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Lisières

Access to the English translation: Edges – Fringes – Margins

 


 

Lisières – Collage

 

Le 26 avril 2019 a eu lieu à Lyon une rencontre entre le compositeur et improvisateur György Kurtag (en visite de Bordeaux), Yves Favier, alors directeur technique à l’ENSATT à Lyon, et les membres du collectif PaaLabRes, Jean-Charles François, Gilles Laval et Nicolas Sidoroff. Le format de cette rencontre a été d’alterner des moments d’improvisation musicale avec des discussions concernant le parcours des différents participants.

À la suite de cette rencontre, nous avons décidé de développer une sorte de « cadavre exquis » autour du concept de « lisières », chacun des participants écrivant des textes plus ou moins fragmentés en réaction aux écrits qui s’accumulaient petit à petit. En outre les cinq personnes avaient aussi le droit de proposer des citations d’auteurs divers en liaison avec cette idée de lisières. C’est ce processus qui a donné lieu dans le Grand Collage (la rivière) de cette édition « Faire tomber les murs » à 10 collages (L.1 – L.10) de ces textes accompagnés de musiques, de voix enregistrées et d’images, avec en particulier des extraits de l’enregistrement de nos improvisations réalisées lors la rencontre du 26 avril 2019. Voici ci-dessous l’intégralité des textes.
 


Accès aux extraits de texte :

experiencespoetiques
Définitions 1               Définitions 2               Définitions 3
Aleks A. Dupraz 1                             Aleks A. Dupraz 2
Yves Favier 1    Yves Favier 2   Yves Favier 3   Yves Favier 4   Yves Favier 5
Gustave Flaubert
Jean-Charles François 1      Jean-Charles François 2      Jean-Charles François 3
Edouard Glissant 1    Edouard Glissant 2    Edouard Glissant 3    Edouard Glissant 4
Emmanuel Hocquard 1                  Emmanuel Hocquard 2
Tom Ingold 1                                                                                   Tom Ingold 2
György Kurtag 1     György Kurtag 2
François Laplantine et Alexis Nouss 1                     François Laplantine et Alexis Nouss 2
Gilles Laval
Michel Lebreton 1                                  Michel Lebreton 2
Jean-Luc Nancy
Nicolas Sidoroff 1     Nicolas Sidoroff 2      Nicolas Sidoroff 3     Nicolas Sidoroff 4
Dominique Sorrente

 


 

Emmanuel Hocquard :

La lisière est une bande, une liste, une marge (pas une ligne) entre deux milieux de nature différente, qui participe de deux sans se confondre pour autant avec eux. La lisère a sa vie propre, son autonomie, sa spécificité, sa faune, sa flore, etc. La lisière d’une forêt, la frange entre mer et terre (estran), une haie, etc. (…) Un détroit est une figure exemplaire de lisière : le détroit de Gibraltar sépare deux continents (l’Afrique et l’Europe) en même temps qu’il fait communiquer deux mers (Méditerranée et océan Atlantique).

dans la cour       platanes cinq

 dans la cour                          platanes cinq

dans la cour                 platanes cinq

(Le cours de Pise, Paris : P.O.L., 2018, p. 61)

 

Yves Favier :

Évidemment la notion de « Lisière » est celle qui titille le plus (le mieux ?) surtout lorsqu’elle est déterminée comme « zone autonome entre 2 territoires », zones musicales mouvantes et indéterminés, pourtant identifiables.
Ce ne sont pas pour moi des « no man’s (women’s) land », mais plutôt des zones de transition entre deux (ou plusieurs) milieux …
En écologie on appelle ces zones singulières des « écotones », des zones qui abritent à la fois des espèces et des communautés des différents milieux qui les bordent, mais aussi des communautés particulières qui leur sont propres. (On effleure ici 2 concepts celui de Guattari « L’écosophie » ou tout se tient et celui de Deleuze, « L’Heccéité = Evènement. »

 

Définitions : Lisières – subst. fém.

Étymol. et Hist. 1. 1244 « bord qui limite de chaque côté d’une pièce d’étoffe » (Doc. ds Fagniez t. 1, p. 151); 2. a) 1521 « frontière d’un pays » (Doc. ds Papiers d’État de Granvelle, t. 1, p. 185); b) 1606 « bord d’un terrain » (Nicot); c) 1767-68 fig. « ce qui est à la limite de quelque chose » (Diderot, Salon de 1767, p. 195); 3. a) 1680 « bandes attachées au vêtement d’un enfant pour le soutenir quand il commence à marcher » (Rich.); b) 1752 mener (qqn) par la lisière « conduire (quelqu’un) comme on mène un enfant » (Trév.); c) 1798 mener (qqn) en lisière « exercer une tutelle sur (quelqu’un) » (Ac.); 1829 tenir en lisière « id. » (M. de Guérin, loc. cit.); 4. 1830 chaussons de lisière (La Mode, janv. ds Quem. DDL t. 16). Orig. incertaine. Peut-être dér. de l’a. b. frq. *lisa « ornière », que l’on suppose d’apr. le lituanien lysẽ « plate-bande (d’un jardin) » et l’a. prussien lyso « id. (d’un champ) ». Cette forme *lisa a dû exister à côté de l’a. b. frq. *laiso, de la même famille que l’all. Gleis, Geleise « voie ferrée, ornière »; cf. a. h. all. waganleisa « ornière »; cf. aussi le norm. alise « ornière »; alisée « id. » (v. REW et FEW t. 16, p. 468b). L’hyp. du FEW t. 5, pp. 313b-314a, qui dérive lisière du subst. masc. lis (du lat. licium « lisière d’étoffe »), est peu probable, ce dernier étant plus récent que lisière (1380, « grosses dents aux extrémités d’un peigne de tisserand », Ordonnances des rois de France, t. 6, p. 473, v. aussi note b; puis, au xviiies., au sens de « lisière d’une étoffe », v. FEW t. 5, p. 312b).
http://www.cnrtl.fr/etymologie/lisi%C3%A8re

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futura-science

 

György Kurtag

[Il cite ici le professeur André Haynal, psychiatre, psychanalyste, professeur honoraire à l’Université de Genève, au sujet du livre de Daniel N. Stern, Le moment présent en psychothérapie : un monde dans un grain de sable, Paris : Éditions Odile Jacob, 2003.
https://www.cairn.info/revue-le-carnet-psy-2004-2-page-11.htm]

« Plus spectaculaire est l’émergence de “moments urgents” qui produisent des “moments de rencontre”.

Stern met l’accent sur l’expérience et non sur le sens, même si ce dernier, et ainsi la dimension du langage, joue un rôle important. Pour lui, les moments présents se produisent parallèlement à l’échange langagier pendant la séance. Les deux se renforcent et s’influencent l’un l’autre, tour à tour. L’importance du langage et de l’explicite, n’est donc pas mis en question, bien que Stern veuille centrer l’attention sur l’expérience directe et implicite. »

 

Yves Favier :

Ces lisières entre prairie, lac et forêt, accueillent des espèces des prairies qui préfèrent les milieux plus sombres et plus frais, d’autres plus aquatiques et des espèces forestières qui préfèrent la lumière et la chaleur

N’est-ce pas le cas en improvisation ?…

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Aleks A. Dupraz :

La notion de « lisière » vient progressivement se substituer dans mes écrits à celle de « marge » très travaillée par la sociologie et fréquente dans les sphères alternatives de l’art et du politique. Même si l’on sait que « la marge » est toujours en interaction(s) – ne serait-ce que dans l’imaginaire – avec son inverse (le centre où la force centrifuge des normes peut sembler à son plus haut niveau, ce qui apparaît discutable dans la mesure où la proximité des lieux de pouvoir confère aussi une certaine liberté quant à l’application, l’altération et la production des normes), la notion de « lisière » porte en elle la possibilité d’un autre déplacement qui n’est plus simplement celle du rapport entre « un centre » et « sa périphérie ». Être en lisière de l’Université, c’est déjà être à la frontière d’autres mondes et cela m’ouvre peut-être des possibilités de penser mon vécu et ma démarche autrement qu’à travers le seul prisme de la tension à l’œuvre dans un processus de construction identitaire qui se rapporterait principalement à l’institution universitaire et à ses normes.
experiencespoetiques | lisière(s)

 

François Laplantine et Alexis Nouss :

La pensée de l’entre et de l’entre-deux est résolument métisse, car l’attention à l’interstice nous fait réaliser que l’on ne peut être l’un et l’autre simultanément mais alternativement, comme dans le processus hétéronymique de Frenando Pessoa ou comme dans les pas du tango. (…) L’entre est ce que l’on ne peut placer bord à bord ou mettre bout à bout et qui nous empêche de suivre le sillon. C’est un intervalle qui ne peut être comblé ou du moins comblé immédiatement, mais appelle des médiations qu’il convient d’opposer, avec Adorno, à la réconciliation ainsi qu’à la notion d’œuvre dans la mesure où celle-ci croit atteindre un achèvement.
Métissages, de Arcimboldo à Zombi. Montréal, Pauvert, 2001.

 

Michel Lebreton :

Les lisières sont les endroits des possibles. Les limites n’en sont définies que par les milieux qui les bordent. Elles sont mouvantes, sujettes à érosions, sédimentations : elles n’ont rien d’évident.
(Voir la « maison » M. Lebreton dans la présente édition)

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futura-sciences.com

Yves Favier :

1/ L’improvisateur serait-il cet « être aux aguets » singulier ?
Chasseur/cueilleur/ toujours prêt à capter (capturer ?) les SONS existant, mais aussi « éleveur », afin de laisser émerger ceux « immanents » ? Pas encore manifestes mais déjà en « possible en devenir » ?…

2/ « le territoire ne vaut que par rapport à un mouvement par lequel on en sort. » dans le cas de la notion de Frontière de Hocquard associé à la conception politique Classique, L’improvisateur serait un passeur entre 2 territoires déterminés par avance par convention académiques exemple : passeur entre LA musique contemporaine (savante sacrée) et LA musique spontanée (prosaïque sociale)..on va dire que c’est un début, mais qui n’aura pas de développement autre que dans et par le rapport aux conventions…ça sera toujours une ligne qui sépare, c’est une « abstraction » d’où les corps concrets (public inclus) sont de fait exclus.

3/ Quelle LIGNE (musicale), pourrait marquer Limite, une « extrémité » (elle aussi abstraite) à une musique dite « libre » à seulement la considérer de l’intérieur (supposé l’intérieur de l’improvisateur).
Effectivement ôter toute possibilité de sortir ce ces limites identitaire (« l’impro c’est ça et pas autre chose », « L’improvisation aux improvisateurs ») procède du fantasme des origines créatrices et de ses « génies » isolés. … pour moi le « No man’s land » suggéré par Hocquard est plutôt ici !

 

Nicolas Sidoroff :

Emmanuel Hocquard distingue trois conceptions de la traduction au regard de la limite (la « conception réactionnaire » où la traduction ne peut que trahir), de la frontière (la « conception classique » où la traduction passe d’une langue et culture dans une autre) et la lisière (conception qui « fait de la traduction […] une haie entre les champs de la littérature »).
(Emmanuel Hocquart, Ma haie : Un privé à Tanger II, Paris : P.O.L., 2001, pp. 525-526.)

Je travaille sur les notions de « frontière » et de « lisière » entre différentes activités. (…) Une frontière se franchit au sens épais et consistant du terme, une partie du corps puis l’autre, plus ou moins progressivement. Ce corps a une épaisseur, on est d’un côté et de l’autre d’une ligne ou d’une surface qui fait frontière à un moment. Cela peut créer un balancement, comme des allers-retours en matière de poids du corps au-dessus de cette ligne ou de chaque côté de cette surface, sans déplacement des pieds. Comment passe-t-on une frontière entre plusieurs activités : que se passe-t-il quand je change de « casquette », par exemple entre un espace-temps où je suis compositeur et un autre où je suis régisseur de son ?
(Nicolas Sidoroff, « Faire quelque chose avec ça que je voudrais tant penser, faisons quelque chose avec ça, de ci, de là », Agencements N°1, mai 2018, Éditions du commun, p. 50)

 

Dominique Sorrente :

J’ai longtemps vécu sur le rebord du monde.

 

experiencespoetiques

D’un bord à l’autre, nos mouvements forment un chant d’échos, une forêt de signes en plein ciel.
experiencespoetiques | Notre mouvement (octobre 2017)

Corridor écologique :

Un corridor écologique, à distinguer du corridor biologique et du continuum écologique, est une zone de passage fonctionnelle, pour un groupe d’espèces inféodées à un même milieu, entre plusieurs espaces naturels. Ce corridor relie donc différentes populations et favorise la dissémination et la migration des espèces, ainsi que la recolonisation des milieux perturbés.

Par exemple, une passerelle qui surplombe une autoroute et relie deux massifs forestiers constitue un corridor écologique. Elle permet à la faune et à la flore de circuler entre les deux massifs malgré l’obstacle quasi imperméable que représente l’autoroute. C’est pour cette raison que cette passerelle est appelée un passage à faune.

Les corridors écologiques sont un élément essentiel de la conservation de la biodiversité et du fonctionnement des écosystèmes. Sans leur connectivité, un très grand nombre d’espèces ne disposeraient pas de l’ensemble des habitats nécessaires à leurs cycles vitaux (reproduction, croissance, refuge, etc.) et seraient condamnées à la disparition à plus ou moins brève échéance.

Par ailleurs, les échanges entre milieux sont un facteur de résilience majeur. Ils permettent ainsi qu’un milieu perturbé (incendie, crue…) soit recolonisé rapidement par les espèces des milieux environnants.

L’ensemble des corridors écologiques et des milieux qu’ils connectent forme un continuum écologique pour ce type de milieu et les espèces inféodées.

C’est pour ces raisons que les stratégies actuelles de conservation de la biodiversité mettent l’accent sur les échanges entre milieux et non plus uniquement sur la création de sanctuaires préservés mais clos et isolés.
https://www.futura-sciences.com/planete/definitions/developpement-durable-corridor-ecologique-6418/

 

Michel Lebreton :

L’enseignant va-t-il laisser les barrières ouvertes aux vagabondages et bricolages ? Ou va-t-il circonscrire toutes pratiques à l’enclos qu’il a construit au fil du temps ?

 

Edouard Glissant :

(…) là où les peuples migrants d’Europe (…) arrivent [en Amérique] avec leurs chansons, leurs traditions de famille, leurs outils, l’image de leur dieu, etc. les Africains, eux, arrivent dépouillés de tout, de toutes possibilités, et même dépouillés de leur langue. Car l’antre du bateau négrier est l’endroit et le moment où les langues africaines disparaissent, parce qu’on ne mettait jamais ensemble dans le bateau négrier, tout comme dans les plantations des gens qui parlaient la même langue. L’être se retrouvait dépouillé de toutes sortes d’éléments de sa vie quotidienne, et surtout de sa langue.
(Introduction à une poétique du divers, Paris : Gallimard, 1996, p . 16)

 

Emmanuel Hocquard :

À rattacher aux lisières tout ce qui concerne les marges (marginalia), les chemins de traverse, les espaces résiduels ou terrains vagues…
Les lisières sont les seuls espaces qui échappent aux règles fixées par les grammairiens d’État, les jardiniers de Versailles et les urbanistes internationaux.
(Op. cit. p. 62)

 

Edouard Glissant :

Qu’est-ce qui se passe pour ce migrant ? Il recompose par traces une langue et des arts qu’on pourrait dire valables pour tous. (…) L’Africain déporté n’a pas eu la possibilité de maintenir ces sortes d’héritages ponctuels. Mais il a fait quelque chose d’imprévisible à partir des seuls pouvoirs de la mémoire, c’est-à-dire des seules pensées de la trace qui lui restaient : il a composé d’une part des langages créoles et d’autre part des formes d’art valables pour tous. (…) Si ce Néo-Américain ne chante pas des chansons africaines d’il y a deux ou trois siècles, il ré-instaure dans la Caraïbe, au Brésil et en Amérique du Nord, par la pensée de la trace des formes d’art qu’il propose comme valable pour tous. La pensée de la trace me paraît être une dimension nouvelle de ce qu’il faut opposer dans la situation actuelle du monde à ce que j’appelle les pensées du système ou les systèmes de pensée. Les pensées du système ou les systèmes de pensée furent prodigieusement féconds et prodigieusement conquérants et prodigieusement mortels. La pensée de la trace est celle qui s’appose aujourd’hui le plus valablement à la fausse universalité des pensées du système.
(Op. cit., p.17)

 

Jean-Charles François :

Les belles lisières, les belles lisières, les belles lisières
Les belles lisières, les belles lisières et… le méchant lisier
Les belles lisières et le méchant lisier
Les rebelles lisières et en plein champ le lisier
Les lisières, les lisières, le lisier.
Les belles lisières et le méchant lisier
Le lisier responsable des belles algues vertes du Finistère nord, qui se décomposent en méchants éléments toxiques dangereux pour les humains.
Les belles lisières et le méchant lisier
Le mystère des lisières, la misère du lisier.
La fête des lumières, la tête emmêlée du limier
Le lit de la rivière déviée, la civière du licier défiguré
Le critère de la postière, le clystère du policier.
La folie de la vie chère et l’olivier la paix sur terre
Les belles lisières et le méchant lisier.
Le lisier sert à définir le méchant espace des artichauts entre les belles lisières comme méchant résultat d’une belle production industrielle et méchant ferment d’une production du même genre de beauté.

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L’être aux aguets, l’entre-capture, l’être aux agrès, l’entre-musculature, l’être qui agrée, proie qui se laisse capturer, l’être qui agresse, entre rapaces on s’entend bien, l’être de la Grèce, le kairos, moment d’interaction intense, l’être de la graisse…
Le lisier agresse méchamment l’odorat tandis que la polie lisière agrée de relever benoîtement les horodateurs.
Les adorateurs de l’église de la très sainte Thérèse de Lisière s’enlisent dans les agrès du prosaïque GestEtatPo lisier.
L’Eldorado de la belle filière du Glysierphosate emplit de clystère les poches de derrière de tristes sires liés à leurs enflures glyciémo-prostatiques.
Les belles lisières et le méchant lisier.
Comment sortir des lisières et pénétrer l’espace du lisier ? C’est le problème de l’improvisation semble-t-il. L’idéal de communication appartient aux lisières, mais le contenu même reste dans l’incommunicabilité du lisier (hormis son odeur nauséabonde). Si la définition de l’origine des sons au moment de la prestation improvisée sur scène semble devoir relever du domaine du non-dit, car relevant strictement de l’intimité de chaque participant, alors seules les lisières de l’interactivité des humains semblent pouvoir entrer dans le champ de la réflexion. La préparation des sons, leur élaboration effective, semble alors être du domaine exclusif des parcours individuels. L’élaboration collective des sons est laissée à la surprise du moment de rencontre de personnalités qui s’y sont préparés : advienne que pourra. L’enlisement dans le lisier.

Il ne s’agit pas non plus de dire que les lisières de communication entre les humains ne jouent pas un rôle important dans la réflexion. Dans ce sens la question de l’aguet et les méandres de l’inconscient/conscient sont bien des vecteurs essentiels à prendre en considération. Mais si l’improvisation est un jeu collectif, alors l’élaboration des sons par les individus séparés dans des parcours distincts, n’est plus suffisante pour refléter l’élaboration collective des sonorités. Se pose alors le problème de la co-construction des matériaux sonores. C’est là où l’on tombe dans le lisier. Si l’on prépare collectivement les sonorités on risque fortement de ne plus être dans l’idéal de l’improvisation qui démocratiquement laisse les voix libres de s’exprimer, qui accepte en son principe – en principe ! – la dissension en son sein. Mais si tous ceux qui appartiennent au club des improvisateurs ont fait le même parcours avant d’arriver sur scène, alors la démocratie et la dissension sur la scène ne sont que des simulacres, effets d’un théâtre pour public naïf. De même, si ceux qui ne correspondent pas aux modèles sonores idéalisés du réseau ne sont pas invités, l’accord entre ceux qui le sont sera quasiment total. La notion de déterritorialisation est-elle l’affaire d’individus qui se rencontrent en terrain neutre, ou bien l’élaboration collective d’un terrain inconnu ? La liste des éléments du lisier est longue. Comment ouvrir ce chantier tant du point de vue de la pratique que de celui de la réflexion sur la pratique ?

 

Nicolas Sidoroff :

Emmanuel Hocquard qualifie la lisière de : « tache blanche ». Assez longtemps, j’ai compris et lui ai fait dire « tâche blanche ». L’accent circonflexe avait beaucoup de sens, en évoquent à la fois le travail à faire (par la tâche) et un espace à explorer caractérisé par sa situation entre les choses (par l’adjectif légèrement substantivé de « blanc »). Derrière cela, je comprenais, et comprends encore, une invitation à venir habiter, parcourir et pratiquer de tels espaces. La « tache blanche » est très présente dans les travaux d’Emmanuel Hocquard : elle évoque les endroits inexplorés des cartes géographiques, où l’on ne pouvait pas encore savoir ce qu’il fallait écrire ni dans quelles couleurs. La « traduction tache blanche » pour lui, une « activité tache blanche » pour moi, c’est créer des « zones inexplorées (…), c’est gagner du terrain ». Dans mes habitudes de vocabulaire, je dirais aussi : créer du possible.
(« Explorer les lisières d’activité, vers une microsociologie des pratiques (musicales) », Agencements N°2, décembre 2018, Édition du commun, p. 263-264)

 

François Laplantine et Alexis Nouss :

Le zombi ou l’exemple limite du métissage. À la fois mort et vivant, il condense à lui seul le paradoxe irréductible et impensable de tout être. Le zombi ne sera plus jamais tout à fait vivant, ni totalement mort, comme si le voyage du vivant vers la mort et le retour du mort vers la vie empêchaient, de façon irrémédiable, de revenir à une condition première. Périple impossible et vacillant qui interdit, à celui qui est victime de cette sorcellerie redoutable, toute possibilité de retour à un point de départ, à une identité d’être social ou d’être moribond, stabilisée et reconnue.
(Op. cit.)

 

Edouard Glissant :

Pendant très longtemps – il faut toujours répéter – pendant très longtemps l’errance occidentale, qui a été une errance de conquêtes, une errance de fondation de territoires, a contribué à réaliser ce que nous pouvons appeler aujourd’hui la « totalité-monde ». Mais dans un espace aujourd’hui il y a de plus en plus d’errances internes, c’est-à-dire de plus en plus de projections vers la totalité-monde et de retours sur soi alors qu’on est immobile, alors qu’on n’a pas bougé de son lieu, ces formes d’errance déclenchent souvent ce qu’on appelle des exils intérieurs, c’est-à-dire des moments où l’imaginaire, l’imagination ou la sensibilité sont coupés de ce qui se passe alentour. (…) Et c’est une des données du chaos-monde, que l’assentiment à son « entour » ou la souffrance dans son « entour » sont également opératoires comme voie et moyen de connaissance de cet « entour ».
(op. cit., p. 88)

 

Lisière, subst. fém. :

Tous les rêves s’étaient levés, abandonnés à leur libre vol. Servet racontait sa joie prochaine à sortir des lisières. (Estaunié 1896)

Je me lèverai à midi : j’aurai des matinées douillettes dans mon lit. Plus d’études, plus de devoirs. (Estaunié 1896)

Dieu ! il faudra toujours qu’on me pousse et il faudra qu’on me tienne toujours en lisière et je languirai dans une éternelle enfance.
(M. de Guérin, 1829)

 

Edouard Glissant :

Schématisons à outrance : le métissage serait le déterminisme, et la créolisation c’est, par rapport au métissage, le producteur d’imprévisible. La créolisation c’est l’imprédictible. On peut prédire ou déterminer le métissage, on ne peut pas prédire ou déterminer la créolisation. La même pensée de l’ambiguïté, que les spécialistes des sciences du chaos signalent, à la base même de leur discipline, cette même pensée de l’ambiguïté régit désormais l’imaginaire du chaos-monde et l’imaginaire de la Relation.
(Ibid. p. 89)

 

Nicolas Sidoroff :

L’expression « noyau à lisière » permet donc, en premier lieu d’évacuer radicalement des représentations en boîtes rigides à frontières ou en cases limitantes et excluantes. (…) Regarder les pratiques musicales comme interaction et articulation de si « noyaux à lisières », chacun correspondant à une famille d’activité : création, performance, médiation-formation, recherche, administration, technique-lutherie.
(op. cit., p. 265)

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https://images.app.goo.gl/F9rWyUQYkWpjJNKF7

 

Yves Favier :

La notion de « lisière » est celle qui titille (le mieux) : zones musicales mouvantes et indéterminées, pourtant indentifiables.

Sons Pliés Boltanski

Sons-pliés Boltanski

Gilles Laval :

Existe-t-il un présent improvisé, à l’instant T instantané ? Quelles sont ses lisières, de l’instant à naitre ou non, ou non-être, l’instantané non figé à l’instant, juste là, hop c’est passé !
Étiez-vous présent hier à cet instant précis, partagé sans lendemain ? Je ne veux pas le savoir, je préfère le faire, sans repasser, vers les commissures des sens. L’improvisation se joue-t-elle d’elle-même ? Sans autre autres est-ce possible/impossible ? Quelle cible, si cible il y a ?
Interpénétrations et projections piquantes instantanées, répliques introspectives morphologiques agglutinantes, jonctions éloignées mouvementées écarlates, combinaisons à l’aise ou niaises, réactions à vif synchroniques, diachroniques, fusions et confusions oxymoristiques habiles. Si bleu est le lieu de mer, hors de l’eau, il se mesure en vert, en lisière c’est arc-en-ciel. Superbe masse d’ondes insaisissables où dedans brillent et foisonnent des lisières de dégradés, des départs sans retours, des arrêts pas nets, des flous roses rougissants, va savoir s’il faut faire taire, se faire terre ou ouï-dire.
J’ai ouï l’hallali sensible aux lisières des improvisalizés, (parfois des gourous courroucés d’envies d’emprises dégringolent en gammes lentes (choisis ta pente), quand d’autres pétillent d’un imprévisible heureux et de surprises survoltées). Invitons-nous de bout en bout aux commissures heuristiques kaïrostiques des espaces et des méandres imaginés, seul ou à plusieurs, à pludames, à plutoustes.

« commissure Rem. 1. La majorité des dict. du 19e s. et Lar. 20e enregistrent également l’emploi vieilli du terme en mus. pour signifier : Accord, union harmonique de sons où une dissonance est placée entre deux consonances (DG). »

Le principe de bout en bout (en anglais : end-to-end principle) est un principe central de l’architecture du réseau Internet.
Il énonce que « plutôt que d’installer l’intelligence au cœur du réseau, il faut la situer aux extrémités : les ordinateurs au sein du réseau n’ont à exécuter que les fonctions très simples qui sont nécessaires pour les applications les plus diverses, alors que les fonctions qui sont requises par certaines applications spécifiques seulement doivent être exécutées en bordure de réseau. Ainsi, la complexité et l’intelligence du réseau sont repoussées vers ses lisières. Des réseaux simples pour des applications intelligentes. »
(Wikipedia, Principe de bout à bout)

« Kairos : Concept de la Grèce antique qui correspond au temps de l’occasion opportune, c’est-à-dire qui se rapporte à un moment de rupture, à un basculement décisif par rapport au temps qui passe. » (L’internaute)
Kairos est le dieu de l’occasion opportune, du right time, par opposition à Chronos qui est le dieu du time.

brouillard bleu abstrait morceaux blancs

 

Jean-Charles François :

Les lisières font rêver,
fondre en larmes blanches
la mythologie de la tache blanche
c’est que toutes les cartes géographiques sont coloriées
il n’y en a plus pour nous faire rêver

 

Yves Favier :

…données mouvantes fluctuantes…ne laissant à aucun moment la possibilité de description d’une situation stable/ définitive…
temporaire…valable seulement sur le moment…sur le nerf…
toucher le nerf, c’est toucher la lisière…
l’improvisation comme un ravissement…un kidnapping temporel…
où l’on serait plus tout à fait soi et enfin soi-même…
…tester le temps par le geste combiné avec la forme…et vice versa…
l’irrationnel à la lisière de la physique des fréquences bien raisonnées…
…bien tempérées…
rien de magique…juste une lisière atteinte par les nerfs…
écotone…tension ENTRE…
entre les certitudes…
entre existant et préexistant…
…immanent attracteur…étrange immanence attractive…
entre silence et possible en devenir
… cette force qui touche le nerf…
…qui trouble le silence ?…
…la lisière comme continuité perpétuellement mouvante

L’inclusion de chaque milieu dans l’autre
Non directement connectés entre eux
En change les propriétés écologiques
Traits communs d’interpénétration de milieux
Terrier
Termitière
Lieu où l’on modifie son environnement
À son profit et à celui des autres espèces

De quel récit la lisière est-elle le vecteur ?…

Ecotones
Ecotones

 

György Kurtag :

[Citation du professeur André Haynal :]
« Dans son nouveau livre (Daniel N. Stern, Le moment présent en psychothérapie : un monde dans un grain de sable, Paris : Éditions Odile Jacob, 2003), Stern parle, en psychothérapeute et observateur de la vie quotidienne, de ce qu’il appelle le “moment présent”, ce qu’on pourrait aussi dénommer le moment béni, au cours duquel, tout d’un coup, un changement peut s’opérer. Ce phénomène, que les Grecs appellent kairos, est un moment d’interaction intense parmi ceux qui n’apparaissent pas sans une longue préparation préalable. Cet ouvrage centre notre regard sur le “ici et maintenant”, l’expérience présente, vécue souvent à un niveau non verbal et non conscient. Dans la première partie, l’auteur donne une description pleine de nuances de ce “maintenant”, du problème de sa nature, de son architecture temporelle et de son organisation.

Dans la deuxième partie, intitulée « La contextualisation du moment présent », il parle entre autres de la connaissance implicite et de celle intersubjective.
Implicite <> explicite :
rendre l’implicite explicite et l’inconscient conscient est une tâche importante des psychothérapies d’inspiration psychanalytique (pour lui “psychodynamiques”) ou cognitive. Le processus thérapeutique mène à des moments de rencontre et à des “bons moments” particulièrement propices à un travail d’interprétation, ou encore à un travail d’éclaircissement verbal. Ces moments de rencontre peuvent précéder l’interprétation, amener à elle ou la suivre.

Ces idées sont de toute évidence inspirées par des recherches sur le savoir et la mémoire implicite non déclarative d’une part, et explicite ou déclarative d’autre part. Ces termes se réfèrent au fait qu’ils peuvent ou non être retrouvés, consciemment ou non. Le second concerne donc un système de mémoire impliqué dans un processus d’information qu’un individu peut retrouver consciemment et déclarer. La “mémoire procédurale”, en revanche, est un type de mémoire non déclarative, qui comprend plusieurs sous-systèmes de mémoire séparés. En outre il est clair que la mémoire non déclarative influence l’expérience et le comportement (l’exemple le plus souvent cité est celui de savoir rouler à bicyclette ou jouer du piano, sans nécessairement pouvoir décrire les mouvements impliqués).

Une séance de thérapie peut être vue comme une série de moments présents mus par le désir qu’une nouvelle manière d’être ensemble ait des chances d’apparaître. Ces nouvelles expériences vont entrer dans la conscience, parfois la connaissance implicite. La plus grande partie du changement thérapeutique croissant, lent, progressif et silencieux, paraît être faite de cette manière. Plus spectaculaire est l’émergence de “moments urgents” qui produisent des “moments de rencontre”. »

 

Jean-Luc Nancy :

Comment peut-on comme artiste, donner forme… ? : vous me demandez d’entrer dans la peau de l’artiste… C’est précisément ce que je ne peux pas… Et si je dis « dans la peau » c’est bien sûr très littéralement. La peau – l’« expeausition » (…) – n’est rien d’autre que la limite où un corps prend sa forme. Si je pense à l’âme « forme d’un corps vivant » pour Aristote, je peux dire que la peau est l’âme ou mieux qu’elle anime le corps : elle ne l’enveloppe pas comme un sac, elle ne le fait pas tenir comme un corset, elle le tourne vers le monde (et aussi bien vers lui-même qui devient ainsi à la fois un « soi-même » et une partie du non-soi, du dehors). La peau ne recouvre pas, elle forme, elle façonne, expose et anime cet ensemble incroyablement complexe, enchevêtré, labyrinthique qu’est l’ensemble des organes, muscles, vaisseaux, nerfs, os, liqueurs qui n’est en fin de compte un tel « ensemble », une telle machinerie que pour aller se mettre en forme dans , par et comme peau, avec ses quelques variations ou suppléments, muqueuses, ongles, poils, et cette variation notable qu’est la cornée de l’œil, avec aussi ses ouvertures – au nombre de neuf – qui ne sont pas des « entrées » ou des « sorties », encore moins des failles ou des fissures, mais au contraire la manière dont la peau s’évase ou s’invagine, se retrousse et s’épanche ou s’exprime selon divers rapports avec le dehors – nourriture, air, odeur, saveur, son (on peut y ajouter des phénomènes électriques, magnétiques, chimiques qui se mêlent à ce que nous signalent les « sens »), – et la peau non seulement s’étend d’une ouverture à l’autre mais, je le redis, se reploie à chaque ouverture pour se conformer en tubulures, cavités, par les parois desquelles se produisent tous les métabolismes, toutes les osmoses, dissolutions, imprégnations, transmissions, contagions, diffusions, propagations, irrigations et influences (aussi comme influenza). Ce système tout à la fois organique et aléatoire, fonctionnel et hasardeux (par lui-même essentiellement exposé) ne fait rien d’autre que de reformer, renouveler et transformer incessamment la peau.
(Jean-Luc Nancy et Jérôme Lèbre, Signeaux Sensibles, Montrouge : Bayard Édition, p. 64-66)

 

Jean-Charles François :

Pour l’apeautre, la peau – l’expeausition – comme limite où le corps prend forme, peau, lisière où les pores sont la forme de l’âme et anime le corps, Saint-Bio de la contiguïté des autres corps jusqu’aux étoiles.

La peau-lisière d’Apollinaire, peauète jusqu’à sa trépanation, et peau-être a-linéaire, n’était pas policière du tout, ni très polie, mais poly-fourmilière, poly-tourbillonnaire.

Le vide de l’âme est la forme que prend cette communion entre le corps sensible et l’épeautre (dans l’œil sensible du voisin).

 

Tim Ingold :

Où qu’ils aillent et quoi qu’ils fassent, les hommes tracent des lignes : marcher, écrire, dessiner ou tisser sont des activités où les lignes sont omniprésentes, au même titre que l’usage de la voix, des mains ou des pieds. Dans Une brève histoire des lignes, l’anthropologue anglais Tim Ingold pose les fondements de ce que pourrait être une « anthropologie comparée de la ligne » – et, au-delà, une véritable anthropologie du graphisme. Étayé par de nombreux cas de figure (des pistes chantées des Aborigènes australiens aux routes romaines, de la calligraphie chinoise à l’alphabet imprimé, des tissus amérindiens à l’architecture contemporaine), l’ouvrage analyse la production et l’existence des lignes dans l’activité humaine quotidienne. Tim Ingold divise ces lignes en deux genres – les traces et les fils – avant de montrer que l’un et l’autre peuvent fusionner ou se transformer en surfaces et en motifs. Selon lui, l’Occident a progressivement changé le cours de la ligne, celle-ci perdant peu à peu le lien qui l’unissait au geste et à sa trace pour tendre finalement vers l’idéal de la modernité : la ligne droite. Cet ouvrage s’adresse autant à ceux qui tracent des lignes en travaillant (typographes, architectes, musiciens, cartographes) qu’aux calligraphes et aux marcheurs – eux qui n’en finissent jamais de tracer des lignes car quel que soit l’endroit où l’on va, on peut toujours aller plus loin.
(Texte d’introduction au livre de Tom Ingold, Une brève histoire des lignes, traduit de l’anglais par Sophie Renaut, Bruxelles : Zones sensibles, 2013.)
http://www.zones-sensibles.org/livres/tim-ingold-une-breve-histoire-des-lignes/

 

Gustave Flaubert :

Une lisière de mousse bordait un chemin creux, ombragé par des frênes, dont les cimes légères tremblaient.

 

Tim Ingold :

Mais que se passe-t-il lorsque des personnes ou des choses s’accrochent à quelque chose d’autre ? Il y a un enchevêtrement de lignes. Elles doivent se lier de telle manière que la tension qui les briserait les retienne solidement. Rien ne peut tenir sans la présence d’une ligne. Rien ne peut tenir sans qu’une ligne soit définie et sans que cette ligne puisse se mêler à d’autres.
(Life of Line, p. 3)

 

Aleks A. Dupraz :

Cette inclinaison de mon rapport à la recherche s’est accentuée à l’issue d’une année passée relativement en lisière de l’institution universitaire. Alors que je me questionnais quant aux dispositifs de recherche que je pouvais rejoindre ou mettre en place dans la perspective de contribuer au développement de démarches de recherche-action, ma trajectoire a fortement été affectée par ma participation à différents espaces de recherche et d’expérimentation que furent pour moi : le réseau des Fabriques de sociologie (rejoint en mai 2015) ; la création du collectif Animacoop’ (initiée à Grenoble quelques mois plus tard) ; le séminaire des Arts de l’attention (inauguré à Grenoble en septembre de la même année). C’est ainsi avant tout dans la rencontre que ma recherche s’est ré-engagée, se retrouvant convoquée là où elle semblait parfois manquer. En effet, malgré mes tentatives de me présenter autrement (sans toutefois savoir tout à fait comment), j’étais souvent identifiée dans ces espaces comme étudiante et/ou jeune chercheuse liée à l’Université. Ce fut tout particulièrement le cas au 11 rue Voltaire, premier local de la Chimère citoyenne, alors que j’étais partie prenante du séminaire de recherche des Arts de l’attention. Je prenais alors à nouveau conscience à quel point être identifiée comme universitaire venait quelque part dans un premier temps figer quelque chose d’une identité à laquelle je refusais d’être réduite tout en assumant pourtant une part de la fonction sociale et politique que cela supposait et de la responsabilité que cela me semblait impliquer. Dans cette mise en tension, je n’ai pu que constater mon attachement au monde de l’Université – à l’égard duquel je demeure pourtant très critique –, cela dans un contexte politique où tendaient à se multiplier et se banaliser les discours arguant de la perte de temps ou du luxe que constitueraient la réflexivité et la recherche en littérature et sciences humaines et sociales.
(« Faire université hors-les-murs, une politique du dé-placement », Agencements n°1, mai 2018, Éditions du commun, p. 13)

lisière eau
lisière eau

 

Nicolas Sidoroff :

Prenons un exemple artistique : la musique et la danse. En les considérant comme pratiques fortement marquées par une histoire de mise en disciplines, elles sont nettement séparées. Tu es musicien.ne, tu es danseur.se ; tu donnes (tu vas à) un cours de musique ou de danse. Il y a des cases, des boîtes ou des tubes d’un côté comme de l’autre. Le croisement est possible mais rare et difficile, et quand il a lieu, c’est de manière exclusive : tu es ici ou là, d’un côté ou de l’autre, tu passes une frontière à chaque fois.

En considérant la musique et la danse comme des pratiques humaines quotidiennes, elles sont extrêmement mêlées : faire de la musique c’est avoir un corps en mouvement ; danser c’est produire des sons. On mène depuis 2016 une recherche-action entre PaaLabRes et Ramdam, un centre d’art. Elle associe des personnes plutôt musiciennes (nous, membres de PaaLabRes), d’autres plutôt danseuses (des membres de la compagnie Maguy Marin), un plasticien (Christian Lhopital), et des invité.es réguliers en lien avec les réseaux ci-dessus. On expérimente des protocoles d’improvisation sur des matériaux communs. Dans les réalisations, chacun.e produit des sons et fait des mouvements en rapport aux sons et mouvements des autres, chacun.e est à la fois musicien.ne et danseur.se. Pour moi, l’état de corps (les gestes dont ceux pour faire de la musique, les attentions, les sensations, et la fatigue) sont très différent.es que celui que j’ai dans une répétition ou un concert d’un groupe de musique. Elles sont même beaucoup plus riches et intenses. Avec le vocabulaire utilisé dans les paragraphes précédents, dans ces réalisations je suis dans une forme de lisière tâ/ache blanche danse-musique. Un premier bilan qu’on est en train de tirer montre que dépasser nos boîtes disciplinaires (exploser la frontière, faire exister la lisière) est difficile.
(« Explorer les lisières d’activité, vers une microsociologie des pratiques (musicales) », Agencements N°2, décembre 2018, Édition du commun, p. 265)

Edges, Fringes, Margins

Retour au texte original en français : Lisières

 


 

Edges – Fringes – Margins

Collage

 

On April 26, 2019 a meeting took place in Lyon between György Kurtag (composer and improvisator visiting from Bordeaux), Yves Favier (then technical director at ENSATT in Lyon), and the members of the PaaLabRes collective, Jean-Charles François, Gilles Laval and Nicolas Sidoroff. The format of this meeting was to alternate moments of musical improvisation with discussions about the different participants’ backgrounds.

Following this meeting, we decided to develop a kind of “cadavre exquis” [game of consequences] around the concept of “edges”, each of the participants writing more or less fragmented texts in reaction to the writings that were accumulating little by little. In addition, the five people were also allowed to propose quotations from various authors in connection with this idea of edges, fringes or margins. It is this process that gave rise in the Grand Collage (the river) of this edition “Faire tomber les murs” to 10 collages (L.1 – L.10) of these texts accompanied by music, recorded voices and images, with in particular extracts from the recording of our improvisations made during the meeting of April 26, 2019. You will find below all the texts.


 

Direct access to the texts of the authors included in the collage:

experiencespoetiques
Définitions 1               Définitions 2               Définitions 3
Aleks A. Dupraz 1                             Aleks A. Dupraz 2
Yves Favier 1    Yves Favier 2   Yves Favier 3   Yves Favier 4   Yves Favier 5
Gustave Flaubert
Jean-Charles François 1      Jean-Charles François 2      Jean-Charles François 3
Edouard Glissant 1    Edouard Glissant 2    Edouard Glissant 3    Edouard Glissant 4
Emmanuel Hocquard 1                  Emmanuel Hocquard 2
Tom Ingold 1                                                                                   Tom Ingold 2
György Kurtag 1     György Kurtag 2
François Laplantine et Alexis Nouss 1                     François Laplantine et Alexis Nouss 2
Gilles Laval
Michel Lebreton 1                                  Michel Lebreton 2
Jean-Luc Nancy
Nicolas Sidoroff 1     Nicolas Sidoroff 2      Nicolas Sidoroff 3     Nicolas Sidoroff 4
Dominique Sorrente

 


 

Emmanuel Hocquard :

The edge is a strip, a list, a margin (not a line) between two milieus of different nature, which have something of the nature of two entities without being confused with any of them. The edge has its own life, its autonomy, its specificity, its fauna, flora, etc. The edge of a forest, the fringe between sea and land (estran), a hedge, etc.

dans la cour       platanes cinq

 dans la cour                          platanes cinq

dans la cour                 platanes cinq

(Le cours de Pise, Paris : P.O.L., 2018, p. 61)

 

Yves Favier :

Evidently the notion of “Edge” or “Fringe” is the one that tickles the most (the best?) especially when it is determined as an « autonomous zone between 2 territories », moving and indeterminate musical zones, yet identifiable.
They are not for me “no man’s (women’s) land”, but rather transition zones between two (or more) environments…
In ecology, these singular zones are called “ecotones”, zones that shelter both species and communities of the different environments that border them, but also particular communities that are specific to them. (Here we touch on two concepts: Guattari’s “Ecosophy”, where everything holds together, and Deleuze’s “Hecceity = Event.”

 

Définitions : Lisières – subst. fém.

Étymol. et Hist. 1. 1244 « bord qui limite de chaque côté d’une pièce d’étoffe » (Doc. ds Fagniez t. 1, p. 151); 2. a) 1521 « frontière d’un pays » (Doc. ds Papiers d’État de Granvelle, t. 1, p. 185); b) 1606 « bord d’un terrain » (Nicot); c) 1767-68 fig. « ce qui est à la limite de quelque chose » (Diderot, Salon de 1767, p. 195); 3. a) 1680 « bandes attachées au vêtement d’un enfant pour le soutenir quand il commence à marcher » (Rich.); b) 1752 mener (qqn) par la lisière « conduire (quelqu’un) comme on mène un enfant » (Trév.); c) 1798 mener (qqn) en lisière « exercer une tutelle sur (quelqu’un) » (Ac.); 1829 tenir en lisière « id. » (M. de Guérin, loc. cit.); 4. 1830 chaussons de lisière (La Mode, janv. ds Quem. DDL t. 16). Orig. incertaine. Peut-être dér. de l’a. b. frq. *lisa « ornière », que l’on suppose d’apr. le lituanien lysẽ « plate-bande (d’un jardin) » et l’a. prussien lyso « id. (d’un champ) ». Cette forme *lisa a dû exister à côté de l’a. b. frq. *laiso, de la même famille que l’all. Gleis, Geleise « voie ferrée, ornière »; cf. a. h. all. waganleisa « ornière »; cf. aussi le norm. alise « ornière »; alisée « id. » (v. REW et FEW t. 16, p. 468b). L’hyp. du FEW t. 5, pp. 313b-314a, qui dérive lisière du subst. masc. lis (du lat. licium « lisière d’étoffe »), est peu probable, ce dernier étant plus récent que lisière (1380, « grosses dents aux extrémités d’un peigne de tisserand », Ordonnances des rois de France, t. 6, p. 473, v. aussi note b; puis, au xviiies., au sens de « lisière d’une étoffe », v. FEW t. 5, p. 312b).
http://www.cnrtl.fr/etymologie/lisi%C3%A8re

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futura-science

 

György Kurtag:

[He quotes here Pr. André Haynal, psychiatrist, psychanalyst, emeritus professor at Genève University, concerning the book by Daniel N. Stern, Le moment présent en psychothérapie : un monde dans un grain de sable, Paris: Éditions Odile Jacob, 2003.
https://www.cairn.info/revue-le-carnet-psy-2004-2-page-11.htm]

“More spectacular is the emergence of ‘urgent moments’ that produce ‘moments of encounter’.

Stern emphasizes experience and not meaning, although the latter, and thus the dimension of language, plays an important role. For him, present moments occur in parallel with the language exchange during the séance. The two reinforce and influence each other in turn. The importance of language and explicitness is therefore not called into question, although Stern wants to focus on direct and implicit experience.”

 

Yves Favier:

These edges between meadow, lake and forest are home to prairie species that prefer darker and cooler environments, others more aquatic ones, and forest species that prefer light and warmth.

Isn’t this the case in improvisation?…

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Aleks Dupraz:

In my writings, the notion of “edge” or “fringe” is gradually replacing that of “margin”, which is very much used by sociology and is frequent in the alternative spheres of art and politics. Even though we know that “the margin” is always in interaction – if only in the imaginary – with its opposite (the center where the centrifugal force of norms may seem at its highest level, which seems debatable insofar as the proximity of power places also confers a certain freedom as to the application, alteration and production of norms), the notion of “edge” carries within it the possibility of another displacement that is no longer simply that of the relationship between “a center” and “its periphery”. Being on the edge of the University is already being on the frontier of other worlds, and perhaps this opens up possibilities for me to think about my life experience and my approach differently than through the sole prism of the tension at work in a process of identity construction that would relate mainly to the university institution and its norms.
experiencespoetiques | lisière(s)

 

François Laplantine and Alexis Nouss:

The thought of the between and the in-between is linked to crossbreeding, because attention to the interstice makes us realize that we cannot be both at the same time but alternatively, as in Frenando Pessoa’s heteronymic process or as in the steps of the tango. (…) The in-between is what we cannot place border to border or put end-to-end and which prevents us from following the groove. It is a gap that cannot be filled, or at least cannot be filled immediately, but which calls for mediations that, as with Adorno, should be opposed to reconciliation and also to the notion of work of art insofar as the latter claims to reach a completion.
Métissages, de Arcimboldo à Zombi. Montréal, Pauvert, 2001.

 

Michel Lebreton:

The edges are the places of what is possible. Their limits are only defined by the environments bordering them. They are shifting, subject to erosion and sedimentation: there is nothing obvious about them.
(See in the present edition paalabres.org the « house » of M. Lebreton).

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futura-sciences.com

 

Yves Favier :

1/ Would the improviser be this particular “being on the alert”?
Hunter/gatherer always ready to collect (capture?) existing SOUNDS, but also “herder”, in order to let those “immanent” ones emerge? Not yet manifest but already “possible in in the making”?…

2/ “the territory is only valid in relation to a movement by which one leaves it.” In the case of the notion of Hocquard’s Border associated with the Classical political conception, the improviser would be a transmitter between 2 territories determined in advance to be academic by convention: a transmitter between THE contemporary (sacred art) music and THE spontaneous (social prosaic) music…we’ll say that it’s a good start, but which will have no development other than in and through conventions…it will always be a line that separates, it’s an “abstraction” from which concrete bodies (including the public) are de facto excluded.

3/ What (musical) LINE, could mark as Limit, an “extremity” (also abstract) to a music so-called “free” only to be considered from the inside (supposedly from the inside of the improviser).
Effectively taking away any possibility of breaking out of these identity limits (“improvisation is this and no other thing”, “leave Improvisation to the improvisers”) comes from the fantasy of the creative origins and its isolated « geniuses ». … for me the « no man’s land » suggested by Hocquard can be found here!

 

Nicolas Sidoroff :

Emmanuel Hocquard distinguishes three conceptions of translation with regard to the limit (the “reactionary conception” where translation can only betray), to the border (the “classical conception” where translation passes from one language and culture to another), and to the edge (a conception that “makes translation […] a hedge between the fields of literature”).
(Emmanuel Hocquart, Ma haie : Un privé à Tanger II, Paris : P.O.L., 2001, pp. 525-526.)

I work on the notions of “border” and “edge” between different activities. (…) A border is crossed in the thick and consistent sense of the term, one part of the body then the other, more or less gradually. This body has a thickness, we are on one side and on the other of a line or a surface which constitutes a border at a given moment. This can create a swing, such as back and forth movements in body weight above that line or on either side of a line or surface which constitutes a border at a given moment. How do you cross a border between several activities: what happens when I change “caps,” for example, between a space-time where I am a composer and another where I am a sound engineer?
(Nicolas Sidoroff, « Faire quelque chose avec ça que je voudrais tant penser, faisons quelque chose avec ça, de ci, de là », Agencements N°1, mai 2018, Éditions du commun, p. 50)

 

Dominique Sorrente :

For a long time, I’ve lived on the edge of the world.

 

experiencepoetiques

From one edge to the other, our movements form a song of echoes, a forest of signs in the sky.

Ecological corridor :

An ecological corridor [corridor], as distinct from a biological corridor [corridor biologique] and from the ecological continuum [continuum écologique]], is a functional passage zone, for a group of species belonging to the same milieu [espèces inféodées] ], between several natural spaces. This corridor thus connects different populations and favors the dissemination and migration of species, as well as the recolonization of disturbed environments.

For example, a footbridge [passerelle] that overlooks a highway and connects two forest massifs constitutes an ecological corridor. It allows fauna [faune] and flora to circulate between the two massifs despite the almost impermeable obstacle represented by the highway. This is why this footbridge is called a wildlife passage.

Ecological corridors are an essential component of biodiversity conservation [biodiversité] and ecosystem functioning [écosystèmes]. Without their connectivity, a very large number of species would not have all the habitats necessary for their life cycles (reproduction, growth, refuge, etc.) and would be condemned to extinction in the near future.

Moreover, exchanges between environments are a major factor of resilience [résilience]. They allow a damaged environment (fire, flooding, etc.) to be quickly recolonized by species from the surrounding environment.

Taken as a whole, the ecological corridors and the environments they connect form an ecological continuum for this type of environment and the species that depend on it.

It is for these reasons that current biodiversity conservation strategies emphasize exchanges between environments and no longer focus solely on the creation of sanctuaries that are preserved but closed and isolated.
https://www.futura-sciences.com/planete/definitions/developpement-durable-corridor-ecologique-6418/

 

Michel Lebreton :

Will the teacher leave the barriers open to wandering and tinkering? Or will he confine all practices to the enclosure he has built over time?

 

Edouard Glissant :

(…) where the migrant people from Europe (…) arrive [in America] with their songs, their family traditions, their tools, the image of their god, etc., the Africans arrive stripped of everything, of all possibilities, and even stripped of their language. For the den of the slave ship is the place and the time when African languages disappear, because people who spoke the same language were never put together in the slave ship, just like on the plantations. The beings were stripped of all sorts of elements of their daily life, and especially of their language.
(Introduction à une poétique du divers, Paris : Gallimard, 1996, p . 16)

 

Emmanuel Hocquard :

Everything that concerns margins (marginalia), crossroads, residual spaces or wastelands is to be attached to the edges…
The edges are the only spaces that escape the rules set by the State grammarians, the Versailles gardeners and international town planners.
(Op. cit. p. 62)

 

Edouard Glissant :

What happens to this migrant? He recomposes by traces a language and arts that could be said to be valid for everyone. (…) The deported African has not had the opportunity to maintain these kinds of punctual legacies. But he did something unpredictable on the basis of the only powers of memory, that is, of the only thoughts of the trace that were left to him: he composed, on the one hand, Creole languages and, on the other hand, art forms that were valid for all. (…) If this Neo-American does not sing African songs from two or three centuries ago, he is re-establishing in the Caribbean, Brazil and North America, through the thought of the trace, the art forms that he proposes as valid for all. The thought of the trace seems to me to be a new dimension of what must be opposed in the current situation of the world to what I call the thoughts of the system or systems of thought. The thoughts of the system or systems of thought were prodigiously fruitful and prodigiously conquering and prodigiously deadly. The thought of the trace is the most valid today to affix to the false universality of the thoughts of the system.
(Op. cit., p.17)

 

Jean-Charles François :

The wonderful “lisières” [edges, fringes, margins], the wonderful “lisières”, the wonderful “lisières”
The wonderful “lisières”, the wonderful “lisières” and… the nasty “lisier” [manure].
The wonderful “lisières” and the nasty “lisier”
The rebel “lisières” and in the middle of the field the “lisier”.
The “lisières”, the “lisières”, the “lisier”.
The beautiful “lisières” and the nasty “lisier”.
The “lisier” responsible for the beautiful green algae of northern Finistère [in Brittany], which decompose into nasty toxic elements dangerous to humans.
The beautiful “lisières” and the nasty “lisier”.
The mystery of the “lisières”, the great misery of the “lisier”.
The feast of the merry leeways, the feat of the mingled leaflets.
The flux of the winding river, the fever of the weak-link leaser.
The severe inklings of the pollster, the never-ending undulating of the roller-coaster.
The folly of the spending waist and the olive-green of peace on earth.
The beautiful “lisières” and the nasty “lisier”.
The “lisier” is used to define the nasty space of artichokes, between the beautiful “lisières” as nasty result of a beautiful industrial production and nasty ferment of a production of the same kind of beauty.

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Being on the alert, entre-capture, being on advert, entre-rapture, being that asserts, prey that lets itself be captured, being-aggressor, enter raptors we get along well, being-a-Grecian, Kairos, intense moment of interaction, being-a-gracious…
The “lisier” is a nasty nose aggressor, while the polished “lisière” agrees to read the parking meters.
The perking masters of the church of the Most Holy Therese of Lisière get bogged down in agreeing with the prosaic Guest-State-Police-Lisier.
The Eldorado of the beautiful Gluierphosate grid fills clysteres in the back pockets of filthy sires linked to their glycemic-prostatic swellings.
The beautiful “lisières” and the nasty “lisier”.
How to get out of the “lisières” and into the space of the “lisier”?
This seems to be the problem of improvisation. The ideal of communication belongs to the “lisières”, the edges, but the content itself remains in the incommunicability of the “lisier”, the slurry (apart from its stench). If the definition of the origin of the sounds at the time of the improvised performance on stage seems to belong to the domain of the unspoken, because it is strictly relevant to the intimacy of each participant, then only the « lisières », the edges of human interactivity, seem to be able to enter the field of reflection. The planning of the sounds, their effective elaboration, appears then to be the exclusive domain of the individual paths. The collective elaboration of the sounds is left to the surprise of the moment of the encounter of personalities who have prepared themselves for it: come what may. Getting stuck in the “lisier” (liquid manure).

However, this is not to say that the “lisières” (edges) of communication between humans do not play an important role in the reflection. In this sense, the question of being on the alert and the meanders of the unconscious /conscious are essential vectors to be taken into consideration. But if improvisation is a collective game, then the elaboration of sounds by individuals on separate paths is no longer sufficient to reflect the collective elaboration of sounds. The problem of the co-construction of sound materials then arises. This is where we fall into the “lisier”. If one prepares the sounds collectively, there is a strong risk of no longer being in the ideal of improvisation, which democratically leaves voices free to express themselves, which accepts the principle – in principle! – of dissension in its midst. But if all those who belong to the club of improvisers have followed the same path before getting on stage, then democracy and dissension on the stage are nothing but a simulacrum, the effects of a theater for a naive audience. Likewise, if those who do not correspond to the idealized sound models of the network are not invited, the agreement among those who are will be almost total. Is the notion of deterritorialization a matter for individuals who meet on neutral ground, or is it the collective elaboration of an unknown terrain? The list of elements of the “lisier” is long. How can we open up this type of research project, both from the point of view of practice and of reflecting on practice?

 

Nicolas Sidoroff :

Emmanuel describes the edge as: “white stain” [tache blanche]. For a long time, I understood and made him say “white task” [tâche blanche]. The circumflex accent made a lot of sense, evoking both the work to be done (by the task) and a space to be explored characterized by its situation (by the slightly nominalized adjective “white”). Behind this, I understood and still understand, an invitation to come and inhabit, explore and practice such spaces. It evokes the unexplored places of geographical maps, where one could not yet know what to write nor in what colors. The “white stain” is very present in the work of Emmanuel Hocquard. The “white stain translation” for him, a “white stain activity” for me, is to create “unexplored areas (…), it’s gaining ground”. In my vocabulary habits, I would also say: to create the possible.
(« Explorer les lisières d’activité, vers une microsociologie des pratiques (musicales) », Agencements N°2, décembre 2018, Édition du commun, p. 263-264)

 

François Laplantine et Alexis Nouss :

The zombie or the borderline example of crossbreeding. Both dead and alive, it alone condenses the irreducible and unthinkable paradox of every being. The zombie will never be fully alive, or totally dead. As if the journey of the living to death and the return of the dead to life irretrievably prevented a return to a primary condition. Impossible and vacillating journey, which prohibits any possibility of returning to a point of departure, to a stabilized and recognized identity of social being or moribund being.
(Op. cit.)

 

Edouard Glissant :

For a very long time, Western wandering – it must always be repeated – for a very long time Western wandering, which has been a wandering of conquests; a wandering of founding territories, has contributed to the realization of what we can call today the “totality-world”. But in today’s space there are more and more internal wanderings, that is to say, more and more projections towards the totality-world and returns to oneself while one is immobile, while one has not moved from one’s place, these forms of wandering often trigger what we call internal exile, that is to say, moments when the imagination or sensitivity are cut off from what’s going on around. (…) And this is one of the givens of chaos-world, that assent to one’s “surroundings” or suffering in one’s “surroundings” are also operative as a way and means of knowing one’s “surroundings”.
(op. cit., p. 88)

 

Lisière, subst. fém. :

All the dreams had risen, abandoned to their free flight. Servet recounted his impending joy of coming out of the edges. (Estaunié 1896)

I’ll get up at noon: I’ll have cozy mornings in bed. No more studying, no more homework. (Estaunié 1896)

God! I will always have to be pushed and I will always have to be held on the edge and I will languish in eternal childhood. (M. de Guérin, 1829)

 

Edouard Glissant :

To oversimplify: crossbreeding would be the determinism, and creolization is, in relation to crossbreeding, the producer of the unpredictable. Creolization, it’s the unpredictable. We can predict or determine the crossbreeding, but we cannot predict or determine creolization. The same thinking of ambiguity, which specialists in the chaos sciences point out, at the very basis of their discipline, this same thinking of ambiguity now governs the imaginary of chaos-world and the imaginary of Relationship.
(Ibid. p. 89)

 

Nicolas Sidoroff :

The expression “edge nucleus” therefore allows, first of all, to radically evacuate representations in rigid boxes with borders or in limiting and excluding boxes. (…) To view musical practices as the interaction and articulation of six “edge nucleus”, each corresponding to a family of activities: creation, performance, mediation-education, research, administration, techniques-instrument making.
(op. cit., p. 265)

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https://images.app.goo.gl/F9rWyUQYkWpjJNKF7

 

Yves Favier :

The notion of “edge” or “fringe” is the one that titillates (best): moving and indetermined yet identifiable musical zones.

Sons Pliés Boltanski

Sons-pliés Boltanski

Gilles Laval :

Is there an improvised present, at instantaneous instant T? What are its edges, from the instant to be born or not born, or not-being, the instantaneous not frozen at the instant, right there, hop it’s over! Were you present yesterday at this precise shared but short-lived instant? I don’t want to know, I prefer to do it, with no return, towards the commissures of the senses.

Is improvisation self-deluding? Without other others is it possible/impossible? What target, if target there is?

Instantaneous stinging interpenetrations and projections, agglutinating morphological introspective replicas, turbulent scarlet distant junctions, easy or silly combinations, sharp synchronic, diachronic reactions, skillful oxymoristic fusions and confusions. If blue is the place of the sea, out of the water, it is measured in green, on the edge it is like a rainbow. Superb mass of elusive waves where inside shine and abound edges of gradations, departures with no return, unclear stops, blushing pink blurs, who knows whether to silence, to sight land or say here yes hearsay.

I’ve yes heard the hallali sensitive to the edges of improbreezation, (sometimes gurus with angry desires of grips tumble in slow scales (choose your slope), when others sparkle with unpredictable happy and overexcited surprises). End-to-end, let us invite ourselves to the kairostic heuristic commissures of imagined spaces and meanders, alone or with others, to moredames [pludames], to moreofall [plutoustes].

“commissure: (…) The majority of 19th century and 20th century dictionaries also record the aged use of the term in music to mean: Chord, a harmonic union of sounds where a dissonance is placed between two consonants (DG).”

“The end-to-end principle is a design framework in computer networking.
In networks designed according to this principle, application-specific features reside in the communicating end nodes of the network, rather than in intermediary nodes, such as gateways and routers, that exist to establish the network. In this way, the complexity and intelligence of the network is pushed to its edges.”
(End-to-end principle, Wikipedia)

“Kairos (Ancient Greek: καιρός) is an Ancient Greek word meaning the right, critical, or opportune moment.[1] The ancient Greeks had two words for time: chronos (χρόνος) and kairos. The former refers to chronological or sequential time, while the latter signifies a proper or opportune time for action.” (Kairos, wipikedia)

Kairos is the god of opportune occasion, of right time, as opposed to Chronos who is the god of time.

 

brouillard bleu abstrait morceaux blancs

 

Jean-Charles François :

The “lisières” (edges) make you dream,
melt into white tears
the mythology of the white stain
is that all the maps are colored
no more of them to make us dream

 

Yves Favier :

…fluctuating moving data…leaving at no time the possibility of describing a stable/definitive situation…
temporary…valid only momentarily…on the nerve…
to touch the nerve is to touch the edge, the fringe, the margin…
improvisation as rapture…temporal kidnapping…
…where one is no longer quite yourself and finally oneself…
…testing time by gesture combined with form…and vice versa…
the irrational at the edge of well-reasoned frequency physics…
…well-tempered…nothing magical…just a fringe, an edge, reached by nerves…
ecotone…tension BETWEEN…
…between certainties…
…between existing and pre-existing…
immanent attractor…
…between silence and what is possible in the making…
this force that hits the nerve…
…that disturbs silence?…
…the edge, the fringe, the margin as a perpetually moving continuity…

The inclusion of each milieu in the other
Not directly connected to each other
Changing its ecological properties
Very common of milieux interpenetration
Terrier
Termite mound
A place where one changes one’s environment
For its own benefice and for that of other species
What narrative does the edge convey?…

Ecotones
Ecotones

 

György Kurtag :

[Quote from Pr. André Haynal :]
“In his new book (Daniel N. Stern, Le moment présent en psychothérapie : un monde dans un grain de sable, Paris : Editions Odile Jacob, 2003), Stern talks, as a psychotherapist and observer of daily life, about what he calls the ‘present moment’, what could also be called the blissful moment, during which, all of a sudden, a change can take place. This phenomenon, which the Greeks call kairos, is a moment of intense interaction among those who do not appear without a long prior preparation. This book focuses our attention on the ‘here and now’, the present experience, often lived on a non-verbal and unconscious level. In the first part, the author gives a very subtle description of this ‘now’, the problem of its nature, its temporal architecture and its organization.

In the second part, entitled ‘The contextualization of the present moment’, he talks, among other things, about implicit and intersubjective knowledge.
Implicit <> explicit :
to make the implicit explicit and the unconscious conscious is an important task of psychotherapies of psychoanalytical (for him ‘psychodynamic’) or cognitive inspiration. The therapeutic process leads to moments of encounter and ‘good moments’ particularly conducive to a work of interpretation, or even to a work of verbal clarification. These moments of encounter can precede, lead to or follow the interpretation.

These ideas are obviously inspired by research on implicit non-declarative knowledge and memory on the one hand, and explicit or declarative knowledge and memory on the other. These terms refer to whether or not they can be retrieved, consciously or not. The second therefore concerns a memory system involved in an information process that an individual can consciously retrieve and declare. ‘Procedural memory’, on the other hand, is a type of non-declarative memory, which consists of several separate memory subsystems. Moreover, it is clear that non-declarative memory influences experience and behavior (the most frequently cited example is knowing how to ride a bicycle or play the piano, without necessarily being able to describe the movements involved).

A therapy séance can be seen as a series of present moments driven by the desire that a new way of being together is likely to emerge. These new experiences will enter into consciousness, sometimes as implicit knowledge. Most of the growing therapeutic change appears to be done in this way, slowly, gradually and silently. More spectacular is the emergence of ‘urgent moments’ that produce ‘moments of encounter’.”

 

Jean-Luc Nancy :

How can one, as an artist, give shape…? You are asking me to enter into the artist’s skin… That is precisely what I cannot do… And if I say  » into the skin  » it is of course very literally. The skin (peau) – “expeausition” (…) – is nothing more than the limit where a body takes its shape. If I think of the soul as “the shape of a living body” for Aristotle, I can say that the skin is the soul, or better, that it animates the body: it doesn’t wrap the body like a bag, it doesn’t hold it like a corset, it turns it towards the world (and as well towards itself, which thus becomes both a “self” and a part of the non-self, from the outside). The skin does not cover, it forms, shapes, exposes and animates this incredibly complex, entangled, labyrinthine ensemble, which constitutes all the organs, muscles, arteries, nerves, bones, liquors, which is in the end such an “ensemble”, such a machinery only to get in form in, through and as skin, with its few variations or supplements, mucous membranes, nails, hairs, and this notable variation which is the cornea of the eye, with also its openings – nine in number –which are not “inputs” or “outputs”, much less cracks or fissures, but instead the way the skin flares out or invaginates, shrinks and unfurls or expresses itself in various ways with the outside – food, air, odor, flavor, sound (we can add electrical, magnetic, chemical phenomena that mingle with what the “senses” tell us), – and the skin not only spreads from one opening to another but, I repeat, unfolds at each opening to form tubules, cavities, through the walls of which occur all the metabolisms, all the osmosis, dissolutions, impregnations, transmissions, contagions, diffusions, propagations, irrigations and influences (also like influenza). This system, which is both organic and aleatory, functional and hazardous (by itself essentially exposed), does nothing else but constantly reform, renew and transform the skin.
(Jean-Luc Nancy et Jérôme Lèbre, Signeaux Sensibles, Montrouge : Bayard Édition, p. 64-66)

 

Jean-Charles François :

For the apeaustle, the skin (peau) – expeausition – as the limit where the body takes its form, skin, edge where the pores are the form of the soul and animates the body, Saint-Bio of the contiguity of other bodies to the stars.

The peau-lisière (skin-edge) of Apollinaire, peauet until his trepanation, and peau-aesthete a-linear, was not at all police-wear, nor very polished, but poly-swarming, poly-swirling.

The emptiness of the soul is the form taken by this communion between the sensitive body and the epeaunym (in the sensitive lion eye of the Gaul primate).

 

Tim Ingold :

Wherever they go and whatever they do, men draw lines: walking, writing, drawing or weaving are activities in which lines are omnipresent, as is the use of voice, hands or feet. In Lines, A Brief History , the English anthropologist Tim Ingold lays the foundations of what could be a “comparative anthropology of the line” – and, beyond that, a true anthropology of graphic design. Supported by numerous case studies (from the sung trails of the Australian Aborigines to the Roman roads, from Chinese calligraphy to the printed alphabet, from Native American fabrics to contemporary architecture), the book analyzes the production and existence of lines in daily human activity. Tim Ingold divides these lines into two genres – traces and threads – before showing that both can merge or transform into surfaces and patterns. According to him, the West has gradually changed the course of the line, gradually losing its connection to gesture and trace, and finally moving towards the ideal of modernity: the straight line. This book is addressed as much to those who draw lines while working (typographers, architects, musicians, cartographers) as to calligraphers and walkers – they never stop drawing lines because wherever you go, you can always go further.
((Introductory text (in French ) to Tim Ingold,Une brève histoire des lignes, traduit de l’anglais par Sophie Renaut, Bruxelles : Zones sensibles, 2013. English original text:  Lines. A Brief History, London-New York, Routledge, 2007.)
http://www.zones-sensibles.org/livres/tim-ingold-une-breve-histoire-des-lignes/

 

Gustave Flaubert :

An edge of moss bordered a hollow path, shaded by ash trees, whose light tops trembled.

 

Tim Ingold :

But what happens when people or things cling to one another? There is an entwining of lines. They must bind in some such way that the tension that would tear them apart actually holds them fast. Nothing can hold on unless it puts out a line, and unless that line can tangle with others.
(op. cit., p. 3)

 

Aleks Dupraz :

My relationship to research became more pronounced after a year spent relatively on the fringes of the academic institutions. While I was wondering about research that I could join or set up with a perspective of contributing to the development of action-research, my trajectory has been strongly affected by my participation in different spaces of research and experimentation that were for me the network of Fabriques de sociologie (I joined in 2015), the creation of Animacoop collective in Grenoble (initiated in Grenoble a few months later), and the seminar of Arts de l’attention in Grenoble (inaugurated in Grenoble in September of the same year). Thus, it is above all in the encounter that my research recommitted itself, getting summoned to where it sometimes seemed to be lacking. Indeed, despite my attempts to introduce myself otherwise, I was often identified in these circles as a student and/or young researcher at the University. This was particularly the case at 11 rue Voltaire, the first location of the Chimère citoyenne, when I was part of the research seminar of the Arts de l’attention. I then became aware once again of the extent to which being identified as an academic came at first to freeze something of an identity to which I refused to be reduced while at the same time assuming a part of the social and political function that this entailed and the responsibility that this seemed to me to imply. In this tension, I could not help but notice my attachment to the world of the University – for which I remain very critical – this in a political context in which the discourses arguing the waste of time or the luxury of reflexivity and research in literature and the human and social sciences tended to multiply.
(« Faire université hors-les-murs, une politique du dé-placement », Agencements N°1, mai 2018, Éditions du commun, p. 13)

lisière eau
lisière eau

 

Nicolas Sidoroff :

Let’s take an artistic example: music and dance. Considering them as practices strongly marked by the historical setting of discipline, they are clearly separated. You are a musician, you are a dancer; you teach (you go to) a music or dance class. There are cases, boxes or tubes on both sides. Crossbreeding is possible, but it’s rare and difficult, and when it does take place, it’s in an exclusive way: you’re here or there, on one side or the other, each time you have to cross a border.

Considering music and dance as daily human practices, they are extremely intertwined: to make music is to have a body in movement; to dance is to produce sounds. Since 2016, an action-research was conducted between PaaLabRes and Ramdam, an art center. It involved people who are rather musicians (us, members of PaaLabRes), others rather dancers (members of the Maguy Marin company), a visual artist (Christian Lhopital), and regular guests in connection with the above networks. We’ve been experimenting with improvisation protocols on shared materials. In the realizations, each everyone makes sounds and movements in relation to the sounds and movements of others, each is both a musician and a dancer. For me, the status of the body (the gestures including those for making music, the care, the sensations, and the fatigue) are very different than the one I have in a rehearsal or a concert of a music group. They are even richer and more intense. With the vocabulary used in the previous paragraphs, in these realizations I am in a form of “tâ/ache blanche” (white task/stain) dance-music edge or fringe. A first assessment that we are in the process of drawing up shows that going beyond our disciplinary boxes (exploding the border, making the edge exist) is difficult.
(« Explorer les lisières d’activité, vers une microsociologie des pratiques (musicales) », Agencements N°2, décembre 2018, Édition du commun, p. 265)

Editorial 2021 – Français

 

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Éditorial 2021 – Faire tomber les murs

Troisième édition – PaaLabRes

Sommaire :

1. Présentation de la troisième édition PaaLabRes 2021 : « Faire tomber les murs »
2. Forme artistique de l’édition 2021
3. Grand Collage – Partie I : Rencontres expérimentales
4. Partie II : L’errance des idées
5. Parties III et V : Aspects politiques
6. Partie IV : Périple improvisé
7. Les lisières
8. Conclusion
 


1. Présentation de la troisième édition PaaLabRes 2021 : « Faire tomber les murs »

Notre monde se définit de plus en plus par la présence de murs qui séparent de manière radicale les groupes humains, qu’ils soient solides entre des frontières politiques déterminées, ou bien seulement conceptuels, notamment dans les domaines de la culture. On est en présence d’un foisonnement de groupuscules qui se constituent en réseaux de communication limités et qui développent des pratiques particulières, souvent alternatives à celles qui sont perçues comme dominantes dans un espace donné. Il s’agit là d’une avancée démocratique donnant à de plus en plus de personnes la possibilité de s’impliquer dans des causes et des pratiques.

L’existence de murs conceptuels est absolument nécessaire à toute constitution d’activité collective significative. Pour se constituer, les collectifs ont besoin de se construire un abri de protection pour fonder une pratique sur des valeurs et librement développer leurs projets. Pourtant, cette manière de se définir peut souvent à la longue tendre à exclure les personnes qui ne correspondent pas aux modes de pensée et de comportement du collectif impliqué. De manière interne ces collectifs peuvent être très ouverts à des activités multidisciplinaires, mais par le développement de langages très spécialisés, ils peuvent par ailleurs ne s’adresser qu’à un très petit nombre d’individus. En conséquence, les possibilités d’ouverture des espaces protégés semblent être au cœur de la réflexion sur les murs.

Il convient de prendre conscience d’une écologie des pratiques : toute pratique potentiellement peut en tuer d’autres et toute pratique dépend de l’existence parallèle d’autres pratiques. Les murs, les clôtures, les abris ne doivent pas faire obstacle au respect de l’existence de l’autre et à des interactions avec elle et lui. L’existence des actions dans un large espace commun est essentielle.

Il faut aussi prendre en compte la possibilité pour toute individualité de se situer aux limites des catégories officiellement reconnues et de travailler sur les paradoxes créés par les lisières. Dans les pratiques artistiques récentes, les projets hybrides entre deux domaines, deux styles, deux genres, ont pris une grande importance. L’appartenance simultanée à plusieurs identités est un phénomène très présent au sein de notre société.

« Faire tomber les murs » ne veut pas dire les effacer en vue d’une conformité généralisée à un ordre qu’on aurait déterminé à partir d’un lieu particulier. « Faire tomber les murs » semble aujourd’hui plus que nécessaire pour non seulement contrer les démarches politiques et culturelles d’exclusion, mais aussi pour créer une réelle possibilité pour toute personne de se mouvoir librement dans l’espace de la diversité. « Faire tomber les murs » nécessite enfin la mise en place de dispositifs particuliers garantissant que la rencontre entre différents groupes puisse se faire sur un pied d’égalité et que les échanges aillent au-delà d’une simple confrontation de points de vue.

 

2. Forme artistique de l’édition 2021 « Faire tomber les murs »

Le site internet du collectif PaaLabRes (paalabres.org) est un espace numérique évolutif d’expérimentation d’une rencontre entre les objets artistiques et la réflexion qui les accompagne, entre le monde des pratiques et celui de la recherche artistique, entre les logiques de présentation scénique et celles de la participation du public, de la médiation culturelle et de l’enseignement. L’édition 2016 s’est basée sur une série de stations de lignes de métro. L’édition 2017 s’est basée sur une série de lieux-dits.

L’édition 2021, « Faire tomber les murs » propose une nouvelle forme artistique :

  1. Une sinuosité, comme une rivière, représentant à la fois une continuité (sans murs) entre les contributions et l’esprit de méandres de la pensée errante ; il s’agit d’un « Grand collage » de toutes les contributions présentées dans un déroulement sans arrêt le long de cette sinuosité (voir le « Mode d’emploi »). Il s’agit de trouver une continuité entre des pratiques diversifiées.
  2. Par ailleurs, chaque contribution sera publiée séparément dans son intégralité. Dans la page d’accueil, les contributions individuelles sont représentées par des « Maisons » distribuées dans l’espace. Des chemins relient ces maisons à la rivière du Grand collage pour indiquer les segments où apparaissent les diverses contributions.

Les visiteurs du site peuvent choisir d’aller voir/entendre un segment du Grand collage (ou sa totalité qui dure à peu près trois heures), d’aller lire une contribution particulière dans une Maison, ou de faire des allers-et-retours entre ces deux situations.

 

3. Grand Collage – Partie I : Rencontres expérimentales

Le Grand collage est organisé en cinq parties, annoncées chaque fois par les « Trompettes de Jéricho » de Pascal Pariaud et Gérald Venturi.

La première partie, intitulée « Rencontres expérimentales », est centrée sur des pratiques artistiques basées sur la rencontre entre deux (ou plusieurs) cultures instituées ou domaines professionnels particuliers, ou encore contextes déterminés. Ces diverses rencontres donnent lieu à des expérimentations plus ou moins longues en vue de créer un contexte où chaque participant représentant sa propre culture puisse à la fois ne pas avoir à abandonner son identité, mais pourtant puisse être capable d’élaborer avec autrui une nouvelle forme artistique mixte ou complètement différente. L’article de Henrik Frisk, « L’Improvisation et le moi : écouter l’autre », peut être considéré dans cette édition comme une référence essentielle concernant les projets interculturels et plus généralement le rapport à l’autre dans le cadre des musiques improvisées. Cet article est centré sur le groupe The Six Tones, un projet artistique entre deux musiciens suédois (Henrik Frisk et Stefan Östersjö) et deux musiciennes vietnamiennes (Nguyễn Thanh Thủy et Ngô Trà My) et les questions relatives à l’apprentissage de l’écoute d’une production étrangère à sa propre culture, tout en continuant à jouer en improvisant. Un texte de Stefan Östersjö et Nguyễn Thanh Thủy « Nostalgie du passé : L’expression musicale dans une perspective interculturelle » (voir the sixtones.net) vient enrichir cet article par des perspectives provenant d’autres membres du groupe.

Le projet expérimental du groupe The Six Tones d’une mise en pratique en commun de deux cultures de tradition très différentes, dans des perspectives d’une rencontre entre l’Asie et l’Europe, peut être comparé dans cette édition aux contributions de Gilles Laval avec son projet de collaboration avec des musiciennes japonaises Gunkanjima et celui du duo DoNo, une rencontre improvisée entre Doris Kollmann, une artiste plasticienne vivant à Berlin, et Noriaki Hosoya, un musicien japonais. Dans ce dernier cas, la rencontre Europe/Asie se double de celle entre deux domaines artistiques très différents, arts plastiques et musique.

Nicolas Sidoroff, musicien, enseignant et chercheur engagé, s’est intégré dans un groupe de musique de l’Île de la Réunion à caractère très familial. Même si tout cela se passe dans la région lyonnaise aux antipodes géographiques du lieu d’origine, la pratique de musiques de cette île ne peut pas être séparée des modes de vie qui les accompagnent. Être accepté dans l’espace culturel (sans en faire pour autant partie) devient alors la condition d’une participation effective à l’expression de ces musiques.

Les rencontres interculturelles ne sont jamais simples, surtout parce que les pratiques sont toujours déjà créolisées dans le sens d’Édouard Glissant :

La thèse que je défendrai auprès de vous est que le monde se créolise, c’est-à-dire que les cultures du monde mises en contact de manière foudroyante et absolument consciente aujourd’hui les unes avec les autres se changent en s’échangeant à travers des heurts irrémissibles, des guerres sans pitié mais aussi des avancées de conscience et d’espoir qui permettent de dire – sans qu’on soit optimiste, ou plutôt, en acceptant de l’être – que les humanités d’aujourd’hui abandonnent difficilement quelque chose à quoi elles s’obstinaient depuis longtemps, à savoir que l’identité d’un être n’est valable et reconnaissable que si elle est exclusive de l’identité de tous les autres êtres possibles.

(Introduction à une poétique du divers, Paris : Gallimard, 1996, p. 15)

Les représentations qu’on a de soi et des autres sont toutes construites géographiquement et historiquement par le phénomène d’hypermédiatisation du monde, elles peuvent varier à l’infini dans un sens très positif ou très négatif, c’est selon. Tout contexte de rencontre doit prendre en compte ces représentations avant de pouvoir développer de réelles collaborations. Le pragmatisme des situations peut très bien primer sur les idées manufacturées. On rejoint là la pensée de John Dewey :

Lorsque les objets artistiques sont séparés à la fois des conditions de leur origine et de leurs effets et action dans l’expérience, ils se retrouvent entourés d’un mur qui rend presque opaque leur signification globale, à laquelle s’intéresse la théorie esthétique.

(L’art comme expérience, Paris : Gallimard, folio essais, 2010 [1934], pp. 29-30)

Les rencontres interculturelles entre pratiques qui existent dans notre voisinage immédiat ne réduisent pas la complexité, car on peut mieux s’entendre entre personnes à statut similaire habitant à des distances très éloignées. La connaissance mutuelle de tous ceux qui cohabitent dans un territoire donné nécessite de développer, dans les domaines de l’enseignement artistique et de la médiation culturelle, des situations qui à la fois reconnaissent la dignité des pratiques vernaculaires et de celles qui sont au centre des préoccupations des institutions. Michel Lebreton, musicien et enseignant, joueur de cornemuse, qui a été Président de l’Association des Enseignants de Musique et de Danse Traditionnelle, est un dynamique partisan de l’intégration des musiques traditionnelles dans le cadre des conservatoires afin d’éviter qu’elles ne soient confinées dans des associations exclusivement centrées sur une seule pratique. Pour lui, la rencontre des pratiques musicales et de leurs modes de transmission prime sur l’illusion de l’authenticité des pratiques séparées :

À l’illusion de transmettre une authentique pratique de tradition populaire, il nous faut dès lors nous engager dans le projet de mettre en jeu, le plus honnêtement possible, les connaissances parcellaires que nous avons au service d’un enseignement de la rencontre et de la confrontation. Les découvertes, partages, chocs, débats et prises de positions réfléchies qui en découlent sont autant d’éléments riches et salutaires dans la formation de tout être humain.

(Michel Lebreton, « Département de Musiques Traditionnelles, CRD de Calais, Le projet de formation », 2012, leschantsdecornemuse.fr)

Dans sa contribution à la présente édition, Michel Lebreton mène une réflexion sur la distinction à faire entre les « murailles » (on a toujours fait comme cela…) et les « lisières » (qui sont les « endroits des possibles ») et il donne des exemples de pratique effective avec des élèves issus de l’enseignement classique, mais aussi des collaborations entre musiciens et musiciennes de parcours différents.

Dominique Clément est un compositeur, clarinettiste et membre fondateur de l’Ensemble Aleph. Il est aussi directeur adjoint du Cefedem Auvergne Rhône-Alpes installé à Lyon. Cette institution, depuis l’année 2000, a développé un programme d’études centré sur la rencontre des diverses esthétiques musicales et cela a suscité le développement de groupes professionnels mélangeant plusieurs domaines de pratique. Sa contribution est constituée d’un enregistrement d’extraits d’une pièce, Avis dexpir, écrite pour l’ensemble de musique contemporaine Aleph et Jacques Puech (voix et cabrette) un spécialiste des musiques traditionnelles du centre de la France. Dans cette pièce les sonorités typiques des deux genres musicaux sont superposées en gardant leur identité et aussi savamment mélangées pour créer une ambiguïté.

Toujours dans le domaine du monde de l’enseignement spécialisé de la musique et de la danse, la démarche de Cécile Guillier, musicienne et enseignante, a été de proposer des situations de création de concerts-spectacles autour de la rencontre entre la musique classique et la danse hiphop. Elle souligne la difficulté d’une telle démarche dans un contexte où la vision du projet n’est pas la même pour tous les partenaires. Surtout, elle note le manque de temps nécessaire au développement des situations de manière significative. En effet, le milieu de l’enseignement artistique ne prend pas en compte la possibilité de mener des projets de recherche dans le cadre des fonctions professionnelles qui y sont définies.

L’originalité de la démarche proposée par Giacomo Spica Capobianco est à la fois, d’une part,

  1. De développer des pratiques d’écriture et de musique avec des jeunes dans les quartiers où – de plus en plus – « rien ne serait possible », en leurs permettant de créer leurs propres expressions artistiques.
  2. D’autre part, d’encadrer ces actions non pas avec un seul spécialiste d’une certaine forme artistique, mais avec un groupe de 8 personnes (à parité femmes-hommes) issues de divers genres artistiques et formant en tant que tel un groupe de pratique artistique travaillant sur ses propres créations.

Sharon Eskenazi enseigne la chorégraphie. Dans une démarche un peu similaire, elle propose aussi la constitution de groupes avec en leur sein des jeunes de milieux très différents (d’origine palestinienne et israélienne – de quartiers défavorisés et de quartiers plus aisés) avec un accent particulier sur la création de chorégraphies dont le style n’est pas prédéfini, élaborées par les membres du groupe composite. Par ailleurs elle a organisé des rencontres dans la région lyonnaise et en Israël regroupant les deux groupes composites travaillant ensemble sur leurs pratiques créatives de la danse.

L’École Nationale de Musique de Villeurbanne, depuis sa création au début des années 1980, est un lieu qui accueille en son sein presque toutes les pratiques musicales en présence sur notre territoire : musique classique, jazz, rock, chanson, musiques urbaines, musiques traditionnelles d’Amérique Latine et d’Afrique, etc. Plus récemment des disciplines (instrumentales et formation musicale) se sont regroupées pour développer un programme en commun pour dépasser leur cloisonnement – instruments chacun dans leur coin, séparés aussi de la formation musicale, genres esthétiques très spécialisés – développer une approche plus collective et diversifier les situations pédagogiques au fur et à mesure des besoins et de l’évolution des situations. Trois professeurs qui sont au centre de ce programme d’études, Philippe Genet, Pascal Pariaud et Gérald Venturi participent, depuis 2019, à un projet de recherche dans une école primaire (l’école Jules Ferry à Villeurbanne) en collaboration avec le sociologue Jean-Paul Filiod. Ils travaillent sur des repérages d’apprentissage de nature musicale (vocabulaire, culture…) et psychosociale (estime de soi, coopération…). Le projet est basé sur la combinaison de l’écoute d’une diversité de musiques et de productions sonores réalisées par les élèves avec la voix ou des objets quotidiens.

Les rencontres interculturelles ne se limitent pas aux seuls domaines artistiques, mais peuvent aussi concerner les rapports entre la pensée philosophique et les arts, entre des situations professionnelles ou sociales et les arts, entre la recherche universitaire et les pratiques artistiques.

Clare Lesser est une chanteuse lyrique britannique spécialisée dans la musique contemporaine. Elle vient de soutenir une thèse de doctorat qui met en relation la pensée du philosophe Jacques Derrida avec un certain nombre de productions artistiques de la seconde moitié du XXe siècle, en particulier la démarche de John Cage autour de l’indétermination. Comme dans de nombreux textes de Derrida et de Cage, la forme même de sa thèse et la manière de déterminer sa formulation textuelle se constituent comme un objet artistique autant qu’une réflexion académique. Ainsi, des performances, réalisées par elle-même avec différents collaborateurs des pièces qui sont au centre de ses analyses, font partie de la thèse sous forme de vidéos. Dans l’édition PaaLabRes, un chapitre entier de ce travail de recherche (« Inter Muros ») est publié accompagné d’une performance de Four6 de John Cage.

Guigou Chenevier, compositeur, batteur, percussionniste, a mené un projet collectif en 2015, « L’art résiste au temps », inspiré de l’ouvrage de Naomi Klein La Stratégie du choc. Le groupe qui a été constitué à l’occasion de ce projet a comporté des musiciens et musiciennes ayant des parcours esthétiques différents et a inclus en son sein un philosophe, une artiste plasticienne, et une comédienne metteur en scène. Le projet s’est déroulé sur plusieurs résidences alternant le travail d’élaboration du groupe et d’interactions avec le public extérieur. La plus importante et la plus longue de ces résidences a eu lieu à l’hôpital psychiatrique d’Aix-en-Provence, avec la participation active de toutes celles et tous ceux qui y travaillent et qui y résident et d’un public extérieur, sous la forme d’ateliers d’écriture et de pratiques artistiques. L’idée de résistance est très présente dans la posture artistique et politique de Guigou Chenevier. Le projet a été influencé par le peintre italien Enrico Lombardi qui disait en substance : « de toute façon, le seul lieu de résistance qui reste possible encore actuellement, c’est le temps. »

Chez le compositeur et théoricien de la musique américain Ben Boretz, le caractère hybride de sa recherche s’inscrit de manière interne dans les caractéristiques de sa production musicale et textuelle. Nous publions dans cette édition, la traduction en français d’un texte datant de 1987, « -formant : masse et puissance » (réflexions en temps réel dans une session -formante sur un texte de Elias Canetti, Masse et Puissance). Ce texte se présente sous une forme graphique (couleur, taille et distribution dans l’espace de la page des caractères) mêlant les formes poétiques à des idées philosophiques. Il traite de la nécessité d’ériger des murs qui excluent, mais de les faire tomber, d’ouvrir des fenêtres, vers la présence inclusive des autres. Pour lui, il s’agit toujours de « négocier l’espace entre le Fermé et l’Ouvert à travers les murs ». On est en présence d’une réflexion sur les rapports entre le collectif et les individualités singulières qui en font partie.

Marie Jorio est une urbaniste engagée dans la transition écologiste. Elle « invite les auditeurs à la réflexion, au rêve et à l’action (…) face à l’ampleur des questions environnementales », dans la présentation de spectacles mêlant lectures de textes, chant et musique. Dans le cadre de son travail, elle a été au cœur des conflits sur le développement urbain entre la Défense et la municipalité de Nanterre. C’est dans ce cadre très frustrant qu’elle a développé un certain nombre de textes poétiques et politiques, dont quatre d’entre eux sont présentés dans cette édition par sa voix enregistrée.

Une interview du percussionniste et chef d’orchestre américain Steven Schick relate les belles aventures d’une performance de la pièce Inuksuit de John Luther Adams de part et d’autre du mur de la frontière entre Mexico (Tijuana) et les États-Unis (San Diego) avec la participation de 70 percussionnistes en janvier 2018. On peut voir un extrait de ce concert sur une vidéo du New Yorker (remerciements à Alex Ross, le critique musical du New Yorker pour nous avoir donné la permission). Dans les intentions de Steven Schick, ce projet, malgré son caractère évidemment politique, n’était pas une manifestation anti-Trump, mais était plutôt centré sur l’idée que les « connexions entre les humains et les sons passent facilement à travers les espaces et qu’aucun mur ne peut les en empêcher ».

 

4. Partie II : L’errance des idées

Cette partie met en scène des réflexions plus générales non ciblées sur des actions spécifiques relevant par exemple de la politique ou de l’interculturalité.

Le choix premier du terme d’errance s’est fait avec un arrière-plan poétique : trouver le terme évoquant au mieux, pour nous, un foisonnement de différences et d’expérimentations, de situations paradoxales et ambivalentes par rapport à la remise en cause des divers cloisonnements qu’on peut observer dans notre société, en particulier dans les domaines artistiques et culturels. Cela ne signifie nullement que les personnes concernées ne savent pas du tout où ils mettent les pieds et dans quelles directions elles veulent se diriger.

Ici aussi, on peut se référer à Édouard Glissant :

La pensée de l’errance n’est pas l’éperdue pensée de la dispersion mais celle de nos ralliements non prétendus d’avance (…). L’errance n’est pas l’exploration, coloniale ou non, ni l’abandon à des errements. Elle sait être immobile, et emporter. (…) Par la pensée de l’errance nous refusons les racines uniques et qui tuent autour d’elles : la pensée de l’errance est celle des enracinements solidaires et des racines en rhizome. Contre les maladies de l’identité racine unique, elle reste le conducteur infini de l’identité relation.

(Philosophie de la relation, Paris : Gallimard, 2009, p. 61)

La question de la communauté et de son rapport à l’étranger traverse les inquiétudes liées à l’hyper globalisation des échanges et en même temps l’abandon d’une approche « universaliste » au profit d’initiatives extrêmement localisées par des groupuscules, créant un kaléidoscope de pensées-actions. Christoph Irmer, musicien qui vit à Wuppertal en Allemagne nous a envoyé un texte centré sur Peter Kowald. Ce dernier, contrebassiste improvisateur aujourd’hui disparu, était tiraillé tout au long de sa vie entre, d’une part, être un musicien itinérant, un globe-trotter qui rencontre et joue avec un grand nombre de consorts sans pouvoir développer des rapports plus suivis avec eux, et d’autre part, vivre au sein de sa communauté (Wuppertal) pour y développer, avec les personnes étrangères qui y résident ou avec celles qui sont invitées de l’extérieur, des actions plus significatives. Pour Irmer les grands voyages n’échappent pas à la perception que l’idée de « l’étranger » est en nous, elle est la « face cachée de notre identité ». Il cite alors Julia Kristeva pour qualifier notre époque de communauté paradoxale : « Si je suis étranger, il n’y a pas d’étrangers ». Il parle d’une « relation paradoxale entre l’affiliation et la non-affiliation. (…) … dans ce monde globalisé, nous ne devenons pas frères ou sœurs, ni immédiatement opposants ou ennemis. »

Le rapport à l’étranger, à l’étrange, est aussi au cœur de la réflexion de Noémi Lefebvre, romancière et chercheuse en science politique. Les débats sur les rapports entre êtres humains incluent ici la présence des animaux pour mieux comprendre nos représentations et nos actions. Nous présentons une vidéo produite par le studio doitsu, « Chevaux Indiens », que Noémi Lefebvre a réalisée en collaboration avec Laurent Grappe, musicien lyonnais. À partir de l’idée du couple âne-cheval, une multiplicité de niveaux signifiants est présentée entre texte et collages de vidéos. L’intégralité de cette vidéo est présentée au sein du Grand collage.

Il ne suffit pas de mettre en présence les pratiques antagonistes pour créer les conditions d’une coexistence plus ou moins pacifique, d’un vivre ensemble véritable ou d’une collaboration significative. Dans l’absence de disposition particulière, les différents modes d’action et d’identité se superposent en s’ignorant superbement, même au sein des institutions les plus ouvertes à la diversité du monde. Très influencé par la recherche menée avec l’équipe du Cefedem AuRA depuis 1990, notamment en collaboration avec Eddy Schepens, chercheur en Sciences de l’Éducation, Jean-Charles François, musicien et ancien directeur de cette institution, mène une réflexion sur la nécessité dans le cadre des pratiques improvisées de la présence de protocoles ou de dispositifs particuliers pour s’assurer qu’au sein d’un collectif hétérogène une démocratie vivante puisse avoir lieu dans l’élaboration de matériaux mis en commun.

L’improvisation est une pratique sociale. Le rapport entre l’individualité et le collectif est un des problèmes très présent dans la réflexion sur l’improvisation. Vlatko Kučan est un musicien improvisateur, compositeur, enseignant, thérapeute musical, qui travaille à la Musik Hochschule de Hambourg. En faisant appel à la psychanalyse, il tente de définir les obstacles qu’il convient de surmonter chez ceux et celles qui débutent dans la pratique de l’improvisation. Il base son exposé sur des citations d’improvisateurs très connus dans le domaine du jazz, qui tous font état de la nécessité d’oublier, au moment de la prestation sur scène, les connaissances durement acquises et de se laisser aller à des mécanismes relevant de l’inconscient ou du dépassement de la conscience de planification. Pour lui, trois catégories de murs se présentent : a) la conscience de soi, les psychodynamiques individuelles ; b) la dynamique de groupe ; c) la production du matériau, les attitudes vis-à-vis des idiomes et du langage musical.

Henrik Frisk, dans son article, aborde, lui aussi, longuement la question du rapport de l’individu avec les autres membres d’un groupe hétérogène, autour de la question de l’ego et de la liberté :

En se concentrant sur son propre droit à l’individualité, on peut finir par utiliser sa propre liberté pour prétendre contrôler la situation au détriment de la liberté des autres.

György Kurtag est un musicien et chercheur en musique électronique et expérimentale, coordinateur art/sciences au SCRIME de Bordeaux. Lui aussi fait référence à la psychanalyse par le biais de Daniel Stern. Sa pensée, en se concentrant sur le moment présent, met en jeu les rapports inconscients/conscients des connaissances implicites/explicites. L’improvisation peut être vue comme « un moment d’interaction intense parmi ceux qui n’apparaissent pas sans une longue préparation préalable ».

Yves Favier, musicien improvisateur et directeur technique, met l’accent sur l’incertitude du moment présent, sur la prise de conscience de ses instabilités fondamentales, sur l’importance des savoirs situés dans des contextes décentralisés et l’horizon des possibles/probables qu’ils suscitent à travers les dialogues intersubjectifs. Pour lui la notion de lisière est fondamentale (voir ci-dessous) : « … la lisière science/art faisant écotone… »

 

5. Partie III et V : Aspects politiques

La grande partie « Aspects politiques » a été partagée en deux (troisième et cinquième partie du Grand collage).

Les pratiques artistiques ne peuvent pas échapper aujourd’hui aux défis politiques posés par la multiplication des conflits, des murs (à la fois matérialisés et inscrits dans les mentalités), directement liés aux questions qui se posent quant à l’avenir de la planète et à celles liées à la mondialisation économique et culturelle. L’idée d’autonomie de l’art par rapport à la vie quotidienne et à la vie en société n’est pas forcément remise en cause comme force critique différente du politique, mais elle est fortement mise en tension par la nécessité d’adapter les pratiques artistiques aux réalités de la situation des humains présents sur un territoire donné. Dans ce cadre, il est certain que les rencontres interculturelles et les idées exprimées dans les deux premières parties (et de la quatrième partie), ne sont pas moins « politiques » que celles regroupées sous la rubrique des parties III et V, même si les contextes décrits restent fortement colorés par la notion d’espaces artistiques et culturels préservés des conflits externes, en envisageant en même temps une vie quotidienne bien différente que celle définie par la politique «  politicienne ».

Deux pôles coexistent et très souvent s’entremêlent dans la façon d’envisager aujourd’hui les rapports entre l’artistique et le politique. Dans le premier cas, l’activité artistique garde un certain degré d’autonomie envers les vicissitudes de la vie quotidienne et de l’organisation de la vie sociale. L’espace de création dans le domaine des arts est pensé comme alternatif au monde terre-à-terre et doit donner l’occasion au public de découvrir un univers rempli de nouveaux possibles. Cette approche implique des espaces dédiés à ces exigences, dont le caractère de neutralité doit être affirmé, même si toutes les contingences peuvent bien démontrer le contraire. Le statut de l’acte créatif est ici considéré comme indépendant des traditions et de toutes expressions esthétiques, qui deviennent alors récupérables en tant que matériau détaché de ses fonctions sociales. Le concert public, la scène professionnelle, les institutions d’enseignement qui y correspondent, restent ici les structures privilégiées, ce vers quoi toutes les actions sont orientées. La politique dans ce cadre-là s’exprime soit par le biais d’actions entreprises séparément du champ artistique, ou bien doit se manifester dans les messages textuels ou autres attachés aux œuvres présentées ou à travers une liaison entre performance et manifestations politiques.

Dans le deuxième cas, on porte une attention importante au fait que toute interaction sociale est l’expression d’une posture politique implicite ou explicite. Cela s’applique aussi aux situations où l’activité artistique se manifeste et s’élabore. L’accent n’est plus dès lors mis sur la primauté de la qualité de l’œuvre ou de la performance en laissant anonymes les moyens pour y parvenir, mais sur la manière avec laquelle les différents acteurs vont interagir et collaborer à la construction des objets artistiques. Le public en tant que tel peut être considéré comme partie prenante de cette interaction et être invité à participer dans une certaine mesure à cette élaboration. L’espace de la scène, du concert, des institutions d’enseignement qui y préparent, ne sont plus les éléments exclusifs qui dictent tous les moyens à mettre en œuvre. Les divers domaines de la médiation (enseignement, animation culturelle, accompagnement des pratiques, organisation et administration, etc.) deviennent des éléments majeurs dans le caractère politique des actes artistiques. Souvent, chez les personnes impliquées, il subsiste une forte distinction entre les prestations artistiques sur scène et les rôles de médiation, mais la jonction intime entre l’acte artistique et l’acte de médiation sociale devient de plus en plus une posture politique importante qu’on peut aujourd’hui observer dans notre société.

Malgré l’existence de murs tendant à séparer le monde du premier pôle (par rapport aux capacités à se produire sur scène) de celui du deuxième (par rapport à une remise en compte de l’exclusivité du concert sur scène, ou plus pragmatiquement par une difficulté à accéder à la scène), beaucoup d’artistes aujourd’hui oscillent allègrement entre les deux situations, changeant la spécificité de leurs postures selon les exigences des différents contextes particuliers qui se présentent à eux et elles.

Guigou Chenevier, parallèlement à ses activités de musicien, est engagé politiquement, notamment en menant des actions en faveur de l’accueil des migrants. Concernant les nombreuses personnes réfugiées qui se retrouvent sans abris dans la région où il habite, on peut constater l’absence de toute action des pouvoirs publics au niveau national et local, et aussi de la part des autorités du diocèse catholique, pour prendre en compte leurs problèmes de survie. Un collectif à Avignon s’est créé pour mener des actions en vue de pallier cette situation avec tous les moyens du bord à disposition. Dans sa démarche, Guigou Chenevier évite de mêler l’aide qu’il apporte à ces familles avec sa pratique artistique, parce qu’il lui paraît important de ne pas leur imposer d’emblée des postures culturelles qui leur sont étrangères. Par ailleurs, la logistique technique liée à la qualité des prestations auxquelles il participe lui semble aussi peu compatible avec le caractère plus spontané des manifestations politiques qui ont lieu la plupart du temps à l’extérieur. Cela ne l’empêche pas, comme on a pu le lire ci-dessus, de développer par ailleurs des projets artistiques dans lesquels les interactions sociales avec des groupes humains qui lui sont étranges-étrangers tiennent une place prépondérante.

Céline Pierre est une réalisatrice artistique dans les domaines de l’électroacoustique, le multimedia et la performance. Elle aussi s’est préoccupée de la situation très précaire des migrants se trouvant près de Calais avec l’espérance de pouvoir passer en Grande Bretagne. La pièce TRAGEN.HZ, dont on peut voir des extraits dans le Grand Collage, est constituée de « voix et vidéos enregistrées sur un campement de réfugiés à la frontière franco-anglaise et séquence de cris, altérations et itérations instrumentales et vocales enregistrées en studio ».

Pour Giacomo Spica Capobianco (déjà mentionné ci-dessus), la situation des populations habitant les quartiers défavorisés est en train de se dégrader très fortement par rapport aux trois décennies passées. L’accès aux institutions culturelles est très fortement remis en cause par plusieurs phénomènes :

  1. Lorsque les institutions sont à cheval entre deux secteurs, l’un riche et l’autre pauvre, la tendance est de refuser l’entrée à celles et ceux qui appartiennent au secteur pauvre, de refuser d’accueillir des projets qui s’adressent à ces populations.
  2. La création – grâce à des financements en faveur des quartiers défavorisés – d’institutions bien dotées d’équipement attirent les foules qui vivent à l’extérieur et par là excluent les populations locales qui ne se sentent pas concernées.
  3. Malgré l’ouverture de l’enseignement supérieur artistique à une diversité des pratiques, incluant les musiques populaires et urbaines, ceux et celles qui en sortent avec un diplôme ne se sentent pas concernés par les pratiques à développer là où il n’y a rien d’autre qu’une « zone de non-droit ».
  4. Le secteur de l’animation culturelle se trouve souvent en contradiction avec les actions menées par des artistes dans ces quartiers, car il y a une tendance à orienter les pratiques dans des directions qui ne favorisent pas l’expression personnelle des jeunes et tendent à les renforcer dans leur ghetto culturel.

Giacomo Spica est plus optimiste aujourd’hui vis-à-vis de la volonté de la représentation politique élue de s’adresser sérieusement aux problèmes sociaux et culturels liés à la pauvreté. C’est grâce à cette évolution dans les attitudes des politiques, qu’il arrive à mener des actions avec succès. Il préfère le terme de « fossé » à celui de « mur » : avec le fossé on est capable de voir ce qu’il y a de l’autre côté, alors que le mur est un obstacle au regard sur les possibles. Le fossé donne la possibilité d’observer une distance qu’on peut mesurer de manière réaliste et donc de mieux l’appréhender en vue de la réduire. Face à un mur, on est plutôt devant une surface infranchissable, le potentiel d’un ghetto.

Sharon Eskenazi (déjà mentionnée ci-dessus), dans ses projets autour de la création chorégraphique dans des logiques de rencontre entre les communautés, offre une vue plus optimiste sur le rôle que jouent les institutions culturelles locales. Une part importante de son action concerne à la fois la participation des jeunes à des créations au sein par exemple du Centre Chorégraphique National à Rillieux-la-Pape ou à la Maison de la Danse à Lyon, et l’attention centrale qu’elle porte à la rencontre dans la pratique de la danse. Toute une vie sociale se développe autour de ses projets (repas en commun, débats, accueil dans les familles, voyages en commun, etc.).

Gilles Laval (aussi mentionné ci-dessus) note un phénomène inverse d’incommunicabilité dans les institutions artistiques les plus prestigieuses : dans les temples de la musique classique, le langage utilisé dans les formes artistiques qui y sont non reconnues comme digne de considération n’a que peu de chance d’y être compris. Les langages liés aux pratiques qui s’inscrivent dans des réseaux autonomes deviennent des langues complètement étrangères les unes aux autres. Les mondes impénétrables de part et d’autre, sont appelés à s’ignorer de plus en plus.

Gérard Authelain, lorsqu’il était directeur du Centre de Formation des Musiciens Intervenants de Lyon, avait développé toute une série d’échanges avec les pays du Maghreb en vue d’organiser de part et d’autre de la Méditerranée des pratiques musicales s’adressant à tous et appropriées aux contextes des écoles de l’enseignement général. Depuis quelques années, il est allé régulièrement en Palestine pour aider au développement des pratiques musicales à l’école dans ce contexte politique particulier. Après chaque voyage, il a écrit une Gazette Palestinienne pour rendre compte de son action et de la situation dans laquelle vivent les personnes avec qui il a travaillé ou qu’il a rencontrées. Nous publions l’une de ces Gazettes, « À propos d’une question sur l’effondrement » (août 2018). Elle porte notamment sur le bombardement du centre culturel de Gaza et du désarroi que cet évènement suscite dans la population attachée à la présence des arts, du théâtre, de la culture, de la lecture dans leur vie quotidienne. Face à ce type de catastrophe absolue, Gérard Authelain se demande quel sens donner à son engagement : « Chaque fois, avant de partir et en arrivant de l’autre côté du mur en territoire occupé, l’interrogation est la même : quel sens cela a-t-il que je vienne, moi qui n’ai pas à subir ces injustices, ces mépris, ces conditions humiliantes et dégradantes ? » Pour lui la réponse à cette préoccupation consiste à constamment ré-envisager sa pratique de musicien intervenant, quel que soit l’endroit de l’exercice de cette profession, dans l’inconfort de l’inconnu que constituent les représentations et les attitudes des élèves à qui il faut faire face, non pour leur imposer des savoirs manufacturés, mais les aider à inventer leur propre personnalité.

Le pianiste américain Cecil Lytle a été le Provost du collège Thurgood Marshall à l’Université de Californie San Diego. Dans cette fonction très influente, pour répondre à la disparition en Californie des programmes de discrimination positive envers les minorités, il a créé sur le campus un lycée s’adressant exclusivement à des enfants issus de familles vivant en dessous du seuil de pauvreté, avec comme but – avec l’aide des ressources de l’université – de les faire réussir leur entrée dans les universités de prestige. Il a ensuite réussi à réunir les parents d’élèves d’un lycée à San Diego, dans un quartier défavorisé, pour élaborer le projet de le transformer en s’inspirant du lycée existant sur le campus. Cette action associant étroitement les habitants du quartier a abouti malgré les fortes réticences des autorités locales et ce lycée sert maintenant de modèle pour la transformation d’autres écoles aux États-Unis. Un des problèmes auquel il doit faire face, étant donné les succès rencontrés, est celui qu’il a lui-même vécu dans son adolescence : l’acquisition de la culture de l’élite (pour Cecil, il s’agissait du piano classique) entre en conflit direct avec la culture populaire du milieu d’origine.

 

6. Partie IV : Périple improvisé

La quatrième partie est centrée sur l’improvisation. Les contributions, qui en font partie, de Christoph Irmer, Vlatko Kučan, et György Kurtag ont déjà été mentionnées ci-dessus.

Le pianiste, improvisateur et artiste plasticien Reinhard Gagel a été à l’origine avec Matthias Schwabe de la création de l’Exploratorium Berlin. Ce centre en existence depuis 2004 se consacre à l’improvisation et à sa pédagogie, à l’organisation de concerts, de colloques, de publications et d’ateliers. Il a organisé de nombreuses rencontres entre les domaines de l’improvisation et de la recherche artistique portant sur des réflexions sur cette pratique musicale et sur les méthodes d’enseignement à proposer pour y parvenir. Par exemple, il a organisé en 2019 un symposium sur le trans-culturalisme dans le domaine de l’improvisation, les différentes manières d’envisager la rencontre entre musiciennes et musiciens issus de cultures très différentes, tel que c’est le cas dans une ville comme Berlin. Dans l’entretien avec Jean-Charles François, toutes les questions concernant cette idée de trans-culturalisme sont débattues. Par ailleurs, Reinhard Gagel se pose beaucoup de questions sur son enseignement à l’Université de Musique et d’Arts de Vienne s’adressant à des personnes issues de la musique classique : est-ce que l’improvisation est l’occasion de mettre en application des savoirs déjà acquis, transposés maintenant dans un contexte libéré des contraintes des partitions écrites ? Ou bien faut-il considérer l’improvisation comme une pratique ayant ses propres moyens pour envisager la création de nouveaux sons et de leur articulation dans le temps ? Dans le premier cas, on serait en présence d’une sorte de thérapie qui viendrait soigner les excès du formalisme excessif de l’enseignement classique et qui pourrait ouvrir la voie au plaisir d’une certaine liberté ou à une meilleure compréhension des enjeux créatifs de l’interprétation des répertoires. Dans le second cas l’improvisation serait considérée comme une pratique ayant des supports et des médiations très différentes de l’univers des partitions, surtout dans la manière d’envisager individuellement ou collectivement la production des sonorités.

Christopher Williams est un musicien américain vivant lui aussi à Berlin. Dans un entretien avec Jean-Charles François, il soulève le problème de la participation du public, de l’accès de tous et de toutes aux décisions des situations improvisées. Prenant modèle sur l’action de l’architecte américain Lawrence Halprin, auteur des RSVP Cycles (R pour Resources, S pour Scores/partitions musicales, V pour Valuaction, P pour Performance) et des contradictions qui sont inhérentes à ses projets d’architecture développés avec la participation directe des populations locales. En effet, à la fin de ces projets, les promoteurs immobiliers (et aussi peut-être les promotrices ?) n’ont pas manqué de récupérer et de modifier ces projets à des fins de profits commerciaux. Williams reste assez sceptique sur les réalités de telles démarches participatives dans le domaine des pratiques artistiques. Pour lui l’improvisation n’est pas éloignée des logiques de la composition, où une personnalité impose ses manières d’envisager les choses. Par exemple, l’improvisation peut parfaitement s’accommoder d’une dialectique entre un compositeur et un groupe d’instrumentistes. Par ailleurs dans cet entretien, il parle de la manière avec laquelle il envisage les séries de concerts qu’il organise à Berlin autour de la rencontre de groupes très différents et en y invitant aussi des publics diversifiés. Par rapport à ce travail de curator, il est très critique du fait que l’organisation de concerts est trop souvent dominée par des personnes non impliquées dans les pratiques musicales qui constituent la raison d’être des lieux qu’elles contrôlent. Il souligne l’importance d’initiatives locales développées avec les moyens du bord par des collectifs qui sont proches des productions matérielles de ceux et celles qui sont invitées à y participer. Les murs d’incompréhension qui souvent séparent le secteur de l’organisation de concerts et celui des pratiques musicales effectives sont ainsi remis en cause.

 

7. Les lisières

En avril 2019, György Kurtag est venu à Lyon (en visite de Bordeaux) pour préparer avec Yves Favier les rencontres du CEPI, le Centre Européen Pour l’Improvisation, créé à l’initiative de Barre Phillips. Cette année-là, les rencontres du CEPI ont eu lieu en septembre à Valcivières en Haute-Loire, deux membres de PaaLabRes y ont activement participés, Jean-Charles François et Gilles Laval. Le 26 avril 2019 a eu lieu à Lyon une rencontre entre György Kurtag, Yves Favier (alors directeur technique de l’ENSATT), et les membres du collectif PaaLabRes, Jean-Charles François, Gilles Laval et Nicolas Sidoroff. Le format de cette rencontre a été d’alterner des moments d’improvisation musicale avec des discussions au départ du parcours des différents participants.

Pendant cette rencontre, Nicolas Sidoroff a proposé de travailler sur le terme de « lisière » pour réfléchir à la manière de faire tomber les murs. Il a été décidé ensuite de développer une sorte de « cadavre exquis » autour du concept de « lisières », chacun des participants écrivant des textes plus ou moins fragmentés en réaction aux écrits qui s’accumulaient petit à petit. En outre les cinq personnes avaient aussi le droit de proposer des citations de textes en liaison avec cette idée de lisières. C’est ce processus qui a donné lieu, dans le Grand collage (la rivière) de cette édition « Faire tomber les murs », à 10 collages (L.1 – L.10) de tous ces textes accompagnés de musiques, de voix enregistrées et d’images, avec en particulier des extraits de l’enregistrement des improvisations réalisées lors de cette rencontre d’avril 2019.

La référence à la définition du mot « lisière » est empruntée à Emmanuel Hocquard et son travail sur la traduction. Par exemple, voici ce qu’il écrit dans son livre Le cours de Pise développé en lien avec ses ateliers d’écriture à l’École des Beaux-Arts de Bordeaux :

La lisière est une bande, une liste, une marge (pas une ligne) entre deux milieux de nature différente, qui participe de deux sans se confondre pour autant avec eux.

(Paris : P.O.L., 2018, p. 61)

La notion de lisière est plus intéressante que celles de mur et de frontière qui séparent abruptement des entités différentes. Elle permet d’envisager à la fois la spécificité des mondes entre lesquels elle se place et de les combiner dans son espace de transition. La lisière a sa vie propre, qui procède de l’écologie de deux mondes en interaction.

L’idée de lisière prolonge les concepts de créolisation chez Édouard Glissant, de métissage chez François Laplantine et Alexis Nouss, d’écotone dans le domaine de la biodiversité improvisée chez Yves Favier, de « écosophie » chez Felix Guattari, de bricolage selon Claude Lévi-Strauss, de kairos, ce « moment intense d’interaction » selon Daniel Stern, de la peau chez Jean-Luc Nancy, etc.

Le refus d’appartenir à une seule et unique identité, afin de pouvoir assumer tour à tour des rôles différents dans plusieurs contextes, tout en restant attaché à la somme des allégeances qui constitue sa propre personnalité, est un élément important dans le choix de la notion de lisière pour faire face à des conflits identitaires. (Voir les textes d’Aleks A. Dupraz et de Nicolas Sidoroff dans le collage et la maison « Lisières ».)

Pour Jean-Charles François, la pensée des lisières paraît appropriée à notre monde éclaté en groupuscule, mais peut faire aussi l’objet d’une dérive qu’on qualifierait de « tourisme intellectuel ». En mettant l’accent sur les lisières qui enserrent ou séparent les pratiques, l’approfondissement de ces dernières risque de passer au deuxième plan au profit de l’illusion d’un espace de médiations infinies sans contenu. La biodiversité des lisières dépend directement de la présence de germes dans les champs qu’elles bordent.

Selon Michel Lebreton, « les lisières sont les endroits des possibles ». Pour Yves Favier, « l’improvisateur serait un passeur ». Emmanuel Hocquard : « Les lisières sont les seuls espaces qui échappent aux règles fixées par les grammairiens d’État ». Pour Gilles Laval, on est en présence de « l’instantané non figé à l’instant ». Pour Nicolas Sidoroff, « je dirais aussi : créer du possible. »

 

8. Conclusion

En lançant le projet d’édition autour de l’idée de « Faire tomber les murs », nous n’avions pas anticipé un tel foisonnement d’idées, de débats et de pratiques correspondantes. Cela montre sans doute que ce sont des questions absolument cruciales dans les manières d’envisager aujourd’hui les pratiques et recherches artistiques, mais cela veut peut-être aussi dire que c’est un concept « passe-partout » qui risque de manquer d’une substance clairement établie.

En ouverture de cet éditorial, nous avons mentionné la question de l’écologie des pratiques. Cette édition fait apparaître la nécessité de lui adjoindre une écologie des attentions au sens que lui donne Yves Citton (Pour une écologie de l’attention, Paris : Le Seuil, 2014). Ce qui pose question, c’est la nécessité de porter une attention fine aux personnes certes, mais aussi aux objets, aux outils, aux dispositifs, aux choses, aux explicitations, aux imaginaires, aux mots et aux concepts, etc. Ainsi, il est sans doute possible de pratiquer des ouvertures en jouant contre les murs, avec à la fois le contre de l’expression « serrer contre » (le mur qui abrite et qui fait refuge) et de celui de « lutter contre » (le mur qui exclut et met dehors). Est-il possible d’habiter collectivement des lisières, sans s’empêtrer dans des lisiers ?

En tout cas, il ne faut pas regretter le processus que cet appel a suscité. C’est bien là la raison du temps très long qui a été nécessaire à la complétion de cette édition. Mais entre le moment de l’appel à contribution et celui de la publication effective, l’emmurement du monde a continué de manière inquiétante entre les angoisses du réchauffement planétaire et des catastrophes naturelles qui en découlent, le confinement des sociétés face à un virus imprévisible, et l’affirmation de plus en plus généralisée d’aberrantes contre-vérités en vue de disqualifier ceux qui nous entourent.

Il faut souhaiter que cette édition puisse donner des pistes de travail et de réflexion fécondes dans le domaine des pratiques artistiques – et bien au-delà ! – à toute personne prête à continuer à résister à la sinistrose ambiante et à œuvrer pour laisser ouverts les mécanismes démocratiques du faire-ensemble.

Le collectif PaalabRes : Samuel Chagnard, Jean-Charles François, Laurent Grappe, Karine Hahn, Gilles Laval, Noémi Lefebvre, Pascal Pariaud, Nicolas Sidoroff, Gérald Venturi.

Réalisation de l’édition « Faire tomber les murs » : Jean-Charles François et Nicolas Sidoroff, avec l’aide de Samuel Chagnard, Yves Favier, Gilles Laval et Pascal Pariaud.

Traductions : Jean-Charles François. Merci à Nancy François et Alison Woolley pour leurs relectures des traductions en anglais. Remerciements à Gérard Authelain, André Dubost, Cécile Guillier et Monica Jordan pour leurs relectures des textes traduits de l’anglais en français.

Remerciements à Ben Boretz, Vlatko Kučan, György Kurtag, Michel Lebreton et Leonie Sens, pour leurs retours constructifs et leurs encouragements.