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Rencontre avec Xavier Saïki

Rencontre entre Xavier Saïki et PaaLabRes (Samuel Chagnard et Jean-Charles François)

Discussion autour du projet mené par le collectif Ishtar sur Treatise de Cornelius Cardew. Entretien réalisé le 9 février 2017.

http://collectif.ishtar.free.fr/Sombresprecurseurs.html

 

English Abstract


 

Sommaire

Le Collectif Ishtar
Travailler avec Treatise
S’approprier différemment la partition
La ligne du temps
Influencer les pratiques d’improvisation
Treatise pour les pratiques amateures
Travailler la notation ou l’improvisation

 

 
Le Collectif Ishtar

J.C. François :
Pour commencer, ce serait bien d’avoir une mise en contexte de l’ensemble Ishtar. Qu’est-ce que c’est, quelle est son histoire ?
Xavier Saïki :
Au-delà d’un ensemble peut-être, Ishtar est avant tout un collectif d’artistes au sens le plus horizontal possible. C’est un collectif d’artistes au sens large. À l’époque du travail sur Treatise, il n’y avait que des musiciens. Est-ce un hasard ou pas, je n’en sais trop rien, en tout cas, c’est comme ça. L’association est née en 1993. Je n’en faisais pas partie à l’époque. Je suis arrivé dans cette histoire aux alentours des années 2007-2008. Donc au début, de ce que j’en ai compris, c’était un collectif qui regroupait énormément de monde. Ils étaient quasiment une trentaine. Le collectif est né même avant, à partir d’un orchestre d’enfants et d’ados monté par Jean-Pierre Goudard qui s’appelait « Ça Déméjazz ». Le collectif Ishtar est une suite de cet orchestre-là. C’est-à-dire, je crois, que quand « Ça Déméjazz » est arrivé à la fin de son histoire, les gens de l’orchestre ont voulu continuer à œuvrer ensemble et ont monté cette association qui s’appelle le collectif Ishtar. À la base ils étaient vraiment nombreux avec pas mal de danseurs, de comédiens, de performers, tout ça, justement, entre artistes amateurs, professionnels, tout cela n’était pas vraiment très clair et il n’y avait pas forcément de frontières… Et cela s’est assez structuré pour arriver vers un ensemble assez grand aussi, un peu dans le fonctionnement de tous les collectifs un peu de la fin des années 1990 type ARFI[1] on va dire, tournés autour du jazz, des musiques improvisées au sens large, avec une espèce d’orchestre qui réunit tout le monde, de big band, de grand ensemble, et puis plein de formes plus petites. Et aux alentours de 2003, cela s’est un peu précisé, voire radicalisé, autour des pratiques improvisées, autour de ce que moi j’appelle des musiques de bruit, du champ des arts sonores : le monde des musiques d’objets, des instruments détournés, et autour de cette question centrale de l’improvisation, d’une musique de l’instant, qui se fabrique dans un lieu donné, avec les gens qui sont présents à ce moment-là. Cela peut prendre la forme de concerts tout à fait traditionnels, entre des gens qui se rencontrent, qui font un concert de musique sur un espace scénique, frontal. Mais cela peut aussi prendre la forme de concerts-installations qui sont plus dédiés à explorer des lieux, quels qu’ils soient — des usines, une rue, voire une salle de spectacle — en questionnant le mode de représentation : est-ce que la scène est la plus adaptée pour ce qu’on a envie d’y faire ? Est-ce qu’on a envie de questionner d’autres endroits ? La question du sonore à Ishtar est restée toujours centrale, même s’il y a beaucoup de collaborations avec du mouvement, avec des arts visuels, ou de la poésie. C’est cette envie de mettre en place des situations d’écoute, au-delà de ce qu’on peut appeler concert. On a pu par exemple faire une cartographie de la ville de Bourg-en-Bresse. On s’est baladé beaucoup dans la ville et on a repéré et isolé des lieux, des endroits qui pour nous avaient un intérêt du point de vue de l’écoute. On pourrait reparler de John Cage et de tout ce mouvement-là. Écouter la ville telle qu’elle est ! On en a édité une carte où on invite les habitants, avec un plan annoté, à aller écouter sur place avec un texte et une photo. Le texte relève juste de l’écoute que nous avons apportée. Toutes ces questions-là sont un peu au centre : la question de la situation d’écoute et du temps, le rapport au temps dans les arts sonores en général. Alors l’improvisation vient de nouveau questionner cela, évidemment. Quand on fait quelque chose à un endroit, à un moment donné, quel sens cela a si on en fait un disque et qu’on le réécoute chez soi ? Voilà, on questionne beaucoup tout cela. Et on est dans un fonctionnement aussi de création, à la façon d’une compagnie : régulièrement on dépose des projets de création où on met en jeu des questions, un dispositif, etc. Et à un moment on a posé cette question de la partition graphique. On avait envie de travailler avant tout sur la question des volumes, en termes sonores, sur un projet vraiment sur le son et la musique, sur la question des sources, en mêlant des sources totalement acoustiques (contrebasse, percussions, saxophone, etc.) et des sources totalement amplifiées (haut-parleur, guitare électrique, système électroacoustique, etc.). Avec du coup cette différence de puissance qu’on peut avoir avec la gestion des volumes, sans amplifier les autres évidemment : comment travailler ça, qu’est-ce que ça veut dire ? Depuis longtemps on travaille sur ce brouillage des pistes entre les instruments amplifiés et les instruments acoustiques, ou même le jeu des timbres. Et quand on écoute quelque part, que cela vienne d’un violon, d’un trombone ou d’une guitare électrique, finalement, tout ça n’a plus trop d’importance. Qu’est-ce qu’on entend ? Et c’est après coup qu’est venue cette envie sur la table en débattant de ces questions-là de la partition graphique. Eddy Kowalski, qui joue le saxophone, avait écouté et vu pas mal de boulot autour de Treatise. Et il nous a soumis l’idée qu’il aimerait bien travailler là-dessus et on a tous rebondi.

 

 
Travailler avec Treatise

JCF :
Vous n’êtes pas les seuls à avoir un intérêt pour Treatise. Alors que du côté de la musique contemporaine officielle, Cardew est complètement oublié, comme s’il n’existait pas. Si les gens connaissent un peu son travail, c’est quelque chose qui est mis aux oubliettes, qui n’est pas considéré comme quelque chose de sérieux. Par contre, il y a énormément d’activité autour de Treatise, on s’en aperçoit tous les jours, mais pas sur d’autres partitions. Alors comment est-ce qu’on interprète ce fait ?
XS :
Je pense que cette envie de jouer cette partition, elle est simplement arrivée par ce que tu dis, on a vu des choses, on en a entendu parler, et du coup cela a suscité de l’envie, et on s’est dit : « tiens ! nous aussi ! Il existe beaucoup d’autres partitions, on a pas mal épluché le recueil « Notations 21 »[2]. Mais c’est vrai que Treatise a un côté, je trouve, très brut, très aride, il n’a pas de couleur, etc. C’est très radical aussi dans le trait, presque tracé à la règle bien que ça ne le soit pas, on le voit quand on regarde précisément. Et je pense que ça peut se rapprocher de réflexions, de travaux de musiciens improvisateurs qui prennent un propos, une singularité, quelque chose qui leur appartient et qu’ils développent, affinent, ressentent, travaillent sur cette chose unique. Pas mal d’artistes dans ces champs-là se centrent beaucoup sur un mode, une façon de faire, et je pense que, du coup, Treatise peut faire écho à ces fonctionnements-là.
JCF :
Et les autres partitions de Cardew de cette époque, vous les connaissez ?
XS :
Je ne les connais pas. Je sais qu’il y en a eu d’autres.
JCF :
C’est un peu la seule de ses partitions qui soit strictement une partition graphique, les autres étant plus des équations de problématiques autour de questions qui se posent. Alors, d’après ce que je comprends – on l’a d’ailleurs entendu dans votre concert au Périscope – votre idée était de concilier vos pratiques d’improvisation avec une structure extérieure. Comment ça s’est passé, quel a été le processus ?
XS :
C’est là où ça croise ce que tu disais tout à l’heure par rapport aux ensembles de musique contemporaine. Il y a la question du rapport à l’improvisation. J’ai l’impression que les orchestres, enfin, les musiciens qui viennent de la musique écrite, quand ils abordent cette partition, ça devient un prétexte à ouvrir les choses, à improviser, voire jeter la partition, comme tu disais tout à l’heure. Je dirais que nous, on a suivi le chemin de l’autre côté. C’est-à-dire que notre quotidien, au sein de ce collectif, c’est plutôt, pour le coup, vraiment l’improvisation, faire naître ce qui sort sur le moment, travailler avec ce qui est là, fabriquer ensemble, dans un temps donné. Cette partition est arrivée à un moment où on commençait à se questionner sur comment fixer des choses. Cela croise des envies, là aussi, à revenir sur une notion d’écriture, en tout cas une notion de fixer un peu, voire de refaire. Ce qui était, ce qui est antinomique de ce qu’on a pu faire avant. Donc on l’a abordé en faisant une première lecture de l’ensemble. La notion du temps, du rapport au temps, a toujours été la plus grande question, l’axe central de notre travail sur cette partition. Parce qu’il y a des graphiques, du coup, on en fait un concert : combien de temps ça dure ? Cela fait 193 pages. On est allé acheter une grosse horloge à la quincaillerie à côté du théâtre de Bourg, on l’a posée devant et on s’est dit : on s’y jette ! Vraiment. Donc on avait tous le Treatise devant nous, on improvise avec cette partition devant les yeux, sans plus de considération que cela, laissons faire ce qui vient, et on se donne deux minutes par page. Ce qui nous a occupés à peu près trois heures. Ben… pas facile ! [rires] C’est bien qu’on n’ait pas enregistré, qu’on n’en ait pas trop parlé ; ça ne devait pas être très intéressant, je pense, du point de vue sonore. Mais en tout cas c’était vraiment super de s’y jeter. Cela nous a permis aussi d’en faire une lecture du début jusqu’à la fin.
S. Chagnard :
Comment cela s’est passé, cette première lecture de 3 heures ?
XS :
Eh ben, il y en a qui se sont barrés, il y en a qui ont pris une pause…
JCF :
Au milieu ?
XS :
C’est-à-dire qu’on jouait et on se disait « on n’en peut plus là… » [rires]
SC :
193 fois deux minutes, du coup il y en a qui ont sauté des trucs ?
XS :
Il y en a qui ont sauté des trucs, ouais. Et puis il y a eu – je me rappelle – ça tournait des pages toutes les deux minutes et ont pouvait entendre : « Oh ! Pfffff ! » [rires] « Qu’est-ce que je vais bien faire là-dessus, encore ? Aaaah ! »
SC :
Est-ce que vous avez débriefé sur les trucs que vous avez faits ? Vous avez débriefé des trucs que vous avez trouvés ou des récurrences, des choses que vous avez associées systématiquement ?
XS :
Il y a eu tout de suite eu des types de graphiques qui nous parlaient plus que d’autres. Et il y en a qui ont été rédhibitoires dès le début, on n’a pas voulu s’en occuper. On n’y est jamais allé. On a été très attiré toujours par les lignes très minimales. Elles sont là. [cherche dans la partition]. Celle-là, elle nous a parlé du début. Celle qu’on jouait en ouverture de 30 secondes, même quinze secondes, elle durait trente secondes, mais on avait quinze secondes de silence avant de commencer.
SC :
Et est-ce que certaines pièces, vous les avez jouées la même pièce sur trente secondes, une minute, dix minutes, vous avez fait ça ?
XS :
Ben ça dépend de la partition. On a remarqué qu’on avait du mal avec les durées très très longues. Par exemple, celle-là, à un moment on en était à 17 minutes. Celle-là nous a paru tout de suite… en fait les choses les plus minimales nous ont plus attirés. Celle-là, c’est le « tube », numéro 135, celle-là elle durait 6 minutes. Et toutes les minutes, on jouait une boule qui durait 10 secondes et un son continu de contrebasse tout le long. C’est peut-être celle-là.
SC :
Du coup c’est une interprétation assez simple ?
XS :
Oui, on a souvent été sur des interprétations graphiques enfantines, vraiment très très simples. Par contre, après, c’était dans le matériau sonore, dans le timbre, comment on retravaille ça. Les objectifs ont plus été là-dessus. En fait, celles qui nous ont beaucoup parlé, c’est celles qui ont une entrée unique, enfin qu’on a pu traiter comme une entrée unique. Celle-là ça par exemple a été : sons continus avec battements de fréquences, voilà, jouer sur des oppositions de phase, etc.
JCF :
Ça c’est une citation, pratiquement, de Bussotti. [Voir l’article de David Gutkin]
XS :
Ah !… Celle-là [il montre une page de Treatise], elle nous a aussi parlé tout de suite.
JCF :
L’ensemble Dedalus, c’est ces pages-là qu’ils ont choisies.
XS :
Aussi, cela ne m’étonne pas. Après coup, on s’est reposé la question du choix : donc chacun s’est dit, quelles feuilles, quelle partition peut-on choisir, quelle partie ? On peut les prendre soit de façon totalement indépendante. Dans le pavé de 193 pages, on peut piocher celles qui nous intéressent, qui parlent plus que d’autres, sur lesquelles on a plus d’idées, plus d’envies. Mais malgré tout, quand on le prend du début à la fin, on voit qu’il y a vraiment une progression. Il y a une vraie continuité – on a remarqué ça – il y a des blocs de pages qui se suivent, des parties différentes… Oui, on s’est posé avant tout la question du rapport au temps. Donc, ce qu’on a fait, c’est qu’on a sélectionné des pages qui nous intéressaient, simplement. Et on a décidé de quelle durée chacune allait être et on a improvisé dessus. Alors au début c’était quelque chose de très global : « tiens ! cette feuille-là, ces traits qui partent en haut, qui partent en bas, enfin, ces grosses boules, qu’est-ce qu’elles font naître ? Qu’est-ce qu’elles font réagir ? » Cela ne nous a pas fait changer grand-chose sur nos modes de jeu. Juste on se dit : « Tiens ! Grosses boules = on joue fort… »

 

 
S’approprier différemment la partition

JCF :
Y a-t-il eu une discussion avant de réaliser une feuille ou bien la discussion arrive après ?
XS :
À ce moment-là, la discussion arrivait après.
JCF :
Donc, on joue la feuille, et après on en fait un commentaire ?
XS :
Voilà ! Avec une durée donnée. Du début, on a eu une horloge, un compteur, un chronomètre. La question du rapport au temps, je ne sais même pas pourquoi, est arrivée totalement naturellement pour nous. En tout cas, le travail de cette partition-là nous a emmenés tout de suite sur cette question du rapport au temps, de manière très précise : on joue 12 minutes, on joue 30 secondes, on joue 6 minutes, cette feuille-là, mais pas celle-ci, etc. On a même changé de mode, car au début on avait une horloge à cadran, et en fonction de notre placement, on ne voyait pas la trotteuse de la même façon, donc on pouvait avoir une seconde de décalage à la fin, voire une minute. Ça nous a complètement déroutés, donc on a eu besoin d’avoir un compteur numérique — pour les improvisateurs… [rires]. En tout cas cela nous a amenés à cette question du temps qui a été centrale. Après est venue la question des matériaux. Et on n’a jamais tranché là-dessus. On échangeait, il y a eu des tentatives de décider vraiment d’écrire très précisément, mais sans se le dire toujours. Par exemple, celle-là, je prends la page 75, au hasard :

1 page 75

 

Pour préciser, ce fonctionnement a toujours été comme ça au sein du collectif Ishtar ; on ne s’est jamais mis dans un fonctionnement où on proposait aux autres ce qu’ils devaient jouer : par exemple « Ah ! Ce serait super si quelqu’un amenait une idée de composition, ça serait super que la contrebasse fasse un son continu sur ce trait gras, là, qui descend pour repartir sur un autre son continu ». Non ! Chacun se positionne. Et après on en parle : « Moi j’ai pris telle option – moi j’ai pris telle option ». Donc on est parti dans quelque chose de très composé, figé. Sur cet exemple-là : comme on a décidé que cette partition durait 4 minutes, moi je peux séparer la partition : peut-être cette partie, ça fera une minute, celle-là, ça fera une minute, cette partie une autre minute et cette partie une autre minute. Je décide très précisément sur cette minute-là quelle matière je fais pour jouer cette grosse boule et ces petits traits, quelle matière je fais pour jouer cette boule-là. Ce fonctionnement-là a convenu pour certains d’entre nous, mais pas à tous. Pour d’autres, au vu de leur pratique, c’était impensable pour eux de fixer des choses comme ça. Ils regardaient plus cela comme un ensemble : par exemple, sur 4 minutes de cette page 75, c’est plutôt des choses continues avec des sortes de petites boucles répétitives — 2 boucles répétitives — qui peuvent arriver un peu au début, et puis tout ça ponctué de petits impacts.

Dans notre réflexion des pratiques improvisées, on travaille avec ce que le travail personnel et singulier de chacun, avec ce que chacun est, sans imposer un chef ou une direction, un axe venant d’une seule intention. Donc, dans l’ensemble de quatre, ce que vous avez vu au Périscope, il y a certains des musiciens qui ont vraiment écrit, fixé des choses. Pour ma part, cela m’a intéressé d’aller vraiment dans cette direction-là, parce que je me suis dit : « on aborde une partition en tant qu’improvisateur ». De même, pour Jean-Philippe qui travaille l’électronique, ce qui est intéressant, c’est que ce n’est pas quelqu’un qui vient de la musique, qui n’a pas fait des études de musique, il ne sait pas ce que c’est qu’une partition, une note de musique. C’est la première fois qu’il se heurtait à une partition. Lui, il a commencé la musique avec des filtres analogiques et de la performance et de l’improvisation. Alors maintenant il se met à écrire parce qu’il fait pas mal de boulot pour du théâtre par exemple, qu’il a cette notion-là, mais ça reste de la composition électronique sur un fichier sur l’ordinateur, sur une durée, et il ne connaissait pas la notion de partition. Tous les deux on a vraiment fait ce choix d’aller sur une écriture la plus précise possible. Moi j’ai même annoté des choses comme « pinces crocodiles », « deuxième case ebow », et même avoir fait des marques au marqueur sur la guitare pour savoir où poser le ebow, parce que, à force de travail, j’avais repéré des réglages d’ampli avec des numéros, la réverb sur 7, et ainsi de suite.

 

2 p155 annotée

 

Mais pour d’autres, c’était plutôt une globalité et à un moment est arrivée cette confrontation-là : « fixer les choses c’est très bien, mais, comment, en fixant les choses, rester à l’écoute de ce qui se passe ? » Moi, pour ma part, j’ai été ravi de jouer cette partition ; une partition, vraiment, au sens d’écriture, parce que je ne suis pas d’accord avec ce que tu disais, sur le fait qu’on joue, et qu’elle n’a plus lieu d’être, car il n’y a tellement rien là-dessus, qu’elle n’a plus lieu d’être, donc on la balance et on improvise. Nous, elle nous a vraiment emmenés dans des endroits, des modes de jeu et — je reviens encore notamment sur ce rapport au temps — sur des bascules, sur des ruptures, sur des choses qui pouvaient vraiment changer du tout au tout en rien, qu’on aurait jamais fait si on n’avait pas eu cette partition. Notamment parce qu’on a fait des choix… À certains moments on a même fait des minutages. Alors pour le coup qui étaient valables pour tout le monde. Sur cette page 75, 5 minutes à 4 minutes 20 on est tous : là.

JCF :
Oui c’est ce qui était frappant dans le concert c’était précisément ces moments extrêmement précis où tout le monde faisait exactement la même chose. Et entre les deux…
XS :
… des moments flottants.
JCF :
Est-ce qu’il y a eu des difficultés, des tensions au cours de l’élaboration ?
XS :
Le nombre de fois où on a failli brûler ! Ouais !
JCF :
Et ça concernait quoi ?
XS :
Notamment sur ces questions d’aller vers une écriture très précise ou de l’utiliser comme une inspiration globale du moment. On n’était vraiment pas d’accord là-dessus. Comment on a résolu ça ? Chacun fait ce qu’il veut. Si on a envie d’aller dans une écriture très précise, de marquer telle pince-crocodile, de mettre sur telle corde à tel endroit, quel réglage du machin, etc. et bien ils y vont. Et puis ceux qui veulent la prendre plus comme une globalité, comme une source d’inspiration, parce qu’il y a des traits, des petites bulles, voilà, et bien ils y vont aussi ! On confronte ça, on joue, et surtout : qu’est-ce que ça donne, comment ça sonne ? Et ensuite, si, dans la performance, dans l’acte de jouer, tout le monde est à l’aise, que ça sonne, et que la posture de chacun permet à l’ensemble d’exister, c’est très bien.
SC :
D’après ce que je comprends, il y a d’un côté des instrumentistes « électriques » qui ont travaillé sur la partition de manière un peu spécifique et précise, et les deux instrumentistes « acoustiques », qui ont peut-être plus l’habitude de jouer avec des partitions, mais qui ont ici plus travaillé sur l’idée d’inspiration ?
XS :
Oui.
SC :
Je me demandais s’il n’y avait pas là un rapport spécifique à l’instrument ? Par exemple toi, tu joues de la guitare à plat, tu as un ensemble de bidouilles qui correspondent à une sorte d’installation, alors que les instrumentistes acoustiques produisent leurs sons, mais ne jouent pas « sur » leurs instruments. De même, Jean-Philippe joue avec sa table de mixage : l’effet « patcher », l’effet « brancher », l’effet « installer » produit aussi peut-être un effet graphique, l’effet graphique de vos installations ? Qu’est-ce que tu en penses ?
XS :
Il y a peut-être aussi le travail d’objet, ou d’installation, ou de préparation qui fait qu’on peut préparer des outils qui font que dans notre rapport au temps, quand on arrive au moment où on veut les jouer ils sont là. Il y a peut-être ça qui nous a emmenés. Plus des questions techniques en fait. Et je pense qu’il y a des affaires d’histoires aussi. Comme on disait, Jean-Philippe, à l’inverse, c’est quelqu’un qui… Son histoire est vraiment liée à l’improvisation, à la musique « noise », au travail du bruit. Il n’a jamais été confronté à une notion d’écriture de la musique, forcément, du coup, cela l’a intrigué : tiens, ben allons-y. Benoît, qui joue de la contrebasse, a un prix de conservatoire, il a fait des remplacements de contrebasse à l’ONL[3], il a joué le jazz. Il est pourtant un improvisateur, il défend ça, mais il a une autre histoire. Et, du coup, lui, a eu peut-être envie de…
JCF :
… jeter les partitions…
XS :
… de jeter les partitions. !

 

 
La ligne du temps

SC :
Vous les avez lues toujours de gauche à droite ?
XS :
On les a toujours lues de gauche à droite.
SC :
Même quand les musiciens ne font que de s’en inspirer ?
XS :
Parce que je crois que depuis le début, ce truc du temps nous a tout de suite mis dans ce bain-là, et en fait on a voulu travailler cela, vraiment ce rapport au temps. Et, mine de rien, il y a quand même cette double portée en bas…
JCF :
… que vous n’avez pas utilisée, si ?
XS :
Absolument pas, du tout.
JCF :
Ni comme signe, ni comme…
XS :
Non. C’est peut-être ça, c’est peut-être cette double portée qui nous a fait lire à chaque fois de gauche à droite. Je ne sais pas. Mais on ne l’a jamais utilisée, non. D’ailleurs même pour certaines, quand on s’est questionné sur les graphiques… Benoît avait fait la traduction du Handbook, donc on s’est pas mal inspiré de cela, de toutes ses réflexions. Alors il y a cet axe central qui est là tout le long, mais pas tout le temps (page 156). Cornelius Cardew dit que c’est la « ligne du temps ». Son Handbook a été écrit parce que la partition a été éditée par les Éditions Peters, qui éditent Mozart, et le contrat, ça a été que, pour qu’ils éditent la partition, il fallait un Handbook, un mode d’emploi. Sauf que lui, il n’en avait pas pour réaliser ses partitions ! Du coup on a pas mal lu ses écrits : comment il a écrit cela, pourquoi, etc. Au vu de l’histoire de cette partition, il était hors de question de mettre un mode opératoire. Donc il a écrit une suite de réflexions et de remarques quand il a été écouter les concerts de cette partition ; et il a remarqué que souvent il y avait un instrument, peut-être souvent un… quelque chose de l’électronique, un synthé analogique, ou je ne sais quoi, qui utilisait un son continu pour jouer cette ligne. Eh ben, on a repris aussi cette idée de cette ligne du temps, quelque chose de continu qui est là. Donc, la notion de gauche à droite elle s’est un peu imposée, effectivement on l’a toujours prise ainsi. Le seul truc qu’on a essayé qui nous a bien plu, mais on ne l’a pas retenu, c’était qu’à un moment, on a un grand bloc de 20 minutes où chacun fait ses choix de partition avec ses durées. C’est-à-dire qu’on a poussé le truc où chacun se débrouille, s’il la prend dans une globalité, s’il écrit très précisément, s’il veut que ça cela dure 3 secondes et demie ou à peu près le temps que font les autres : chacun choisit quelles partitions il prend, quel nombre il en fait et pour chaque partition, combien de temps. Il y en a un qui pourrait en prendre 156 qui durent deux secondes et demie. Un autre qui pourrait en prendre une seule qui dure 20 minutes. Mais on ne l’a pas retenu parce qu’on a dit « bon, ben vraiment, la partition ne sert plus à rien ! ». Ce sur quoi je n’étais pas d’accord, mais voilà. En tout cas, c’était vraiment intrigant à faire. C’est-à-dire, du coup, ça vient vraiment soulever cette question de jouer l’écriture, d’être improvisateur, de se donner une ligne, mais d’être disponible à ce qui se passe… Et ce qui se passe autour, on ne sait pas d’où ça vient. On est à l’écoute et en même temps on essaie de tenir sa ligne… Et j’étais assez content de la musique que ça faisait, moi. Ça faisait des pièces qu’on n’avait jamais faites, je n’avais jamais entendu ça joué à tous les trois ou à tous les quatre. C’était vraiment singulier pour le coup. De là à ce que ce soit intéressant à écouter en concert, je ne sais pas, je n’ai pas poussé la question jusque-là sur le rapport au public et qu’est-ce qu’on donne à entendre, mais en tout cas à faire, c’était vraiment intrigant.
JCF :
Est-ce que vous avez projeté les partitions que vous jouiez pendant les concerts ?
XS :
Les premiers concerts de Treatise avec le collectif Ishtar, on a projeté les partitions en très grand et on a arrêté. On en a fait deux, et après on a décidé de garder uniquement le livret.
JCF :
On allait savoir ce qu’il y allait se passer, c’est ça le problème ?
XS :
Les gens étaient autant perdus que s’ils avaient le petit livret, juste ils changeaient en même temps que nous. La partition faisait dix minutes, il y avait le même compteur sur le fichier, c’était un PowerPoint qui était minuté et on lançait le compteur sur le même ordinateur. Donc si on avait décidé de jouer la première partition six minutes, au bout de six minutes ça basculait sur la deuxième, donc les gens voyaient. Et on a eu pas mal de retours comme quoi les gens avaient envie aussi à un moment d’écouter juste la musique telle qu’elle était, sans la partition. Et ce qui nous plaisait bien avec le livret, c’est que les gens partaient avec.
SC :
Tu as dit tout à l’heure que tu avais annoté précisément certaines partitions – « là je mets telle pince crocodile » — ce qui montre qu’en fait c’est aussi une « vraie » partition, cette partition graphique est annotée d’une certaine manière pour toi. Est-ce que tes autres collègues ont noté des trucs aussi sur leurs ? Par exemple, pour la même pièce, moi ça m’intéresserait d’avoir les quatre partitions telles qu’elles étaient utilisées par vous en concert, comme documentation d’un travail de musicien. Parce que sinon, on peut rester assez vite dans l’idée que la partition elle est telle qu’elle a été faite et que l’on s’en sert telle qu’elle a été faite. Or, même une partition de Mozart est toujours annotée par le musicien qui la joue, d’une certaine manière : troisième doigt, ralentir, enfin peu importe, pas de la même façon du coup. Je trouverais intéressant d’avoir les versions de chacun de vous.
XS :
OK, je leur demande ça.

 

 
Influencer les pratiques d’improvisation

XS :
Et pour nous ça a été une vraie découverte dans notre pratique de l’improvisation au sein du collectif Ishtar. C’est des choses, en tout cas avec eux, que je n’avais jamais faites, et cela nous a emmenés en termes de matière, de matériau sonore, dans des endroits dans lesquels on n’était jamais allé. Et je pense qu’on n’aurait pas pu les trouver sans cet apport de l’écriture, qui fait que tout le monde est au même endroit à un moment donné, toujours cette histoire du temps, du rapport au temps. Et je crois qu’on l’a plus abordé vraiment sur un cadrage du temps que sur un cadrage de matériaux sonores, d’harmonie, de timbre. C’est vraiment cette question du temps qui nous a centrés, qui nous a réunis sur cette partition.
JCF :
C’est quelque chose que vous avez continué après ou vous êtes revenus à l’improvisation ?
XS :
On a continué dans le sens où on a fait quelques concerts avec ce projet-là, et on est passé totalement à autre chose après.
JCF :
Cela a influencé cette « autre chose » ?
XS :
Complètement.
SC :
Vous avez continué à jouer tous les quatre ?
XS :
Oui on a continué les quatre sur d’autres projets. On a beau être des improvisateurs… le cadre donne tout de même un truc dans lequel on va.
SC :
Et ça a changé quoi depuis dans votre jeu à quatre ?
XS. :
Ça a vraiment changé cette question des ruptures, de se permettre des changements, des bascules ultras radicales au sein d’une improvisation.
JCF :
Et collectives ?
XS :
Collectives oui. C’est-à-dire que ça nous a… on est devenus encore moins polis, quand on improvise…
JCF :
Polis envers qui ?
XS :
Envers les autres musiciens. Polis dans le sens par exemple : « Ah non, il est en train de se développer telle belle durée, je ne vais pas faire cette explosion qui me turlupine depuis longtemps. Non, maintenant c’est le moment : tac ! » Alors c’est toujours la question de la justesse, la justesse du propos. Du coup j’ai l’impression que notamment sur des principes de dynamiques, ça nous a débloqués. Et aussi sur le rapport au temps. Après cela, on a pu aller dans des choses qui s’étalent moins. Le fait de prendre le temps, d’être dans l’écoute, de laisser vivre, naître les choses, de réagir tranquillement, c’était un peu notre fonds de commerce. Et le travail de cette partition, ça nous a permis d’aller dans une vitesse d’exécution qu’on n’avait pas, de pouvoir jouer des pièces de 15 secondes : tp tc tws vss whooat ! Je pense qu’on en avait envie, c’était naissant, mais on ne se le permettait pas ; le fait de travailler cette partition a ouvert ces possibles-là.
JCF :
En ce qui te concerne, cela semble quelque chose de très positif, mais est-ce que c’est partagé dans le groupe ?
XS :
Oui j’ai l’impression.

 

 
Treatise pour les pratiques amateures

JCF :
Dans les programmes que j’ai lus, il y avait aussi l’idée d’utiliser les partitions graphiques dans le cadre de stages, d’ateliers, avec des amateurs ou des enfants. Tu peux en dire quelques mots ?
XS :
C’est le deuxième volet de travaux menés là-dessus. C’est hyper important pour nous, en fait. Parce que Cardew a écrit cette partition pour ceux qu’il a appelés les « innocents musicaux ». C’est-à-dire que n’importe qui peut prendre cette partition et devenir musicien, jouer de la musique tout seul ou avec d’autres, en utilisant cette partition, car elle est faite pour tout le monde. Il a été très déçu, parce qu’il a remarqué qu’elle était tout de même beaucoup mieux interprétée et que c’était beaucoup plus intéressant à écouter quand les gens qui s’en emparaient avaient une pratique musicale et instrumentale. Cela soulève la question du langage, de l’histoire, des moyens, de l’outil, voilà. Mais pour nous ça reste intéressant et, du coup, c’était hyper important de faire des stages, ou en tout cas des actions avec d’autres musiciens pour explorer cette partition graphique, mais pourquoi pas, la notion de partition graphique, et du coup la notion d’écriture et donc la notion d’invention, de composition et comment jouer de la musique ensemble. Et surtout avec l’histoire de chaque participant. C’est-à-dire, que quelqu’un qui n’a jamais fait de musique peut venir avec une casserole et une balle de tennis, une cantinière [rires], et un premier prix de conservatoire au violon. En fait, on l’a surtout fait avec des gens qui avaient peu de pratique [rires], mais c’est une autre question, il n’y a pas de ligne de subvention pour aller faire ça avec des prix de conservatoire. Alors il y a eu un premier projet – moi je n’étais pas dedans – c’est Benoît et Eddy qui ont fait ça en partenariat avec Résonance Contemporaine, avec les musiciens des Percussions de Treffort. Donc ça reste des personnes certes qui ont un handicap et tout ce qu’on veut, mais qui ont une pratique musicale et instrumentale régulière. Et ils ont travaillé cette partition-là et ils sont même allés sur un travail du mouvement aussi, du jeu dans l’espace, l’installation. La partition pouvait aussi être une conduite scénographique, voilà. Et il y a surtout eu un gros temps où on a fait une résidence dans une école de musique associative qui est centrée sur les pratiques collectives – ça s’appelle Musikar, vous en avez peut-être entendu parler ?
JCF :
C’est où ?
XS :
C’est à Corveissiat vers Bourg-en-Bresse, c’est Gérald Chagnard qui a monté ça. C’est un projet hyper intéressant sur une école de musique qui centre l’apprentissage sur les pratiques collectives, il n’y a pas de cours individuel, on apprend l’instrument ensemble avec d’autres, on joue en pratiquant. Et chaque année il y a des artistes invités pour un travail de création, fabriquer un spectacle. L’année dernière on l’a fait sur le principe de partitions graphiques. Donc on a travaillé avec ces élèves-là, enfants et adultes tous âges confondus, sur la notion de partition graphique, donc, du coup, sur l’idée d’invention. On peut prendre une autre page, la page 56 : on lit toujours de gauche à droite — parce qu’il ne faut pas déconner, ne pas tout changer d’un coup —, mais, celle-là, qu’est-ce qu’elle a ? Des numéros, des petites notes… Comment chacun peut s’approprier ça, qu’est-ce que chacun déciderait de faire. Alors pour le coup, dans cette résidence-là on a eu beaucoup plus de temps, on a pris beaucoup plus de temps de mise en commun et de décision, et nous on était là aussi pour faire un peu les chefs, c’est-à-dire à un moment décider qu’on allait dans telle direction plutôt qu’une autre. En restant le plus possible à l’écoute de ce qui sortait, mais on quand même voulu garder la posture de savants. Je ne sais pas si c’est bien, mais en tout cas, on avait envie que ça sonne, et puis on avait envie que le spectacle soit formalisé, voilà. Qu’il y en ait une restitution formelle. Donc on a orienté au bout d’un moment les choses, décidé. Mais en tout cas chacun pouvait jouer ensemble avec ses moyens. C’est-à-dire que celui qui a commencé la guitare depuis trois mois pouvait possiblement être dans le même ensemble que ceux qui sont là depuis dix ans, et qui ont une pratique, qui connaissent les gammes enharmoniques, qui connaissent tous les renversements des accords. Comme chacun peut décider de ce qu’il peut jouer sur tel graphique avec ses moyens, ils pouvaient jouer ensemble et fabriquer quelque chose ensemble. Et du coup on a aussi questionné la notion du timbre, de son d’ensemble, de jeu dynamique, de durée, de rapport au temps. Et on n’a pas travaillé pour le coup uniquement sur les partitions de Treatise. Parce que moi, j’ai aussi passé deux jours avec une classe d’une école primaire : on a travaillé cette question de la partition graphique ; donc ils sont venus voir un concert de Treatise, ils ont eu pas mal d’échanges avec leur enseignante là-dessus et ils ont fabriqué des partitions, à la fois en s’inspirant de Treatise et en travaillant sur le territoire aussi : ils ont été faire des balades, ils ont fait des cartographies de la rivière, le Suran, et tout ça est devenu un moyen d’écrire des partitions. Il y a eu un projet uniquement avec des objets sonores et de l’enregistrement, et du coup on a enregistré ces partitions. Ces partitions fabriquées par les enfants ont servi aussi de réservoir travaillé avec l’école de musique, comme partitions graphiques.
Part-1


Part-2
Part-3
Part-4
Part-5

 

Donc on a croisé des partitions issues de Treatise et des partitions inventées par les enfants de l’école. Et cette idée de stage est vraiment d’utiliser les partitions comme un moyen de faire de la musique ensemble avec les moyens dont chacun dispose.

SC :
Ce sera intéressant de voir, quand tu fais ça avec des gamins ou des gens qui ne pratiquent pas beaucoup la musique et en tout cas pas la musique improvisée, ou même pas la musique contemporaine, savoir vers quelles partitions ils s’orientent.
XS :
Alors avec les amateurs, on a amené un préchoix quand même. Et on a choisi ensemble. On n’a pas amené les 193 pages, on avait déjà fait un préchoix.
SC :
Ça veut dire que vous vous projetez déjà en tant que musiciens dans la partition, comment la réaliser. Parce par exemple ce terme que tu employais tout à l’heure, « opposition de phase », c’est du vocabulaire de l’expérience de musicien ? Vous êtes déjà dans l’interprétation, ce que vous pouvez jouer sur ce truc-là ?
XS :
Alors, il y a toujours cette question du temps avec les amateurs, aussi. C’est que les projets étant ce qu’ils sont et qu’il y a une réalisation à la fin, et qu’on aime bien que ça sonne quand même à la fin, même si l’expérience, tout ça, voilà…
SC :
Eh ouais…
XS :
Eh ouais, ça soulève toujours cette question-là. Et même par rapport aux gens qui participaient, qui avaient besoin de la représentation finale, d’en être fiers. Il y a souvent eu ce problème de gens qui sont partis du projet en court de route dans cette résidence-là, parce qu’ils trouvaient que ça ressemblait à n’importe quoi. Mais au fur et à mesure des séances du travail – on a eu en tout six demi-journées, ça va vite –, quand on a vraiment attaqué le travail où on s’est mis d’accord entre les enseignants et les gens du collectif, où on a vraiment recentré, écrit : pour le coup on s’est dit « celle-là on va aller dans telle direction, on va jouer celle-là, celle-là, celle-là, on va aller là, celle-là va sonner plutôt comme ça, etc. » On a vraiment fait des choix qu’on a proposés aux élèves et on a creusé cette matière-là. Quand elle s’est mise à vraiment un peu plus vivre, à avoir plus d’ampleur et à sonner, eh bien là ils se la sont appropriée. Alors qu’avant, pour pas mal, ça restait du domaine de l’expérience. Cela soulève encore une autre question : c’est que la plupart des participants étaient ravis de ces temps d’expérience là, où la musique qui en sortait était ce qu’elle était et n’avait pas du coup de prétention à être montrée, entendue devant un public ; mais à partir du moment où cette notion de montrer le travail, d’être en représentation devant un public, a été un peu plus claire – ils le savaient depuis le début, mais à un moment où c’est devenu plus concret – là on a eu des bons mouvements de panique, alors qu’ils étaient ravis d’être dans l’expérience et dans le faire ensemble, dans une salle un peu coupée du reste du monde.
JCF :
Ça rejoint nos problématiques.
XS :
Moi du coup je trouve ça super de mêler ces deux temps : c’est qu’il y a du temps pour l’expérience, il y a du temps pour faire ce qu’on veut, pour que ça ressemble à tout et n’importe quoi, parce qu’on essaie, on fabrique et on cherche, et on vit des expériences collectives, et c’est génial ; et quand on va montrer quelque chose, ben on a besoin, je crois, tous tant qu’on est, de l’assumer, d’en être fier, donc, de, des fois, d’être obligés de fixer, de répéter, etc. C’est pourquoi à un moment on a pris la posture de chefs en disant « on va là, c’est là où vous êtes bien, c’est là où ça sonne, on va travailler ce mode de jeu, sur celle-là ». Et à partir de là ils ont été très contents, enfin ils étaient plus à l’aise. Il y a d’autres partitions qu’on n’a pas du tout abordées – je ne sais pas si tu as imprimé celle qu’on voit tout le temps ?
SC :
Un « tube » ? Tu veux dire un truc qui est souvent joué ?
XS :
Ouais un tube. Celle-là, la page 183.

 

4 à 183

JCF :
J’ai une jolie histoire là-dessus : Pascal Pariaud et Gérald Venturi, récemment, ont travaillé avec des enfants à Villeurbanne. Ils ont pris cette page-là. Et on a donc un enregistrement des débats des enfants sur la page de l’entre « lieux-dits » HEMU-EPO. Ils n’ont jamais réussi à la jouer. Parce que c’était trop compliqué et ils ont dû aller ensuite vers des choses beaucoup plus simples justement. Il y avait trop de choses.
XS :
Il y a trop de choses !
JCF :
Mais ce qui est intéressant, c’est qu’on a cet enregistrement du débat entre les enfants avec quelques interventions des profs, mais ils les laissent… Et qu’est-ce qu’ils pourraient faire, et voilà, c’est très riche. Évidemment cela nourrit sans doute énormément ce qu’ils ont fait après sur des pages plus simples.
XS :
Et nous, toutes les partitions avec des notes, des notes de musique, des annotations, des bémols, des clefs de sol, ont été éjectées… parce que ça nous parlait, mais pas du tout, du tout, du tout…

 

 
Travailler la notation ou l’improvisation ?

JCF :
L’objectif de ce travail avec les amateurs est plutôt du côté de comprendre les mécanismes de la notation ou bien une ouverture sur un monde qui serait du côté de l’improvisation ?
XS :
Plutôt vers une ouverture vers l’improvisation. C’était plutôt un prétexte à improviser ensemble, voilà, qui du coup donnait des schémas, des entrées qui pouvaient pallier cette grande peur du : « hum ! qu’est-ce que je peux bien jouer maintenant ? je ne sais pas faire ! ». Bon, on a décidé que sur le carré je faisais « ploc ploc ploc ploc ploc » et qu’après je m’arrêtais pendant une seconde parce que c’est ça qui est marqué, ça permet de lancer et de développer des choses : « tiens, qu’est-ce qu’on pourrait tous jouer sur ce carré ? » On en débat, il y en a qui font des choses, « ah oui, ça c’est intéressant, ça non, pourquoi ? Où est-ce qu’on a envie d’aller ? » Et du coup on peut sortir de la matière, on peut faire des essais comme ça. Et quand on joue, on se jette moins dans ce fameux grand bain de l’improvisation. Pendant le concert de l’école de musique, on a aussi fait l’expérience inverse, c’est-à-dire qu’on a joué entre enseignants, une pièce totalement improvisée, sans partition, et on a distribué des feuilles et des crayons à tout le public et c’est le public qui a écrit la partition. C’était super.
JCF :
Est-ce que les partitions graphiques sont des œuvres en tant que telles, ou bien seulement un processus qui permet à un ensemble ou des gens de produire des sons ? Un outil parmi d’autres ou bien quelque chose qui est un peu sacralisé comme l’est une symphonie de Beethoven sur le papier ? Ou entre les deux ?
XS :
Sur cette partition spécifique, sur Treatise, je dirais les deux. Je dirais d’un point de vue de musicien, d’artiste sonore, en tant que partition, c’est un outil pour fabriquer des possibles, pour faire de la musique au sens le plus large où on l’entend. Par contre, au point de vue graphique, si on prend juste comme une œuvre graphique sans l’utiliser comme outil de partition, je tendrais plutôt vers le côté de la sacralisation de l’objet, quelque chose de figé, d’intouchable un peu…
JCF :
Un peu comme quand vous avez joué la première fois la totalité de la pièce en notant qu’il y avait une qualité structurée, une manière très précise ?
XS :
Oui, c’est ultra précis, à la fois dans la continuité, il y a un vrai développement, graphiquement, je parle. Je dis ça peut-être parce que je m’intéresse peu à tous ces champs-là, plus visuels, plus graphiques, les arts plastiques. Et, du coup, quelque chose comme ça, j’ai moins d’expérience de l’histoire, de références. Pour moi, elle m’apparaît plus comme une œuvre graphique en tant que telle. Et c’est pour cela, que je n’ai eu aucun problème à proposer au même niveau aux élèves de l’école de musique Treatise et des partitions fabriquées par les enfants de l’école primaire ; c’était au même niveau pour moi, même si on n’est pas sur le même travail graphique.

 

 

 

 


Notes

[1] NDLR : Association à la Recherche d’un Folklore Imaginaire.

[2] NDLR : Notation 21 est un recueil de partitions graphiques de plusieurs centaines de compositeurs, compilé par Theresa Sauer.

[3] NDLR : Orchestre National de Lyon.

 

 

Rencontre Bridge4, le 6 oct. 2016

A version in English will be soon on acrossthebridges.org
And a pdf (in English) can be found right there :
(8p, A4 landscape format in 2 columns, 350Ko)

 


RENCONTRE ENTRE

The Bridge & PaaLabRes

Cette rencontre a été organisée à l’initiative d’Alexandre Pierrepont,
à l’occasion du concert de l’ensemble The Bridge 4
au Périscope à Lyon, le jeudi 6 octobre 2016
Shore to shore (The Bridge #4) : Mwata Bowden, Julien Desprez, Matt Lux, Rob Mazurek et Mathieu Sourisseau.
Merci au Périscope d’avoir accueilli cette rencontre.

 

The Bridge
PaaLabRes
The Bridge forme un réseau d’échanges, de production et de diffusion, un pont transatlantique régulièrement traversé par les musiciens français et par les musiciens américains dans le cadre de projets coopératifs. Et, complémentairement aux projets ponctuels auxquels The Bridge donne lieu et accès, ce réseau favorise et pérennise les rencontres et les relations, sur la durée, entre musiciens créateurs. C’est-à-dire : leur donner le temps et les espaces pour se joindre et se rejoindre, des deux côtés de l’océan, et pour approfondir leurs échanges.
 
PaaLabRes (Pratiques Artistiques en Actes, Laboratoire de Recherches) est un collectif de musiciens, en existence depuis 2011, qui tente de définir les contours d’une recherche menée par les praticiens eux-mêmes autour d’expressions artistiques qui ne débouchent pas sur des œuvres définitives.
présents pour The Bridge :
Rob Mazurek
Julien Desprez
Alexandre Pierrepont
présents pour PaaLabRes :
Gilles Laval
Nicolas Sidoroff
Jean-Charles François

 

Sommaire :

Introduction – Présentations
Le Bridge 4
Improvisation et enregistrement
Comment se construisent les sonorités
Improvisation : production, communication immédiate ? Production collective ?
Le collectif PaaLabRes
Improvisation et musique contemporaine écrite
Conclusion

Pour lire/télécharger la version .pdf française

 


 

Introduction – Présentations

Julien D. :
Et vous, qu’est-ce que vous faites ? Alexandre nous a dit que vous êtes des scientifiques.
Nicolas S. :
(rire) Ouais !
Rob M. :
Un percussionniste scientifique, un trompettiste scientifique, un guitariste scientifique…
Nicolas S. :
C’est très logique…
Rob M. :
Vous êtes des chercheurs dans le domaine de l’improvisation ? Quel genre de travail faites-vous ? Est-ce de la théorie ou de la pratique ?
Jean-Charles F. :
Il s’agit aussi de pédagogie.
Rob M. :
C’est bien !
Jean-Charles F. :
Nous sommes un collectif, ce qui veut dire qu’il y a plusieurs groupes…
Julien D. :
Quel est le nom du collectif ?
Jean-Charles F. :
PaaLabRes (avec deux « aa », p a a l a b r e s).
Julien D. :
Paaaalaabres…
Rob M. :
C’est du français ?
Jean-Charles F. :
Pratiques Artistiques en Actes, Laboratoire de Recherche.
Rob M. :
Et vous connaissez Alexandre depuis longtemps ?
Jean-Charles F. :
Non, on s’est rencontré à Paris en mars dernier, et j’ai lu son livre, c’est un livre de très haute qualité.
Rob M. :
Et vous, vous écrivez des livres ?
Jean-Charles F. :
Oui.
Nicolas S. :
Il écrit des livres, il écrit des articles… Nous essayons de mener des recherches en parallèle avec le monde universitaire, de mener la recherche de différentes manières, de publier les produits de la recherche en les présentant dans différents formats.
Rob M. :
Des manières alternatives de partager la circulation des idées plutôt que dans une façon trop académique de le faire ?
Nicolas S. :
Oui. C’est pourquoi nous avons ri quand vous avez dit qu’on était des « scientifiques ».
Julien D. :
C’était juste pour essayer de savoir ce que vous faisiez.
Rob M. :
Qu’est-ce que vous voulez savoir sur nous ?
Jean-Charles F. :
On voudrait savoir ce que c’est que The Bridge.
Alexandre P. :
Il s’agit de… On peut parler au sujet du Bridge, et je peux en parler. Ce n’est pas que je ne veuille pas leur laisser le soin d’en parler…
Julien D. :
Ce Bridge en particulier [l’ensemble Bridge 4]…
Alexandre P. :
Oh ! Ce Bridge, bien sûr ! Excusez-moi. Ils voulaient parler de ce Bridge, et de l’improvisation, ce n’est pas seulement de parler de The Bridge.
 

Le Bridge 4

Rob M. :
Le Bridge est une aventure extraordinaire, je veux dire qu’il n’y a pas beaucoup de gens au monde qui ont pu faire cela comme Alexandre en a été capable. Il y a douze groupes.
Julien D. :
Douze groupes, douze « Bridges ». En trois ans.
Rob M. :
Douze unités de travail en existence, et la possibilité de les mélanger…
Julien D. :
On s’est rencontré avec The Bridge et après, on s’est croisé dans plusieurs endroits dans le monde, comme en Italie… Il s’agit d’établir des connexions entre les gens.
Rob M. :
Oui ! C’est une manière intéressante d’apprendre des choses sur le jeu de quelqu’un d’autre. C’est tout à fait spécial, vous savez. Et peu de temps après, ayant joué ensemble un concert en duo à Paris, nous avons pu partager nos univers musicaux. Le réseau du Bridge s’agrandit, vous savez, et se contracte. Ce sont toutes ces activités qui produisent vraiment un son particulier, ou l’opposé d’un son particulier. Ainsi on peut avoir l’envie de jouer avec quelqu’un avec lequel vous êtes très à l’aise, mais parfois on peut avoir l’envie de jouer avec la personne avec laquelle vous êtes le moins à l’aise, et alors, vous savez, je pense que si socialement tout le monde faisait cela dans le monde, il n’y aurait plus de guerres.
Jean-Charles F. :
Si vous jouez avec la pire des personnes…
Rob M. :
Il ne s’agit pas de la pire des personnes !
Jean-Charles F. :
… il n’y aurait que des guerres !
Rob M. :
Ou au contraire (rire) la guerre la plus pacifique !
Nicolas S. :
Quand on va naviguer sur le site du Bridge, on n’est pas sûr de comprendre comment vous vous êtes rencontrés et si vous vous êtes choisis ou non.
Julien D. :
Je pense que cela a été différent pour chaque groupe. Pour notre groupe, je pense que c’est toi, Rob, qui a suggéré à Alexandre de la composition d’un Bridge, ou quelque chose comme ça, ou bien on s’est rencontré pour jouer en duo en France…
Rob M. :
Oui, j’ai proposé quelque chose et puis on a d’abord joué en duo… J’ai probablement dit que je voulais travailler avec toi, et ensuite Alexandre a eu l’idée d’inclure des cordes, d’avoir deux basses et une guitare, avec deux soufflants, et d’avoir aussi un saxophone baryton et une clarinette ayant un répertoire très vaste de possibilités, et un cornet qui en a un minime… Cela semblait être une combinaison intéressante que je n’avais jamais essayée auparavant. Je n’ai sans doute jamais eu l’opportunité de créer un tel ensemble. J’ai trouvé qu’il était bon de faire partie de ce projet auquel je n’aurais jamais pensé. Car j’ai mes propres manières de procéder. Je suis très à cheval sur le choix des personnes avec qui j’accepte de jouer de la musique, et je ne suis pas sûr que c’est toujours la solution la plus souhaitable, si tu vois ce que je veux dire.
Julien D. :
Oui, je trouve aussi que l’orchestration du groupe est intéressante. Et, sans doute, pour nous le son qu’on peut produire toi et moi est assez nouveau. Je suis encore surpris par tous les sons que les membres du groupe font et de ce qu’ils sont capables de proposer. Et aussi par rapport aux différentes cultures en présence, je pense.
Gilles L. :
Vous êtes les compositeurs pour cet ensemble ?
Rob M. :
C’est complètement improvisé.
Julien D. :
Oui, il n’y a pas de compositeur ou de leader.
Rob M. :
Pas de leader.
Gilles L. :
Comment travaillez-vous lors des répétitions ?
Julien D. :
Il n’y a pas de répétitions, on joue directement. On ne se rencontre que quand on joue sur scène, lors des tournées…
Rob M. :
On a fait les premiers concerts à Chicago – combien de concerts a-t-on joués ? Cinq ? Dix ?
Julien D. :
Moins de dix, peut-être huit…
Rob M. :
Huit concerts à Chicago…
Nicolas S. :
Quand ?
Rob M. :
L’année dernière.
Alexandre P. :
L’année d’avant.
Julien D. :
Oui, il y a deux ans, en 2014.
Rob M. :
Et c’est comme cela qu’on a commencé ce projet… Et même si les concerts de Chicago ont été l’occasion de déterminer de quoi il s’agissait, dès le début tout a fonctionné dès la première note jouée. Mais je pense qu’on est en train de réaliser que cette époque des premiers concerts, c’est comme si c’était hier.
Julien D. :
C’est vraiment marrant, si les deux ou trois premières dates de Chicago ont été de très bonne qualité, on savait aussi, comme tu viens de le dire, que quelque chose pouvait se développer.
Rob M. :
Et vraiment, je pense que c’était une rencontre culturelle et aussi une manière de percevoir nos manières d’agir…
Julien D. :
Exactement !
Rob M. :
Il nous fallait en quelque sorte apprendre… ou désapprendre. Désapprendre nos propres partis pris et apprendre des autres par rapport à ce qu’ils font. Parce qu’il s’agit d’un groupe plutôt basé sur la diversité, par rapport à ce que chacun d’entre nous fait, a déjà fait, et pense faire à l’avenir. Mais en même temps il est remarquablement similaire et, j’en suis sûr, il est très singulier dans ses manières de jouer.
Julien D. :
Au fur et à mesure des concerts, tout est devenu de plus en plus facile. Je me souviens que la dernière date [à Chicago] a été « fucking » grandiose, très sympa. Et après cela on a fait une pause de deux ans, et on a recommencé samedi dernier à Toulouse, et tout s’est déroulé de manière naturelle, c’est comme si cela s’inscrivait dans une continuité…
Rob M. :
Exactement comme le jour du dernier concert à Chicago…
Julien D. :
Oui, on a laissé les affaires en plan pendant deux ans, mais on s’est tout de suite retrouvé dans le même état d’esprit.
 

Improvisation et enregistrement

Rob M. :
Et on a travaillé à l’un des deux enregistrements qu’on a faits, il s’agissait de réaliser le CD qui vient juste de sortir. C’est un peu à cela qu’on pensait pendant les trois ou quatre derniers mois.
Nicolas S. :
C’est à Chicago que l’enregistrement a eu lieu ?
Julien D. :
On a enregistré le premier concert et…
Alexandre P. :
Il y a eu une session d’enregistrement en studio.
Julien D. :
… et une session d’enregistrement en studio.
Rob M. :
C’est bien cela, une session en studio.
Nicolas S. :
À Chicago au moment des premiers concerts ?
Julien D. :
Oui.
Rob M. :
Oui. Au même moment et avec les mêmes musiciens. C’est formidable de pouvoir continuer ici.
Nicolas S. :
Comment se passe votre préparation ? Qu’est-ce qui se passe quand vous jouez en duo ? Est-ce que c’est différent ? Et pourquoi ce duo, comment cela s’est produit ?
Rob M. :
Je pense que nous aimons tous les deux faire du bruit (rire). C’est sans doute ce qui nous a attirés dès le début. Bien sûr c’est beaucoup plus que cela, mais… je pense que c’est de cela qu’il s’agit, c’est de ne pas avoir d’inhibition à le faire. Nous n’avons pas la sensation d’avoir besoin qu’on nous donne la permission de le faire, je ne sais pas si c’est cela exactement. Je ne souhaite pas d’être mis en situation de marcher sur des œufs, tu vois ce que je veux dire ? Ou bien de jouer avec quelqu’un qui voudrait tout contrôler. Cela serait très ennuyeux ! Aussi, c’est très agréable de jouer dans une situation où vous vous sentez libre.
Julien D. :
Oui. C’est formidable. C’est cela qui veut dire qu’on est prêt à toute éventualité.
Rob M. :
Relax et prêt à tout. Et aussi d’avoir assez de respect pour chaque musicien, d’être toujours en alerte à tout moment. Nous créons des silences intentionnellement, sans pour autant s’arrêter. Et c’est ce que j’aime particulièrement dans ce groupe. Car certaines personnes ne s’arrêtent de jouer que pour s’arrêter, mais n’écoutent pas ce que les autres jouent ; ça, ce n’est pas possible, tu sais ! Tu ne dois t’arrêter que si tu as l’intention de créer un silence à ce moment-là, ou de ne pas le faire. Au moins c’est ce que je pense, je ne sais pas si c’est le cas pour vous, mais c’est comme cela que je le ressens. C’est un processus collectif qui nous fait improviser.
Gilles L. :
Qu’en est-il de l’improvisation dans un studio ? – Pour moi cela me paraît étrange – Comment cela s’organise ? Parce que c’est très étrange d’improviser dans un studio.
Julien D. :
Oui, pour moi c’est un peu la même chose, si l’on improvise et que ce n’est pas un concert.
Gilles L. :
Si on est dans un studio, on peut faire des choix, on peut vouloir faire cela ou…
Julien D. :
Après un enregistrement on a le choix, c’est exact, on peut garder la piste audio telle quelle, ou on peut choisir de l’éditer. Pour moi c’est comme cela que ça marche. Mais il n’y a pas de contradiction entre l’improvisation et l’enregistrement, je pense. C’est plus quelque chose qui fait partie d’un processus, pour moi. C’est comme ce qu’a dit Rob, nous ne nous voyons pas pendant trois ans et demi, mais c’est comme si on venait de faire cet enregistrement, et aujourd’hui on joue. Et l’enregistrement n’est pas une trace de ce qu’on faisait alors, qui serait quelque chose de grandiose…
Rob M. :
… élaboré…
Julien D. :
… comme le « Sacre du printemps », ou quelque chose comme ça. Cela fait plutôt partie d’un processus. Mais ensuite, pour moi, si on décide de le faire, cela va dépendre du processus dans lequel on va choisir de se placer. Si on choisit d’enregistrer un album de pop, ce qui voudra dire qu’on sera seul dans un espace avec un casque sur les oreilles, en train d’écouter un autre gus ; je pense qu’il ne s’agit pas d’un bon processus pour faire de l’improvisation. Mais si on fait l’enregistrement [tous] dans la même salle, dans le même espace, c’est pratiquement la même situation que quand on est dans une répétition.
Rob M. :
On en revient à ce que j’ai dit tout à l’heure au sujet d’avoir un respect total pour ceux avec qui l’on va jouer. Parce que, si l’on n’en a pas, on va sans doute être paresseux et se dire : « je ne sais pas ce que je fais là ». Si on a un studio ce week-end et qu’on est tous disponibles, alors on peut se dire qu’on va pouvoir s’enregistrer pendant neuf heures. Ayons tout le respect possible non seulement pour les musiciens, mais pour l’acte d’improviser en tant que tel.
Nicolas S. :
Et vous faites des séances d’enregistrement de neuf heures ?
 
(Rires)
Julien D. :
Non.
Rob M. :
L’enregistrement a pu durer une heure. Je me rappelle d’avoir enregistré pendant une heure. Je pense que c’est ça, mon pote.
Nicolas S. :
L’enregistrement a duré une heure ?
Rob M. :
C’est possible. Je pense qu’on a fait une seule prise, ou bien une prise puis une seconde. Je ne sais plus.
Nicolas S. :
Et vous avez gardé tout sur le disque ?
Rob M. :
Je pense qu’on a gardé presque tout.
Nicolas S. :
Depuis le début ?
Alexandre P. :
Il y a eu deux sessions différentes. Cela s’est fait en deux sessions. Une session en studio et une en concert. Alors, il s’agit de deux pièces longues, chacune de plus ou moins trente minutes, une en public et une en studio.
Julien D. :
Par rapport à l’enregistrement, c’est aussi l’occasion d’enregistrer quelque chose et quand on l’a écouté, de changer son propre point de vue. Quand on joue à l’intérieur du groupe et quand on écoute après à l’extérieur, c’est très important pour le travail du groupe – que ce soit un ensemble qui joue de la musique écrite ou de la musique improvisée – je pense définitivement que cette idée est vraiment très importante. Parce que cela crée une distance par rapport à ce qu’on fait, et de plus c’est assez « cool », cela vous fait réfléchir et comprendre plus de choses. Pour moi c’est très important. Avec chacun des groupes avec lesquels je joue, j’aime faire cela. Et je le fais parfois avec des enregistrements merdiques, pas forcément avec des beaux sons de studio… Il s’agit d’une sorte de miroir, et j’aime bien enregistrer des trucs et les laisser de côté, et un ou deux mois après, je les écoute après les avoir complètement oubliés. Cela change vraiment la perception, on se place vraiment à l’extérieur et on peut commencer à écouter en mettant son ego de côté ; on se met en situation de ne penser qu’à la musique et de réfléchir à son sujet.
Rob M. :
Parce que dans l’acte de faire de la musique et dans l’acte de l’écouter, je suis complètement contre l’idée de critiquer la musique pendant qu’on la joue. Je peux dire qu’il y a certaines personnes qui, dès après avoir fini de jouer, se mettent à dire : « Oh ! Et vous avez fait ceci, cela, cette chose et encore cette chose… Mais j’ai pensé que cette chose superposée à celle-là était comme… » Eh ! Mec ! Qu’est-ce que tu penses ? Est-ce que t’es en train de jouer ? Ou bien est-ce que tu es un critique ? Et quelqu’un dira alors : « Mais il faut être un critique sur la scène parce que – tu sais – on improvise de manière critique, on écoute ce que les autres produisent de manière analytique ». Mais je pense que c’est une erreur, je ne pense pas qu’on puisse être critique et en même temps jouer de la musique. Je pense que c’est impossible, il y a beaucoup de gens qui le font, et c’est ce qui me trouble. Il faudrait être comme une pieuvre, avoir deux cerveaux.
 
(Rires)
Jean-Charles F. :
Si on fait un enregistrement, on devient forcément critique.
Rob M. :
C’est vrai ! C’est ce que je veux dire : il s’agit de deux actes séparés.
Julien D. :
Je ressens un peu la même chose que Rob. J’aime parler de la musique, sauf que si on joue de la musique, on peut en parler avant ou après, mais quand on joue, on joue.
 

Comment se construisent les sonorités

Jean-Charles F. :
Je viens d’une tradition différente, car je suis un musicien de formation classique, qui, par ailleurs, a fait de l’improvisation depuis 1972.
Rob M. :
OK.
Jean-Charles F. :
Mais je l’ai fait dans une perspective assez différente, j’ai toujours développé ma musique à travers des groupes permanents.
Julien D. :
Non éphémères.
Jean-Charles F. :
Il pouvait y avoir beaucoup de rencontres avec d’autres groupes, mais la focalisation était vraiment de tenter de développer un son collectif à l’intérieur d’un groupe particulier. C’est donc une situation différente. Peut-il y avoir ou non une coexistence entre les deux modèles ?
Rob M. :
Absolument ! Il s’agit juste de deux approches différentes. On peut choisir l’une ou l’autre.
Jean-Charles F. :
Parce que le problème, je pense, de la scène de l’improvisation peut s’articuler comme suit : si ce n’est qu’une question de se rencontrer, et que c’est une communauté de personnes qui se rencontrent, sans pour autant avoir des liens permanents, alors cela devient un son collectif global, et tous les concerts risquent d’utiliser les mêmes sons. Comment faire pour que les sonorités se différencient ? Pourtant, bien sûr, mon point de vue sur l’improvisation n’a rien à voir avec la composition : rien n’est écrit, rien du tout, il s’agit de la même philosophie de ce dont vous parliez à l’instant : jouer sans planification, jouer sans formuler de critiques sur ce qu’on est en train de faire, ou bien de penser que ceci ou cela est bien ou mal, c’est la même philosophie. Mais la différence majeure est la suivante : comment peut-on co-construire la sonorité d’une manière collective… d’élaborer un son collectif différent des autres groupes… ?
Julien D. :
Le réseau de l’improvisation est certainement une grande communauté, c’est une communauté mondiale…
Jean-Charles F. :
D’accord.
Julien D. :
Il y a beaucoup de monde partout et quand vous jouez dans ce type de réseau, vous rencontrez beaucoup de gens… Et c’est en quelque sorte… Oui ! C’est en quelque sorte un groupe permanent.
Jean-Charles F. :
C’est aussi quelque chose que j’ai plus souvent trouvé dans les groupes de rock : l’idée de travailler ensemble pour construire un son collectif.
Alexandre P. :
Je voudrais juste dire ceci pour ma part, et il ne s’agit pas du Bridge, on sait tous que dans l’histoire de la musique improvisée, Derek Bailey était partisan de ce qu’il appelait les ensembles « ad-hoc », afin de garantir de se surprendre les uns les autres de manière la plus étonnante, et on sait que Evan Parker, lui, jouait dans un trio avec Paul Evans et Alexander von Schlippenbach pendant plus de trente ans… peut-être même maintenant quarante ans, c’est-à-dire justement le contraire. Eh bien, ce que je vais dire maintenant – et c’est aussi vrai à propos de ce que Julien et Rob font ensemble des deux côtés de l’Atlantique – représente le point de vue de l’auditeur : très souvent, quand j’écoute un ensemble d’improvisation composé de gens qui ne se connaissent pas, il peut se produire de la magie, mais ils vont toujours s’arrêter à un moment donné, soit parce qu’ils sont trop polis en se disant : « Oh ! Je ne dois pas jouer un solo trop long, parce que, vous savez, je sais qu’ils ne me connaissent pas, je ne sais pas ce qu’ils ont en tête ». Ou bien ils se placent trop en contradiction, parce qu’il s’agit d’être dans la provocation. Vous savez, avec un groupe qui marche ensemble [walking band], pas un ensemble « ad-hoc », des musiciens qui se connaissent bien entre eux – comme c’est le cas pour Julien, qui est habitué à Rob, et pour Rob, qui est habitué à Julien, et avec les trois autres membres du groupe – et pas seulement eux, pas seulement les ensembles du Bridge, avec tous les groupes qui marchent ensemble, ils savent ceci : « OK, si je veux jouer des trucs fous, du bruit, du bruit blanc pendant vingt minutes, ça va être une décision forte, mais ils me connaissent, et donc je ne vais pas avoir peur qu’ils soient d’accord ou pas d’accord, de savoir si oui ou non ils aiment ce que je fais, je sais qu’ils vont trouver leur chemin ; parce que nous avons une relation étroite entre nous, ils vont se débrouiller avec ça, et avec assurance, tu sais, et je me sens libre de le faire si j’en ai envie ». C’est pourquoi, encore du point de vue de l’auditeur que je suis, la magie d’une première rencontre m’enthousiasme, mais je le suis encore plus par la liberté des groupes qui marchent ensemble.
Rob M. :
Oui, c’est certain.
Alexandre P. :
(en français) Tu vois ce que je veux dire, c’est qu’à ce moment-là, tu peux y aller, tu n’as aucune peur, l’autre te connaît, il ne sera peut-être pas content, mais il saura se débrouiller avec ça.
Jean-Charles F. :
Il y a une phrase dans ton livre qui m’a frappé : celle où Anthony Braxton, parlant de Derek Bailey et de la scène britannique de l’improvisation [à l’époque des années 1960-70], a dit que ce qu’ils faisaient sonnait comme du Webern1.
Alexandre P. :
Oui, et je pense que c’était vrai à l’époque, mais sans doute que ce n’est plus le cas maintenant pour la nouvelle génération.
Jean-Charles F. :
Et alors qu’ils prétendaient créer une musique de manière immédiate, dans la spontanéité, pour les oreilles de Braxton cela sonnait comme du Webern. Alors voici ma question, comment faites-vous pour que votre musique ne sonne pas comme une autre ? C’est ma question.
Rob M. :
C’est la question. Je pense à cela tous les jours. On a, comme on le sait, des centaines d’influences, et on les réduit à quelques-unes seulement. Cela vous colle à la peau. Mais alors, à un certain point il faut vous débarrasser de ce bagage. J’étais un fanatique de Miles quand j’étais plus jeune, à vingt ans et plus, et même quand j’étais plus vieux. Quand tu es en train d’apprendre, tu n’as pas beaucoup d’occasions d’entendre des musiciens de ce calibre, tu vois ce que je veux dire. Lester Bowie, Bill Dixon et quelques autres ont été importants pour moi. Cela se passe comme ces personnes qui accusent leurs parents pendant leur vie entière : « … parce que mes parents m’ont élevé de cette façon, c’est pourquoi je suis comme cela… c’est foutu… ou c’est pas foutu… peu importe ! » Mais à un moment donné il faut devenir sa propre foutue personne… En ce qui me concerne, à un moment donné, j’ai complètement arrêté d’écouter la musique qui m’avait énormément influencé. Je n’ai plus écouté du Miles pendant dix ans. Ce n’est qu’un exemple. Ce que je veux dire c’est qu’il me fallait absolument rompre avec toutes ces choses et vraiment rechercher le centre de mon propre son. Aujourd’hui, il y a tant de choses qui servent de références. J’ai cinquante ans maintenant et les gens continuent d’écrire des chansons. Cela sonne comme untel ou untel, ceci sonne comme untel ou untel… et ceci sonne comme untel et untel… Je ne sais pas si cela s’applique à tout le monde, mais je me demande à quel moment on va arrêter de dire que Bowie, ça sonne comme untel ou untel. Non ! Cela sonne comme du foutu Lester Bowie.
 
(Rires)
 
Ou bien Don Cherry, un de mes potes… Je veux dire qu’il y a tant de sons à écouter… Il n’y a que vingt-quatre heures dans la journée… Ainsi, il faut travailler sur son propre son, le trouver, et en le faisant vous allez continuer à vous brancher sur le son de quelqu’un d’autre… C’est sans doute la combinaison des deux. Est-ce que c’est de cela qu’il s’agit par rapport à la question ?
Jean-Charles F. :
Oui, en partie…
Rob M. :
Les influences peuvent être dangereuses, et tout aussi dangereuse l’absence d’influences. Sans influences, il n’y a pas de vocabulaire.
Julien D. :
Pour moi, c’est un peu la même chose : j’ai été influencé par les guitaristes Bill Frisel et Marc Ducret quand j’avais vingt ans. Et à un moment donné j’ai décidé d’arrêter cela, un peu comme Rob, en me disant « OK, arrête de les écouter ». D’abord, je les ai tellement écoutés qu’ils ne suscitaient plus de surprises chez moi, cela devenait un peu ennuyeux, et après, quand j’étais en train de jouer, je percevais mon jeu réflexe, mes propres productions habituelles, comme provenant directement de ceci ou de cela. Alors j’ai décidé de casser cela et d’y travailler, et quand je sentais que ce que je faisais était un réflexe, je m’arrêtais de jouer, j’essayais tout le temps d’expérimenter différents trucs, et de temps en temps des choses ont commencé à apparaître, je pense. On n’oublie pas ce qu’on a fait dans sa jeunesse, parce que cela fait partie de nous-mêmes bien évidemment.
Rob M. :
Cela ne vous lâche jamais.
Julien D. :
Mais à un moment donné il faut prendre position avec ça, il faut se dire « OK, je sais que ce sont mes influences », et vous pouvez vous dire « non, ce n’est pas vrai, je n’ai jamais écouté ces mecs et blablabla… » ; mais vous pouvez aussi vous dire « oui, je les ai bien écoutés, mais maintenant je m’en éloigne »…
Rob M. :
C’est alors que vous êtes capable de commencer à construire votre propre vocabulaire…
Julien D. :
Oui, exactement !
 

Improvisation : production, communication immédiate ? Production collective ?

Jean-Charles F. :
Oui, mais c’est en quelque sorte un paradoxe parce qu’il y a cette idée que l’improvisation implique une production immédiate – une communication immédiate –…
Julien D. :
Mais c’est un concept qui ne fonctionne pas…
Jean-Charles F. :
… et en même temps, individuellement, il y a un énorme travail de préparation…
Julien D. :
… Oui, mais pour moi, ce concept, qui prétend que l’improvisation veut dire qu’on fait quelque chose dans l’immédiat et que cette chose est complètement nouvelle, n’est pas exact. Et après avoir constaté cela, je pense que ce n’est pas une question intéressante, parce que, comme cela a été dit, nous travaillons tous pour développer quelque chose, une personnalité, en cherchant à savoir qui on est, et tout cela crée une mémoire…
Jean-Charles F. :
Mais c’est une démarche individuelle, ce n’est pas une démarche de groupe, ce n’est pas un travail collectif.
Rob M. :
Cela peut être une démarche collective…
Julien D. :
Cela peut être aussi une chose collective, parce que, si on improvise pendant deux ans avec les mêmes musiciens, on crée aussi des réflexes.
Jean-Charles F. :
C’est vrai.
Julien D. :
Donc… il fut un temps où j’aimais bien ce concept : quand je me mets à improviser, je suis vraiment dedans. Mais aujourd’hui, je ne sais pas. Pour moi, ce n’est pas une question intéressante ; l’improvisation est seulement un processus en vue de faire de la musique. De la même façon qu’écrire de la musique est un processus. Ainsi, pour moi, il ne s’agit que de cela. Après, j’aime bien écouter de la musique et de jouer de la musique, et de la bonne. Mais en écrire serait aussi une bonne chose, et j’avais un bon professeur, un Chilien pendant les années 1970 en France, et son argument principal était constamment celui-ci : « Tu sais, quand tu joues de la musique improvisée, il faut que cela sonne comme de la musique écrite, et quand tu joues de la musique écrite, il faut que cela sonne comme de la musique improvisée ». D’après cette conception, il ne s’agit que d’un processus. Ce n’est pas un but en soi. Le but c’est de jouer de la musique avec l’improvisation, c’est mon sentiment.
Nicolas S. :
Tu as parlé d’un phénomène de réflexe dans le groupe ?
Julien D. :
Oui.
Nicolas S. :
Vous avez joué douze dates et une séance de studio à Chicago le processus a consisté à juste jouer ensemble et d’en parler pour créer le son du groupe. Y a-t-il un réflexe maintenant, est-ce qu’après les huit concerts vous avez pu noter des réflexes dans le rapport des uns aux autres ?
Julien D. :
Oui… oui. Je ne sais pas si c’est déjà un réflexe, mais je pense que lorsqu’on a commencé à jouer samedi dernier, après deux ans sans se voir, cela a été vraiment facile. Je pense que le réflexe était présent, mais il s’agit d’un réflexe allant dans le bon sens, qui n’exclut pas la surprise. Je pense qu’on a acquis un peu de réflexes ensemble, mais pas trop. C’est toujours une question d’équilibre, tu sais…
Rob M. :
Oui, mais c’est aussi à mettre par exemple du côté d’une meilleure compréhension du vocabulaire des participants, absolument, et au fur et à mesure que s’accumulent les connaissances dans le temps, et en pensant aux années passées, il s’agit définitivement d’une prise de conscience des vocabulaires des partenaires. Et aussi, pas seulement cela, mais la connaissance que ce truc a évolué pendant les deux années passées, ce que nous n’avons pas encore vécu ensemble, ce qui fait qu’il y a aussi énormément de surprises. Je joue avec deux groupes – le Chicago Underground Duo, depuis une vingtaine d’années, et le São Paulo Underground aussi, nous sommes ensemble depuis dix ans – au moins une fois par an séparément. Ce sont deux groupes qui sont réellement de bons exemples de ce dont je parle. Lors de nos rencontres, voilà comment cela se passe : pas besoin de dire le moindre foutu mot, mon pote, tu peux juste entrer en jeu et ressentir la joie de faire des sons ensemble, et, à ce moment, même si tu trouves que tu as joué le pire des concerts de tous les temps, tu réécoutes et cela reste de la magie. L’idée, je pense, est de continuer à construire, continuer à imaginer, continuer à faire évoluer le vocabulaire dans le respect de l’autre, et de continuer à parler du respect… Mais de cela, personne n’en parle, il s’agit juste d’avoir le plus grand respect pour chacun des musiciens. Et si tu ne l’as pas, alors ne le fais plus, sauf si tu veux le faire comme un exercice et si tu refuses que cela marche (rire)… Il s’agit de le faire ou de cesser de le faire.
Jean-Charles F. :
Oui.
Rob M. :
Tu sais, c’est possible que j’aie eu des difficultés à tenter de comprendre ce qui se passait…
Quelqu’un :
Quoi ?
Rob M. :
Quand on est sur scène, ça n’accroche pas obligatoirement, je veux dire que c’est impossible du premier coup. Cela prend du temps, cela demande de l’énergie, cela demande du respect.
Julien D. :
Oui ! C’est pourquoi quand tu joues, tu dois écouter les autres musiciens d’une manière innocente. La qualité de la production peut varier, mais il faut garder la même attitude, tu peux jouer avec tout ce qui est susceptible de se passer.
Rob M. :
Bien sûr. Je crois énormément à l’idée de se mettre dans l’esprit d’un débutant, tout doit être possible…
 

Le collectif PaaLabRes

Jean-Charles F. :
Quelques mots sur le collectif PaaLabRes. À l’origine du collectif a été la création en 1990, il y a 26 ans d’un centre de formation des futurs enseignants en écoles de musique2. Le projet s’est développé petit à petit. Au début il n’y avait que des étudiants issus de la musique classique, parce que les écoles en France étaient encore à l’époque dominées par le modèle de la musique classique – il y avait un peu de jazz – les autres musiques en étaient exclues et les méthodes étaient complètement orientées vers la lecture et le jeu de la musique écrite sur partitions. Nous avons développé un centre dans lequel pourraient se rencontrer des étudiants des musiques traditionnelles (ou des musiques du monde), du jazz, des musiques populaires (comme le rock) et de la musique classique, dans un programme qui n’était pas seulement basé sur le respect mutuel des différentes façons de pratiquer la musique en tant que telles, mais aussi obligeant les étudiants à développer des situations interactives et des projets en commun. Il s’agit là encore aujourd’hui dans le cadre de l’enseignement supérieur, d’un lieu unique en France dans les perspectives de cette rencontre des pratiques.
Rob M. :
Oh, c’est bien.
Jean-Charles F. :
Et je pense qu’il n’y a pas beaucoup d’endroits dans le monde dans lesquels les différents styles de musique se rencontrent… Il y a beaucoup d’institutions où les différentes musiques existent, mais elles tendent à s’ignorer de belle façon, et ainsi elles ne se rencontrent véritablement que très rarement. Et puis, il y a un autre endroit très important tout près de Lyon : L’ENM de Villeurbanne, l’école de musique où Gilles enseigne et qui a été développée par un compositeur…
Gilles L. :
Duhamel.
Nicolas S. :
Antoine Duhamel.
Jean-Charles F. :
C’est exactement la même idée qui y a été développée dès le début (dans les années 1980) d’avoir dans un même lieu du rock, du jazz, de la musique classique, des musiques traditionnelles africaines et latino-américaines…
Gilles L. :
… de la musique baroque…
Jean-Charles F. :
etc.
Gilles L. :
… de la musique électroacoustique…
Jean-Charles F. :
… de la musique électroacoustique, et c’est encore aujourd’hui un lieu important développant des projets multiculturels. Ainsi, l’un des objectifs de notre collectif est de rassembler les actes artistiques, comme ceux qui se produisent sur une scène, avec les situations pédagogiques et aussi avec les études théoriques plus académiques sur la musique et les arts, domaines qui restent encore aujourd’hui fondamentalement très séparés (tout au moins en France). C’est–à-dire, si vous êtes un professeur, vous n’êtes pas considéré comme étant un musicien et si vous êtes un musicien, probablement vous êtes aussi un enseignant, mais surtout vous ne le dites pas à qui que ce soit. Il y a aussi des relations difficiles entre le monde universitaire et les réalités des pratiques musicales, deux milieux très fermés. Nous essayons de combler les fossés entre ces mondes contradictoires. Et aussi l’écart qui existe entre les domaines artistiques. En ce moment nous sommes en train de développer un projet expérimental au Ramdam, près de Lyon, un lieu dirigé par la chorégraphe Maguy Marin, où sa Compagnie de danse est en résidence. Il s’agit d’une rencontre entre danseurs et musiciens autour de l’improvisation.
Gilles L. :
(en français) C’est notre quotidien.
Jean-Charles F. :
Voici ce que nous faisons.
Rob M. :
OK.
Nicolas S. :
Il ne s’agit pas de danse et de musique, mais de pratique de la danse et de pratique de la musique. Cela implique un autre type d‘attitude…
Jean-Charles F. :
… de perspective…
Nicolas S. :
Il ne s’agit pas de parler de la musique, mais de la manière de faire de la musique.
Rob M. :
Bien sûr…
Nicolas S. :
Qu’en pensez-vous ?
Rob M. :
C’est fantastique. Cela me fait penser à ce qui se passe actuellement à Chicago, où le mélange de différentes pratiques artistiques, jazz, free jazz, musique classique, musique électronique, est devenu de plus en plus respecté et varié. C’est ce que je perçois.
 

Improvisation et musique contemporaine écrite

Jean-Charles F. :
As-tu été associé avec l’AACM ?
Rob M. :
J’ai joué avec beaucoup des musiciens de l’AACM et je me considère évidemment comme issu de cette esthétique. Bien sûr l’AACM est un bon exemple. Mais à Chicago, des gens de l’orchestre symphonique, des improvisateurs de la « North Side », des gens du milieu de l’AACM, improvisent ensemble, tu sais. Je pense que certains des groupes – je n’en suis pas certain – du Bridge sont composés dans cette perspective, je pense à un violoncelliste ou à des gens comme cela. Je pense que cette rencontre avec vous était une bonne idée. De nouveau, il faut invoquer le respect. Il faut dire que l’improvisation est l’activité intellectuelle la plus stimulante qu’on peut faire dans sa vie. Je pense qu’on peut apprendre à jouer une partition de Xenakis, vous pouvez apprendre la musique la plus difficile au monde…
Jean-Charles F. :
… Certains musiciens de la musique contemporaine écrite manifesteraient leur mécontentement en entendant tes propos ! Ils pourraient bien même vous donner un coup de poing dans le nez (virtuel !)… (rire).
Rob M. :
Cela déclencherait une guerre !
Jean-Charles F. :
Parce qu’ils diraient exactement le contraire, ils ne veulent rien entendre au sujet de l’improvisation…
Rob M. :
… S’ils ne peuvent pas le faire !… Il s’agit d’être capable de faire quelque chose ou ne pas être capable de le faire. Mais si on va très à fond dans les choses, et pas seulement apprendre à jouer la partition de Xenakis, mais qu’on est capable de l’interpréter, oui, alors il s’agit d’un travail de longue haleine. Je comprends cela, mais je ne vois pas pourquoi on voudrait faire cela, je n’en suis pas sûr, tu vois… Mais cela fait partie de mes musiques favorites, oui, tu sais, je les aime beaucoup. Et je connais aussi Boulez, en dépit de sa violente diatribe sur l’improvisation et le jazz et tout et tout…
Jean-Charles F. :
Oui, oui, il a dit beaucoup de choses stupides.
Rob M. :
Vous n’avez pas besoin de me respecter, mais je peux continuer à vous respecter.
 
(Rires)
 
Vous savez ce que je veux dire. Alors qui est le gagnant dans l’affaire ? C’est encore cette affaire avec Stockhausen, hein ? Je suis dans ce cercle-là et dans ce cercle-ci, mais je vais être dans le cercle complet, ou quelque chose de ce genre. Et je ne connais pas vraiment la totalité des activités de Stockhausen. J’en sais assez pour dire que, aussi savant soit-il, il ne sait pas tout (rire)… Maintenant je sais ce que vous faites et si vous ne savez pas ce que je fais, alors il vous faut faire quelque chose… si vous le voulez bien… Ou vous pouvez utiliser la violence et me donner un coup de poing dans le nez, mais vous ne saurez toujours pas ce que je fais. Maintenant je sais encore mieux ce que vous faites…
 
(Rires)
 

En conclusion

Gilles L. :
Et pour revenir à ce que nous faisons, nous avons un premier cercle à Lyon, nous avons un deuxième cercle en France et un troisième cercle international. Mais notre problème c’est de ne pas avoir de lieu…
Jean-Charles F. :
Il n’y a pas de place pour nous !
 
(Rires)
Gilles L. :
Pas d’endroit pour nos pratiques musicales.
Jean-Charles F. :
C’est bien pourquoi nous avons développé le site PaaLabRes
Gilles L. :
Mais l’école elle-même peut être parfois dangereuse, parce que l’école fait partie de mon projet personnel. On a besoin ici d’avoir une certaine indépendance par rapport à nos lieux d’enseignement. Mais à l’ENM de Villeurbanne, il y a déjà longtemps, j’ai invité Fred Frith, René Lussier Joëlle Léandre et , parce qu’il y avait alors des budgets à disposition, mais maintenant il n’y a plus d’argent public.
Rob M. :
Oui, les subventions culturelles sont partout en baisse, s’écroulant à presque rien.
Alexandre P. :
On est supposé aller dîner maintenant, pour pouvoir avoir un temps de repos avant le concert. Je suis désolé d’arrêter ce débat, mais…
Gilles L. :
À quelle heure est le concert ?
Alexandre P. :
À 20 h 30.
Julien D. :
C’est à 20 h 30, mais à mon avis, on ne va pas jouer avant 21 heures.
Rob M. :
J’ai été très content de parler avec vous.
Tous :
Oui.
Jean-Charles F. :
Merci.
Julien D. :
Si vous restez après le concert, on peut boire une bière ensemble.
Jean-Charles F. :
On se réjouit d’écouter votre concert.
Gilles L. :
(en français) On va rester !
 
(Rires)
Julien D. :
(en français) Bon, ben, à tout à l’heure alors.

 

 


 

Version française en .pdf

Vous pouvez aussi télécharger cette discussion en pdf :
(8p, A4 paysage en 2 colonnes, 360Ko)

 


1. Anthony Braxton : « Les musiciens britanniques disent que leur musique est libre : c’est faux. J’ai joué avec eux et j’ai entendu une synthèse de Webern, de pointillisme, avec une logique de masses sonores et de changements de timbres. Mais c’est un langage et tout langage a une identité et est constitué d’éléments qui fonctionnent ensemble d’une certaine manière. On n’est jamais totalement libre, ni totalement prisonnier. » (Entretien réalisé à Vienne et à Lisbonne, juillet-août 2000). Alexandre Pierrepont La Nuée, L’AACM : un jeu de société musicale, Marseille : Parenthèses, 2015, p. 207, note de bas de page 178.

2. Cefedem Rhône-Alpes (aujourd’hui Cefedem AuRA). Centre de formation des enseignants de la musique, Auvergne Rhône-Alpes.

Opérations culturelles

English


Épisode 1 : opération, opération culturelle


Pour un
itinéraire-chant
vers…

Ceci n’est pas un détournement de définition.

Des opérations culturelles, sont déjà, pour commencer, une opération…

 
Le choix d’une étymologie latine féministe

Opération vient du latin « operatio » (en rajoutant un « n » d’amour) qui signifie travail et ouvrage.
Une première origine se trouve dans « opus, operis », travail et ouvrage mais aussi œuvre, comme un produit fait, une production finie. Ou alors c‘est l’oposopus du suc et du jus, de sueur ou de sesterce, qu’on peut tirer d’un travail ou dans l’ouvrage… PaaLabRes s’appuye sur une deuxième origine, dans la féminisation antique (dans la féministe-action tactique) du premier opus, opéris : « opera », travail et ouvrage, mais aussi activité ; comme une production en train de se faire. Dans le cadre de certains usages, une idée de service, d’application et d’attention, de soin et de peine se trouve associée à ce mot.

Le verbe operor (travailler et ouvrager, mais aussi pratiquer, exercer, produire, effectuer) vient rajouter le sens d’avoir de l’effet. Il semble établi que les racines opérantes de la construction de tous ces mots sont :

  • ops, pour pouvoir, puissance, moyen, force avec une idée d’aide, d’appui et d’assistance
  • op, radical qui signale l’œil ou la vue (dans optique par exemple), et dans une forme d’extension, l’analyse (comme dans biopsie, analyse d’un tissu vivant), et aussi le préfixe indiquant « en face » et « pour » (opposer, poser en face)

Le “op” du hip hop, et le hype et le hop’, du hop’ là dit don’ !
Et le hit et le pote, du hops d’ouspille et du pitre doux de la pile
Stoppons là nos dindons
                          U n    t i m b r e    d e    p o s t e
No hip et no hope, no more dés-hope ou sur-hope ?
Suripo et sirop’s là là mon don dingue

[chanson en cours d’enregistrement]

 

Quelques utilisations précédentes d’opérations (pas encore culturelles ?)

Une opération, « action d’une puissance, d’un pouvoir qui produit un effet physique ou moral » [Cnrtl, A], est mystérieuse et magique. Dans les premiers écrits dont nous avons les traces, la RELigion n’était pas loin : avec la Sainte Operation, cinq taiss’ p’rient aussi dans ses opérations.

Comme « action faite selon un méthode, par la combinaison d’un ensemble de moyens » [Larousse, opérer 1-opération 2], une autre religion s’accapare ce terme : l’ECONomique et le COMMerce font des opérations spéculatives, financières et monétaires.
Les MATHématiques ont, eux, contribuer à préciser une opération comme « processus de nature déterminée qui, à partir d’éléments connus, permet d’en engendrer un nouveau » [Robert, 3]. Un passage par la “logique” est intéressant : « Les opérations logiques sont : l’identité, la négation, la conjonction, ou exclusif, ou inclusif, la non disjonction, l’inclusion, la non conjonction » [Cnrtl B2b, Guilh. 1969].

Et les MILITaires (c’est bizarre comme, dans les dictionnaires, « milit. » veut dire militaire, et pas militant)… Tiens, ils n’ont pas encore montrée le bout de leur nez sous masques à gaz. Ils ont aussi annexé l’opération comme « ensemble de mouvements stratégiques ou de manœuvres tactiques d’une armée en campagne, exécutés en vue d’atteindre un objectif donné » [Cnrtl, C1].

Mouvement, manœuvre… stratégie, tactique… cela évoque quelque chose… non, pas dans ce contexte, enfin plutôt contre ce contexte militaro-policier… l’« opération coup de poing » du Alpha Blondy de Brigadier Sabari : la violence policière (il y a déjà plus de 30 ans !). Et aussi un livre à contenu révolutionnaire… même une introduction ? Ah oui : L’invention du quotidien : 1. arts de faire de Michel de Certeau (éd. Gallimard, coll. Folio essais, 1990, éd. originale : UGE, 1980)… qui a pour « objectif d’expliciter les combinatoires d’opérations qui composent aussi une « culture » et d’exhumer les modèles d’actions des usagers dont on cache, sous le nom pudique de consommateurs, le statut de dominés (ce qui ne veut pas dire passifs ou dociles). Le quotidien s’invente avec mille manières de braconner. » [p. XXXVI]. Et voilà, ici : « opération » au pluriel, et pas très loin du mot « culture ». Nous y reviendrons.

Un autre grand domaine d’utilisation du terme est la MÉDecine. Une opération est alors une intervention chirurgicale pratiquée sur « sur une partie du corps vivant en vue de la modifier, de la couper, de l’enlever » [Robert, 4], « dans un but thérapeutique, préventif, esthétique ou expérimental » [Cnrtl D]. Un certain nombre, voir même un nombre certain est sans doute nécessaire après une opération militaire…

Les takatak et tikitik des mitraillettes,
la tactique dans la mitraille,
ça fait des morts, ça fait des morts !
Les clataclak et cliquetiquettes des cisailles,
des cathéters et des curettes,
réparent des corps, réparent des corps !

[chanson en cours d’enregistrement (bis)]

On notera que la fréquence relative d’utilisation du terme (dans le corpus sur lequel se base le Trésor de la Langue Française), fait plus que doubler entre la première partie et la deuxième moitié du XXe siècle : de 5103 à 11520 occurrences (rapportées à 100 mille mots [Cnrtl, Fréq. rel. littér.]). Est-ce grâce au progrès de la médecine ? Est-ce la faute à la multiplication des déploiements militaires ? Les deux mon capitaine d’opérette ? Ou alors à la financiarisation galopante ? Parce que ce n’est sans doute pas l’apparition de l’expression « opération culturelle » dans la conclusion de La culture au pluriel de Michel de Certeau [1974, pp. 205-222 dans la 3ième éd. au Seuil en 1993]. qui fut la cause d’un emballement d’opération…

Une opération culturelle ?

Une première nécessité est de préciser les mots culture et culturel. Nous pourrions multiplier les définitions qui ne limitent pas le champ dit culturel aux arts et artistes. Elles sont nombreuses, et il est fondamental de constamment les rappeler pour lutter contre la confiscation du travail des représentations par les artistes estampillés. Michel de Certeau écrit dans La culture au pluriel :

« S’il est vrai que n’importe quelle activité humaine peut être culturelle, elle ne l’est pas nécessairement ou n’est pas encore forcément reconnue comme telle. Pour qu’il y ait véritablement culture, il ne suffit pas d’être auteur de pratiques sociales ; il faut que ces pratiques sociales aient signification pour celui qui les effectue. » [pp. 121-122].

Et dans ce cadre, que peut-être une opération ?

Pour Michel de Certeau « l’expression culturelle est d’abord une opération ». Concernant cette idée, il indique trois instances : « 1. Faire quelque chose avec quelque chose ; 2. faire quelque chose avec quelqu’un ; 3. changer la réalité quotidienne et modifier le style de vie, jusqu’à risquer l’existence même. » [p. 218]
Pour lui l’opération est la rencontre d’une trajectoire particulière qui traverse un lieu, un « espace déjà construit ». Ici, les lieux sont des « places déterminées et différenciées » organisées par le système économique, les hiérarchies sociales, les manières de s’exprimer, les traditions, etc. [p. 220]. La trajectoire vient par des actions particulières modifier les conditions des lieux institués.

« Les opérations culturelles sont des mouvements. Elles inscrivent des créations dans des cohérences légales et contractuelles. Elles les zèbrent de trajectoires non pas indéterminées, mais insoupçonnables, qui altèrent, érodent et changent peu à peu les équilibres des constellations sociales. » [p. 221].

Un zèbre, c’est « l’âne sauvage » [Larousse] « au galop très rapide » [Robert], c’est un « individu quelconque » [Cnrtl], un « individu bizarre » [Robert]… Zébré, c’est le piéton qui fait entendre raison aux voitures… Zébrer, c’est rayer et enrayer le système, c’est strier et « marquer de lignes sinueuses » [Larousse], c’est signer Zorro…

Pour tous les zèbres qui ziguent et qui zaguent
Les constellations sociales, les sociétés en étoiles,
Pour tous les autres Zadig et les autres Zidane
qui dansent sans cérémonial et volent dans les toiles,
Avec le zédoaire des zazous de zizanie
Et du piment ! des érosions, mouvements, altérations,
Et du piment ! des collusions, changements, transformations.

[chanson en cours d’enregistrement (ter)]

En plus de tout ceci, nous gardons en tête quelques idées des premières définitions ci-dessus : production comme processus plutôt que comme produit fini, attention et application, puissance avec aide et appui, faire face à, engendrer du nouveau, intervenir (venir entre, survenir pendant, se trouver entre, interrompre, se mêler à, etc. un terme que les militaires et la médecine utilisent beaucoup aussi !) ; de même que la notion d’ensemble ou de séries d’actions.

Dans le prochain épisode, nous continuerons à travailler avec les éléments développés par Michel de Certeau. Son livre suivant, L’invention du quotidien (op. cit.), commence par : « La recherche publiée partiellement en ces deux volumes est née d’une interrogation sur les opérations des usagers, supposés voués à la passivité et à la discipline. » (p. XXXV). C’est la première phrase : le pluriel est arrivée et les expressions liées à « opération » sont très présentes dès cette introduction générale…

Affaire à suivre !

Nicolas Sidoroff – février 2016
Translation Jean-Charles and Nancy François

Liste des dictionnaires utilisés…

Rangés par ordre d’édition.

  • [Larousse] : Dictionnaire de la langue française, Lexis. (1992). Jean Dubois. Paris : éd. Larousse. (éd. originale en 1979).
  • [Robert] : Le nouveau Petit Robert (dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française). Texte de Paul Robert, remanié et amplifié sous la direction de Josette Rey-Debove et Alain Rey. (2008). Paris : Dictionnaires Le Robert (nvelle éd. millésime, 1ère éd. du Petit Robert en 1967, du nouveau Petite Robert en 1993).
  • [Cnrtl] : Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales. [consulté en ligne : cnrtl.fr/definition/op%ération , le 11 février 2016]

Pour l’étymologie :

  • Dictionnaire Latin-Français. Félix Gaffiot. (1934). Paris : Hachette [consulté en ligne : lexilogos.com/latin/gaffiot.php, le 11 février 2016]
  • Les racines latines du vocabulaire français. Jacques Cellard. (2007). Bruxelles : De Boeck, éd. Duculot 4e édition.
  • Dictionnaire étymologique et historique du français. Jean Dubois, Henri Mitterand, Albert Dauzat. (2011). Paris : Larousse, ‘Les grands dictionnaires’.
  • Dictionnaire d’étymologie du français. Jacqueline Picoche, avec la collaboration de Jean-Claude Rolland. (2015). Paris : Le Robert, coll. ‘Les usuels’. (nvelle éd., 1ère éd. en 1992)

 


 Pour un itinéraire-chant vers…


 

Gunkanjima

English


Ghost Island

Par Noémi Lefebvre

(depuis son blog médiapart)


Gunkanjima est un endroit, une ile fantôme, un bateau de guerre, une accumulation de constructions, un système urbain, composition de béton, une cité minière, une ère énergétique, un trou géologique, du charbon pur appelé diamant. C’est une fonction arrêtée, un cimetière d’objets, lits, tables, télés, radios, machines à calculer, à coudre, à écrire, jouets, rideaux, éventails, chaussures, papiers, bols, éviers, charpentes tombées, vitres brisées, cris d’oiseaux, gravats, une ville tellurique au milieu de la mer, avant-poste du chaos, la nature après l’homme, un endroit silencieux d’où commence une musique.

Gunkanjima est un endroit musical de recherche et de création, une construction ouverte, une fabrique sonore, une formation associant des timbres, du langage morcelé, poésie ancienne, bruitiste, onomatopées, chant et cri animal-humain, organisme et machine, un territoire d’invention situé dans ce temps post-industriel et dans cet espace mondialisé où nous avons à devenir. Cet ensemble de six musiciens démontre que la recherche et la création ne sont pas deux domaines séparés, mais qu’elles sont aussi indispensables l’une à l’autre que le sont le travail et le jeu, la mémoire et l’oubli, le savoir et l’incertitude, l’intention et l’invention.

Cette musique du présent, d’un temps en train de se faire, nous oblige à rompre avec les habitudes de classements en courants, esthétiques, genres, influences culturelles, à refuser décidément l’identification aux cadres consensuels du déjà connu qui tendent à placer les artistes devant un paradoxe : il faudrait inventer dans la continuité, chercher des idées sans passer les limites, créer du neuf dans la ligne, du nouveau sans sortir du contexte organisé par les désignations, comme si ces désignations étaient là pour toujours, alors qu’elles sont elles-mêmes apparues, à un moment donné, pour faire sauter d’autres paradigmes, qualifier quelque chose que les classements anciens ne permettaient pas de saisir.

On peut toujours essayer de situer Gunkanjima dans un courant : rock sans aucun doute, free évidemment, électroacoustique incontestablement, musique contemporaine absolument !

En même temps non ; il serait aussi inapproprié de dire que cette création est d’influence européenne ou japonaise, de quelque part ou de nulle part ; mieux vaut ne pas chercher une provenance ou une appartenance, il nous faut même renoncer à y entendre une origine multiculturelle, ou une expression de la world music. L’origine du Gunkanjima n’est pas quelque part, ici, ailleurs ou partout : son origine est un projet, et l’origine du projet un désir de projet partagé par des musiciens qui apportent leur personnalité, leur énergie et leur imaginaire.

Les habitudes de classement, où se chevauchent les modes de reconnaissance des espaces socio-musicaux, l’organisation des réseaux de diffusion, les formalisations de la critique musicale, les rationalités commerciales, tendent à se prolonger en critères d’écoute et à prescrire une sorte de déplacement de l’attention sur des catégories. Peuvent-elles pour autant écarter la possibilité d’entendre ce qui se joue ? Qu’importe si notre écoute est construite par une histoire des représentations, une acculturation ou de l’éducation, car même si nous avons, évidemment, des références sonores, il est un moment où l’expérience ne peut pas s’appuyer sur l’expérience, un moment où ce que l’on entend réveille l’entendement, détache la connaissance de l’érudition, le savoir de l’ennui, l’écoute de la mémoire, la perception des préjugés, l’acculturation de l’histoire culturelle. C’est ce moment que réalise Gunkanjima.

Mais comment ?

Hashima était un rocher noir au large de Nagasaki, où furent érigés les premières grands immeubles de béton du Japon pour une population venue travailler à l’exploitation du charbon. Cette ile, agrandie progressivement pour atteindre 480 mètres de long sur 160 de large, surpeuplée, transformée en “Gunkanjima”, “bateau de guerre” en japonais, pour l’exploitation intensive de la houille par Mitsubishi, n’a jamais pas été construite selon un plan général de développement urbain. Les bâtiments se sont ajoutées progressivement, à mesure de l’intensification de l’activité minière, jusqu’à ce que soit décidée, en 1974, la fermeture de la mine et que tous les habitants quittent l’ile en quelques semaines. Pourtant, toutes ces constructions, impressionnantes par leur hauteur et leur imbrication, sont reliées entre elles à travers plusieurs niveaux et forment une mégastructure et des circulations qui intègrent des espaces publics, des allées, des terrasses, une place principale “Ginza Hashima”, comme s’il y avait eu une conception urbanistique préalable.

Bien sûr, ce mode de construction urbaine n’est pas spécifique à l’ile Hashima. La plupart des villes, décrites a posteriori comme des organismes extrèmement complexes et cohérents, peuvent laisser voir une ingéniosité de structure générale et de circulation pourtant invisible à ceux qui en furent les bâtisseurs. Mais les villes-fantômes le révèlent mieux que les autres ; on dirait que l’arrêt de toute activité et la disparition de la présence humaine rendent possible une analyse organique à froid. Parfois il fait observer le corps des morts pour comprendre les vivants.

L’observation à froid de la musique de Gunkanjima n’est pas possible : même gravée sur CD elle n’est pas fixée ! C’est que le concert n’est pas la restitution publique de l’œuvre enregistrée, mais que, par la réunion des musiciens en répétition et sur scène, à chaque représentation, se crée et se recrée Gunkanjima. Ainsi l’analyse musicologique d’un “texte musical” défini une fois pour toutes aurait toutes les chances de ne pas pouvoir en saisir l’énergie créatrice qui en fait la force et la forme, d’abord parce qu’il n’y a pas de texte, ensuite parce que ce texte qui n’existe pas est sans cesse modifié. Les partitions graphiques créées pour Gunkanjima ont une fonction musicale inscrite dans le jeu. Dans ce passage, par exemple, qui s’appelle l’espace, où se développe l’idée musicale d’un “espace vivant mais avec presque rien”, la partition graphique sert d’abord à se souvenir de ce qui, dans l’improvisation et les idées proposées, pourra servir de repère ou de trame, à partir desquels se développe une liberté de jeu. Tout est construit, rien n’est prévu d’avance.

Pas moyen de rapporter la réalisation à une idée préalablie, aucune certitude, aucune prédiction, et pourtant il y a une circulation, un ensemble de réseaux. Les constructions musicales de Gunkanjima, se sont élaborées petit à petit, dans une recherche commune, avec des matériaux, des contraintes choisies et pas mal d’imagination. Ce sont des morceaux de musique avec leur forme spécifique et leur propre matière, et peu à peu, ces morceaux se relient en parcours. Ce que dit Gilles Laval, musicien guitariste à l’initiative de la création du groupe : “on arrive quelque part on ressort puis ça continue on ne sait pas ou ça va, j’aime bien cette idée de musique qui est là, qu’on attrape à un moment donné, ça s’ouvre et puis ça se ferme et en fait la musique continue, ça laisse encore des traces”. Comme à propos de l’ile, dont l’histoire humaine, liée à l’exploitation intensive du charbon, ne constitue pas un tout en soi en dehors de l’histoire, dans Gunkanjima il n’y a pas un début et une fin, mais un moment vivant, poétique et violent, fugitif au regard des milliers d’années de sédimentation nécessaires pour transformer les débris végétaux et organiques en charbon, un temps humain dans une longue histoire sans hommes, qui se laisse saisir en tant que tel, immédiatement, dès le commencement, c’est pourquoi, en concert comme dans la forme CD, les morceaux ne sont pas des morceaux.

Il est possible d’écouter une piste isolée du CD, mais en réalité la musique est d’une seule pièce, en continu ; « je peux pas imaginer qu’on s’arrête à un moment, qu’on reprenne ; pour moi c’est vraiment une seule pièce du début jusqu’à la fin, il y a des choses qui se passent, et puis je suis aussi parti de cette histoire, de cette ile, et là je ne voyais pas comment découper cette ville en morceaux de ville », explique Gilles Laval.

La vitalité musicale de cette formation repose sur le rapprochement de personnalités dont les mondes musicaux sont déjà bien présents. « Quand j’ai réuni ce groupe, je savais que c’étaient des individualités. Chacun était capable de monter ses projets tout seul ». L’équilibre est celui d’une co-construction, où qui se dit le chef n’est jamais qu’un menteur : « chacun est à son endroit et on discute de plus en plus sur le détail. Ce sont des discussions musicales, dans les propositions, chacun prend la parole et peut intervenir. Ce sont toujours des choix communs. »

Gunkanjima, l’ile, n’est pas un thème lointain, prétexte exotique à la musique, elle en fait l’architecture. Ce n’est pas un sujet stylistique, une allégorie, un thème du passé, c’est pourquoi il est inutile de chercher des références japonisantes ou quoique ce soit qui surjoue la musique japonaise. S’il y a le Japon dans cette musique, c’est que trois des six musiciens sont japonaises. Le temps est création ou il n’est rien du tout.


Voir aussi le billet de blog du 20 juin 2015.

Accéder à la maison Gilles Laval dans la troisième édition PaaLabRes, « Faire tomber les murs ».