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Nicolas Sidoroff – Français

 

Access to the English translation: “You said… Edge?” (Nicolas Sidoroff – English)

 


 

Vous avez dit… lisière ?

Nicolas Sidoroff (janvier 2021).

Sommaire :

Quelques occupations (d’où je parle)
Avec des multiples « mi-temps »
En termes d’aventures musicales

À propos de lisières
Emmanuel Hocquard…
…et une ta/âche…
…blanche.
Donc des vigilances à avoir

Habiter une, des lisières ?
Être musicien et danseur
Créer en situation, exemple d’une sonorité de roulèr
Cette sonorité de roulèr en interactions
Quelques musiques de l’île de la Réunion

Références

 


 

Quelques occupations (d’où je parle)

Je suis musicien>militant<chercheur… Mes deux occupations principales, faire de la musique et de la recherche, sont reliées. Elles relaient et contribuent à des pratiques de transformations sociales que je souhaiterais, que l’on souhaiterait émancipatrices. Je suis obligé de passer à un « on » qui rassemble plusieurs groupes et collectifs au travail dans trois dimensions co-extensives : une critique des systèmes de domination, une construction d’alternatives et une critique de ces mêmes alternatives… Les pratiques musicales sont le domaine dans lequel j’ai le plus de connaissances des dominations et alternatives, et dans lequel j’ai grand plaisir à m’impliquer ; et les pratiques de recherche m’outillent joyeusement pour développer à la fois critiques et alternatives.

Avec des multiples mi-temps

Je me présente souvent en addition de « mi-temps » (pas uniquement parce que cette expression désigne aussi la pause et des moments informels entre deux parties !). Ainsi, j’arrive à avoir plus de deux demi-temps… Cela dit que 1/ « ça déborde ! », que 2/ aucun mi-temps prend exclusivement tout mon temps, et que 3/ des éléments se retrouvent à la fois dans l’un et l’autre. Le fait d’être dans un de ces « mi-temps » ne veut pas dire que les autres sont mis de côté ou en sommeil. Le jeu n’est pas à somme nulle où chacun·e[1] aurait tant de points d’énergie à répartir ici ou là (comme si un « ici » ne pourrait pas être « là » aussi). C’est en fait très différent : de nombreuses activités participent en plein à tel mi-temps, et aussi à tels autres.
Ainsi, avoir trois mi-temps me paraît dire mieux ce que je vis que d’avoir un temps plein et demi, même si mathématiquement cela semble identique. La troisième mi-temps est souvent une manière de décrire les temps informels si importants qui suivent un moment plus explicite et identifié, souvent plus officiel et réglé. Et s’il y en a une troisième, où est la quatrième, celle des rangements, du retour chez soi, du bilan, etc. ? Le chiffre « 3 » m’évoque une multiplicité, des interactions, une ouverture. J’y vois et ressens plus de joies que dans la formulation « temps plein et demi ». Même si celle-ci évoque une globalité intéressante (c’est bien moi à chaque fois), elle me semble mettre l’accent aussi plus directement sur une unicité fermée, la fatigue pesante et le débordement douloureux. C’est-à-dire que cette expression « mi-temps » que j’utilise est symbolique. Elle ne dit rien du temps réel passé à, de la charge de travail demandée par, de la régularité et des formes d’intensité, du ou des statuts, du ou des contrats de travail associés. Par exemple, le Décret n°84-431 du 6 juin 1984 « fixant les dispositions statutaires communes applicables aux enseignants-chercheurs », il est écrit « Les enseignants-chercheurs ont une double mission d’enseignement et de recherche. » [art. 2] ; et la description du temps de travail s’explicite ainsi :

Le temps de travail de référence, correspondant au temps de travail arrêté dans la fonction publique, est constitué pour les enseignants-chercheurs :
1° Pour moitié, par les services d’enseignement (…)
2° Pour moitié, par une activité de recherche (…) [art. 7]

Dans un même emploi, il est donc fait mention de deux « moitiés » de temps.

Un de ces « mi-temps » correspond à mon travail de formateur-chercheur au Cefedem[2] Auvergne Rhône-Alpes (un mi-temps contractualisé comme tel, mais l’activité réelle fait beaucoup plus). Je travaille principalement dans le programme de Formation diplômante en cours d’emploi. Nous formons par la recherche au DE (Diplôme d’État, équivalent L3) de « professeur de musique », professeur·e de l’enseignement musical spécialisé, c’est-à-dire dans les écoles de musique de toutes formes, dont les conservatoires.

Et dans quelques autres « mi-temps », je mène des recherches (par exemple avec le collectif PaaLabRes). Dans ces mêmes temporalités, je suis doctorant à l’Université Paris VIII, Vincennes à Saint-Denis, en sciences de l’éducation, dans le laboratoire Experice (Centre de Recherche Interuniversitaire Expérience Ressources Culturelles Éducation), sous la direction de Pascal Nicolas-Le Strat. Je travaille sur les pratiques musicales et sur la manière dont plusieurs personnes font de la musique ensemble, notamment autour des questions de coopération et de division du travail [2018b]. Dans cette université, entre étudiant·es, on a constitué le Collectif-en-devenir, pour se serrer les coudes, faire collectif dans nos recherches et travailler l’université selon nos expériences et nos idées [2016, par exemple]. Et en lien avec cette entrée dans un parcours universitaire, je participe au réseau des Fabriques de sociologie : « espace de recherche en sciences sociales qui associe des acteurs d’horizons différents (sciences sociales, militantisme, architecture, intervention sociale, littérature, activisme, éducation, santé…) ».

Cette exposition en multiples « mi-temps » est une manière de décrire ma traversée assez continuelle et joyeuse de « murs » entre des catégories qu’un certain nombre de personnes séparent. Par exemple, dans des petites configurations scéniques, il m’arrive très souvent et depuis longtemps de faire le son du groupe en même temps que de jouer de la trompette dans la section de cuivres. J’ai donc plutôt l’impression d’habiter assez régulièrement des « lisières », c’est pourquoi cette notion a fortement résonné et raisonné. J’ai ainsi construit l’expression « noyau à lisières » qui me permet

en premier lieu d’évacuer radicalement des représentations en boîtes rigides à frontières ou en cases limitantes et excluantes. (…) [pour] Regarder les pratiques musicales comme interaction et articulation de six « noyaux à lisières », chacun correspondant à une famille d’activité : création, performance, médiation-formation, recherche, administration, technique-lutherie. [Sidoroff, 2018b, p. 265]

En termes d’aventures musicales

Pour ce qui concerne les pratiques musicales, je joue principalement dans deux collectifs qui sont deux aventures d’une vingtaine d’années aujourd’hui.
Le premier (parce que le plus ancien même s’il est difficile de dater un commencement) peut se qualifier de « post-improvisation » : de la musique pas forcément improvisée mais rendue possible parce que nous aimons et pratiquons l’improvisation dans différents contextes. Le type de musique se rapproche du style downtown. Disons pour aller un peu vite : musique expérimentale et ouverte (voir par exemple les aventures Miss Goulash[3] et Spirojki, ou alors le projet « Bateau Ivre » de gsubi). L’expression a son origine dans la ville de New York, mais beaucoup de gens jouent cette musique downtown sans habiter New York. Et c’est la deuxième génération qu’on appelle Downtown II. Je me suis approprié progressivement ces termes, en commençant par les écoutes (émerveillées) des galaxies autour de John Zorn et Fred Frith (pour ne prendre que les figures les plus connues), puis la découverte des ressources de la Downtown Music Gallery de New York[4] etc. Et seulement ensuite, j’ai découvert les deux articles de George Lewis (Improvised Music After 1950 [1996] et sa « Postface » [2004][5], traduit dans la première édition du site PaaLabRes) puis celui de Kyle Gann [2012] qui présentent conceptuellement et historiquement ces termes.
Dans ma manière personnelle d’aborder cette musique downtown II, je me suis construit une première génération d’aîné·es et d’ami·es à partir de laquelle je suis parti en musique et en recherche. Illes sont intimement relié·es à l’apparition du free-jazz et tous ces antécédents développements musicaux et politiques. Voir par exemple l’AACM de Chicago, Association for the Advancement of Creative Musicians racontée par le même George Lewis [2008 ; Pierrepont, 2015]. Pour moi, la génération suivante, celle qui correspond plus à mon âge et parcours, est en fortes liaisons avec les pratiques libertaires du hardcore post-punk.

Mon autre grande aventure collective vient de l’île de la Réunion. J’en parlerai plus longuement dans la suite, après avoir fait un détour par la notion de lisière.

 

À propos de lisières

Emmanuel Hocquard…

Mon projet de recherche doctorale a pour titre : « Explorer les lisières d’activité, vers une microsociologie des pratiques (musicales) » [Sidoroff, 2018b]. Ce terme de « lisière » m’est apparu extrêmement intéressant dans un article d’Emmanuel Hocquard sur la traduction. Celui-ci est un fabriquant de poésie, au sens multiple d’écrivain, éditeur, traducteur, lecteur public, organisateur, enseignant, etc. Dans cet article, il distingue trois conceptions de la traduction au regard de la limite (la « conception réactionnaire » où la traduction ne peut que trahir), de la frontière (la « conception classique » où la traduction passe d’une langue et culture dans une autre) et la lisière (conception qui « fait de la traduction […] une haie entre les champs de la littérature »). [2001, pp. 525-526].

J’ai partagé cette dernière notion dans cet article après une séance de rencontrimprovisation le 24 avril 2019, avec Yves Favier et György Kurtag, et aussi Jean-Charles François et Gilles Laval de PaaLabRes (ceux-ci étaient déjà plus au courant de mes recherches appuyées sur ce terme compris ainsi). Dans le cadre d’une première rencontre, nous avons joué et discuté au départ des parcours de chacun. Puis nous avons partagé un repas (merci Jean-Charles ;-)) et la vaisselle, etc. ; des dispositifs et des attentions tout autant essentielles que la vérification de la présence d’enceintes sonores et de papier-toilettes, etc.
Et après cette journée, nous voici tous dans cette édition, voir notamment la page-collage « Lisières ».

Je reprends ci-dessous quelques passages déjà publiés, en complétant sur un aspect.

…et une ta/âche…

Je travaille sur les notions de « frontière » et de « lisière » entre différentes activités. (…) Une frontière se franchit au sens épais et consistant du terme, une partie du corps puis l’autre, plus ou moins progressivement. Ce corps a une épaisseur, on est d’un côté et de l’autre d’une ligne ou d’une surface qui fait frontière à un moment. Cela peut créer un balancement, comme des allers-retours en matière de poids du corps au-dessus de cette ligne ou de chaque côté de cette surface, sans déplacement des pieds. Comment passe-t-on une frontière entre plusieurs activités : que se passe-t-il quand je change de « casquette », par exemple entre un espace-temps où je suis compositeur et un autre où je suis régisseur son ? [Sidoroff, 2018a, p. 50]

Emmanuel Hocquard qualifie la lisière de : « tache blanche ». Assez longtemps, j’ai compris et lui ai fait dire « tâche blanche ». L’accent circonflexe avait beaucoup de sens, en évoquant à la fois le travail à faire (par la tâche) et un espace à explorer caractérisé par sa situation entre les choses (par l’adjectif légèrement substantivé de « blanc »). Derrière cela, je comprenais, et comprends encore, une invitation à venir habiter, parcourir et pratiquer de tels espaces. La « tache blanche » est très présente dans les travaux d’Emmanuel Hocquard : elle évoque les endroits inexplorés des cartes géographiques<1997, §2-§3>, où l’on ne pouvait pas encore savoir ce qu’il fallait écrire ni dans quelles couleurs. La « traduction tache blanche » pour lui, une « activité tâche blanche » pour moi, c’est créer des « zones inexplorées (…), c’est gagner du terrain »<1997, §4 et 6bis>. Dans mes habitudes de vocabulaire, je dirais aussi : créer du possible. [Sidoroff, 2018b, pp. 263-264]

…blanche.

Après ces premiers éléments sur les mots « tache » et « tâche », il est nécessaire de s’attarder sur ce mot « blanche ». Il est aussi à explorer… L’adjectif comme le substantif « blanc » est au cœur d’une belle ambivalence entre le plein et le vide, l’addition et le manque, et ils nous obligent à une pensée décoloniale ; obliger au double sens de nous mettre dans la nécessité de, et de nous rendre service.
La couleur « blanche » qualifie ce « qui, combinant toutes les couleurs du spectre solaire, a la couleur de la neige, du lait, etc. » [Cnrtl I.A.1]. Nous voyons ces couleurs se décomposer avec un prisme, ou avec des gouttes d’eau donnant alors un arc-en-ciel, ou encore en regardant la surface d’une bulle de savon. Le code de couleur RGB hexadécimal du blanc est #ffffff, c’est-à-dire tous les curseurs rouge, vert et bleu au maximum. C’est la même chose dans le domaine sonore : un bruit « blanc » se compose de façon égale de toutes les fréquences de l’audible, de l’ensemble du spectre sonore audible avec la même énergie pour chacune des fréquences. Mais une « voix blanche » vient désigner une voix sans timbre à laquelle il manque quelque chose… Un « chèque en blanc » est à la fois vide parce qu’à remplir, et plein de promesses possibles parce que justement on peut le remplir !
Le Dictionnaire historique de la langue française (DHLF) explique : « De bonne heure, l’adjectif se charge de la valeur symbolique de "non terni, pur" (…) Il réalise la valeur négative de "manque" dans un certain nombre d’emplois. » Pendant un discours, un « blanc » désigne un silence, comme un vide qui peut laisser penser les participant·es. C’est aussi l’espace libre, l’interligne qui organise un texte dans une page qu’on qualifie de blanche quand elle ne porte pas encore de traces. L’expression « nuit blanche » dit l’absence de sommeil ou le surcroît d’activités. C’est aussi le cœur d’une cible de tir et par extension la cible elle-même, comme dans l’expression « tirer au blanc », mais « tirer à blanc » c’est pour de faux, alors que « couper à blanc » comme « saigner à blanc » qualifient plutôt le fait d’aller jusqu’au bout et de ne rien laisser. Le mot « blanc » est donc riche dans un contexte d’invitation à explorer…

D’autant plus que « Blanc·he » peut désigner le fait d’appartenir à la race blanche fabriquée par le racisme. Par exemple, le Littré définit l’adjectif « blanc » aussi par la couleur de la neige et du lait. Il ne précise pas la combinaison des couleurs du spectre solaire, ce qui est compréhensible dans le contexte historique d’un dictionnaire de la fin du XIXe siècle. Contexte historique à prendre aussi en compte lorsqu’il écrit pour le substantif : « un blanc, une blanche, homme, femme appartenant à la race blanche. Un blanc et un nègre ; une blanche et une négresse ».
Quand Emmanuel Hocquard exemplifie la « tache blanche » qu’il vient de nommer avec la « carte de l’océan » blanche sur blanc de Lewis Carroll dans La chasse au snark de 1876 [Hocquard, 1997, §1 ; 2001, p. 402], elle est laissée libre à l’imaginaire et aux possibles. Mais une tache blanche dans une zone inexplorée d’une carte géographique évoque aussi le contexte des conquêtes coloniales européennes. Décréter une zone comme inexplorée passe sous silence toute la suite de la phrase : inexplorée pour qui, pour quoi ? C’est souvent plus précisément : une zone pas encore explorée par nous qui nous disons que ce serait bien de le faire, des fois qu’il y ait des choses intéressantes pour nos affaires à nous !
Dans un geste d’exploration, avec quels murs partons-nous construire d’autres murs ?

Donc des vigilances à avoir

Au départ de mon travail de thèse, j’avais nommé une vigilance [2018b, p. 269], comme une manière de garder constamment un regard critique sur mon travail : m’appuyer sur l’éducation populaire politique [Morvan, 2011] et la construction de savoirs sociaux stratégiques [Carton, 2005].
Je préciserai aujourd’hui avec trois aspects complémentaire, pour l’expliciter plus fortement (déjà à moi-même). 1/ Comme leur désignation l’indique, ces savoirs sociaux stratégiques sont des savoirs, ils sont donc construits et à construire. Les travaux de Léa Laval [2016 ; 2019] sont extrêmement précieux pour prendre en compte les processus, méthodes et manières de les établir (les élaborer et partager), et pour considérer les relations entre les activités de recherche et de lutte contre les dominations, avec Myriam Cheklab [2019]. 2/ Ces savoirs sociaux stratégiques ont une dimension « lutte des classes », féministe, non-binaire, décoloniale : fondamentalement intersectionelle. Ne jamais l’oublier quand je travaille aujourd’hui en 2021 sur des pratiques musicales dont un des rhizomes essentiels est le free-jazz afro-américain lié aux luttes pour les droits civiques, sur des pratiques musicales qui revendiquent fabriquer du reggae roots créole réunionnais depuis la France métropolitaine, dans un milieu masculin en extrême majorité, etc. Et 3/ ces savoirs sociaux stratégiques sont situés et conscients de leur situation. Je suis blanc, homme, cis-genre, hétéro, de presque 50 ans… cela commence à faire déjà beaucoup en termes d’avantages et de « privilèges » (voir cette entrée du Dictionnaire des dominations [Manouchian, 2012, pp. 285-288]). Et il faut que je rajoute : doctorant et prof de prof de musique ! Cela triple presque l’intimidation épistémologique depuis la position d’une personne instituée sachante, savante, c’est-à-dire perçue comme remplie de savoirs reconnus et valorisés, valorisables (des savoirs à tendance hégémonique qui font domination). Dire que faire de la recherche c’est en fait intensément douter et poser des questions en partageant une manière de penser (et tout le monde pense !) ; dire qu’être « prof » c’est en fait mettre en place et tenir des dispositifs pour que les personnes qui le vivent apprennent (et tout le monde apprend)… ne suffit pas. C’est en actes et sur la durée que ces dimensions peuvent commencer à se saisir et s’éprouver. L’imaginaire scolaire français a des représentations fortement ancrées.

 

Habiter une, des lisières ?

Être musicien et danseur

L’expression « noyau à lisière » permet donc, en premier lieu d’évacuer radicalement des représentations en boîtes rigides à frontières ou en cases limitantes et excluantes. (…)
Prenons un exemple artistique : la musique et la danse. En les considérant comme pratiques fortement marquées par une histoire de mise en disciplines, elles sont nettement séparées. Tu es musicien·ne, tu es danseur·se ; tu donnes (tu vas à) un cours de musique ou de danse. Il y a des cases, des boîtes ou des tubes d’un côté comme de l’autre. Le croisement est possible mais rare et difficile, et quand il a lieu, c’est de manière exclusive : tu es ici ou là, d’un côté ou de l’autre, tu passes une frontière à chaque fois.
En considérant la musique et la danse comme des pratiques humaines quotidiennes, elles sont extrêmement mêlées : faire de la musique c’est avoir un corps en mouvement ; danser c’est produire des sons. On mène depuis 2016 une recherche-action entre PaaLabRes et Ramdam, un centre d’art. Elle associe des personnes plutôt musiciennes (nous, membres de PaaLabRes), d’autres plutôt danseuses (des membres de la compagnie Maguy Marin), un plasticien (Christian Lhopital), et des invité·es régulièr·es en lien avec les réseaux ci-dessus. On expérimente des protocoles d’improvisation sur des matériaux communs. Dans les réalisations, chacun·e produit des sons et fait des mouvements en rapport aux sons et mouvements des autres, chacun·e est à la fois musicien·ne et danseur·se. Pour moi, l’état de corps (les gestes dont ceux pour faire de la musique, les attentions, les sensations, et la fatigue) sont très différent·es que celui que j’ai dans une répétition ou un concert d’un groupe de musique. Elles sont même beaucoup plus riches et intenses. Avec le vocabulaire utilisé dans les paragraphes précédents, dans ces réalisations je suis dans une forme de lisière tâ/ache blanche danse-musique. Un premier bilan qu’on est en train de tirer montre que dépasser nos boîtes disciplinaires (exploser la frontière, faire exister la lisière) est difficile. [Sidoroff, 2018b, p. 265]

Créer en situation, exemple d’une sonorité de roulèr

Une des expressions qui synthétise un fil conducteur de mes pratiques est celle de « création collective en situation ». La création en question relève autant de la production sonore que de savoirs. Une telle création est à l’échelle du groupe concerné et elle peut être une petite découverte très localisée. Il ne s’agit pas forcément d’une nouveauté inédite pour le monde tout entier, mais déjà une simple chose pas encore connue (inouïe) pour/dans/par le collectif en présence.
Supposons que l’on essaye d’avoir un son de roulèr (tambour basse à gros diamètre typique de l’île de la Réunion) sur un disque, dans des conditions matérielles où l’on ne peut pas avoir un roulèr et le matériel d’enregistrement au même endroit ? On essaye, on cherche, on expérimente, on devrait trouver quelque chose. Alain Péters par exemple a bien enregistré l’équivalent d’un kayamb (tout aussi typique de l’île de la Réunion, un cadre en bois qui enserre des tiges de roseau qui enferment des graines) en frottant des sacs plastiques [Poulot, 2016, 31’45-32’02] ! L’anecdote est connue dans le milieu des prises de son des musiques réunionnaises. Et de notre côté, on s’est aperçu qu’on obtenait l’équivalent d’un son de roulèr pour le groove qu’on cherchait, avec une baguette prévue pour des gongs, tapant sur la peau légèrement détendue d’une conga médium, en prenant le son assez près de l’endroit de la frappe… (voir l’intro de la chanson « Traka » de Mawaar [2020]). On n’est vraiment pas sûr d’être les premiers au monde à l’avoir fait, mais on a inventé sur place une manière qu’on n’avait pas avant, avec le matériel disponible autour de nous pour arriver à quelque chose nous satisfaisant, alors qu’on commençait à se dire qu’on allait abandonner l’idée (et donc devoir inventer musicalement autre chose).
Ce premier récit pourrait suffire pour le petit point que je cherchais à illustrer : une « création » pour nous, sans aucune prétention de primauté historique, inventée par et pour nous (on était deux à travailler pour un groupe de huit). C’est ce récit dont j’ai la trace dans mes notes de ce jour-là : « trouvaille : son roulèr, conga méd. bag. blanche * ». Tout le processus amenant à cette « trouvaille » est caché derrière ce mot écrit trop vite. Le « * » est un signe pour dire : revenir assez vite dessus pour raconter et détailler. Parce qu’un tel récit ne suffit pas, il laisse croire à une création de l’ordre technique-lutherie (utiliser cet instrument ainsi) sans plus d’interactions. La formule « nous satisfaisant, alors qu’on commençait à se dire » est un raccourci trop rapide. Il nous faut être plus précis, sinon des éléments importants sont implicites. Et ceux-ci peuvent limiter la compréhension et laisser croire à des recettes simples, qu’il suffirait de copier-coller telles quelles, alors qu’elles sont extrêmement situées et en interaction avec beaucoup d’autres aspects. Dire « un son de roulèr » sans plus préciser le contexte n’a pas beaucoup de sens. Rajouter « pour le groove qu’on cherchait » commence tout juste mais ne dit pas encore beaucoup. Il s’agit un peu de la précaution minimum pour localiser l’action et ne pas la généraliser trop vite.

Cette sonorité de roulèr en interactions

Prenons alors le temps d’un récit plus détaillé. Celui présenté ici est le résultat de plusieurs couches d’écriture depuis ce jour et cette note sur laquelle je voulais revenir : quatre se sont succédées. La première est ci-dessus, puis est arrivée très vite la deuxième qui commence ci-dessous. La troisième est devenue nécessaire en se rendant compte que ce deuxième récit allait encore trop vite à un endroit. Elle a demandé plusieurs ré-écritures dans l’écriture. Et enfin la quatrième correspond à cette version dans cet article. Elle bénéficie à la fois de l’élargissement des destinataires et de plusieurs partages et discussions dans des cercles proches (merci !).

Revenons à ce moment d’enregistrement du son de roulèr. Et donc commençons par dire plus exactement : on a fini par trouver le son de roulèr qui nous convenait (sous-entendu pas immédiatement) dans une utilisation (parmi de nombreuses autres possibles) de cette sonorité à cet endroit, à savoir l’intro d’une chanson (et pas à un autre moment musical). Le roulèr peut aussi être à la base d’une musique de danse dans un ensemble de percussions, il est alors souvent frappé à pleines mains, avec des impacts marqués pour porter un soutien énergique à la dynamique globale. Ce n’est pas ce son-là qu’on a trouvé. Mais c’est celui qu’on a un peu cherché, au début. L’idée initiale était de renforcer la grosse caisse déjà enregistrée. On a alors essayé différentes tensions de peau d’une grosse caisse de batterie, la peau de frappe et celle de résonance. On a mis différents tissus dans cette caisse, plus ou moins en appui sur une ou les deux peaux, en tapant avec différentes parties de la main à différents endroits de la peau, avec différentes baguettes ou battes, etc. En fait, c’est allé assez vite : d’un côté on en avait déjà discuté avant plusieurs fois et fait des essais dans le local de répétition quand on travaillait les musiques réunionnaises, en cherchant un son équivalent roulèr à la grosse caisse alors que tout le monde jouait ; et d’un autre côté j’avais tenté des choses seul dans une optique d’enregistrer une telle partie en isolant phoniquement cet instrument du reste. On a refait quelques essais ensemble, mais on ne s’approchait pas de ce qui nous convenait. On est passé sur un tom basse, sans plus de succès. La première piste, transformer l’utilisation d’un élément de batterie, se relevant peu fructueuse, on regarde puis on commence à taper-écouter un peu partout. On est deux dans un local de musique avec plusieurs instruments. Je me souviens avoir aussi essayé différentes frappes sur les deux tables présentes, plus ou moins près du bord, en mettant l’oreille à différents endroits pour chercher un son de frappe et sa résonance. C’est un petit temps d’errance, et dans celui-ci, a posteriori, on peut faire ressortir deux moments parmi beaucoup d’autres. D’une part, celui où résonne la peau de la conga médium, mais on ne s’y arrête pas directement en disant « c’est ça ». Et d’autre part, le moment où on se dit qu’on pourrait changer notre idée musicale, en cherchant non pas un renfort mais un complément. Ce changement d’un seul mot implique à la fois une légère modification de l’arrangement sur lequel nous partions (l’équivalent roulèr commencerait plus tôt), et aussi de trouver le minimum de renfort nécessaire de la grosse caisse existante, par un mixage particulier sur le passage en question (donc un mixage particulier de la basse et du médium d’une des guitares, de l’équivalent roulèr qu’on n’avait pas encore, et une attention sur le placement du triangle en haut du spectre sonore pour arriver à cela : le son d’un instrument est fonction de -presque- tous les autres). Et on est suffisamment avancé dans les mixages pour savoir que c’est possible, sinon on aurait sans doute essayé un peu pour vérifier cette possibilité.
Mais là encore, il est intéressant d’appuyer sur « pause » et de prendre le temps de déployer tout ce qui est écrasé dans le raccourci que je viens d’utiliser. Raconter ainsi, c’est résumer-condenser a posteriori… Revenons au début de ce temps d’errance. On n’a pas eu d’échange verbal du type : « on voulait un renfort, passons à un complément ! » qui a entraîné toute la suite. Dans ces moments de bricolage, on parle assez peu en concept précis (et significativement pertinent du premier coup), même si de nombreux sont présents et sous-entendus, que chacun·e ne conscientise ou verbalise pas de la même façon. Je n’ai malheureusement pas de traces exactes de ce qu’on s’est dit à ce moment. Mais j’ai déjà vécu de telles situations dans de nombreux moments de ma vie musicale, le dialogue devait ressembler à :

« – on n’y arrive pas » {Partager les impasses, vérifier et se mettre d’accord qu’on y est tous les deux.}
« – qu’est-ce qu’on peut faire ? » {Poser cette question peut paraître utile, elle est sous-entendue dans le « ouais » de la tête ou le regard échangé après le premier constat. Mais elle laisse un peu le temps de réfléchir, et des fois que l’ami en face ait de quoi répondre, pourquoi pas avec des mots, parce que du côté de celui qui pose la question, il ne sait pas encore bien quoi faire…}
« – trouver autre/s chose/s ! » {Solution facile ! Mais le mot « chose » est très pratique dans ces cas-là. Ici, il peut évoquer à la fois des sonorités, des manières de s’y prendre et/ou de reconsidérer la question, etc. Il est suffisamment imprécis pour ouvrir des pistes potentiellement différentes pour chacun de nous, mais pas trop parce qu’on reste accrochés au problème partagé de départ, dans la situation un peu plus instruite du fait de l’impasse constatée. Ainsi, derrière de telles « autres choses » (qui sonnent identiquement au singulier ou au pluriel), vient se mélanger d’autres sonorités qui continue d’évoquer le roulèr, d’autres emplois de cette idée musicale en lien avec d’autres choix d’arrangement, d’autres possibilités d’enregistrement et/ou mixage, etc. On ne s’est pas explicité tout cela, les trois mots ci-dessus étaient juste le signal que toutes ces choses et d’autres encore étaient en route. Elles prennent plus de temps à décrire qu’il nous en a fallu pour faire la trouvaille en question.}

Une fois l’impasse partagée et cette recherche d’autre/s chose/s en cours, nos oreilles se sont ouvertes à d’autres types de sons (comme une écologie des imaginaires ?). On a ré-entendu (presque) tous les sons qu’on avait essayés depuis le début de notre recherche. La conga médium avait été mise de côté de part (ce qu’on estimait être) la trop petite taille de sa peau de frappe, mais elle a refait apparition. On s’est rendu compte que là on tenait un début de piste satisfaisante (enfin !), notamment avec cette grosse baguette de percussion de musique classique utilisé par exemple sur les gongs (qu’on avait enregistrés à la session précédente). Il ne restait qu’à affiner cette piste au mieux. Et affiner cela, veut aussi dire affiner tout le reste dans un mouvement d’ensemble, notamment en termes d’arrangement et de préparation du mixage. Le volume sonore promettait d’être considérablement plus faible que celui d’un roulèr pleinement frappé, mais on savait qu’on pourrait le travailler au mixage. Alors, on est allé chercher plus précisément la frappe et la place du micro pour obtenir le meilleur complément. De nouveau, j’emploie ce terme de « complément », mais il n’était pas là au moment des actions et gestes de trouvaille. La formalisation du passage d’un renfort à un complément, avec ce choix de mots, est postérieur. Je ne me souviens plus exactement quand cette verbalisation se stabilise, mais ce n’était pendant que l’on affine la prise de son. À ce moment-là, on commence par frapper, écouter, on ne commente que la place du micro ou la frappe, sans faire des phrases, à l’aide de quelques mots et surtout des gestes. Mais elle peut se verbaliser après, dans des temps de ré-écoute des prises. Pendant ces moments, le temps est plus calme : on est à deux endroits différents, il y a un déplacement entre la position de jeu et d’écoute et celle-ci dure un peu. Et là, on utilise plus facilement des phrases complètes pour commenter ce qu’on entend et se projeter dans la suite. Et il est fort possible que les mots « renfort » et « complément » ne soient pas les premiers venus pour qualifier ce qu’il s’était passé ; en tout cas, ce sont ceux qui restent, après. Ils sont une construction qui a pris son temps, comme l’utilisation de cette conga médium.

La petite création localisée que je viens de décrire n’est donc pas qu’une trouvaille technique, comme le premier récit raccourci pouvait le laisser croire[6]. Mais elle est une riche interaction autour de la sonorité : entre son utilisation musicale dans un ensemble d’autres sonorités (place, rôle et arrangement), l’instrument pour la donner à entendre, son jeu, son enregistrement et son mixage. On n’a pas agi ni réfléchi dans des cases ou murs trop strictement « ingénieur·e du son » ou « instrumentiste ». C’est le fait de traverser de tels murs qui nous a permis de construire ce jour-là une sonorité qui nous manquait. Dans nos expérimentations et tâtonnements, on a évidemment en pris en compte le jeu (les gestes pour obtenir le son) et l’enregistrement-mixage. Mais de manière inextricable, sont venues s’entremêler des considérations d’arrangement, de production du disque (temps et lieux disponibles pour pouvoir enregistrer cette piste, puis mixer ce morceau, l’album), de lutherie, etc. Avons-nous pour autant habité une lisière, même très localement ? Ou bien plutôt : avons-nous franchi plein de frontières, allégrement et plusieurs fois de suite dans tous les sens ? Il y a quelques années, j’aurai répondu « lisières, bien sûr » sans hésiter, et en insistant sur le pluriel. Aujourd’hui je ne trouve pas la réponse aussi facile. Il me faudrait plus et mieux qualifier de telles lisières : travail en cours !

Dans ce que je condense avec la formule « création collective en situation », la dernière expression « en situation » décrit à la fois le contexte d’un moment ou d’une circonstance comme décrite ci-dessus, mais aussi celui d’une histoire particulière, dans une temporalité plus large. J’ai rencontré les musiques réunionnaises avec des personnes les jouant et sachant beaucoup de choses, et j’ai eu très vite plaisir à jouer et discuter. Donc j’ai passé du temps avec elleux notamment en jouant ces musiques. (Je fais la même chose depuis plusieurs années avec le reggae roots.) J’aurai pu rencontrer des personnes et groupes faisant du rap ou de l’électro ou d’autres choses, j’aurai alors sans doute passé du temps sur de telles musiques et pratiques.

Quelques musiques de l’île de la Réunion

La deuxième branche de la musique que je pratique vient donc de l’île de la Réunion. Dans ces petites îles dites mascareignes de cette partie de l’Océan Indien, il y a des musiques spécifiques qu’on appelle le maloya et le séga. Et je joue cette musique avec des Réunionnais·es depuis une vingtaine d’années, principalement de la trompette dans une section de cuivres.

Le maloya est ré-apparue sur le devant de la scène dans les années 1970s grâce aux communistes et aux indépendantistes. C’est dans cette période aussi que le reggae a percé internationalement, après que le rock et les musiques amplifiées se soient développées dans l’île, et pas seulement pour être écoutées. Elles ont été jouées, appropriées et bricolées localement devenant « maloya électrique » [Compilations, 2016a, 2016b, 2017]. Alors s’est développé ce qu’on appelle le malogué ou maloggae, mêlant maloya et reggae. C’est devenu un mélange très moderne, nourri de musique traditionnelle, de musique populaire et de musique du moment. Je joue avec une famille qui est venue en France il y a trente ans. On jouait cette musique malogué, séga et seggae dans le groupe Margoz puis Koodakood, avec notamment le père qui chantait, jouait de la basse et dirigeait l’ensemble, et son fils qui chantait et jouait de la batterie. Il n’avait pas encore 18 ans quand je l’ai rencontré. Et il n’avait qu’une dizaine d’années quand le malogué se créait, il n’arrivait pas à atteindre la pédale de grosse caisse ! Aujourd’hui, le groupe s’est reconfiguré sur une base reggae roots et s’appelle Mawaar. Cela veut dire « je verrai » en réunionnais, une bonne partie est chanté en créole. Et on travaille toujours ces musiques réunionnaises, même si on ne les joue plus sur scène. Le père dont je parlais est à la basse, et c’est le fils qui est très actif. Il joue de la guitare et de la batterie, il chante, il est un de ceux qui amènent beaucoup de musique.

Reggae, maloya, malogué viennent musicalement « par le bas », à la manière dont Louis Staritzky parle d’expérimentation urbaine [2018]. Pour le dire avec l’idée de murs : ces musiques et pratiques musicale viennent d’en dehors des murs massifs et solidifiés des structures déjà établies. Il serait intéressant de regarder l’apparition de cette musique maloya-reggae (cette créolisation), avec les épistémologies du Sud, au départ des travaux de Boaventura de Sousa Santos[7], par exemple « la sociologie des absences et des émergences » [2011, pp. 34-58, §43-60 ; 2016, chap. VI, pp. 241-273]. Une sociologie des absences : « une enquête dont le but est d’expliquer que ce qui n’existe pas est en fait activement produit comme non existant, c’est-à-dire comme une alternative non crédible à ce qui existe » [2016, p. 251] ; une sociologie des émergences : « une enquête sur les alternatives contenues dans l’horizon des possibilités concrètes » [2016, p. 269]. Ce sera pour une prochaine fois[8], peut-être en lien avec Youcef Chekkar qui mène sa recherche avec de telles approches sur les « usages du cinéma dans le contexte algérien post-guerre civile » [2018].

Je voudrais aborder cette création en creusant encore un peu la notion de lisière. Emmanuel Hocquard a donné de la consistance à celle-ci comme un possible développé par l’action de traduire, avec cette double affirmation à propos de poésies américaines traduites en français :

– « ça, jamais un poète français ne l’aurait écrit ».
– Peut-être pourrait-on exprimer la même chose de cette façon : « ça, jamais un Américain ne l’aurait écrit ». [1997, §5 et 5bis ; 2001, pp. 403-404]

Le malogué ou le seggae sont typiquement à cet endroit : les groupes de reggae n’auraient jamais joué ça, ceux de maloya ou de séga non plus. Il y a une filiation, une relation mais avec la fabrication d’une distance et d’un terrain comme les cherche Emmanuel Hocquard [1997, §3-4 ; 2001, p. 403]. Ces musiques sont dans le même temps très ressemblantes et très différentes. Je vous propose trois compilations balayant assez largement les années 1980s et 1990s : une de reggae roots, une autre de maloya et une troisième de malogué pour pouvoir passer de l’une à l’autre…

Reggae Roots :
Maloya :
Malogué[9] :

Même si une seule compilation ne peut pas donner à entendre l’immense variété de chacune de ces étiquettes stylistiques, chacune donne quelques noms comme autant de pistes pour aller plus loin. Même si les rencontres se font entre des personnes et des groupes, des singularités et des subjectivités à un moment présent, plutôt qu’entre des catégories stylistiques construites après coup, il y a, entre ces trois « genres » aujourd’hui établis, une intensité à la fois de dissemblances et de rapprochements. Ils sont fondamentalement différents mais en très denses complicités et parentés.

NAÉSSAYÉ, second couplet et refrain de la chanson « Na Éssayé » de Philippe Lapotaire [1991] :
Ti pren un maloya, pou mélange avec reggae, Yé, yé, yé
Tout’ danse dan mon vie, maloya ou bien reggae, Yé, yé, yé
La misik lé pareil, mé le style li la change un pé, Yé, yé, yé
Pou zèn Réyonés, nou vé pa trompe nout bann vié, Yé, yé, yé
Sak mi di zordi :
Na essayé ouh, na mélanzé, Na essayé, na essayé, na mélangé,
Na essayé ouh un malogué, Na essayé, na essayé, un malogué.

Mon exploration sur les lisières d’activités cherche ces moments et lieux d’un « ça, jamais une personne centrée principalement sur la création (ou sur la performance ou la recherche ou autre) ne l’aurait fait », et toutes les réciproques. Un des phénomènes de la créolisation d’Edouard Glissant se trouve aussi dans de tels « ça jamais mais en fait si ». Le « jamais » est facile dans la formule, mais est souvent un peu trop abrupte. Continuons les explorations !

 

Dans certains contextes, approcher la notion de mur de séparation (notamment entre des catégories d’activités) comme une lisière de possible me semble être intéressant. Une lisière est un espace et un temps qui peuvent être occupés de différentes façons, on peut y développer des activités. De tels espaces-temps peuvent être habités en faisant rencontrer des éléments venant de plusieurs autres temps et espaces, on peut y avoir la possibilité d’expérimenter des nouvelles choses.

 


Références

Toutes les URL ont été consultées le 28 février 2021.

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Notes de bas de pages

[1]. De façon volontaire et militante, je pratique l’écriture inclusive. Et je le fais de la façon suivante : j’utilise des expressions du type « ille » ou « celleux » ou alors avec un unique point médian comme dans musicien·nes ou chercheur·ses. Cette typographie me semble être le meilleur point de (dés)équilibre entre signifier l’existence en les rendant visibles d’autres personnes que des mâles cis-genre, et garder une fluidité de lecture. La double-flexion consiste à dire ou écrire : « il et elle », elle fait encore exister une binarité. L’expression « ille » me semble être à la fois très lisible et compréhensible. Et il s’agit d’un nouveau mot qui n’est pas encore très courant ni dans les dictionnaires. C’est-à-dire qu’il faut en construire un sens… c’est à la fois un « il » et une « elle » ? mais pas uniquement ? Mais pourquoi pas uniquement ? Donc peut-être quelque chose comme… « yel » ou un autre pronom que certaines personnes préfèrent qu’on utilise pour parler d’iel ou ile, plutôt que d’utiliser « il » ou « elle » ? Peut-être participons-nous là à une invention d’un nouveau genre grammatical ? Je me permets un « nous » parce que ce type de réflexion et de pratique est partagée dans plusieurs réseaux auxquels je participe. Souvent il nous arrive d’expliciter ces éléments en lien avec cette pratique d’écriture, par exemple au début d’un document ou dans une note de bas de page.
C’est la même chose avec un point médian. Lire « chacun·e » est facile, on prend vite l’habitude, et ce n’est pas uniquement « chacun et chacune », ce sont des êtres vivant avec toutes les diversités imaginables, et même avec d’autres que nous n’arrivons pas encore à suffisamment imaginer. Et pour moi, un seul point suffit à ce petit dérangement, cela reste lisible tout en pointant ces questionnements.
D’autres questions restent ouvertes… Quel passage à l’oral hors de la double-flexion pour dépasser la binarité ? (un genre neutre à développer avec une déclinaison orale semble être une piste intéressante, voir par exemple le travail de thèse d’Alpheratz). Qui travaille ces sujets et depuis quelles positions ? Sur le dos de qui cette forme d’écriture s’exerce ? À suivre.

[2]. Centre de ressources professionnelles et d’enseignement supérieur artistique. L’acronyme vient de l’appellation : Centre de formation des enseignant·es de la musique.

[3]. Une formule réduite dite Petit Goulash, a proposé deux versions du « Schème Moteur » d’Alain Savouret dans l’édition « Partitions graphiques » de ce site PaaLabRes.

[4]. Ce lieu est une très belle source des musiques, d’histoires et de savoirs sur les scènes dites « downtown ». Voir par exemple, les mails impressionnant envoyés chaque semaine présentant quantité de disques, avec notamment Emanuel ‘MannyLunch’ Maris et Bruce Lee Gallanter (surnommé « Downtown Musicologist Emeritus »).

[5]. Voir notamment la 2e partie « "Au-delà des catégories" : alors quoi de nouveau ? », et plus précisément la note 2 concernant la distinction uptown et downtown.

[6]. Et ce second récit n’est pas encore suffisant, on pourrait encore en raconter d’autres venant à chaque fois détailler ou préciser ces interactions, et peut-être aider à qualifier des endroits de lisières. Par exemple au départ d’un enregistrement de la session et d’un entretien d’autoconfrontation (mais les micros devaient enregistrer le roulèr-à-venir, la caméra de témoignage n’est pas dans nos habitudes), ou avec des récits depuis d’autres points de vue, dont celui du collègue avec qui j’étais en expérimentation ce jour-là (je prévois de le faire), etc.

[7]. Boaventura de Sousa Santos est portugais, participe à l’aventure du Forum Social Mondial. Il a travaillé en Amérique du Sud, en étudiant les communautés subalternes et dominées, comment elles s’organisent et comment elles utilisent et produisent des savoirs non reconnus ou non considérés par les colonisateurs et les occidentaux. Et il a mis cette expression sur le devant de la scène : « les épistémologies du Sud ». Il est très intéressant d’observer comment, maintenant, de plus en plus de travaux à l’université sont en train de se poser ce type de questions : la domination reste encore celle de l’objectivité des blancs, du Nord, de l’Occident… (nous n’avons pas tou·tes le même rapport à une tache blanche).

[8]. On (l’ensemble des collègues avec qui j’ai joué cette musique et joue encore des musiques nourries de celle-ci) n’a pas encore suffisamment creusé cette question. D’une part les années 1970s et 1980s sont très riches en changement à la Réunion ; et d’autre part, une fois diffusé, notamment après le disque Oté La sere de NAÉSSAYÉ en 1991, le malogué est sorti d’une absence et a émergé ! Le passage d’un possible expérimenté sous les radars institués à une visibilité aboutissant à des productions et un (petit) soutien des politiques publiques serait intéressant à mieux expliciter, en tout cas en faisant mieux que les trop gros raccourcis qui viennent d’être utilisés.

[9]. En un peu moins de 30min, ces 19 titres représentatifs donnent une bonne idée de ce que peut être la richesse de la rencontre entre reggae et maloya. NB : la chaîne youtube Seggaeman974R est très riche en titre et raretés sur les musiques réunionnaises.
Pour avoir une idée du séga et du seggae, voir par exemple l’intro du premier morceau de l’album Live de Ras Natty Baby [2009] : le tout début batterie et percussions est séga, l’entrée de cuivres à 0’40 après le grand « Rastafari… » fait passer à un seggae qui s’entend vraiment dès 0’47… La chaîne youtube joliememzelle a aussi de belles collections d’albums historiques de musiques des îles mascareignes.