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Clare Lesser – Français

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INTER MUROS

Une approche qui déconstruit la pratique d’interprétation de la pièce de John Cage, Four,
en se focalisant sur l’indécidable, l’interpénétration virale et la fusion des domaines.

Clare Lesser

Traduction de l’anglais: Jean-Charles François

Sommaire

Murus
John Cage – Four
Four⁶ – ART : Abu Dhabi, avril 2018
Pharmakoi
… commencer et finir à des points particuLiers de tEmps…

Références

 


Murus

Murus, maceria, moerus, mauer, mur…

Emmuré, mural, au bord…

… mur cellulaire, mur de prison, mur-rideau, mur d’enceinte de la ville…

…mur de soutènement, mur du port, mur de séparation, mur de liaison…

…clôture, partition, écran, séparateur, mur mitoyen, panneau, cloison…

…abris, garde, le mur du jardin, barrage, fortification…

…mur porteur, revêtement décoratif, Four Walls…

…déjanté, hors les murs… 

…mûre, mûr…

… travail de sape…

… avec/sans fondations…

Les murs, choses bien compliquées, et si l’on poursuit cette ligne de pensée, qui sait où cela va nous mener ? Peut-être va-t-on tomber à la renverse, cul par dessus tête … ou bien s’écraser contre le mur ?

Avant de faire sur le champ tomber les murs, il convient plutôt de considérer ce que cela pourrait signifier d’être entre les murs ou à l’intérieur des murs, de les questionner, de se confronter aux fragments de ciment et de sable du mortier qui les composent, de faire un peu trembler leurs fondations, sans doute. Mais comment procéder pour lancer ce processus ? La déconstruction semble être un bon point de départ ; en examinant les jointures, les chaînages d’angle… en pénétrant le tissu même de la question, en initiant le processus d’interrogation, d’affaiblissement, du ‘peut-être’. Donc essayons d’ouvrir nos yeux et nos oreilles au déroulement de la déconstruction à l’intérieur de chaque domaine et à travers les domaines, en s’inspirant de l’œuvre de Derrida et de Bernard Tschumi (je pourrais aussi bien faire appel à Simon Hantaï et Valerio Adami), en se concentrant sur deux terrains d’intérêts : le pharmakon (et l’indétermination) et le virus.

Il y a un certain nombre de contradictions ou d’oppositions qui apparaissent dans la liste d’ouverture  (abris/prison, mur de liaison/mur de séparation, mur porteur/revêtement décoratif). Les murs peuvent apparemment occuper simultanément deux ou plus de fonctions antagonistes, et dans ce cas, ils peuvent être considérés comme des pharmakoi. Considérons alors une œuvre de ‘musique’ dans laquelle ces murs, ces pharmakoi, ces possibilités de saper les fondations et de dissoudre les frontières, ces contradictions apparentes et ces bordures floues, ces exemples d’aporia (ou de perplexité), font partie intégrante de son interprétation, et dans laquelle l’instrumentiste créateur (le ‘joker’) peut s’adonner à déconstruire ou à pousser les ‘règles’ (les murs) du ‘jeu’ au point de rupture.

John Cage – Four

Four (1992) pour quatre performers, plutôt que ‘musiciens’ ou ‘interprètes’ spécifiquement, ou plutôt, disons qu’il s’agit de quatre ‘performers’ sur la couverture de la partition et de quatre ‘interprètes’ sur les parties instrumentales (s’agit-il de jouer à des jeux, à un théâtre, s’agit-il de jouer à jouer ?), est une des œuvres de John Cage basées sur des tranches de temps (entre crochets) [time-bracket], ainsi nommées parce que lors d’une interprétation chaque participant doit :

Jouer par rapport au temps flexible entre crochets. Lorsque les crochets sont connectées par une ligne diagonale elles [les tranches de temps] sont relativement proches les unes des autres. (Cage 1992, p2)

Ainsi, la partie de l’interprète numéro un commence comme suit :

0’00” ↔ 1’15”      0’55” ↔ 2’05”

 2

Cage donne aussi deux sortes d’information sur les types de son qu’il envisage, je dois dire ici qu’il n’y a pas de ‘contenu’ donné pour les représentation des tranches temps entre crochets, c’est ce que l’interprète doit inventer, car l’œuvre est écrite

pour n’importe quelle manière de produire des sons (vocalisation, chant, jeu sur un instrument ou des instruments, sons électroniques, etc.) … (Cage 1992, p1)

Et Cage nous dit en plus de

Choisir douze sons différents ayant des caractéristiques fixes (amplitude, structure des partiels, etc.) (Cage 1992, p2)

 

Ainsi, à l’intérieur des murs constitués par des ‘règles’, à l’intérieur des limites de la pièce, nous sommes en présence de contradictions ou d’opportunités créatives inscrites d’entrée de jeu au sein l’œuvre. Cage nous propose de manière moins évidente un pharmakon dans le fait que les sons sont apparemment à la fois fixés et libres. On peut penser que l’intention de Cage était que chacun des douze sons devait avoir des caractéristiques fixes, mais alors à quoi rime le début de la phrase dans ce cas-là ? Cela est redondant et ouvre la voie à la possibilité de l’aporia. Pourquoi ne pas dire seulement ‘produire douze sons avec des caractéristiques fixes (amplitude etc.)’ ? Cela paraîtrait tout à fait compréhensible pour tout musicien.

Il laisse aussi aux interprètes la complète détermination concernant leur provenance, c’est-à-dire à quel domaine ils/elles appartiennent (si elles/ils en ont un)[1], et tout aussi bien une certaine flexibilité dans la détermination de la ‘structure’ générale, dans la mesure où les tranches de temps (les murs de soutènement) permettent une variabilité dans le début et la fin du temps de chaque ‘événement’. Ces tranches de temps sont évidemment des coquilles vides – qui attendent d’être remplies, elles attendent d’être habitées par des évènements (ce que Derrida appelle « l’émergence d’une multiplicité disparate » [Tschumi 1996, p. 257]. En d’autres termes, leur ‘programmation’ n’est pas fixée. La relation ou hiérarchie entre le compositeur et l’interprète est complètement déstabilisée (un autre pharmakon), pour toute personne qui en fait ici ‘compose’ la réalisation de la performance : le compositeur, les interprète(s), les deux à la fois, ni l’un ni l’autre ? Chaque interprète est indépendant, dans un sens muré par rapport autres… peut-être ?

Le pharmakon peut-il être utile pour dépasser les limites, en changeant (en défiant) la structure du mur et de ses fonctions ? Si une opposition binaire (inclus/exclus, libre/bloqué, etc.) peut être bousculée, par exemple en ayant ses fonctions remises en cause, alors les murs deviennent des seuils, des conduits, des zones de connexion, et non plus des barrières. Le pharmakon est un des concepts majeurs qu’on peut trouver dans le Phaedrus de Platon, ce qui nous amène à considérer les explications de Derrida sur le pharmakon, tels qu’on peut les trouver dans « La pharmacie de Platon » :

Ce pharmakon, ce « médicament », ce philtre, qui acte à la fois comme remède et poison… (Derrida 2004, p75)

et

Ce charme, cette vertu envoûtante, ce pouvoir de fascination, peuvent être – alternativement ou simultanément – bénéfiques ou maléfiques. (Derrida 2004, p75)

et

Si le pharmakon est « ambivalent », c’est parce qu’il constitue un moyen dans lequel les oppositions s’opposent, le mouvement et le jeu qui les lient entre elles s’inversent ou font qu’un côté traverse l’autre (âme/corps, bon/mal, intérieur/extérieur, mémoire/oubli, parole/écrit, etc.). (Derrida 2004, p130)

Ainsi, le pharmakon est un espace dans lequel les oppositions peuvent être démantelées ; un passage ou mouvement de convergence et d’interpénétration, le soit/ou, le ni/ni, le ‘et’. Le démantèlement des oppositions n’est pas seulement confiné à la parole et l’écrit (bien que Derrida s’y réfère ici) : il relève tout aussi bien d’autres champs, comme par exemple l’architecture, le champ par excellence des murs, le bastion de la solidité et des structures apparentes, et en plus un espace de collaboration pour Derrida avec Peter Eisenmann et Bernard Tschumi pendant les années 1980[2]Derrida avait émis des doutes initialement sur ce type de collaboration, en disant à Tschumi « Mais comment un architecte peut-il être intéressé à la déconstruction ? Après tout, la déconstruction est antiforme, anti-hiérarchie, anti-structure, l’opposé de tout sur quoi l’architecture repose. » « « Précisément pour cette raison”, j’ai répondu. » (Tschumi 1996, p. 250). Tschumi a aussi fait remarquer que les stratégies de la déconstruction dans l’architecture s’étaient développées tout au long des années 1970 et 80, lorsque les architectes on commencé à

… se confronter aux oppositions binaires de l’architecture traditionnelle : à savoir, la forme versus la fonction, ou l’abstraction versus la figuration. Cependant, ils ont aussi voulu défier les hiérarchies qui se cachent sous ces dualités, comme par exemple « la forme suit la fonction » et « l’ornement est subordonné à la structure ».  (Tschumi 1996, p251)

Et la pratique pédagogique ‘radicale’ de Tschumi à l’Architectural Association et à Princeton au milieu des années 1970 a exploité la fusion des domaines (par exemple l’architecture et la littérature) d’entrée de jeu :

Je donnais à mes étudiants des textes de Kafka, Calvino, Hegel, Poe, Joyce et d’autres auteurs comme programmes pour des projets d’architecture. La grille de points du Garden de Joyce (1977)… réalisée avec mes étudiants du AA à l’époque comme un projet architectural basé sur Finnegan’s Wake a été consciemment réutilisée comme stratégie d’organisation pour le Parc de la Villette cinq ans plus tard. (Tschumi, 1997, p125)

Ainsi le projet du Parc de la Villette de Tschumi (1982-98), la restructuration et le développement d’un grand espace urbain (les anciens abattoirs au nord-est de Paris), a exploité la programmation transversale, une réévaluation de l’‘événement’, le jeu de la ‘trace’, et des stratégies variées de la déconstruction dans la composition des lignes, des points, et des surfaces. C’est probablement le caractère iconique des folies rouges vives de Tschumi qui a rendu ce projet si célèbre (structures à multiprogrammation ou sans programmation à l’intérieur du parc) : une des folies pouvait être soit un restaurant ou une salle de concert, ni un restaurant, ni une salle de concert, ou bien, un restaurant et une salle de concert. Ainsi les folies sont des pharmakoi, elles restent dans l’indécision ; elles rejettent les ‘murs’, le confinement, la ‘programmation’ prédéterminée. Elles sont des coquilles vides – des tranches de temps entre crochets.

Comment fonctionne cette pluralité des jeux de l’indécidable dans Four⁶ ? Qu’est ce qui est indécidable dans la pièce et quelles implications cela peut-il générer pour renverser les murs dans la pédagogie et la praxis ? Pour continuer cette exploration, je vais me tourner maintenant vers une réalisation récente de Four⁶ dont j’ai été l’instigatrice.

Une liste partielle des éléments d’indécision dans Four⁶ peut se présenter comme suit :

  • Forces – qui peut jouer dans cette pièce ?
  • Contenu – que peut-on inclure dans les tranches de temps entre crochets ?
  • Hiérarchie – qui est le compositeur ?
  • Partition – qui en a la maîtrise ?

 

Four⁶ – ART : Abu Dhabi, avril 2018

La « version art » – c’est le nom que j’ai donné à une performance réalisée en 2018 à Abu Dhabi centrée sur les arts plastiques (un peu comme Step : A Composition for Painting) – a été conçue comme un moyen de se détacher de la musique, tout en reconnaissant encore ses traces à l’intérieur de l’œuvre (figure 1). Chaque exécutant a été appelé à élaborer douze actions ayant des relations avec les arts. L’exécution des tranches de temps entre crochets pouvaient être soit prévue à l’avance et notée sur la partition, ou bien choisie et réalisée en temps réel au moment de l’exécution ‘live’. J’ai demandé aux exécutants d’interpréter le terme d’‘art’ à leur façon, ce qui a donné le résultat d’une mixture de performance art, d’art sonore, d’art plastique, de théâtre, de poésie performée, etc. ; et je leur ai aussi demandé d’élaborer leurs ‘évènements’ individuellement, de façon à ce que l’exécution publique se passe sans répétitions et que toutes les réactions restent spontanées, potentiellement surprenantes pour les exécutants regroupés sur scène et pour le public – (un clin d’œil à la définition de Cage de ‘l’action expérimentale’ en tant que ‘quelque chose dont le résultat n’est pas prévu’) (Cage 1961, p. 39)

Une pièce de toile de 2×1 mètres [6×3 pieds] a été utilisée, montée sur un cadre de bois et surélevée sur des blocs (pour avoir un espace permettant de couper la toile) et posée sur une grande table. Des objets ont été mis à la disposition des exécutants pour être utilisés si nécessaire : des tubes de peinture (acrylique) en blanc, noir et bleu, des tubes de peinture des mêmes couleurs, de la craie, du charbon, des couteaux, un verre d’eau, des bouteilles en verre, des crayons, des tournevis, des pinceaux (de différentes tailles), des taille-crayons (en acier), des chiffons (pour effacer ou peindre, etc.). Une des participantes avait aussi apporté un sabre laser pour faire de la peinture avec. Les interprètes étaient libres d’utiliser n’importe quelle partie de leur corps pendant la réalisation de l’œuvre. Le choix qui a été fait par les exécutants 2 et 3 étaient :

Exécutant 2 – Sons (Actions)

1. Parler, 2. Crayon, 3. Repeindre par dessus, 4. Wood blocks, 5. Blanc, 6. Couteau, 7. Noir, 8. Tournevis, 9. Bleu, 10. Silence, 11. Chanter, 12. Tousser.

Exécutant 3 – Sons (Actions)

1. Tacet, 2. Déchirer la partition et l’ajouter à la toile du canevas, 3. Secouer les pinceaux pour projeter de la peinture, 4. Eclabousser avec les pinceaux, 5. Faire gicler le tube de peinture, 6. Ecrire avec une craie, 7. Eclabousser avec de l’eau, 8 Percussion sur une bouteille et un pot de confiture, 9. Gommer, 10. Aiguiser un couteau, 11. Bousculer un autre exécutant, 12. Lacérer la toile du canevas.

 

Figure 1: portion de la toile du canevas immédiatement après l’exécution publique (avril 2018),
montrant la peinture fraîche et déchiquetée pendant l’exécution (au centre).

 

Pharmakoi

Le premier pharmakon concerne les forces en présence : qui a le droit de jouer cette œuvre ? Est-ce que la pièce est entourée de murs qui empêchent la participation et l’accès à son exécution ? Non, les frontières de l’exécution sont très ouvertes. En d’autres termes, n’importe qui peut jouer Four, on n’a pas besoin d’une formation classique ou formelle dans n’importe quelle tradition. Fourc’est de la musique et ce n’est pas de la musique ; cette pièce peut accueillir des exécutants de n’importe quel domaine artistique, en fait pouvant provenir de n’importe où, qui ont toute liberté de rester dans leur propre domaine (même si ces domaines vont s’entremêler) : artistes, musiciens, scientifiques, acteurs, historiens, philosophes, vétérinaires… la liste est infinie. Le mur de la discipline – le pour ‘qui ?’ est conçue la pièce – est instable et affaibli ; la pièce peut être jouée dans une mixture hybride de domaines, une infection virale à double sens (ou à quadruple sens) à tout moment au cours de l’exécution. On est en présence ici d’implications sociales et politiques ; il n’y a pas de barrières (murs) d’accès, pas de hiérarchie, et pas de fondement pédagogique requis.

C’est-à-dire : le programme n’a pas besoin d’être de la ‘musique’. La version que j’ai esquissée ci-dessus est basée sur un focus approximatif, mais ne requiert pas la présence d’un ‘thème’, il s’agit d’un réceptacle pour permettre à des évènements de se dérouler. Les exécutants appartenaient à différentes disciplines : musique, arts plastiques, psychologie et arabe classique. C’est ainsi que l’œuvre peut être considérée comme de la musique et en même temps n’est pas de la musique. Les tranches de temps entre crochets sont comme les folies du programme de Tschumi, décrites par Derrida comme « un espace d’écriture, un mode d’espacement qui donne lieu à un événement » (Tschumi, 2014, p. 115). Les folies ont un nombre de traits communs avec les tranches de temps entre crochets : une tranche de temps est un mode d’espacement dans le temps, et elle peut être remplie par n’importe quelle chose, par n’importe quel ‘événement’ qui crée du son, tiré de la collection de douze déterminée par chaque exécutant séparément, exactement comme une folie a un ‘programme’ indéterminé et ouvert à partir d’une collection d’évènements possibles[3]. La combinaison des évènements des tranches de temps (programmes) permet aux domaines individuels de fusionner, d’infecter, de réécrire, d’hybrider, comme dans l’exemple de notre folie, qui combine un espace de performance et d’un restaurant. Dans la version ‘art’, les domaines de la musique, du théâtre et de la philosophie occupent tous le même espace de temps.

Les évènements continuent aussi à vivre après coup, comme des cendres si vous voulez. Au fur et à mesure que la toile du canevas se sèche, la version ‘art’ continue de se modifier longtemps après que l’exécution de la pièce est terminée ; elle n’est donc pas confinée dans ces 30 minutes de ‘murs’ temporels. Elle continue d’évoluer à travers des changements de couleur et de texture (figure 2). Le processus de séchage à la fois révèle et dissimule l’écriture (sur la toile et en plus sur les lambeaux de partitions) et les modes d’application et d’addition (les morceaux de charbon dans la figure ci-dessous). Au fur et à mesure que la peinture se fissure et tombe, encore d’autres traces de la propre histoire de l’exécution apparaissent, alors que les parties individuelles peuvent devenir des objets d’art à part entière (figure 3) : une archéologie de la performance. Les cendres se laissent emporter par le flux.

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Figure 2: portion de la toile un mois après la performance (mai 2018),
montrant les modifications apportées à la couleur et la texture,
des parties en lambeaux (en bas à gauche)
et des morceaux de charbon (au centre à droite).

20210311_120558

Figure 3: : la partie de l’exécutant 4,
avec les additions de peinture faites
pendant les 30 minutes de la ‘performance’.

 

 

… commencer et finir à des points particuLiers de tEmps…[4]

Cage explique la structure variable très succinctement, dans la forme d’un mésostiche :

These time-brackets / are Used / in paRts / parts for which thEre is no score no fixed relationship / … / music the parts of which can moVe with respect to / eAch / otheR / It is not entirely / structurAl / But it is at the same time not / entireLy / frEe (Cage, 1993, p35-6)[5].

Il faut noter que Cage dit ‘les parties peuvent évoluer en rapport les unes avec les autres’ (les italiques sont miennes), et non pas qu’elles doivent ou sont dans l’obligation de le faire. Que pourrait vouloir dire ici le mot respect ? Littéralement qu’elles respectent l’espace des uns et des autres, les limites (murs) entre les participants, qu’elles ne doivent pas interférer, réécrire par dessus, gommer, infecter ou de franchir les programmes respectifs ; ou bien au contraire, qu’elles peuvent se frayer un chemin parce que les autres autorisent le libre passage, se permettant d’être infectées, gommées, greffées, hybridées ou réécrites par dessus, qu’elles permettent l’interpénétration parce que il n’y a pas de ‘partition, ni de relation fixe’, pas de mainmise de qui que ce soit ?[6] De nouveau, le mur est affaibli, sa fonction est hétérogène, ouverte au changement, mais sa trace, son fantôme restent présents.

S’il n’y a pas de partition, seulement des parties instrumentales, dans une danse du temps qui résulte d’une collection variable de quarante-huit coups, alors qui est le compositeur ? Qui a le contrôle sur la totalité ? Qui détient la clef qui permet le passage à travers les murs (s’ils existent) de la création de cette œuvre, de sa direction ? Il s’agit d’un autre pharmakon ; John Cage est l’auteur reconnu (son nom apparaît sur la couverture), mais en est-il vraiment l’auteur, l’auteur du contenu ? Nous n’avons que des parties, pas de partition, et nos parties n’ont pas de substance ; jusqu’à preuve du contraire elles sont informelles, sauf en termes de longueurs variables et de leur ordre, par exemple l’exécutant 1 commence avec l’événement sonore 2. C’est comme une pièce de théâtre sans livret unifié, avec des caractères qui ne connaissent pas leurs relations avec les autres caractères (en référence à l’idée de Cage que le terme « expérimental » implique des actions dont on ne peut prévoir l’issue), et avec des dialogues qui sont à la fois secrets et désordonnés. Dans Four⁶ on est en présence d’‘indications scéniques’ (instructions), et on a une ‘chorégraphie’ à temporalité variable qui nous indique approximativement quand nous devons placer les choses que nous avons trouvées en tant qu’exécutants. Mais attention, attendez un peu, n’est-ce pas à nous qu’appartiennent les contenus des tranches de temps ? Après tout, nous les avons trouvés, nous les avons élaborés et nous avons décidé précisément quand et on allait les placer, nous avons décidé que l’événement sonore 12 allait être de tousser ou de lacérer la toile et nous avons décidé quand nous allions tousser ou lacérer la toile à l’intérieur de la tranche de temps – alors ne serait-il pas plus approprié de dire que John Cage est un des auteurs de Four⁶ plutôt que John Cage est l’auteur de Four⁶?

Ainsi la hiérarchie reste indécise, il n’y a pas la présence d’un seul contrôle de décision dans l’exécution, il n’y a pas de partition ‘maître’. Les exécutants ont une marge considérable de manœuvre à condition qu’ils respectent les ‘règles’ (car Cage n’a jamais été pour la liberté pour tous sans limites). Même dans ce cas, c’est une façon de composer très généreuse et égalitaire, en se souvenant que les règles peuvent toujours être détournées (tout en restant dans leurs limites), être interprétées de nouvelles manières[7]. Tous ces ‘murs’ hiérarchiques qui peuvent bloquer le passage (ou au moins de le rendre sens obligatoire) de la communication entre les interprètes et le compositeur restent ouverts ; les murs sont perméables (y a-t-il même encore des murs ?), donc ni l’interface compositeur/interprète, ni l’interface interprète/interprète ne sont fixes. Dans la version ‘art’, l’interface public/interprète est aussi plus ouverte – la peinture peut éclabousser n’importe où. L’exécutant est un compositeur/exécutant qui interprète de manière hybride au sein d’une composition, en composant dans le cadre d’une interprétation ; le compositeur (Cage) s’est ouvert à la communication virale de l’interprète ; les interprètes se sont ouverts aux formes indépendantes/non indépendantes de la praxis greffée ; ils sont tous en interaction tout en gardant leur individualité, il peuvent tous réécrire par dessus le travail des autres (produisant des sons et/ou des peintures), il peuvent tous greffer le geste et l’expression, s’ouvrant au virus, menant des conversations dans beaucoup de ‘langages’ traversant les domaines, se permettant d’être pénétrés à un quasi niveau cellulaire.

Comme le dit Derrida :

… tout ce que j’ai fait, pour le résumer de manière très réductrice, c’est de dominer par la pensée du virus ce qu’on peut appeler une parasitologie, une virologie, le virus étant beaucoup de choses… Le virus fait partie d’un parasite qui détruit, qui introduit le désordre dans la communication. Même du point de vue biologique, c’est ce qui se passe avec le virus ; il déraille un mécanisme de communication type, son codage et son décodage (Brunette and Wills, 1994, p12)

Le virus déstabilise les choses, les fait trembler, les secoue, désorganise la communication (les messages sont perdus ou envoyés aux mauvais destinataires, ils peuvent donner lieu à une multiplicité d’interprétations), ouvre un espace pour les interventions imprévisibles, introduit l’aporia. Dans Four⁶  on peut voir l’évidence de ce virus à travers sa trace, la façon dont il laisse des marques (des empreintes) dans la poussière, dans les cendres (charbon), dans la peinture, dans le son. Ainsi on a une fusion virale des actions dans la performance (altérant les actions des autres qui laissent une marque), de ‘personnes’ (interprètes/public/compositeur), et de domaines (art/musique/théâtre, etc.) : dans la version ‘art’ de Four⁶, l’art, la musique et la danse sont tous présents, comme l’est le théâtre[8].

Le virus infecte les moments lorsque la surface de la toile du canevas est créée, lorsque les couleurs se mêlent à de nouvelles couleurs, quand elles s’ajoutent par dessus, se greffent, sont effacées ; il laisse une marque par l’accumulation et la révélation de couches, à travers l’écriture et la réécriture par dessus, à travers la déconstruction quand le couteau entaille la surface, exposant l’autre côté de la toile du canevas qui devient à son tour une nouvelle surface, à travers l’altération intentionnelle d’un ‘événement’ d’un autre exécutant par des interventions physiques – bousculer, gommer, couper et couvrir. Ainsi, le parasite de Derrida détruit (ou devrions-nous dire ‘fixe’ ?) ; mais il ne détruit que la possibilité du moment, un clin d’œil de l’‘histoire’ de cette toile peinte au moment de la performance. Il force à changer, à muter, et qui peut savoir où cela va nous mener ?

Il y a aussi d’autres traces dans les cendres ; ‘il y a là cendre’ (Derrida 2014, p. 3), des traces intertextuelles, des traces hypertextuelles, d’autres œuvres (dans des sens multiples : la propre histoire de la toile du canevas utilisée, son histoire éventuelle telle qu’elle aurait pu être, l’histoire qui est encore à venir et les histoires du domaine auquel maintenant elle s’associe). La collection de 48 évènements sonores constitue un filet de pêche rempli de traces ; celles des muralistes gréco-romains, celles des peintures religieuses baroque (dont l’élaboration collective posera sans cesse des questions pour savoir qui en est l’auteur[9]), celles des Fontana, Kiefer et Hantaï, des situationnistes, du Vienna Action Art, du Fluxus des débuts, d’Heiner Goebbels, de Robert Wilson, de Heiner Müller, les traces du théâtre post-dramatique, du danse-théâtre de Lindsay Kemp, et évidemment d’autres œuvres de Cage. Ces traces font références à d’autres traces, dans des chaînes de résonance infinie. Les traces de nos propres expériences seront aussi toujours présentes dans toute entreprise – comment pourraient-elles ne pas y être ? Les murs sont omniprésents, pour le meilleur ou pour le pire, faites en ce que vous voudrez, mais ils ne sont pas simplement des barrières. Peut-être qu’il vaut mieux reconnaître leur hétérogénéité fonctionnelle plutôt que d’essayer de les faire tomber ; de s’efforcer d’aller vers des versions plus faibles (des filets de pêche moins remplis), pour permettre leur transfiguration, pour embrasser leur indécidabilité, car alors les murs deviennent à peine perceptibles, presque transparents, des mur[mur]es[10].

 


 

1. Ceci s’applique aussi bien aux sons eux-mêmes.

2. Cage a trouvé de nouvelles façons d’apprécier la ville et de contempler ses constructions, ses traces, ses interactions, après avoir marché à travers Seattle en compagnie du peintre Mark Tobey. (Cage & Charles, 1981, p.158)

3. Dans un sens elles peuvent être considérées comme des hétérotopies.

4. Cage, 1993, p34 : « …begin and end at particuLar/points in timE… »

5. « Ces tranches de temps entre crochets / sont Utilisées / dans les paRties / les parties qui ne se réfèrEnt à aucune partition, ni de relation fixe / … / la musique dont les parties peuvent éVoluer par rapport à / les unes / les AutRes / Ce n’est pas complètement / structurAl / Mais en même temps ce n’est pas / compLètement / librE ».

6. Derrida utilise le terme de ‘Animadversions’ dans les textes tels que Glas, Cinders et « Tympan » (Marges de la philosophie) et c’est une autre façon de contempler la présentation tout en les commentant (de manière parfois explicite, parfois implicite, parfois silencieuse), simultanément, des actions séquentielles à travers la même surface, par exemple la toile du canevas.

7. Comme l’a dit Cage : « Nous ne sommes pas libres. Nous vivons dans une société cloisonnée. Nous devons prendre en compte ces cloisons. Mais pourquoi faut-il les répéter ? » (Cage & Charles, 1981, p. 90)

8. En ce qui concerne le théâtre, l’un de mes co-interprètes a presque coupé la toile du canevas en deux à un moment de la performance, et j’en ai été assez choquée – en me demandant s’il restait assez de surface pour pouvoir travailler dessus et si la chose allait complètement se détériorer – mais d’autre part, j’ai pensé que cela était très drôle et j’ai dû réprimer mon envie de rire pendant le reste de la performance, et cela fait entrer une autre trace dans le jeu, celle de la tradition du théâtre qui rend les co-interprètes comme des ‘cadavres’.

9. Dés l’année 1934, Cage a rencontré le travail collectif en groupe, ce qu’il a appelé l’attraction de l’art médiéval et gothique. (Kostelanetz, 1993, p.16)

10. Note du traducteur. Dans la version originale en anglais, Clare Lesser utilise « swallow » (avaler) qui contient « wall » (mur): « for then walls can be barely perceptible, almost transparent, they can be s[wall]owed ».


Références

Brunette, P., & Wills, D., Deconstruction and the Visual Arts: Art, Media, Architecture, Cambridge: Cambridge University Press, 1994.
Cage, J., Silence, Middletown, CT: Wesleyan University Press, 1961.
Cage, J., Four⁶, New York, NY: Edition Peters, 1992.
Cage, J., Counterpoint (1934) in Kostelanetz, R. (ed), Writings about John Cage, Ann Arbor, MI: University of Michigan Press, 1993.
Cage, J., Composition in Retrospect, Cambridge, MA: Exact Change, 1993.
Cage, J., & Charles, D., For the Birds, New York, NY: Marion Boyars, 1981. Edition en français: Pour les Oiseaux, Paris: Belfond, 1976.
Derrida, J., ‘Plato’s Pharmacy’ in Dissemination, trans. B. Johnson, London: Continuum, 2004. Edition en français : La dissémination, Paris, Editions du Seuil, 1972.
Derrida, J., Cinders, trans N. Lukacher, Minneapolis, MN: University of Minnesota Press, 2014.
Derrida, J., ‘Points de Folie – Maintenant l’architecture’ in Tschumi, B., Tschumi Park De La Villette, London: Artifice Books, 2014.
Kostelanetz, R. (ed), Writings about John Cage, Ann Arbor, MI: University of Michigan Press, 1993.
Tschumi, B. Architecture and Disjunction, Cambridge, MA: MIT Press, 1996.
Tschumi, B., ‘Introduction’, in J. Kipnis and T. Leeser (eds.), Chora L Works, New York: Monacelli Press, 1997.
Tschumi, B., Tschumi Park De La Villette, London: Artifice Books, 2014.

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George Lewis « Afterwords »

English reference


Postface à « La musique improvisée après 1950 »1
Le pareil qui change

George Lewis

Traduction de l’anglais par Jean-Charles François

Sommaire :

1. La question de la race examinée sérieusement : est-ce pour bientôt ?
2. « Au delà des catégories » : alors quoi de nouveau ?
3. Postdater l’indétermination
4. Jusqu’où peuvent nous mener les termes d’« Afrologique » et de « Eurologique » ?
5. L’afro-futurisme et la corporéité
6. « Hey Man, I Just Play » : répondre aux conditions

Les éditeurs du présent ouvrage m’ont demandé de revisiter un certain nombre de questions suscitées par l’essai original « Improvised Music after 1950 » (La musique improvisée après 1950) (chapitre 6). Cet article adopte un ton un peu plus personnel en réponse à ces questions, tout en proposant de nouvelles perspectives dont pourraient s’emparer d’autres personnes.

Pour continuer là où nous en étions restés lorsque l’article à été écrit pour la première fois en 1995, l’identité politique pan-européenne continue de jouer un rôle majeur dans les récits des journalistes et des historiens sur les musiques improvisées et expérimentales. Des textes plus récents qui traitent de la musique expérimentale persévèrent dans leur tendance à considérer avec dédain les formes expérimentales africaines-américaines que j’avais identifiées dans le texte original (voir Cameron 1996 et Duckworth 1999), et des critiques comme David Toop (2001) continuent d’insister que la vraie liberté en musique consiste à se libérer de l’influence envahissante du jazz. Les méthodes utilisées dans ces textes récents et dans bien d’autres pour effacer les africains-américains de l’histoire de la musique expérimentale ne sont pas du tout différentes de celles que j’ai décrites dans le texte original de l’essai, il n’est donc pas utile d’en recenser ici encore d’autres cas.

Même lorsque les musiques de l’uptown et du downtown newyorkais des années 19802 ont cherché à remettre en question les opinions les plus courantes dans beaucoup de domaines, la réaction dominante de l’expérimentalisme américain blanc à la notion d’hybridité des formes expérimentales a continué de témoigner avec constance sa désapprobation vis-à-vis de la production culturelle des africains-américains, tout en s ‘appropriant dans le même temps ses sonorités et ses méthodes. En exprimant peut-être une vaine espérance, un critique associé au downtown, avec un clin d’œil en direction d’Adorno et de sa conception du jazz comme mode éternelle, a confirmé sur un ton quasi-historique qu’avec l’avènement de Wynton Marsalis, « le modernisme fragile de l’AACM3 est passé de mode » (Gann, 311).

Si des critiques tout aussi directes de la musique expérimentale post-cagienne existent, elles semblent ensevelies sous l’avalanche de panégyriques hagiographiques produits dans le champ des études sur Cage, dans lesquelles les remises en question de l’hégémonie culturelle, ou l’examen des notions de race ou de classe, occupent le minimum d’espace possible. Peut-être est-ce en partie parce que la musique nouvelle apparaît en général à beaucoup de ses partisans comme étant tellement en voie de disparition et de marginalisation que les critiques semblent, en suivant le titre d’un célèbre essai de Cage, « to make matters worse », aggraver les choses. Ce qui frappe dans cette dynamique c’est sa similarité avec la demande constante d’images « positives » concernant les Noirs : l’Essence Awards4 et cetera, et l’interdiction associée de « laver son linge sale en public ». Il y a deux exceptions notables à cette règle : l’analyse de Frances Dyson (1992) de la notion de « laisser les sons être eux-mêmes » et les théories de Jonathan Katz sur le « silence » comme résistance « queer » aux conditions sociales des années 1950 (Katz).

La préface de la seconde édition du livre de Michael Nyman Experimental Music (Nyman 1999) admet timidement qu’il était nécessaire de faire un effort pour compléter la chronique de la nouvelle musique – qu’il a surnommée « Son of experimental music » [Fils de la musique expérimentale (fille ?)] : elle devrait, dit-il « être moins ethnocentrique », c’est-à-dire, se situant moins dans « l’axe US/UK ». Néanmoins, la seconde édition semble être fermement basée sur ce même axe. En fin de compte, s’il écrivait l’ouvrage aujourd’hui, Nyman affirme le paradoxe qu’il « ne le ferait pas autrement, bien qu’il ne soit pas possible de ne pas le faire différemment » (Nyman, xvii), réduisant par là, sans s’en rendre compte, l’ouvrage (si ce n’est la « tradition expérimentale » elle-même) à une sorte de meuble d’époque à caractère ethnique.

La question de la race examinée sérieusement : est-ce pour bientôt ?

Le développement de la notion historique de « musique expérimentale » qui exclurait les mouvements dits du be-bop et du free jazz, qui sont sans doute les musiques expérimentales ayant exercé le plus d’influence au cours de la dernière partie du vingtième siècle, peut être expliqué par l’absence générale de discours au sein de l’expérimentalisme américain traitant des questions de race et d’ethnicité, un aspect de l’environnement intellectuel de cette musique qui le distingue à la fois du jazz post-années 1960 et des travaux contemporains dans les arts plastiques, la littérature et la danse. Bien que la musique expérimentale semble ouvrir la voie à un vaste champ inexploré et ouvert à l’initiative dans le domaine des études culturelles – étant donné l’accent mis sur la résistance, et sur la mise en évidence d’histoires subalternes et marginalisées dans ce domaine – on peut dire raisonnablement que, au moment de la première parution de l’essai de 1995, peu d’ouvrages historiques se sont confrontés substantiellement ou sérieusement aux rapports entre la musique expérimentale et les questions d’ethnicité et de race. Les débats sur la race dans le monde de la musique contemporaine tend à se rabattre sur des notions d’indifférence à la couleur de peau, de transcendance et d’universalité, très similaires à celles articulées par non seulement le modernisme dans sa forme élitiste [high modernism], mais aussi par l’aile droite politique américaine (voir, par exemple, Johnson 1979).

Parmi les textes peu nombreux qui se confrontent aux questions de race au sein de la musique expérimentale, ceux qui ont été écrits ou édités par des improvisateurs sortent du lot, comme les premiers écrits de Leo Smith (Smith 1973, Smith 1974) et l’ouvrage majeur en trois volumes d’Anthony Braxton Tri-Axium Writings (1985), qui éclipsent pratiquement tous les autres textes produits par des compositeurs, quelque soit leur genre5 présumé, non seulement en terme de pur volume, mais d’amplitude d’investigation et d’acuité d’analyse. De ces textes ressortent deux hypothèses particulièrement captivantes qu’ils ont en commun : (1) qu’un nouvel ordre musical impliquera nécessairement un certain degré d’échange de codes à travers les traditions et les genres, et (2), c’est le plus important, que l’improvisation en tant que telle offre la clé de ce type de mobilité. Cette opinion a été partagée par Karl Berger et Ingrid Sertso, les fondateurs du Creative Music Studio (CMS) à Woodstock, New York (Sweet, 1996). Les pratiques du CMS ont étendu le concept de passage d’un code à un autre en incluant des échanges musicaux à travers les frontières du langage et de la culture musicale. Miya Masaoka (2000) et John Corbett (2000) ont aussi produit des travaux passionnants dans ce domaine, ainsi que Georgina Born et David Hesmondhalgh (2000).

« Au delà des catégories » : alors quoi de nouveau ?

Le phénomène de passage d’un code à un autre m’a obligé à me concentrer sur l’histoire récente (c’est-à-dire depuis 1970) des propos tenus sur la transcendance des genres dans la musique expérimentale, avec un accent particulier mis sur les réactions de la presse et de la critique. Entre 1975 et 1980, le terme « éclectique » cesse d’être un terme de désapprobation ; de fait, la diversité des genres est perçue depuis lors comme dénotant une attitude de transgression culturelle et d’engagement politique.

Pour Jacques Attali, c’est le free jazz qui à l’origine « vient signifier la liquidation de la coupure musique populaire/musique savante et ainsi briser la hiérarchie répétitive. » (Attali, 279). Plus tard, les premières activités des artistes de l’AACM à New York City, qui se sont globalement déroulées entre 1970 et 1983, ont joué un rôle capital largement reconnu dans l’émergence pendant cette période de discours musicaux et critiques, aujourd’hui normalisés, sur la mobilité des genres et la possibilité d’hybridation musicale. Comme l’a affirmé le trompettiste de l’AACM Lester Bowie, peu après l’apparition du postmodernisme, « Nous sommes libres de nous exprimer dans n’importe quel idiome, de puiser dans n’importe quelle source, de ne refuser aucune limitation. Nous ne nous sommes pas limités au be-bop, au free jazz, au Dixieland, au théâtre ou à la poésie. Nous avons été capables de tout rassembler. Nous avons été capables de les combiner à notre bon plaisir. Nous en avons porté l’entière responsabilité » (Beauchamp, 46).

Dans les années qui ont suivi, « Downtown II », une école principalement représentée par John Zorn et ses associés et descendants spirituels, s’est séparée progressivement, en termes de méthode, d’esthétique et de référence culturelle, des musiciens post-cagiens du « Downtown I » de la période d’avant les années 1980, dont les exploits ont été abondamment chroniqués par Nyman et Tom Johnson, le critique musical du Village Voice dans les années 1970. Les commentaires sur les artistes de Downtown II ont célébré de manière routinière la diversité des références sonores et culturelles de leurs productions. En 1988, John Rockwell a déclaré que Zorn n’a pas seulement « transcendé les catégories ; mieux, il a développé une carrière remarquable en les fracassant les unes contre les autres et en les broyant en poussière » (Rockwell 1988). A cet égard, les artistes du Downtown II sont devenus les héritiers de l’image de catholicité dévolue à Cage.

Pourtant, Zorn lui-même lie cette notion de diversité avec l’AACM qui a eu une influence importante sur sa production. En découvrant Braxton et le Art Ensemble, Zorn a noté que « le type [Braxton] est une super tête, il est à l’écoute de toutes ces différentes musiques. Tout cela tient très bien ensemble » (Gagne, 511). Faisant écho à des idées soutenues depuis longtemps par l’AACM, Zorn a déclaré : « je veux briser toutes ces hiérarchies : l’idée que la musique classique est mieux que le jazz, que le jazz est mieux que le rock. Telle n’est pas ma façon de penser » (Watrous 1989).

Incidemment ou non, Downtown I et Downtown II sont généralement codés comme blancs, et les articles de presse les plus récents ont identifié Downtown II comme s’inscrivant en quelque sorte dans la continuité de la culture savante pan-européenne si prisée par le Downtown I. Cette codification n’est pas seulement incompatible avec l’image de diversité soigneusement entretenue par le Downtown II ; elle a bien peu de chose, semble-t-il, à voir avec la géographie de New York City, ni avec la circulation des affinités musicales dans cet endroit. Les observations acerbes du saxophoniste africain-américain basé à New York, Greg Osby font précisément le tour de la question : « je joue avec tous les gars [cats] du downtown, mais personne ne me donne l’étiquette de gars du downtown » (Nai, 16).

Les revendications concernant la transcendance des genres souvent renvoient en effet à une image complémentaire de l’Autre, à celui qu’on déclare « lié à un genre », en utilisant des critères d’identification de la diversité du genre qui changent non seulement (ou même principalement) selon l’orientation que prend la musique, mais aussi selon la race, l’ethnicité, la position de classe et, assez souvent, le sexe de l’artiste en question. C’est ainsi que, en 1982, un critique aussi progressiste que Rockwell6 a pu insister au sujet d’Anthony Braxton, que « s’il a beau résister aux catégorisations, l’horizon culturel de Monsieur Braxton se situe dans le jazz, ce qui implique une tradition d’improvisation » (Rockwell 1982), évocation en une seule phrase de l’eugénisme actif de la règle d’une seule goutte de sang7 qui efface au lieu de la valoriser la versatilité musicale de Braxton.

Cette évocation du niveau élevé d’investissement généralement manifesté par la culture dominante pour situer la posture blanche sur la diversité, avec son désinvestissement concomitant pour situer les postures noires sur le même sujet, se rencontre bien trop souvent aujourd’hui. Comme l’a noté George Lipsitz, « la blancheur se trouve partout dans la culture US, mais elle est très difficile à percevoir » (Lipsitz, I). La tendance à étiqueter les artistes du Downtown II comme s’étant émancipés des questions de race et de genre apparaît avoir pour but de rendre « difficile à percevoir » le déploiement du pouvoir blanc dans sa capacité à donner des définitions, tandis que la couleur des artistes africains-américains continue d’être constamment indiquée, ce qui effectivement réaffirme un « investissement possessif dans la blancheur » par le biais d’une rhétorique de la diversité. Dans cette optique, les efforts de la commissaire d’exposition Thelma Golden en vue d’affirmer une esthétique « post-black » (Cotter 2001) ne sont pas tant un phénomène nouveau, que la réaffirmation d’un trope qui remonte à son homologue historique, le théoricien du « New Negro » en 1920, Alain Locke, l’architecte de la Harlem Renaissance. On espère avec ferveur que l’histoire ne rendra pas les efforts de Thelma Golden tout autant chimériques.

Postdater l’indétermination

Dans l’essai de 1995, s’exprime une certaine déception concernant le fossé entre le discours rhétorique et la réalité vis-à-vis du multiculturalisme dans la musique expérimentale américaine d’après-guerre. En même temps, la recherche récente dans ce domaine, facilitée par l’ouverture des archives David Tudor au Musée J. Paul Getty à Los Angeles, laisse entendre que ce fossé pourrait bien être étendu à ce qui s’est réellement passé pendant les concerts où la musique était présentée. Les travaux du compositeur et théoricien Sean Griffin sur les archives Tudor se sont concentrés sur une série de partitions secondaires détaillées, complètement notées de manière relativement conventionnelle, écrites par le pianiste Tudor lui-même, comme réalisations des premières œuvres indéterminées de Cage, Morton Feldman, Christian Wolff et Earl Brown. D’après Griffin, la performance d’au moins une de ces partitions secondaires a été publiée comme la version enregistrée par Tudor de l’ « Intersection 3 » de Feldman, une œuvre écrite en 1953 supposée être indéterminée.

Alors que dans une analyse plus récente, John Holzaepfel considère que c’était « l’acte de jouer du piano » et « l’avantage tactile » qui ont joué des rôles décisifs dans la réalisation par Tudor de l’« Intersection 3 » (Holzaepfel 2002, 171), d’après les analyses musicales et théoriques de Griffin, les partitions révèlent de fortes affinités avec le style du sérialisme d’après-guerre, elles sont le reflet des cours de composition que Tudor a suivi auprès de Stefan Wolpe. Les partitions secondaires constituent une affirmation retentissante du lien entre ces jeunes compositeurs et la tradition européenne, renforçant l’opinion d’Anthony Braxton qu’ « il n’y avait pas besoin pour l’Europe de considérer le mouvement autour de Cage comme une menace, mais plutôt une branche en expansion de la continuité européenne… En fait, le mouvement post-cagien en Amérique a fait tout ce qu’il a pu pour être considéré comme européen – ou « de l’Europe » – ou « exclusivement associé aux blancs et à l’Europe » (Braxton, 325).

Bien que Wolff et Brown aient eu comme objectif de provoquer l’indétermination durant la performance, et ont exprimé des critiques envers l’utilisation de partitions secondaires, Tudor a en fait résisté à cette prise de décision sur-le-moment, en déclarant qu’il « ne pourrait accepter une prestation se déroulant de façon hasardeuse, causée par le seul fait de se trouver dans la situation de lire quelque chose spontanément dans le moment présent » (Holzaepfel, 196 ; cité dans Griffin 2001). Alors que des récits contemporains, par des personnes qui n’étaient alors apparemment pas au courant, comme le poète Frank O’Hara, créditaient Feldman d’une « collaboration improvisée, faisant appel à la créativité musicale tout autant qu’à la compréhension interprétative » (O’Hara, 26), les récentes révélations de Griffin, plus objectives, défient les récits historiques admis de la première période de l’indétermination, indiquant que tout au moins, l’héritage de l’indétermination aurait besoin d’être quelque peu postdaté.

  Jusqu’où peuvent nous mener les termes d’« Afrologique » et de « Eurologique » ?

Il est certain que les métaphores, « Afrologique » et « Eurologique », gagneraient à être mieux théorisées. Par exemple, l’utilisation que je fais de ces métaphores complémentaires souligne une dialectique métonymique entre « composer » et « improviser » comme moyens de produire des textes musicaux, qui sert à masquer une compétition plus fondamentale, historiquement prouvée, entre les deux cultures les plus influentes du vingtième siècle : la transeuropéenne et la transafricaine.

Quoi qu’il en soit, la réalité est que dans un environnement transculturel et socio-musical, chacune des cultures fait partie de l’autre. Il est moins souvent mentionné (pour le moment) qu’il existe d’autres « logiques » musico-culturelles potentielles qui doivent aussi entrer en considération. Cette dynamique milite fortement contre des usages simplistes des deux métaphores comme marqueurs de pureté culturellement nationaliste ; de la manière dont j’utilise ces termes, « -logique » n’est pas synonyme de « -centrique ». Aussi, je laisserais à d’autres la tâche d’élargir la portée historique et descriptive des deux métaphores pour couvrir des périodes plus anciennes de la musique. Il s’agit principalement pour moi dans cet essai (et en général) de montrer l’articulation d’un tissu complexe d’échange culturel qui caractérise la musique nouvelle de ma propre époque.

Dans ce contexte, l’absence presque totale de recherche sur les improvisateurs expérimentaux africains-américains qui ont émergé depuis la mort de Coltrane (en particulier aux Etats-Unis) commence à ressembler à un trou noir béant. Coltrane, qui a été fortement influencé par la culture orale africaine-américaine, par les mondes de l’Afrique, de l’Asie et de l’Islam, a été certainement l’un des précurseurs les plus influents de l’idée contemporaine d’aller au-delà de la différence des genres et des références multiculturelles qu’on peut trouver dans les propos sur la musique expérimentale (voir Putschoel 1993 ; Benston 2000) ; pourtant l’importance de l’œuvre de Coltrane dans le contexte de la transcendance des genres est rarement soulignée dans les études sur Coltrane. La question de l’importance de Coltrane dans l’élaboration d’une esthétique postcoloniale, qui s’est développée dans le sillage de son œuvre, mérite des études plus approfondies.

Une approche critique de la musique produite après Coltrane peut ouvrir de nouvelles voies d’investigation passionnantes capables de remettre en question les notions essentialisées de la subjectivité musicale noire, en posant de nouvelles questions sur l’hybridité méthodologique, en étendant les réseaux des pratiques socio-musicales, des références multiculturelles et en développant les aspects politiques liés aux ressources et aux infrastructures. Les études récentes de Graham Lock (1999), Ajay Heble (2000) et Eric Porter (2001) ouvrent de nouvelles perspectives, tout en revisitant des travaux plus anciens et vivifiants, tels ceux de Philippe Carles et de Jean-Louis Comolli présentés dans un texte en français (il n’y a pas encore de traduction en anglais), Free Jazz/Black Power ([1971] 2000), ou les enquêtes de Jost (1987) et de Noglik (1983 et 1992) sur les improvisateurs européens post-1960.

L’afro-futurisme et la corporéité

À l’âge numérique en particulier, l’idée qu’une orientation spécifique vers le corps serait en quelque sorte essentiellement constitutive de l’expression noire, sert maintenant à nouveau au confinement et au contrôle du corps noir en général, tandis que l’importante question de savoir comment l’afro-logique peut être articulée dans les mondes virtuels est toujours posée. Si la conception contemporaine cyber-spatiale du corps nous oblige à nous confronter à la vie de l’âge post-humain, comme l’affirme Hayles (1999), alors les contours du corps afro-logique doivent inévitablement devenir perméables, ingérant et rejetant à la fois des fluides et des données.

Les discours autour de l’informatique musicale, comme ceux d’autres domaines des nouveaux médias basés sur le numérique (voir Lewis 1997 et 2000), affirment les mêmes idéologies d’indifférence à la couleur qui ont été abordées ci-dessus. En conséquence, les conceptions de la « race dans l’espace numérique » (qui a été récemment le sujet d’une exposition itinérante, dont le commissaire était Erika Muhammad et documentée dans http://cms.mit.edu/race/) ont été beaucoup moins théorisées que celles concernant le genre sexuel ; Cameron Bailey (1996) et l’artiste/théoricienne canadienne autochtone Loretta Todd (1996) fournissent les premiers modèles prometteurs de futurs travaux. Dans la musique expérimentale, les innovations de Sun Ra constituent l’affirmation d’une sorte d’éthiopienisme interplanétaire qui envisage un futur sans frontières.

En même temps, la réhabilitation de Sun Ra en tant que prototype du musicien afro-futuriste tend à prendre pour argent comptant les déclarations du compositeur, tout en évitant de poser les questions qui concernent la posture politique de Arkestra (voir Eshun 1998). Néanmoins, la création par Ra d’un monde virtuel épanouissant pour ses musiciens a constitué un point de départ important pour les efforts des plus jeunes expérimentalistes pour se confronter, dans des voies que Ra lui-même a rarement explorées, à l’expansion de réseaux de pratiques socio-musicales, et à l’économie politique des ressources et des infrastructures.

« Hey Man, I Just Play » : répondre aux conditions

En comparant les esthétiques post-Bird et post-Cage de la musique vivante en temps réel, on est confronté à deux types de discours qui s’opposent l’un à l’autre : (1) L’image de l’improvisateur héroïque, qui est un romantique à l’ego mystiquement hypertrophié, emprisonné par ses propres désirs ; (2) l’artiste détaché, désengagé, qui transcende son ego et qui simplement laisse les sons être eux-mêmes. La notion du mystique contrôlé par son égo qui est incapable de décrire son propre processus créatif, constitue la base essentielle des idées reçues conventionnelles qu’on peut avoir sur le jazz et, comme je l’ai noté dans « Improvised Music after 1950 », sur Cage et ses partisans, c’est aussi le cas des figures canoniques de la musique contemporaine tels Berio et Stockhausen, qui ont souvent déployé ce type de discours pour décrire l’improvisation. De plus, les musiciens de jazz ont eux-mêmes utilisé la même tournure d’esprit plus souvent qu’on ne le suppose pour éviter de répondre à des questions potentiellement déplaisantes : « Hey man, I just play » (Hé mon pote, je ne fais que jouer).

Mais si l’on sépare l’improvisation des notions liées au romantisme européen, il est alors possible de recontextualiser une pièce classique comme « Vespers » d’Alvin Lucier (Lucier, 1980), dans laquelle les interprètes utilisent l’écho-spatialisation pour explorer un espace résonnant plongé dans l’obscurité en cliquant sur un appareil de commande. Pour Lucier, lui-même, les procédures de jeu de cette œuvre constituent communément une parfaite antithèse de l’improvisation. Le compositeur raconte que, lors d’une performance, des étudiants inexpérimentés d’un conservatoire ont pris le prétexte de la pièce comme l’occasion de faire un bœuf insipide sur des rythmes stupides, en contradiction absolue avec l’esprit de la pièce.

Le comportement de ces étudiants était, dans l’esprit de Lucier, caractéristique de l’improvisation en tant que telle, une opinion qui rejoint pourtant résolument les figures du discours romantique. Du point de vue non-romantique, « Vespers », qui met l’accent sur l’analyse, l’exploration, la découverte, la réponse à des conditions, plutôt que sur des formalismes ad hoc ou sur des règles puritaines conçues pour contrôler le corps créatif, devient la forme d’improvisation la plus pure et la plus complètement humaine, elle est l’expression de sa nature fondamentale comme droit de l’homme inaliénable. Dans ce contexte, la discipline n’est pas imposée de l’extérieur, mais devient clairement une pratique culturelle et même spirituelle, suscitée de l’intérieur.

Finalement, le point essentiel à la fois de l’essai original et de ce texte qui le revisite, a été de proposer la thèse que la tradition de la musique expérimentale américaine est à la croisée des chemins, face à un choix difficile : (1) elle peut devenir adulte et affirmer son caractère multiculturel et multi-ethnique, dans une diversité de perspectives, d’histoires, de traditions et de méthodes ; ou bien (2) elle peut rester une tradition liée à une ethnicité, une tradition en fin de compte limitée, qui s’approprie librement, mais furtivement, ce qui provient de ses Altérités supposées. Je suis suffisamment optimiste pour me faire l’avocat de la première option.


1. Note du traducteur : George Lewis, « Afterword to « Improvised Music After 1950″: The Changing Same », a été publié dans The Other Side of Nowhere, Jazz, Improvisation, and Communities in Dialogue [L’autre côté de nulle-part, jazz, improvisation et les communautés en dialogue], eds. Daniel Fischlin et Ajay Heble, Middletown, Connecticut : Wesleyan University Press, 2004, p. 163-172. L’essai original, « Improvised Music after 1950 » a été publié dans le Black Music Research Journal en 1996 par le Center for Black Music Research – Columbia College, Chicago.

2. Note du traducteur : uptown (littéralement en allant vers les quartiers nord de la ville) et downtown (en général downtown est le centre ville, mais ici c’est plutôt en allant vers les quartiers sud de la ville) ont la signification suivante dans le cas des musiques new yorkaises : uptown fait spécifiquement référence à l’école des compositeurs américains liée au sérialisme (Babbitt, Wuorinen,…) et plus généralement à la structuration classique de la musique contemporaine (partitions, interprètes, non compromission au secteur commercial, sérieux,…) ; géographiquement cela correspond au Lincoln Center et à Carnegie Hall. Downtown fait référence à des scènes alternatives s’inspirant a) de John Cage et de ses amis, b) des musiques improvisées, c) du performance art et d) des formes hybrides et éclectiques en général ; géographiquement cela se situe à Soho, là où se trouvent de nombreuses galeries d’art et des petites salles de concert ou de performance telles que la Kitchen ou Roulette.

3. Note du traducteur : l’AACM ou L’Association for the Advancement of Creative Musicians (Association pour la promotion des musiciens créatifs) a été fondée à Chicago en 1965 autour du pianiste Muhal Richard Abrams. Selon sa chartre, l’AACM a pour objet de promouvoir la musique sérieuse et originale et de la soutenir par des concerts, des enregistrements et des actions éducatives. L’AACM a encouragé et soutenu beaucoup de musiciens afro-américains : citons Anthony Braxton, Jack DeJohnette, Chico Freeman, Wadada Leo Smith, Leroy Jenkins, et le Art Ensemble of Chicago (Lester Bowie, Roscoe Mitchell, Joseph Jarman, Famoudou Don Moy et Malachi Favors). L’AAMC a organisé un programme d’enseignement de la musique s’adressant aux jeunes des quartiers de la ville. Les membres de l’AACM peuvent être considérés comme faisant partie du jazz le plus novateur des années 1960-70 ; voir l’article en français de Pierre Carsalade et Alexandre Pierrepont, « Georges Lewis, A Power Stronger than Itself : the AACM and American Experimental Music », Volume / 8 : 2, 8 février 2011, p. 280-293; et Alexandre Pierrepont, La Nuée, L’AACM: un jeu de société musicale, Marseille: Editions Parenthèses, 2015.

4. Note du traducteur : l’Essence Award récompense chaque année les africains-américains les plus exceptionnels.

5. Note du traducteur : dans cette traduction le terme « genre » ne fait pas référence aux différences sexuelles, mais aux catégories ou styles de pratiques musicales, telles que jazz, rock, musique classique de l’Inde du Nord, musique contemporaine européenne, etc.

6. Note du traducteur : John Rockwell (né en 1940) a été pendant de longues années (1976-2006) le critique musical du New York Times.

7. Note du traducteur : « one-drop rule » [la règle d‘une seule goutte] est une expression utilisée aux Etats-Unis dans des perspectives de classification raciste : il suffit pour une personne de n’avoir qu’une seule goutte de sang africain pour être classifiée comme de race noire. Des lois allant dans le sens de cette classification ont été adoptées notamment dans le Tennessee (1910) et en Virginie (1924).


Ouvrages cités

Attali, Jacques. 1977. Bruits, essai sur l’économie politique de la musique. Paris : Presses Universitaires de France.

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George Lewis

George E. Lewis est le Edwin H. Case professeur de Musique Américaine à la Columbia University. Il a reçu une bourse de recherche de la fondation MacArthur en 2002 et le prix Alpert dans les arts en 1999, il a été nommé artiste de l’année 2011 par l’USA Walker et a obtenu des bourses du National Endowment for the Arts. Lewis a étudié la composition avec Muhal Richard Abrams à l’AACM School of Music, et le trombone avec Dean Hey, un membre de l’AACM depuis 1971. Les travaux de Lewis dans les domaines de la composition, de l’improvisation, de la performance et de l’interprétation explorent la musique électronique et informatique, les installations multi-media basées sur l’informatique, les œuvres textuelles/sonores, les formes écrites et improvisées et il a plus de 140 enregistrements à son actif. Son histoire orale est archivée à la collection des « Figures majeures de la musique américaine » de la Yale University, et ses compositions et installations ont été présentées par le American Composers Orchestra, l’International Contemporary Ensemble, le Boston Modern Orchestra Project, le Talea Ensemble, le Dinausor Annex, l’Ensemble Pamplemousse, Wet Ink, le Turning Point Ensemble, l’Ensemble Erik Satie, l’Ensemble Dal Niente, le Bowling Green festival of New Music, l’Eco Ensemble, et bien d’autres, avec des commandes du San Francisco Contemporary Music Ensemble, le 2010 Vancouver Cultural Olympiad, l’Ensemble Either/Or, OPUS (Paris), IRCAM, l’Orkestra Futura, Harvestworks, Studio Museum d’Harlem, le Glasgow Improvisers Orchestra, et bien d’autres. Lewis a été Ernest Bloch Visiting Professor à l’University of California Berkeley, Paul Fromm compositeur en résidence à l’American Academy à Rome, chercheur en résidence au Center for Disciplinary Innovation de l’University of Chicago et CAC Fitt artiste en résidence à la Brown University. Lewis a été honoré par le prix 2012 SEAMUS de la Society for Electro-Acoustic Music aux Etats Unis, et son livre A Power Stronger Than Itself : The AACM and American Experimental Music (University of Chicago Press, 2008) a reçu le prix de l’American Book Award. Lewis est co-éditeur de l’Oxford Handbook of Critical Improvisation Studies, en deux volumes, à paraître prochainement. Le professeur Lewis est venu à la Columbia University en 2004, ayant enseigné auparavant à l’University of California San Diego, à la School of the Art Institute de Chicago et à la Simon Fraser University dans le Contemporary Arts Summer Institute.