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Reinhard Gagel – Français

Access to the original English text: Encounter with Reinhard Gagel

 


 

Rencontre entre Reinhard Gagel et
Jean-Charles François

Berlin, June 29, 2018

 

Reinhard Gagel Reinhard Gagel est un pianiste, improvisateur, chercheur et pédagogue qui est associé à l’Exploratorium Berlin, un centre en existence depuis 2004 consacré à l’improvisation et à sa pédagogie, qui organise des concerts, des colloques et des ateliers (il a pris sa retraite en mars 2020). Il travaille à Berlin, Cologne et Vienne. Cet entretien a eu lieu en juin 2018 à l’Exploratorium Berlin (www.exploratorium-berlin.de). Cet entretien a été enregistré, transcrit, traduit de l’anglais et édité par Jean-Charles François.

 


Sommaire :

1. Rencontres transcutlturelles
2. La Pratique de l’improvisation entre les arts
3. Pedagogie de l’improvisation, idiomes, timbre
 


1. Rencontres transculturelles

Jean-Charles F.:

Je pense qu’aujourd’hui beaucoup gens évoluent dans différents milieux ayant des identités professionnelles, artistiques, sentimentales, philosophiques, politiques (etc.) incompatibles les unes aux autres. Le langage qu’il convient d’utiliser dans un contexte particulier, ne convient pas du tout à un autre contexte. Beaucoup d’artistes occupent sans trop de problèmes des fonctions dans deux domaines antagonistes ou plus. Beaucoup enseignent et donnent parallèlement des concerts. Les antagonismes concernent les milieux de l’enseignement artistique par rapport à ceux de la production artistique sur scène, ou les milieux de l’interprétation de partitions écrites par rapport à ceux de l’improvisation, ou encore les conservatoires de musique vis-à-vis des départements de musicologie dans les universités. Les discours des uns et des autres sont souvent ironiques et peu susceptibles de dégénérer en conflits majeurs. Néanmoins ils correspondent à des convictions profondes, comme la croyance que la pratique est bien supérieure à la théorie ou vice versa : beaucoup de musiciens pensent que toute pensée réflexive est une perte de temps prise sur celui qu’il convient de consacrer à la pratique de l’instrument.

Reinhard G.:

Il y a aussi en Allemagne un courant de pensée qui considère dépassé de travailler à la fois dans la pédagogie et dans l’improvisation. À l’Exploratorium (à Berlin), pendant des années et des années tous les musiciens de Berlin ont dit que l’Exploratorium était uniquement un institut de pédagogie. C’est en train de changer véritablement : par exemple nos concerts incluent des musiciens qui sont aussi des chercheurs. Il y avait un problème entre le monde universitaire et celui des musiciens praticiens, et je pense que ces frontières sont en train d’être un peu effacées, en vue de pouvoir développer des échanges. Le type de symposium que j’organise – tu as participé au premier – constitue un premier pas dans cette direction. Les musiciens qui y sont invités sont aussi des chercheurs, des pédagogues, des enseignants. Mais nos débats portent surtout en Allemagne sur l’interaction constante entre théorie et pratique musicale. Il s’agit là de ma modeste contribution à tenter de dépasser le problème qui existe dans beaucoup de colloques auxquels nous participons : des paroles sans fin et des successions de présentations et peu de chose en rapport véritable avec la pratique musicale. Votre action avec PaaLabRes semble aller dans la même direction : de rassembler les différents aspects du monde artistique.

Jean-Charles F.:

De combler les écarts. C’est-à-dire d’avoir dans les Editions de notre espace numérique un mélange de textes de type universitaire et de textes qui n’en sont pas et de les accompagner de productions artistiques, de formes artistiques qui grâce au numérique mélangent les genres.

Reinhard G.:

Dans vos éditions vous utilisez le français et l’anglais ?

Jean-Charles F.:

Oui et non. On tient beaucoup à s’adresser au public français qui a encore souvent du mal à lire l’anglais. Traduire des textes importants écrits en anglais et encore peu connus en France me paraît très important, cela a été le cas des textes de George Lewis, David Gutkin et Christopher Williams. Malheureusement nous n’avons pas la possibilité de traduire les textes écrits en allemand. Nous sommes en train de développer une version bilingue anglais-français de la première édition. La troisième édition est bi-lingue.

Reinhard G.:

J’ai le sentiment que votre publication est intéressante, même si je n’ai pas eu beaucoup de temps pour la lire en détail. Je trouve le thème de la prochaine édition « Faire tomber les murs » vraiment très important. Le prochain symposium que j’organise à l’Exploratorium en janvier (2019) est basé sur le « L’improvisation avec l’étrange (et avec les étrangers), Transitions entre les cultures à travers l’improvisation (libre) ? ». J’ai invité un musicien compositeur et chercheur, Sandeep Bhagwati, qui travaille dans une université au Canada, et vit à Berlin. Il appartient à au moins deux cultures et il a créé un ensemble à Berlin qui essaie de mélanger des éléments provenant de beaucoup de cultures différentes pour produire une nouvelle forme de mixité. Ce n’est pas comme ce qu’on appelle la « world music » ou la musique interculturelle ou quelque chose de ce genre – je pense qu’ils essaient de trouver un nouveau son. Cela doit se construire à partir de toutes les sources des musiciens qui composent l’ensemble et qui sont tous originaires de cultures différentes. Et je l’ai invité à donner un concert et de prononcer le discours d’ouverture du symposium. Le dernier symposium a porté sur l’esprit multiple [multi-mindedness]. Cette idée je pense a été inventée par Evan Parker, et cela se réfère au problème de comment un grand groupe de musiciens s’organise de manière autonome pour jouer ensemble. Certains musiciens utilisent des méthodes d’autogestion, d’autres utilisent diverses formes de direction d’ensemble. Comme par exemple mon propre Offhandopera qui réunit beaucoup de gens pour créer un opéra sur le moment, avec l’utilisation modérée de la direction d’ensemble. Le symposium a donné lieu à de bons échanges d’information et le nouveau numéro de Improfil[1] (2019) sera consacré à ces questions.

Jean-Charles F.:

Une première réaction à ce que tu viens de dire pourrait être de se demander comment cette idée de transculturalisme est différente de la démarche de Debussy prenant pour modèle le gamelan indonésien pour l’intégrer dans certaines de ses pièces. Il y a par exemple beaucoup de compositeurs qui utilisent d’autres cultures du monde entier comme inspiration pour leurs propres créations. Parfois ils mélangent dans leurs pièces des musiciens traditionnels avec des musiciens de formation européenne classique. La question qu’on peut se poser devant ces tentatives sympathiques est celle du match retour : mettre les musiciens de la musique classique européenne à leur tour dans des situations d’inconfort en se confrontant aux pratiques et conceptions d’autres musiques traditionnelles. Il ne s’agit pas seulement de traiter d’une certaine façon le matériau musical de cultures particulières, mais de confronter les réalités de leurs pratiques respectives. À Lyon dans le cadre du Cefedem AuRA[2] que j’ai créé et dirigé pendant dix-sept ans, et où à partir de l’année 2000 nous avons développé un programme d’études regroupant des musiciens issus des musiques traditionnelles, des musiques actuelles amplifiées, du jazz et de la musique classique. L’idée principale a été de considérer chaque entité culturelle comme devant être reconnue dans l’intégralité de ses « murs » – nous avons souvent utilisé le terme de « maison » – et que leurs méthodes d’évaluation devaient correspondre à leurs modes de fonctionnement. Mais en même temps, les murs des genres musicaux devaient être reconnus par tous comme correspondant à des valeurs en tant que telles, à des nécessités indispensables à leur existence.

Reinhard G.:

Pour leur identité.

Jean-Charles F.:

Oui. Mais nous avons aussi organisé le cursus pour que tous les étudiants des quatre domaines soient aussi obligés de travailler ensemble sur des projets concrets. Il s’agissait d’éviter que comme dans beaucoup d’institution, les genres soient reconnus comme dignes d’être présents, mais séparés dans des disciplines qui ne communiquent que très rarement, et font encore moins d’activités ensemble. On a pas mal d’exemple où un professeur dit à ses élèves qu’il ne faut surtout pas aller voir ceux qui font d’autres types de musique.

Reinhard G.:

C’est typique de ce qui se passe dans l’enseignement secondaire.

Jean-Charles F.:

En fait, cela se passe aussi beaucoup dans le cadre de l’enseignement supérieur. La question se pose aussi de manière très problématique vis-à-vis de l’absence des minorités des quartiers populaires en France dans les conservatoires : les actions menées pour améliorer le recrutement peuvent être souvent considérées comme de nature néo-colonialiste, ou bien au contraire sont basées sur la préconception que seules les pratiques déjà existantes dans ces quartiers définissent de manière définitive les personnes qui y habitent. Comment faire tomber les murs ?

Reinhard G.:

Cela correspond assez bien à mes conceptions :

    1. Ma première idée a été de dire que la musique improvisée est une musique typiquement européenne – l’improvisation libre – il y a par exemple des différences de pratiques entre l’Angleterre et l’Allemagne. Les musiciens britanniques ont une autre manière de jouer. Mais pourtant il y a beaucoup de choses en communs entre les deux pays. Je me pose la question de savoir s’il s’agit d’un langage commun, je n’ai pas de théorie toute faite à ce sujet. Il y a d’une part les caractéristiques liées à un pays ou à un groupe de musiciens, mais d’autre part il y a beaucoup de possibilités de se rencontrer dans des formats ouverts comme par exemple lors du CEPI[3]  l’année dernière. Si je joue avec une personne en partageant le même espace je n’ai pas l’impression qu’il s’agit d’un musicien italien ou d’une musicienne italienne. Pourtant c’est bien une italienne ou un italien et il y a une tradition de l’improvisation spécifique à l’Italie.
    2. Mais l’idée qui m’est venu ensuite à l’esprit est celle de Peter Kowald – tu le connais ? – le contrebassiste de Wuppertal qui avait l’idée du village global. Son idée était d’essayer de voir s’il y avait un langage commun à la musique improvisée entre les cultures. Il a utilisé le terme de « Village global » pour l’improvisation et il a organisé des rencontres entre des musiciens de différentes origines. (Voir l’article de Christopher Irmer dans la présente édition : Christoph Irmer, Nous sommes tous étrangers à nous-mêmes).
    3. Et la troisième idée qui me motive concerne des choses que je trouve très importantes dans la situation politique actuelle : la rencontre entre différentes cultures dans le cadre de la recherche scientifique. Dans le livre de Franziska Schroeder Soundweaving : Writings on Improvisation[4]  il y a un article écrit par un musicien suédois, Henrik Frisk, sur un projet de recherche concernant un groupe musical qui a essayé de développer un ensemble avec deux musiciennes vietnamiennes et deux musiciens suédois. Il décrit dans son texte les difficultés qu’ils ont eues à surmonter : par exemple on ne peut se contenter de juste dire « OK, jouons ensemble » mais il faut aussi essayer de comprendre la culture de l’autre, c’est-à-dire l’étrangeté qui malgré tout existe. Ainsi ils constituent un bon exemple. Les musiciens suédois sont allés au Vietnam et les musiciennes vietnamiennes en Suède. Et ils ont essayé de se situer au milieu entre les deux cultures : ce qu’est la tradition de la musique vietnamienne, ce qui était permis ou non, et ainsi de suite… Ils se sont rencontrés, ils ont travaillé et joué ensemble. Et cela a constitué la base de mon idée d’organiser le prochain symposium de janvier avec des musiciens et des chercheurs, et j’ai trouvé Sandeep qui est je pense très conscient de ces questions : pour lui c’est un aspect important de son projet. Il m’a dit qu’il ne parle pas de transculturalisme, mais de trans-traditionalisme. Parce que, dit-il – c’est la même chose que ce que raconte Frisk – une culture a toujours une tradition et vous devez connaître cette tradition, votre culture ne peut pas être tout ce qui compte, mais la tradition est ce qui est le plus important. Et je suis très curieux de savoir ce qu’il va dire et de ce que le débat qui va suivre va nous apprendre.
Jean-Charles F.:

Et à l’Exploratorium, comment est abordée la question du public et des difficultés à y faire venir des groupes sociaux spécifiques ?

Reinhard G.:

Nous avons développé depuis un an un projet qui s’intitule « groupe musical interculturel » [Intercultural music pool]. Et il y a en Allemagne et en Europe des questions qui se posent aujourd’hui : celle des réfugiés, celle des frontières, celle de n’en faire entrer que quelques-uns et pas trop ; et en plus celle du terrorisme et de l’envahissement et de tout cela. Dans cette situation, en Allemagne, on va dans les deux directions : d’une part les décisions politiques officielles et d’autre part les initiatives locales qui tentent d’intégrer les émigrés. C’est ainsi que nous avons décidé de développer un projet d’intégration pour que des personnes provenant d’autres pays puissent jouer avec des musiciens installés depuis longtemps en Allemagne. Et il y a des exemples de chœurs qui existent à Berlin où les gens chantent ensemble. Matthias Schwabe[5] et moi avons accompagné ce projet du point de vue théorique, avec les papiers et autres démarches nécessaires. Ce projet est en place depuis un an mais aucun réfugié n’y participe. Dans cet ensemble, il y a deux musiciens qui viennent d’Espagne, mais ce n’est pas du tout ce qu’on espérait. Certains musiciens sont venus et ont dit que c’était possible de le faire avec l’improvisation ; l’improvisation constitue un lien pour rassembler les gens. Je ne sais pas comment nous allons continuer, mais c’est un fait : nous avons essayé de rendre ce projet public, mais ils ne sont pas venus. En conséquence je pense qu’il nous faut nous poser des questions étant donné cet échec concernant l’inter-culturalisme et le trans-culturalisme. Et pour moi la question est de savoir si l’improvisation est réellement le lien, le pont qui convient ? Par exemple, il est peut-être plus important pour moi d’apprendre un chant syrien que d’improviser avec une personne provenant de ce pays. Je vais demander au musicien qui conduit ce « groupe musical interculturel » de faire le bilan de ces expériences. Nous n’avons pas encore réalisé l’évaluation de cette action, mais il paraît important de le faire avant le symposium. Voici les questions qui se posent à nous : l’improvisation est-elle véritablement une activité qui implique un langage commun ? Non, je pense que ce n’est peut-être pas le cas.

 

2. Les pratiques d’improvisation entre les arts

Jean-Charles F.:

En bien, très souvent je me pose aussi cette question : pourquoi, si l’improvisation est libre, pourquoi le résultat sonore s’inscrit la plupart du temps dans ce qu’on caractérise comme la musique contemporaine du point de vue classique et européen ? Et une façon de penser cet état des choses de manière théorique consiste à dire que l’improvisation, historiquement, est apparue, au moment où le structuralisme dominait la musique des années 1950-60, comme une alternative. L’alternative a consisté à inverser simplement les termes : comme la musique structuraliste se présentait alors comme écrite sur une partition, et en plus l’était dans tous les moindres détails, alors on devait en inverser les termes et jouer en se passant complètement de toute notation. Et comme la musique structuraliste avait développé l’idée que chaque pièce de musique idéalement devait avoir son propre langage, alors il fallait absolument développer la notion de musique non-idiomatique, ce qui évidemment n’existe pas. Et comme toutes les partitions structuralistes étaient écrites pour des sonorités instrumentales bien définies dans des traités, alors toutes ces sonorités devraient idéalement être éliminées au profit d’une production instrumentale n’appartenant qu’à celui qui la créait. Vous pouvez continuer à inverser toutes les choses importantes de la culture structuraliste de l’époque. Mais à inverser tous les termes on risque de ne dépendre que de la culture de référence, et de ne rien changer fondamentalement. D’autre part, et c’est un paradoxe, ce que l’improvisation libre n’a pas manqué de conserver est particulièrement intéressant : ses productions artistiques sont restées « sur scène » devant un public. Hors de la scène la musique n’existe pas. Voilà un héritage de l’occident romantique dont il est difficile de se défaire. En conséquence on peut dire que l’improvisation libre a développé des stratégies pour prolonger la tradition de la culture savante européenne tout en prétendant qu’elle faisait exactement le contraire !

Reinhard G.:

Je pense qu’il est important de souligner qu’il ne s’agit pas seulement de considérer l’improvisation en tant que telle, mais aussi toutes les choses qui accompagnent l’improvisation. Je suis d’accord avec toi au sujet du romantisme, l’improvisation sur scène et l’idée de l’inspiration sur le moment, l’idée du génie, d’être en attente de moments géniaux. Pour moi, tout le monde de la musique improvisée parle de la qualité, bonne ou mauvaise, des improvisations et de l’inspiration du moment, l’esprit du moment en jazz, ce sont des choses importantes qui ne concernent pas seulement la pratique de l’improvisation. J’ai découvert par toi les ouvrages de Michel de Certeau et je lis beaucoup de choses sur le collectivisme et ses applications dans les prestations collectives et la théorie de la performance : cette théorie essaie de mener une réflexion sur la manière de montrer quelque chose, et il ne s’agit pas seulement de la musique sur la scène. Mais il est possible d’envisager des choses en dehors de la seule musique liée à la scène : on peut aller jouer hors de la salle de concert, et mélanger le public avec les musiciens et trouver de nouvelles formes de pratique de la danse et de la musique. J’aime assez bien cette idée de dire que l’improvisation n’est pas seulement liée aux choses géniales, mais est en réalité une chose commune ; c’est une façon de faire de la musique ; c’est élémentaire, on doit faire de la musique de cette façon. Je rencontre ainsi une personne et je produis des sons avec elle, et si une personne dit « OK, j’ai une chanson », alors chantons la ensemble, et si je ne connais pas cette chanson, on ne va jouer qu’une strophe, qu’une phrase ou quelque chose comme cela. Je pense aussi que le concept de qualité est aussi une idée occidentale, la perfection dans le jeu…

Jean-Charles F.:

L’excellence!

Reinhard G.:

Cessons de dire qu’il est nécessaire d’organiser des concerts, mais disons plutôt qu’il est nécessaire d’investir des lieux où il est possible de jouer, voilà ce qui m’intéresse. L’Exploratorium va un peu dans cette direction : on organise des scènes ouvertes où les gens peuvent jouer ensemble, et ainsi les gens sont invités à produire de la musique par eux-mêmes. Il ne s’agit pas de faire quelque chose que quelqu’un leur dicte de faire, mais c’est « faisons-le ensemble ». Je pense donc qu’il est nécessaire de penser l’improvisation non seulement en termes de ce qui constitue son noyau central, au cœur de la musique, peut être aussi non seulement en termes du noyau constitué par les interactions entre musiciens, mais aussi de penser l’improvisation au cœur des concerts et des situations Voilà qui me paraît intéressant. Par exemple, le jeu de « pétanque » organisé par Barre Phillips[6] : c’était un peu cette idée de mettre quelque chose en commun, non pas pour un public, mais pour nous-même. Et aujourd’hui, nous nous rencontrons avant de jouer ensemble dans un concert[7], et pas seulement le jour même au moment du concert.

Jean-Charles F.:

C’est vrai.

Reinhard G.:

Voici ce qui pourrait se passer : c’était mon idée de t’inviter à faire un concert, mais il serait très intéressant de faire une répétition avant le concert. J’aimerais le faire en plus de jouer lors du concert, et d’essayer des choses et de pouvoir en parler. Pour moi cette situation a la même importance que de faire des concerts. Cela va de pair avec l’idée d’aller et de venir, de trouver des choses, de se permettre de sortir de la cage, de sortir un petit peu de la cage de l’improvisation limitée aux choses musicales, d’aborder les questions d’idiomes, d’interactions, d’examiner d’autres aspects…

Jean-Charles F.:

Avec PaaLabRes, nous avons développé depuis deux ans un projet de rencontre des pratiques entre danse et musique au Ramdam[8] près de Lyon, notamment avec des membres de la Compagnie Maguy Marin. Ce projet était là aussi basé sur l’idée de rassembler deux cultures différentes et d’essayer plus ou moins de développer des matériaux en commun, les musiciens et musiciennes devant faire des mouvements corporels (en plus de leurs productions sonores), les danseuses et danseurs produire des sons (en plus de leur production dansée). L’improvisation était ici un moyen de nous rassembler sur des bases d’égalité. En effet ce que permet l’improvisation, c’est de mettre en responsabilité pleine et entière les participants vis-à-vis des autres membres du groupe et de garantir un fonctionnement démocratique. Cela ne voulait pas dire qu’il y avait absence de situations où une personne en particulier assumait pour un moment d’être le/la leader exclusif du groupe. À l’Exploratorium, qu’en est-il des interactions entre les domaines artistiques, est-ce que vous avez des actions qui vont dans ce sens ?

Reinhard G.:

Oui. Je suis aussi un artiste plasticien. Depuis un an j’ai un studio – à la campagne – qui me sert d’atelier : je crée dans une continuité ma musique et mes œuvres plastiques, et en octobre (2018), moi, un musicien et un poète, nous allons jouer un concert en interprétant mes tableaux. En ce qui concerne les autres formes artistiques, la question de l’improvisation n’est pas la chose la plus importante. Dans les arts plastiques, je pense qu’il n’y a pas de réflexion sur les questions d’improvisation.

Jean-Charles F.:

Dans notre projet avec la danse, à un certain moment l’année dernière, Christian Lhopital[9], un artiste peintre nous a rejoint. Si tu vas regarder la deuxième édition sur le site de PaaLabRes, la carte qui donne accès aux divers contenus est une reproduction d’une de ses peintures. Il est venu participer à une session de rencontre entre la danse et la musique. Tout d’abord il a hésité, il a dit : « Qu’est-ce que je vais faire ? » ; puis il a dit : « OK je vais venir le matin de 10 heures à midi et je vais observer ». La session a commencé comme à l’habitude par un échauffement qui dure près de deux heures, c’est une expérience assez fascinante, car l’échauffement est complètement dirigé au début par une personne de la danse qui petit à petit organise des interactions très riches entre tous les participants et cela se termine dans une situation très proche de l’improvisation en tant que telle. On commence par des exercices d’étirements très précis, puis des actions dirigées en duo, en trio ou en quatuor, et petit à petit en continuité cela devient de plus en plus libre. Eh bien, après quelques minutes, Christian est venu se joindre au groupe, parce que dans le cadre d’un échauffement personne n’a peur d’être ridicule, car l’enjeu n’est pas de produire quelque chose d’original. Et puis à la suite de cela il est resté parmi nous tout le week-end et a participé aux improvisations avec ses propres moyens dans son domaine artistique.

Reinhard G.:

C’est quelque chose de très important. Par exemple, si on se dit ou pense : « lorsque je fais de la musique je dois être complètement présent, concentré, et prêt à jouer », alors la musique ne se matérialise pas forcément dans l’action. Si on se dit : « OK je vais essayer ceci ou cela » [il joue avec des objets se trouvant sur la table, les verres, crayons, etc.] et cela produit des sons qui je pense peuvent prétendre être de la musique, de penser que la musique ne fonctionne que quand elle est enregistrée, ou quand elle ne se fait que sur une scène, ou si on l’écoute dans des enregistrements parfaitement réalisés. Cela peut devenir une façon complètement différente de pratiquer la musique. Dans la musique occidentale, je pense, historiquement au 17/18e siècles les musiciens étaient à la fois des compositeurs et des musiciens praticiens (aussi improvisateurs) ; c’était une culture de la mise en commun de la pratique musicale ; il y avait Karl-Philip Emmanuel Bach et l’idée de la Fantaisie et de se rencontrer pour jouer dès l’aube, avec l’expression de sentiments et avec des larmes, et c’était pour eux des évènements très importants. Plus tard, je pense, on a développé l’idée qu’il fallait apprendre à jouer les instruments avant de pouvoir produire véritablement de la musique.

Jean-Charles F.:

Spécialisation.

Reinhard G.:

Oui, la spécialisation.

Jean-Charles F.:

Et pour continuer cette histoire, Christian Lhopital a participé au processus d’improvisation en utilisant la scène comme si c’était un canevas pour dessiner en utilisant des papiers découpés et en dessinant des choses dessus au fur et à mesure du déroulement des improvisations.

Reinhard G.:

Je voudrais bien voir ça, où puis-je trouver ces informations ?

Jean-Charles F.:

Pour l’instant ce n’est pas disponible, cela pourrait peut-être le devenir.

Reinhard G.:

OK.

Jean-Charles F.:

Tu as dit tout à l’heure que les plasticiens ne parlaient pas beaucoup d’improvisation.

Reinhard G.:

C’est peut-être un préjugé de ma part.

Jean-Charles F.:

C’est assez vrai pourtant, Christian, l’artiste à Lyon n’en avait jamais fait. Nous avons rencontré le trompettiste américain Rob Mazurek[10], qui est un improvisateur mais aussi un artiste plasticien. Il produit des tableaux en trois dimensions qui lui servent de partitions musicales. La relation entre les pratiques musicales et la production d’art plastique n’est pas évidente.

Reinhard G.:

Oui. La question est plutôt d’entrer en transe par différents moyens d’expression, et je pense qu’avec la musique et la danse les choses sont plus évidentes parce que cela s’inscrit en continuité dans le temps et que l’on peut trouver des combinaisons dans les diverses manières de faire évoluer le corps et de produire des sons sur les instruments. Mais prenons par exemple la littérature, l’improvisation de la littérature. Ce serait quelque chose de très intéressant à réaliser.

Jean-Charles F.:

Il y a la poésie improvisée, le slam.

Reinhard G.:

Le slam, OK.

Jean-Charles F.:

Le slam est souvent improvisé. Et il y a des formes poétiques traditionnelles improvisées. Par exemple Denis Laborde a écrit un livre[11] sur les pratiques de poésie improvisée au Pays Basque dans des logiques de compétition – comme dans le sport – en improvisant des chants selon la tradition et des règles très précises : le public décide qui est le meilleur chanteur. Il y a des traditions où la littérature est orale est se renouvelle continuellement d’une certaine manière.

Reinhard G.:

Il y a des chanteurs qui inventent leur texte pendant l’improvisation.

Jean-Charles F.:

Mais ma question portait sur ce que faisait dans ce domaine un centre comme l’Exploratorium. Est-ce qu’il y a des expériences qui ont été réalisées ?

Reinhard G.:

Oui. Un des ateliers se consacre à cet aspect des choses, mais il n’est pas mis au centre de notre programme.

Jean-Charles F.:

De quoi s’agit-il ?

Reinhard G.:

C’est une artiste plasticienne qui fait des tableaux – je n’ai pas assisté à cet atelier, je ne peux pas dire exactement ce qu’elle fait – mais elle donne des matériaux aux participants, elle leur donne des couleurs et d’autres choses, et elle les laisse développer leurs propres manières de dessiner ou de peindre. Elle a conduit cet atelier en public pendant notre festival de printemps.

Jean-Charles F.:

Mais elle fait cela avec de la musique ?

Reinhard G.:

Non. Elle ne le fait pas. Je ne sais vraiment pas pourquoi. Peut-être parce que c’est un peu notre façon de procéder ici, qui consiste à dire en quelque sorte : « chacun fait à son idée ». Ah ! Quand nous aurons déménagé dans nos nouveaux locaux, nous pourrons être plus ouvert à des collaborations.

Jean-Charles F.:

Et vous avez aussi de la danse ici ?

Reinhard G.:

Oui nous avons de la danse.

Jean-Charles F.:

Quelles sont les relations avec la musique ?

Reinhard G.:

C’est plutôt dans le domaine des rencontres sur scène. Il y a trois ou quatre danseurs ou danseuses qui viennent avec des musiciennes (musiciens) pour des performances en public, et il y a des scènes ouvertes avec de la musique et des mouvements, et jeudi dernier nous avons eu ici la « Fête de la musique ». Les performances qui sont données ici regroupent souvent danse et musique.

Jean-Charles F.:

Mais il ne s’agit que de rencontres informelles ?

Reinhard G.:

Oui. Informelles. Anna Barth[12], qui est une de mes collègues et travaille à la bibliothèque avec moi, c’est une danseuse Butoh. Elle a beaucoup travaillé avec Matthias Schwabe dans cette façon très lente et concentrée de se mouvoir, et ils ont fait des performances ensemble. Mais cela ne fait pas partie de nos préoccupations majeures. Notre action se préoccupe de l’improvisation dans tous les arts, mais à 90% il s’agit surtout de la musique. Il y a un peu d’improvisation théâtrale mais seulement un tout petit peu. L’Exploratorium se focalise surtout sur l’improvisation musicale.

 

3. Pédagogie de l’improvisation, idiomes, timbre

Jean-Charles F.:

Y-a-t-il d’autres sujets dont tu voudrais nous faire part ?

Reinhard G.:

Oui. Il y a une question que je me pose qui n’a rien à voir avec le multiculturalisme. Je travaille à Vienne à l’Université de Musique et d’Arts Vivants avec des musiciens (musiciennes) classiques sur l’improvisation. Ce sont des étudiants de l’Institut de musique de chambre. Je n’ai eu que deux ateliers avec elles (eux). Je ne leur donne qu’un minimum d’instructions. Par exemple : « Jouez en trio » et après je les laisse jouer, c’est de cette manière que je commence l’atelier. Et pendant cette première improvisation, il y a beaucoup de choses qu’ils sont capables de jouer, et ils le font, ils n’ont pas de problèmes comme de se dire « OK ! Je n’ai pas d’idées et je ne veux pas jouer ». Elles jouent et je les invite à le faire. Et elles utilisent tout ce qu’elles ont appris à bien faire après quinze années d’études. Mon idée est que je n’enseigne pas l’improvisation, mais j’essaie de les laisser s’exprimer à travers la musique qu’ils connaissent et qu’ils sont capables de jouer, et cela implique qu’ils ont les ressources pour improviser, pour faire de la musique pas seulement par la reproduction. Elles peuvent être à m’même aussi d’inventer de la musique. Et pour elles, c’est une surprise que cela fonctionne si bien. Ils sont présents, concentrés et ils ont vraiment une bonne technique instrumentale et ce qu’ils font sonne de manière très intéressante. Le sentiment exprimé par tous est que « ça marche ! ». Alors je réfléchis sur une théorie de l’improvisation qui n’est pas basée sur la technique, mais sur quelque chose comme la mémoire, mémoire de toutes les choses que vous avez dans votre esprit, dans votre cerveau, dans votre corps, et avec tout cela vous n’avez qu’à leur permettre de jouer ce qu’elles veulent. Et je pense que si nous vivions dans une culture dans laquelle il y aurait de manière plus importante cette idée de jouer et d’écouter et dans laquelle les musiciennes classiques auraient le droit d’improviser plus souvent et de s’améliorer dans le jeu improvisé, on pourrait développer une culture commune de l’improvisation. C’est ce que j’ai fait pendant les cinq ou six ans passés et j’ai de nombreux enregistrements avec de la musique très étonnante. Ce que je veux discuter avec toi c’est au sujet de ces ressources. Quelles sont les ressources de l’improvisation ? Qu’est-ce que c’est pour toi l’improvisation ? Je pense qu’il serait intéressant de mieux cerner ce que serait une idée commune de l’improvisation.

Jean-Charles F.:

Oui. C’est une question très compliquée. Historiquement, dans mon propre parcours, j’étais très intéressé dans les années 1960 par l’idée de l’instrumentiste créateur. Le modèle à ce moment-là déjà était Vinko Globokar et j’avais alors la conviction que trente ans plus tard il n’y aurait plus de compositeurs en tant que tels, spécialisés, mais plutôt des sortes de musiciens au sens large du terme. Mais curieusement à ce moment-là je ne croyais pas que l’improvisation – surtout l’improvisation libre – était la voie à adopter. Dans le groupe qui évoluait au Centre Américain du boulevard Raspail à Paris avec le compositeur, pianiste et chef d’orchestre australien Keith Humble[13], nous pensions plus en termes de faire de la musique qui n’appartenait à personne, la « musique non-propriétaire ». On pensait par exemple que le Klavierstücke X de Stockhausen – seulement des clusters – était grandiose, sauf que les clusters ne peuvent pas n’appartenir qu’à Stockhausen. Le concept de cette pièce, « jouer tous les clusters possibles sur un piano dans un très grand nombre de combinaisons » pouvait très bien être réalisé sans faire référence au détail de la partition. C’est ainsi que nous organisions des concerts à partir de collages de concepts contenus dans des partitions, mais sans jouer spécifiquement ces partitions.

Reinhard G.:

Je peux comprendre cela, car pour moi aussi le terme de collage est une chose très importante.

Jean-Charles F.:

J’ai quitté Paris pour l’Australie en 1969, puis San Diego en Californie en 1972. Une des raisons de cette expatriation avait été l’expérience, à Paris, de jouer dans de nombreux ensembles de musique contemporaine avec la plupart du temps trois ou quatre répétitions avant chaque concert avec des musiciens très compétents dans la lecture à vue des partitions. On avait l’impression de jouer toujours la même musique d’un ensemble à un autre. Les interprètes pouvaient réaliser les notes écrites très rapidement, mais au prix d’un timbre standardisé. On avait l’impression d’être en présence des mêmes sonorités, pour moi, les timbres étaient d’une grisaille désespérante. Au Centre Américain, au contraire, sans la présence du moindre budget – ce n’était donc pas une situation « professionnelle » – on faisait de la musique avec autant de répétitions nécessaires au développement des sonorités. Il s’agissait d’une situation alternative d’un très grand intérêt. Et c’est exactement ce que pouvait offrir aux États-Unis une université tournée vers la recherche dans laquelle il fallait passer au moins la moitié de son temps à conduire des projets de recherche. Il y avait beaucoup de temps à disposition pour faire des choses de votre propre choix. Et une fois de plus certains compositeurs dans cette situation voulaient recréer les conditions de la vie professionnelle des grandes villes européennes autour d’un ensemble de musique contemporaine : jouer très bien les notes le plus vite possible sans se préoccuper de la réalité du timbre. C’est ainsi qu’avec le tromboniste John Silber nous avons décidé de commencer un projet intitulé « KIVA »[14], que nous n’avons pas voulu appeler « improvisation », mais plutôt « musique non écrite ». Et ainsi, comme je l’ai décrit ci-dessus, nous avons purement et simplement inversé les termes du modèle de l’ensemble contemporain : d’une manière négative, notre méthode unique a été de nous interdire de jouer des figures, des mélodies, des rythmes identifiables, et dans des modes habituels de communication. Il s’agissait plutôt de jouer ensemble, mais dans des discours parallèles superposés sans volonté de les rendre compatibles. On se réunissait trois fois par semaine pour jouer une heure et demie et ensuite écouter sans faire de commentaires l’enregistrement de ce qui venait de se passer. Au début les choses étaient très chaotiques, mais après deux années de ce processus nous avions développé un langage commun de timbres, une sorte de vie en commun dans la même maison au cours de laquelle se développent de petites routines sous forme de rituels.

Reinhard G.:

Et quelles étaient les sources de ce langage, d’où cela venait-il ?

Jean-Charles F.:

C’était simplement le jeu trois fois par semaine et l’écoute de ce jeu et l’absence de communication ou de discussions susceptibles d’influencer le jeu de manière positive.

Reinhard G.:

Ah ! Il n’y avait pas de discussion entre vous ?

Jean-Charles F.:

Bien sûr nous parlions, mais nous pensions que la discussion ne devait pas influencer notre manière de jouer. Mais ce processus – et aujourd’hui cela ne paraît plus possible à réaliser – était très lent, très chaotique, et à partir d’un certain moment un langage a émergé que personne d’autre ne pouvait vraiment comprendre.

Reinhard G.:

… Seulement vous-mêmes !

Jean-Charles F.:

Oui. Les compositeurs en particulier n’y comprenaient rien car c’était une alternative dérangeante…

Reinhard G.:

Mais ce n’était pas une musique traditionnelle, mais la musique que vous aviez développée… Est-ce que c’était l’expérience de la musique contemporaine qui vous a donné le vocabulaire de départ ?

Jean-Charles F.:

Oui bien sûr, c’était notre base commune. L’inversion négative des paramètres comme je l’ai noté ci-dessus ne change pas fondamentalement les conditions d’élaboration du matériau, donc la référence restait tout de même la grande somme des pratiques contemporaines depuis les années 1950. Mais en même temps, comme Michel de Certeau l’avait noté à l’époque lorsqu’il était présent sur le campus de San Diego, il y avait un rapport entre nos pratiques et les processus utilisés par les mystiques du 17e siècle. Il s’agissait pour les mystiques de trouver dans leurs pratiques le moyen de se détacher de leur tradition et de leurs techniques. C’est exactement le contraire de ce que tu as décrit, c’est un processus dans lequel le corps a emmagasiné un nombres incroyable de clichés, et les bons instrumentistes ne pensent jamais à leurs gestes quand ils jouent parce qu’ils sont devenus automatiques. C’est ce que nous avons tenté de faire évoluer vers l’oubli. Tu as mentionné l’idée de mémoire.

Reinhard G.:

Oui, la mémoire.

Jean-Charles F.:

C’était exactement une autre idée, de tenter d’oublier tout ce qu’on avait appris pour pouvoir réapprendre quelque chose d’autre. Bien sûr, ce n’est pas exactement comme cela que cela s’est passé, il s’agit d’une mythologie que nous avons développée. Mais cela reste pour moi un processus fondamental. La peur des musiciens classique c’est de perdre leur technique, et bien sûr quoi qu’il arrive ils ne la perdront jamais. Dans ce processus, je n’ai jamais perdu mes capacités à jouer de manière classique, mais elles ont été beaucoup enrichies. L’importance de ce processus, c’est que par un voyage dans des contrées inconnues, on peut revenir chez soi et avoir une autre conception de sa technique.

Reinhard G.:

C’est une combinaison de choses nouvelles et d’anciennes ?

Jean-Charles F.:

Oui. Ainsi il est possible de travailler avec des musiciens classiques dans des situations dans lesquelles ils doivent laisser leur technique de côté. Et dans le cas de John Silber par exemple – il avait emprunté cette idée à Globokar, et Ornette Coleman avait fait le même type d’expérience[15] – parce que nos périodes de jeu duraient très longtemps sans interruptions, il se fatiguait lorsqu’il ne jouait que du trombone. Donc il avait décidé de jouer aussi sur un autre instrument et il avait choisi le violon, dont il n’avait jamais abordé l’étude. Il a dû réinventer complètement par lui-même une technique très personnelle de jouer de cet instrument et il a été capable de produire des sonorités que personne n’avait produites jusqu’alors.

Reinhard G.:

Mais le processus par lequel passe ces musiciens classiques avec lesquels je travaille me paraît différent : c’est un peu une autre façon d’envisager le jeu instrumental. Si je leur dis « jouez ! », ils n’essaient pas vraiment de jouer de nouvelles choses, mais ils recombinent…

Jean-Charles F.:

Oui, ce qu’ils connaissent.

Reinhard G.:

Elles recombinent ce qu’elles connaissent. Mais parce qu’elles sont en situation de jouer en ensemble, elles ne peuvent pas en avoir le contrôle. Il y a toujours quelqu’un qui vient croiser ce qu’ils font. S’ils ont des attentes, il y a toujours quelqu’un qui vient les perturber, et il faut alors trouver de nouvelles voies. Et ce qui est intéressant, c’est qu’elles sont capables de suivre ces croisements sans s’irriter et dire « non, je ne peux pas … ». Il s’agit d’un phénomène dans lequel, lors de nombreux ateliers, les participants disent d’abord « je ne peux pas » et dès qu’ils se lancent – un peu comme le peintre que tu as mentionné – ça fonctionne. Et la question que je me pose est : est-ce un problème musical ou est-ce un problème lié à la situation ? Ma théorie est qu’il y a soudainement un espace et quelqu’un leur permet de faire quelque chose et elles le font. Et c’est intéressant de noter qu’elles ne le font jamais toute seule de leur propre initiative. Ils viennent me voir et ils jouent, puis ils vont à l’extérieur et ils ne le font plus jamais. Il faut qu’il y ait la présence d’un groupe et d’un espace dédié à cette activité. Il y a un musicien qui est venu avec son quatuor à cordes et ils ont essayé d’improviser. Plus tard il m’a dit qu’ils ont joué en bis une improvisation lors d’un concert ; mais ils n’ont pas annoncé que c’était une improvisation mais que c’était écrit par un compositeur chinois ; et il a dit que le public a vraiment beaucoup aimé ce bis, et il a vraiment été étonné que cela puisse se passer ainsi. Pour moi le problème m’a paru clair, parce que s’ils avaient annoncé qu’ils jouaient leur propre musique, il y aurait eu des gens qui n’auraient pas voulu l’écouter. Si vous jouez du Mozart, c’est que vous jouez quelque chose de sérieux, qu’il y a un effort à faire, et ainsi de suite. Donc l’improvisation est plus centrée sur la personnalité de celui ou celle qui la réalise, et vous prenez du plaisir à le faire, c’est cela qui est intéressant.

Jean-Charles F.:

On dit – je ne sais pas si c’est vraiment le cas – que Beethoven jouant du piano en concert improvisait la moitié du temps et que le public préférait de beaucoup ses improvisations plutôt que ses compositions.

Reinhard G.:

C’est un fait intéressant en effet.

Jean-Charles F.:

Est-ce que c’était ainsi parce que les improvisations étaient plus simples structurellement ?

Reinhard G.:

Maintenant nous sommes en présence de deux voies possibles. La première nous conduit vers un champ ouvert dans lequel on se dit : « je ne veux pas faire ce que d’autres ont déjà fait ou sont en train de faire ». Et d’autre part la deuxième consiste à dire : « je vais faire une improvisation qui ne sera pas – comment tu l’appelles ?…

Jean-Charles F.:

… Un effacement, un oubli.

Reinhard G.:

… un effacement complet. Il s’agit là de « penser vos manières de procéder d’une façon nouvelle » plutôt que d’envisager un contenu musical nouveau ; et ainsi il ne s’agit pas d’une posture très d’avant-garde. Oui, on produit de la musique un peu polytonale, avec des poly-rythmes, et des harmonies un peu fausses, un peu comme du Chostakovitch, etc. Mais pour moi la chose importante c’est de ne pas dire : « nous allons créer une nouvelle musique », mais que les étudiants puissent envisager la séance de travail comme des improvisateurs. Ce qu’ils sont capables de faire dans cette situation et les capacités qu’elles peuvent développer vont leur servir à explorer les choses par elles-mêmes : « ce n’est pas quelque chose d’original qui va me définir, je ne suis qu’un tout petit peu ouvert à la nouveauté, mais j’aime la musique qu’on produit ensemble, je trouve qu’elle me touche complètement. » Cela se passe de manière très directe parce qu’ils jouent en tant que personnes et non pas comme quelqu’un à qui je dirais « s’il te plaît, joue moi maintenant de la mesure 10 à la mesure 12, de manière ouahhhhh [chuchotement bruité], tu sais comment il faut faire ». Mais s’ils décident de le faire par eux-mêmes et c’est complètement différent.

Jean-Charles F.:

Oui, mais pour moi la question essentielle c’est le timbre, les qualités du son. Parce qu’il y a une équation entre la musique structurelle et les autres : plus l’accent est mis sur la complexité d’une grammaire établie, moins est intéressante la matière sonore et plus l’accent est mis sur la qualité complexe du timbre et moins l’intérêt se porte sur la complexité des structures syntaxiques. Si l’on considère la musique classique européenne des 19e et 20e siècles, il y a un long processus dans lequel le jeu instrumental devient de plus en plus standardisé, et le modèle instrumental dominant de cette période est le piano. Et donc l’enjeu est de créer beaucoup de musiques différentes, mais du point de vue de ce qui est représenté par le système de notation, les notes et leurs durées, qu’on peut aisément réaliser sur l’équivalence des touches du clavier. Il s’agit de manipuler ce qui est standardisé dans le système de notation, de construction d’instruments et de techniques de production sonore, de manière non-standardisée et différenciée d’une œuvre à une autre. L’approche structurelle dans ce cas-là devient très utile[16]. Et évidemment on fait énormément d’expérimentation dans ce cadre avec le pillage des musiques traditionnelles en les transformant en notes : bien sûr dans cette démarche on perd 99% des valeurs sur lesquelles fonctionnent ces musiques. L’équation est compliquée parce que à partir du moment où apparaissent les musiques concrètes et électroniques, on a une branche culturelle différente qui se met en place, une conception des sons qui est différente. Et avec les musiques populaires comme le rock, la combinaison de notes n’a aucun intérêt, car trop simpliste tendant à être basée sur peu d’accords, ce qui fait que cette musique est plus accessible. Mais ce qui compte c’est le son du groupe, qui est éminemment complexe. Les musiciens de ces musiques passent un temps considérable à élaborer en groupe une sonorité qui va constituer leur identité, à réinventer leur jeu instrumental à partir de ce qu’ils identifient dans les enregistrements du passé pour s’en démarquer. Suivant ce modèle beaucoup de situations peuvent être envisagées dans les ateliers d’improvisation qui mettent les musiciennes dans des processus où elles doivent imiter ce qui est vraiment impossible à imiter chez les autres, situations difficiles, surtout pour des musiciennes qui sont tellement efficaces dans la lecture de notes. Que se passe-t-il lorsqu’un (une) clarinettiste joue un certain son et maintenant avec votre propre instrument, un piano par exemple, on doit imiter de la manière la plus exacte la sonorité qu’il produit ?

Reinhard G.:

C’est une question de timbre.

Jean-Charles F.:

Oui. Le monde de l’électronique crée un univers de résonances. C’est vrai même si l’on n’utilise pas des moyens électroniques. Mais en même temps, tu as complètement raison de penser que la tradition du jeu à partir des notes écrites sur la partition reste encore un facteur très important des pratiques musicales dans notre société.

Reinhard G.:

Dans la société occidentale.

Jean-Charles F.:

On peut encore faire beaucoup de bonnes choses dans ce contexte.

Reinhard G.:

Il y a une mémoire, un réservoir et des archives. Je pense – et cela me surprend beaucoup, mais c’est exactement comme cela que je vois les choses – je pense que l’improvisation ne fonctionne pas avec des notes, et se détermine en fonction de timbres. J’appelle cela musicaliser le son. Avec le musicien classique, on a une note, et ensuite il est nécessaire de la musicaliser, il faut la décoder.

Jean-Charles F.:

L’inscrire dans un contexte de réalité.

Reinhard G.:

Exactement ! L’inscrire dans un contexte, l’amener à sonner. Et lorsqu’on transforme le signe en son, en tant que musicienne classique on est en présence de beaucoup de fusion du signe au son, en utilisant tout ce qu’on a appris et tout ce qui constitue la technique. La technique vous permet de réaliser des variations de dynamiques, d’articulations et de pleins autres éléments. C’est la manière par laquelle elles et ils ont vraiment appris à jouer. Et maintenant je vais enlever les notes et leur demander de continuer à faire de la musique. Et c’est ainsi que je commence souvent mes ateliers en leur demandant de ne jouer que sur une seule hauteur de note. Les sept ou huit personnes qui participaient la semaine dernière à mon atelier à Vienne, ont réalisé une improvisation sur une seule hauteur avec la tâche de faire des choses intéressantes avec cette hauteur. Et c’est intéressant parce qu’il y a tant de nuances à leur disposition, et cela sonne vraiment très, très, bien. Et pour moi c’est la porte qui s’ouvre vers l’improvisation, ne pas se précipiter sur beaucoup de hauteurs, mais de commencer toujours par des choses qui se basent sur les qualités sonores. Si l’on se penche sur l’histoire de la musique, je pense que les humains qui vivaient il y a quarante mille ans n’avaient pas de langage, mais ils avaient des sons [il se met à chanter].

Jean-Charles F.:

Comment le sais-tu ?

Reinhard G.:

J’ai un enregistrement [rire] ! Et j’ai fait avec mes étudiants l’expérience suivante : faites un dialogue parlé sans utiliser de mots [il donne un exemple avec sa voix], ça marche. Ils ne peuvent pas te dire quelque chose de précis, mais l’idée émotionnelle est présente. Je pense que tu seras d’accord que le timbre de la voix parlée est vraiment une chose très importante comme l’a noté Roland Barthes dans Le Grain de la voix[17]. Je suis d’accord avec lui. J’essaie d’amener ces musiciens classiques à improviser un peu dans leur tradition, donc ils ne créent pas de nouvelles choses, afin de découvrir leur instrument, mais à l’intérieur de leur tradition.

Jean-Charles F.:

Du point de vue de leurs représentations.

Reinhard G.:

Oui exactement, et ce qui est issu dans cet atelier est très intéressant.

Jean-Charles F.:

C’est une manière très pédagogique de mener les choses, sinon les participants sont perdus.

Reinhard G.:

Oui. L’ancien directeur du département de musique de chambre à l’Université de musique et d’arts de la scène à Vienne aime l’improvisation. Je pense que ce qu’il aime dans l’improvisation c’est que les étudiants apprennent à se mettre en contact entre eux et en contact avec la question de la production du timbre. Pour la musique de chambre, ce sont des choses très importantes. Je ne suis pas moi-même un instrumentiste parfait parce que je ne passe pas des milliers d’heures en répétitions, mais je pense que je peux travailler avec cela dans mon esprit, je peux vraiment trouver de nombreux artistes qui travaillent dans la musique sur partitions qui sont intéressants, c’est vraiment très riche.

Jean-Charles F.:

Dans un quatuor à cordes, il faut que les quatre musiciens travaillent des heures sur ce qu’on appelle l’accord des instruments, ce qui est en fait une façon de créer une sonorité de groupe.

Reinhard G.:

C’est ce que je fais avec l’improvisation, je fonctionne d’une façon très proche de cette tradition. Les tâches sont souvent orientées vers l’intonation entre musiciennes ou musiciens, mais il ne s’agit pas d’aller seulement du coup d’archet dans la direction du coup d’archet parfait, mais aussi en direction de la musique. Eh bien, j’ai été très content de cet entretien qui pourra nourrir mes écrits. Je voudrais écrire un livre sur l’improvisation réalisée avec des musiciens classiques, mais je n’en ai pas le temps, tu sais comment va la vie…

Jean-Charles F.:

Il faut être retraité pour pouvoir avoir le temps de faire les choses ! Merci d’avoir pris ce temps pour parler.

 


1. Improfil est une publication périodique allemande [connectée à l’Exploratorium Berlin] centrée sur la théorie et la pratique de l’improvisation et qui fonctionne en tant que plateforme d’échanges professionnels entre artistes, enseignants et thérapeutes, pour qui le l’improvisation est un des aspects importants de leurs activités. Voir https://exploratorium-berlin.de/en/home-2/

2. Le Cefedem AuRA [Centre de Formation des Enseignants de la Musique Auvergne-Rhône-Alpes] a été créé en 1990 par le Ministère de la Culture pour la formation des enseignants des écoles de musique et conservatoires. C’est un centre de ressources professionnelles et d’enseignement supérieur artistique de la musique.Le centre mène des recherches sur la pédagogie de la musique et publie un périodique, Enseigner la Musique. Voir https://www.cefedem-aura.org

3. CEPI, Centre Européen pour l’Improvisation : ”Pour moi, le CEPI est le point de rencontre entre des musiciens improvisateurs, avec d’autres praticiens de tous les domaines artistiques, des chercheurs, des penseurs, tous ceux et celles dont l’activité ou la curiosité est tournée vers de nouvelles formes et méthodes pour faire les choses. Les rencontres portent sur l’échange d’idées et d’expériences, et aussi sur la participation collective à un processus créatif, en bref, il s’agit d’improviser ensemble. » Barre Phillips, 2020. Voir http://european.improvisation.center/home/about

4. Franziska Schroeder, Soundweaving : Writings on Improvisation, Cambridge, England : Cambridge Scholar Publishing. Voir la traduction française de Henrik Frisk, “Improvisation and the Self: to listen to the other”, dans la présente édition de paalabres.org. : Henrik Frisk, L’improvisation et le moi.

5. Matthias Schwabe est le fondateur et le directeur de l’Exploratorium Berlin.

6. Pendant les rencontres du CEPI à Puget-Ville (en 2018 en particulier), Barre Phillips a proposé un jeu de pétanque dans lequel chaque équipe était composé de deux lanceurs de boules et de deux personnes improvisant en même temps.

7. La rencontre a eu lieu un jour avant [juillet 2018] un concert de musiques improvisées à l’Exploratorium Berlin avec Jean-Charles François, Reinhard Gagel, Simon Rose et Christopher Williams.

8. RAMDAM, UN CENTRE D’ART [à Sainte-Foy-lès-Lyon] est un lieu de travail, c’est un lieu flexible, ouvert à une multiplicité d’usages, dont les espaces sont modulables et transformables en fonction des besoins et des contraintes des projets accueillis. Ramdam est le lieu de résidence de la Compagnie Maguy Marin. Voir https://ramdamcda.org/information/ramdam-un-centre-d-art

9. Christian Lhopital est un artiste contemporain français né en 1953 à Lyon. Il pratique essentiellement le dessin et la sculpture. Présenté à la 11e biennale d’art contemporain de Lyon, Une terrible beauté est née, par Victoria Noorthoorn, il a exposé sous forme de cabinet de dessins un ensemble de 59 dessins d’époques différentes, de 2002 à 2011. En juin 2014, les Éditions Analogues à Arles ont édité le livre Ces rires et ces bruits bizarres, avec un texte de Marie de Brugerolle, illustré de photos de dessins muraux à la poudre de graphite, de sculptures et de dessins miniatures, de la série « Fixe face silence ». https://fr.wikipedia.org/wiki/Christian_Lhopital

10. Rob Mazurek est un artiste/abstractiviste multidisciplinaire, qui met l’accent sur la composition électroacoustique, l’improvisation, la performance, la peinture, la sculpture, la vidéo, le film, et les installations. Il a passé la majeure partie de sa vie créative à Chicago et ensuite au Brésil. Il vit actuellement à Marfa, au Texas avec son épouse Britt Mazurek. Voir le lieu-dit « Constellation Scores » dans la seconde édition de ce site (paalabres.org) : Accès à Constellation Scores. Voir https://www.robmazurek.com/about

11. Denis Laborde, La Mémoire et l’Instant. Les improvisations chantées du bertsulari basque, Bayonne, Saint-Sébastien, Ed. Elkar, 2005.

12. Anna Barth est une danseuse indépendante, chorégraphe et directrice artistique du DanceArt Laboratory Berlin. Elle a étudié la danse moderne, l’improvisation et la composition au “Alwin Nikolais and Murray Louis Dance Lab” à New York et la danse Butoh pendant plusieurs années avec le célèbre co-fondateur et maître de la danse Butoh, Kazuo Ohno et avec son fils Yoshito Ohno au Japon. https://www.annabarth.de/en/bio.html

13. Keith Humble était un compositeur australien (1927-1995), chef d’orchestre et pianiste qui considérait ces trois activités en continuité dans une pratique ressemblant aux fonctions de musicien avant l’avènement du compositeur professionnel aux 19e et 20e siècles. Pendant les années 1950 et 1960, il a vécu en France. Il a été l’assistant de René Leibowitz et en 1959, à l’American Centre for Students and Artists à Paris, il a fondé le ‘Centre de Musique, un « atelier d’interprétation et de création » centré sur la présentation et le débat autour de la musique contemporaine. C’est dans ce contexte que Jean-Charles François l’a rencontré et à continuer travailler avec lui jusqu’en 1995. Voir http://adb.anu.edu.au/biography/humble-leslie-keith-30063

14. KIVA, 2 CD, Pogus Produce, New York. Recordings 1985-1991, avec Jean-Charles François, percussion, Keith Humble, piano, Eric Lyon, manipulations vocoder par ordinateur, Mary Oliver, violon et alto, John Silber, trombone.

15. Voir Henrik Frisk article, op. cit. dans la présente édition. Henrik Frisk, L’improvisation et le moi.

16. Voir Jean-Charles François, Percussion et musique contemporaine, chapter 2, « Contrôle direct ou indirect de la qualité des sons », Paris : Editions Klincksieck, 1991.

17. Roland Barthes, « Le grain de la voix », Musique enjeu 9 (1972).

Débat

Access to the English translation : Debate on Artistic Research


Débat sur la recherche artistique
Cefedem Rhône-Alpes & Collectif PaaLabRes
2 novembre 2015

Sommaire :

Préambule, participantes et participants

Introduction

Définition de la recherche

Les institutions et la recherche, l’institution de la recherche

Les modèles de la recherche en tension

1. Rapports aux autres champs disciplinaires
2. Théorie et pratique
3. Le statut du texte écrit

La recherche artistique – Pistes de réflexion

1. La recherche à travers l’élaboration de l’acte artistique
2. Modèles alternatifs de recherche
3. Obstacles administratifs
4. La question des lieux de recherche et des publications

L’élargissement de la recherche

1. La recherche avant le doctorat
2. La recherche avant et en dehors de l’enseignement supérieur
3. La recherche hors normes

Post-scriptum à la soirée débat : Lieu de débat PaaLabRes « Recherche artistique »

 


Préambule :

Le 2 novembre 2015, le Centre d’étude du Cefedem Rhône-Alpes[1] et le collectif PaaLabRes[2] ont organisé un débat sur les questions relatives à la recherche artistique. Le thème de la soirée, imaginative et en mouvement s’articulait autour de ces deux questions : Comment définir, concevoir, développer la recherche artistique ? Et pourquoi ?

Deux textes avaient été proposés aux participants avant le débat : un résumé en français de l’ouvrage de Kathleen Coessens, Darla Crispin et Anne Douglas, The Artistic Turn, A Manifesto (CRCIM Orpheus Insitute, Gand, Belgique, distribué par Leuven University Press, 2000) ; Jean-Charles François, « La question de la recherche dans le cadre de l’enseignement supérieur musical », novembre 2014.

Etaient présents à ce débat :

Jean-Louis Baillard, écrivain, directeur de la recherche à l’Ecole d’Architecture de Saint-Etienne.
Sophie Blandeau, collectif Polycarpe.
Samuel Chagnard, musicien, enseignant au Cefedem Rhône-Alpes, membre de PaaLabRes.
Marion Chavet, artiste plasticienne.
Dominique Clément, clarinettiste, compositeur, directeur adjoint au Cefedem-Rhône-Alpes.
Jean-Charles François, percussionniste, compositeur, ancien directeur du Cefedem Rhône-Alpes et membre de PaaLabRes.
Hélène Gonon, enseignante en Sciences de l’Education au Cefedem Rhône-Alpes.
Laurent Grappe, musicien électroacousticien, membre de PaaLabRes.
Aurélien Joly, musicien, jazz et musiques improvisées.
François Journet, secrétaire général au Cefedem Rhône-Alpes.
Gilles Laval, musicien, directeur du département Rock à l’ENM de Villeurbanne et membre de PaaLabRes.
Noémi Lefebvre, responsable au Cefedem Rhône-Alpes du Centre d’étude, chercheuse en sciences politiques, écrivaine et membre de PaaLabRes.
Valérie Louis, enseignante en Sciences de l’Education au CNSMD de Lyon, ancienne institutrice Freinet.
Ralph Marcon, responsable du centre de documentation au Cefedem Rhône-Alpes
Jacques Moreau, pianiste, directeur du Cefedem Rhône-Alpes.
Pascal Pariaud, musicien, enseignant à l’ENM de Villeurbanne et membre de PaaLabRes.
Didier Renard, professeur à IEP de Lyon, directeur de laboratoire au CNRS.
Eddy Schepens, chercheur en Sciences de l’Education, ancien directeur adjoint au Cefedem Rhône-Alpes, rédacteur en chef d’Enseigner la Musique.
Nicolas Sidoroff, musicien, enseignant au Cefedem Rhône-Alpes et membre de PaaLaBbRes.
Gérald Venturi, musicien, enseignant à l’ENM de Villeurbanne, membre de PaaLabRes.

 

Introduction :

Le concert qu’on ne sert que pour concerter, qui concerne-t-il ? Concentrez-vous ! C’est qu’on centre le concert sur l’œuvre qu’on sert « de concert », les conserves sont conservées dans les concerts qu’on sert, elles se serrent dans les serres et ne servent que dans des concerts. Qu’on serve des œuvres dans des concerts devant des consorts ça sert à conserver, et à converser, mais la conversation, c’est déjà une concertation, une concertation concertante. La concertation concertante ça sert à se concentrer sur le concert qu’on sert aux consorts, la concertation concertante c’est la raison du concert, ça sert à la rencontre des consorts dans un concert de conceptions plus ou moins déconcertant. La concertation concertante et déconcertante concentre l’action et la réflexion. La concertation concertante et déconcertante, c’est la recherche sur l’action et la réflexion du concert concertant et objet de concertation. La recherche ne concerne pas les conserves mais elle conserve, elle conserve la santé et les concerts qu’on sert comme concertation concertante. La recherche, sans laquelle il n’y a pas d’enseignement supérieur, la recherche nous concerne.[3]

Pour lancer le débat, un certain nombre de questions ont été formulées par Noémi Lefebvre au nom du Centre d’étude du Cefedem Rhône-Alpes et par Jean-Charles François pour le collectif PaaLabRes :

  • Même si la réforme européenne de l’enseignement supérieur « LMD » donne un cadre institutionnel fort, avec des injonctions faites aux conservatoires et écoles d’art de développer une ouverture vers la recherche, le propos de la soirée-débat est de poser les problèmes comme si l’on ne partait de rien. Il faut donc bien distinguer deux aspects de la recherche artistique aujourd’hui : a) le contenu réel des actions, ce qui se passe à l’intérieur des différents groupes en présence et b) où cela peut se passer, dans quelle mesure ces actions sont permises et reconnues par les institutions.
  • Il est donc important, dans le cadre de ce débat, de se poser les questions suivantes : a) « qui parle » de recherche artistique aujourd’hui ? b) « d’où l’on parle », à partir de quel contexte institutionnel ou hors institution ? et c) dans quelles circonstances « on en parle » ? Qui a quelque chose à dire sur ce sujet ? Des artistes ? Des responsables politiques ?
  • Une autre dimension de la recherche artistique concerne le fait qu’il y a beaucoup de gens qui font de la recherche artistique, mais qui n’en parlent pas, soit qu’ils n’en ressentent pas le besoin, soit qu’ils refusent délibérément de le faire. De qui s’agit-il exactement ? Où existent-ils et qui sont-ils, ces chercheurs anonymes ? De quoi s’agit-il ? Quelles sont leurs idées liées à leurs actes de recherche ?

Dans cette première série de question, on voit tout de suite s’esquisser un forte tension entre d’une part les cadres institutionnels et ce qu’ils permettent et ne permettent pas, et d’autre part, la topographie réelle des actions menées ça et là revendiquant le terme de recherche, ou aussi celles plus nombreuses qui n’ont pas la prétention de mériter cette qualification.

  • Y a-t-il alors obligation à développer la recherche artistique en répondant aux exigences imposées par les instances européennes ou nationales ? Rien ne serait plus absurde que de simplement répondre aux injonctions de se conformer à un modèle unique d’enseignement supérieur, si les conditions ne sont pas réunies dans un champ disciplinaire donné pour créer du sens.
  • La question des champs disciplinaires est compliquée par le fait qu’ils ne constituent pas des entités stables, ils évoluent constamment. On a tendance à considérer que les champs disciplinaires sont des objets figés. Dans ces conditions d’instabilité comment envisager la question du sens ? S’il est possible d’envisager que la recherche consiste à trouver du sens aux actions, se pose alors la question de comment crée-t-on du sens ? Comment faire valoir le sens des actions ?
  • Il n’y a pas d’enseignement supérieur dans un champ déterminé sans la présence d’une définition de la recherche liée à ce domaine. Est-ce réellement le cas ? Est-ce nécessaire dans le domaine des arts ? Question symétrique : Y a-t-il possibilité d’envisager la recherche en dehors des filières universitaires qui y mènent ?
  • La recherche artistique est pensée comme concernant en premier lieu l’élaboration des pratiques artistiques. La pensée encore dominante est que la pratique est séparée du théorique : les praticiens font très bien ce qu’ils font, et ils n’ont pas à penser ce qu’ils font. L’enseignement supérieur reste partagé dans les esprits entre formation professionnelle d’une part et formation théorique d’autre part. Les artistes sont-ils capables d’une pensée spécifique lorsqu’ils pratiquent leur art ?
  • Une autre représentation forte consiste à dire que seuls ceux qui sont placés en observateurs à l’extérieur des pratiques sont capables d’en analyser les enjeux. Les praticiens tendent à être aveuglés par leurs objets. A quelles conditions les praticiens des arts pourraient-ils avoir accès à la réflexion sur leurs propres actions ?
  • La recherche artistique est-elle une nécessité interne aux pratiques des arts d’aujourd’hui ? Est-ce que la situation des artistes face à la société impose à leurs façons de pratiquer leurs arts une capacité de réflexibilité systématique ?
  • La question de la temporalité paraît essentielle. Il est frappant de constater combien, dans les années 1970, les musiciens avaient du temps : les subventions publiques permettaient le développement de projets à long terme, la recherche fondamentale constituait le centre des préoccupations des universités. A-t-on le temps aujourd’hui ? Sans des plages de temps raisonnables, la recherche artistique a-t-elle un sens ?
  • La question de l’utilité de la recherche se pose dans un contexte artistique qui revendique une totale indépendance part rapport à des perspectives d’effets particuliers sur les comportements. A quoi sert l’art ? Mais surtout à quoi servirait la recherche artistique ? Question subsidiaire ici : la notion même de recherche n’est-elle pas liée aux notions de progrès et de modernité ? La recherche artistique serait-elle encore une autre manière de mesurer le degré d’innovation d’une pratique donnée ?

Dans la suite du texte, le débat est ouvert à la totalité des participants. L’option retenue est de ne pas attacher des noms au texte qui reflète ce qui a été dit, mais de classifier les propos dans des têtes de chapitre bien identifiées. Les contradictions qui s’expriment ça et là au cours de l’exposition textuelle sont le reflet d’un débat constructif qui respecte le point de vue de chacun. Le texte a été établi à partir de l’excellente prise de note de Jacques Moreau en collaboration avec Nicolas Sidoroff et François Journet.

 

Définition de la recherche

Il y a une difficulté à définir le terme de recherche, et par voie de conséquence à définir la recherche artistique. S’agit-il de toute manifestation d’une activité cérébrale, ou bien ce qui est bien balisé par les cadres déterminés au sein des universités ? Dans le cours de l’élaboration des cursus, il est facile de créer des cellules d’enseignement qui pourraient être qualifiées de « recherche ». Face à certains cours, on se dit : « là c’est définitivement de la recherche ». On pourra se référer au doctorat du CNSMD de Lyon, calqué exclusivement sur le modèle universitaire existant. Pourtant, il est possible de commencer à réfléchir sur la notion de recherche spécifique aux arts en dehors des institutions universitaires. Il s’agit de définir dan le cadre des aspects internes à la création artistique et à son enseignement :

  1. en quoi consiste la recherche artistique ;
  2. qui cela concerne ;
  3. comment ce type de recherche peut exister dans les milieux sociaux ;
  4. les lieux où elle fait sens ;
  5. les manières par lesquelles elle y parvient.

En somme il s’agit de définir sur quelles bases la recherche artistique est capable de développer des paradigmes larges qui permettraient de justifier d’une légitimité au sein de l’enseignement supérieur. Quel est le terreau sur lequel cette légitimité se fabrique ? Et par ailleurs que se passe-t-il au sein des universités ?

Le terme de recherche est peut-être trop chargé de références précises, liées au statut professionnel des chercheurs. Il peut être considéré comme le faux-nez d’une posture qu’on qualifiera plus généralement de « réflexive ». L’idée du « praticien réflexif » semble offrir des perspectives plus démocratiques, permettant à un grand nombre de personnes d’y trouver un cadre moins imposant que celui qui est impliqué par le terme de « recherche ». C’est une posture que tout le monde peut assumer dans le cadre de ses activités. Cette idée s’inspire directement des travaux du philosophe américain John Dewey, autour de la pratique de l’enquête que tout citoyen devrait être capable de mener afin de prendre conscience des enjeux inhérents à un champ particulier d’investigation. La posture réflexive permettrait d’inclure in extenso toutes les approches contributives des diverses pratiques artistiques.

Mais il y a quelque chose de beaucoup plus important qu’une définition précise de ce que les termes de recherche ou de réflexivité englobent exactement : c’est la présence indispensable de lieux, de circonstances, de structures qui rassemblent les gens, et la mise en présence de quelques objets à produire, dont la nature est forcément mixte, hybride. Les critères pour définir ces activités réflexives ou de recherche sont à poser après coup. Partir du sens même de ce que pourrait être la recherche paraît peu propice à donner un quelconque résultat. La tâche la plus importante est de pouvoir assembler – cf. l’assemblage des vignerons – des gens qui sont dans une posture réflexive, mais qui souvent travaillent dans une grande solitude. Comment les rassembler ?

Il y a quelques années le Ministère de la Culture avait organisé un colloque sur la recherche artistique, en invitant surtout des philosophes, et quelques praticiens des arts, en évitant soigneusement de poser la question de l’enseignement de l’objet artistique[4]. Quels étaient les critères développés par ces philosophes ? Il s’agissait surtout de confronter les idées d’une chapelle par rapport à d’autres. Cela ne nous a pas donné des outils viables pour procéder plus avant.

On peut constater que pour se faire une place dans le système actuel de la recherche, il n’y a pas d’autre choix que d’aborder des questions qui par avance ont déjà été résolues. Il ne faut pas sous-estimer ce phénomène. Pour répondre à cela, il convient surtout de proposer de l’existant qui se détermine au fur et à mesure de son élaboration. Et c’est peut-être aussi pour répondre à cela, que le terme de recherche – pris maintenant dans un sens de combat – devient important pour affirmer des alternatives aux pratiques instituées de manières trop péremptoires.

 

Les institutions et la recherche, l’institution de la recherche

Faut-il complètement refuser de se situer hors des impositions arbitraires du processus LMD et de ses injonctions institutionnelles normatives, ou bien au contraire considérer que c’est une occasion idéale pour se saisir des questions de la recherche pour inventer de nouvelles situations ? Le Ministère de la Culture tend à lancer des mots d’ordre sans définir ce qu’ils impliquent comme direction possible à adopter. Cela donne l’opportunité d’en reprendre les idées pour les adapter à des situations allant dans un sens différent de celui qui a été envisagé.

Il convient de distinguer deux débats : d’une part le débat institutionnel qui concerne la reconnaissance des activités comme recherche légitime, permettant d’émarger à des budgets. Toutes les institutions ont à faire face à ces problèmes de reconnaissance de la recherche. Ce débat n’a rien à voir avec celui, d’autre part, qui pose la question des attitudes réflexives qu’on peut avoir à partir de ses propres pratiques. Dans le premier cas, pour qu’une activité de recherche soit reconnue, on est en présence de critères de plus en plus violents, sur lesquels les enseignants-chercheurs n’ont aucune prise. Dans le second cas, on peut avoir des poches de résistance qui refusent l’injonction arbitraire de critères non pertinents, et à partir de là, voir comment se raccrocher à des démarches de légitimité. Faire la différence entre ces deux débats paraît tout à fait essentiel. Un livre tel que l’Artistic Turn par exemple, est écrit par des artistes qui luttent pour se faire une place originale dans le monde universitaire tout en préservant les spécificités de leur art. Cet ouvrage pourtant se préoccupe beaucoup des logiques institutionnelles de reconnaissance de la recherche artistique, et pas assez d’un contenu intellectuel qui en serait tout à fait indépendant. Quand on lit ce livre, il faut faire attention à bien faire la différence entre ces deux positions.

Une des préoccupations de l’ouvrage The Artistic Turn est de tenter de positionner la recherche artistique par rapport au modèle dominant qui assimile automatiquement la recherche aux sciences dures et à leurs critères de vérité. Cela réduit la réflexion à une modalité préconstruite, puisqu’il faut toujours placer la recherche artistique par rapport à des critères élaborés ailleurs. Notons pourtant qu’une partie de la recherche scientifique tente par ailleurs de s’inspirer directement des situations expérimentales artistiques[5]. Le rapprochement de la recherche artistique avec les sciences sociales, qui ont en commun avec les arts d’avoir à traiter d’éléments subjectifs difficiles à stabiliser, semble plus propice à développer la compréhension de beaucoup de choses dans les domaines propres aux activités artistiques.

On notera une certaine désespérance aujourd’hui chez ceux qui travaillent dans l’enseignement supérieur français. Ils déplorent le développement récent de logiques sauvages d’évaluation, centrées de manière perverse sur la recherche en terme quantitatif (publications, participations à des colloques, citations dans les ouvrages, etc.), ce qui ne va pas du tout dans le sens d’ouverture de la recherche vers l’instabilité de ce qui ne peut pas être prévu comme résultat. La recherche, dénuée de son contenu qualitatif intellectuel, devient un pur instrument de normalisation, en vue d’aligner les écoles sur une seule conception et surtout en vue de les comparer hiérarchiquement. La notion d’excellence se transforme en soumission à un certain nombre d’injonctions dictées par les politiques centralisatrices. C’est ce qui permet la répartition des crédits. Une autre injonction importante est celle qui exige de la recherche de ne se préoccuper que de ce qui est considéré comme utile à la société, notamment en encourageant l’établissement de rapports privilégiés avec les industries et le marché.

Ces démarches annoncent la disparition programmée des Sciences Sociales et de Humanités. Un certain nombre de disciplines dans les sciences sociales, les lettres et les arts sont prises dans cet étau, entre la nécessité de se conformer à des critères extérieurs à leur essence et d’avoir à se justifier constamment d’être d’utilité publique, ce qui les fragilise fortement et menace directement leur existence. En conséquence, il y a une tendance aujourd’hui dans les milieux universitaires à aligner la recherche sur ce qu’il y a de moins intellectuel dans l’enseignement. Les chercheurs sont ainsi fortement encouragés à se tourner vers des domaines pratiques, mais cela n’a rien à voir bien évidemment avec des préoccupations sur l’art.

La course à la reconnaissance quantitative dans la recherche produit aussi le recours à des « prêts-à-penser » et des « prêts-à-évaluer » qui deviennent vites des parcours obligés dans lesquels tout le monde a à se conformer et dans lesquels beaucoup de participants y trouvent des situations rassurantes et confortables. L’association des domaines réputés subjectifs tels que les arts avec des domaines scientifiques réputés objectifs, tels que par exemple les neurosciences, donne à penser à la fois que la recherche ainsi envisagée contribue au progrès de l’humanité et qu’elle permet l’accès à des preuves indéniables. La méthode scientifique appliquée fallacieusement aux arts devient une obligation sans laquelle personne ne peut prétendre revendiquer une légitimité en matière de recherche.

Les injonctions venues des instances européennes posent beaucoup de contraintes, mais elles ont aussi le mérite d’ouvrir de nouveaux espaces. En architecture, le doctorat n’a été mis en place que très récemment, on ne sait pas encore en quoi cela consiste exactement. Un canadien a tenté de décrire ce que c’est qu’une thèse en architecture. Il a observé quarante thèses et il en a dressé la cartographie par rapport aux éléments qui orientaient la recherche. C’est ce genre de démarche qui crée des ouvertures vers des espaces de création : comment créer votre propre grand livre d’architecture. A condition de ne pas tomber dans l’élaboration d’une sous-culture de l’entre-soi, comme c’est souvent le cas lorsque les méthodes et le langage priment sur les contenus. A condition aussi de respecter les petits objets de recherche, bien autant que ceux des grands espaces.

On a tout de même l’impression que la course au contrôle pourrait bien s’effondrer sur elle-même : avec la montée de la logique de critérisation et la société qui va de plus en plus vite dans la combinaison des choses et des matières, n’est-on pas arrivé à un point de rupture, à la fin d’un système ? Par définition, il sera de plus en plus difficile de continuer dans le même registre de la normalisation et des contrôles, car le système lui-même génère cette capacité à sortir des cases, à dépasser les cadres imposés. Pour des raisons d’efficacité, de questions sociales créées par le système, il est difficile d’imaginer que l’université puisse continuer très longtemps dans cette voie. Même si l’imagination technocratique peut faire durer très longtemps des systèmes absurdes, il est concevable que des remises en question dynamiques sont sur le point d’éclater, dans les institutions et aussi en dehors d’elles.

 

Les modèles de la recherche en tension.

1. Rapports aux autres champs disciplinaires

La recherche artistique ne semble avoir du sens que dans les perspectives où l’art n’est plus considéré comme autonome par rapport à la banalité de son environnement ordinaire. S’il s’agit de considérer que l’art doit continuer à préserver sa pureté vis-à-vis des conditions dans lesquelles il est produit (l’art pour l’art), la recherche ne peut pas venir ternir cet idéal. Dans cette posture, l’artiste n’a pas besoin de se consacrer à la recherche qui pourrait menacer la pureté de l’acte créatif, la recherche doit alors s’envisager comme extérieure à l’art, elle doit se contenter d’être contemplative de ses hauts faits. Ce n’est que dans les perspectives d’ouvrir les enquêtes sur les manières de pratiquer l’art, que s’ouvre alors de manière interne le champ de la recherche artistique : comment les artistes et autres éléments (humains et non humains) qui contribuent à la pratique des arts interagissent pour arriver aux résultats qui sont les leurs. Cette idée centrale d’interaction ouvre le champ de la réflexion artistique à des domaines tels que la sociologie, la psychologie, les sciences de l’éducation, les technologies, les politiques culturelles, l’interaction entre les arts, la littérature, la philosophie, etc. La recherche artistique semble avoir du sens si – à l’intérieur même de la pratique artistique – s’inscrit d’autres éléments provenant d’autres champs de pratique (hors arts). Mais dans les perspectives où un champ disciplinaire hors art vient colorer la recherche, il n’est pas normal que la recherche artistique se conforme en tout point aux règles mises au point en vigueur dans cette discipline importée.

C’est un des aspects positif des processus liés à l’obligation de développer la recherche dans les secteurs de l’enseignement supérieur qui jusqu’à maintenant l’ignorait : les collaborations avec d’autres groupes ou entités de recherche deviennent absolument nécessaires. Par exemple, en ce qui concerne les Ecoles d’architecture, le corollaire de la recherche c’est le partenariat dans le cadre de la création des UMR (Unité Mixte de Recherche). Une Unité Mixte de Recherche est une fédération de laboratoires. Le but est, pour pallier à la difficulté de se cantonner sur ses propres questions, d’aller chercher les questions posées par d’autres, et de construire des collaborations. Les projets supposent la présence de financements et de partenaires. Pour les Ecoles d’architecture cela pose des questions très intéressantes : vers qui aller ? Faut-il se tourner vers d’autres Ecoles d’architecture ? Ou vers les chercheurs qui existent sur le territoire proche mais qui sont bien différents, c’est-à-dire les écoles d’ingénieurs, les écoles universitaires, les écoles d’art ? Ces partenariats mènent vers des terrains très intéressants. Dans les Ecoles d’architecture, le projet architectural reste au centre des études et est nourri par quatre domaines : science de l’ingénieur, imagerie, histoire de l’art, et philosophie/ethnologie/sociologie. A ces domaines, il manque celui de l’écriture. L’architecture et l’écriture ont des choses à développer en commun, car dans les perspectives de la recherche la capacité à écrire est indispensable[6]. Toutes ces questions amènent de l’altérité, dans le cadre de domaines qui jusqu’ici restaient dans une certaine insularité.

2. Théorie et pratique.

La séparation entre la théorie et la pratique reste une représentation dominante dans les arts.

La recherche artistique est pensée comme concernant en premier lieu une réflexion sur les pratiques. Dans ce contexte, la pensée encore dominante est que la pratique (le tacite), domaine réservé des artistes, reste séparée du théorique (l’explicite). La pensée théorique est considérée comme analyse réalisée après coup, plutôt par des observateurs extérieurs. Dans les Ecoles d’architecture, depuis au moins vingt années, la séparation entre pratique et théorie était dominante : séparation entre les architectes et les ingénieurs, séparation entre les professionnels praticiens et les enseignants. Aujourd’hui, par injonction de l’Etat, cette séparation est remise en cause dans l’exigence d’une double compétence à laquelle il faut en outre ajouter la recherche. Pourtant le statut d’enseignant-chercheur n’existe pas encore. Depuis un an les Ecoles d’architecture ont une double tutelle, celle du Ministère de la Culture et de la Communication et. Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche.

Dans le cas de l’Institut d’Etudes Politiques de Lyon, c’est un endroit où il n’y a pas de praticien. Ici, l’injonction violente de l’Etat est qu’il faut former maintenant des praticiens, c’est-à-dire donner aux étudiants des perspectives de professionnalisation. On organise par exemple actuellement à l’Université Lyon II des cours d’entreprenariat en première année. On est en face d’un paradoxe savoureux lié à la recherche : à l’université, bastion des études théoriques, il y a injonction de former des praticiens, et dans les écoles d’architecture et d’arts, bastions des pratiques, il faut former des théoriciens. Dans les deux cas il s’agit de se mettre à faire ce que l’on ne faisait pas et que l’on ne sait pas faire.

3. Le statut du texte écrit.

Il y a un flottement étonnant dans le fait que la mise en mot, l’écriture du texte, est une pratique qui peut soit être créative, soit se contenter d’être un outil d’explicitation. La mise en mot est-elle directement partie prenante des processus de recherche ou de production artistique, ou bien seulement l’outil d’une présentation descriptive ou spéculative du contenu de cette recherche ou production artistique ? Dans les conceptions usuelles de la recherche universitaire la mise en mots des résultats tend à être exclusivement considérée comme un processus séparé du contenu et de toute élaboration créative. L’application mécanique des concepts empruntés à la recherche scientifique pour pouvoir justifier l’existence de la recherche artistique, crée une tournure d’esprit bizarre : l’art crée de l’innovation qui va directement être injectée dans les circuits intellectuels. Ce qui ne peut être explicité par des mots crée des formes d’éloignement, d’exclusion, certains modes d’innovation devenant par ce biais exclus du champ de la recherche. Les discours autour des conditions de la pratique artistique, notamment chez Bruno Latour, viennent surplomber des formes d’innovation qui ne peuvent être articulées en mots, les mots arrivent après coup. Dans ce schéma de pensée, si on fait de la recherche fondée sur des pratiques artistiques, le langage se situe après (la mise en mots, la prise du crayon ou de l’ordinateur), et de ce fait ne fait pas partie du processus de recherche, mais seulement de sa restitution.

Cette séparation entre les processus créatifs de la recherche et leur communication par le biais du texte doit être questionnée de deux manières. D’une part la mise en mots créative peut devenir un outil s’insérant au cœur même du processus de recherche : on pense aux conférences de John Cage[7] qui textuellement n’explicitaient pas grand chose, mais qui décrivaient dans leur forme même les processus d’élaboration des compositions musicales de l’auteur. Par les conférences, on avait un accès direct aux procédures expérimentales de l’auteur, ses modes de pensées, mais sans passer par ce que la narration du texte pouvait raconter. D’autre part, la communication des contenus de la recherche peut utiliser des médias différents des textes : films, vidéos, paroles enregistrées, graphismes, sons, images.

Il y a tout un ensemble de termes derrière le mot recherche qui vient en compliquer sa mise en œuvre effective : « innovation », « aspects scientifiques », « discours », etc. Y a-t-il une déperdition quand le discours vient après ? Les conférences de Cage, ne sont ni moins ni plus de la recherche que ses œuvres musicales. Le critère “discours” ne suffit pas à définir la recherche, ou celui de “science”, parce que c’est tout un ensemble de choses qu’il convient de convoquer. On ne peut donc pas procéder à partir d’une seule entrée. Ce qui est compliqué est de tisser tous les éléments les uns avec les autres.

 

La recherche artistique – Pistes de réflexion

1. La recherche à travers l’élaboration de l’acte artistique.

L’énigme principale qu’il faut résoudre concerne la situation de l’artiste dans la société d’aujourd’hui : la recherche est-elle une obligation inhérente à l’acte artistique aujourd’hui ? Et, si la réponse est positive, comment la recherche se distingue-t-elle de l’acte artistique ? Dans les perspectives d’une coexistence des temps historiques qui est un des aspects important de la société des communications électroniques, il est tout a fait possible de continuer à considérer que l’art autonome – celui tourné exclusivement vers la production de l’œuvre en dehors de toute considération circonstancielle et contingente –occupe encore une place importante dans le champ des pratiques. Mais les possibilités offertes par les nouveaux medias changent aussi profondément la donne de l’accès aux pratiques artistiques en les facilitant considérablement et en permettant aux amateurs de créer leurs propres moyens de production. Ces amateurs ont du temps – que souvent les professionnels ont du mal à libérer – pour mener une réflexion sur leur pratique ou pour se mettre dans des conditions d’expérimentation. Les enjeux de l’obligation des prestations sur scène – le spectacle vivant – en sont modifiés : des processus limités à des groupuscules, sans finalité d’œuvres achevées, sans la présence obligée d’un public extérieur contemplatif, deviennent possibles. Dans ce type de contexte, il est possible d’envisager que la recherche devient inhérente à la pratique, car vient se mêler aux logiques de production d’objets artistiques, celles de l’interactivité des participants entre eux et de celle des participants avec les matériaux en présence.

Plusieurs facteurs contribuent à identifier la recherche artistique aux processus pratiques. La recherche liée à l’enseignement artistique mène directement aux actes artistiques pratiques : il n’y a pas d’action pédagogique sans un effet direct sur la pratique artistique, sur les manières d’envisager la production matérielle des objets artistiques, et en conséquence sur leur plasticité même ; et vice-versa une pratique donnée menant à des résultats artistiques particuliers implique toujours des méthodes de transmission des savoirs pour y parvenir. Dès qu’on se préoccupe d’enseignement, on s’aperçoit combien l’on s’est peu inquiété jusqu’à maintenant des pratiques effectives, des processus menant aux productions artistiques, de tout ce qui se passe avant l’émergence de l’œuvre.

2. Modèles alternatifs de recherche

D’autres modèles que ceux en vigueur dans le monde universitaire doivent être pris en considération, notamment ceux qui ont déjà été élaborés par des figures telles que Bruno Latour, Antoine Hennion et Isabelle Stengers. Malgré le fait que depuis une vingtaine d’année nous devons faire face à un mouvement à moyen et long terme de normalisation de la recherche, d’autres modèles peuvent être envisagés si l’on s’en tient à un contenu intellectuel indépendant. Mais il n’est pas évident de s’emparer de ces modèles pour réaliser, à la marge des institutions, quelque chose de différent tout en utilisant les mêmes termes. Il n’y a pas d’autres alternatives que de créer des poches de résistance en utilisant une diversité de modèles. Les poches de résistance sont rendues nécessaires face à la très grande complexité de la mondialisation et les défis qu’elle pose aux grands modèles démocratiques. La désindustrialisation a atteint des proportions incroyables, le mouvement ouvrier a disparu en moins de vingt ans. Il faut absolument des lieux et des circonstances qui permettent au gens de maintenir un esprit de résistance pendant au moins un certain temps. Il va falloir du kaïros, de l’à-propos, en se saisissant de toutes les occasions qui peuvent se présenter.

La question des marchés et de leur place dans le contrôle de la production artistique pèse de plus en plus. En même temps, les marchés ont réussi à libérer et diffuser des techniques qui permettent des inventions alternatives, ce que les musiciens du sérail ne sont pas arrivés à faire. Il est important de pouvoir développer un travail de réflexion sur les outils de diffusion, sur les logiciels, sur les questions que posent les marchés en vue de développer des logiques de politiques publiques alternatives.

Une institution telle que le Cefedem Rhône-Alpes reste déterminée par le contexte professionnel du milieu dans lequel elle évolue. Les musiciens sont beaucoup moins préoccupés des questions de recherche que les acteurs des autres domaines artistiques. On assiste chez les musiciens à un fort retour à un corporatisme dépassé. Vis-à-vis des normes de la définition du musicien dans le milieu professionnel, le développement du Cefedem comme lieu de questionnement de ces normes était tout à fait improbable. Cette poche de résistance a permis à beaucoup de gens d’inventer leur démarche d’action. Aujourd’hui, un des domaines de résistance possible est de ne pas se limiter à la formation à l’enseignement, mais de se tourner vers celle des musiciens eux-mêmes au cœur de leurs pratiques à la fois de transmission et d’élaboration de leur art : une pensée réflexive sur la musique et sur l’art, sur l’accompagnement des pratiques amateures, sur cette double logique sociale et artistique qui sous-tend ce que font réellement les musiciens dans la société. On peut ainsi revendiquer une démarche singulière.

3. Obstacles administratifs

Il y a un paradoxe étonnant entre la réalité des institutions d’enseignement artistique et l’injonction d’y développer la recherche et la pensée intellectuelle. Toutes les écoles d’art doivent faire face à des coupes sombres, tous les secteurs de pratiques ont fait beaucoup d’efforts. L’incitation à faire de la recherche se développe dans un cadre qui reste d’une grande rigidité et sans qu’il y ait le moindre moyen mis à disposition pour y répondre. Dès que de nouveaux projets pédagogiques sont proposés, alors qu’ils n’ont rien d’exceptionnels ou même d’expérimental, mais qui sont proches des réalités de ce qu’il est possible de faire, de nombreux obstacles, des bâtons dans les roues, se manifestent. Les écoles sont particulièrement à la traîne par rapport aux nouvelles technologies (vidéo, droits à l’image, questions de diffusion), et le peu d’outils qu’elles sont capables de développer ne sont pas mis à la disposition de la communauté des étudiants et des enseignants. Dans le domaine des musiques actuelles, il existe à Copenhague un département « incroyable » : des espaces remplis des technologies les plus à la page mis à la disposition des usagers. Pourtant ce département travaille directement en collaboration avec les maisons de disques qui imposent leurs critères, ce qui ne peut pas être le rôle des institutions publiques. Dans le service public de l’enseignement de la musique, les participants ne sont pas là pour obéir au marché, pour produire des groupes conformes à ses règles et pour sortir des produits commerciaux. Le service public a le devoir d’apporter sa propre vision indépendante. Les gens sont encouragés à faire des choses nouvelles, mais dès qu’une proposition se formule elle se heurte à la rigidité des cadres. La seule chose qu’on ne sait pas faire, c’est changer les cadres.

4. La question des lieux de recherche et des publications.

On voit l’importance de l’existence de lieux de recherche, en vue précisément de pouvoir faire évoluer les cadres rigides qui viennent d’être mentionnés. Il est très important pour un groupe de recherche d’avoir un endroit adéquat et de le faire fonctionner : c’est lié à la question du temps disponible et des capacités à attirer des moyens financiers. Pour que la recherche artistique ait une raison d’être, les démarches militantes ne suffisent pas. Il convient aussi d’avoir la capacité de développer des formes de visibilité associées à l’expression publique des pratiques (la scène, l’enseignement). Comment faire pour que l’ensemble de ce qui est découvert, mis à jour, puisse être entendu quelque part comme un élément dont on ne peut pas ne pas tenir compte. Pour que cette recherche-résistance puisse exister, il faut déterminer les conditions capables de faire bouger les contraintes posées par le cadre des institutions ? Comment faire en sorte que les recherches soient valorisées et puissent passer le cap de la confidentialité, de l’entre-soi ?

L’importance est de fabriquer des traces. La résistance passe par l’existence, par le « faire exister », elle implique donc des publications qui rendent compte des différentes facettes de l’endroit où l’on se trouve. L’absence dans le milieu des musiciens d’une association qui puisse défendre autre chose que des objets traditionnels, voire réactionnaires, se fait cruellement sentir. Pourquoi est-ce si difficile de fédérer les points de vue qui ne sont pas dans cette veine ? Comment sortir de l’isolement ? C’est en marchant qu’on trouve le mouvement.

Ceux qui existent dans un lieu institutionnel pensent souvent que les choses possibles ne peuvent qu’être envisagées hors des institutions. Mais ceux qui sont en dehors souffrent de l’isolement et de l’anonymat de la pléthore d’informations. Un lieu public, quel qu’il soit, a le mérite d’exister, il donne à la marge toujours des possibilités. Cela a été la chance du Cefedem de pouvoir développer un lieu indépendant des conservatoires et des universités. Le collectif PaaLabRes espère que l’espace numérique PaaLabRes qui est en train d’être développé sera en quelque sorte l’équivalent du lieu qui pour l’instant n’existe pas. Enseigner la Musique a été un outil essentiel pour la diffusion des pratiques développées au Cefedem et autres endroits associés.

 

L’élargissement de la recherche

1. La recherche avant le doctorat.

Dans les milieux universitaires, on considère que la vraie recherche commence au doctorat. Pourtant, l’idée qu’on peut faire de la recherche dès le début des études supérieures, ou même avant cela est tout à fait viable. Plusieurs lieux en Europe et dans le monde ont pu faire cette expérience avec succès[8]. Introduire la recherche dès le premier cycle d’enseignement supérieur est une manière de refuser que les lois du marché définissent ce qu’on doit attendre des étudiants à la sortie. Le Recteur de l’Université de Lille relatait récemment[9] qu’aujourd’hui les sciences sociales et les arts ne sont plus des outils à acquérir pour briller dans les salons, mais deviennent tout à fait indispensables pour dépasser le fait que la machine, dans les sciences dures, va être capable de faire toutes les choses possibles à la place de l’homme. En musique, les définitions historiques des métiers s’écroulent : on ne sait pas à quoi exactement on forme les étudiants. Il s’agit de former les musiciens non pas à une technique préétablie, mais à la recherche afin qu’ils puissent avoir un point de vue plus distancé sur leurs actions. Ils pourront ainsi être capables de continuellement réinventer leurs pratiques, plutôt que de se contenter de reproduire des modèles figés. Cela crée une autre logique de résistance : on ne peut plus imaginer ce que le métier sera demain, mais il faut aussi réaliser que « le métier inventé par les contemporains » n’a jamais existé, il s’invente toujours au gré de l’histoire.

Dans le cadre de l’élargissement du concept de recherche à des contextes assez différents de celui limité des études doctorales et des laboratoires reconnus, il convient de distinguer trois niveaux dans le cadre de l’enseignement : a) la recherche formelle du doctorat universitaire et des laboratoires ; b) la préparation à la recherche qui concerne l’enseignement supérieur dans son ensemble ; et c) l’apprentissage par la recherche qui peut s’envisager à n’importe quel niveau, y compris celui des enfants débutants. Et il faut en outre réaliser que ces trois niveaux se distinguent elles-mêmes de postures expérimentales qui s’expriment aujourd’hui dans beaucoup de domaines. De nombreuses approches de ce type existent à la fois dans les institutions d’enseignement, sur les lieux de travail, dans la vie quotidienne et dans les pratiques artistiques, qu’on peut qualifier de « pratiques réflexives ».

2. La recherche avant et en dehors de l’enseignement supérieur

Dans le cadre des écoles de musique (enseignement spécialisé primaire et secondaire), on peut être surpris de la présence de groupes de haut niveau dont les demandes ne concernent pas des lieux pour répéter, ou des supports de production technique ou publicitaire. Ils viennent dans ses établissements publics spécifiquement pour travailler à des projets de recherche, se situant en dehors de toute considération d’acquisition d’un métier particulier. Ces projets sont très souvent centrés sur la rencontre des esthétiques et des différentes manières de pratiquer la musique.

Aujourd’hui, dans les écoles de musique, il existe beaucoup de programmes d’études (en cours d’expérimentation) dans lesquels les élèves sont sollicités dans des situations collectives à apprendre des choses spécifiques de manière active par tâtonnements et essais, dans une temporalité très différente de celle qui est traditionnellement mise en œuvre et dans une variation diversifiée des situations d’apprentissage[10]. Dans ces programmes, la recherche est corollaire inextricablement de l’apprentissage, non seulement du côté de l’encadrement des enseignants qui ont à continuellement redéfinir leurs actions par rapport aux contextes donnés par les élèves, mais aussi du côté de la mise en recherche des élèves eux-mêmes. L’idée de recherche est une posture qu’on assume au quotidien, elle n’est pas qu’un accès prétentieux au formalisme et cela change complétement le sens des études artistiques. Il s’agit de former des praticiens éclairés et capables de mener des actions inventives de manière autonome. On caricature souvent les exécutants comme incapables de chercher, mais, pour prendre un exemple, un modèle aujourd’hui existe dans la revitalisation des musiques anciennes où il y a un vrai travail collectif d’interprétation et de recherche en acte. Il est donc possible de partir d’une affirmation que ce que l’on est en train de faire est de la recherche.

Il y a une forte nécessité de pouvoir documenter ces nombreuses nouvelles manières d’envisager l’enseignement dans les écoles de musique, les praticiens doivent être encouragés à écrire des textes, produire des vidéos, utiliser tous les médias possibles pour que puisse être développées une connaissance collective qui nourrirait la réflexion sur les pratiques. Cette documentation aiderait à préciser ce qu’est la recherche artistique, il y a d’ailleurs une attente forte dans le monde artistique pour la diffusion de tels documents.

3. La recherche hors normes

On constate qu’il y a beaucoup d’activités de recherche qui sont faites par des gens qui n’en parlent jamais, qui n’écrivent pas une ligne à leur sujet. Cela ne les empêchent pas d’inventer des choses qui ne vont pas forcément dans le sens de l’innovation telle qu’elle est envisagée dans les instances ministérielles. Comment peut-on rendre compte de ce qui reste un point aveugle ? Porter à la connaissance ces pratiques serait une manière de rétablir le sens qu’on peut donner à la démocratie. En effet, il y a une injustice qui se manifeste dans les nombreuses clôtures instituées pour contrôler l’accès à la recherche : dans la musique l’oreille absolue, la dictée, la sonorité standardisée, etc. Ce n’est pas comme cela que cela fonctionne dans la réalité, car il y a plein de gens dont la pratique ne correspond pas à ces normes. Ceux qui se sentent légitimes pour parler de leurs pratiques, et qui sont disposés à le faire, ne le font pas forcément, pour des raisons qu’ils ont bien pesées. Ceux qui veulent en parler, le font parce qu’ils ont des idées derrière la tête. Derrière leurs démarches, il y a des stratégies sociales. Il convient de bien déterminer pourquoi on fait les choses, de reconnaître quelles stratégies sont à l’œuvre, de les assumer pleinement, de les rendre publiques. Il faut faire tomber les murs, ne pas penser qu’on réfléchit comme cela en l’air, hors contexte, sans la présence d’objectifs stratégiques, d’expliciter ce que l’on est prêt à défendre.

Compte-rendu réalisé par Jean-Charles François — 2015

Post-scriptum à la soirée débat :
Lieu de débat PaaLabRes « Recherche artistique »

A la suite du débat organisé le 2 novembre sur la recherche artistique plusieurs questions restent à éclaircir ou à débattre. Nous proposons un forum d’échange portant sur les questions suivantes :

  1. Dans quelle mesure les pratiques artistiques aujourd’hui nécessitent des démarches de recherche inhérentes à leurs actes, tout en restant distinctes ?
  2. La question des méthodes et des critères spécifiques à la recherche menée par les praticiens eux-mêmes par rapport à leurs propres pratiques artistiques.
  3. La question d’une forte représentation dans les esprits d’une dichotomie pratique/théorie. La distinction entre recherche fondamentale, intellectuelle ou formelle (réputée théorique) et formation professionnelle (réputée pratique) ne vient-elle pas créer plus de confusion dans ce débat entre pratique et théorie (pratique de la théorie et théorie implicite des pratiques) ? Est-ce que le questionnement sur les pratiques artistiques – professionnelles ou autres – est du domaine du théorique ? Peut-il se faire séparément d’exemplifications pratiques ?
  4. Questions concernant l’utilité de la recherche artistiques : le degré entre l’utilité d’une activité de recherche pour un groupe d’humains donné et le fait que si les choses sont définies en tant qu’utiles dès le départ d’une recherche artistique ou fondamentale, on se refuse à accepter des résultats imprévisibles. Faut-il faire une distinction entre « utilité » et « utilitarisme » ?
  5. Questions concernant le statut des textes écrits en rapport avec la recherche et la création artistique ? Dans quelle mesure font-ils partie de la recherche elle-même ? Dans quelle mesure ils ne sont que les outils de communication des résultats de la recherche ?
  6. Les contradictions entre les parcours d’études souvent très orientés vers des travaux individuels et les logiques collectives des laboratoires.

Par ailleurs des récits d’expérience seraient les bienvenus en rapport avec cette notion de recherche artistique. La description de contextes dans lesquels les champs disciplinaires sont en interactions, notamment dans la confrontation des arts avec les sciences, aurait pour ce forum un grand intérêt.

PaaLabRes accepte de considérer pour le débat les contributions très brèves (6 lignes par exemple) tout autant que les textes plus longs (une page). Les articles de recherche seront considérés comme publication éventuelle en dehors du « lieu de débat ».

PaaLabRes est en charge des processus de présentation et d’édition des contributions dans un esprit d’échange. Différents types de rencontres et d’interactions seront organisées pour continuer le travail sur ces questions.

 


[1] Le Cefedem Rhône-Alpes, Centre de Formation des Enseignants de la Musique a été créé en 1990 par le Ministère de la Culture et de la Communication pour organiser les études de Diplôme d’Etat de professeur de musique au sein de l’enseignement spécialisé (écoles de musique et conservatoires). Le Cefedem installé en région Rhône-Alpes (à Lyon) a développé une publication de recherche, Enseigner la Musique, et à créé un Centre d’étude sur l’enseignement des pratiques artistiques et leur médiation culturelle. Voir le site : cefedem-rhonealpes.org

[2] Le collectif PaaLabRes, Pratiques Artistiques en Actes, Laboratoire de Recherches, a été créé en 2011 par une dizaine de musiciens travaillant dans la région lyonnaise, en vue de mener des activités réflexives sur leurs propres pratiques, incluant à la fois les logiques de production artistique et celles de transmission, les logiques de recherche et celles de la libre réflexion.

[3] Texte informel non publié de Jean-Charles François, 2012.

[4] Voir La Recherche en art(s), sous la direction de Jehanne Dautrey, Ministère de la Culture et de la Communication, Paris : Editions MF, 2010.

[5] Voir Experimental Systems, Future Knowledge in Artistic Research, Michael Schwab (ed.), Gand, Belgique : Orpheus Institute, distribué par Leuwen University Press, 2013. Cette série d’articles est centrée sur les travaux de Hans-Jörg Rheinberger, Directeur au sein du Max-Planck Institute du département d’histoire des sciences portant sur l’épistémologie de l’expérimentation.

[6] Par exemple, l’Ecole d’architecture de Saint-Etienne est en train de développer un parcours avec l’ENS de Lyon, entre architecture et écriture.

[7] Voir John Cage, Silence, trad. partielle Monique Fong, Denoël, coll. Lettres Nouvelles, 1970 et 2004; nouvelle traduction intégrale Vincent Barras, Héros-Limite, 2003, rééd. 2012.

[8] Voir notamment The Reflexive Conservatoire, Studies in Music Education Eds. George Odam et Nicholas Bannan, Londres : Guildhall School of Music & Drama et Aldershot, Angleterre : Ashgate Publishing Limited, 2005. Le Cefedem Rhône-Alpes dans son programme menant au Diplôme d’Etat (Bac+2) a centré les études sur les projets d’étudiants dans les domaines artistiques, pédagogiques et réflexifs (écriture d’un mémoire) ; voir à ce sujet Jean-Charles François, Eddy Schepens, Karine Hahn, Dominique Clément, « Processus contractuels dans les projets de réalisation musicale des étudiants au Cefedem Rhône-Alpes », Enseigner la Musique N°9/10, Cefedem Rhône-Alpes, pp. 173-94.

[9] Conversation privée avec Jacques Moreau, directeur du Cefedem Rhône-Alpes, 2015.

[10] L’ENM de Villeurbanne est un des lieux très actifs allant dans ce sens, notamment avec le programme EPO mis en place par Philippe Genet, Pascal Pariaud et Gérald Venturi, et celui du département Rock avec Gilles Laval.