Rencontre avec Xavier Saïki

Rencontre entre Xavier Saïki et PaaLabRes (Samuel Chagnard et Jean-Charles François)

Discussion autour du projet mené par le collectif Ishtar sur Treatise de Cornelius Cardew. Entretien réalisé le 9 février 2017.

http://collectif.ishtar.free.fr/Sombresprecurseurs.html

 

English Abstract


 

Sommaire

Le Collectif Ishtar
Travailler avec Treatise
S’approprier différemment la partition
La ligne du temps
Influencer les pratiques d’improvisation
Treatise pour les pratiques amateures
Travailler la notation ou l’improvisation

 

 
Le Collectif Ishtar

J.C. François :
Pour commencer, ce serait bien d’avoir une mise en contexte de l’ensemble Ishtar. Qu’est-ce que c’est, quelle est son histoire ?
Xavier Saïki :
Au-delà d’un ensemble peut-être, Ishtar est avant tout un collectif d’artistes au sens le plus horizontal possible. C’est un collectif d’artistes au sens large. À l’époque du travail sur Treatise, il n’y avait que des musiciens. Est-ce un hasard ou pas, je n’en sais trop rien, en tout cas, c’est comme ça. L’association est née en 1993. Je n’en faisais pas partie à l’époque. Je suis arrivé dans cette histoire aux alentours des années 2007-2008. Donc au début, de ce que j’en ai compris, c’était un collectif qui regroupait énormément de monde. Ils étaient quasiment une trentaine. Le collectif est né même avant, à partir d’un orchestre d’enfants et d’ados monté par Jean-Pierre Goudard qui s’appelait « Ça Déméjazz ». Le collectif Ishtar est une suite de cet orchestre-là. C’est-à-dire, je crois, que quand « Ça Déméjazz » est arrivé à la fin de son histoire, les gens de l’orchestre ont voulu continuer à œuvrer ensemble et ont monté cette association qui s’appelle le collectif Ishtar. À la base ils étaient vraiment nombreux avec pas mal de danseurs, de comédiens, de performers, tout ça, justement, entre artistes amateurs, professionnels, tout cela n’était pas vraiment très clair et il n’y avait pas forcément de frontières… Et cela s’est assez structuré pour arriver vers un ensemble assez grand aussi, un peu dans le fonctionnement de tous les collectifs un peu de la fin des années 1990 type ARFI[1] on va dire, tournés autour du jazz, des musiques improvisées au sens large, avec une espèce d’orchestre qui réunit tout le monde, de big band, de grand ensemble, et puis plein de formes plus petites. Et aux alentours de 2003, cela s’est un peu précisé, voire radicalisé, autour des pratiques improvisées, autour de ce que moi j’appelle des musiques de bruit, du champ des arts sonores : le monde des musiques d’objets, des instruments détournés, et autour de cette question centrale de l’improvisation, d’une musique de l’instant, qui se fabrique dans un lieu donné, avec les gens qui sont présents à ce moment-là. Cela peut prendre la forme de concerts tout à fait traditionnels, entre des gens qui se rencontrent, qui font un concert de musique sur un espace scénique, frontal. Mais cela peut aussi prendre la forme de concerts-installations qui sont plus dédiés à explorer des lieux, quels qu’ils soient — des usines, une rue, voire une salle de spectacle — en questionnant le mode de représentation : est-ce que la scène est la plus adaptée pour ce qu’on a envie d’y faire ? Est-ce qu’on a envie de questionner d’autres endroits ? La question du sonore à Ishtar est restée toujours centrale, même s’il y a beaucoup de collaborations avec du mouvement, avec des arts visuels, ou de la poésie. C’est cette envie de mettre en place des situations d’écoute, au-delà de ce qu’on peut appeler concert. On a pu par exemple faire une cartographie de la ville de Bourg-en-Bresse. On s’est baladé beaucoup dans la ville et on a repéré et isolé des lieux, des endroits qui pour nous avaient un intérêt du point de vue de l’écoute. On pourrait reparler de John Cage et de tout ce mouvement-là. Écouter la ville telle qu’elle est ! On en a édité une carte où on invite les habitants, avec un plan annoté, à aller écouter sur place avec un texte et une photo. Le texte relève juste de l’écoute que nous avons apportée. Toutes ces questions-là sont un peu au centre : la question de la situation d’écoute et du temps, le rapport au temps dans les arts sonores en général. Alors l’improvisation vient de nouveau questionner cela, évidemment. Quand on fait quelque chose à un endroit, à un moment donné, quel sens cela a si on en fait un disque et qu’on le réécoute chez soi ? Voilà, on questionne beaucoup tout cela. Et on est dans un fonctionnement aussi de création, à la façon d’une compagnie : régulièrement on dépose des projets de création où on met en jeu des questions, un dispositif, etc. Et à un moment on a posé cette question de la partition graphique. On avait envie de travailler avant tout sur la question des volumes, en termes sonores, sur un projet vraiment sur le son et la musique, sur la question des sources, en mêlant des sources totalement acoustiques (contrebasse, percussions, saxophone, etc.) et des sources totalement amplifiées (haut-parleur, guitare électrique, système électroacoustique, etc.). Avec du coup cette différence de puissance qu’on peut avoir avec la gestion des volumes, sans amplifier les autres évidemment : comment travailler ça, qu’est-ce que ça veut dire ? Depuis longtemps on travaille sur ce brouillage des pistes entre les instruments amplifiés et les instruments acoustiques, ou même le jeu des timbres. Et quand on écoute quelque part, que cela vienne d’un violon, d’un trombone ou d’une guitare électrique, finalement, tout ça n’a plus trop d’importance. Qu’est-ce qu’on entend ? Et c’est après coup qu’est venue cette envie sur la table en débattant de ces questions-là de la partition graphique. Eddy Kowalski, qui joue le saxophone, avait écouté et vu pas mal de boulot autour de Treatise. Et il nous a soumis l’idée qu’il aimerait bien travailler là-dessus et on a tous rebondi.

 

 
Travailler avec Treatise

JCF :
Vous n’êtes pas les seuls à avoir un intérêt pour Treatise. Alors que du côté de la musique contemporaine officielle, Cardew est complètement oublié, comme s’il n’existait pas. Si les gens connaissent un peu son travail, c’est quelque chose qui est mis aux oubliettes, qui n’est pas considéré comme quelque chose de sérieux. Par contre, il y a énormément d’activité autour de Treatise, on s’en aperçoit tous les jours, mais pas sur d’autres partitions. Alors comment est-ce qu’on interprète ce fait ?
XS :
Je pense que cette envie de jouer cette partition, elle est simplement arrivée par ce que tu dis, on a vu des choses, on en a entendu parler, et du coup cela a suscité de l’envie, et on s’est dit : « tiens ! nous aussi ! Il existe beaucoup d’autres partitions, on a pas mal épluché le recueil « Notations 21 »[2]. Mais c’est vrai que Treatise a un côté, je trouve, très brut, très aride, il n’a pas de couleur, etc. C’est très radical aussi dans le trait, presque tracé à la règle bien que ça ne le soit pas, on le voit quand on regarde précisément. Et je pense que ça peut se rapprocher de réflexions, de travaux de musiciens improvisateurs qui prennent un propos, une singularité, quelque chose qui leur appartient et qu’ils développent, affinent, ressentent, travaillent sur cette chose unique. Pas mal d’artistes dans ces champs-là se centrent beaucoup sur un mode, une façon de faire, et je pense que, du coup, Treatise peut faire écho à ces fonctionnements-là.
JCF :
Et les autres partitions de Cardew de cette époque, vous les connaissez ?
XS :
Je ne les connais pas. Je sais qu’il y en a eu d’autres.
JCF :
C’est un peu la seule de ses partitions qui soit strictement une partition graphique, les autres étant plus des équations de problématiques autour de questions qui se posent. Alors, d’après ce que je comprends – on l’a d’ailleurs entendu dans votre concert au Périscope – votre idée était de concilier vos pratiques d’improvisation avec une structure extérieure. Comment ça s’est passé, quel a été le processus ?
XS :
C’est là où ça croise ce que tu disais tout à l’heure par rapport aux ensembles de musique contemporaine. Il y a la question du rapport à l’improvisation. J’ai l’impression que les orchestres, enfin, les musiciens qui viennent de la musique écrite, quand ils abordent cette partition, ça devient un prétexte à ouvrir les choses, à improviser, voire jeter la partition, comme tu disais tout à l’heure. Je dirais que nous, on a suivi le chemin de l’autre côté. C’est-à-dire que notre quotidien, au sein de ce collectif, c’est plutôt, pour le coup, vraiment l’improvisation, faire naître ce qui sort sur le moment, travailler avec ce qui est là, fabriquer ensemble, dans un temps donné. Cette partition est arrivée à un moment où on commençait à se questionner sur comment fixer des choses. Cela croise des envies, là aussi, à revenir sur une notion d’écriture, en tout cas une notion de fixer un peu, voire de refaire. Ce qui était, ce qui est antinomique de ce qu’on a pu faire avant. Donc on l’a abordé en faisant une première lecture de l’ensemble. La notion du temps, du rapport au temps, a toujours été la plus grande question, l’axe central de notre travail sur cette partition. Parce qu’il y a des graphiques, du coup, on en fait un concert : combien de temps ça dure ? Cela fait 193 pages. On est allé acheter une grosse horloge à la quincaillerie à côté du théâtre de Bourg, on l’a posée devant et on s’est dit : on s’y jette ! Vraiment. Donc on avait tous le Treatise devant nous, on improvise avec cette partition devant les yeux, sans plus de considération que cela, laissons faire ce qui vient, et on se donne deux minutes par page. Ce qui nous a occupés à peu près trois heures. Ben… pas facile ! [rires] C’est bien qu’on n’ait pas enregistré, qu’on n’en ait pas trop parlé ; ça ne devait pas être très intéressant, je pense, du point de vue sonore. Mais en tout cas c’était vraiment super de s’y jeter. Cela nous a permis aussi d’en faire une lecture du début jusqu’à la fin.
S. Chagnard :
Comment cela s’est passé, cette première lecture de 3 heures ?
XS :
Eh ben, il y en a qui se sont barrés, il y en a qui ont pris une pause…
JCF :
Au milieu ?
XS :
C’est-à-dire qu’on jouait et on se disait « on n’en peut plus là… » [rires]
SC :
193 fois deux minutes, du coup il y en a qui ont sauté des trucs ?
XS :
Il y en a qui ont sauté des trucs, ouais. Et puis il y a eu – je me rappelle – ça tournait des pages toutes les deux minutes et ont pouvait entendre : « Oh ! Pfffff ! » [rires] « Qu’est-ce que je vais bien faire là-dessus, encore ? Aaaah ! »
SC :
Est-ce que vous avez débriefé sur les trucs que vous avez faits ? Vous avez débriefé des trucs que vous avez trouvés ou des récurrences, des choses que vous avez associées systématiquement ?
XS :
Il y a eu tout de suite eu des types de graphiques qui nous parlaient plus que d’autres. Et il y en a qui ont été rédhibitoires dès le début, on n’a pas voulu s’en occuper. On n’y est jamais allé. On a été très attiré toujours par les lignes très minimales. Elles sont là. [cherche dans la partition]. Celle-là, elle nous a parlé du début. Celle qu’on jouait en ouverture de 30 secondes, même quinze secondes, elle durait trente secondes, mais on avait quinze secondes de silence avant de commencer.
SC :
Et est-ce que certaines pièces, vous les avez jouées la même pièce sur trente secondes, une minute, dix minutes, vous avez fait ça ?
XS :
Ben ça dépend de la partition. On a remarqué qu’on avait du mal avec les durées très très longues. Par exemple, celle-là, à un moment on en était à 17 minutes. Celle-là nous a paru tout de suite… en fait les choses les plus minimales nous ont plus attirés. Celle-là, c’est le « tube », numéro 135, celle-là elle durait 6 minutes. Et toutes les minutes, on jouait une boule qui durait 10 secondes et un son continu de contrebasse tout le long. C’est peut-être celle-là.
SC :
Du coup c’est une interprétation assez simple ?
XS :
Oui, on a souvent été sur des interprétations graphiques enfantines, vraiment très très simples. Par contre, après, c’était dans le matériau sonore, dans le timbre, comment on retravaille ça. Les objectifs ont plus été là-dessus. En fait, celles qui nous ont beaucoup parlé, c’est celles qui ont une entrée unique, enfin qu’on a pu traiter comme une entrée unique. Celle-là ça par exemple a été : sons continus avec battements de fréquences, voilà, jouer sur des oppositions de phase, etc.
JCF :
Ça c’est une citation, pratiquement, de Bussotti. [Voir l’article de David Gutkin]
XS :
Ah !… Celle-là [il montre une page de Treatise], elle nous a aussi parlé tout de suite.
JCF :
L’ensemble Dedalus, c’est ces pages-là qu’ils ont choisies.
XS :
Aussi, cela ne m’étonne pas. Après coup, on s’est reposé la question du choix : donc chacun s’est dit, quelles feuilles, quelle partition peut-on choisir, quelle partie ? On peut les prendre soit de façon totalement indépendante. Dans le pavé de 193 pages, on peut piocher celles qui nous intéressent, qui parlent plus que d’autres, sur lesquelles on a plus d’idées, plus d’envies. Mais malgré tout, quand on le prend du début à la fin, on voit qu’il y a vraiment une progression. Il y a une vraie continuité – on a remarqué ça – il y a des blocs de pages qui se suivent, des parties différentes… Oui, on s’est posé avant tout la question du rapport au temps. Donc, ce qu’on a fait, c’est qu’on a sélectionné des pages qui nous intéressaient, simplement. Et on a décidé de quelle durée chacune allait être et on a improvisé dessus. Alors au début c’était quelque chose de très global : « tiens ! cette feuille-là, ces traits qui partent en haut, qui partent en bas, enfin, ces grosses boules, qu’est-ce qu’elles font naître ? Qu’est-ce qu’elles font réagir ? » Cela ne nous a pas fait changer grand-chose sur nos modes de jeu. Juste on se dit : « Tiens ! Grosses boules = on joue fort… »

 

 
S’approprier différemment la partition

JCF :
Y a-t-il eu une discussion avant de réaliser une feuille ou bien la discussion arrive après ?
XS :
À ce moment-là, la discussion arrivait après.
JCF :
Donc, on joue la feuille, et après on en fait un commentaire ?
XS :
Voilà ! Avec une durée donnée. Du début, on a eu une horloge, un compteur, un chronomètre. La question du rapport au temps, je ne sais même pas pourquoi, est arrivée totalement naturellement pour nous. En tout cas, le travail de cette partition-là nous a emmenés tout de suite sur cette question du rapport au temps, de manière très précise : on joue 12 minutes, on joue 30 secondes, on joue 6 minutes, cette feuille-là, mais pas celle-ci, etc. On a même changé de mode, car au début on avait une horloge à cadran, et en fonction de notre placement, on ne voyait pas la trotteuse de la même façon, donc on pouvait avoir une seconde de décalage à la fin, voire une minute. Ça nous a complètement déroutés, donc on a eu besoin d’avoir un compteur numérique — pour les improvisateurs… [rires]. En tout cas cela nous a amenés à cette question du temps qui a été centrale. Après est venue la question des matériaux. Et on n’a jamais tranché là-dessus. On échangeait, il y a eu des tentatives de décider vraiment d’écrire très précisément, mais sans se le dire toujours. Par exemple, celle-là, je prends la page 75, au hasard :

1 page 75

 

Pour préciser, ce fonctionnement a toujours été comme ça au sein du collectif Ishtar ; on ne s’est jamais mis dans un fonctionnement où on proposait aux autres ce qu’ils devaient jouer : par exemple « Ah ! Ce serait super si quelqu’un amenait une idée de composition, ça serait super que la contrebasse fasse un son continu sur ce trait gras, là, qui descend pour repartir sur un autre son continu ». Non ! Chacun se positionne. Et après on en parle : « Moi j’ai pris telle option – moi j’ai pris telle option ». Donc on est parti dans quelque chose de très composé, figé. Sur cet exemple-là : comme on a décidé que cette partition durait 4 minutes, moi je peux séparer la partition : peut-être cette partie, ça fera une minute, celle-là, ça fera une minute, cette partie une autre minute et cette partie une autre minute. Je décide très précisément sur cette minute-là quelle matière je fais pour jouer cette grosse boule et ces petits traits, quelle matière je fais pour jouer cette boule-là. Ce fonctionnement-là a convenu pour certains d’entre nous, mais pas à tous. Pour d’autres, au vu de leur pratique, c’était impensable pour eux de fixer des choses comme ça. Ils regardaient plus cela comme un ensemble : par exemple, sur 4 minutes de cette page 75, c’est plutôt des choses continues avec des sortes de petites boucles répétitives — 2 boucles répétitives — qui peuvent arriver un peu au début, et puis tout ça ponctué de petits impacts.

Dans notre réflexion des pratiques improvisées, on travaille avec ce que le travail personnel et singulier de chacun, avec ce que chacun est, sans imposer un chef ou une direction, un axe venant d’une seule intention. Donc, dans l’ensemble de quatre, ce que vous avez vu au Périscope, il y a certains des musiciens qui ont vraiment écrit, fixé des choses. Pour ma part, cela m’a intéressé d’aller vraiment dans cette direction-là, parce que je me suis dit : « on aborde une partition en tant qu’improvisateur ». De même, pour Jean-Philippe qui travaille l’électronique, ce qui est intéressant, c’est que ce n’est pas quelqu’un qui vient de la musique, qui n’a pas fait des études de musique, il ne sait pas ce que c’est qu’une partition, une note de musique. C’est la première fois qu’il se heurtait à une partition. Lui, il a commencé la musique avec des filtres analogiques et de la performance et de l’improvisation. Alors maintenant il se met à écrire parce qu’il fait pas mal de boulot pour du théâtre par exemple, qu’il a cette notion-là, mais ça reste de la composition électronique sur un fichier sur l’ordinateur, sur une durée, et il ne connaissait pas la notion de partition. Tous les deux on a vraiment fait ce choix d’aller sur une écriture la plus précise possible. Moi j’ai même annoté des choses comme « pinces crocodiles », « deuxième case ebow », et même avoir fait des marques au marqueur sur la guitare pour savoir où poser le ebow, parce que, à force de travail, j’avais repéré des réglages d’ampli avec des numéros, la réverb sur 7, et ainsi de suite.

 

2 p155 annotée

 

Mais pour d’autres, c’était plutôt une globalité et à un moment est arrivée cette confrontation-là : « fixer les choses c’est très bien, mais, comment, en fixant les choses, rester à l’écoute de ce qui se passe ? » Moi, pour ma part, j’ai été ravi de jouer cette partition ; une partition, vraiment, au sens d’écriture, parce que je ne suis pas d’accord avec ce que tu disais, sur le fait qu’on joue, et qu’elle n’a plus lieu d’être, car il n’y a tellement rien là-dessus, qu’elle n’a plus lieu d’être, donc on la balance et on improvise. Nous, elle nous a vraiment emmenés dans des endroits, des modes de jeu et — je reviens encore notamment sur ce rapport au temps — sur des bascules, sur des ruptures, sur des choses qui pouvaient vraiment changer du tout au tout en rien, qu’on aurait jamais fait si on n’avait pas eu cette partition. Notamment parce qu’on a fait des choix… À certains moments on a même fait des minutages. Alors pour le coup qui étaient valables pour tout le monde. Sur cette page 75, 5 minutes à 4 minutes 20 on est tous : là.

JCF :
Oui c’est ce qui était frappant dans le concert c’était précisément ces moments extrêmement précis où tout le monde faisait exactement la même chose. Et entre les deux…
XS :
… des moments flottants.
JCF :
Est-ce qu’il y a eu des difficultés, des tensions au cours de l’élaboration ?
XS :
Le nombre de fois où on a failli brûler ! Ouais !
JCF :
Et ça concernait quoi ?
XS :
Notamment sur ces questions d’aller vers une écriture très précise ou de l’utiliser comme une inspiration globale du moment. On n’était vraiment pas d’accord là-dessus. Comment on a résolu ça ? Chacun fait ce qu’il veut. Si on a envie d’aller dans une écriture très précise, de marquer telle pince-crocodile, de mettre sur telle corde à tel endroit, quel réglage du machin, etc. et bien ils y vont. Et puis ceux qui veulent la prendre plus comme une globalité, comme une source d’inspiration, parce qu’il y a des traits, des petites bulles, voilà, et bien ils y vont aussi ! On confronte ça, on joue, et surtout : qu’est-ce que ça donne, comment ça sonne ? Et ensuite, si, dans la performance, dans l’acte de jouer, tout le monde est à l’aise, que ça sonne, et que la posture de chacun permet à l’ensemble d’exister, c’est très bien.
SC :
D’après ce que je comprends, il y a d’un côté des instrumentistes « électriques » qui ont travaillé sur la partition de manière un peu spécifique et précise, et les deux instrumentistes « acoustiques », qui ont peut-être plus l’habitude de jouer avec des partitions, mais qui ont ici plus travaillé sur l’idée d’inspiration ?
XS :
Oui.
SC :
Je me demandais s’il n’y avait pas là un rapport spécifique à l’instrument ? Par exemple toi, tu joues de la guitare à plat, tu as un ensemble de bidouilles qui correspondent à une sorte d’installation, alors que les instrumentistes acoustiques produisent leurs sons, mais ne jouent pas « sur » leurs instruments. De même, Jean-Philippe joue avec sa table de mixage : l’effet « patcher », l’effet « brancher », l’effet « installer » produit aussi peut-être un effet graphique, l’effet graphique de vos installations ? Qu’est-ce que tu en penses ?
XS :
Il y a peut-être aussi le travail d’objet, ou d’installation, ou de préparation qui fait qu’on peut préparer des outils qui font que dans notre rapport au temps, quand on arrive au moment où on veut les jouer ils sont là. Il y a peut-être ça qui nous a emmenés. Plus des questions techniques en fait. Et je pense qu’il y a des affaires d’histoires aussi. Comme on disait, Jean-Philippe, à l’inverse, c’est quelqu’un qui… Son histoire est vraiment liée à l’improvisation, à la musique « noise », au travail du bruit. Il n’a jamais été confronté à une notion d’écriture de la musique, forcément, du coup, cela l’a intrigué : tiens, ben allons-y. Benoît, qui joue de la contrebasse, a un prix de conservatoire, il a fait des remplacements de contrebasse à l’ONL[3], il a joué le jazz. Il est pourtant un improvisateur, il défend ça, mais il a une autre histoire. Et, du coup, lui, a eu peut-être envie de…
JCF :
… jeter les partitions…
XS :
… de jeter les partitions. !

 

 
La ligne du temps

SC :
Vous les avez lues toujours de gauche à droite ?
XS :
On les a toujours lues de gauche à droite.
SC :
Même quand les musiciens ne font que de s’en inspirer ?
XS :
Parce que je crois que depuis le début, ce truc du temps nous a tout de suite mis dans ce bain-là, et en fait on a voulu travailler cela, vraiment ce rapport au temps. Et, mine de rien, il y a quand même cette double portée en bas…
JCF :
… que vous n’avez pas utilisée, si ?
XS :
Absolument pas, du tout.
JCF :
Ni comme signe, ni comme…
XS :
Non. C’est peut-être ça, c’est peut-être cette double portée qui nous a fait lire à chaque fois de gauche à droite. Je ne sais pas. Mais on ne l’a jamais utilisée, non. D’ailleurs même pour certaines, quand on s’est questionné sur les graphiques… Benoît avait fait la traduction du Handbook, donc on s’est pas mal inspiré de cela, de toutes ses réflexions. Alors il y a cet axe central qui est là tout le long, mais pas tout le temps (page 156). Cornelius Cardew dit que c’est la « ligne du temps ». Son Handbook a été écrit parce que la partition a été éditée par les Éditions Peters, qui éditent Mozart, et le contrat, ça a été que, pour qu’ils éditent la partition, il fallait un Handbook, un mode d’emploi. Sauf que lui, il n’en avait pas pour réaliser ses partitions ! Du coup on a pas mal lu ses écrits : comment il a écrit cela, pourquoi, etc. Au vu de l’histoire de cette partition, il était hors de question de mettre un mode opératoire. Donc il a écrit une suite de réflexions et de remarques quand il a été écouter les concerts de cette partition ; et il a remarqué que souvent il y avait un instrument, peut-être souvent un… quelque chose de l’électronique, un synthé analogique, ou je ne sais quoi, qui utilisait un son continu pour jouer cette ligne. Eh ben, on a repris aussi cette idée de cette ligne du temps, quelque chose de continu qui est là. Donc, la notion de gauche à droite elle s’est un peu imposée, effectivement on l’a toujours prise ainsi. Le seul truc qu’on a essayé qui nous a bien plu, mais on ne l’a pas retenu, c’était qu’à un moment, on a un grand bloc de 20 minutes où chacun fait ses choix de partition avec ses durées. C’est-à-dire qu’on a poussé le truc où chacun se débrouille, s’il la prend dans une globalité, s’il écrit très précisément, s’il veut que ça cela dure 3 secondes et demie ou à peu près le temps que font les autres : chacun choisit quelles partitions il prend, quel nombre il en fait et pour chaque partition, combien de temps. Il y en a un qui pourrait en prendre 156 qui durent deux secondes et demie. Un autre qui pourrait en prendre une seule qui dure 20 minutes. Mais on ne l’a pas retenu parce qu’on a dit « bon, ben vraiment, la partition ne sert plus à rien ! ». Ce sur quoi je n’étais pas d’accord, mais voilà. En tout cas, c’était vraiment intrigant à faire. C’est-à-dire, du coup, ça vient vraiment soulever cette question de jouer l’écriture, d’être improvisateur, de se donner une ligne, mais d’être disponible à ce qui se passe… Et ce qui se passe autour, on ne sait pas d’où ça vient. On est à l’écoute et en même temps on essaie de tenir sa ligne… Et j’étais assez content de la musique que ça faisait, moi. Ça faisait des pièces qu’on n’avait jamais faites, je n’avais jamais entendu ça joué à tous les trois ou à tous les quatre. C’était vraiment singulier pour le coup. De là à ce que ce soit intéressant à écouter en concert, je ne sais pas, je n’ai pas poussé la question jusque-là sur le rapport au public et qu’est-ce qu’on donne à entendre, mais en tout cas à faire, c’était vraiment intrigant.
JCF :
Est-ce que vous avez projeté les partitions que vous jouiez pendant les concerts ?
XS :
Les premiers concerts de Treatise avec le collectif Ishtar, on a projeté les partitions en très grand et on a arrêté. On en a fait deux, et après on a décidé de garder uniquement le livret.
JCF :
On allait savoir ce qu’il y allait se passer, c’est ça le problème ?
XS :
Les gens étaient autant perdus que s’ils avaient le petit livret, juste ils changeaient en même temps que nous. La partition faisait dix minutes, il y avait le même compteur sur le fichier, c’était un PowerPoint qui était minuté et on lançait le compteur sur le même ordinateur. Donc si on avait décidé de jouer la première partition six minutes, au bout de six minutes ça basculait sur la deuxième, donc les gens voyaient. Et on a eu pas mal de retours comme quoi les gens avaient envie aussi à un moment d’écouter juste la musique telle qu’elle était, sans la partition. Et ce qui nous plaisait bien avec le livret, c’est que les gens partaient avec.
SC :
Tu as dit tout à l’heure que tu avais annoté précisément certaines partitions – « là je mets telle pince crocodile » — ce qui montre qu’en fait c’est aussi une « vraie » partition, cette partition graphique est annotée d’une certaine manière pour toi. Est-ce que tes autres collègues ont noté des trucs aussi sur leurs ? Par exemple, pour la même pièce, moi ça m’intéresserait d’avoir les quatre partitions telles qu’elles étaient utilisées par vous en concert, comme documentation d’un travail de musicien. Parce que sinon, on peut rester assez vite dans l’idée que la partition elle est telle qu’elle a été faite et que l’on s’en sert telle qu’elle a été faite. Or, même une partition de Mozart est toujours annotée par le musicien qui la joue, d’une certaine manière : troisième doigt, ralentir, enfin peu importe, pas de la même façon du coup. Je trouverais intéressant d’avoir les versions de chacun de vous.
XS :
OK, je leur demande ça.

 

 
Influencer les pratiques d’improvisation

XS :
Et pour nous ça a été une vraie découverte dans notre pratique de l’improvisation au sein du collectif Ishtar. C’est des choses, en tout cas avec eux, que je n’avais jamais faites, et cela nous a emmenés en termes de matière, de matériau sonore, dans des endroits dans lesquels on n’était jamais allé. Et je pense qu’on n’aurait pas pu les trouver sans cet apport de l’écriture, qui fait que tout le monde est au même endroit à un moment donné, toujours cette histoire du temps, du rapport au temps. Et je crois qu’on l’a plus abordé vraiment sur un cadrage du temps que sur un cadrage de matériaux sonores, d’harmonie, de timbre. C’est vraiment cette question du temps qui nous a centrés, qui nous a réunis sur cette partition.
JCF :
C’est quelque chose que vous avez continué après ou vous êtes revenus à l’improvisation ?
XS :
On a continué dans le sens où on a fait quelques concerts avec ce projet-là, et on est passé totalement à autre chose après.
JCF :
Cela a influencé cette « autre chose » ?
XS :
Complètement.
SC :
Vous avez continué à jouer tous les quatre ?
XS :
Oui on a continué les quatre sur d’autres projets. On a beau être des improvisateurs… le cadre donne tout de même un truc dans lequel on va.
SC :
Et ça a changé quoi depuis dans votre jeu à quatre ?
XS. :
Ça a vraiment changé cette question des ruptures, de se permettre des changements, des bascules ultras radicales au sein d’une improvisation.
JCF :
Et collectives ?
XS :
Collectives oui. C’est-à-dire que ça nous a… on est devenus encore moins polis, quand on improvise…
JCF :
Polis envers qui ?
XS :
Envers les autres musiciens. Polis dans le sens par exemple : « Ah non, il est en train de se développer telle belle durée, je ne vais pas faire cette explosion qui me turlupine depuis longtemps. Non, maintenant c’est le moment : tac ! » Alors c’est toujours la question de la justesse, la justesse du propos. Du coup j’ai l’impression que notamment sur des principes de dynamiques, ça nous a débloqués. Et aussi sur le rapport au temps. Après cela, on a pu aller dans des choses qui s’étalent moins. Le fait de prendre le temps, d’être dans l’écoute, de laisser vivre, naître les choses, de réagir tranquillement, c’était un peu notre fonds de commerce. Et le travail de cette partition, ça nous a permis d’aller dans une vitesse d’exécution qu’on n’avait pas, de pouvoir jouer des pièces de 15 secondes : tp tc tws vss whooat ! Je pense qu’on en avait envie, c’était naissant, mais on ne se le permettait pas ; le fait de travailler cette partition a ouvert ces possibles-là.
JCF :
En ce qui te concerne, cela semble quelque chose de très positif, mais est-ce que c’est partagé dans le groupe ?
XS :
Oui j’ai l’impression.

 

 
Treatise pour les pratiques amateures

JCF :
Dans les programmes que j’ai lus, il y avait aussi l’idée d’utiliser les partitions graphiques dans le cadre de stages, d’ateliers, avec des amateurs ou des enfants. Tu peux en dire quelques mots ?
XS :
C’est le deuxième volet de travaux menés là-dessus. C’est hyper important pour nous, en fait. Parce que Cardew a écrit cette partition pour ceux qu’il a appelés les « innocents musicaux ». C’est-à-dire que n’importe qui peut prendre cette partition et devenir musicien, jouer de la musique tout seul ou avec d’autres, en utilisant cette partition, car elle est faite pour tout le monde. Il a été très déçu, parce qu’il a remarqué qu’elle était tout de même beaucoup mieux interprétée et que c’était beaucoup plus intéressant à écouter quand les gens qui s’en emparaient avaient une pratique musicale et instrumentale. Cela soulève la question du langage, de l’histoire, des moyens, de l’outil, voilà. Mais pour nous ça reste intéressant et, du coup, c’était hyper important de faire des stages, ou en tout cas des actions avec d’autres musiciens pour explorer cette partition graphique, mais pourquoi pas, la notion de partition graphique, et du coup la notion d’écriture et donc la notion d’invention, de composition et comment jouer de la musique ensemble. Et surtout avec l’histoire de chaque participant. C’est-à-dire, que quelqu’un qui n’a jamais fait de musique peut venir avec une casserole et une balle de tennis, une cantinière [rires], et un premier prix de conservatoire au violon. En fait, on l’a surtout fait avec des gens qui avaient peu de pratique [rires], mais c’est une autre question, il n’y a pas de ligne de subvention pour aller faire ça avec des prix de conservatoire. Alors il y a eu un premier projet – moi je n’étais pas dedans – c’est Benoît et Eddy qui ont fait ça en partenariat avec Résonance Contemporaine, avec les musiciens des Percussions de Treffort. Donc ça reste des personnes certes qui ont un handicap et tout ce qu’on veut, mais qui ont une pratique musicale et instrumentale régulière. Et ils ont travaillé cette partition-là et ils sont même allés sur un travail du mouvement aussi, du jeu dans l’espace, l’installation. La partition pouvait aussi être une conduite scénographique, voilà. Et il y a surtout eu un gros temps où on a fait une résidence dans une école de musique associative qui est centrée sur les pratiques collectives – ça s’appelle Musikar, vous en avez peut-être entendu parler ?
JCF :
C’est où ?
XS :
C’est à Corveissiat vers Bourg-en-Bresse, c’est Gérald Chagnard qui a monté ça. C’est un projet hyper intéressant sur une école de musique qui centre l’apprentissage sur les pratiques collectives, il n’y a pas de cours individuel, on apprend l’instrument ensemble avec d’autres, on joue en pratiquant. Et chaque année il y a des artistes invités pour un travail de création, fabriquer un spectacle. L’année dernière on l’a fait sur le principe de partitions graphiques. Donc on a travaillé avec ces élèves-là, enfants et adultes tous âges confondus, sur la notion de partition graphique, donc, du coup, sur l’idée d’invention. On peut prendre une autre page, la page 56 : on lit toujours de gauche à droite — parce qu’il ne faut pas déconner, ne pas tout changer d’un coup —, mais, celle-là, qu’est-ce qu’elle a ? Des numéros, des petites notes… Comment chacun peut s’approprier ça, qu’est-ce que chacun déciderait de faire. Alors pour le coup, dans cette résidence-là on a eu beaucoup plus de temps, on a pris beaucoup plus de temps de mise en commun et de décision, et nous on était là aussi pour faire un peu les chefs, c’est-à-dire à un moment décider qu’on allait dans telle direction plutôt qu’une autre. En restant le plus possible à l’écoute de ce qui sortait, mais on quand même voulu garder la posture de savants. Je ne sais pas si c’est bien, mais en tout cas, on avait envie que ça sonne, et puis on avait envie que le spectacle soit formalisé, voilà. Qu’il y en ait une restitution formelle. Donc on a orienté au bout d’un moment les choses, décidé. Mais en tout cas chacun pouvait jouer ensemble avec ses moyens. C’est-à-dire que celui qui a commencé la guitare depuis trois mois pouvait possiblement être dans le même ensemble que ceux qui sont là depuis dix ans, et qui ont une pratique, qui connaissent les gammes enharmoniques, qui connaissent tous les renversements des accords. Comme chacun peut décider de ce qu’il peut jouer sur tel graphique avec ses moyens, ils pouvaient jouer ensemble et fabriquer quelque chose ensemble. Et du coup on a aussi questionné la notion du timbre, de son d’ensemble, de jeu dynamique, de durée, de rapport au temps. Et on n’a pas travaillé pour le coup uniquement sur les partitions de Treatise. Parce que moi, j’ai aussi passé deux jours avec une classe d’une école primaire : on a travaillé cette question de la partition graphique ; donc ils sont venus voir un concert de Treatise, ils ont eu pas mal d’échanges avec leur enseignante là-dessus et ils ont fabriqué des partitions, à la fois en s’inspirant de Treatise et en travaillant sur le territoire aussi : ils ont été faire des balades, ils ont fait des cartographies de la rivière, le Suran, et tout ça est devenu un moyen d’écrire des partitions. Il y a eu un projet uniquement avec des objets sonores et de l’enregistrement, et du coup on a enregistré ces partitions. Ces partitions fabriquées par les enfants ont servi aussi de réservoir travaillé avec l’école de musique, comme partitions graphiques.
Part-1


Part-2
Part-3
Part-4
Part-5

 

Donc on a croisé des partitions issues de Treatise et des partitions inventées par les enfants de l’école. Et cette idée de stage est vraiment d’utiliser les partitions comme un moyen de faire de la musique ensemble avec les moyens dont chacun dispose.

SC :
Ce sera intéressant de voir, quand tu fais ça avec des gamins ou des gens qui ne pratiquent pas beaucoup la musique et en tout cas pas la musique improvisée, ou même pas la musique contemporaine, savoir vers quelles partitions ils s’orientent.
XS :
Alors avec les amateurs, on a amené un préchoix quand même. Et on a choisi ensemble. On n’a pas amené les 193 pages, on avait déjà fait un préchoix.
SC :
Ça veut dire que vous vous projetez déjà en tant que musiciens dans la partition, comment la réaliser. Parce par exemple ce terme que tu employais tout à l’heure, « opposition de phase », c’est du vocabulaire de l’expérience de musicien ? Vous êtes déjà dans l’interprétation, ce que vous pouvez jouer sur ce truc-là ?
XS :
Alors, il y a toujours cette question du temps avec les amateurs, aussi. C’est que les projets étant ce qu’ils sont et qu’il y a une réalisation à la fin, et qu’on aime bien que ça sonne quand même à la fin, même si l’expérience, tout ça, voilà…
SC :
Eh ouais…
XS :
Eh ouais, ça soulève toujours cette question-là. Et même par rapport aux gens qui participaient, qui avaient besoin de la représentation finale, d’en être fiers. Il y a souvent eu ce problème de gens qui sont partis du projet en court de route dans cette résidence-là, parce qu’ils trouvaient que ça ressemblait à n’importe quoi. Mais au fur et à mesure des séances du travail – on a eu en tout six demi-journées, ça va vite –, quand on a vraiment attaqué le travail où on s’est mis d’accord entre les enseignants et les gens du collectif, où on a vraiment recentré, écrit : pour le coup on s’est dit « celle-là on va aller dans telle direction, on va jouer celle-là, celle-là, celle-là, on va aller là, celle-là va sonner plutôt comme ça, etc. » On a vraiment fait des choix qu’on a proposés aux élèves et on a creusé cette matière-là. Quand elle s’est mise à vraiment un peu plus vivre, à avoir plus d’ampleur et à sonner, eh bien là ils se la sont appropriée. Alors qu’avant, pour pas mal, ça restait du domaine de l’expérience. Cela soulève encore une autre question : c’est que la plupart des participants étaient ravis de ces temps d’expérience là, où la musique qui en sortait était ce qu’elle était et n’avait pas du coup de prétention à être montrée, entendue devant un public ; mais à partir du moment où cette notion de montrer le travail, d’être en représentation devant un public, a été un peu plus claire – ils le savaient depuis le début, mais à un moment où c’est devenu plus concret – là on a eu des bons mouvements de panique, alors qu’ils étaient ravis d’être dans l’expérience et dans le faire ensemble, dans une salle un peu coupée du reste du monde.
JCF :
Ça rejoint nos problématiques.
XS :
Moi du coup je trouve ça super de mêler ces deux temps : c’est qu’il y a du temps pour l’expérience, il y a du temps pour faire ce qu’on veut, pour que ça ressemble à tout et n’importe quoi, parce qu’on essaie, on fabrique et on cherche, et on vit des expériences collectives, et c’est génial ; et quand on va montrer quelque chose, ben on a besoin, je crois, tous tant qu’on est, de l’assumer, d’en être fier, donc, de, des fois, d’être obligés de fixer, de répéter, etc. C’est pourquoi à un moment on a pris la posture de chefs en disant « on va là, c’est là où vous êtes bien, c’est là où ça sonne, on va travailler ce mode de jeu, sur celle-là ». Et à partir de là ils ont été très contents, enfin ils étaient plus à l’aise. Il y a d’autres partitions qu’on n’a pas du tout abordées – je ne sais pas si tu as imprimé celle qu’on voit tout le temps ?
SC :
Un « tube » ? Tu veux dire un truc qui est souvent joué ?
XS :
Ouais un tube. Celle-là, la page 183.

 

4 à 183

JCF :
J’ai une jolie histoire là-dessus : Pascal Pariaud et Gérald Venturi, récemment, ont travaillé avec des enfants à Villeurbanne. Ils ont pris cette page-là. Et on a donc un enregistrement des débats des enfants sur la page de l’entre « lieux-dits » HEMU-EPO. Ils n’ont jamais réussi à la jouer. Parce que c’était trop compliqué et ils ont dû aller ensuite vers des choses beaucoup plus simples justement. Il y avait trop de choses.
XS :
Il y a trop de choses !
JCF :
Mais ce qui est intéressant, c’est qu’on a cet enregistrement du débat entre les enfants avec quelques interventions des profs, mais ils les laissent… Et qu’est-ce qu’ils pourraient faire, et voilà, c’est très riche. Évidemment cela nourrit sans doute énormément ce qu’ils ont fait après sur des pages plus simples.
XS :
Et nous, toutes les partitions avec des notes, des notes de musique, des annotations, des bémols, des clefs de sol, ont été éjectées… parce que ça nous parlait, mais pas du tout, du tout, du tout…

 

 
Travailler la notation ou l’improvisation ?

JCF :
L’objectif de ce travail avec les amateurs est plutôt du côté de comprendre les mécanismes de la notation ou bien une ouverture sur un monde qui serait du côté de l’improvisation ?
XS :
Plutôt vers une ouverture vers l’improvisation. C’était plutôt un prétexte à improviser ensemble, voilà, qui du coup donnait des schémas, des entrées qui pouvaient pallier cette grande peur du : « hum ! qu’est-ce que je peux bien jouer maintenant ? je ne sais pas faire ! ». Bon, on a décidé que sur le carré je faisais « ploc ploc ploc ploc ploc » et qu’après je m’arrêtais pendant une seconde parce que c’est ça qui est marqué, ça permet de lancer et de développer des choses : « tiens, qu’est-ce qu’on pourrait tous jouer sur ce carré ? » On en débat, il y en a qui font des choses, « ah oui, ça c’est intéressant, ça non, pourquoi ? Où est-ce qu’on a envie d’aller ? » Et du coup on peut sortir de la matière, on peut faire des essais comme ça. Et quand on joue, on se jette moins dans ce fameux grand bain de l’improvisation. Pendant le concert de l’école de musique, on a aussi fait l’expérience inverse, c’est-à-dire qu’on a joué entre enseignants, une pièce totalement improvisée, sans partition, et on a distribué des feuilles et des crayons à tout le public et c’est le public qui a écrit la partition. C’était super.
JCF :
Est-ce que les partitions graphiques sont des œuvres en tant que telles, ou bien seulement un processus qui permet à un ensemble ou des gens de produire des sons ? Un outil parmi d’autres ou bien quelque chose qui est un peu sacralisé comme l’est une symphonie de Beethoven sur le papier ? Ou entre les deux ?
XS :
Sur cette partition spécifique, sur Treatise, je dirais les deux. Je dirais d’un point de vue de musicien, d’artiste sonore, en tant que partition, c’est un outil pour fabriquer des possibles, pour faire de la musique au sens le plus large où on l’entend. Par contre, au point de vue graphique, si on prend juste comme une œuvre graphique sans l’utiliser comme outil de partition, je tendrais plutôt vers le côté de la sacralisation de l’objet, quelque chose de figé, d’intouchable un peu…
JCF :
Un peu comme quand vous avez joué la première fois la totalité de la pièce en notant qu’il y avait une qualité structurée, une manière très précise ?
XS :
Oui, c’est ultra précis, à la fois dans la continuité, il y a un vrai développement, graphiquement, je parle. Je dis ça peut-être parce que je m’intéresse peu à tous ces champs-là, plus visuels, plus graphiques, les arts plastiques. Et, du coup, quelque chose comme ça, j’ai moins d’expérience de l’histoire, de références. Pour moi, elle m’apparaît plus comme une œuvre graphique en tant que telle. Et c’est pour cela, que je n’ai eu aucun problème à proposer au même niveau aux élèves de l’école de musique Treatise et des partitions fabriquées par les enfants de l’école primaire ; c’était au même niveau pour moi, même si on n’est pas sur le même travail graphique.

 

 

 

 


Notes

[1] NDLR : Association à la Recherche d’un Folklore Imaginaire.

[2] NDLR : Notation 21 est un recueil de partitions graphiques de plusieurs centaines de compositeurs, compilé par Theresa Sauer.

[3] NDLR : Orchestre National de Lyon.