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L’improvisation et les « murs internes de l’Ego »

Revisiter brièvement les dialectiques de la créativité, de la liberté et les représentations intérieures des relations de pouvoir

Vlatko Kučan

Traduction :  Jean-Charles François
Summary

1. Introduction / Murs internes
2. Improvisation / Trois modes
3. Improvisation / Propos d’improvisateurs
4. En bref – Le concept freudien d’inconscient
5. Observations tirées des classes d’improvisation
6. Les murs internes
7. Epilogue / Régler les derniers détails

Bibliographie

 

 « À partir de l’idée que le moi ne nous est pas donné, je pense qu’il n’y a qu’une conséquence pratique, nous avons à nous créer nous-même comme une œuvre d’art. »

Michel Foucault

1. Introduction / Murs Internes

On peut avoir l’impression qu’on est en train de vivre finalement une époque merveilleuse pour l’art de l’improvisation – une époque où les termes tels que créativité, pleine conscience (sensibilisation émotionnelle), conjointement avec le postulat de l’expression individuelle de soi, sont omniprésents non seulement dans le domaine des arts mais plus encore dans les contextes de l’enseignement, de l’entreprise et de tous les secteurs de la vie quotidienne. L’improvisation ne semble plus être considérée comme une pratique artistique obscure et ambiguë ayant mauvaise réputation, mais apparaît soudainement comme une méthode universelle étincelante pour développer la créativité humaine qui en même temps suscite « un des discours académiques le plus vital de notre temps » (Lewis, 2016).

On peut avoir l’impression énivrante que tout ce qui reste à faire aujourd’hui est de propager le nouvel évangile et d’agir en conséquence et tout ira bien à la fin des temps – au moment où les vieux murs du scepticisme étroit contre l’improvisation se sont finalement effondrés en morceaux, face à cette prise de conscience si longtemps attendue.

Je ne peux que me réjouir de l’intérêt grandissant pour l’improvisation et des développements qui en résultent – toutefois je reste très sceptique quant à l’idée que les connotations positives, la pratique et la réflexion du positivisme à son sujet, puissent comme par magie libérer le potentiel créatif de tout un chacun[1]. En conséquence, et pour éviter de se limiter à ce genre de promesses naïves de salut, les propos sur l’improvisation ont besoin d’être abordés dialectiquement en vue d’accéder à des idées et des arguments plus plausibles.

Cela paraît d’autant plus vrai que, dans la pratique de l’improvisation elle-même, des obstacles et des résistances semblent se manifester qui (dans le contexte des questions qui se posent) peuvent être considérés comme représentations, internes aux improvisateurs, de ‘murs’ – c’est-à-dire des structures solides qui ont pour fonction de séparer, de cloisonner et d’empêcher la perméabilité. Comme le sous-entendent le titre tape-à-l’œil et l’introduction sarcastique, je vais essayer de pousser cette métaphore jusqu’au bout de ma brève argumentation et, en passant par les territoires de la terminologie freudienne, d’aller vers les domaines de la Théorie critique.

 

2. Improvisation / Trois modes

Examinons le dispositif le plus communément utilisé dans ce qu’on appelle l’improvisation musicale libre : un groupe de musiciens qui tentent de créer de la musique collectivement sans se mettre d’accord auparavant. Un public peut être ou ne pas être présent. Lorsqu’on pose des questions aux improvisateurs sur leur travail et leur pratique, les réponses qu’on obtient sont surtout centrées sur les aspects suivants : a) les intentions, l’expression de soi, l’expérience subjective ; b) l’interaction dans le groupe ; c) la musique elle-même ; d) les réactions et les commentaires en retour du public.

Ces questions relatives à l’organisation structurelle dans les réflexions rétrospectives des improvisateurs nous donnent des pistes pour examiner avec la plus grande attention les véritables processus de l’improvisation, et ceci dans ces termes :

  1. Subjectivité, conscience de soi, psycho-dynamiques individuelles.
  2. Dynamiques de groupe, interaction, communication.
  3. Production de matériau, langage, idiome.

Et en se plaçant du point de vue des perspectives subjectives du musicien improvisateur on peut dire que dans le moment de l’improvisation, il convient d’établir et de maintenir trois relations fondamentales ou ‘liens’ qui semblent jouer un rôle essentiel dans la pratique de l’improvisation:

  1. Le lien avec soi-même (c’est le plus complexe des trois et il va constituer l’élément principal de mon argumentation).
  2. Le lien avec les autres musiciens (et avec le public s’il est présent – ce qui peut être traité séparément).
  3. Le lien avec la musique (ou avec le matériau musical).

Ces trois façons de voir les choses vont s’avérer, on l’espère, utiles pour traiter des questions qui nous sont posées.

 

3. Improvisation / Propos d’improvisateurs

Faisons un petit tour pour voir comment trois improvisateurs parmi les plus respectés de la musique (jazz) expriment leurs convictions profondes par rapport à l’improvisation :

a) Charlie Parker

(…) Il faut connaître son instrument. Puis, il faut travailler, travailler, travailler. Et ensuite, quand finalement on monte sur la scène du kiosque à musique, il faut tout oublier et se mettre juste à gémir (Parker)

b) Sonny Rollins

(…) Quand je travaille à la maison, je travaille en vue de pouvoir accéder à mon subconscient lorsque je joue devant des gens. Mais dans le processus d’improvisation, vous êtes toujours dans votre subconscient, vous allez constamment vers votre subconscient. C’est là que vous voulez être, c’est la musique que vous voulez créer, des choses qui sont enfouies en profondeur dans votre moi, c’est ce que vous voulez faire sortir.
Je commence par jouer des choses que je connais, pour faire en sorte que le sang puisse circuler. Ces choses peuvent être souvent décrites comme des clichés, donc vous commencez avec des clichés pour mettre en branle le processus. Une fois que le processus est en branle, alors je ne pense plus à rien, la pensée s’arrête là. Vous ne pouvez pas jouer et penser en même temps, ce n’est pas possible. Alors les clichés sont là juste au commencement et une fois que les choses sont lancées , c’est fini, alors vous jouez. (…) Votre subconscient ou n’importe quoi, c’est ce qui vous permet d’accéder au monde musical des étoiles. Alors vous vous retirez, vous laissez les choses arriver. (Rollins)

c) Keith Jarret

La musique n’est pas quelque chose qu’on peut décrire avec des mots. La musique est soit dans les airs – et on la trouve dans les airs ou elle est dans les airs – soit on ne la trouve pas, mais alors c’est qu’on ne s’en donne pas les moyens. Vous pouvez avoir appris le piano, avoir appris les accords, avoir appris les gammes, avoir appris tout ce qui concerne la musique – et vous êtes encore au point zéro – jusqu’au moment où vous lâchez prise sur tout ce qui vous retenait. Et nous pourrions tous être en mesure de ne pas nous retenir. Mais la plupart d’entre nous ne permettent pas que cela se produise. Mon rôle, d’après moi, c’est de lâcher prise. Mais je ne crois pas qu’il y ait la moindre règle. Il n’y a pas de règles. (…) Pendant très longtemps c’est ce que je n’avais pas réalisé. (…) L’enseignement est une chose – je ne crois pas qu’il y ait des maîtres, je pense qu’il n’y a que des étudiants – certains étudiants travaillent plus que d’autres. Dans le jazz, le grand récit c’est – ce qui fait avancer la musique – et le grand récit c’est les musiciens qui jouent. (…) Si vous entendez quelque chose et que cela provoque des changements chez vous – c’est parce que ce que vous avez entendu provenait de quelqu’un qui est devenu un innovateur, on devient un innovateur par le travail acharné sur soi-même. Pas tellement par le travail sur l’instrument. (…) (Jarret)

Les points principaux à retenir de ces propos peuvent se résumer ainsi:

  1. L’improvisateur doit acquérir à la fois un haut niveau de capacités techniques sur son instrument et une connaissance approfondie de l’idiome et de la forme artistique en question.
  2. Quand il s’implique dans le processus créatif, l’improvisateur doit ‘renoncer’ à toute connaissance et à tout contrôle pour pouvoir être en mesure d’improviser.
  3. La musique a son origine dans le ‘subconscient’ du musicien et elle se trouve ‘dans les airs’.

Alors que le terme qu’a choisi C. Parker ‘gémir’ [wailing] peut être interprété dans son sens usuel comme l’expression de la lamentation, ou dans son sens argotique de ‘bien jouer de son instrument’ – les deux interprétations impliquent une expression affective de la part du sujet. Je suis conscient que certains lecteurs seront tentés de rejeter avec force cet argument, car il semble promouvoir une posture ‘romantique’ – ou pour parler en termes marxistes : une posture ‘bourgeoise’ – dans la façon de s’exprimer et dans sa nature artistique. Je demande aux lecteurs un peu de patience, car je pense poursuivre tout au long de cet exposé ce débat absolument incontournable. Pour le moment, je voudrais citer Herbert Marcuse à ce sujet :

(…) même dans la société bourgeoise, l’accent placé sur la vérité et les droits de l’intériorité n’est pas réellement une valeur bourgeoise. Par l’affirmation de l’intériorité de la subjectivité, l’individu se retire du réseau des rapports d’échange et des valeurs d’échange, il se retire de la réalité de la société bourgeoise pour entrer dans une autre dimension de l’existence. En fait, cette fuite de la réalité a entraîné une expérience qui pouvait devenir, et qui est devenue, une force puissante pour invalider les valeurs bourgeoises effectivement prédominantes ; ainsi le lieu de l’épanouissement de l’individu a-t-il été transféré du domaine du principe d’efficacité et de la recherche du profit à celui des ressources intérieures de l’être humain : passion, imagination, conscience morale. (Marcuse, p. 18-19)

Quelles leçons pouvons-nous tirer de cette expression affective du sujet proposée par S. Rollins ? Dans son propos, S. Rollins utilise le terme de ‘subconscient’ en tant que ressource principale ou en tant que concept utile à l’improvisation. Dans son sens courant le ‘subconscient’ décrit tout ce qui n’appartient pas à la prise de conscience aiguë du sujet. Dans les sciences sociales le terme est utilisé pour décrire une motivation « sans intention, attention et orientation consciente » (Stajkovic, p. 1172)

L’aspect qui semble être le plus étrange dans les propos des artistes cités concerne la nécessité pour le sujet d’‘oublier’ tout ce qu’il a appris et pratiqué (C. Parker), de ‘se retirer’ et de ‘laisser la musique se faire’ (S. Rollins), pour en même temps espérer ‘trouver la musique dans les airs’ (K. Jarrett). Ces phrases semblent impliquer que la musique a une sorte de nature dé-subjectivée ou une autonomie propre.

Nous allons essayer de voir si prendre en considération le concept d’« inconscient », tel qu’il a été proposé par Sigmund Freud et développé dans la psychanalyse, peut proposer des perspectives en vue d’essayer de comprendre l’improvisation et si cela peut éclairer ce qui paraît être dans l’art une dichotomie paradoxale entre l’expression subjective et une objectivité inhérente.

 

4. En bref – Le concept freudien d’inconscient

Ce court article ne peut en aucune façon prétendre proposer de manière satisfaisante une introduction aux travaux de la psychanalyse au sujet de l’inconscient, j’espère pourtant que l’emploi des éléments fondamentaux bien connus du freudisme, examinés aussi dans le contexte de la théorie culturelle, sera perçu comme plausible et peut-être aussi comme utile dans le présent contexte. Les lecteurs familiers avec les éléments fondamentaux des travaux de Freud peuvent sauter les longues citations qui vont suivre, dont la fonction principale est de servir de brève introduction sur ces questions.

Le terme de « inconscient » a été utilisé pour la première fois par Sigmund Freud en 1900 à côté des termes de « préconscient » et de « conscient » comme faisant partie intégrante de son premier concept topographique de la psyché humaine[2]. Selon Jean Laplanche et J.- B. Pontalis :

L’inconscient freudien est indissolublement une notion topique et dynamique qui s’est dégagée de l’expérience de la cure. Celle-ci a montré que le psychisme n’est pas réductible au conscient et que certains « contenus » ne deviennent accessibles à la conscience qu’une fois des résistances surmontées ; elle a révélé que la vie psychique était « …tout emplie de pensées efficientes bien qu’inconscientes et que c’était celles-ci qui émanaient des symptômes » (Freud, 1912, p. 433), elle a conduit à supposer l’existence de « groupes psychiques séparés » et, plus généralement, à admettre l’inconscient comme un « lieu psychique » particulier qu’il faut se représenter, non comme une seconde conscience mais comme un système qui a des contenus, des mécanismes et peut-être une « énergie » spécifique. (Laplanche, p. 197-198) (…) À partir de 1920, Freud a élaboré sur une autre conception de la personnalité (souvent désignée de façon abrégée du terme de « seconde topique »). (…) Dans sa forme schématique, cette seconde théorie fait intervenir trois « instances », le ça, pôle pulsionnel de la personnalité, le moi, instance qui se pose en représentant des intérêts de la totalité de la personne, et comme tel, est investi de libido narcissique, le surmoi enfin, instance qui juge et critique, constituée par intériorisation des exigences et des interdits parentaux. (Laplanche, p. 488)

L’« inconscient » est par définition exactement ce que ce terme veut dire : non accessible par l’esprit conscient ; mais c’est aussi le foyer de « processus primaires » dans lesquels

(…) l’énergie psychique s’écoule librement, passant sans entraves d’une représentation à une autre selon les mécanismes de déplacement et de condensation ; elle tend à réinvestir pleinement les représentations attachées aux expériences de satisfaction constitutives du désir (hallucination primitive). (Ibid., p.341)

Le « préconscient » d’autre part est un domaine intermédiaire entre l’« inconscient » et le « conscient » :

Du point de vue métapsychologique, le système préconscient est régi par le processus secondaire. Il est séparé du système inconscient par la censure qui ne permet pas aux contenus et aux processus inconscients de passer dans le préconscient sans subir des transformations. Dans le cadre de la deuxième topique freudienne, le terme de préconscient est utilisé surtout comme un adjectif, pour qualifier ce qui échappe à la conscience actuelle sans être inconscient au sens strict. Du point de vue systématique, il qualifie des contenus et des processus rattachés au moi pour l’essentiel et aussi au surmoi. (Ibid., p. 321)
(…) Dans le cas du processus secondaire, l’énergie est d’abord « liée » avant de s’écouler de façon contrôlée ; les représentations sont investies d’une façon plus stable, la satisfaction est ajournée, permettant ainsi des expériences mentales qui mettent à l’épreuve les différentes voies de satisfaction possibles. L’opposition entre processus primaire et processus secondaire est corrélative de celle entre principe de plaisir et principe de réalité. (Ibid., p. 341)

Pour revenir sur la question de l’improvisation et les citations de nos maîtres de l’improvisation : si l’on essaie de faire fonctionner les termes de la psychanalyse, on peut essayer de remplacer le terme utilisé par S. Rollins de « subconscient » par le concept freudien de « préconscient ». Il est intéressant de noter qu’à un autre moment,

Freud qualifie le système préconscient comme « connaissance consciente » (bewusste Kenntnis) ; ce sont là des termes significatifs qui soulignent la distinction d’avec l’inconscient : « connaissance » implique qu’il s’agit d’un certain savoir concernant le sujet et son monde personnel ; « consciente » marque que des contenus et des processus, bien que non conscients, sont rattachés au conscient du point de vue topique. (Ibid., p. 322)

Cette description est bien en résonance avec l’idée de « connaissance à oublier » présentée dans les citations de nos sources.

Reste encore sans réponse la question de l’artiste qui « se met en retrait » et « laisse arriver les choses ». Il est évident que ces phrases décrivent ce qu’on pourrait appeler une situation dynamique ou un processus. Le sujet doit renoncer à exercer son contrôle, ne pas interférer avec ce qui se passe, laisser aller les choses – il ne doit pas tenter de mettre des obstacles ou de résister à l’autre force en présence – la musique. Mais quelle est la force de la musique et d’où provient-elle ? Et quelle est la nature de la résistance ?

Peut-être qu’ici, l’indication de K. Jarret sur « le travail acharné sur eux-mêmes » (plutôt que sur leurs instruments) nous donne un précieux indice.

 

5. Observations tirées des classes d’improvisation

Quittons provisoirement le terrain captivant, mais aussi potentiellement glissant, de la théorie pour nous tourner à nouveau vers la pratique de l’improvisation – ou pour être plus spécifique – vers le stade particulier de l’apprentissage de l’improvisation[3].

Un des champs de ma pratique pédagogique est d’enseigner ce qu’on appelle l’improvisation libre à des étudiants en jazz. À ce stade le terme de ‘libre’ n’indique rien d’autre que l’improvisation est ‘libérée’ des paramètres musicaux formels prédéfinis comme la tonalité ou d’autres aspects structurels. S’ils sont très bien formés et expérimentés dans l’improvisation jazz, la plupart de ces étudiants n’ont pas ou très peu vécu d’expériences dans un cadre ouvert tel que celui-ci. Le fait de commencer par une situation censée être basée sur le ‘rien a priori’ indique clairement à tous les participants que tout ce qui va suivre sera une création par le groupe et les individus qui le composent.

En dépit des grands espoirs initialement placés en vue de la production de nouvelles créations stimulantes, les toutes premières improvisations qu’un nouvel ensemble est capable de créer sont, pour une grande part, très uniformes et monochromatiques. Ce n’est pas pour dire que l’enthousiasme affectif n’y est pas présent – mais ce n’est pas ce que la musique révèle par rapport à ce qu’on avait peut-être envisagé.

Ici les conversations récurrentes en rapport aux improvisations, les analyses de leur matériau, les réflexions et le partage des perceptions et expériences individuelles révèlent petit à petit une image plus claire des obstacles sous-jacents et immanents à surmonter. Ces obstacles sont responsables du fait que ce qui paraissait comme pouvant déboucher sur une création et une expression libres s’avère être quelque chose qui, dans le ressenti et dans la production des sonorités, se situe tout à fait à l’opposé.

Ces obstructions peuvent être classifiées dans les trois catégories mentionnées ci-dessus :

  1. Subjectivité, conscience de soi, psycho-dynamiques individuelles.
  2. Dynamique de groupe, interaction, communication.
  3. Production de matériau, langage, idiome.

Au fil du temps les individus devront acquérir une connaissance des matériaux et des capacités techniques liée à la production de l’improvisation. Ils devront passer par un processus collectif de groupe, qui, on l’espère, va résulter dans la constitution d’un espace suffisamment protégé et amical pour leurs interactions. Si K. Jarret a raison de souligner qu’« il n’y a pas de règles » dans le sens qu’il n’y a pas de règles prédéfinies – il est tout de même nécessaire que des règles soient développées et négociées par les individus au sein du collectif. Comme sans aucun doute l’improvisation est toujours aussi une pratique sociale, le groupe d’improvisation devient une « microsociété » – avec toutes les conséquences que cela implique.

Enfin et surtout, chaque individu devra passer par un processus d’expérience de soi et de réflexion sur soi-même à travers la pratique de l’improvisation. Les ressources indispensables pour y parvenir sont multiples : l’expérience des interactions sociales avec les autres membres du groupe et l’image qu’ils renvoient en miroir [mirroring][4]], la rencontre avec le matériau qu’on produit par soi-même, l’expérience des actions improvisées, les sensations affectives, etc.

À bien des égards, tout cela peut être considéré comme constituant un processus de développement (même dans un sens thérapeutique) – toutefois, il y a une différence importante entre la pure expérience de soi-même et la production artistique. Cette dernière est le résultat d’un processus qui à la fin débouche sur la création d’une « forme esthétique ». Marcuse la définit comme suit :

On peut provisoirement définir la « forme esthétique » comme le résultat de la transformation d’un contenu reçu (fait présent ou historique, personnel ou social) en un tout autosuffisant : poème, pièce de théâtre, roman, etc. L’œuvre est ainsi retirée du processus constant de la réalité, elle acquiert une signifiance et une vérité qui lui sont propres. La transformation esthétique résulte d’un remodelage de la langue, de la perception et de la compréhension qui révèle dans son apparence l’essence de la réalité : le potentiel réprimé de l’homme et de la nature. (Marcuse, p. 22)

La « forme esthétique », ou productions symboliques de l’art, s’inscrit dans un contexte culturel et historique particulier et un champ de tensions qui est représenté par ce qu’on appelle un « état de l’art » déterminé.

Dans ce processus de création artistique l’expression subjective de l’artiste n’est pas la seule fin en soi mais plutôt une condition nécessaire. L’expression subjective n’est jamais purement subjective – car elle porte en soi ses inscriptions et ses déterminations sociales et culturelles – mais elle a en même temps besoin d’être soumise à une transformation liée aux conditions particulières requises par une « forme esthétique » et aux normes de « l’état de l’art »[5]. Du point de vue des perspectives subjectives du musicien instrumentiste ou vocaliste, c’est exactement dans ce sens que le sujet doit ‘se retirer’ (S. Rollins) en vue de pouvoir ouvrir d’autres types de ‘conduits’ de communication.

Et ainsi en « travaillant sur soi-même » (K. Jarrett) vers « l’état de l’art » l’improvisateur transforme et transcende sa subjectivité – et, de plus, il semble que la « voie royale » vers l’objectivité passe par la subjectivité – ce qui de nouveau met en évidence notre étrange paradoxe.

 

6. Les murs internes

Mais qu’en est-il des murs qu’on avait promis de faire tomber ? Nous avons jeté un œil sur le modèle structurel freudien de la psyché, ce qui nous a donné des pistes pour étudier et interpréter les propos de nos maîtres de l’improvisation. Nous avons défini trois domaines de « connexions » vitales que l’improvisateur doit établir, développer et entretenir. Et nous avons eu très brièvement un aperçu des obstacles immanents qui semblent se manifester dans les processus de développement de la pratique de l’improvisation. Nous avons soutenu avec une certaine audace que la ‘vérité’ subjective n’est pas une impasse mais plutôt une passerelle nécessaire menant à un récit plus universel.

Cela nous mène à la dernière partie de ce court exposé : la notion de comment intérieurement on se représente les relations de pouvoir. Ce sujet peut paraître dissimuler une « vieille affaire poussiéreuse » semblant s’être égarée depuis longtemps. Pour reprendre le ton polémique de mon introduction : comme nous semblons vivre une époque favorable aux idées audacieuses – et souvent idéo-creuses – essayons ![6]

Qu’on se tourne vers les perspectives de la théorie marxiste ou de celle de Freud, ou vers les développements ultérieurs de la Théorie Critique par les protagonistes de l’Ecole de Francfort – il semble qu’il n’y ait que très peu de doute sur la notion que la réalité sociale, les structures familiales et les relations de pouvoir sont inscrits dans la représentation des sujets, sous la forme de leur seconde nature structurée de manière individuelle, psychologique et physique. Ces inscriptions constituent une « représentation intériorisée du pouvoir » – créant ainsi les fondements de nos ‘murs’ métaphoriques, construits à la fois à partir de matériaux conscients et inconscients.

C’est la réussite novatrice de Freud, en tant que représentant des vrais « fondateurs de la pratique discursive » (Foucault, 1969), d’avoir formulé une théorie qui décrit le développement individuel du sujet en relation avec des conditions socio-culturelles particulières. Les successeurs de Freud, Alfred Lorenz (1985) et Jacques Lacan (2002) – pour mentionner deux des théoriciens de la psychanalyse allemande et française parmi les plus importants – ont continué à développer la théorie de Freud à un niveau de complexité qui dépasse le cadre de ce texte. Je vais donc m’en tenir à la métaphore plus simple de « murs intérieurs ». Dans leur effet sur le sujet, ces ‘murs’ non seulement limitent le champ de l’action créative [Spielraum] de diverses manières, mais constituent des obstacles et des structures de résistances aux développements de l’émancipation consciente ; et ils constituent tout autant des ‘attaques’ contre les pulsions primaires inconscientes du principe du plaisir.

La production artistique, lorsqu’elle est une réussite, se joue de ces obstacles – elle les transforme et les transcende en « forme esthétique ». Ou comme l’a écrit Herbert Marcuse :

L’art reflète cette dynamique en revendiquant l’énonciation de sa propre vérité, qui se fonde sur la réalité sociale dont elle est néanmoins l’« autre ». L’art ouvre une dimension inaccessible à une autre expérience, une dimension dans laquelle les êtres humains, la nature et les choses ne sont plus subjugués par le principe de réalité établi. Sujets et objets découvrent l’apparence de l’autonomie qui leur est refusée dans leur société. La rencontre de la vérité de l’art a lieu dans les images et le langage décapants qui rendent perceptible, visible ou audible ce qui n’est plus ou pas encore perçu, dit ou entendu dans la vie quotidienne. (Marcuse, p. 82)

C’est exactement ce qu’on a pu observer dans le processus pratique de l’improvisation artistique : un long chemin parfois douloureux – mais aussi joyeux et de plus en plus gratifiant – vers la notion de liberté. Un chemin à travers des territoires faits de règles et d’interdits où le sujet/improvisateur qui explore est guidé par des décisions dictées par la bienséance ou par l’opportunisme, par des actions inappropriées ou sauvages, des manœuvres stupides ou dangereuses, des inactions timides, des décisions faites sans conviction, des escapades courageuses – et bien d’autres choses. Marcuse continue :

L’autonomie de l’art reflète le manque de liberté des individus dans une société non libre. S’ils étaient libres, l’art serait la forme et l’expression de leur liberté. L’art reste marqué par le manque de liberté ; c’est en s’opposant à ce manque que l’art acquiert son autonomie. Le nomos auquel obéit l’art n’est pas celui du principe de réalité établi mais celui de sa négation. Mais la simple négation serait abstraite, une utopie « en négatif ». L’utopie du grand art n’est jamais la simple négation du principe de réalité mais sa conservation par le dépassement (Aufhebung), telle que le passé et le présent projettent leur ombre sur l’accomplissement à venir : l’utopie authentique se fonde sur le souvenir. (Ibid., p. 82-83)

Pour l’improvisateur c’est évident, il est assez simple et trivial, semble-t-il, de ‘détecter’ ces ‘murs’ et d’engager la ‘lutte’. Mais toutes les tentatives pour « traverser ces frontières » et de « faire face à l’autre côté » – les tout premiers pas vers l’autonomie – sont accompagnées par du Angst [angoisse]. Être capable de reconnaître, d’accepter et de dépasser (et éventuellement comprendre) ces anxiétés et ces peurs constitue une étape nécessaire. Le chemin à parcourir est très long – cela prend d’habitude la vie entière. Au moins on n’a pas à mener un combat donquichottesque dans l’isolement et le désespoir, car l’improvisation est une pratique sociale : l’attention bienveillante et le partage dans le collectif sont beaucoup plus forts et raisonnables que l’isolement individuel[7].

Et puis il y a la musique…

 

7. Epilogue / Régler les derniers détails

Je suis conscient du fait que le présent texte laisse de côté des questions théoriques intéressantes. En particulier il serait stimulant de mieux comprendre les processus créatifs liés à l’improvisation de groupe dans le contexte des concepts plus récents de la psychanalyse sur les relations entre objets. Alors qu’il y a eu un nombre croissant de publications à ce sujet ces dernières années, ces travaux concernent surtout les processus créatifs dans les domaines des arts plastiques et de la littérature. La pratique de l’improvisation musicale, avec ses fortes implications sociales et ses matériaux particuliers, est par beaucoup d’aspects différente de la production de la peinture par exemple.

Un autre sujet important à débattre tourne autour de la question de savoir de quelle manière le concept d’incorporation [embodiement]– d’inscription sur le corps – tel qu’il a été exposé par D. Sudnow dans The Ways of the Hand (2011) se rapporte au contenu de ce texte[8]. Je pense que le concept de Sudnow – bien qu’il ne prenne pas explicitement en compte les aspects affectifs, psycho-dynamiques et sociaux – n’est pas contradictoire avec la notion du « subconscient ». Pour pouvoir définir cette relation, il faudrait aborder le sujet de l’« incorporation » en termes psychanalytiques – ce qui se situe au-delà du cadre de ce texte et doit en conséquence être laissée pour plus tard.

Un autre sujet général à aborder serait la question de la pertinence des citations choisies – car elles proviennent toutes de musiciens de jazz et en conséquence ne font référence qu’à une seule pratique spécifique de l’improvisation. Je continue de croire que mon argumentation n’est pas compromise par mon choix de ces personnalités de référence – mais on pourrait certainement en trouver bien d’autres pour étoffer mon propos, ce que je ne peux maintenant aborder que de manière très succincte. Je crois profondément que l’importance pour la musique du XXe siècle de la forme d’expression afro-américaine appelée jazz est encore aujourd’hui largement sous-estimée et incomprise. Dans son article « Improvised Music after 1950 : Afrological and Eurological Perspectives » (Lewis 2002), George Lewis souligne les différences historiques et socioculturelles entre le jazz (et ses développements ultérieurs) et la tradition de la musique savante occidentale ou « pan-européenne » ; et il traite des difficultés et des résistances qui en résultent vis-à-vis de la possibilité de parvenir à une médiation sur un pied d’égalité. Lewis démasque à la fois l’aveuglement euro-centrique et la constitution du « jazz comme épistémologiquement autre » (Jazz as Epistemological Other, Lewis 2002, p. 227) en tant que relations racialisées de pouvoir. Evidemment je ne peux qu’être d’accord sur ce point[9]

En ce qui concerne mes références théoriques – en particulier celles de la psychanalyse – certains estimeront que le présent texte est redondant et désuet, puisque les discours sur le marxisme et la psychanalyse ont été élevés à un « autre niveau » par les travaux de Deleuze et Guattari (1972, 1980) – pour ne nommer que les contributeurs les plus importants. Alors que je suis tout à fait d’accord avec cette dernière position, je continue de penser que mon argumentation est valide pour deux raisons : i) contrairement à Deleuze et Guattari, je ne suis évidemment pas disposé à liquider définitivement la théorie psychanalytique ; ii) mon argumentation s’est basée sur les citations de musiciens qui ont fait référence à des notions populaires de la théorie psychanalytique.

Enfin et surtout : le présent texte n’a pas été écrit dans le but de contribuer aux discours strictement académiques mais plutôt comme une proposition s’adressant à la communauté hétérogène existant à l’extérieur des cercles experts de la recherche universitaire spécialisée. Il s’agit de présenter ma perception face à des notions de plus en plus positivistes et non critiques concernant le processus créatif, qui à long terme ne peuvent que résulter dans une dépréciation et une banalisation de l’œuvre artistique.


 

1. Dans le pire des cas cela pourrait déboucher sur la reproduction du ‘phenomène Yoga’ – dans lequel la pratique intense du Yoga par des millions d’occidentaux ne semble pas toujours encourager la spiritualité et la prise de conscience mais plutôt nourrir les besoins et carences narcissiques.

2. Il y a un un autre concept de ‘subconscient’ que je préfère éviter d’utiliser dans cet exposé : ce que C. G. Jung appelle l’‘inconscient collectif’. Bien qu’il semble bien entrer en résonnance avec la musique à travers la notion de réservoirs sédimentés des expériences culturelles archaïques et des symboles, il est aussi associé à beaucoup d’aspects problématiques et il n’apporte rien d’utile au contenu du présent débat.

3. Ceci n’implique pas qu’une pédagogie déterminée ou qu’un cadre temporel prévisible puissent être envisagés pour ce type de projets.

4. J’utilise le terme de « stade du miroir » en référence à l’utilisation de ce concept par  H.D. Winnicot (Playing and Reality) et de son extension par D.Stern (Le monde interpersonnel du nourrisson) dans le concept de «  accordage affectif ». Ces deux concepts décrivent l’importance de la réaction de la mère vis-à-vis de son enfant, qui sont vitaux pour l’expérience du moi de l’enfant (et donc de son développement). Je pense qu’il y a des similarités dans les interactions qui ont lieu dans les groupes d’improvisation. De plus, le matériau musical (ou la musique elle-même) peut être considéré en tant que tel comme un « miroir ». Ce dernier aspect demanderait nécessairement un exposé théorique beaucoup plus complexe sur le matériau musical, la symbolisation et la cathexis.

5. C’est délibérément que j’évite d’utiliser le terme et le concept freudiens de « sublimation » , caril s’agit là d’un terrain très vague qui ne promet pas des progrès rapides en vue de faire avancer ce débat.

6. Je résiste à la tentation de revisiter les débats animés et dans une grande mesure sans compromis des années 1960 et 1970, qui, de manière romantique, ont opposé le marxisme à la psychanalyse, dans des discours philosophiques – parallèles aux combats de ring mémorables comme celui entre Muhamad Ali et George Forman – qui correspondaient à la métaphore des antagonistes compétitifs (avec leurs partisans passionnés), car tout cela a vite perdu de sa pertinence face au nouveau ‘jeu’ complexe de la philosophie post-structuraliste.

7. Je ne saurais exprimer avec assez de force ma croyance que (en dépit de tout l’intérêt pour les aspects de la psychologie individuelle) l’ improvisation reste par sa nature une pratique sociale et que les « murs internes de l’égo » se consituent en conjonction avec des relations entre le sujet créatif et la société à travers les interactions sociales.

8. Je remercie Jean-Charles François pour m’avoir fait connaître ces informations. .

9.  L’allusion que j’ai faite avec l’emblématique combat de boxe entre Ali et Forman me paraît rétrospectivement pertinente dans ce contexte. Cette allusion et son interprétation potentielle semble en même temps révéler et cacher l’aspect des narrations qui sous-tendent les relations raciales de pouvoir et celui d’identification projective –  deux aspects essentiels pour comprendre la perception du jazz par les blancs européens.


Bibliographie

Deleuze, Gilles & Felix Guattari 1972: Capitalisme et Schizophrénie 1. L’Anti-Œdipe. Paris : Les Editions de Minuit.

————————————————- 1980: Capitalisme et Schizophrénie 2. Mille Plateaux. Paris: Les Editions de Minuit.

Foucault, Michel 1961-1983: Beyond Structuralism and Hermeneutics, 2nd edn, University of Chicago Press.

——————————- 1969: « What is an Author? », Twentieth-Century Literary Theory. Ed. Vassilis Lambropoulos and David Neal Miller. Albany : State University Press of New York.

Jarret, Keith 2014: Transcription de la video NEA Jazz masters. https://livestream.com/jazz/neajazzmasters14/videos/39595741.

Lacan, Jacques 1966, 1999. Ecrits. Paris : Editions du Seuil.

Laplanche, Jean & J.-B. Pontalis 1967: Vocabulaire de la psychanalyse. Paris: Presses Universitaires de France.

Lewis, George E. 2002. “Improvised Music after 1950: Afrological and Eurological Perspectives”. Black Music Research Journal/ Center for Black Music Research. Columbia College Chicago.

Lewis, George E., & Benjamin Piekut 2016: The Oxford Handbook of Critical Improvisation Studies Vol. 1-2. Oxford University Press.

Lorenzer, Alfred 1995: Sprachzerstörung und Rekonstruktion. Seiten : Suhrkamp.

Marcuse, Herbert 1979. La dimension esthétique, Pour une critique de l’esthétique marxiste. Paris : Editions du Seuil.

Parker, Charles: L’origine de la citation n’est pas claire – elle apparaît dans beaucoup de publications Internet, comme par exemple :: https://courses.dcs.wisc.edu/wp/musicalperformers/charlie-parker/)

Rollins, Sonny 2014: Transcription de la video Moving towards the subconscious. https://youtu.be/G0p1rz8Qc_s.

Stajkovic, A.D., Locke, E. A., & Blaire, E. “A first examination of the relationships between primed subconscious goals, assigned conscious goals, and task performance”. Journal of Applied Psychology. 5 : 1172–1180. 2006

Stern, Daniel 1985: The Interpersonal World of the Infant: A View from Psychoanalysis and Development. Basic Books. En français: Le monde interpersonnel du nourrisson. Paris: Presses Universitaires de France, 2003.

Sudnow, David 2011: The ways of the hand. Cambridge, Mas. :  MIT Press.

Winnicot, Donald 1971: Playing and Reality. London : Tavistock.

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Michel Lebreton

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Murailles et lisières traversant
le temps et l’espace du conservatoire

Michel Lebreton

Sommaire

1. Espaces clos… temps immobile / Espaces ouverts… temps des possibles
2. Paroles suspendues, paroles retrouvées
3. Lisières
4. Il suffit de passer le pont
5. Co-construction
6. Un être parlant, un être social
7. Une maison des musiques
8. Le pas de côté

1. Espaces clos… temps immobile / Espaces ouverts… temps des possibles

La muraille. Elle s’impose par sa masse, sa capacité à délimiter une frontière. Elle induit une permanence dans l’espace, une fixité, une impression d’intemporalité qui concourt à l’oubli de sa présence. Nous pratiquons, nous pensons dans l’ombre de murailles. Elles donnent un cadre, et donc un périmètre, permettant d’organiser nos activités. Mais à parcourir toujours les mêmes plans,  les mêmes volumes, elles nous apparaissent bientôt, dans une illusoire évidence, parées d’intemporalité. Elles nous mettent en bouche des aphorismes tels que : « on a toujours fait comme ça ! », « de tous temps… », « il est évident que… »… qui sont autant d’expressions qui les cimentent encore davantage. Et qui découragent le débat, puisque… l’on a toujours fait comme cela.

Les murs le long de la frontière américano-mexicaine tentent d’enfermer les mexicains dans leur pays. Ils enferment, dans un mouvement parallèle, les américains dans une enclave que certains souhaitent protectrice. Il y a un désir de muraille qui va de pair avec une peur de l’altérité malencontreusement liée à un besoin de sécurité.

Une muraille est faite pour défendre. C’est donc qu’une attaque est redoutée. Le mur d’Hadrien se dresse contre la menace d’invasions barbares. Mais au fil du temps, il est délaissé, les soldats abandonnant leurs postes pour s’établir paysans aux alentours. Il devient une réserve de pierres pour construire maisons, églises… La muraille devient ici matière à d’autres pratiques. Celles-ci ouvrent sur de nouveaux espaces.

Comment ouvrir espaces et temporalités, quelles pratiques développer qui permettent de percevoir la muraille et d’oser sortir de son ombre, de laisser cette sécurité illusoire, de mettre les peurs en suspension? Et de mettre en lumière les évidences assénées par les pouvoirs en place?

 

2. Paroles suspendues, paroles retrouvées

J’ai eu l’occasion de prendre en charge un atelier d’écriture à destination d’étudiants de l’ESMD (Ecole Supérieure Musique et Danse Hauts de France) avec l’objectif de les aider dans la rédaction de leurs mémoires. La toute première séance a révélé un désarroi chez certains de ces étudiants, tous adultes et ayant un poste d’enseignement et de l’expérience. Leurs premières réactions furent: « Je n’ai rien à raconter », « Je fais cours, c’est tout », « Il ne se passe rien d’extraordinaire dans mes cours »… Ils renvoyaient des réponses fermées et coupant court à toute perspective de questionnement. Plus encore, ils affirmaient de façon sous-jacente qu’il n’y avait rien à observer, banalisant ainsi leurs pratiques d’enseignement, pratiques dont nous devions découvrir par la suite les nombreux pôles d’intérêts.

Afin de dépasser cet état de fait, j’ai fais appel à des expériences hors du cadre des conservatoires. Des expériences mettant en jeu leurs capacités à accompagner, aider, éduquer mais dans un contexte où ils ne soient pas évalués par le prisme du musical.

Pour l’une, ce fut une série de remplacements en milieu hospitalier qui l’ont amenée à pratiquer le travail en équipe, l’écoute des patients, la résolution de conflits… démarches qu’elle a pu par la suite décrypter dans sa pratique enseignante. Pour une autre ce fut d’apporter une aide auprès de sa sœur qui était en difficulté pour une épreuve de baccalauréat. Cette dernière était en demande et cela se passa facilement. Le frère avait les mêmes difficultés mais était réticent face au travail scolaire, de surcroit chapeauté par sa grande sœur ! Celle-ci ne trouva pas de situations opératoires mais réalisa plus tard, lorsque son frère se réorienta avec succès dans une branche différente et qui lui plaisait, que la motivation ne s’enseigne pas mais (je cite un extrait de son mémoire) « que le rôle d’un enseignant est de développer des situations ouvertes au plaisir d’apprendre (manipuler, explorer, construire…) afin que la motivation puisse advenir, s’accroitre ». Pour une troisième enfin ce fut une expérience d’auxiliaire de vie scolaire auprès d’enfants autistes avec pour objectif une intégration dans le cursus scolaire standard. Elle indique dans un de ses écrits : « Cette expérience d’une année est très certainement la plus marquante et une des plus belle de ma vie, j’ai compris l’importance de se faire accepter sans attendre quoi que soit en retour, j’ai une autre vision de cette maladie et surtout  j’ai pu acquérir un certain nombre de compétences… » (S’ensuivent des compétences telles que patience, curiosité, capacité d’adaptation, écoute de l’autre…).

Ces récits qu’elles ont couchés sur le papier et qu’elles ont échangés, discutés, ont joué le rôle du révélateur photographique. Elles s’y sont vues actrices de situations d’accompagnement, parfois d’enseignement. La parole s’est faite plus facile, le désir d’écoute s’est davantage affirmé. Et avec ces situations, la certitude « qu’il se passe quelque chose ». Et que cela mérite d’être conté, observé, analysé. Ce regard ethnographique s’est emparé de la sphère professionnelle. Elle est devenue source d’autres récits, également échangés, discutés, analysés. Chacune d’entre elles avait commencé à contourner la muraille des évidences pour commencer à assembler les pierres des possibles. Et se réapproprier le temps et l’espace de leurs expériences en en évoquant les épaisseurs et mouvances humaines. Sur quels terrains s’engage-t’on alors pour faire advenir ces mises en lumières ?

 

3. Lisières

La lisière est une bande, une liste, une marge (pas une ligne) entre deux milieux de nature différente, qui participe des deux sans se confondre pour autant avec eux. La lisière a sa vie propre, son autonomie, sa spécificité, sa faune, sa flore, etc. La lisière d’une forêt, la frange entre mer et terre (estran), une haie, etc. Alors que la frontière et la limite sont des clôtures, la lisière sépare et réunit en même temps. Un détroit est une figure exemplaire de lisière : le détroit de Gibraltar sépare deux continents (l’Afrique et l’Europe) en même temps qu’il fait communiquer deux mers (Méditerranée et océan atlantique).
Emmanuel Hocquard, Le cours de PISE, POL, Paris 2018, page 61.

Les lisières sont les endroits des possibles. Les limites n’en sont définies que par les milieux qui les bordent. Elles sont mouvantes, sujettes à érosions, sédimentations: elles n’ont rien de l’évidence. Enseignants et apprenants, tous deux habités d’expériences musicales nourries de leurs parcours respectifs, se retrouvent de prime abord évoluant dans les sols souples des lisières. Ils ne se connaissent pas mais se réunissent autour d’un objet « musique » qu’il conviendrait d’ailleurs d’écrire au « singulier – pluriel » : la Musique – mes musiques / Les musiques – ma Musique. L’enseignant s’est construit au fil du temps un paysage où les représentations sociales et donc musicales se sont construites et édifiées plus ou moins solidement, plus ou moins en conscience (par exemple, « qu’est ce qui est ‘musique’ ? », « qu’est ce qui fait le ‘musicien’ », « qu’est ce qu’enseigner ? », « quelle est la place de l’élève dans ce processus ? »…). L’apprenant vient également avec un bagage de représentations sociales et musicales.  Mais lorsqu’il pénètre pour la première fois dans ce lieu appelé « Conservatoire », les premières lui rappellent qu’il entre dans « un haut lieu d’expertise » et les secondes que les musiques enseignées y sont majoritairement « des grandes musiques ». Il est à la fois disponible, motivé et sur la réserve, éventuellement impressionné. Il est dans les lisières, terrains inconnus, mais attirants, pour y concrétiser ses désirs (tout au moins on l’espère). En l’occurrence, la pratique d’un instrument dans la plupart des cas. La question est alors : l’enseignant va-t-il le rejoindre dans ces lisières mouvantes, mais seul terrain qui les réunit à ce moment premier ? Et tenter de débroussailler un espace et un temps commun d’apprentissage mutuel ? Ou va-t-il emmener l’apprenant à l’ombre de sa muraille afin d’y dérouler un programme prédéfini et solidement maçonné ? Va-t-il laisser les barrières ouvertes aux vagabondages et bricolages[1], allant même jusqu’à les encourager ? Ou va-t-il circonscrire toutes pratiques à l’enclos qu’il a construit au fil du temps?

Le seul véritable voyage, le seul bain de Jouvence, ce ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux, de voir l’univers avec les yeux d’un autre, de cent autres, de voir les cent univers que chacun d’eux voit, que chacun d’eux est.
Marcel Proust, La Prisonnière, page 762.

Dans une reformulation très réductrice de ma part (pardon aux Marcels), à tout le moins mettre à jour « sous les pavés, la plage! ». Car à quoi bon être en présence d’autres paysages sonores si nous les plions inlassablement à notre habitus ? Créons plutôt des situations ouvertes à nos imaginations, lisières propices à passer les objets étranges au sein d’échanges improbables. Laissons une part d’improvisation dans les « faire de la musique », ou encore les « construire collectivement des échafaudages sonores », ainsi que les « tenir atelier ouvert ». Ouvrir les yeux autres qui sont en nous et tout cela par le pouvoir de la confrontation et de l’échange avec l’autre.

 

4. Il suffit de passer le pont

La rencontre de musiciens autour de pratiques ouvertes (exemple: « dans le groupe, chacun prendra la parole en réaction à ce qu’il perçoit des autres propositions: en complément – aller vers- ou en opposition -s’éloigner- ») et d’objets peu ou pas connus (ex: « accumulons des nappes sonores par timbres de plus en plus granuleux ») met en jeu des relations aux objets et aux sujets qui différent de ceux développés dans une formation qui se centre encore souvent sur de l’interprétation de répertoires esthétiquement repérés. Les comportements, savoir-faire habituels ne se suffisent plus pour participer aux récits sonores que l’on est appelé à construire, seul ou en groupe. Il y a alors deux voies possibles : sauter dans le train en partance sans en connaître l’itinéraire et faire advenir un nouveau récit ou laisser passer le train (certains peuvent même être tentés de le dynamiter !).

Une telle situation s’est révélée lors d’un projet avec un ensemble de cordes (huit violonistes et trois violoncellistes). Il s’agissait, dans un premier temps, de mettre sur pieds un répertoire de musiques traditionnelles à danser issues du Berry ainsi que de compositions dans le style. L’approche de ces répertoires, inconnus des musiciens en présence, se faisait par le chant et la danse; s’ensuivait la transposition par oralité sur instruments et en petits groupes. Les musiciens étaient invités à chercher collectivement cette transposition, puis à confronter leurs trouvailles en grand groupe. Des jeux d’improvisations sur la quinte de structure et les bourdons de certaines mélodies complétaient cet atelier. Précisons que la technicité requise pour l’interprétation était acquise par tous les participants.

L’une des musiciennes âgée de 16 ans était sur la réserve et ce à la fois sur le fait de danser et sur celui d’improviser sur les règles proposées (elle avait déjà pratiqué de l’improvisation sur grille harmonique mais dans un autre cadre). Elle était venue s’inscrire à un cours d’ensemble à cordes et s’attendait à travailler du répertoire « classique » alors qu’une information avait été faite, définissant le projet particulier de cet atelier. Mais là où elle s’attendait, en dépit de la présentation du projet, à travailler en ensemble des œuvres écrites dans le but de les interpréter collectivement sous la direction du professeur de cordes, elle s’était retrouvée dans une logique d’atelier où chacun est appelé à bricoler. Ajoutons le peu de « prestige » apparent des matériaux proposés: simplicité apparente des mélodies, improvisation sur cinq notes, accompagnements basés sur des bourdons rythmiques, danse populaire au pas répétitif au premier abord… ainsi que le fonctionnement proposé: travaux et recherches collectives, confrontations et débats sur les trouvailles, recherche d’une construction collective finale… qui l’ont rebutée. C’étaient là autant d’éléments qui déplacent les enjeux plus habituels tels que se confronter à des répertoires ardus et prestigieux et se fondre dans  un jeu et un son d’orchestre avec pour références de nombreux enregistrements professionnels. Je n’ai pas réussi à l’aider à questionner cet état de fait, elle n’a pas souhaité échanger avec moi.

 

5. Co-construction

C’est le statut même du musicien apprenant/enseignant qui est ici en jeu.

Ce musicien apprenant est il à même d’enfiler différentes peaux (interprète, improvisateur, orchestrateur…), différents scénarios (orchestre, musique de chambre, groupe de musiques actuelles, soliste…) et différentes esthétiques comme il le ferait en fouillant librement la malle aux vieux vêtements dans le grenier de ses grands parents pour jouer à être un autre ?

Ce musicien enseignant est il en volonté et capacité d’accompagner cet apprenant afin que ces peaux n’en fassent plus qu’une, souple et adaptable aux choix et nécessités du moment ; que ces scénarios soient autant de mises en relations humaines et musicales variées ; que ces esthétiques soient des occasions de humer les diversités culturelles ?

Cet apprenant est il à même d’accepter qu’un cours repéré comme ensemble à cordes soit le lieu de ces différents cheminements ?

Cet enseignant est il à même de créer les conditions pour que cela advienne ?

Il est ici important de prendre en compte plusieurs aspects qui façonnent la tradition des conservatoires. Ils nous permettront de mieux définir le bâti et son architecture à un moment où il tente de se redéployer en regard de l’évolution de la société française. Les quelques remarques ci-dessous sont à prendre en compte pour qui veut traverser les murailles.

Ces murailles…

… sont en partie dans l’institution qui cloisonne plus ou moins différents territoires en « cours », « orchestre », « musique de chambre », « pratiques collectives »… et permet / empêche, plus ou moins, que les enseignants et les apprenants avancent, selon les projets, par porosité entre les différents statuts du monde musical occidental.

Elles sont aussi en partie dans la segmentation des enseignements qui a cours dès le collège et nous renvoie à une conception de la formation construite comme une succession de domaines de connaissances que l’élève parcourt d’heure en heure: un gigantesque open-space parsemé de cloisons à mi hauteur qui isolent tout en laissant filtrer un brouhaha institutionnel qui peine à faire sens.

Elles sont dans la représentation dominante de l’enseignement en conservatoire qui focalise le parcours d’apprentissage sur l’instrument et son professeur et conçoit les pratiques collectives de groupes comme une mise en œuvre de ce qui est appris dans le cours instrumental. Un supplément en quelques sortes.

Elles sont également incluses dans la division du travail qui s’est développée depuis le XIXe siècle et l’hyperspécialisation qui lui a fait suite jusqu’à aujourd’hui: à chacun sa place et sa tâche.

Elles sont enfin dans la relation enseignant-apprenant qui est imprégnée de cette structuration de la société.

Cloisonner, segmenter, diviser… l’organisation et les pratiques dans les lieux de formation, dont les conservatoires, sont encore traversées par ces constructions plus ou moins closes. La création des départements, pour prendre cet exemple, n’a fait que déplacer cette réalité dans un cercle un peu plus grand, mais entre partenaires de même famille se structurant sur les mêmes fondements. Nombre de réunions de départements sont d’ailleurs axées sur le choix des répertoires à jouer dans l’année à venir, sans que ces choix ne soient la conséquence d’un projet plus global centré sur les musiciens apprenants, territoires à explorer et qu’il convient de peupler de musiques.

 

6. Un être parlant, un être social

Les murailles délimitent un terrain et permettent de se développer dans un cadre protecteur. Elles enferment également à la mesure des règles qui régissent la vie individuelle et collective sur ce terrain. Les lisières sont ces brèches en friche, ces landes ouvertes aux expérimentations non prévues par les régulations des jeux emmurés. Elles peuvent dérouter mais aussi devenir des terrains riches de plantations variées et cultivées collectivement. Et là est l’une des clés permettant de reconsidérer les buts et organisations de l’enseignement : la parole exprimée et partagée collectivement, mise au service d’expérimentations et de réalisations de projets individuels et de groupes. Une parole acceptant de livrer aux regards des autres ce qui fait sens dans les pratiques de chacun. Une parole accueillie dans le respect des convictions de chacun et dans le projet de construire un projet d’établissement qui ne soit ni l’addition de projets personnels ni l’empilement de projets de départements. Une parole qui laisse entendre que l’enseignant ne sait pas tout et que la coopération est nécessaire pour construire.

Florence Aubenas, journaliste, a recueilli des paroles souvent inaudibles. En voici un extrait paru dans un article du journal Le Monde du 15/12/2018 sous le titre « Gilets jaunes : la révolte des ronds-points » :

Depuis des mois, son mari disait à Coralie : « Sors de la maison, va voir des copines, fais les magasins. » Ça a été les « gilets jaunes, au rond-point de la Satar, la plus petite des trois cahutes autour de Marmande, plantée entre un bout de campagne, une bretelle d’autoroute et une grosse plate-forme de chargement, où des camions se relaient jour et nuit…
…L’activité des « gilets » consiste ici à monter des barrages filtrants. Voilà les autres, ils arrivent, Christelle, qui a des enfants du même âge que ceux de Coralie, Laurent, un maréchal-ferrant, André, un retraité attifé comme un prince, 300 chemises et trois Mercedes, Sylvie, l’éleveuse de poulets. Et tout revient d’un coup, la chaleur de la cahute, la compagnie des humains, les « Bonjour » qui claquent fort. Est-ce que les « gilets jaunes » vont réussir à changer la vie ? Une infirmière songeuse : « En tout cas, ils ont changé ma vie. »
Le soir, en rentrant, Coralie n’a plus envie de parler que de ça. Son mari trouve qu’elle l’aime moins. Il le lui a dit. Un soir, ils ont invité à dîner les fidèles du rond-point. Ils n’avaient jamais reçu personne à la maison, sauf la famille bien sûr. « Tu l’as, ton nouveau départ. Tu es forte », a glissé le mari. Coralie distribue des tracts aux conducteurs. « Vous n’obtiendrez rien, mademoiselle, vous feriez mieux de rentrer chez vous », suggère un homme dans une berline. « Je n’attends rien de spécial. Ici, on fait les choses pour soi : j’ai déjà gagné. »

 

7. Une maison des musiques

« On fait les choses… ». Voilà une situation de départ prosaïque, complexe mais prometteuse : un groupe de musiciens (apprenants et enseignants) et qui agit (se rassembler pour un projet commun). Un terrain d’expression (rond-point ou conservatoire). La mise en route du projet par une démarche de co-construction qui redessine les parcours. Situation semée d’embûches mais mobilisante.

Sensoricité, interprétation, variabilité et improvisations invitent à créer un enseignement par ateliers pris en charge par des collectifs d’enseignants à géométrie variable. Ils peuvent s’appuyer sur l’expression vocale et corporelle par des règles collectives insistant sur l’intention partagée dans la production sonore. L’apprentissage du code écrit peut s’intégrer dans la séquence « imitation, imprégnation, transfert, invention » comme un outil complémentaire ouvrant, notamment à la composition. Celui de l’instrument est traversé par des face à face et des travaux de groupes…

 

8. Le pas de côté

C’est la deuxième année (2018 et 2019) que je propose un stage de 2 jours et demi à des étudiants en CEPI [Cycle d’Enseignement Professionnel Initial] des Hauts de France. Cette année, huit musiciens se sont réunis, dont certains déjà venus l’année précédente. Venant de pratiques des musiques actuelles amplifiées, classiques et jazz, ils ont écouté des collectes de chants traditionnels du Berry et du Limousin enregistrés entre les années 60 et 80. De simples monodies chantées dans une cuisine, à la maison par des gens du pays, des paysans. Pas d’harmonies ni d’accompagnements. Seulement des voix qui sculptent à leur manière des mélodies aux tempéraments et inflexions inconnues de ces jeunes musiciens.

Entre le relevé à l’oreille, le chant par imitation, le transfert sur l’instrument et les règles d’improvisations proposées par mes soins, une énergie constante s’est déployée. Le plus bel exemple à mes yeux étant l’intensité avec laquelle ils se sont investis dans la réalisation de « bourdons vivants ». De notes tenues mécaniquement sur les 1er et 5e degrés, ils sont peu à peu passés à un écosystème accueillant les variations de timbres, le passage du continu à l’itératif, les entrées et sorties par variations d’intensités… et tout cela dans une belle écoute collective. Ces bourdons portent les improvisations et l’on serait tenté de les prendre pour quantité négligeable. Ce ne fût pas le cas, une conscience collective émergeante leur ayant offert un territoire à habiter. Ils en sont tous ressortis avec la sensation d’avoir vécu une expérience individuelle par la grâce du groupe et une expérience collective par la présence active de chacun.

Je vous laisse sur quelques extraits de leurs improvisations : il ne s’agissait évidemment pas de se former à l’interprétation des musiques traditionnelles du Berry ou du Limousin, mais plutôt de se saisir de caractéristiques de ces musiques et d’autres pour explorer d’autres voies d’improvisations.

Un paysage sonore, inséré dans un conte plus long, termine la vidéo. Il est mis en jeu par les musiciens d’un ensemble à cordes pris en charge par une professeure de violon classique, Florence Nivalle. Nous avons proposé, en plus d’autres parties du conte, de se pencher sur la musicalité d’une forêt :

      • Écoute d’un enregistrement en forêt et échanges.
      • Écoute dirigée. Repérer s’il y a:
            – une trame permanente dans le paysage ;
          – des événements répétés avec plus ou moins d’espacements ;

– des événements marquants, en rupture.

  • S’approprier ces éléments par une imitation vocale. Définir des caractéristiques du son.
  • Transposer cela sur son instrument en ne retenant que les enveloppes et textures du son et en laissant de côté l’imitation.

La trame (sauterelles) est jouée/chantée tutti. Les événements répétés (moustiques et bruits d’animaux dans les fourrés) sont pris en charges par plusieurs duos (un moustique et un fourré). Quelques oiseaux apparaissent, solitaires. Des démarches de déplacements sont inventées par chaque duo pour amener la production sonore. Les deux productions sont au choix, tuilées, juxtaposées ou avec une respiration intercalée.

Il est à noter qu’une violoniste, Clémence Clipet, étant à la fois en formation de violons classique et trad. a été sollicitée par Florence et moi-même pour transmettre la bourrée finale avec les coups d’archet. Nous en sommes à 13 séances au moment où cette première restitution s’est déroulée. Et le premier bilan est très positif : tous les participants ont le sentiment de construire un véhicule pour un voyage à inventer.

Enfin, un ensemble de cornemuses de cycle 1 (2 à 4 ans de pratiques selon) nous a proposé un jeu d’improvisation se basant sur un relais entre les deux premières incises d’une bourrée : SOL la si DO et RE mi FA. Le passage se fait en tuilage. Un jeu simple mais qui a mobilisé chez chacun une énergie et une concentration parfois insoupçonnées. Une découverte « engageante » pour la plupart.

Michel Lebreton, mars 2019

 


 

1. « Le bricoleur est celui qui utilise des moyens détournés, obliques, par opposition à l’homme de l’art, au spécialiste. Le travail du bricoleur, à la différence  de  celui  de  l’ingénieur,  se  déploie  dans  un  univers  clos,  même  s’il  est diversifié. La règle est de faire avec les moyens du bord. Le résultat est contingent, il n’y  a  pas  de  projet  précis,  mais  des  idées-force  :  “ça  peut  toujours  servir,  ça  peut fonctionner”.  Les  éléments utilisés  n’ont  pas  un  emploi  fixe,  encore  moins  prédéterminé : il sont ce qu’ils sont, à cet instant-là, tel qu’il est perçu, désiré, en relation avec  d’autres  éléments,  opérateur  d’une  opération  particulière.  Pour  le  bricoleur,  un cube de bois peut être cale, support, socle, fermeture, coin à enfoncer, etc. Il peut être matière  simple  ou  instrument,  son  utilité  dépend  d’un  ensemble.  L’adéquation  d’un bricolage peut évoquer le hasard objectif des surréalistes. »
Ruse et bricolage (Liliane Fendler-Bussi)

Rencontre avec Xavier Saïki

Rencontre entre Xavier Saïki et PaaLabRes (Samuel Chagnard et Jean-Charles François)

Discussion autour du projet mené par le collectif Ishtar sur Treatise de Cornelius Cardew. Entretien réalisé le 9 février 2017.

http://collectif.ishtar.free.fr/Sombresprecurseurs.html

 

English Abstract


 

Sommaire

Le Collectif Ishtar
Travailler avec Treatise
S’approprier différemment la partition
La ligne du temps
Influencer les pratiques d’improvisation
Treatise pour les pratiques amateures
Travailler la notation ou l’improvisation

 

 
Le Collectif Ishtar

J.C. François :
Pour commencer, ce serait bien d’avoir une mise en contexte de l’ensemble Ishtar. Qu’est-ce que c’est, quelle est son histoire ?
Xavier Saïki :
Au-delà d’un ensemble peut-être, Ishtar est avant tout un collectif d’artistes au sens le plus horizontal possible. C’est un collectif d’artistes au sens large. À l’époque du travail sur Treatise, il n’y avait que des musiciens. Est-ce un hasard ou pas, je n’en sais trop rien, en tout cas, c’est comme ça. L’association est née en 1993. Je n’en faisais pas partie à l’époque. Je suis arrivé dans cette histoire aux alentours des années 2007-2008. Donc au début, de ce que j’en ai compris, c’était un collectif qui regroupait énormément de monde. Ils étaient quasiment une trentaine. Le collectif est né même avant, à partir d’un orchestre d’enfants et d’ados monté par Jean-Pierre Goudard qui s’appelait « Ça Déméjazz ». Le collectif Ishtar est une suite de cet orchestre-là. C’est-à-dire, je crois, que quand « Ça Déméjazz » est arrivé à la fin de son histoire, les gens de l’orchestre ont voulu continuer à œuvrer ensemble et ont monté cette association qui s’appelle le collectif Ishtar. À la base ils étaient vraiment nombreux avec pas mal de danseurs, de comédiens, de performers, tout ça, justement, entre artistes amateurs, professionnels, tout cela n’était pas vraiment très clair et il n’y avait pas forcément de frontières… Et cela s’est assez structuré pour arriver vers un ensemble assez grand aussi, un peu dans le fonctionnement de tous les collectifs un peu de la fin des années 1990 type ARFI[1] on va dire, tournés autour du jazz, des musiques improvisées au sens large, avec une espèce d’orchestre qui réunit tout le monde, de big band, de grand ensemble, et puis plein de formes plus petites. Et aux alentours de 2003, cela s’est un peu précisé, voire radicalisé, autour des pratiques improvisées, autour de ce que moi j’appelle des musiques de bruit, du champ des arts sonores : le monde des musiques d’objets, des instruments détournés, et autour de cette question centrale de l’improvisation, d’une musique de l’instant, qui se fabrique dans un lieu donné, avec les gens qui sont présents à ce moment-là. Cela peut prendre la forme de concerts tout à fait traditionnels, entre des gens qui se rencontrent, qui font un concert de musique sur un espace scénique, frontal. Mais cela peut aussi prendre la forme de concerts-installations qui sont plus dédiés à explorer des lieux, quels qu’ils soient — des usines, une rue, voire une salle de spectacle — en questionnant le mode de représentation : est-ce que la scène est la plus adaptée pour ce qu’on a envie d’y faire ? Est-ce qu’on a envie de questionner d’autres endroits ? La question du sonore à Ishtar est restée toujours centrale, même s’il y a beaucoup de collaborations avec du mouvement, avec des arts visuels, ou de la poésie. C’est cette envie de mettre en place des situations d’écoute, au-delà de ce qu’on peut appeler concert. On a pu par exemple faire une cartographie de la ville de Bourg-en-Bresse. On s’est baladé beaucoup dans la ville et on a repéré et isolé des lieux, des endroits qui pour nous avaient un intérêt du point de vue de l’écoute. On pourrait reparler de John Cage et de tout ce mouvement-là. Écouter la ville telle qu’elle est ! On en a édité une carte où on invite les habitants, avec un plan annoté, à aller écouter sur place avec un texte et une photo. Le texte relève juste de l’écoute que nous avons apportée. Toutes ces questions-là sont un peu au centre : la question de la situation d’écoute et du temps, le rapport au temps dans les arts sonores en général. Alors l’improvisation vient de nouveau questionner cela, évidemment. Quand on fait quelque chose à un endroit, à un moment donné, quel sens cela a si on en fait un disque et qu’on le réécoute chez soi ? Voilà, on questionne beaucoup tout cela. Et on est dans un fonctionnement aussi de création, à la façon d’une compagnie : régulièrement on dépose des projets de création où on met en jeu des questions, un dispositif, etc. Et à un moment on a posé cette question de la partition graphique. On avait envie de travailler avant tout sur la question des volumes, en termes sonores, sur un projet vraiment sur le son et la musique, sur la question des sources, en mêlant des sources totalement acoustiques (contrebasse, percussions, saxophone, etc.) et des sources totalement amplifiées (haut-parleur, guitare électrique, système électroacoustique, etc.). Avec du coup cette différence de puissance qu’on peut avoir avec la gestion des volumes, sans amplifier les autres évidemment : comment travailler ça, qu’est-ce que ça veut dire ? Depuis longtemps on travaille sur ce brouillage des pistes entre les instruments amplifiés et les instruments acoustiques, ou même le jeu des timbres. Et quand on écoute quelque part, que cela vienne d’un violon, d’un trombone ou d’une guitare électrique, finalement, tout ça n’a plus trop d’importance. Qu’est-ce qu’on entend ? Et c’est après coup qu’est venue cette envie sur la table en débattant de ces questions-là de la partition graphique. Eddy Kowalski, qui joue le saxophone, avait écouté et vu pas mal de boulot autour de Treatise. Et il nous a soumis l’idée qu’il aimerait bien travailler là-dessus et on a tous rebondi.

 

 
Travailler avec Treatise

JCF :
Vous n’êtes pas les seuls à avoir un intérêt pour Treatise. Alors que du côté de la musique contemporaine officielle, Cardew est complètement oublié, comme s’il n’existait pas. Si les gens connaissent un peu son travail, c’est quelque chose qui est mis aux oubliettes, qui n’est pas considéré comme quelque chose de sérieux. Par contre, il y a énormément d’activité autour de Treatise, on s’en aperçoit tous les jours, mais pas sur d’autres partitions. Alors comment est-ce qu’on interprète ce fait ?
XS :
Je pense que cette envie de jouer cette partition, elle est simplement arrivée par ce que tu dis, on a vu des choses, on en a entendu parler, et du coup cela a suscité de l’envie, et on s’est dit : « tiens ! nous aussi ! Il existe beaucoup d’autres partitions, on a pas mal épluché le recueil « Notations 21 »[2]. Mais c’est vrai que Treatise a un côté, je trouve, très brut, très aride, il n’a pas de couleur, etc. C’est très radical aussi dans le trait, presque tracé à la règle bien que ça ne le soit pas, on le voit quand on regarde précisément. Et je pense que ça peut se rapprocher de réflexions, de travaux de musiciens improvisateurs qui prennent un propos, une singularité, quelque chose qui leur appartient et qu’ils développent, affinent, ressentent, travaillent sur cette chose unique. Pas mal d’artistes dans ces champs-là se centrent beaucoup sur un mode, une façon de faire, et je pense que, du coup, Treatise peut faire écho à ces fonctionnements-là.
JCF :
Et les autres partitions de Cardew de cette époque, vous les connaissez ?
XS :
Je ne les connais pas. Je sais qu’il y en a eu d’autres.
JCF :
C’est un peu la seule de ses partitions qui soit strictement une partition graphique, les autres étant plus des équations de problématiques autour de questions qui se posent. Alors, d’après ce que je comprends – on l’a d’ailleurs entendu dans votre concert au Périscope – votre idée était de concilier vos pratiques d’improvisation avec une structure extérieure. Comment ça s’est passé, quel a été le processus ?
XS :
C’est là où ça croise ce que tu disais tout à l’heure par rapport aux ensembles de musique contemporaine. Il y a la question du rapport à l’improvisation. J’ai l’impression que les orchestres, enfin, les musiciens qui viennent de la musique écrite, quand ils abordent cette partition, ça devient un prétexte à ouvrir les choses, à improviser, voire jeter la partition, comme tu disais tout à l’heure. Je dirais que nous, on a suivi le chemin de l’autre côté. C’est-à-dire que notre quotidien, au sein de ce collectif, c’est plutôt, pour le coup, vraiment l’improvisation, faire naître ce qui sort sur le moment, travailler avec ce qui est là, fabriquer ensemble, dans un temps donné. Cette partition est arrivée à un moment où on commençait à se questionner sur comment fixer des choses. Cela croise des envies, là aussi, à revenir sur une notion d’écriture, en tout cas une notion de fixer un peu, voire de refaire. Ce qui était, ce qui est antinomique de ce qu’on a pu faire avant. Donc on l’a abordé en faisant une première lecture de l’ensemble. La notion du temps, du rapport au temps, a toujours été la plus grande question, l’axe central de notre travail sur cette partition. Parce qu’il y a des graphiques, du coup, on en fait un concert : combien de temps ça dure ? Cela fait 193 pages. On est allé acheter une grosse horloge à la quincaillerie à côté du théâtre de Bourg, on l’a posée devant et on s’est dit : on s’y jette ! Vraiment. Donc on avait tous le Treatise devant nous, on improvise avec cette partition devant les yeux, sans plus de considération que cela, laissons faire ce qui vient, et on se donne deux minutes par page. Ce qui nous a occupés à peu près trois heures. Ben… pas facile ! [rires] C’est bien qu’on n’ait pas enregistré, qu’on n’en ait pas trop parlé ; ça ne devait pas être très intéressant, je pense, du point de vue sonore. Mais en tout cas c’était vraiment super de s’y jeter. Cela nous a permis aussi d’en faire une lecture du début jusqu’à la fin.
S. Chagnard :
Comment cela s’est passé, cette première lecture de 3 heures ?
XS :
Eh ben, il y en a qui se sont barrés, il y en a qui ont pris une pause…
JCF :
Au milieu ?
XS :
C’est-à-dire qu’on jouait et on se disait « on n’en peut plus là… » [rires]
SC :
193 fois deux minutes, du coup il y en a qui ont sauté des trucs ?
XS :
Il y en a qui ont sauté des trucs, ouais. Et puis il y a eu – je me rappelle – ça tournait des pages toutes les deux minutes et ont pouvait entendre : « Oh ! Pfffff ! » [rires] « Qu’est-ce que je vais bien faire là-dessus, encore ? Aaaah ! »
SC :
Est-ce que vous avez débriefé sur les trucs que vous avez faits ? Vous avez débriefé des trucs que vous avez trouvés ou des récurrences, des choses que vous avez associées systématiquement ?
XS :
Il y a eu tout de suite eu des types de graphiques qui nous parlaient plus que d’autres. Et il y en a qui ont été rédhibitoires dès le début, on n’a pas voulu s’en occuper. On n’y est jamais allé. On a été très attiré toujours par les lignes très minimales. Elles sont là. [cherche dans la partition]. Celle-là, elle nous a parlé du début. Celle qu’on jouait en ouverture de 30 secondes, même quinze secondes, elle durait trente secondes, mais on avait quinze secondes de silence avant de commencer.
SC :
Et est-ce que certaines pièces, vous les avez jouées la même pièce sur trente secondes, une minute, dix minutes, vous avez fait ça ?
XS :
Ben ça dépend de la partition. On a remarqué qu’on avait du mal avec les durées très très longues. Par exemple, celle-là, à un moment on en était à 17 minutes. Celle-là nous a paru tout de suite… en fait les choses les plus minimales nous ont plus attirés. Celle-là, c’est le « tube », numéro 135, celle-là elle durait 6 minutes. Et toutes les minutes, on jouait une boule qui durait 10 secondes et un son continu de contrebasse tout le long. C’est peut-être celle-là.
SC :
Du coup c’est une interprétation assez simple ?
XS :
Oui, on a souvent été sur des interprétations graphiques enfantines, vraiment très très simples. Par contre, après, c’était dans le matériau sonore, dans le timbre, comment on retravaille ça. Les objectifs ont plus été là-dessus. En fait, celles qui nous ont beaucoup parlé, c’est celles qui ont une entrée unique, enfin qu’on a pu traiter comme une entrée unique. Celle-là ça par exemple a été : sons continus avec battements de fréquences, voilà, jouer sur des oppositions de phase, etc.
JCF :
Ça c’est une citation, pratiquement, de Bussotti. [Voir l’article de David Gutkin]
XS :
Ah !… Celle-là [il montre une page de Treatise], elle nous a aussi parlé tout de suite.
JCF :
L’ensemble Dedalus, c’est ces pages-là qu’ils ont choisies.
XS :
Aussi, cela ne m’étonne pas. Après coup, on s’est reposé la question du choix : donc chacun s’est dit, quelles feuilles, quelle partition peut-on choisir, quelle partie ? On peut les prendre soit de façon totalement indépendante. Dans le pavé de 193 pages, on peut piocher celles qui nous intéressent, qui parlent plus que d’autres, sur lesquelles on a plus d’idées, plus d’envies. Mais malgré tout, quand on le prend du début à la fin, on voit qu’il y a vraiment une progression. Il y a une vraie continuité – on a remarqué ça – il y a des blocs de pages qui se suivent, des parties différentes… Oui, on s’est posé avant tout la question du rapport au temps. Donc, ce qu’on a fait, c’est qu’on a sélectionné des pages qui nous intéressaient, simplement. Et on a décidé de quelle durée chacune allait être et on a improvisé dessus. Alors au début c’était quelque chose de très global : « tiens ! cette feuille-là, ces traits qui partent en haut, qui partent en bas, enfin, ces grosses boules, qu’est-ce qu’elles font naître ? Qu’est-ce qu’elles font réagir ? » Cela ne nous a pas fait changer grand-chose sur nos modes de jeu. Juste on se dit : « Tiens ! Grosses boules = on joue fort… »

 

 
S’approprier différemment la partition

JCF :
Y a-t-il eu une discussion avant de réaliser une feuille ou bien la discussion arrive après ?
XS :
À ce moment-là, la discussion arrivait après.
JCF :
Donc, on joue la feuille, et après on en fait un commentaire ?
XS :
Voilà ! Avec une durée donnée. Du début, on a eu une horloge, un compteur, un chronomètre. La question du rapport au temps, je ne sais même pas pourquoi, est arrivée totalement naturellement pour nous. En tout cas, le travail de cette partition-là nous a emmenés tout de suite sur cette question du rapport au temps, de manière très précise : on joue 12 minutes, on joue 30 secondes, on joue 6 minutes, cette feuille-là, mais pas celle-ci, etc. On a même changé de mode, car au début on avait une horloge à cadran, et en fonction de notre placement, on ne voyait pas la trotteuse de la même façon, donc on pouvait avoir une seconde de décalage à la fin, voire une minute. Ça nous a complètement déroutés, donc on a eu besoin d’avoir un compteur numérique — pour les improvisateurs… [rires]. En tout cas cela nous a amenés à cette question du temps qui a été centrale. Après est venue la question des matériaux. Et on n’a jamais tranché là-dessus. On échangeait, il y a eu des tentatives de décider vraiment d’écrire très précisément, mais sans se le dire toujours. Par exemple, celle-là, je prends la page 75, au hasard :

1 page 75

 

Pour préciser, ce fonctionnement a toujours été comme ça au sein du collectif Ishtar ; on ne s’est jamais mis dans un fonctionnement où on proposait aux autres ce qu’ils devaient jouer : par exemple « Ah ! Ce serait super si quelqu’un amenait une idée de composition, ça serait super que la contrebasse fasse un son continu sur ce trait gras, là, qui descend pour repartir sur un autre son continu ». Non ! Chacun se positionne. Et après on en parle : « Moi j’ai pris telle option – moi j’ai pris telle option ». Donc on est parti dans quelque chose de très composé, figé. Sur cet exemple-là : comme on a décidé que cette partition durait 4 minutes, moi je peux séparer la partition : peut-être cette partie, ça fera une minute, celle-là, ça fera une minute, cette partie une autre minute et cette partie une autre minute. Je décide très précisément sur cette minute-là quelle matière je fais pour jouer cette grosse boule et ces petits traits, quelle matière je fais pour jouer cette boule-là. Ce fonctionnement-là a convenu pour certains d’entre nous, mais pas à tous. Pour d’autres, au vu de leur pratique, c’était impensable pour eux de fixer des choses comme ça. Ils regardaient plus cela comme un ensemble : par exemple, sur 4 minutes de cette page 75, c’est plutôt des choses continues avec des sortes de petites boucles répétitives — 2 boucles répétitives — qui peuvent arriver un peu au début, et puis tout ça ponctué de petits impacts.

Dans notre réflexion des pratiques improvisées, on travaille avec ce que le travail personnel et singulier de chacun, avec ce que chacun est, sans imposer un chef ou une direction, un axe venant d’une seule intention. Donc, dans l’ensemble de quatre, ce que vous avez vu au Périscope, il y a certains des musiciens qui ont vraiment écrit, fixé des choses. Pour ma part, cela m’a intéressé d’aller vraiment dans cette direction-là, parce que je me suis dit : « on aborde une partition en tant qu’improvisateur ». De même, pour Jean-Philippe qui travaille l’électronique, ce qui est intéressant, c’est que ce n’est pas quelqu’un qui vient de la musique, qui n’a pas fait des études de musique, il ne sait pas ce que c’est qu’une partition, une note de musique. C’est la première fois qu’il se heurtait à une partition. Lui, il a commencé la musique avec des filtres analogiques et de la performance et de l’improvisation. Alors maintenant il se met à écrire parce qu’il fait pas mal de boulot pour du théâtre par exemple, qu’il a cette notion-là, mais ça reste de la composition électronique sur un fichier sur l’ordinateur, sur une durée, et il ne connaissait pas la notion de partition. Tous les deux on a vraiment fait ce choix d’aller sur une écriture la plus précise possible. Moi j’ai même annoté des choses comme « pinces crocodiles », « deuxième case ebow », et même avoir fait des marques au marqueur sur la guitare pour savoir où poser le ebow, parce que, à force de travail, j’avais repéré des réglages d’ampli avec des numéros, la réverb sur 7, et ainsi de suite.

 

2 p155 annotée

 

Mais pour d’autres, c’était plutôt une globalité et à un moment est arrivée cette confrontation-là : « fixer les choses c’est très bien, mais, comment, en fixant les choses, rester à l’écoute de ce qui se passe ? » Moi, pour ma part, j’ai été ravi de jouer cette partition ; une partition, vraiment, au sens d’écriture, parce que je ne suis pas d’accord avec ce que tu disais, sur le fait qu’on joue, et qu’elle n’a plus lieu d’être, car il n’y a tellement rien là-dessus, qu’elle n’a plus lieu d’être, donc on la balance et on improvise. Nous, elle nous a vraiment emmenés dans des endroits, des modes de jeu et — je reviens encore notamment sur ce rapport au temps — sur des bascules, sur des ruptures, sur des choses qui pouvaient vraiment changer du tout au tout en rien, qu’on aurait jamais fait si on n’avait pas eu cette partition. Notamment parce qu’on a fait des choix… À certains moments on a même fait des minutages. Alors pour le coup qui étaient valables pour tout le monde. Sur cette page 75, 5 minutes à 4 minutes 20 on est tous : là.

JCF :
Oui c’est ce qui était frappant dans le concert c’était précisément ces moments extrêmement précis où tout le monde faisait exactement la même chose. Et entre les deux…
XS :
… des moments flottants.
JCF :
Est-ce qu’il y a eu des difficultés, des tensions au cours de l’élaboration ?
XS :
Le nombre de fois où on a failli brûler ! Ouais !
JCF :
Et ça concernait quoi ?
XS :
Notamment sur ces questions d’aller vers une écriture très précise ou de l’utiliser comme une inspiration globale du moment. On n’était vraiment pas d’accord là-dessus. Comment on a résolu ça ? Chacun fait ce qu’il veut. Si on a envie d’aller dans une écriture très précise, de marquer telle pince-crocodile, de mettre sur telle corde à tel endroit, quel réglage du machin, etc. et bien ils y vont. Et puis ceux qui veulent la prendre plus comme une globalité, comme une source d’inspiration, parce qu’il y a des traits, des petites bulles, voilà, et bien ils y vont aussi ! On confronte ça, on joue, et surtout : qu’est-ce que ça donne, comment ça sonne ? Et ensuite, si, dans la performance, dans l’acte de jouer, tout le monde est à l’aise, que ça sonne, et que la posture de chacun permet à l’ensemble d’exister, c’est très bien.
SC :
D’après ce que je comprends, il y a d’un côté des instrumentistes « électriques » qui ont travaillé sur la partition de manière un peu spécifique et précise, et les deux instrumentistes « acoustiques », qui ont peut-être plus l’habitude de jouer avec des partitions, mais qui ont ici plus travaillé sur l’idée d’inspiration ?
XS :
Oui.
SC :
Je me demandais s’il n’y avait pas là un rapport spécifique à l’instrument ? Par exemple toi, tu joues de la guitare à plat, tu as un ensemble de bidouilles qui correspondent à une sorte d’installation, alors que les instrumentistes acoustiques produisent leurs sons, mais ne jouent pas « sur » leurs instruments. De même, Jean-Philippe joue avec sa table de mixage : l’effet « patcher », l’effet « brancher », l’effet « installer » produit aussi peut-être un effet graphique, l’effet graphique de vos installations ? Qu’est-ce que tu en penses ?
XS :
Il y a peut-être aussi le travail d’objet, ou d’installation, ou de préparation qui fait qu’on peut préparer des outils qui font que dans notre rapport au temps, quand on arrive au moment où on veut les jouer ils sont là. Il y a peut-être ça qui nous a emmenés. Plus des questions techniques en fait. Et je pense qu’il y a des affaires d’histoires aussi. Comme on disait, Jean-Philippe, à l’inverse, c’est quelqu’un qui… Son histoire est vraiment liée à l’improvisation, à la musique « noise », au travail du bruit. Il n’a jamais été confronté à une notion d’écriture de la musique, forcément, du coup, cela l’a intrigué : tiens, ben allons-y. Benoît, qui joue de la contrebasse, a un prix de conservatoire, il a fait des remplacements de contrebasse à l’ONL[3], il a joué le jazz. Il est pourtant un improvisateur, il défend ça, mais il a une autre histoire. Et, du coup, lui, a eu peut-être envie de…
JCF :
… jeter les partitions…
XS :
… de jeter les partitions. !

 

 
La ligne du temps

SC :
Vous les avez lues toujours de gauche à droite ?
XS :
On les a toujours lues de gauche à droite.
SC :
Même quand les musiciens ne font que de s’en inspirer ?
XS :
Parce que je crois que depuis le début, ce truc du temps nous a tout de suite mis dans ce bain-là, et en fait on a voulu travailler cela, vraiment ce rapport au temps. Et, mine de rien, il y a quand même cette double portée en bas…
JCF :
… que vous n’avez pas utilisée, si ?
XS :
Absolument pas, du tout.
JCF :
Ni comme signe, ni comme…
XS :
Non. C’est peut-être ça, c’est peut-être cette double portée qui nous a fait lire à chaque fois de gauche à droite. Je ne sais pas. Mais on ne l’a jamais utilisée, non. D’ailleurs même pour certaines, quand on s’est questionné sur les graphiques… Benoît avait fait la traduction du Handbook, donc on s’est pas mal inspiré de cela, de toutes ses réflexions. Alors il y a cet axe central qui est là tout le long, mais pas tout le temps (page 156). Cornelius Cardew dit que c’est la « ligne du temps ». Son Handbook a été écrit parce que la partition a été éditée par les Éditions Peters, qui éditent Mozart, et le contrat, ça a été que, pour qu’ils éditent la partition, il fallait un Handbook, un mode d’emploi. Sauf que lui, il n’en avait pas pour réaliser ses partitions ! Du coup on a pas mal lu ses écrits : comment il a écrit cela, pourquoi, etc. Au vu de l’histoire de cette partition, il était hors de question de mettre un mode opératoire. Donc il a écrit une suite de réflexions et de remarques quand il a été écouter les concerts de cette partition ; et il a remarqué que souvent il y avait un instrument, peut-être souvent un… quelque chose de l’électronique, un synthé analogique, ou je ne sais quoi, qui utilisait un son continu pour jouer cette ligne. Eh ben, on a repris aussi cette idée de cette ligne du temps, quelque chose de continu qui est là. Donc, la notion de gauche à droite elle s’est un peu imposée, effectivement on l’a toujours prise ainsi. Le seul truc qu’on a essayé qui nous a bien plu, mais on ne l’a pas retenu, c’était qu’à un moment, on a un grand bloc de 20 minutes où chacun fait ses choix de partition avec ses durées. C’est-à-dire qu’on a poussé le truc où chacun se débrouille, s’il la prend dans une globalité, s’il écrit très précisément, s’il veut que ça cela dure 3 secondes et demie ou à peu près le temps que font les autres : chacun choisit quelles partitions il prend, quel nombre il en fait et pour chaque partition, combien de temps. Il y en a un qui pourrait en prendre 156 qui durent deux secondes et demie. Un autre qui pourrait en prendre une seule qui dure 20 minutes. Mais on ne l’a pas retenu parce qu’on a dit « bon, ben vraiment, la partition ne sert plus à rien ! ». Ce sur quoi je n’étais pas d’accord, mais voilà. En tout cas, c’était vraiment intrigant à faire. C’est-à-dire, du coup, ça vient vraiment soulever cette question de jouer l’écriture, d’être improvisateur, de se donner une ligne, mais d’être disponible à ce qui se passe… Et ce qui se passe autour, on ne sait pas d’où ça vient. On est à l’écoute et en même temps on essaie de tenir sa ligne… Et j’étais assez content de la musique que ça faisait, moi. Ça faisait des pièces qu’on n’avait jamais faites, je n’avais jamais entendu ça joué à tous les trois ou à tous les quatre. C’était vraiment singulier pour le coup. De là à ce que ce soit intéressant à écouter en concert, je ne sais pas, je n’ai pas poussé la question jusque-là sur le rapport au public et qu’est-ce qu’on donne à entendre, mais en tout cas à faire, c’était vraiment intrigant.
JCF :
Est-ce que vous avez projeté les partitions que vous jouiez pendant les concerts ?
XS :
Les premiers concerts de Treatise avec le collectif Ishtar, on a projeté les partitions en très grand et on a arrêté. On en a fait deux, et après on a décidé de garder uniquement le livret.
JCF :
On allait savoir ce qu’il y allait se passer, c’est ça le problème ?
XS :
Les gens étaient autant perdus que s’ils avaient le petit livret, juste ils changeaient en même temps que nous. La partition faisait dix minutes, il y avait le même compteur sur le fichier, c’était un PowerPoint qui était minuté et on lançait le compteur sur le même ordinateur. Donc si on avait décidé de jouer la première partition six minutes, au bout de six minutes ça basculait sur la deuxième, donc les gens voyaient. Et on a eu pas mal de retours comme quoi les gens avaient envie aussi à un moment d’écouter juste la musique telle qu’elle était, sans la partition. Et ce qui nous plaisait bien avec le livret, c’est que les gens partaient avec.
SC :
Tu as dit tout à l’heure que tu avais annoté précisément certaines partitions – « là je mets telle pince crocodile » — ce qui montre qu’en fait c’est aussi une « vraie » partition, cette partition graphique est annotée d’une certaine manière pour toi. Est-ce que tes autres collègues ont noté des trucs aussi sur leurs ? Par exemple, pour la même pièce, moi ça m’intéresserait d’avoir les quatre partitions telles qu’elles étaient utilisées par vous en concert, comme documentation d’un travail de musicien. Parce que sinon, on peut rester assez vite dans l’idée que la partition elle est telle qu’elle a été faite et que l’on s’en sert telle qu’elle a été faite. Or, même une partition de Mozart est toujours annotée par le musicien qui la joue, d’une certaine manière : troisième doigt, ralentir, enfin peu importe, pas de la même façon du coup. Je trouverais intéressant d’avoir les versions de chacun de vous.
XS :
OK, je leur demande ça.

 

 
Influencer les pratiques d’improvisation

XS :
Et pour nous ça a été une vraie découverte dans notre pratique de l’improvisation au sein du collectif Ishtar. C’est des choses, en tout cas avec eux, que je n’avais jamais faites, et cela nous a emmenés en termes de matière, de matériau sonore, dans des endroits dans lesquels on n’était jamais allé. Et je pense qu’on n’aurait pas pu les trouver sans cet apport de l’écriture, qui fait que tout le monde est au même endroit à un moment donné, toujours cette histoire du temps, du rapport au temps. Et je crois qu’on l’a plus abordé vraiment sur un cadrage du temps que sur un cadrage de matériaux sonores, d’harmonie, de timbre. C’est vraiment cette question du temps qui nous a centrés, qui nous a réunis sur cette partition.
JCF :
C’est quelque chose que vous avez continué après ou vous êtes revenus à l’improvisation ?
XS :
On a continué dans le sens où on a fait quelques concerts avec ce projet-là, et on est passé totalement à autre chose après.
JCF :
Cela a influencé cette « autre chose » ?
XS :
Complètement.
SC :
Vous avez continué à jouer tous les quatre ?
XS :
Oui on a continué les quatre sur d’autres projets. On a beau être des improvisateurs… le cadre donne tout de même un truc dans lequel on va.
SC :
Et ça a changé quoi depuis dans votre jeu à quatre ?
XS. :
Ça a vraiment changé cette question des ruptures, de se permettre des changements, des bascules ultras radicales au sein d’une improvisation.
JCF :
Et collectives ?
XS :
Collectives oui. C’est-à-dire que ça nous a… on est devenus encore moins polis, quand on improvise…
JCF :
Polis envers qui ?
XS :
Envers les autres musiciens. Polis dans le sens par exemple : « Ah non, il est en train de se développer telle belle durée, je ne vais pas faire cette explosion qui me turlupine depuis longtemps. Non, maintenant c’est le moment : tac ! » Alors c’est toujours la question de la justesse, la justesse du propos. Du coup j’ai l’impression que notamment sur des principes de dynamiques, ça nous a débloqués. Et aussi sur le rapport au temps. Après cela, on a pu aller dans des choses qui s’étalent moins. Le fait de prendre le temps, d’être dans l’écoute, de laisser vivre, naître les choses, de réagir tranquillement, c’était un peu notre fonds de commerce. Et le travail de cette partition, ça nous a permis d’aller dans une vitesse d’exécution qu’on n’avait pas, de pouvoir jouer des pièces de 15 secondes : tp tc tws vss whooat ! Je pense qu’on en avait envie, c’était naissant, mais on ne se le permettait pas ; le fait de travailler cette partition a ouvert ces possibles-là.
JCF :
En ce qui te concerne, cela semble quelque chose de très positif, mais est-ce que c’est partagé dans le groupe ?
XS :
Oui j’ai l’impression.

 

 
Treatise pour les pratiques amateures

JCF :
Dans les programmes que j’ai lus, il y avait aussi l’idée d’utiliser les partitions graphiques dans le cadre de stages, d’ateliers, avec des amateurs ou des enfants. Tu peux en dire quelques mots ?
XS :
C’est le deuxième volet de travaux menés là-dessus. C’est hyper important pour nous, en fait. Parce que Cardew a écrit cette partition pour ceux qu’il a appelés les « innocents musicaux ». C’est-à-dire que n’importe qui peut prendre cette partition et devenir musicien, jouer de la musique tout seul ou avec d’autres, en utilisant cette partition, car elle est faite pour tout le monde. Il a été très déçu, parce qu’il a remarqué qu’elle était tout de même beaucoup mieux interprétée et que c’était beaucoup plus intéressant à écouter quand les gens qui s’en emparaient avaient une pratique musicale et instrumentale. Cela soulève la question du langage, de l’histoire, des moyens, de l’outil, voilà. Mais pour nous ça reste intéressant et, du coup, c’était hyper important de faire des stages, ou en tout cas des actions avec d’autres musiciens pour explorer cette partition graphique, mais pourquoi pas, la notion de partition graphique, et du coup la notion d’écriture et donc la notion d’invention, de composition et comment jouer de la musique ensemble. Et surtout avec l’histoire de chaque participant. C’est-à-dire, que quelqu’un qui n’a jamais fait de musique peut venir avec une casserole et une balle de tennis, une cantinière [rires], et un premier prix de conservatoire au violon. En fait, on l’a surtout fait avec des gens qui avaient peu de pratique [rires], mais c’est une autre question, il n’y a pas de ligne de subvention pour aller faire ça avec des prix de conservatoire. Alors il y a eu un premier projet – moi je n’étais pas dedans – c’est Benoît et Eddy qui ont fait ça en partenariat avec Résonance Contemporaine, avec les musiciens des Percussions de Treffort. Donc ça reste des personnes certes qui ont un handicap et tout ce qu’on veut, mais qui ont une pratique musicale et instrumentale régulière. Et ils ont travaillé cette partition-là et ils sont même allés sur un travail du mouvement aussi, du jeu dans l’espace, l’installation. La partition pouvait aussi être une conduite scénographique, voilà. Et il y a surtout eu un gros temps où on a fait une résidence dans une école de musique associative qui est centrée sur les pratiques collectives – ça s’appelle Musikar, vous en avez peut-être entendu parler ?
JCF :
C’est où ?
XS :
C’est à Corveissiat vers Bourg-en-Bresse, c’est Gérald Chagnard qui a monté ça. C’est un projet hyper intéressant sur une école de musique qui centre l’apprentissage sur les pratiques collectives, il n’y a pas de cours individuel, on apprend l’instrument ensemble avec d’autres, on joue en pratiquant. Et chaque année il y a des artistes invités pour un travail de création, fabriquer un spectacle. L’année dernière on l’a fait sur le principe de partitions graphiques. Donc on a travaillé avec ces élèves-là, enfants et adultes tous âges confondus, sur la notion de partition graphique, donc, du coup, sur l’idée d’invention. On peut prendre une autre page, la page 56 : on lit toujours de gauche à droite — parce qu’il ne faut pas déconner, ne pas tout changer d’un coup —, mais, celle-là, qu’est-ce qu’elle a ? Des numéros, des petites notes… Comment chacun peut s’approprier ça, qu’est-ce que chacun déciderait de faire. Alors pour le coup, dans cette résidence-là on a eu beaucoup plus de temps, on a pris beaucoup plus de temps de mise en commun et de décision, et nous on était là aussi pour faire un peu les chefs, c’est-à-dire à un moment décider qu’on allait dans telle direction plutôt qu’une autre. En restant le plus possible à l’écoute de ce qui sortait, mais on quand même voulu garder la posture de savants. Je ne sais pas si c’est bien, mais en tout cas, on avait envie que ça sonne, et puis on avait envie que le spectacle soit formalisé, voilà. Qu’il y en ait une restitution formelle. Donc on a orienté au bout d’un moment les choses, décidé. Mais en tout cas chacun pouvait jouer ensemble avec ses moyens. C’est-à-dire que celui qui a commencé la guitare depuis trois mois pouvait possiblement être dans le même ensemble que ceux qui sont là depuis dix ans, et qui ont une pratique, qui connaissent les gammes enharmoniques, qui connaissent tous les renversements des accords. Comme chacun peut décider de ce qu’il peut jouer sur tel graphique avec ses moyens, ils pouvaient jouer ensemble et fabriquer quelque chose ensemble. Et du coup on a aussi questionné la notion du timbre, de son d’ensemble, de jeu dynamique, de durée, de rapport au temps. Et on n’a pas travaillé pour le coup uniquement sur les partitions de Treatise. Parce que moi, j’ai aussi passé deux jours avec une classe d’une école primaire : on a travaillé cette question de la partition graphique ; donc ils sont venus voir un concert de Treatise, ils ont eu pas mal d’échanges avec leur enseignante là-dessus et ils ont fabriqué des partitions, à la fois en s’inspirant de Treatise et en travaillant sur le territoire aussi : ils ont été faire des balades, ils ont fait des cartographies de la rivière, le Suran, et tout ça est devenu un moyen d’écrire des partitions. Il y a eu un projet uniquement avec des objets sonores et de l’enregistrement, et du coup on a enregistré ces partitions. Ces partitions fabriquées par les enfants ont servi aussi de réservoir travaillé avec l’école de musique, comme partitions graphiques.
Part-1


Part-2
Part-3
Part-4
Part-5

 

Donc on a croisé des partitions issues de Treatise et des partitions inventées par les enfants de l’école. Et cette idée de stage est vraiment d’utiliser les partitions comme un moyen de faire de la musique ensemble avec les moyens dont chacun dispose.

SC :
Ce sera intéressant de voir, quand tu fais ça avec des gamins ou des gens qui ne pratiquent pas beaucoup la musique et en tout cas pas la musique improvisée, ou même pas la musique contemporaine, savoir vers quelles partitions ils s’orientent.
XS :
Alors avec les amateurs, on a amené un préchoix quand même. Et on a choisi ensemble. On n’a pas amené les 193 pages, on avait déjà fait un préchoix.
SC :
Ça veut dire que vous vous projetez déjà en tant que musiciens dans la partition, comment la réaliser. Parce par exemple ce terme que tu employais tout à l’heure, « opposition de phase », c’est du vocabulaire de l’expérience de musicien ? Vous êtes déjà dans l’interprétation, ce que vous pouvez jouer sur ce truc-là ?
XS :
Alors, il y a toujours cette question du temps avec les amateurs, aussi. C’est que les projets étant ce qu’ils sont et qu’il y a une réalisation à la fin, et qu’on aime bien que ça sonne quand même à la fin, même si l’expérience, tout ça, voilà…
SC :
Eh ouais…
XS :
Eh ouais, ça soulève toujours cette question-là. Et même par rapport aux gens qui participaient, qui avaient besoin de la représentation finale, d’en être fiers. Il y a souvent eu ce problème de gens qui sont partis du projet en court de route dans cette résidence-là, parce qu’ils trouvaient que ça ressemblait à n’importe quoi. Mais au fur et à mesure des séances du travail – on a eu en tout six demi-journées, ça va vite –, quand on a vraiment attaqué le travail où on s’est mis d’accord entre les enseignants et les gens du collectif, où on a vraiment recentré, écrit : pour le coup on s’est dit « celle-là on va aller dans telle direction, on va jouer celle-là, celle-là, celle-là, on va aller là, celle-là va sonner plutôt comme ça, etc. » On a vraiment fait des choix qu’on a proposés aux élèves et on a creusé cette matière-là. Quand elle s’est mise à vraiment un peu plus vivre, à avoir plus d’ampleur et à sonner, eh bien là ils se la sont appropriée. Alors qu’avant, pour pas mal, ça restait du domaine de l’expérience. Cela soulève encore une autre question : c’est que la plupart des participants étaient ravis de ces temps d’expérience là, où la musique qui en sortait était ce qu’elle était et n’avait pas du coup de prétention à être montrée, entendue devant un public ; mais à partir du moment où cette notion de montrer le travail, d’être en représentation devant un public, a été un peu plus claire – ils le savaient depuis le début, mais à un moment où c’est devenu plus concret – là on a eu des bons mouvements de panique, alors qu’ils étaient ravis d’être dans l’expérience et dans le faire ensemble, dans une salle un peu coupée du reste du monde.
JCF :
Ça rejoint nos problématiques.
XS :
Moi du coup je trouve ça super de mêler ces deux temps : c’est qu’il y a du temps pour l’expérience, il y a du temps pour faire ce qu’on veut, pour que ça ressemble à tout et n’importe quoi, parce qu’on essaie, on fabrique et on cherche, et on vit des expériences collectives, et c’est génial ; et quand on va montrer quelque chose, ben on a besoin, je crois, tous tant qu’on est, de l’assumer, d’en être fier, donc, de, des fois, d’être obligés de fixer, de répéter, etc. C’est pourquoi à un moment on a pris la posture de chefs en disant « on va là, c’est là où vous êtes bien, c’est là où ça sonne, on va travailler ce mode de jeu, sur celle-là ». Et à partir de là ils ont été très contents, enfin ils étaient plus à l’aise. Il y a d’autres partitions qu’on n’a pas du tout abordées – je ne sais pas si tu as imprimé celle qu’on voit tout le temps ?
SC :
Un « tube » ? Tu veux dire un truc qui est souvent joué ?
XS :
Ouais un tube. Celle-là, la page 183.

 

4 à 183

JCF :
J’ai une jolie histoire là-dessus : Pascal Pariaud et Gérald Venturi, récemment, ont travaillé avec des enfants à Villeurbanne. Ils ont pris cette page-là. Et on a donc un enregistrement des débats des enfants sur la page de l’entre « lieux-dits » HEMU-EPO. Ils n’ont jamais réussi à la jouer. Parce que c’était trop compliqué et ils ont dû aller ensuite vers des choses beaucoup plus simples justement. Il y avait trop de choses.
XS :
Il y a trop de choses !
JCF :
Mais ce qui est intéressant, c’est qu’on a cet enregistrement du débat entre les enfants avec quelques interventions des profs, mais ils les laissent… Et qu’est-ce qu’ils pourraient faire, et voilà, c’est très riche. Évidemment cela nourrit sans doute énormément ce qu’ils ont fait après sur des pages plus simples.
XS :
Et nous, toutes les partitions avec des notes, des notes de musique, des annotations, des bémols, des clefs de sol, ont été éjectées… parce que ça nous parlait, mais pas du tout, du tout, du tout…

 

 
Travailler la notation ou l’improvisation ?

JCF :
L’objectif de ce travail avec les amateurs est plutôt du côté de comprendre les mécanismes de la notation ou bien une ouverture sur un monde qui serait du côté de l’improvisation ?
XS :
Plutôt vers une ouverture vers l’improvisation. C’était plutôt un prétexte à improviser ensemble, voilà, qui du coup donnait des schémas, des entrées qui pouvaient pallier cette grande peur du : « hum ! qu’est-ce que je peux bien jouer maintenant ? je ne sais pas faire ! ». Bon, on a décidé que sur le carré je faisais « ploc ploc ploc ploc ploc » et qu’après je m’arrêtais pendant une seconde parce que c’est ça qui est marqué, ça permet de lancer et de développer des choses : « tiens, qu’est-ce qu’on pourrait tous jouer sur ce carré ? » On en débat, il y en a qui font des choses, « ah oui, ça c’est intéressant, ça non, pourquoi ? Où est-ce qu’on a envie d’aller ? » Et du coup on peut sortir de la matière, on peut faire des essais comme ça. Et quand on joue, on se jette moins dans ce fameux grand bain de l’improvisation. Pendant le concert de l’école de musique, on a aussi fait l’expérience inverse, c’est-à-dire qu’on a joué entre enseignants, une pièce totalement improvisée, sans partition, et on a distribué des feuilles et des crayons à tout le public et c’est le public qui a écrit la partition. C’était super.
JCF :
Est-ce que les partitions graphiques sont des œuvres en tant que telles, ou bien seulement un processus qui permet à un ensemble ou des gens de produire des sons ? Un outil parmi d’autres ou bien quelque chose qui est un peu sacralisé comme l’est une symphonie de Beethoven sur le papier ? Ou entre les deux ?
XS :
Sur cette partition spécifique, sur Treatise, je dirais les deux. Je dirais d’un point de vue de musicien, d’artiste sonore, en tant que partition, c’est un outil pour fabriquer des possibles, pour faire de la musique au sens le plus large où on l’entend. Par contre, au point de vue graphique, si on prend juste comme une œuvre graphique sans l’utiliser comme outil de partition, je tendrais plutôt vers le côté de la sacralisation de l’objet, quelque chose de figé, d’intouchable un peu…
JCF :
Un peu comme quand vous avez joué la première fois la totalité de la pièce en notant qu’il y avait une qualité structurée, une manière très précise ?
XS :
Oui, c’est ultra précis, à la fois dans la continuité, il y a un vrai développement, graphiquement, je parle. Je dis ça peut-être parce que je m’intéresse peu à tous ces champs-là, plus visuels, plus graphiques, les arts plastiques. Et, du coup, quelque chose comme ça, j’ai moins d’expérience de l’histoire, de références. Pour moi, elle m’apparaît plus comme une œuvre graphique en tant que telle. Et c’est pour cela, que je n’ai eu aucun problème à proposer au même niveau aux élèves de l’école de musique Treatise et des partitions fabriquées par les enfants de l’école primaire ; c’était au même niveau pour moi, même si on n’est pas sur le même travail graphique.

 

 

 

 


Notes

[1] NDLR : Association à la Recherche d’un Folklore Imaginaire.

[2] NDLR : Notation 21 est un recueil de partitions graphiques de plusieurs centaines de compositeurs, compilé par Theresa Sauer.

[3] NDLR : Orchestre National de Lyon.

 

 

Interview de Pascal Pariaud

Interview de Pascal Pariaud
Partitions graphiques
Nicolas Sidoroff et Jean-Charles François
Mars 2017

English Abstract


 
Sommaire

Introduction
Les partitions graphiques de Fred Frith
KompleX KapharnaüM
Ecriture de partitions graphiques par les participants eux-mêmes
Le projet autour de l’exposition de tableaux
Réflexions sur les partitions graphiques
Les clochers de Llorenç Barber
Les ateliers d’improvisation
Les partitions graphiques dans les cours de clarinette
Le "Sound painting"
La sonorisation des films

 


 
Introduction :

Le texte qui suit est tiré de l’enregistrement d’une interview de Pascal Pariaud réalisée en novembre 2016 par Jean-Charles François et Nicolas Sidoroff.
Pascal Pariaud est clarinettiste et professeur à l’Ecole Nationale de Musique (ENM) de Villeurbanne. Dans ce cadre, il anime des ateliers où la pratique des partitions graphiques occupe une place importante. Il est membre du trio d’improvisation PFL Traject et du collectif PaaLabRes.

Il y a plusieurs aspects à l’utilisation de partitions graphiques dans le cadre de mon travail pédagogique à l’ENM de Villeurbanne. Lorsque Fred Frith est venu en résidence à l’école, en 1994, cela a donné l’occasion après son départ d’organiser des ateliers d’improvisation. Dans ces ateliers, sur une année, il y avait des périodes où l’on travaillait sur les graphic scores de Fred Frith. En même temps (c’était aussi le début de mon travail au Cefedem Rhône-Alpes) il y avait aussi Individuum Collectivum de Vinko Globokar dont certaines pages nous servaient aussi de support. Dans ces ateliers d’improvisation, petit à petit, les étudiants ont pu imaginer eux-mêmes des graphic scores. Ils apportaient leurs propositions de partition avec leurs propres modes d’emploi. J’en ai retrouvées quelques unes. Donc il y a eu les ateliers d’improvisation qui généraient beaucoup de tentatives de travaux sur les graphic scores. Plus récemment, il y a deux ans, avec une centaine de jeunes élèves, nous avons mené un projet avec KompleX KapharnaüM sur des partitions graphiques, associant des symboles à des sonorités ou à des modes de jeu. Nous avons aussi abordé des créations contemporaines réalisées par les enfants à partir de leurs propres modes de lecture : c’est eux qui déterminaient les sonorités et comment interpréter ces graphismes.

 
Les partitions graphiques de Fred Frith :

Dans les ateliers d’improvisation, on a joué beaucoup de graphic scores de Fred Frith. Les partitions graphiques de Fred Frith sont composées de photos qu’il retraite à l’ordinateur et dont il tire un mode d’emploi.

Prenons par exemple la partition de Fred Frith qui s’appelle Dry Stones : c’est un mur de pierres sèches. Chaque pierre correspond à un solo. Le premier musicien joue un solo représenté par la première pierre ; dès que le deuxième musicien se met à jouer la deuxième pierre, il oblige le premier à mettre en boucle l’extrême fin de ce qu’il est en train de faire. Il faut que ce soit un motif très court, une grappe de sons, ou même un seul son, que le musicien répète en boucle jusqu’à la fin, sur sa propre pulsation. Les solos doivent être assez énergiques et les boucles s’inscrivent dans un diminuendo général sur toute la durée de la pièce. Cette pièce peut être éventuellement dirigée afin de permettre au chef de choisir le matériau qui va être mis en boucle pour chaque solo. Dans ce cas là le geste déclenche la mise en boucle et le départ d’un autre solo. Et dans ce processus, ce qui est intéressant, c’est que tout s’empile et à la fin cela donne la superposition de toutes les cellules en boucle des participants qui s’entrechoquent entre elles, pour finalement arriver à un pianissimo total, et le dernier soliste se met en boucle à son tour. C’est une très belle pièce.

PariaudFig1

Dry Stones II de Fred Frith

Dans Dry stones, il faut que le solo soit évolutif et n’utilise pas un seul mode de jeu. C’est-à-dire qu’il ne doit pas être statique, parce que sinon, cela va être la même chose tout au long de la pièce. Ce qui me plait dans cette idée, c’est de profiter du moindre accident, du moindre petit truc, la petite chose qui change de timbre pour déclencher la mise en boucle du solo… Donc, quand je propose cette partition, je donne la consigne qui suit : « essayez de faire un solo qui soit évolutif, qui n’ait pas la même couleur tout le temps et qui permette à celui qui va rentrer d’avoir à choisir un matériau, qui ne soit pas donné au début et qui reste le même jusqu’à la fin ». Et toujours, les phrases seront de plus en plus calmes et de plus en plus pianissimo : « quieter and quieter », donc de plus en plus calme. Parce que la pièce part de façon énergique. En fait, « quieter » cela peut être dans la nuance, mais aussi dans le tempo. Les élèves ont le mode d’emploi, et quand ils ré-écoutent les enregistrements (enregistrer systématiquement les prestations des participants est un des principes importants dans les ateliers), ils sont tous à même de pouvoir dire quelque chose sur ce qui vient de se passer. L’idée c’est vraiment d’imaginer un solo qui évolue.

Fred Frith travaille souvent sur ce genre de chose dans ses graphiques, par exemple, Firewood : chacun part fortissimo sur une cellule, cela peut être quelque chose qui dure de deux à plusieurs secondes, qu’on joue en boucle. Il y a des instruments faibles qu’on ne va jamais entendre au départ, mais comme c’est un diminuendo global, à la fin, on entend émerger ces instruments que l’on n’avait jamais entendus jusqu’alors ; les instruments à vent qui sont très forts ont besoin de beaucoup de pression d’air, mais petit à petit, dès qu’il y a moins de pression on ne les entend plus, ce n’est plus que du souffle, cela fait donc émerger le guitariste ou ce genre d’instruments ; cette métamorphose est magnifique. Dans Firewood, les consignes sont assez prescriptives. C’est improvisé dans le sens où les gens choisissent leur matériau, mais une fois qu’on est parti, il convient de suivre les prescriptions. Il s’agit de diminuer pendant à peu près onze ou douze minutes. Il va falloir gérer les paliers et il s’agit là d’une difficulté liée à la technique instrumentale. Dans cette pièce il n’y a aucune interactivité entre les musiciens. Ce qui n’est pas le cas des autres partitions. Cela dépend des graphismes.

PariaudFig2

Firewood de Fred Frith

Voici maintenant Screen : tout se déroule dans le temps. Il y a deux mesures à cinq temps (noire égale 60) et chacun doit placer une cellule et la jouer en boucle toujours à la même place dans ces deux mesures (1 cellule toutes les 10 secondes) ; il faut que ce soit tout le temps la même cellule. Les taches blanches sur la partition représentent deux solistes (celui du haut et celui du bas) qui se répondent dans un dialogue évolutif ; ils s’appuient sur ce tapis sonore, lancinant et immuable.

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Screen de Fred Frith

Zürich, de Fred Frith, est un paysage de feuilles sur la neige. On lit de bas en haut. Le bas est dense et le haut est parsemé de feuilles éparses. On part donc d’une masse sonore forte, grave et dense et on opère une métamorphose en quelques minutes vers des sons épars, aigus, pianissimo.

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Zürich de Fred Frith

Souvent, avec les partitions graphiques de Fred Frith, il s’agit plutôt de photos conceptuelles. Avec la plupart des partitions de Fred, c’est le mode d’emploi qui compte le plus. En général, une fois que le concept est édicté, il n’y a pas besoin d’avoir la partition sous les yeux.

Voici comment une séance se déroule lors des ateliers d’improvisation, par exemple avec la partition de Fred Frith Firewood : je lis le mode d’emploi, un texte en anglais qu’on va traduire ensemble et je présente la photo. Tout ce qu’on va faire est enregistré. On enregistre tout et on réécoute tout de suite après. Il peut y avoir ensuite des discussions. Si je prends par exemple Dry Stones, on ne donne aucune consigne autre que celles indiquées dans la partition ; Frith ne donne pas de consignes de contenu. S’il s’agit de gens qui ont peu d’expérience dans l’improvisation, alors ils vont peut-être être tentés de rejouer des choses qu’ils connaissent déjà. Après avoir joué, en réécoutant l’enregistrement, les débats vont porter sur la question de savoir si on est obligé de faire des citations, si on s’en donne le droit de le faire, ou pas, ou dans ce cas là comment cela va influencer l’esthétique. La discussion va porter sur ce qui est faisable ou pas, ce qui est permis ou pas, sur le contenu a donner. Si on ne lit que le mode d’emploi, a priori tout est possible. Après, ce sont des choix esthétiques. Mais cela peut être aussi le cas d’enregistrer une prise unique et rien d’autre. On peut aussi écouter les versions qui ont été faites par Fred – il y a eu des disques de ces graphiques – pour voir comment d’autres musiciens s’y sont pris.

 
KompleX KapharnaüM :

C’était il y a deux ans à peu près, il y a eu ce projet développé en collaboration avec KompleX KapharnaüM, une compagnie « qui réunit des vidéastes, musiciens, techniciens, écrivains, performers, plasticiens, concepteurs constructeurs… autant de compétences indispensables à la création » d’interventions dans la cité. C’était un travail sur un personnage imaginaire qui racontait des histoires. Il y avait plusieurs manifestations dans la ville pour petit à petit cerner un petit peu mieux ce personnage. Il racontait une histoire de l’immigration de l’Algérie à Villeurbanne. Komplex KapharnaüM travaille souvent sur un lien avec la vie des habitants. Il y avait donc une bonne soixantaine d’élèves de premier cycle de l’ENM de Villeurbanne (dans le programme intitulé “EPO” [L’Ecole par l’Orchestre]) qui ont joué dispersés en petits groupes sur un terrain vague à partir de symboles, et c’était une partition qui était minutée. Chaque groupe jouait sa propre partition avec son propre minutage. Le minutage était conçu pour que des évènements se répondent, se juxtaposent ou se superposent. Chaque symbole correspondait à une mélodie ou à une sonorité.

Avec KompleX KapharnaüM, j’ai trouvé que c’était un projet qui était globalement intéressant par cette quête de savoir d’où l’on venait, développée dans la cité. J’ai toutefois regretté qu’il n’y ait pas eu plus d’initiative de la part des élèves dans le projet. Mais musicalement il est possible d’aller peut-être vers quelque chose de plus intéressant pour les élèves, parce que le fait de vouloir aller vite crée la tentation de leur donner des consignes trop prescriptives.

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Projet avec KompleX KapharnaüM

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Projet avec KompleX KapaharnaüM

 
L’écriture de partitions graphiques par les participants eux-mêmes :

Voici des exemples parmi toutes les partitions qu’ont pu écrire les élèves. Je pense à la grande partition qu’ils avaient faite au “Grenier à musique” il y a deux ou trois ans, dans un atelier avec Gérald Venturi (professeur de saxophone à l’ENM de Villeurbanne). Ils avaient élaboré une grande partition qui, par terre, couvrait la totalité du “Grenier à musique”. Les jeunes élèves avaient tout construit, c’était leur langage à eux, leur graphisme, leur truc. Le résultat était une pièce d’à peu près un quart d’heure de musique.


Exemple de réalisation d’une partition graphique écrite par les élèves de l’ENM de Villeurbanne

Pour eux la partition était davantage un outil pour se remémorer ce qu’il y avait à faire. Ils étaient tellement impliqués dans leur création qu’ils n’avaient pratiquement pas besoin de la lire. La partition se construisait de semaine en semaine et mesurait au moins dix mètres de long ; ils se l’appropriaient au fur et à mesure.

Il y avait aussi un groupe qui avait fait une création, ils étaient cinq. Là aussi, ils n’avaient jamais eu besoin de regarder leur partition pendant qu’ils la jouaient, ils l’avaient intégrée.

Ce qui m’a intéressé dans l’élaboration par les étudiants eux-mêmes de partitions graphiques, c’est qu’elles devaient être compréhensibles pour tout le monde, pour tous les autres participants.

 
Le projet autour de l’exposition de tableaux :

Il y a une expérience qu’on est en train de mener en ce moment, avec Gérald Venturi et la professeur de danse Marie Zénobie-Harlay : dans le hall de l’école qui donne sur la cour, il y a en ce moment une exposition de tableaux Delphine Coindet. Ces tableaux ont été exposés au Musée d’Art Contemporain de Villeurbanne. Il y a des tableaux de toutes les couleurs, ce sont des tableaux dont les graphismes sont en tout point identiques, mais chaque tableau a une couleur différente ; ce sont des copies avec des couleurs différentes.

Les élèves ont passé du temps devant ces tableaux pour en dégager les éléments saillants ; ils ont notés notamment le côté griffonnage des tableaux. On s’est dit alors qu’on allait réfléchir à une forme musicale. Nous avons décidé que chaque tableau serait considéré comme un refrain ; dans chaque refrain on retrouvait la matière agitée liée au griffonnage ; cela donnait une matière un peu énergique et rapide ; pour la couleur de chaque tableau il s’agissait de trouver un mode de jeu qui corresponde à tous les instruments. Chaque tableau est un refrain d’une couleur sonore légèrement différente à partir d’un point commun : l’action de gratter.

Des “couplets” s’intercalaient entre les refrains : on a essayé de répertorier avec les enfants tout ce qu’il n’y avait pas dans ces tableaux, par exemple des lignes, des courbes, des points, etc. ; les couplets devaient avoir un matériau différent pour qu’on puisse reconnaître à chaque fois les différentes versions des refrains. Les danseurs ont travaillé à caractériser les éléments graphiques contenus dans les tableaux selon les mêmes principes adoptés par les musiciens : par exemple rechercher des micro-différences pour illustrer les différentes couleurs.

 
Réflexions sur les partitions graphiques :

Du côté de ma vie professionnelle de musicien, j’ai joué beaucoup de pièces contemporaines, il s’agissait rarement de graphismes, c’était plutôt de la musique écrite en notation musicale traditionnelle. Avant de rencontrer les partitions graphiques de Fred Frith, j’avais vu la pièce de Cardew, Treatise, mais je n’ai jamais eu l’occasion de la jouer ; en fait, je n’ai pas eu beaucoup d’occasions de jouer des partitions graphiques. Pourtant j’ai fait partie de Forum, qui était un groupe de musique contemporaine à Lyon dirigé par Mark Foster pendant pas mal d’années, c’était toujours de la musique plutôt écrite de manière traditionnelle. J’ai travaillé avec Ohana et Kagel, c’était aussi des pièces écrites souvent en notation musicale traditionnelle.

Il y avait bien des tentatives de graphismes comme dans les pièces de Crumb, mais cela restait tout de même dans le cadre de la musique écrite conventionnelle ; ces pièces me paraissent différentes des partitions graphiques. Chez Crumb les portées sont simplement présentées dans des formes circulaires ou des formes de ce genre, mais cela reste une partition écrite qui se lit de manière traditionnelle. Les partitions graphiques ne sont pas seulement des partitions qui impliquent des instructions pour jouer, il y a un aspect subjectif qu’il faut peut-être prendre en compte. Si je compare les partitions graphiques de Fred Frith avec Eleven Echoes of Autumn de Crumb, pour violon, clarinette et piano – en fait, les moments où il y a des cercles ou des choses de ce genre – dans cette dernière, tout est prescrit, la moindre nuance, la moindre note, et c’est très précis, alors que dans celles de Fred, il y a beaucoup plus de subjectivité puisque le matériau musical n’est pas défini, il est simplement suggéré. A mon avis, Firewood de Fred Frith se présente de la manière suivante : il y a des creux, il y a des choses qui apparaissent, qui vont disparaître, c’est-à-dire que le concept général de la pièce va être qu’il y a des choses qui vont être au lointain et qui, à un moment donné, vont émerger. Pour moi, c’est vraiment cela, il y a des choses profondes, comme s’il y avait plusieurs plans. Si j’écoute différentes versions du Crumb, celles-ci seront, à mon avis, souvent assez proches, parce que tout est tellement précis et écrit. Alors que, j’imagine que Firewood interprété par deux groupes, ce sera très, très différent.

 
Les clochers de Llorenç Barber :

Il y a une autre expérience que l’on a menée qui utilisait un chronomètre : une partition graphique du compositeur espagnol Llorenç Barber, dans le cadre du festival Musiques en scène à Lyon. Llorenç Barber est un compositeur et percussionniste qui travaille sur des cloches. La pièce consistait à faire sonner ensemble tous les clochers de Lyon avec 150 participants. Et le public déambulait dans la ville : selon l’endroit où les gens étaient placés, leur écoute de la pièce allait être complètement différente. Sur la partition, il y avait différents graphismes pour symboliser les différents modes de jeu, le frapper, le gratter, etc. Et pour que tout le monde parte en même temps il y avait une fusée de feu d’artifice qui déclenchait un chronomètre dans chaque clocher, et à partir de là les groupes réalisaient ce qui était noté dans la partition. Moi, je me rappelle, j’étais dans un clocher pourri, avec un tas considérable de merdes de pigeons, et j’étais avec Llorenç justement dans ce truc, avec des bottes. Au bout d’un moment, tout à coup il y a un policier qui monte dans le clocher et qui nous dit : « arrêtez moi ça tout de suite, il y a des mecs en bas avec des barres de fer qui vont vous péter la gueule ». Alors nous on était là à crier : « Non ! non ! » (déjà les cloches faisaient mal aux oreilles, on avait mis des bouchons) ; on a dit « Non ! On a le droit, c’est un festival, Musiques en scène, on nous a donné l’autorisation ». Alors, après le policier est parti, on avait les jetons quand il a fallu descendre, parce qu’on s’est dit : « s’il y a des mecs en bas qui nous attendent avec des barres de fer, on est mal ». Ils n’étaient pas contents parce qu’on faisait trop de bruit. En plus on était dans une église qui ne sonnait plus ses cloches depuis des années. C’est pour ça qu’il y avait tant de fientes de pigeons toutes sèches, et que nous portions des bottes… En arrivant en bas, on s’attendait à voir des mecs vraiment furieux, et là on voit un petit pépé dans un grand pardessus qui vient : il pleurait. C’était l’ancien bedeau de l’église qui avait reconnu ses cloches ; il était couché dans son lit, il a entendu ses cloches ; alors il s’est vite rhabillé, il faisait un froid de canard, il est venu voir ce qui se passait ; il était tout ému et il a dit « ce sont mes cloches, qu’est-ce qui se passe ? ». Alors on lui a expliqué ; on était content de le rencontrer, lui, plutôt que des vieux fachos qui avaient sommeil. Donc finalement, c’était chouette. Parmi les 150 participants, il y avait des étudiants du CFMI, il y avait plein d’étudiants de l’ENM de Villeurbanne (je coordonnais ce projet au niveau de l’école) et puis on faisait des répétitions dans le “Grenier à musique” avec des casseroles et des ustensiles de cuisine, c’était assez sympathique.

 
Les ateliers d’improvisation :

Les partitions graphiques, dans les premiers temps de l’atelier d’improvisation, permettaient aux élèves de rentrer facilement dans l’improvisation avec des consignes qui étaient assez claires et qui les mettaient sur un même pied d’égalité. Quand il y avait besoin de faire un petit solo, tout le monde était obligé de s’y coller, il n’y avait pas le choix. Si je prends Dry Stones de Fred Frith, tout le monde devait s’y coller, il n’y avait pas de peur vraiment vis-à-vis de ce processus. C’était une entrée qui permettait à tout le monde de rentrer dans l’improvisation assez facilement, sans crainte. Si on dit à un gamin « bon, eh bien vas-y, improvise », il y en a qui vont peut-être être à l’aise, et d’autres vont être complètement paniqués ou n’avoir pas du tout envie de le faire. C’était une entrée parmi d’autres entrées qui n’étaient pas liées aux graphiques, mais qui permettait aussi cela.

Dans les partitions graphiques, il y a un petit côté qui sort de l’ordinaire par rapport à une partition classique, qui permet aussi de se dire : « Eh bien, on peut toujours imaginer que n’importe quel support peut devenir un mode d’accès à une pratique », comme on peut dire par exemple que tout ce qui nous entoure est son. On peut aussi dire que tout ce qui peut être visuel peut être décliné musicalement d’une façon ou d’une autre. Il est aussi possible de considérer n’importe quelle photo comme une partition, on peut en imaginer un mode d’emploi, en vue de produire des sons. Et puis, les partitions de Fred avaient quand même l’avantage de faire travailler les participants sur une matière sonore. Ce qui me gênait parfois quand je demandais à des élèves d’imaginer un moment d’improvisation – surtout chez les petits – c’était souvent qu’ils proposaient des manières d’illustrer un volcan, la mer… C’était ce genre d’illustration anecdotique qui revenait, et au bout d’un moment c’était un peu restreint. Tandis que là, on pouvait rentrer vraiment dans le travail sur les sonorités. Et les pages de Globokar, aussi. Je prends par exemple la page appelée « Circulaire » de Globokar, où quelqu’un donne chacun à son tour des cercles différents, des sonorités différentes, et doit se sentir au centre, donc improviser au centre, mais en se créant son environnement sonore. Voilà, il s’agit ici de travailler sur des sonorités. Voilà ce qui a été tenté.

Au début, quand j’ai créé l’atelier, je n’avais pas des milliers de pistes de travail devant moi. J’aimais bien cette piste des partitions graphiques, parce que je trouvais que c’était une entrée qui était assez ludique pour les élèves : ils se sentaient à l’aise. Petit à petit, on a développé d’autres choses qui n’étaient pas du tout liées à des graphismes.

Je me suis aperçu que la culture du XXe siècle était faible chez les étudiants. On n’entend pas tant que ça de musique contemporaine, j’ai le sentiment que la grande culture du XXe siècle n’est pas assez connue. Je m’étais dit « j’associerais bien à l’intérieur de ce moment-là – l’atelier d’improvisation – plus de relation entre les compositeurs et les improvisateurs ». L’idée était de créer un lieu où les élèves repartent avec un bagage un peu plus large de cette période des années 1950-60 jusqu’à nos jours. Vingt séances d’une heure et demie, ça passe vite. Du coup, les graphic scores ont pris de moins en moins de place. Pas par un rejet, mais aussi parce que je trouvais de l’intérêt d’aborder d’autres manières de procéder. Le fait de travailler dans le cadre de PFL Traject m’a aussi donné des façons de travailler différentes, que j’ai réinjectées dans ces ateliers-là. Le fait d’avoir travaillé sur des protocoles, cela a donné l’envie d’en imaginer d’autres avec les élèves. Cela crée d’autres entrées qui sont assez passionnantes, ce qui fait que les graphic scores ne constituent maintenant qu’une facette d’entrée parmi d’autres. Comme le "Sound painting" peut l’être aussi : il est arrivé aussi qu’on fasse une séance là-dessus, même en considérant les limites que suscitent cette pratique. Mais cela n’empêche pas qu’on puisse l’essayer et en parler.

Au début des ateliers, je me suis servi assez fréquemment des partitions graphiques de Fred Frith. Cela fait quelques années que je ne m’en suis presque plus servi. Disons que c’est une des facettes de l’atelier d’improvisation : sur une année, on va aborder cela pendant une séance ou deux. En fait, l’atelier d’improvisation – cette année ils sont à peu près huit ou neuf participants – est un lieu ou l’on va un peu essayer de voir les apports qu’ont eu les compositeurs et les improvisateurs entre eux. C’est-à-dire, on va voir un peu ce qui s’est passé aux Etats-Unis, on va par exemple regarder des DVD sur Cage, comment il traitait les instruments, sur Harry Partch, comment il a construit ses instruments, comment il a trouvé de nouvelles échelles, sur la manière avec laquelle le piano a évolué. Il y a une femme pianiste, Margaret Leng Tan, qui a fait un DVD là-dessus (sur Cowell, Cage et Crumb) de grande qualité, qui montre un peu l’évolution de la façon de toucher le piano. Donc il s’agit d’un lieu où l’on va aborder un peu la culture du XXe siècle, à travers des compositeurs, pour voir comment une partition peut être traitée : comme une matière sonore qui se déplace, comme c’est par exemple le cas de certaines partitions de Ligeti. Il s’agit d’établir un lien entre la musique écrite et la musique improvisée, de voir les apports de chacun dans l’évolution des pratiques. Le graphic score n’est donc abordé qu’un moment dans l’année, cela ne va pas prendre une place énorme, il s’agit juste de montrer qu’il y a aussi cette façon de procéder. Il faut aussi profiter des compétences des gens qui sont là : par exemple, cette année dans mon atelier, il y a une flûtiste dont le métier est de faire du dessin animé ; ainsi nous profitons de ses compétences comme prétexte pour travailler sur un dessin animé (Voir le lieu-dit Bois). Avec vingt séances dans l’année, ce sera vite rempli. On travaille aussi sur d’autres choses : cette année nous allons travailler sur un Lied de Schubert et chacun va donner sa version du Lied de Schubert pour le groupe ; l’idée est de voir comment s’approprier une musique déjà existante.

Faut-il alors appeler l’atelier « atelier d’improvisation » ? En fait, je l’appelle ainsi parce qu’on improvise beaucoup dans cet atelier. Mais quand je présente l’atelier, je fais un préambule pour expliquer ce qu’on va y faire. Je parle un peu de tout ce qu’on va faire, de comment on va développer soi-même un matériau musical, comment on va co-construire une sonorité, comment on va travailler éventuellement sur le film, toutes les facettes qu’on va faire à l’intérieur de cet atelier, c’est très large. Je ne saurais pas en conséquence le définir. Je sais seulement que l’improvisation y est présente. C’est vraiment un atelier où l’on va beaucoup improviser, mais avec plein d’entrées différentes. Et puis lié à une connaissance un peu de la culture du XXe, qui me semble un peu laissée sur le côté.

En ce qui concerne le protocole de réécoute des enregistrements réalisés pendant l’atelier, on ne parle pas beaucoup pendant la réécoute. Quand il s’agit de petites plages, comme par exemple chercher une sonorité, essayer d’imiter une sonorité, on peut tout de suite réécouter. Mais il y a parfois des plages qui sont très longues, et si à la fin on termine par un quart d’heure d’improvisation, le cours est fini au moment où l’on s’arrête de jouer. C’est pour cette raison que je leur envoie sur internet des plages qu’ils vont réécouter seuls. Je mets tous les enregistrements dans mon ordinateur que je leur envoie le jour même. Ils établissent un dossier « atelier d’improvisation » et c’est à eux de réécouter. En conséquence il y a des choses dont on ne rediscute pas ; parce que quand je leur envoie un fichier-son, ils l’écoutent (ou pas!), mais on sait que cette archive existe.

 
Les partitions graphiques dans les cours de clarinette :

Il est arrivé d’aborder les graphic scores dans mes cours de clarinette, quand je regroupe mes élèves, parce qu’il faut être un certain nombre pour faire cette activité.

Nous avons souvent joué avec mes élèves clarinettistes la pièce dont la consigne est : « Faites comme vous voulez » (de Fred Frith). Il s’agit dans cette pièce de suivre une personne qui joue un son sur une expiration ; elle respire ; tout le monde reprend le premier son et cette personne rajoute un deuxième son ; alors, il faut que les autres trouvent la bonne note ; ainsi il y a les élèves qui vont regarder le doigté (on pourrait dire comme consigne qu’on ferme les yeux) ; la personne ajoute ensuite une troisième note, tout le monde se greffe sur sa deuxième note, et ainsi de suite. Donc cela développe la mémoire et puis aussi le sens de gérer son expiration pour que tout tienne, et c’est arrivé que des élèves arrivent à aller jusqu’à quinze notes à la suite. Moi, au bout de la septième, je n’ai plus de mémoire, moi, ça commence à partir en « live » ! C’est une pièce très reposante et calme. Je l’ai fait souvent au cours de clarinette, quand je les regroupe tous, parce que si c’est réalisé avec trois élèves, cela n’a aucun intérêt. Ce qui est beau c’est d’avoir ce son global, d’avoir cette masse de musiciens qui font la même chose.

Dans un cours d’instrument, il peut se passer aussi des tas de choses liées à l’improvisation mais qui vont être peut-être de nature différente que dans l’atelier d’improvisation où l’intérêt est d’avoir la présence d’une variété de timbres. Quand il y a trois ou quatre instruments identiques, on ne va pas faire les mêmes exercices d’improvisation qu’il est possible de faire avec des instruments différents. Parce que s’il s’agit d’imiter le timbre d’un autre instrument, il faut le faire avec des instruments qui sont divers, mais si c’est pour ne le faire qu’avec des clarinettes, cela n’a aucun intérêt. L’improvisation peut se décliner de différentes façons selon les contextes.

 
Le "Sound painting" :

Associer des symboles écrits – comme ce qu’on a fait avec « KompleX » – ça ressemble un petit peu au "Sound painting", parce que, que ce soit un signe qui est écrit, ou que ce soit un chef qui donne des indications, à mon avis, c’est très proche.

Il m’est arrivé d’utiliser le "Sound painting" pour que les élèves prennent en main un petit peu le groupe, c’est-à-dire oser être en mesure d’imaginer des sonorités. Cela les met en situation d’être responsables devant tout le monde. Mais j’ai vu les limites que cela peut avoir. J’ai assisté une fois à un concert de "Sound painting<" ici, à Villeurbanne dans la salle Duhamel, avec quelqu’un de très connu, comment il s’appelle ce saxophoniste de jazz ? Je crois que c’était François Jeanneau. J’avais été très déçu, parce que des élèves de l’atelier d’improvisation y participaient et que je les observais dans cette situation particulière. Cela m’avait fait un peu mal au ventre de voir qu’en fait ils n’avaient aucune initiative. C’était lié un peu au jazz, et ces étudiants-là qui faisaient partie de mon atelier d’improvisation et qui venaient du secteur classique, avaient eux les yeux rivés sur le chef et il ne se passait absolument rien en interaction entre tous les étudiants. Cela m’avait un peu mis mal à l’aise de les voir ainsi tétanisés, et puis les seuls moments où l’on commençait à improviser, c’était forcément fait par des gens qui venaient du jazz ; eux seuls avaient le droit de le faire. Et puis on en avait souvent discuté, et un jour un étudiant qui était pianiste, dans un programme de DEM, qui avait choisi de participer à l’atelier avait fait des stages de "Sound painting" et il avait envie d’essayer une expérience dans ce sens. Donc on lui avait laissé tenter cette expérience, qui avait été assez concluante dans le sens où il embarquait bien les élèves dans des processus intéressants. Justement, cela avait été une source de débat entre nous : il s’agissait de prendre conscience des limites qui pouvaient exister dans le fait que les participants restent quand même des exécutants, et du coup, ont peu d’initiative. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas en faire, mais il faut en connaître les limites. J’utilise assez peu cette manière de procéder, mais il m’est arrivé de m’en servir pour que les gens puissent la connaître. Ne pas avoir envie de faire quelque chose ne veut pas dire qu’il ne faut pas la montrer aux élèves : si cela existe, c’est de cela qu’il s’agit, et voilà ce que cela peut produire. Mais justement, si l’on sent qu’il y a des limites dans le fait que ça ne communique pas, que les élèves ne communiquent pas entre eux, on peut imaginer justement des symboles qui vont faire qu’ils puissent communiquer entre eux. On peut toujours trouver des moyens d’arriver à des objectifs.

J’ai parfois parlé du "Sound painting" avec des gens qui le pratiquaient et qui me disaient que ce que j’avais vu c’était peut-être une très mauvaise expérience, mais qu’il y en avait de très bonnes. Alors, je demande à voir ; je n’ai pas assisté à beaucoup d’expériences de ce genre, j’imagine que cela peut être différent.

 
La sonorisations des films :

Nous avons souvent abordé la sonorisation d’un film avec les ateliers d’improvisation. A l’époque (2000-2012) il y avait un festival de « musique et image » organisé au sein de l’école et donc les ateliers d’improvisation jouaient souvent dans ce contexte. On essayait toujours de ne pas trop aller dans l’illustration, de ne pas trop coller à l’image, mais d’avoir plutôt une lecture un petit peu plus globale. Parfois c’était difficile, car cela dépendait du film : si c’était vraiment un film genre dessin animé avec de l’action, il était difficile de ne pas tomber dans l’illustration. Alors on demandait le plus possible des films expérimentaux, avec des images qui se déforment et des choses plus abstraites, mais on ne tombait pas forcément tout le temps sur ce type de film. Je trouvais que c’était plus facile pour nous quand c’était des films de ce genre.

L’année dernière il y a eu un étudiant du Cefedem, Alvin, qui est venu faire six semaines de résidence avec un atelier d’enfants (dans le programme EPO), sous la supervision d’Adrien, un ancien étudiant, et de moi-même. Ce qu’il a fait était assez passionnant, parce qu’il a montré aux élèves plusieurs films différents ; il a demandé aux élèves d’essayer de dégager tout ce qui concernait la musique dans un film, quel type de musique il y avait dans un film. Alors, les élèves ont pu comparer de la musique vraiment illustrative sur des gestes précis, de la musique plus globale, les ambiances, etc. Les élèves avaient une grande capacité de vraiment bien capter les différentes strates qui pouvaient exister, et les différentes fonctions de la musique. C’était un atelier vraiment très bien mené.

Et du coup, après cette expérience, les élèves ont choisi de travailler sur un des films proposés. Ils n’avaient jamais écouté la musique de ce film-là car la piste audio ne leur avait pas été donnée. Et ils ont créé leur univers en faisant vraiment tout : ce qui était plage, plage globale, et puis rajouter les choses sonores spécifiques correspondant à des évènements précis, etc. Le résultat était vraiment remarquable. Alvin les faisait travailler par petits groupes, ils se mettaient dans les coins de la salle par petits groupes, un groupe s’occupait de la musique globale, d’autres qui intervenaient sur différents trucs, et le résultat était franchement enthousiasmant. Et les enfants voyaient souvent des choses que moi, par exemple, je ne voyais jamais. Ils captaient des trucs incroyables, des détails, des petites choses, ils comprenaient souvent le film mieux que moi. Ils comprenaient vraiment bien ce qui se passait dans le film. Et donc de savoir que dans mon atelier, il y a cette année une étudiante qui fait des films d’animation, (Lucie Marchais, qui sort de l’école Emile Cohl), je trouve que c’est chouette, parce que ça va être vraiment riche, je suis donc bien content ! (Voir le lieu-dit Bois).

En ce moment, j’ai une amie instit’, une super institutrice, qui travaille avec des méthodes vraiment très chouettes, qui a un vrai respect pour les élèves et qui encourage la communication dans sa classe. Je vais dans cette classe une matinée par semaine pour travailler avec ces élèves, à la sonorisation d’un film expérimental. Dans ce projet qui concerne toute l’école – c’est ça que je trouve intéressant – chaque élève va se retrouver avec un bout de pellicule de 35 millimètres d’une durée d’une seconde. Donc ils auront une pellicule chacun d’une seconde à griffonner ou à gratter. Soit ils “javelliseront” cette pellicule afin de la rendre vierge, et ensuite ils colleront, mettront de l’encre, dessineront, etc… Chacun va faire son petit bout, ça correspond à une seconde, il y a 24 images. Il y a cinq cent élèves à peu près dans toute l’école, donc il y aura à peu près quatre minutes de film avec de la musique à fabriquer. C’est la classe de Delphine qui est chargée de réaliser la bande sonore. Toutes les semaines, j’y vais avec des pailles, et autres objets, on fait des enregistrements, on co-construit des matières. Cela va donner un film expérimental, enfin, qui n’aura pas d’histoire, qui ne va rien raconter. L’autre jour on a enregistré toutes les sonorités possibles qu’on pouvait faire avec une paille et un verre d’eau. Je suis allé acheter des pailles beaucoup plus grandes pour pouvoir travailler avec des volumes plus gros, avec des sons plus intéressants. On va aussi travailler sur la voix, sur les rires, sur les sons vocaux, parce qu’il n’y a pas d’instruments (Voir le lieu-dit École Zola).

En rapport avec les relations entre les arts plastiques et la musique, le fils d’un de mes amis qui a fait l’école de design à Saint-Etienne, est en ce moment à Rotterdam chez un artiste qui fabrique des hyper grosses structures. Et lui, qui n’a pas fait spécialement de musique, il s’occupe uniquement du son. Et il fabrique des sons avec d’énormes tuyaux, des ventilateurs, enfin tout un tas de choses. Il a une idée de la matière sonore. Je pense qu’il y aurait matière à travailler avec des plasticiens. On a quelquefois des envies communes, et eux ont des représentations de ce que peut être l’univers sonore.

 


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