace vide (mais toujours plein)
L’espace de liberté
 
Mécanisme, rouage, glissements, liquidité, là encore nous assistons à un véritable jeu d’emboîtement, de ramifications, de connexion, de rythmes. Un réseau parfait de communication.
Les espaces-mêmes écoutent
Ils écoutent, relayent, permettent la circulation du mouvement, le voyage de la vibration.
Un espace ouvert en soi
Un lieu d’écoute fine, et complexe offrant une multitude de possibles, de nouveaux chemins à emprunter
Les sons sont entraînés comme un flux, ils jouent dans l’attente joyeuse du mouvement suivant, ils séjournent juste le temps de trouver une nouvelle voie à emprunter.
 
L’espace articulaire est le lieu sensible d’une écoute empreinte de liberté
L’écoute de l’ouvert, des possibles
Il y a là des écoutes et l’écoute de ces écoutes
Une écoute très subtile et joyeuse
une écoute troublante et saisissante
car, le moindre tout petit mouvement provoque un grand bouleversement et c’est beaucoup d’émotions à ce moment-là de l’écoute
il y a tant de possibles, tant de mystères, d’inattendu
l’écoute au travers des articulations est déroutante et pourtant si savante.

Les organes

Cœur battant, valve pulsation, lenteur du foie, acheminement des intestins, filtre des reins, reproductions de l’appareil génital, rate, aération des voies respiratoires, ouvertures fermetures, tri, l’écoute est ici rythmique, involontaire, primaire, ancestrale et actuelle.
  L’écoute des organes vient rencontrer le lointain passé, le Jadis d’avec le présent.
L’écoute rejoint celle des cellules.
L’écoute est mémoire présente.
 
Mémoire cellulaire et mémoire à venir semblent dialoguer là, au creux de cette écoute très basse et humide, presque basique, primale. Primordiale.
 

Les liquides

Un océan en soi
un océan d’écoute constitué de flux et de marées
de cycles et de changements
de rythmes et de couleurs
bleues, rouges, transparentes
des méandres incandescentes, phosphorescentes, lumineuses
des lacs et des rivières, des veines et des artères, du plasma et du liquide intercellulaire, matrice extra cellulaire, liquides des interstices, des creux et des pleins, des infiltrations et des recoins, un paysage foisonnant et organisé ensemble,
des liquides qui s’oxygènent, se purifient, se filtrent, se transforment, s’expulsent, se régénèrent, se salissent, s’éclairent, se diluent, s’épanchent, stagnent, s’infiltrent, se logent, se répandent.
   L’écoute par les liquides et leurs véhicules est une écoute mouvante.
Les sons y sont étouffés, dilapidés, absorbés, transmutés, incorporés, ballottés, épanchés déménagés, « résonnés », réverbérés, impactés.
   L’écoute est fluctuante. Elle se joue de notre adaptabilité. Elle est un mouvement instable avec lequel nous savons faire un continuum de flux incessants
un mouvement si ancien,
un mouvement du corps humain, un mouvement du corps vivant, un mouvement des océans et des premiers vivants et survivants
l’écoute est ici primordiale
matricielle
elle provoque des marées d’errance et de sauvetage
des résonances désarçonnées
des gestes d’un jadis actualisé de ce que nous sommes aujourd’hui
un océan d’écoute que la peau retient, inhibe et qui pourtant se laisse entrainer par le flot des humeurs de l’extérieur.
L’air est alors un bon compagnon pour atténuer ces marées de mouvances et de résonances
le son venant de l’extérieur s’y aventurerait-il sous l’apparence d’une peau presque tranquille ?
Le danseur se tient là, au bord de ce tsunami, avec lequel il navigue, son écoute pour gouvernail.

Les veines, artères, capillaires : réseaux de circulation, communication

  Toute une complexité de ramifications qui irriguent nos muscles, fascias, organes, peau, de liquides colorés. L’écoute en est raffinée et flottante ; presque une écoute en
flou !
Une sorte d’écoute vague, tout en remous, en flux et reflux. Une écoute marine, une lave épaisse et fine selon les passages.
 
L’écoute est comme multiple, elle est de partout, « désorientée », en errance presque
Et pourtant si organisée.
Écoute mouvante.
 
Remous de l’écoute

Les nerfs :

une arborescence de filaments lumineux, du tronc vertébral à la surface de la peau, parcours électrique, à une vitesse vertigineuse.
 
L’écoute est indomptable, presque réflexe. Le mouvement est animé sans que la pensée n’ait le temps de le voir ni arriver, ni passer. C’est déjà fini.
L’écoute est presque atomique, si rapide.
L’écoute de l’instant instantané !
T

Nos sens, écoutants de l’espace

Éveillés par ces écoutes, nos sens sont stimulés à recevoir plus encore
Ils sont gourmands !
Synesthésie, nos sens se parlent entre eux, tantôt plus en éveil, tantôt s’épousant l’un avec l’autre, tantôt se distinguant, tantôt encore laissant apparaître des formes, des flux d’énergie.
 
L’ouïe n’est pas l’unique concernée (je porterai l’accent aussi sur le regard vers le geste)
A partir du moment où nous nous laissons toucher, le sens du toucher est touché !
Dès que nous bougeons, le monde bouge autour de nous et le regard est changé. Dès que nous écoutons, nous goûtons à notre pleine présence ici et maintenant. Nous savourons d’exister au cœur du monde.
   Nous créons un paysage nouveau, et notre sentir nous guide, intuitivement.
Tout est source de création, de repères, de composition(s)
 
 
 
Nous laissons jouer l’imaginaire, les sentiments, les émotions, les espoirs, les images, les souvenirs, les visions, la folie, les rêves, les trésors enfouis, les mémoires anciennes, les connaissances, l’histoire, les références, le quotidien, les absences, les désirs, les oublis, les paysages d’ici et d’ailleurs, les êtres croisés, aimés, les rencontres, les couleurs, les saveurs, les odeurs, les sons.
 
L’usuel devient inusuel,
L’ordinaire devient extra-ordinaire. L’extra-ordinaire devient notre ordinaire.
 
Tous ces « ingrédients » abondent en nous
Ils se stimulent d’avec le monde
Le son vient directement toucher notre monde interne.
   Nos sons, nos rythmes, notre énergie, nos sentiments, notre être.
C’est l’alliance des résonances
 
Le geste s’en saisit.
L’énergie du mouvement se propage, les vibrations circulent et s’entrecroisent.
 
L’énergie de la matière en mouvement (s).
 
 

L’espace autour, l’écoute externe
. Perception, écoutante de l’espace

L’écoute ouvre les interstices de notre monde interne
En ouvrant ces interstices, elle crée un sentiment d’être en accord
Alors dans cet accord tangible il y a une correspondance de fait, immédiate avec l’environnement.
Le paysage, dont nous faisons partis, devient infini
 
Le paysage-espace « désire » ou plutôt devient réel juste d’être écouté, d’être regardé, contemplé, intégré dans son ensemble
Tout est là, et l’acte d’écoute est ce véhicule nous permettant de voyager dans cet espace-temps, qui nous permet l’intégration de l’unité de l’espace, dont nous ne sommes qu’un élément.
 
Espace en soi et espace en dehors de soi établissent indéniablement une relation.
L’écoute de l’écoute ouvre encore plus large l’espace de rencontre. Elle le précise, le ciselle, l’entend. ça se passe comme en dehors de soi.
L’espace de l’écoute devient autonome.
   L’espace de création ouvert.
L’espace de liberté conscient.
 
 

Le son, le temps

L’écoute de la durée
L’écoute de la durée d’un son ou d’un geste offre le déroulé du temps et de ce fait, les probabilités et les micros évènements du son : fréquence, intensité, masse, amplitudes, effets, oscillations, vagues, hauteur, timbre, volume etc…
Elle propose la traversée du temps. Elle donne à sentir un ce qui précède, un début, un déroulement, une fin, une résonance et la résonance de la résonance
Passé      présent      futur      et tous les glissements du passé dans le présent, du présent vers le futur du présent dans le passé du temps qui n’est plus du temps n’existant pas du temps perdu du temps retrouvé du temps comme un espace où nous sommes existants.
Le temps du vivant.
L’écoute du vivant.
 
L’écoute du Temps est une prédisposition immédiate de la composition.
La composition comme une écriture de ce mouvement de l’écoute.
Une pulsation sourde au dedans de l’espace, dans la terre, dans l’air, en soi.
Une écoute de la relation des pulsations qui battent ensemble et qui, à la fois, se distinguent et créent une Unité.
L’écoute du UN
 
Une partition large de l’Unité dans laquelle les événements cohabitent, ponctuent, soulèvent, attaquent, rassemblent, s’éloignent, se distordent, s’assemblent, se font et se défont, se jouent ensemble seul(s) ou seul(s)-ensemble…
Des événements sonores, gestuels, qui dialoguent ensemble avec leur spécificité, leur différence, leur « assemblance ».
Des événements qui, trouvant leur origine et leur vie à la source de l’écoute peuvent alors facilement s’éloigner, être côte à côte, ou pas. Mais ils viennent de ce même lieu.
La racine de l’écoute.
Autrement dit la radicalité de l’écoute.
 
 
Tous les chevauchements, les croisements, les étirements, les phrasés d’un son ou de sons donnent à « imaginer » les trajectoires du son. Il en va de même pour la durée d’un mouvement, ses trajectoires. Nous pouvons écouter cela, cette musicalité du mouvement et nous pouvons aussi utiliser notre regard. « Voir » le temps.
L’entre-voir
Regarder les durées, observer dans le geste du danseur la temporalité. Cela se joue dans l’énergie du geste, sa forme aussi, ses accents, ses nuances à l’intérieur même d’un mouvement, le phrasé du mouvement, les qualités, les suspensions, les arrêts, les élans, les ralentissements, crescendo- décrescendo, musicalité, etc…
 
Écouter, regarder, sentir, toucher, goûter, percevoir sont des gestes-actes de l’écoute.
 
 
Temps et espace sont indéniablement reliés
 
Les oscillations du temps sont une multiplicité d’évènements, pouvant être distincts
ou pas. C’est une histoire de choix.
Le corps peut suivre cette temporalité. Il la contient.
Écoute par la peau, les os, les articulations, les sens et bien sûr les sentiments et l’imaginaire.
Tout réside dans l’attention portée vers
Le sentiment de l’espace.
Le sentiment de soi
le sentiment de l’entre-soi et l’entre-monde
le sentiment d’être au monde
 
Les bras, jambes, colonne vertébrale, ramifications nerveuses, lignes anatomiques, tels des antennes, captent et transmettent à l’espace dehors
   Organes, liquides, fascias, rythmes veineux artériels cardiaques endocriniens, énergie vitale, accueillent, émettent à leur tour.
Corps de l’instrument, corps du musicien, geste du musicien avec l’instrument, geste du danseur, sont les éléments compositionnels animés reliés à l’espace.
 
L’énergie du geste est lancée.
Trace invisible, audible ou pas.
Le corps se manifeste par l’écoute.
 
 
L’énergie du geste est lancée.
Trace invisible, audible ou pas. Le corps se manifeste par l’écoute.
 
 
 
Le son est un soulèvement,
Le son déplace le corps tout entier, le bouscule, le renverse
 
Le corps vivant est vibrant du temps
Les cellules reconnaissent ça très vite : les rythmes, la pulsation, les battements, les cycles, le phrasé, la musicalité, les intervalles, les nuances, les attaques
C’est inné     physiologique
 
 
 
Nous savons composer avec le temps
 
Le temps nous est donné, l’acte du temps plutôt
Pour combien de temps encore ?
 
 
 
L’écoute des rythmes internes est un battement,
Manifestation de la vie
   Notre présence devient un élément de la partition du monde

le petit dans le grand
le point dans l’immensité
l’immensité en un point
 
 
 

Les lignes du son

Les trajectoires
Les volumes
les perspectives
l’architecture
 
Source – passage – déplacement – traversée – fin d’un cycle – résonance
Ligne de fuite

D’éloignement
   De rapprochement

Les sons dessinent des lignes, verticales, horizontales, obliques, en spirale, en masse, en ondes longitudinales, en flux et reflux
Directions      multi-directions      a-direction
Les gestes aussi.
Danseurs et musiciens peuvent écouter ensemble ces lignes, ces traversées, ces géographies spatiales et temporelles. Ils peuvent aussi regarder ces lignes, les formes du mouvement, les chorégraphies (au sens littéral : écriture du corps dans l’espace), les cartographies des déplacements. Les carto-chorégraphies.
Écouter -voir – en même temps ou pas
Laisser le regard prendre du relief par rapport à l’ouïe, ou l’inverse.
Sentir peut-être que le musicien regarde le geste tandis que le danseur écoute le son, ou l’inverse, ou les deux.
Imaginer aussi, ces lignes sonores et gestuelles prendre corps dans l’espace. Les suivre ou pas.
Jouer alors de l’élasticité de l’espace et du temps.

Élasticité du son

élasticité du geste

Les sons s’amplifient de volume, de masse mouvante, créent des paysages de courbes, de volutes
Des flux d’énergies, des vagues que mon corps peut saisir, et jouer avec
Les gestes ont ces capacités là aussi, et le corps du musicien peut en jouer.
Le son crée des déplacements, se déplace et est déplacé par la présence des corps, des matières, de la lumière, de l’air, du volume de l’espace même, de parois, de l’atmosphère, de vide
 
Trouées d’air          brassage
 
Les sons jouent du vide
Ils s’y faufilent et le remplissent
Les sons ou plus précisément les vibrations du son s’émoussent des vibrations de l’air
 
 
La danse est une manifestation dynamique du vide
 
Les deux s’amusent follement ensemble
De l’espace entre
De l’invisible et de l’éphémère
 
Energie du geste dans l’espace
Traits d’énergie, pas de trace à l’œil nu, visible
Le geste n’apparaît que dans le vide et nait de l’immobilité
Le son n’apparaît que dans le vide et nait du silence
 
Ensemble ils trouvent l’accordage
Ils ne font qu’un
 
Les directions sonores visent le corps, le percutent, le traversent
Corps cible
Enveloppe poreuse de la peau
Le corps est touché
 
Il y a la zone d’impact du son
Puis la dilation, propagation du son en soi
Le son voyage
La vibration du son rencontre la vibration du corps
 
Le son est transporté, transformé dans le corps et par le mouvement du corps, son énergie
 
Le corps dansant modifie les trajectoires
Le corps dansant fait danser les sons, les lignes du son
L’énergie du son rencontre l’énergie du corps
C’est physique
Charnel
 
L’énergie du son, du geste, des mouvements au sens large, modifient l’espace,
touchent les parois, les hauteurs, les volumes de l’espace, transforment l’humeur et
bien sûr en même temps l’espace même touche.
méta-archimorphose
 
 
 :

Textures et matières du son

Textures et matières du corps
 
La chose même
Entrer dans la chose même
le grain
L’énergie moléculaire
 
L’essence du son, l’essence du geste,
L’essence de l’espace entre
 
Être et voyager au travers de la chose même
 
Le processus
Le trajet
le chemin
 
 
Une des responsabilités en tant que créateur de l’instant est de pouvoir contempler ce qui est en train d’être changé, ce qui est en train d’apparaître (et disparaitre), pour participer et composer avec
 
Commence le jeu de l’écoute de l’écoute
 
Composer avec l’ensemble
Et sentir l’acte de créer être presque autonome
Libre de pensées
 `
Détaché
 
 
 
Les sons et les énergies du son, des corps, du geste bousculent l’espace, le transforment comme en même temps, ou parfois alternativement ou encore par effets de résonance, l’espace nous transforme. C’est un aller-retour aussi mais c’est encore un ensemble, une complexité extra-ordinaire de toutes sortes de paramètres.

Conclusion

Nous ne pouvons tout saisir tant les multiplicités sont immenses : architecture, luminosité, zones d’ombre, état du public, disposition des artistes et des auditeurs–spect-acteurs, contexte, température, nombre d’artistes et de spect-acteurs, acoustique, matériaux, sol, hauteur plafond, éclairage, etc…
 
Il y a des choix que nous opérons ; ceux-ci sont aléatoires dans le sens où ils répondent aussi au moment présent et à notre degré d’écoute.
Il y a tout ce qui nous échappe, et qui pourtant font partie de la composition.
Et c’est parce que ça échappe, que nous composons.
Nous ne cherchons pas à trouver ce qui échappe. Surtout pas
et c’est sans doute là toute la rigueur à entretenir pour préserver cette fraîcheur de l’instant, de l’inattendu, de l’irrationnel.
C’est avec ce qui échappe, et ce « ça » qui nous traverse que nous ne voulons rien savoir, rien comprendre.
 
Mais juste, comme un miracle, s’émerveiller à chaque fois.
Ce sont tous ces moments de grâce, d’enchantements, que nous pouvons briller, non pour se faire remarquer
surtout pas
nous tenons à une certaine discrétion
à ces chemins de traverse que nous empruntons, empreintons, sans vouloir non plus laisser de traces mais plutôt à se donner à chaque fois, le plus généreusement possible, à faire confiance à cette force vitale qui nous anime, anime le monde.
À cette beauté précieuse qui réside dans cette merveilleuse aventure
où chaque être vivant est singulier, unique
où chaque singularité devient diversité et richesse de partage
où chaque espace, chaque son , chaque geste constitue un ensemble
né d’un vague désordre
d’un vide immense
d’un chao phénoménal qui a donné vie
à ce que nous sommes.
Et à ce que nous choisissons d’être et de devenir.

5 octobre 2022

 
 
 

Retour à la page d’accueil : Emmanuelle Pépin et Lionel Garcin

Ecole Jules Ferry

Access to the English translation: Projet à l’école Jules Ferry

 


 

Projet avec les élèves de l’école primaire Jules Ferry de Villeurbanne
2018-20

Philippe Genet, Pascal Pariaud et Gérald Venturi

 

Ce projet fait partie d’un dispositif de l’Institut français de l’éducation. L’école Jules Ferry de Villeurbanne est un lieu d’éducation associé (LéA). Il s’agit d’un partenariat entre un laboratoire de recherche et des établissements scolaires. Le projet développé depuis trois ans par Philippe Genet, Pascal Pariaud et Gérald Venturi se déroule en collaboration avec le sociologue Jean-Paul Filiod et les enseignants et enseignantes des classes de l’école Jules Ferry.

Les quatre membres de l’équipe de recherche travaillent sur des repérages d’apprentissage de nature musicale (vocabulaire, culture…) et psychosociale (estime de soi, coopération…). Il s’agit d’ateliers d’écoute musicale et de manipulation sonore.

Voici deux exemples d’enregistrements des productions réalisées par les élèves :

 

1. Projets 2019-20.

 

2. Projet juin 2019.

Rencontre Bridge4, le 6 oct. 2016

A version in English will be soon on acrossthebridges.org
And a pdf (in English) can be found right there :
(8p, A4 landscape format in 2 columns, 350Ko)

 


RENCONTRE ENTRE

The Bridge & PaaLabRes

Cette rencontre a été organisée à l’initiative d’Alexandre Pierrepont,
à l’occasion du concert de l’ensemble The Bridge 4
au Périscope à Lyon, le jeudi 6 octobre 2016
Shore to shore (The Bridge #4) : Mwata Bowden, Julien Desprez, Matt Lux, Rob Mazurek et Mathieu Sourisseau.
Merci au Périscope d’avoir accueilli cette rencontre.

 

The Bridge
PaaLabRes
The Bridge forme un réseau d’échanges, de production et de diffusion, un pont transatlantique régulièrement traversé par les musiciens français et par les musiciens américains dans le cadre de projets coopératifs. Et, complémentairement aux projets ponctuels auxquels The Bridge donne lieu et accès, ce réseau favorise et pérennise les rencontres et les relations, sur la durée, entre musiciens créateurs. C’est-à-dire : leur donner le temps et les espaces pour se joindre et se rejoindre, des deux côtés de l’océan, et pour approfondir leurs échanges.
 
PaaLabRes (Pratiques Artistiques en Actes, Laboratoire de Recherches) est un collectif de musiciens, en existence depuis 2011, qui tente de définir les contours d’une recherche menée par les praticiens eux-mêmes autour d’expressions artistiques qui ne débouchent pas sur des œuvres définitives.
présents pour The Bridge :
Rob Mazurek
Julien Desprez
Alexandre Pierrepont
présents pour PaaLabRes :
Gilles Laval
Nicolas Sidoroff
Jean-Charles François

 

Sommaire :

Introduction – Présentations
Le Bridge 4
Improvisation et enregistrement
Comment se construisent les sonorités
Improvisation : production, communication immédiate ? Production collective ?
Le collectif PaaLabRes
Improvisation et musique contemporaine écrite
Conclusion

Pour lire/télécharger la version .pdf française

 


 

Introduction – Présentations

Julien D. :
Et vous, qu’est-ce que vous faites ? Alexandre nous a dit que vous êtes des scientifiques.
Nicolas S. :
(rire) Ouais !
Rob M. :
Un percussionniste scientifique, un trompettiste scientifique, un guitariste scientifique…
Nicolas S. :
C’est très logique…
Rob M. :
Vous êtes des chercheurs dans le domaine de l’improvisation ? Quel genre de travail faites-vous ? Est-ce de la théorie ou de la pratique ?
Jean-Charles F. :
Il s’agit aussi de pédagogie.
Rob M. :
C’est bien !
Jean-Charles F. :
Nous sommes un collectif, ce qui veut dire qu’il y a plusieurs groupes…
Julien D. :
Quel est le nom du collectif ?
Jean-Charles F. :
PaaLabRes (avec deux « aa », p a a l a b r e s).
Julien D. :
Paaaalaabres…
Rob M. :
C’est du français ?
Jean-Charles F. :
Pratiques Artistiques en Actes, Laboratoire de Recherche.
Rob M. :
Et vous connaissez Alexandre depuis longtemps ?
Jean-Charles F. :
Non, on s’est rencontré à Paris en mars dernier, et j’ai lu son livre, c’est un livre de très haute qualité.
Rob M. :
Et vous, vous écrivez des livres ?
Jean-Charles F. :
Oui.
Nicolas S. :
Il écrit des livres, il écrit des articles… Nous essayons de mener des recherches en parallèle avec le monde universitaire, de mener la recherche de différentes manières, de publier les produits de la recherche en les présentant dans différents formats.
Rob M. :
Des manières alternatives de partager la circulation des idées plutôt que dans une façon trop académique de le faire ?
Nicolas S. :
Oui. C’est pourquoi nous avons ri quand vous avez dit qu’on était des « scientifiques ».
Julien D. :
C’était juste pour essayer de savoir ce que vous faisiez.
Rob M. :
Qu’est-ce que vous voulez savoir sur nous ?
Jean-Charles F. :
On voudrait savoir ce que c’est que The Bridge.
Alexandre P. :
Il s’agit de… On peut parler au sujet du Bridge, et je peux en parler. Ce n’est pas que je ne veuille pas leur laisser le soin d’en parler…
Julien D. :
Ce Bridge en particulier [l’ensemble Bridge 4]…
Alexandre P. :
Oh ! Ce Bridge, bien sûr ! Excusez-moi. Ils voulaient parler de ce Bridge, et de l’improvisation, ce n’est pas seulement de parler de The Bridge.
 

Le Bridge 4

Rob M. :
Le Bridge est une aventure extraordinaire, je veux dire qu’il n’y a pas beaucoup de gens au monde qui ont pu faire cela comme Alexandre en a été capable. Il y a douze groupes.
Julien D. :
Douze groupes, douze « Bridges ». En trois ans.
Rob M. :
Douze unités de travail en existence, et la possibilité de les mélanger…
Julien D. :
On s’est rencontré avec The Bridge et après, on s’est croisé dans plusieurs endroits dans le monde, comme en Italie… Il s’agit d’établir des connexions entre les gens.
Rob M. :
Oui ! C’est une manière intéressante d’apprendre des choses sur le jeu de quelqu’un d’autre. C’est tout à fait spécial, vous savez. Et peu de temps après, ayant joué ensemble un concert en duo à Paris, nous avons pu partager nos univers musicaux. Le réseau du Bridge s’agrandit, vous savez, et se contracte. Ce sont toutes ces activités qui produisent vraiment un son particulier, ou l’opposé d’un son particulier. Ainsi on peut avoir l’envie de jouer avec quelqu’un avec lequel vous êtes très à l’aise, mais parfois on peut avoir l’envie de jouer avec la personne avec laquelle vous êtes le moins à l’aise, et alors, vous savez, je pense que si socialement tout le monde faisait cela dans le monde, il n’y aurait plus de guerres.
Jean-Charles F. :
Si vous jouez avec la pire des personnes…
Rob M. :
Il ne s’agit pas de la pire des personnes !
Jean-Charles F. :
… il n’y aurait que des guerres !
Rob M. :
Ou au contraire (rire) la guerre la plus pacifique !
Nicolas S. :
Quand on va naviguer sur le site du Bridge, on n’est pas sûr de comprendre comment vous vous êtes rencontrés et si vous vous êtes choisis ou non.
Julien D. :
Je pense que cela a été différent pour chaque groupe. Pour notre groupe, je pense que c’est toi, Rob, qui a suggéré à Alexandre de la composition d’un Bridge, ou quelque chose comme ça, ou bien on s’est rencontré pour jouer en duo en France…
Rob M. :
Oui, j’ai proposé quelque chose et puis on a d’abord joué en duo… J’ai probablement dit que je voulais travailler avec toi, et ensuite Alexandre a eu l’idée d’inclure des cordes, d’avoir deux basses et une guitare, avec deux soufflants, et d’avoir aussi un saxophone baryton et une clarinette ayant un répertoire très vaste de possibilités, et un cornet qui en a un minime… Cela semblait être une combinaison intéressante que je n’avais jamais essayée auparavant. Je n’ai sans doute jamais eu l’opportunité de créer un tel ensemble. J’ai trouvé qu’il était bon de faire partie de ce projet auquel je n’aurais jamais pensé. Car j’ai mes propres manières de procéder. Je suis très à cheval sur le choix des personnes avec qui j’accepte de jouer de la musique, et je ne suis pas sûr que c’est toujours la solution la plus souhaitable, si tu vois ce que je veux dire.
Julien D. :
Oui, je trouve aussi que l’orchestration du groupe est intéressante. Et, sans doute, pour nous le son qu’on peut produire toi et moi est assez nouveau. Je suis encore surpris par tous les sons que les membres du groupe font et de ce qu’ils sont capables de proposer. Et aussi par rapport aux différentes cultures en présence, je pense.
Gilles L. :
Vous êtes les compositeurs pour cet ensemble ?
Rob M. :
C’est complètement improvisé.
Julien D. :
Oui, il n’y a pas de compositeur ou de leader.
Rob M. :
Pas de leader.
Gilles L. :
Comment travaillez-vous lors des répétitions ?
Julien D. :
Il n’y a pas de répétitions, on joue directement. On ne se rencontre que quand on joue sur scène, lors des tournées…
Rob M. :
On a fait les premiers concerts à Chicago – combien de concerts a-t-on joués ? Cinq ? Dix ?
Julien D. :
Moins de dix, peut-être huit…
Rob M. :
Huit concerts à Chicago…
Nicolas S. :
Quand ?
Rob M. :
L’année dernière.
Alexandre P. :
L’année d’avant.
Julien D. :
Oui, il y a deux ans, en 2014.
Rob M. :
Et c’est comme cela qu’on a commencé ce projet… Et même si les concerts de Chicago ont été l’occasion de déterminer de quoi il s’agissait, dès le début tout a fonctionné dès la première note jouée. Mais je pense qu’on est en train de réaliser que cette époque des premiers concerts, c’est comme si c’était hier.
Julien D. :
C’est vraiment marrant, si les deux ou trois premières dates de Chicago ont été de très bonne qualité, on savait aussi, comme tu viens de le dire, que quelque chose pouvait se développer.
Rob M. :
Et vraiment, je pense que c’était une rencontre culturelle et aussi une manière de percevoir nos manières d’agir…
Julien D. :
Exactement !
Rob M. :
Il nous fallait en quelque sorte apprendre… ou désapprendre. Désapprendre nos propres partis pris et apprendre des autres par rapport à ce qu’ils font. Parce qu’il s’agit d’un groupe plutôt basé sur la diversité, par rapport à ce que chacun d’entre nous fait, a déjà fait, et pense faire à l’avenir. Mais en même temps il est remarquablement similaire et, j’en suis sûr, il est très singulier dans ses manières de jouer.
Julien D. :
Au fur et à mesure des concerts, tout est devenu de plus en plus facile. Je me souviens que la dernière date [à Chicago] a été « fucking » grandiose, très sympa. Et après cela on a fait une pause de deux ans, et on a recommencé samedi dernier à Toulouse, et tout s’est déroulé de manière naturelle, c’est comme si cela s’inscrivait dans une continuité…
Rob M. :
Exactement comme le jour du dernier concert à Chicago…
Julien D. :
Oui, on a laissé les affaires en plan pendant deux ans, mais on s’est tout de suite retrouvé dans le même état d’esprit.
 

Improvisation et enregistrement

Rob M. :
Et on a travaillé à l’un des deux enregistrements qu’on a faits, il s’agissait de réaliser le CD qui vient juste de sortir. C’est un peu à cela qu’on pensait pendant les trois ou quatre derniers mois.
Nicolas S. :
C’est à Chicago que l’enregistrement a eu lieu ?
Julien D. :
On a enregistré le premier concert et…
Alexandre P. :
Il y a eu une session d’enregistrement en studio.
Julien D. :
… et une session d’enregistrement en studio.
Rob M. :
C’est bien cela, une session en studio.
Nicolas S. :
À Chicago au moment des premiers concerts ?
Julien D. :
Oui.
Rob M. :
Oui. Au même moment et avec les mêmes musiciens. C’est formidable de pouvoir continuer ici.
Nicolas S. :
Comment se passe votre préparation ? Qu’est-ce qui se passe quand vous jouez en duo ? Est-ce que c’est différent ? Et pourquoi ce duo, comment cela s’est produit ?
Rob M. :
Je pense que nous aimons tous les deux faire du bruit (rire). C’est sans doute ce qui nous a attirés dès le début. Bien sûr c’est beaucoup plus que cela, mais… je pense que c’est de cela qu’il s’agit, c’est de ne pas avoir d’inhibition à le faire. Nous n’avons pas la sensation d’avoir besoin qu’on nous donne la permission de le faire, je ne sais pas si c’est cela exactement. Je ne souhaite pas d’être mis en situation de marcher sur des œufs, tu vois ce que je veux dire ? Ou bien de jouer avec quelqu’un qui voudrait tout contrôler. Cela serait très ennuyeux ! Aussi, c’est très agréable de jouer dans une situation où vous vous sentez libre.
Julien D. :
Oui. C’est formidable. C’est cela qui veut dire qu’on est prêt à toute éventualité.
Rob M. :
Relax et prêt à tout. Et aussi d’avoir assez de respect pour chaque musicien, d’être toujours en alerte à tout moment. Nous créons des silences intentionnellement, sans pour autant s’arrêter. Et c’est ce que j’aime particulièrement dans ce groupe. Car certaines personnes ne s’arrêtent de jouer que pour s’arrêter, mais n’écoutent pas ce que les autres jouent ; ça, ce n’est pas possible, tu sais ! Tu ne dois t’arrêter que si tu as l’intention de créer un silence à ce moment-là, ou de ne pas le faire. Au moins c’est ce que je pense, je ne sais pas si c’est le cas pour vous, mais c’est comme cela que je le ressens. C’est un processus collectif qui nous fait improviser.
Gilles L. :
Qu’en est-il de l’improvisation dans un studio ? – Pour moi cela me paraît étrange – Comment cela s’organise ? Parce que c’est très étrange d’improviser dans un studio.
Julien D. :
Oui, pour moi c’est un peu la même chose, si l’on improvise et que ce n’est pas un concert.
Gilles L. :
Si on est dans un studio, on peut faire des choix, on peut vouloir faire cela ou…
Julien D. :
Après un enregistrement on a le choix, c’est exact, on peut garder la piste audio telle quelle, ou on peut choisir de l’éditer. Pour moi c’est comme cela que ça marche. Mais il n’y a pas de contradiction entre l’improvisation et l’enregistrement, je pense. C’est plus quelque chose qui fait partie d’un processus, pour moi. C’est comme ce qu’a dit Rob, nous ne nous voyons pas pendant trois ans et demi, mais c’est comme si on venait de faire cet enregistrement, et aujourd’hui on joue. Et l’enregistrement n’est pas une trace de ce qu’on faisait alors, qui serait quelque chose de grandiose…
Rob M. :
… élaboré…
Julien D. :
… comme le « Sacre du printemps », ou quelque chose comme ça. Cela fait plutôt partie d’un processus. Mais ensuite, pour moi, si on décide de le faire, cela va dépendre du processus dans lequel on va choisir de se placer. Si on choisit d’enregistrer un album de pop, ce qui voudra dire qu’on sera seul dans un espace avec un casque sur les oreilles, en train d’écouter un autre gus ; je pense qu’il ne s’agit pas d’un bon processus pour faire de l’improvisation. Mais si on fait l’enregistrement [tous] dans la même salle, dans le même espace, c’est pratiquement la même situation que quand on est dans une répétition.
Rob M. :
On en revient à ce que j’ai dit tout à l’heure au sujet d’avoir un respect total pour ceux avec qui l’on va jouer. Parce que, si l’on n’en a pas, on va sans doute être paresseux et se dire : « je ne sais pas ce que je fais là ». Si on a un studio ce week-end et qu’on est tous disponibles, alors on peut se dire qu’on va pouvoir s’enregistrer pendant neuf heures. Ayons tout le respect possible non seulement pour les musiciens, mais pour l’acte d’improviser en tant que tel.
Nicolas S. :
Et vous faites des séances d’enregistrement de neuf heures ?
 
(Rires)
Julien D. :
Non.
Rob M. :
L’enregistrement a pu durer une heure. Je me rappelle d’avoir enregistré pendant une heure. Je pense que c’est ça, mon pote.
Nicolas S. :
L’enregistrement a duré une heure ?
Rob M. :
C’est possible. Je pense qu’on a fait une seule prise, ou bien une prise puis une seconde. Je ne sais plus.
Nicolas S. :
Et vous avez gardé tout sur le disque ?
Rob M. :
Je pense qu’on a gardé presque tout.
Nicolas S. :
Depuis le début ?
Alexandre P. :
Il y a eu deux sessions différentes. Cela s’est fait en deux sessions. Une session en studio et une en concert. Alors, il s’agit de deux pièces longues, chacune de plus ou moins trente minutes, une en public et une en studio.
Julien D. :
Par rapport à l’enregistrement, c’est aussi l’occasion d’enregistrer quelque chose et quand on l’a écouté, de changer son propre point de vue. Quand on joue à l’intérieur du groupe et quand on écoute après à l’extérieur, c’est très important pour le travail du groupe – que ce soit un ensemble qui joue de la musique écrite ou de la musique improvisée – je pense définitivement que cette idée est vraiment très importante. Parce que cela crée une distance par rapport à ce qu’on fait, et de plus c’est assez « cool », cela vous fait réfléchir et comprendre plus de choses. Pour moi c’est très important. Avec chacun des groupes avec lesquels je joue, j’aime faire cela. Et je le fais parfois avec des enregistrements merdiques, pas forcément avec des beaux sons de studio… Il s’agit d’une sorte de miroir, et j’aime bien enregistrer des trucs et les laisser de côté, et un ou deux mois après, je les écoute après les avoir complètement oubliés. Cela change vraiment la perception, on se place vraiment à l’extérieur et on peut commencer à écouter en mettant son ego de côté ; on se met en situation de ne penser qu’à la musique et de réfléchir à son sujet.
Rob M. :
Parce que dans l’acte de faire de la musique et dans l’acte de l’écouter, je suis complètement contre l’idée de critiquer la musique pendant qu’on la joue. Je peux dire qu’il y a certaines personnes qui, dès après avoir fini de jouer, se mettent à dire : « Oh ! Et vous avez fait ceci, cela, cette chose et encore cette chose… Mais j’ai pensé que cette chose superposée à celle-là était comme… » Eh ! Mec ! Qu’est-ce que tu penses ? Est-ce que t’es en train de jouer ? Ou bien est-ce que tu es un critique ? Et quelqu’un dira alors : « Mais il faut être un critique sur la scène parce que – tu sais – on improvise de manière critique, on écoute ce que les autres produisent de manière analytique ». Mais je pense que c’est une erreur, je ne pense pas qu’on puisse être critique et en même temps jouer de la musique. Je pense que c’est impossible, il y a beaucoup de gens qui le font, et c’est ce qui me trouble. Il faudrait être comme une pieuvre, avoir deux cerveaux.
 
(Rires)
Jean-Charles F. :
Si on fait un enregistrement, on devient forcément critique.
Rob M. :
C’est vrai ! C’est ce que je veux dire : il s’agit de deux actes séparés.
Julien D. :
Je ressens un peu la même chose que Rob. J’aime parler de la musique, sauf que si on joue de la musique, on peut en parler avant ou après, mais quand on joue, on joue.
 

Comment se construisent les sonorités

Jean-Charles F. :
Je viens d’une tradition différente, car je suis un musicien de formation classique, qui, par ailleurs, a fait de l’improvisation depuis 1972.
Rob M. :
OK.
Jean-Charles F. :
Mais je l’ai fait dans une perspective assez différente, j’ai toujours développé ma musique à travers des groupes permanents.
Julien D. :
Non éphémères.
Jean-Charles F. :
Il pouvait y avoir beaucoup de rencontres avec d’autres groupes, mais la focalisation était vraiment de tenter de développer un son collectif à l’intérieur d’un groupe particulier. C’est donc une situation différente. Peut-il y avoir ou non une coexistence entre les deux modèles ?
Rob M. :
Absolument ! Il s’agit juste de deux approches différentes. On peut choisir l’une ou l’autre.
Jean-Charles F. :
Parce que le problème, je pense, de la scène de l’improvisation peut s’articuler comme suit : si ce n’est qu’une question de se rencontrer, et que c’est une communauté de personnes qui se rencontrent, sans pour autant avoir des liens permanents, alors cela devient un son collectif global, et tous les concerts risquent d’utiliser les mêmes sons. Comment faire pour que les sonorités se différencient ? Pourtant, bien sûr, mon point de vue sur l’improvisation n’a rien à voir avec la composition : rien n’est écrit, rien du tout, il s’agit de la même philosophie de ce dont vous parliez à l’instant : jouer sans planification, jouer sans formuler de critiques sur ce qu’on est en train de faire, ou bien de penser que ceci ou cela est bien ou mal, c’est la même philosophie. Mais la différence majeure est la suivante : comment peut-on co-construire la sonorité d’une manière collective… d’élaborer un son collectif différent des autres groupes… ?
Julien D. :
Le réseau de l’improvisation est certainement une grande communauté, c’est une communauté mondiale…
Jean-Charles F. :
D’accord.
Julien D. :
Il y a beaucoup de monde partout et quand vous jouez dans ce type de réseau, vous rencontrez beaucoup de gens… Et c’est en quelque sorte… Oui ! C’est en quelque sorte un groupe permanent.
Jean-Charles F. :
C’est aussi quelque chose que j’ai plus souvent trouvé dans les groupes de rock : l’idée de travailler ensemble pour construire un son collectif.
Alexandre P. :
Je voudrais juste dire ceci pour ma part, et il ne s’agit pas du Bridge, on sait tous que dans l’histoire de la musique improvisée, Derek Bailey était partisan de ce qu’il appelait les ensembles « ad-hoc », afin de garantir de se surprendre les uns les autres de manière la plus étonnante, et on sait que Evan Parker, lui, jouait dans un trio avec Paul Evans et Alexander von Schlippenbach pendant plus de trente ans… peut-être même maintenant quarante ans, c’est-à-dire justement le contraire. Eh bien, ce que je vais dire maintenant – et c’est aussi vrai à propos de ce que Julien et Rob font ensemble des deux côtés de l’Atlantique – représente le point de vue de l’auditeur : très souvent, quand j’écoute un ensemble d’improvisation composé de gens qui ne se connaissent pas, il peut se produire de la magie, mais ils vont toujours s’arrêter à un moment donné, soit parce qu’ils sont trop polis en se disant : « Oh ! Je ne dois pas jouer un solo trop long, parce que, vous savez, je sais qu’ils ne me connaissent pas, je ne sais pas ce qu’ils ont en tête ». Ou bien ils se placent trop en contradiction, parce qu’il s’agit d’être dans la provocation. Vous savez, avec un groupe qui marche ensemble [walking band], pas un ensemble « ad-hoc », des musiciens qui se connaissent bien entre eux – comme c’est le cas pour Julien, qui est habitué à Rob, et pour Rob, qui est habitué à Julien, et avec les trois autres membres du groupe – et pas seulement eux, pas seulement les ensembles du Bridge, avec tous les groupes qui marchent ensemble, ils savent ceci : « OK, si je veux jouer des trucs fous, du bruit, du bruit blanc pendant vingt minutes, ça va être une décision forte, mais ils me connaissent, et donc je ne vais pas avoir peur qu’ils soient d’accord ou pas d’accord, de savoir si oui ou non ils aiment ce que je fais, je sais qu’ils vont trouver leur chemin ; parce que nous avons une relation étroite entre nous, ils vont se débrouiller avec ça, et avec assurance, tu sais, et je me sens libre de le faire si j’en ai envie ». C’est pourquoi, encore du point de vue de l’auditeur que je suis, la magie d’une première rencontre m’enthousiasme, mais je le suis encore plus par la liberté des groupes qui marchent ensemble.
Rob M. :
Oui, c’est certain.
Alexandre P. :
(en français) Tu vois ce que je veux dire, c’est qu’à ce moment-là, tu peux y aller, tu n’as aucune peur, l’autre te connaît, il ne sera peut-être pas content, mais il saura se débrouiller avec ça.
Jean-Charles F. :
Il y a une phrase dans ton livre qui m’a frappé : celle où Anthony Braxton, parlant de Derek Bailey et de la scène britannique de l’improvisation [à l’époque des années 1960-70], a dit que ce qu’ils faisaient sonnait comme du Webern1.
Alexandre P. :
Oui, et je pense que c’était vrai à l’époque, mais sans doute que ce n’est plus le cas maintenant pour la nouvelle génération.
Jean-Charles F. :
Et alors qu’ils prétendaient créer une musique de manière immédiate, dans la spontanéité, pour les oreilles de Braxton cela sonnait comme du Webern. Alors voici ma question, comment faites-vous pour que votre musique ne sonne pas comme une autre ? C’est ma question.
Rob M. :
C’est la question. Je pense à cela tous les jours. On a, comme on le sait, des centaines d’influences, et on les réduit à quelques-unes seulement. Cela vous colle à la peau. Mais alors, à un certain point il faut vous débarrasser de ce bagage. J’étais un fanatique de Miles quand j’étais plus jeune, à vingt ans et plus, et même quand j’étais plus vieux. Quand tu es en train d’apprendre, tu n’as pas beaucoup d’occasions d’entendre des musiciens de ce calibre, tu vois ce que je veux dire. Lester Bowie, Bill Dixon et quelques autres ont été importants pour moi. Cela se passe comme ces personnes qui accusent leurs parents pendant leur vie entière : « … parce que mes parents m’ont élevé de cette façon, c’est pourquoi je suis comme cela… c’est foutu… ou c’est pas foutu… peu importe ! » Mais à un moment donné il faut devenir sa propre foutue personne… En ce qui me concerne, à un moment donné, j’ai complètement arrêté d’écouter la musique qui m’avait énormément influencé. Je n’ai plus écouté du Miles pendant dix ans. Ce n’est qu’un exemple. Ce que je veux dire c’est qu’il me fallait absolument rompre avec toutes ces choses et vraiment rechercher le centre de mon propre son. Aujourd’hui, il y a tant de choses qui servent de références. J’ai cinquante ans maintenant et les gens continuent d’écrire des chansons. Cela sonne comme untel ou untel, ceci sonne comme untel ou untel… et ceci sonne comme untel et untel… Je ne sais pas si cela s’applique à tout le monde, mais je me demande à quel moment on va arrêter de dire que Bowie, ça sonne comme untel ou untel. Non ! Cela sonne comme du foutu Lester Bowie.
 
(Rires)
 
Ou bien Don Cherry, un de mes potes… Je veux dire qu’il y a tant de sons à écouter… Il n’y a que vingt-quatre heures dans la journée… Ainsi, il faut travailler sur son propre son, le trouver, et en le faisant vous allez continuer à vous brancher sur le son de quelqu’un d’autre… C’est sans doute la combinaison des deux. Est-ce que c’est de cela qu’il s’agit par rapport à la question ?
Jean-Charles F. :
Oui, en partie…
Rob M. :
Les influences peuvent être dangereuses, et tout aussi dangereuse l’absence d’influences. Sans influences, il n’y a pas de vocabulaire.
Julien D. :
Pour moi, c’est un peu la même chose : j’ai été influencé par les guitaristes Bill Frisel et Marc Ducret quand j’avais vingt ans. Et à un moment donné j’ai décidé d’arrêter cela, un peu comme Rob, en me disant « OK, arrête de les écouter ». D’abord, je les ai tellement écoutés qu’ils ne suscitaient plus de surprises chez moi, cela devenait un peu ennuyeux, et après, quand j’étais en train de jouer, je percevais mon jeu réflexe, mes propres productions habituelles, comme provenant directement de ceci ou de cela. Alors j’ai décidé de casser cela et d’y travailler, et quand je sentais que ce que je faisais était un réflexe, je m’arrêtais de jouer, j’essayais tout le temps d’expérimenter différents trucs, et de temps en temps des choses ont commencé à apparaître, je pense. On n’oublie pas ce qu’on a fait dans sa jeunesse, parce que cela fait partie de nous-mêmes bien évidemment.
Rob M. :
Cela ne vous lâche jamais.
Julien D. :
Mais à un moment donné il faut prendre position avec ça, il faut se dire « OK, je sais que ce sont mes influences », et vous pouvez vous dire « non, ce n’est pas vrai, je n’ai jamais écouté ces mecs et blablabla… » ; mais vous pouvez aussi vous dire « oui, je les ai bien écoutés, mais maintenant je m’en éloigne »…
Rob M. :
C’est alors que vous êtes capable de commencer à construire votre propre vocabulaire…
Julien D. :
Oui, exactement !
 

Improvisation : production, communication immédiate ? Production collective ?

Jean-Charles F. :
Oui, mais c’est en quelque sorte un paradoxe parce qu’il y a cette idée que l’improvisation implique une production immédiate – une communication immédiate –…
Julien D. :
Mais c’est un concept qui ne fonctionne pas…
Jean-Charles F. :
… et en même temps, individuellement, il y a un énorme travail de préparation…
Julien D. :
… Oui, mais pour moi, ce concept, qui prétend que l’improvisation veut dire qu’on fait quelque chose dans l’immédiat et que cette chose est complètement nouvelle, n’est pas exact. Et après avoir constaté cela, je pense que ce n’est pas une question intéressante, parce que, comme cela a été dit, nous travaillons tous pour développer quelque chose, une personnalité, en cherchant à savoir qui on est, et tout cela crée une mémoire…
Jean-Charles F. :
Mais c’est une démarche individuelle, ce n’est pas une démarche de groupe, ce n’est pas un travail collectif.
Rob M. :
Cela peut être une démarche collective…
Julien D. :
Cela peut être aussi une chose collective, parce que, si on improvise pendant deux ans avec les mêmes musiciens, on crée aussi des réflexes.
Jean-Charles F. :
C’est vrai.
Julien D. :
Donc… il fut un temps où j’aimais bien ce concept : quand je me mets à improviser, je suis vraiment dedans. Mais aujourd’hui, je ne sais pas. Pour moi, ce n’est pas une question intéressante ; l’improvisation est seulement un processus en vue de faire de la musique. De la même façon qu’écrire de la musique est un processus. Ainsi, pour moi, il ne s’agit que de cela. Après, j’aime bien écouter de la musique et de jouer de la musique, et de la bonne. Mais en écrire serait aussi une bonne chose, et j’avais un bon professeur, un Chilien pendant les années 1970 en France, et son argument principal était constamment celui-ci : « Tu sais, quand tu joues de la musique improvisée, il faut que cela sonne comme de la musique écrite, et quand tu joues de la musique écrite, il faut que cela sonne comme de la musique improvisée ». D’après cette conception, il ne s’agit que d’un processus. Ce n’est pas un but en soi. Le but c’est de jouer de la musique avec l’improvisation, c’est mon sentiment.
Nicolas S. :
Tu as parlé d’un phénomène de réflexe dans le groupe ?
Julien D. :
Oui.
Nicolas S. :
Vous avez joué douze dates et une séance de studio à Chicago le processus a consisté à juste jouer ensemble et d’en parler pour créer le son du groupe. Y a-t-il un réflexe maintenant, est-ce qu’après les huit concerts vous avez pu noter des réflexes dans le rapport des uns aux autres ?
Julien D. :
Oui… oui. Je ne sais pas si c’est déjà un réflexe, mais je pense que lorsqu’on a commencé à jouer samedi dernier, après deux ans sans se voir, cela a été vraiment facile. Je pense que le réflexe était présent, mais il s’agit d’un réflexe allant dans le bon sens, qui n’exclut pas la surprise. Je pense qu’on a acquis un peu de réflexes ensemble, mais pas trop. C’est toujours une question d’équilibre, tu sais…
Rob M. :
Oui, mais c’est aussi à mettre par exemple du côté d’une meilleure compréhension du vocabulaire des participants, absolument, et au fur et à mesure que s’accumulent les connaissances dans le temps, et en pensant aux années passées, il s’agit définitivement d’une prise de conscience des vocabulaires des partenaires. Et aussi, pas seulement cela, mais la connaissance que ce truc a évolué pendant les deux années passées, ce que nous n’avons pas encore vécu ensemble, ce qui fait qu’il y a aussi énormément de surprises. Je joue avec deux groupes – le Chicago Underground Duo, depuis une vingtaine d’années, et le São Paulo Underground aussi, nous sommes ensemble depuis dix ans – au moins une fois par an séparément. Ce sont deux groupes qui sont réellement de bons exemples de ce dont je parle. Lors de nos rencontres, voilà comment cela se passe : pas besoin de dire le moindre foutu mot, mon pote, tu peux juste entrer en jeu et ressentir la joie de faire des sons ensemble, et, à ce moment, même si tu trouves que tu as joué le pire des concerts de tous les temps, tu réécoutes et cela reste de la magie. L’idée, je pense, est de continuer à construire, continuer à imaginer, continuer à faire évoluer le vocabulaire dans le respect de l’autre, et de continuer à parler du respect… Mais de cela, personne n’en parle, il s’agit juste d’avoir le plus grand respect pour chacun des musiciens. Et si tu ne l’as pas, alors ne le fais plus, sauf si tu veux le faire comme un exercice et si tu refuses que cela marche (rire)… Il s’agit de le faire ou de cesser de le faire.
Jean-Charles F. :
Oui.
Rob M. :
Tu sais, c’est possible que j’aie eu des difficultés à tenter de comprendre ce qui se passait…
Quelqu’un :
Quoi ?
Rob M. :
Quand on est sur scène, ça n’accroche pas obligatoirement, je veux dire que c’est impossible du premier coup. Cela prend du temps, cela demande de l’énergie, cela demande du respect.
Julien D. :
Oui ! C’est pourquoi quand tu joues, tu dois écouter les autres musiciens d’une manière innocente. La qualité de la production peut varier, mais il faut garder la même attitude, tu peux jouer avec tout ce qui est susceptible de se passer.
Rob M. :
Bien sûr. Je crois énormément à l’idée de se mettre dans l’esprit d’un débutant, tout doit être possible…
 

Le collectif PaaLabRes

Jean-Charles F. :
Quelques mots sur le collectif PaaLabRes. À l’origine du collectif a été la création en 1990, il y a 26 ans d’un centre de formation des futurs enseignants en écoles de musique2. Le projet s’est développé petit à petit. Au début il n’y avait que des étudiants issus de la musique classique, parce que les écoles en France étaient encore à l’époque dominées par le modèle de la musique classique – il y avait un peu de jazz – les autres musiques en étaient exclues et les méthodes étaient complètement orientées vers la lecture et le jeu de la musique écrite sur partitions. Nous avons développé un centre dans lequel pourraient se rencontrer des étudiants des musiques traditionnelles (ou des musiques du monde), du jazz, des musiques populaires (comme le rock) et de la musique classique, dans un programme qui n’était pas seulement basé sur le respect mutuel des différentes façons de pratiquer la musique en tant que telles, mais aussi obligeant les étudiants à développer des situations interactives et des projets en commun. Il s’agit là encore aujourd’hui dans le cadre de l’enseignement supérieur, d’un lieu unique en France dans les perspectives de cette rencontre des pratiques.
Rob M. :
Oh, c’est bien.
Jean-Charles F. :
Et je pense qu’il n’y a pas beaucoup d’endroits dans le monde dans lesquels les différents styles de musique se rencontrent… Il y a beaucoup d’institutions où les différentes musiques existent, mais elles tendent à s’ignorer de belle façon, et ainsi elles ne se rencontrent véritablement que très rarement. Et puis, il y a un autre endroit très important tout près de Lyon : L’ENM de Villeurbanne, l’école de musique où Gilles enseigne et qui a été développée par un compositeur…
Gilles L. :
Duhamel.
Nicolas S. :
Antoine Duhamel.
Jean-Charles F. :
C’est exactement la même idée qui y a été développée dès le début (dans les années 1980) d’avoir dans un même lieu du rock, du jazz, de la musique classique, des musiques traditionnelles africaines et latino-américaines…
Gilles L. :
… de la musique baroque…
Jean-Charles F. :
etc.
Gilles L. :
… de la musique électroacoustique…
Jean-Charles F. :
… de la musique électroacoustique, et c’est encore aujourd’hui un lieu important développant des projets multiculturels. Ainsi, l’un des objectifs de notre collectif est de rassembler les actes artistiques, comme ceux qui se produisent sur une scène, avec les situations pédagogiques et aussi avec les études théoriques plus académiques sur la musique et les arts, domaines qui restent encore aujourd’hui fondamentalement très séparés (tout au moins en France). C’est–à-dire, si vous êtes un professeur, vous n’êtes pas considéré comme étant un musicien et si vous êtes un musicien, probablement vous êtes aussi un enseignant, mais surtout vous ne le dites pas à qui que ce soit. Il y a aussi des relations difficiles entre le monde universitaire et les réalités des pratiques musicales, deux milieux très fermés. Nous essayons de combler les fossés entre ces mondes contradictoires. Et aussi l’écart qui existe entre les domaines artistiques. En ce moment nous sommes en train de développer un projet expérimental au Ramdam, près de Lyon, un lieu dirigé par la chorégraphe Maguy Marin, où sa Compagnie de danse est en résidence. Il s’agit d’une rencontre entre danseurs et musiciens autour de l’improvisation.
Gilles L. :
(en français) C’est notre quotidien.
Jean-Charles F. :
Voici ce que nous faisons.
Rob M. :
OK.
Nicolas S. :
Il ne s’agit pas de danse et de musique, mais de pratique de la danse et de pratique de la musique. Cela implique un autre type d‘attitude…
Jean-Charles F. :
… de perspective…
Nicolas S. :
Il ne s’agit pas de parler de la musique, mais de la manière de faire de la musique.
Rob M. :
Bien sûr…
Nicolas S. :
Qu’en pensez-vous ?
Rob M. :
C’est fantastique. Cela me fait penser à ce qui se passe actuellement à Chicago, où le mélange de différentes pratiques artistiques, jazz, free jazz, musique classique, musique électronique, est devenu de plus en plus respecté et varié. C’est ce que je perçois.
 

Improvisation et musique contemporaine écrite

Jean-Charles F. :
As-tu été associé avec l’AACM ?
Rob M. :
J’ai joué avec beaucoup des musiciens de l’AACM et je me considère évidemment comme issu de cette esthétique. Bien sûr l’AACM est un bon exemple. Mais à Chicago, des gens de l’orchestre symphonique, des improvisateurs de la « North Side », des gens du milieu de l’AACM, improvisent ensemble, tu sais. Je pense que certains des groupes – je n’en suis pas certain – du Bridge sont composés dans cette perspective, je pense à un violoncelliste ou à des gens comme cela. Je pense que cette rencontre avec vous était une bonne idée. De nouveau, il faut invoquer le respect. Il faut dire que l’improvisation est l’activité intellectuelle la plus stimulante qu’on peut faire dans sa vie. Je pense qu’on peut apprendre à jouer une partition de Xenakis, vous pouvez apprendre la musique la plus difficile au monde…
Jean-Charles F. :
… Certains musiciens de la musique contemporaine écrite manifesteraient leur mécontentement en entendant tes propos ! Ils pourraient bien même vous donner un coup de poing dans le nez (virtuel !)… (rire).
Rob M. :
Cela déclencherait une guerre !
Jean-Charles F. :
Parce qu’ils diraient exactement le contraire, ils ne veulent rien entendre au sujet de l’improvisation…
Rob M. :
… S’ils ne peuvent pas le faire !… Il s’agit d’être capable de faire quelque chose ou ne pas être capable de le faire. Mais si on va très à fond dans les choses, et pas seulement apprendre à jouer la partition de Xenakis, mais qu’on est capable de l’interpréter, oui, alors il s’agit d’un travail de longue haleine. Je comprends cela, mais je ne vois pas pourquoi on voudrait faire cela, je n’en suis pas sûr, tu vois… Mais cela fait partie de mes musiques favorites, oui, tu sais, je les aime beaucoup. Et je connais aussi Boulez, en dépit de sa violente diatribe sur l’improvisation et le jazz et tout et tout…
Jean-Charles F. :
Oui, oui, il a dit beaucoup de choses stupides.
Rob M. :
Vous n’avez pas besoin de me respecter, mais je peux continuer à vous respecter.
 
(Rires)
 
Vous savez ce que je veux dire. Alors qui est le gagnant dans l’affaire ? C’est encore cette affaire avec Stockhausen, hein ? Je suis dans ce cercle-là et dans ce cercle-ci, mais je vais être dans le cercle complet, ou quelque chose de ce genre. Et je ne connais pas vraiment la totalité des activités de Stockhausen. J’en sais assez pour dire que, aussi savant soit-il, il ne sait pas tout (rire)… Maintenant je sais ce que vous faites et si vous ne savez pas ce que je fais, alors il vous faut faire quelque chose… si vous le voulez bien… Ou vous pouvez utiliser la violence et me donner un coup de poing dans le nez, mais vous ne saurez toujours pas ce que je fais. Maintenant je sais encore mieux ce que vous faites…
 
(Rires)
 

En conclusion

Gilles L. :
Et pour revenir à ce que nous faisons, nous avons un premier cercle à Lyon, nous avons un deuxième cercle en France et un troisième cercle international. Mais notre problème c’est de ne pas avoir de lieu…
Jean-Charles F. :
Il n’y a pas de place pour nous !
 
(Rires)
Gilles L. :
Pas d’endroit pour nos pratiques musicales.
Jean-Charles F. :
C’est bien pourquoi nous avons développé le site PaaLabRes
Gilles L. :
Mais l’école elle-même peut être parfois dangereuse, parce que l’école fait partie de mon projet personnel. On a besoin ici d’avoir une certaine indépendance par rapport à nos lieux d’enseignement. Mais à l’ENM de Villeurbanne, il y a déjà longtemps, j’ai invité Fred Frith, René Lussier Joëlle Léandre et , parce qu’il y avait alors des budgets à disposition, mais maintenant il n’y a plus d’argent public.
Rob M. :
Oui, les subventions culturelles sont partout en baisse, s’écroulant à presque rien.
Alexandre P. :
On est supposé aller dîner maintenant, pour pouvoir avoir un temps de repos avant le concert. Je suis désolé d’arrêter ce débat, mais…
Gilles L. :
À quelle heure est le concert ?
Alexandre P. :
À 20 h 30.
Julien D. :
C’est à 20 h 30, mais à mon avis, on ne va pas jouer avant 21 heures.
Rob M. :
J’ai été très content de parler avec vous.
Tous :
Oui.
Jean-Charles F. :
Merci.
Julien D. :
Si vous restez après le concert, on peut boire une bière ensemble.
Jean-Charles F. :
On se réjouit d’écouter votre concert.
Gilles L. :
(en français) On va rester !
 
(Rires)
Julien D. :
(en français) Bon, ben, à tout à l’heure alors.

 

 


 

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1. Anthony Braxton : « Les musiciens britanniques disent que leur musique est libre : c’est faux. J’ai joué avec eux et j’ai entendu une synthèse de Webern, de pointillisme, avec une logique de masses sonores et de changements de timbres. Mais c’est un langage et tout langage a une identité et est constitué d’éléments qui fonctionnent ensemble d’une certaine manière. On n’est jamais totalement libre, ni totalement prisonnier. » (Entretien réalisé à Vienne et à Lisbonne, juillet-août 2000). Alexandre Pierrepont La Nuée, L’AACM : un jeu de société musicale, Marseille : Parenthèses, 2015, p. 207, note de bas de page 178.

2. Cefedem Rhône-Alpes (aujourd’hui Cefedem AuRA). Centre de formation des enseignants de la musique, Auvergne Rhône-Alpes.

Musique à faire

English


Pour un
itinéraire-chant
vers…

 

« Il y a deux musiques (du moins je l’ai toujours pensé) : celle que l’on écoute, celle que l’on joue. Ces deux musiques sont deux arts entièrement différents, dont chacun possède en propre son histoire, sa sociologie, son esthétique, son érotique : un même auteur peut être mineur si on l’écoute, immense si on le joue (même mal).» (Barthes, 1992, p.231)

La dichotomie présentée par Barthes est intéressante pour PaaLabRes parce qu’elle place la musique dans une activité à faire là où elle n’est souvent présentée que comme un produit à écouter. Nous allons essayer de comprendre en quoi cette distinction est importante pour la diversité des pratiques de la musique.

La musique à écouter n’est pas très difficile à définir: c’est ce qu’on appelle en général « La Musique ». Il s’agit de la définition implicite qu’on retrouve dans les (nombreux) aphorismes sur la musique :

« La musique chasse la haine chez ceux qui sont sans amour. » Pablo Casals

« Sans la musique, la vie serait une erreur. » Friedrich Nietzche

La musique n’est ici plus qu’un pur produit sonore avec lequel nous sommes mis en présence, qui n’existerait que pour l’oreille. En tant que produit, elle est parée de vertus extra-ordinaires, voire de pouvoirs magiques qui peuvent aller jusqu’à sauver les hommes (ça marche d’autant mieux avec les « pauvres » considérés en général comme des pêcheurs culturels). Même dans la tentative de distinction que propose Duke Ellington – « Il n’existe que deux sortes de musique : la bonne et la mauvaise » – , la musique se conjugue au singulier parce qu’elle est réduite à une fonction: être écoutée.

Mais la conséquence de cela, c’est que pour être écoutée, la musique doit être bien jouée. La musique à écouter – et je ne parle pas ici uniquement de la musique classique – doit donc être fabriquée par des spécialistes, jouée par des spécialistes qui l’ont apprise grâce à des spécialistes, excluant de fait, sans s’en rendre compte, une pratique commune de la musique. Même en imaginant la multiplicité de la musique en autant de musiques différentes qu’il y a de styles (rock, jazz, classique, variété, expérimental, etc.), ces musiques ont toujours en commun le fait d’être bien jouées.

Pourtant, dans la citation de Barthes, le plus important c’est la parenthèse « (même mal) » ! La différence entre la musique à jouer et la musique à écouter tient toute entière dans cette parenthèse. Barthes la définit ainsi « c’est la musique que vous ou moi pouvons jouer, seuls ou entre amis, sans autre auditoire que ses participants (c’est-à-dire tout risque de théâtre, toute tentation hystérique éloignés) ».

Pour notre part, à l’expression « musique à jouer » nous préférons le terme de « musique à faire », qui reste néanmoins dans le sens que Barthes lui donne dans la dernière phrase de son article : « A quoi sert de composer, si c’est pour confiner le produit dans l’enceinte du concert ou la solitude de la réception radiophonique ? Composer, c’est, du moins tendanciellement, donner à faire, non pas donner à entendre, mais donner à écrire. » Le verbe « faire » nous semble moins chargé symboliquement que le verbe « jouer » (évidemment que la musique est jouée tout le temps !) et que le verbe « écrire ». S’il insiste sur l’idée d’une fabrication, le verbe « faire » implique surtout l’idée d’un acte ordinaire, banal, commun.

Pour exister, la musique à écouter doit en revanche être produite dans des conditions extra-ordinaires, spectaculaires : le concert. C’est la systématisation et la sacralisation de la pratique du concert au XIXe qui nous a fait concevoir toute musique comme une musique à écouter en inscrivant le rapport de communication entre un producteur et un récepteur au centre du dispositif, la salle et le moment du concert étant exclusivement tournés vers l’activité de l’écoute. L’avènement de l’enregistrement a par la suite encore amplifié – aux deux sens du mot – ce rapport à la musique. Si la seule différence entre le concert et l’enregistrement réside dans la séparation temporelle et spatiale des lieux de production (salle de concert, studio d’enregistrement, etc.) et de réception (salon, voiture, etc.), l’enregistrement, pensé comme fixation du moment de jeu et donnant une possibilité de ré-écoute infinie, a rendu l’oreille encore plus en demande d’un produit bien joué, voire « parfait » qui chasse les imperfections possibles du moment de jeu (remarquons simplement le temps passé et les efforts fournis en re-recording, montage et mixage d’un enregistrement pour soigner le produit sonore). Mais ce qu’on gagne en « pureté » ou « qualité » musicale, on pourrait bien le perdre en différences de pratiques…

Dans les médias, la musique est actuellement souvent présentée comme une musique écoutée enregistrée. Par exemple cet article grand public, Les Français prêts à sacrifier leur télé plutôt que la musique, reprenant une enquête récente présente la musique comme un produit dont la consommation, c’est-à-dire l’écoute, est indispensable au bon fonctionnement d’un foyer. Pourtant, il n’est pas uniquement question de « musique à écouter » dans cet article. La dernière phrase cite en effet avec étonnement des pratiques qui peuvent entrer dans notre catégorie de « musique à faire » :

« Plus amusant, 10 % des sondés confessent avoir été surpris par leurs proches en train de danser nus, 23 % s’adonnant à « l’air guitar », ou encore 30 % s’entraînant devant un miroir. »

Mais la manière de présenter ces pratiques les marque directement d’un stigmate d’inavouabilité certain…

Si la musique à écouter est donc avant tout un produit, dont la focalisation sur la qualité à atteindre masque les conditions sociales, écologiques et politiques de sa production, la musique à faire est avant tout une activité sociale dont la fin ne saurait justifier les moyens. Rabattre l’une sur l’autre signifie la mort musicale de cette dernière.

Chanter sous la douche, jouer dans sa chambre, chanter à tue-tête par dessus une radio, gratouiller une guitare au coin d’un feu avec des amis, jouer mal un morceau de Bach, jouer un quatuor à trois instruments seulement, etc. sont autant de pratiques invisibles car « innommables » – on ne peut pas les nommer « musique »- en particulier là où on fabrique les musiciens qui produisent la musique à écouter: le conservatoire. On devrait donc pouvoir a minima préciser les circonstances de la production de « musique », a fortiori dans les lieux de son enseignement afin d’éviter tout « malentendus »[1], pour ne pas faire prendre une pratique pour une autre. C’est en effet certainement de là que vient le malentendu sur ce que « faire de la musique » veut dire : l’emploi du substantif « musique » sans y attacher explicitement les circonstances de sa production.

Pour donner une illustration de l’explicitation des circonstances de production de l’objet « musique », tentons pour finir de préciser ce qui est généralement sous-entendu dans l’expression « apprendre la musique » en conservatoire :

Apprendre la musique,
c’est apprendre la musique classique,

c’est-à-dire apprendre la musique classique de manière classique,
c’est-à-dire apprendre à plusieurs à lire une partition écrite dans le langage occidental stabilisé au XIXe siècle avec un professeur de solfège et apprendre seul à jouer d’un instrument de musique moderne de tempérament égal avec un professeur du même instrument de musique moderne de tempérament égal pour pouvoir ensuite répéter avec d’autres musiciens qui ont reçu la même formation, mais sur un autre instrument de musique moderne de tempérament égal avec un professeur de cet instrument moderne de tempérament égal, pour former l’ensemble qui correspond à la nomenclature de la pièce de musique occidentale savante composée par un génie entre 1685 et 1937 dans le but de l’interpréter sous la direction d’un chef le plus correctement possible sur la scène surélevée d’une salle de concert adaptée à recevoir un public adapté lui aussi.

Si elle a au moins le mérite d’être claire, permettant peut-être d’éviter quelques malentendus, cette définition pourrait néanmoins à terme empêcher toute pratique de musique classique en affichant trop crûment ses conditions de production aujourd’hui implicites mais pourtant bien réelles, ainsi que le signale les propos d’un directeur de conservatoire : « un musicien qui vient ici pour simplement jouer dans sa chambre, à la limite il n’a pas sa place ici. » On a donc peut-être intérêt à maintenir ce malentendu et à ne pas trop expliciter les attendus pour ne pas décourager ceux qui jouent dans leur chambre… et qui ne souhaitent pas spécialement en sortir. Toutefois, et sans aller jusqu’à une description intenable des conditions spécifiques de chaque pratique, on pourrait néanmoins s’interroger un peu plus sur les différents modèles de pratique existants et par là ne pas s’arrêter à l’utilisation des seules catégories portées par les institutions et leurs acteurs. En développant des pratiques centrées autant sur la musique « à faire » que sur le produit musical « à écouter », ou pour le dire autrement sur la musique comme activité sociale autant que comme pratique artistique séparée du quotidien, on pourrait donner la possibilité d’une existence légitime à d’autres pratiques que celles qui visent une perfection sans fin induite par la pratique sur scène, même si ces pratiques restent dans leur chambre.

Samuel Chagnard – 2016

Pour aller plus loin

Barthes, R., « Musica practica », L’obvie et l’obtus, Essais critiques, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p. 231-235.

Bourdieu, P. & Passeron, J.-C. (1965). Langage et rapport au langage dans la situation pédagogique in Rapport pédagogique et communication, Bourdieu, P., Passeron, J.-C., & Saint Martin, M. de., Paris La Haye Mouton.

Bozon, M., Vie quotidienne et rapports sociaux dans une petite ville de province : la mise en scène des différences, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1984.

Chagnard, S., (2012) Modèle de pratique et pratique du modèle en conservatoire – Un musicien, c’est fait pour jouer. Mémoire de Master à finalité recherche sous la direction de G. Combaz – Institut des Sciences et des Pratiques de l’Education et de la Formation – Université Lumière Lyon 2.

Lahire, B., « Logiques pratiques : le “faire” et le “dire sur le faire” », in L’esprit sociologique, Textes à l’appui, Paris, Éditions La Découverte, 2005, p.141-160.

Levine, L. W. (2010). Culture d’en haut, culture d’en bas : l’émergence des hiérarchies culturelles aux États-Unis. Paris : Éditions la Découverte.

 


[1]. « Ce qui fait la gravité du malentendu linguistique dans le rapport pédagogique, c’est qu’il porte sur le code. […] Apprendre, c’est indissociablement, acquérir des savoirs et acquérir le savoir du code dans lequel ces savoirs sont susceptibles d’être acquis. Autrement dit, le code ne peut ici s’apprendre que dans le déchiffrement de moins en moins malhabile des messages. Sans doute est-ce la logique de tout apprentissage réel, qu’il s’agisse de socialisation diffuse ou d’acculturation, mais la communication pédagogique n’est-elle pas confiée précisément à des techniciens de l’apprentissage qui ont pour fonction spécifique de travailler continûment et méthodiquement à réduire au minimum le malentendu sur le code ? » [Bourdieu & Passeron, 1965, p. 15]

 


 Pour un itinéraire-chant vers…